Zibeline n° 55 en PDF
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08<br />
POLITIQUE CULTURELLE<br />
Il y a<br />
des grands duels<br />
dans l’histoire<br />
de la philosophie,<br />
et de grands<br />
vainqueurs !<br />
Platon contre Aristote ou les idées<br />
contre la réalité ; Descartes contre<br />
Spinoza ou l’âme dominante contre le<br />
corps source primordiale ; et aussi<br />
Kant contre Hegel, ou le combat, titanesque,<br />
<strong>en</strong>tre l’idéalisme abstrait et<br />
la dialectique qui se nourrit de<br />
l’histoire et du réel.<br />
Les gagnants sont Platon, Descartes<br />
et Kant ! Ce qui signe la victoire de<br />
l’idéalisme sur ceux qui déf<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />
l’inscription de la p<strong>en</strong>sée dans l’histoire<br />
et le social. Mais restons-<strong>en</strong> à<br />
l’art. Kant a certainem<strong>en</strong>t le premier<br />
théorisé ce qu’on appelle l’esthétique<br />
par un de ses multiples coups de<br />
génie abstraits qui caractéris<strong>en</strong>t sa<br />
philosophie : ne connaissant ri<strong>en</strong> à ce<br />
dont il parle, il va tout de même <strong>en</strong><br />
élaborer une théorie superbe et toujours<br />
d’actualité.<br />
Ton beau est le mi<strong>en</strong><br />
Comm<strong>en</strong>t théoriser le beau, et même<br />
par la suite l’art lorsqu’il se sera débarrassé<br />
du beau ? Il est très difficile<br />
de rationaliser l’émotion esthétique :<br />
je trouve ce film génial, tu le trouves<br />
nul : qui a raison ? D’ou la formule<br />
«des goûts et des couleurs on ne<br />
discute pas.» Mais le «grand Chinois<br />
de Königsberg» comme le surnommera<br />
Nietzsche, ne voudra pas <strong>en</strong><br />
rester là. Il y a quelque chose de fort<br />
lorsque nous disons «c’est beau»,<br />
formule qu’il convi<strong>en</strong>t de distinguer<br />
du «ça me plait».<br />
Dans ce dernier cas il s’agit d’un jugem<strong>en</strong>t<br />
portant sur l’agréable, il est<br />
<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t subjectif, dép<strong>en</strong>d strictem<strong>en</strong>t<br />
du sujet. Et puis l’expression<br />
porte la marque de la subjectivité<br />
avec le «me». Mais quelque chose de<br />
différ<strong>en</strong>t se produit avec le jugem<strong>en</strong>t<br />
similaire qui porte sur le beau : on dit<br />
«c’est beau» et non pas «c’est beau<br />
pour moi». Certes. Il n’<strong>en</strong> faut pas<br />
plus à Kant pour remarquer qu’il y a<br />
dans ce jugem<strong>en</strong>t une prét<strong>en</strong>tion à<br />
être objectif : on dit «c’est beau»<br />
comme on dirait «c’est blanc» ou<br />
«c’est noir». Qu’est-ce qui peut justifier<br />
cette prét<strong>en</strong>tion puisque la<br />
personne qui le formule sait très bi<strong>en</strong><br />
LE BEAU EST-IL DÉMOCRATIQUE ?<br />
Lecombat<br />
de l’art,<br />
uncombat<br />
politique<br />
© TonkinProd<br />
qu’on pourra ne pas être d’accord<br />
avec elle ? Elle sait très bi<strong>en</strong> qu’il n’y<br />
a pas de concept du beau.<br />
Et bi<strong>en</strong> d’après Kant, <strong>en</strong> parlant ou<br />
jugeant une œuvre que nous aimons,<br />
nous estimons que tout humain à<br />
notre place devrait trouver ça beau :<br />
«lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il<br />
attribue aux autres la même satisfaction<br />
; il ne juge pas seulem<strong>en</strong>t pour<br />
lui, mais pour autrui.» Critique du<br />
jugem<strong>en</strong>t, §7.<br />
Car le jugem<strong>en</strong>t de goût, lorsqu’il<br />
porte sur l’art, est le jugem<strong>en</strong>t de la<br />
vraie liberté humaine : celle où chacun<br />
décide par soi-même <strong>en</strong> espérant<br />
trouver un point d’accord avec les<br />
autres. Et si on n’est pas d’accord on<br />
se dispute, on parle, mais on n’évite<br />
pas la confrontation, avec un simple<br />
«chacun son avis» tel qu’un certain<br />
post-modernisme individualiste, socialem<strong>en</strong>t<br />
désintégrateur, nous incite<br />
à le faire, prét<strong>en</strong>dant par là définir la<br />
démocratie.<br />
Le beau est vrai<br />
Kant élabore donc une théorie des<br />
s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts qui pr<strong>en</strong>d prétexte de l’art,<br />
et plus précisém<strong>en</strong>t du beau. Plus<br />
moderne sera Hegel qui se fera fort<br />
de contredire Kant sur chacune de ses<br />
idées. Pour comm<strong>en</strong>cer Hegel se<br />
débarrasse du beau dont, selon lui,<br />
l’art n’a que faire. (Il faut dire que la<br />
réfutation était facile : pour le coup<br />
Kant n’y compr<strong>en</strong>ait absolum<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>,<br />
et pr<strong>en</strong>ait pour exemple de l’art le<br />
chant du rossignol, naturel, ou un<br />
poème, pourri, du Roi de Prusse !).<br />
Non, pour Hegel l’art est une manifestation<br />
de la vérité, ri<strong>en</strong> que ça !<br />
C’est-à-dire que toute œuvre d’art dit<br />
ce qu’est le peuple qui la réalisa ou<br />
<strong>en</strong> fut contemporain.<br />
En fait la vérité, pour Hegel, c’est le<br />
réel, aussi contradictoire que cela<br />
semble. Le concept n’est pas une idée,<br />
il est gorgé de réel. Le concept d’être<br />
humain n’est pas une idée abstraite<br />
produite pas les p<strong>en</strong>seurs, c’est l’homme<br />
à toutes les époques dans toutes<br />
les situations sociales. Et chaque situation,<br />
chaque condition peut produire<br />
un concept d’homme contradictoire.<br />
Quel rapport avec l’art ? Et bi<strong>en</strong> l’art<br />
manifeste la vérité d’une époque : on<br />
doit analyser l’œuvre d’art non pas à<br />
partir de l’émotion universalisable<br />
qu’elle procure comme le disait Kant ;<br />
mais on doit l’analyser <strong>en</strong> tant qu’elle<br />
dit quelque chose du monde. Et pas<br />
seulem<strong>en</strong>t de l’artiste ou du spectateur<br />
qui l’examine. En ce s<strong>en</strong>s une<br />
œuvre est nulle non pas lorsqu’elle ne<br />
procure aucune émotion, mais quand<br />
elle ne dit ri<strong>en</strong> du monde.<br />
Donc : l’art pour nous toucher, selon<br />
Hegel, doit être politique.<br />
Le beau c’est classe !<br />
Or, fabriqué sauf exception par les<br />
classes dominantes, l’art a toujours<br />
du mal, aujourd’hui, à intéresser les<br />
classes populaires, qui trouv<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t<br />
leur beau ailleurs. C’est que, comme<br />
le dit Marx, toute p<strong>en</strong>sée d’une époque<br />
n’est ri<strong>en</strong> d’autre que la p<strong>en</strong>sée<br />
de la classe dominante. L’œuvre d’art<br />
ne peut pas plus qu’une autre s’abstraire<br />
du déterminisme social, et des<br />
représ<strong>en</strong>tations du monde qu’elles<br />
induis<strong>en</strong>t. Même si depuis Hegel le<br />
réel et ses réalismes ont fait largem<strong>en</strong>t<br />
irruption dans les représ<strong>en</strong>tations,<br />
même lorsqu’il dévoile le monde,<br />
même s’il a souv<strong>en</strong>t été lié à des combats<br />
politiques, notre art reste, sinon<br />
élitiste, du moins celui qu’une élite<br />
fabrique. Il est même, assez clairem<strong>en</strong>t,<br />
un marqueur de classe : dis-moi ce<br />
que tu trouves beau, et je te dirai<br />
d’où tu vi<strong>en</strong>s…<br />
RÉGIS VLACHOS