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ENTRETIEN<br />

peut créer autre chose, et exprimer une vision du monde qui<br />

serait pleinement nôtre.<br />

Que représente pour vous le fait d’écrire<br />

en français plutôt qu’en sérère ou en wolof ?<br />

C’est une question, mais pas un problème existentiel. Je suis<br />

très à l’aise avec ça. Je sais pertinemment que ça ne m’empêchera<br />

pas d’écrire dans mes langues nationales. J’ai ce projet, j’y<br />

travaille et je me donne les moyens de pouvoir le faire un jour.<br />

Là aussi, j’estime que c’est une richesse.<br />

Dans votre roman, le mystérieux écrivain T.C. Elimane<br />

a publié Le Labyrinthe de l’inhumain en 1938, en France.<br />

Les critiques de la presse de droite comme de gauche<br />

portent sur lui un regard colonial, jugeant son œuvre<br />

à l’aune de sa couleur de peau, de son africanité.<br />

Questionnez-vous la réception des auteurs<br />

africains en Europe ?<br />

Oui. Des malentendus président parfois aux lectures de leurs<br />

écrits, en Occident. On ne semble pas toujours les considérer<br />

comme des œuvres littéraires à part entière. Il y a cette tentation<br />

de les relier à des spécificités culturelles, voire biologiques, pour<br />

les comprendre, en rejetant en arrière-plan la question purement<br />

littéraire. On peut me rétorquer que le purement littéraire<br />

n’existe pas, et que toute littérature est empreinte d’une culture.<br />

C’est vrai. Mais le problème survient quand ce bagage culturel<br />

devient plus important que le texte lui-même. On semble chercher<br />

dans ces écrits des sortes de preuves, de confirmations, au<br />

sujet d’une couleur de peau, d’un pays, d’une origine, comme<br />

si c’étaient des clefs ultimes, absolues. Avec de tels jugements<br />

préformés, on lit toujours d’une certaine manière, avec ces<br />

attentes-là. Ou alors on ne lit pas, sous prétexte que c’est un<br />

auteur africain, et qu’il doit forcément parler de tel sujet qui, a<br />

priori, ne nous intéresse pas. Ces préjugés produisent le même<br />

résultat : s’éloigner du texte, se concentrer sur des choses anecdotiques<br />

autour de lui.<br />

Ce regard enferme l’autre. On les somme<br />

d’être africains mais pas trop, écrivez-vous.<br />

Il faut qu’ils soient africains pour l’exotisme, mais pas trop,<br />

sinon on ne les comprend pas. Il faut toujours que l’autre soit à<br />

bonne distance de ce que l’on considère être le bien, quand on se<br />

pense dans une position centrale. Dans ces critiques littéraires,<br />

il y a une chosification, une objectivation politique : un individu<br />

qui raconte une histoire, grâce à son génie, est toujours ramené<br />

à de grandes catégories par lesquelles on pense pouvoir interpréter<br />

la littérature africaine. Ça ressemble à un regard colonial,<br />

en effet. Favorable ou défavorable, cette presse pèche, car elle<br />

ne le considère toujours pas comme un auteur, mais comme le<br />

porte-parole de quelque chose, d’une couleur de peau. Elle le<br />

voit et le juge à travers son africanité, ce qui l’éloigne de son<br />

travail littéraire.<br />

Est-ce encore le cas aujourd’hui ?<br />

Je serais bien ironique, voire complètement gonflé de<br />

l’affirmer, car la réception de mon livre est vraiment différente.<br />

« Je suis très attentif<br />

à ce qui se passe<br />

au Sénégal. J’aimerais<br />

pouvoir participer<br />

davantage à la vie<br />

du pays, comme<br />

artiste mais aussi<br />

comme citoyen. »<br />

J’ai l’impression que l’on s’intéresse réellement à mon texte.<br />

Mais c’est aussi parce qu’il met en garde contre ça. C’est toute<br />

la perversité de ce roman… ou tout son piège : une fois lu, on<br />

ne peut plus le recevoir d’une certaine manière, se laisser aller<br />

à une facilité. Car par une mise en abîme, il ne cesse de marteler<br />

que c’est le texte et la lecture qui comptent. Je pense donc<br />

être sauvé pour ce livre-là, mais ces choses arrivent encore,<br />

sporadiquement. À mon avis, chaque auteur africain peut vous<br />

raconter une anecdote où il a été perçu à travers son africanité.<br />

Ça peut venir d’un mouvement bienveillant, d’une admiration.<br />

Le malentendu dans ce cas est de ne pas voir ces auteurs comme<br />

des écrivains à part entière, mais comme des sortes d’anthropologues,<br />

des porte-parole politiques… Toutefois, c’est en train<br />

de changer. Et si mon livre peut également faire réfléchir sur le<br />

regard que l’on porte sur l’autre, j’en serai heureux.<br />

Le roman fait la part belle aux mondes invisibles,<br />

au surnaturel. C’est important pour vous ?<br />

La question de l’invisible et du surnaturel se pose de façon<br />

très naturelle pour moi, et pas seulement parce que je viens<br />

d’une culture où ils font partie du quotidien. Tout n’est pas<br />

réductible, explicable par des faits, des effets mécaniques, par<br />

la philosophie mécaniste. Ne serait-ce que la mort : le souvenir<br />

des défunts, la pensée envers eux, l’idée qu’ils ne nous quittent<br />

jamais, même si on ne croit pas en l’immortalité, c’est extraordinaire.<br />

Ils meurent, mais ne disparaissent pas. On porte donc<br />

toujours une part d’invisible en nous, de surnaturel. On ne vit<br />

pas que dans des effets visibles et objectivables. La seule pensée<br />

des morts, des souvenirs de ces invisibles, le fait qu’ils vivent<br />

avec nous, même si c’est une vie intérieure, ouvre, pour moi,<br />

un champ dans ce que l’on nomme le réel. Quelque chose de<br />

plus profond, une ombre liée, attachée à notre vie, s’exprime<br />

de différentes manières dans notre quotidien. Il était important<br />

92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021

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