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le stade suprême du business. Sadok a reçu une<br />
éducation française, au lycée Carnot. Selon la<br />
conception djerbienne de la répartition des risques,<br />
mon père a envoyé mon deuxième frère à la Zitouna.<br />
Au bout de dix ans, Othman en est sorti docteur<br />
en théologie, puis est devenu… épicier. Mon troisième<br />
frère, Brahim, qui était bagarreur et dynamique,<br />
a décrété : « Je ne veux pas faire d’études, je veux<br />
travailler. » Mon père ne s’y est pas opposé. Et Brahim<br />
est devenu… épicier. Quand mon tour est arrivé,<br />
Sadok est intervenu : « Béchir pourrait aller à Sadiki,<br />
un établissement prestigieux et qui, contrairement<br />
à Carnot, fait une place importante à la culture<br />
arabe. » Mon père a dû trouver le projet raisonnable.<br />
Voilà comment je me suis retrouvé à Tunis,<br />
élève du meilleur collège du pays,<br />
foyer du nationalisme.<br />
Sadok a été mon deuxième père.<br />
Tous mes frères ont été d’une gentillesse<br />
et d’une générosité extraordinaires à mon<br />
égard. Ils travaillaient pendant que je<br />
faisais des études et dépensais. Pourtant,<br />
à chaque fois qu’ils achetaient un bien,<br />
ils le partageaient en quatre, et m’en<br />
donnaient donc une part.<br />
Un jour, Danielle a retrouvé des photos<br />
de mes parents. Elle les a fait encadrer<br />
et me les a offertes. Je ne sais comment<br />
elles sont arrivées jusqu’à nous. En tout<br />
cas, ce sont les seules photos de mon père<br />
et de ma mère qui ont traversé le temps,<br />
la seule manière tangible que j’ai de les<br />
revoir. Elles sont sur mon bureau. J’emmène<br />
celle de mon père partout où je vais. C’est<br />
la seule chose qui me rattache à lui.<br />
(…)<br />
Reste la question de l’islam, et de la foi. Comme<br />
le dit l’islamologue tunisien Mohamed Talbi, je suis<br />
de culture musulmane. Selon Talbi, nous tous, croyants<br />
mais non pratiquants, finissons par être seulement<br />
« de culture musulmane ». Je connais le Coran. Je sais<br />
qui est le Prophète. Je sais ce qu’est l’islam, j’ai été<br />
élevé dans cette religion. Quand le général de Gaulle<br />
disait : « Je suis chrétien par l’histoire et la géographie »,<br />
il avait parfaitement raison. J’ai été croyant, pieux<br />
et pratiquant. Je ne suis plus pratiquant. Je suis<br />
croyant… tout en ayant des doutes. Pour moi, ce<br />
doute est consubstantiel à la foi. Ceux qui ont une foi<br />
aveugle sont des intégristes et des fanatiques.<br />
Les agnostiques croient à la non-existence<br />
de Dieu. Je ne sais pas si le Prophète fut littéralement<br />
le porte-parole du divin, mais je considère qu’il fut<br />
un très grand initié. Sa philosophie (la sienne, pas<br />
celle qu’on lui prêtera par la suite) trouve un écho<br />
en moi. Mohammed était un homme moderne. Il a<br />
révolutionné les mœurs et les usages d’un peuple<br />
arriéré et ignorant. Il a édicté des règles qui ont fait<br />
faire aux Arabes un formidable bond en avant.<br />
Je suis proche des néo-islamologues Rachid<br />
Benzine ou Abdelmajid Charfi, qui disent du Coran<br />
qu’il « est la parole de Dieu, mais dans l’esprit, pas<br />
à la lettre ». Charfi va jusqu’à affirmer que le vin n’est<br />
pas interdit par l’islam, ou que le crime d’apostasie est<br />
une chimère. En somme, la charia n’existe pas comme<br />
corpus religieux authentique. On l’a créée un siècle et<br />
demi après la disparition du Prophète,<br />
un peu comme les catholiques<br />
ont « créé » la religion catholique<br />
bien après la mort du Christ.<br />
Il faut, à mon sens, simplifier notre<br />
approche de la foi. Dans la religion<br />
musulmane, vous croyez en un seul<br />
Dieu, vous croyez que Mohammed<br />
est son Prophète, et qu’il y a un<br />
au-delà. Le reste est secondaire. Pour<br />
moi, dès lors que l’on partage ces<br />
trois convictions, on est musulman.<br />
Ou, du moins, de culture musulmane.<br />
La prière n’est pas une obligation<br />
absolue. Le pèlerinage non plus.<br />
Il ne m’intéresse pas, et je n’irai<br />
jamais à La Mecque. De même,<br />
on peut se libérer du ramadan<br />
en donnant aux plus pauvres.<br />
Quand le Prophète a épousé<br />
Khadija, il est resté monogame<br />
pendant vingt-cinq ans. Après, il s’est laissé aller.<br />
J’ai interrogé Abdelmajid Charfi sur la crémation<br />
en islam. Après réflexion, il m’a répondu que ce n’était<br />
pas interdit. Ce type de penseurs m’intéresse, parce<br />
qu’ils cherchent. Je les lis, je les consulte, je discute<br />
avec eux. Les questions religieuses m’intriguent,<br />
mais pas au point d’y passer des jours et des nuits.<br />
J’ai envie de comprendre, mais pas d’aller plus loin.<br />
Si je crois de moins en moins en la vie<br />
éternelle, je n’ai pas pour autant complètement<br />
perdu confiance. Je ne suis pas absolument sûr<br />
qu’il n’y ait rien « après ». Omar Khayyam disait :<br />
« L’au-delà, c’est soit le néant, soit la miséricorde. »<br />
J’en suis là. Et je penche plutôt pour le néant<br />
que pour la miséricorde. Au seuil de la mort,<br />
François Mitterrand, lui, a dit : « Maintenant,<br />
je vais savoir. » Je serais tenté d’en dire autant. ■<br />
Béchir Ben Yahmed,<br />
J’assume :<br />
Les Mémoires du fondateur<br />
de Jeune Afrique,<br />
éditions du Rocher.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>422</strong> – NOVEMBRE 2021 5