ICI MAG - NOVEMBRE 2023

Contes et légendes
des Landes
Sang-froid dans les ténèbres (Suite et fin)
Sans surprise, c'était Luc qui fut choisi comme volontaire.
Malgré ses protestations et sa peur, il dut admettre qu'il
n'y avait pas d'autre choix possible. Mais voilà ! Tirer du
gibier pour se nourrir, oui, ça, il savait le faire, mais tuer
un monstre à l'épaisse fourrure, c'était quand même autre
chose ?
Cela lui prit plusieurs heures pour échafauder son plan.
D'un pas assuré, il se rendit auprès du curé du village qui,
après discussion, lui remit un seau rempli de liquide.
Puis, en fin d'après-midi, Luc demanda à chacun de rassembler
autant de nourriture que possible, qu'il s'empressa
de déposer dans un cabanon isolé au fond du
village. Puisque l'appétit du monstre semblait sans
fin, il le piégerait ainsi. Jambons, saucisses, saucissons,
bocaux de confits, s'entassèrent dans un
boucan délibéré. Il se saisit ensuite de graisse
de canard qu'il badigeonna copieusement sur
les murs intérieurs de la maison. Impossible
de résister à cette odeur, se dit-il. La nuit venue,
après avoir fixé au-dessus de la porte le
seau et son précieux liquide, Luc prit place
dans un arbre alentour, son fusil à portée
de main. L'attente fut longue. Il avait dû
s'assoupir, car le cliquetis de la porte le fit
sursauter. Il épaula son fusil. Il tremblait.
Mais il fallait en finir. Étrangement, une
lanterne fit son apparition, portée par
une main poilue. Nul doute maintenant,
c'était bien lui.
Le monstre se montrait prudent, il avançait
à pas feutrés sans le moindre grognement.
Il s'arrêta un instant devant la porte
d'entrée légèrement entrouverte, comme s'il
avait flairé le piège. Luc en profita pour épauler
son fusil. À l'instant où il allait actionner la
détente, le seau tomba sur la tête du monstre. Un
cri horrible résonna dans le cabanon, qui se répandit
par-delà le village. Le monstre hurla d'une voix
aigüe et se contorsionna de douleur, puis s'écria dans un
langage on ne peut plus clair : « Luc, c'est moi, au secours,
je prends feu, Luc, au secours, à l'aide ! » L'eau bénite
faisait son effet. Luc s'approcha et baissa immédiatement
son fusil. Il n'en croyait pas ses yeux. Les poils
du monstre se consumaient comme par magie, et
lentement apparaissaient en-dessous les traits d'une
jeune fille. Il la reconnut tout de suite, mais il n'eut
pas le temps de lui parler, qu'elle s'évanouit. Luc la ramena
chez lui, où de nombreux villageois peu enclins
au sommeil ce soir, accouraient déjà, alertés par le vacarme.
Lorsqu'elle revint à elle, elle regarda alentour
comme si elle avait dormi trop longtemps. Elle était
maintenant débarrassée de son épaisse fourrure. Elle
était intacte, lumineuse et resplendissante, aussi belle
que dans son souvenir.
Elle se tourna vers l'assemblée et raconta son histoire.
Lors d'une fête, elle avait rencontré Luc et ils s'étaient
promis de se revoir. Luc dit alors qu'il l'avait cherché
mais qu'elle avait disparu et qu'il avait fini par se persuader
qu'elle avait changé d'avis. Elle répliqua avec
sincérité que non, mais comme ce jour n'arrivait pas
assez vite à ses yeux, elle avait bu un filtre, une potion
qui devait inévitablement la conduire à Luc. Mais
voilà, on l'avait piégée. Dès qu'elle voyait Luc, elle se
transformait en cette chose poilue qui terrorisait quiconque
l'apercevait, et à chaque fois, elle entendait un
rire inhumain derrière elle. Quelqu'un se réjouissait
de son mauvais sort. Elle était désespérée, car dès
qu'il la voyait, il partait en courant. Elle sourit à Luc
et chercha sa main toute tremblante. Il la lui donna.
Elle resta au village jusqu'à sa guérison totale, et de
cette aventure, il ne lui resta qu'une longue chevelure
noire comme la nuit qui resterait comme le souvenir
de cette imprudence. On se méfia d'elle un long moment,
mais l'amour qu'elle avait pour Luc ne défaillit
jamais. Ils restèrent au village, qui peu à peu oublia
cette histoire, et on n'entendit plus jamais parler de
monstruosité poilue...
Sylvie PONTIER
(Biscarrosse Plage)
pour ICI MAG
20 - ICI MAG novembre 2023