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Plan Urbain Lettre de commande n°09 Emmanuel Eveno Au début ...

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PROBLEMATIQUES ET PISTES DE RECHERCHE DANS LE CHAMP DES UTOPIES URBAINES<br />

<strong>Plan</strong> <strong>Urbain</strong><br />

<strong>Lettre</strong> <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> <strong>n°09</strong><br />

<strong>Emmanuel</strong> <strong>Eveno</strong><br />

<strong>Au</strong> <strong>début</strong> <strong>de</strong> l’année 1998, nous avons publié un ouvrage collectif, sous le titre «Utopies<br />

urbaines ». Parmi les 19 coauteurs <strong>de</strong> cet ouvrage, aucun ne se présentait comme un<br />

spécialiste <strong>de</strong> la question. L’exercice consistait à considérer toute une série <strong>de</strong> questions<br />

pertinentes par rapport à la ville et à la production urbaine dans une perspective qui la<br />

rapprochait <strong>de</strong> l’univers <strong>de</strong> sens dans lequel s’inscrit l’utopie. Il s’agissait d’amener chacune<br />

<strong>de</strong>s questions qui constituait la spécialité <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong> chaque coauteur vers une référence<br />

à l’utopie. De ce fait, chaque « objet » <strong>de</strong> recherche était abordé à partir d’un matériau<br />

spécifique : l’emphase discursive <strong>de</strong>s producteurs <strong>de</strong> la ville (responsables politiques,<br />

architectes-urbanistes...), l’extrapolation <strong>de</strong> questions relatives à la religion, à la technique, à<br />

la norme sociale, la récurrence <strong>de</strong> modèles ou <strong>de</strong> figures urbaines exceptionnelles... Ce<br />

faisant, nous introduisions une lecture sinon une interprétation particulière <strong>de</strong> l’utopie,<br />

fondée sur l’emphase, l’extrapolation, l’exceptionnalité-monstruosité... Lecture plus<br />

qu’interprétation dans la mesure où il n’était pas question <strong>de</strong> réinterroger la notion d’utopie<br />

mais <strong>de</strong> s’en saisir à travers les différentes formes contemporaines où elle se donnait à voir,<br />

se proclamant comme telle ou étant proclamées telle. L’usage voire les mésusages <strong>de</strong> la<br />

notion n’étaient-elles pas susceptibles <strong>de</strong> nous informer sur la notion elle-même ?<br />

Un certain nombre <strong>de</strong> critiques lors <strong>de</strong> la parution <strong>de</strong> cet ouvrage et lors du séminaire qui y a<br />

fait suite <strong>de</strong> même que les échanges qui ont pu avoir lieu <strong>de</strong>puis ont permis <strong>de</strong> préciser<br />

quelques questions qui nous paraissent fondamentales. Précisions qui, espérons le,<br />

permettront <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce quelques nouveaux éléments <strong>de</strong> problématique et qui<br />

autoriseront peut-être <strong>de</strong> considérer l’utopie comme un champ <strong>de</strong> recherche actualisé dans la<br />

question <strong>de</strong> la production urbaine.<br />

1


PREMIERE PARTIE<br />

VARIATIONS AUTOUR DU THEME DE L’UTOPIE<br />

Introduction : Les univers latéraux <strong>de</strong> la ville « réelle »<br />

<strong>Emmanuel</strong> <strong>Eveno</strong><br />

Nous voudrions poursuivre ici le voyage vers le curieux continent <strong>de</strong>s villes dont l’existence<br />

est fortement sujette à caution, à controverses : les villes chimériques, légendaires, les<br />

fantômes urbains, les villes idéales, les villes imaginaires, les villes virtuelles, numérisées...<br />

soit toutes villes dont le qualificatif conduit, au moins a priori, à les déréaliser ; toutes villes<br />

qui auraient comme dénominateur commun, aux termes d’une équation d’inspiration<br />

positiviste, d’être opposables aux villes réelles.<br />

Pour autant, il ne s’agit pas ici <strong>de</strong> repartir en quête <strong>de</strong> l’Atlanti<strong>de</strong>, d’Is ou d’Amaraute, mais <strong>de</strong><br />

fouiller, au creux <strong>de</strong>s « villes réelles », la part qu’il convient <strong>de</strong> réattribuer aux chimères, aux<br />

légen<strong>de</strong>s, aux imaginaires, aux paradoxes, aux fantaisies... dans la production <strong>de</strong>s réalités<br />

urbaines.<br />

Or, dans ce continent, se dresse un relief particulier, qui semble organiser une bonne partie du<br />

paysage : l’utopie urbaine. L’utopie urbaine n’est pas la synthèse <strong>de</strong> toutes les autres figures<br />

<strong>de</strong> l’irréalité urbaine et, d’ailleurs, il faut abandonner l’axiome simpliste selon lequel il y<br />

aurait d’un côté <strong>de</strong>s villes réelles et <strong>de</strong> l’autre, sur ce fameux continent, <strong>de</strong>s villes irréelles. Il<br />

faut y renoncer ne serait-ce que parce que, si le concept <strong>de</strong> réalité s’est considérablement<br />

enrichi dans la philosophie contemporaine, celui <strong>de</strong> l’irréalité, par contre, s’est quant à lui<br />

passablement appauvri... jusqu'à <strong>de</strong>venir assez peu utilisable.<br />

L’hypothèse que nous formulons ici est que l’extension du concept <strong>de</strong> réalité permet <strong>de</strong><br />

reconnaître à certains aspects <strong>de</strong> notre continent, certaines valeurs ou certains attributs <strong>de</strong><br />

réalité.<br />

Nous rejoignons en cela Mircéa Elia<strong>de</strong> qui, à propos <strong>de</strong>s mythes, refusait <strong>de</strong> ne les concevoir<br />

que comme mensonges ou superstitions, voire supercherie pour s’intéresser à la façon dont ils<br />

acquéraient le statut d’objets du mon<strong>de</strong> réel.<br />

Que sortira-t-il <strong>de</strong> notre entreprise ? Peut-être une vision brouillonne et peu structurée du<br />

mon<strong>de</strong> urbain. Nous en assumons le risque. Notre seul gar<strong>de</strong>-fou consistant à respecter le<br />

rythme d’une progression pas à pas, terme à terme, nous nous efforcerons <strong>de</strong> réduire les<br />

risques du confusionnisme mais, sans doute, dans notre circumnavigation, accosterons-nous<br />

dans quelques criques que nous ne saurons interpréter ni catégoriser.<br />

L’originalité <strong>de</strong> cette entreprise n’est d’ailleurs pas dans son fon<strong>de</strong>ment théorique. De<br />

nombreuses pistes ont déjà été balisées par la recherche contemporaine sur les mythes, les<br />

imaginaires, les rumeurs, les légen<strong>de</strong>s et nombre <strong>de</strong> spécialistes <strong>de</strong> l’urbain s’intéressent<br />

désormais à ces questions. Cependant, à notre connaissance, il en existe assez peu qui se<br />

confronte aux données <strong>de</strong> l’utopie en tant que modèle pertinent pour rendre compte <strong>de</strong><br />

certaines <strong>de</strong>s dimensions <strong>de</strong>s villes contemporaines.<br />

2


I - USAGES ET MESUSAGES DE L’UTOPIE<br />

L’Utopie fait parti <strong>de</strong> ces thèmes dont la récurrence et la ductilité sémantique constituent, en<br />

soit, une question en même temps qu’un problème. <strong>Au</strong>ssi n’y-a-t’il pas une mais <strong>de</strong>s<br />

définitions, et autour <strong>de</strong> celles-ci, quelques divergences significatives non seulement <strong>de</strong>s<br />

niveaux d’analyse mais aussi <strong>de</strong>s imaginaires que propulsent l’usage <strong>de</strong> la référence utopique.<br />

Parmi toutes les questions présentes dans les débats sur l’utopie, l’une <strong>de</strong>s principales tient au<br />

fait que, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> son sens premier et <strong>de</strong> sa définition «scientifique », l’utopie est aussi un<br />

terme d’usage courant qui désigne à la fois toute une série d’autres réalités ainsi que d’autres<br />

imaginaires.<br />

Tandis que du côté <strong>de</strong>s spécialistes <strong>de</strong> l’Utopie, on dénonce souvent les mésemplois du terme<br />

« Utopie », son succès dans la rhétorique contemporaine peut aussi être source<br />

d’interrogations. Tandis que les spécialistes ne voient généralement dans ces mésemplois<br />

qu’une euphémisation, une transformation triviale et une dégradation du sens premier pour<br />

désigner autre chose ou plutôt d’autres objets, d’autres processus, d’autres représentations,<br />

d’autres imaginaires... nous pouvons aussi nous intéresser à ces autres objets mal i<strong>de</strong>ntifiées,<br />

que, pour désigner, on classe un peu vite dans la catégorie <strong>de</strong>s Utopies. On peut s’intéresser à<br />

ces « objets mal i<strong>de</strong>ntifiés » en considérant que, dans un premier temps, l’effort <strong>de</strong>vra<br />

consister à les situer dans l’univers lexical.<br />

S’il ne s’agit pas ici <strong>de</strong> réaliser une recherche en sémantique, il nous apparaît toutefois<br />

fondamental <strong>de</strong> dégager l’univers <strong>de</strong> sens qui se rattache à la question <strong>de</strong>s utopies. Qu’il faille<br />

considérer ici la place particulière du débat scientifique, qu’il y ait nécessité, selon les critères<br />

fondamentaux du travail scientifique <strong>de</strong> veiller à la précision <strong>de</strong>s termes, <strong>de</strong>s notions, <strong>de</strong>s<br />

concepts utilisés sont <strong>de</strong>s évi<strong>de</strong>nces mais celles-ci ne doivent pas faire écran à une recherche<br />

élargie, qui tienne compte <strong>de</strong>s usages dégradés. Ces usages dégradés sont, dans certains cas,<br />

<strong>de</strong>s usages courants et, osons l’hypothèse, pourraient suggérer, en creux, un vocable, une<br />

notion manquante dans le dictionnaire académique. Il nous apparaît enfin important <strong>de</strong><br />

travailler sur les concepts voisins, fonctionnant par référence à l’utopie, empruntant tel ou tel<br />

<strong>de</strong> ses « attributs », fonctionnant par analogie, par métaphore, par métonymie, synecdoque, par<br />

emprunt sauvage...<br />

L’intérêt <strong>de</strong> cette démarche est d’intégrer dans la recherche sur la production <strong>de</strong>s espaces<br />

sociaux, <strong>de</strong>s discours et <strong>de</strong>s interventions qui, s’ils n’étaient pas éclairés par cette mise en<br />

perspective seraient difficilement compréhensibles. Par exemple, il nous semble que si un<br />

certain nombre d’expérimentations urbaines (en relation avec <strong>de</strong>s technologies comme les<br />

Techniques d’Information et <strong>de</strong> Communication notamment ou sous la forme <strong>de</strong>s « gated<br />

cities » telle que dans le modèle étatsunien...) peuvent en être substantiellement enrichies.<br />

3


1 - Les usages scientifiques et académiques<br />

1. 1 - De la définition comme nécessité scientifique et comme pratique académique<br />

La thématique <strong>de</strong> l’utopie semble faire résurgence dans les préoccupations scientifiques. En<br />

témoigne le nombre d’ouvrages à thèses, d’essais, d’articles <strong>de</strong> revues qui ont été publiés ces<br />

<strong>de</strong>rnières années (près <strong>de</strong> 200 ouvrages comportant les mots « utopie » ou « utopiques » dans<br />

le titre ou le sous-titre ont pu être repérés dans l’ensemble <strong>de</strong> la bibliographie <strong>de</strong> langue<br />

française à partir <strong>de</strong>s années 1960). Les dates <strong>de</strong> parution <strong>de</strong> ces ouvrages indiquent bien<br />

l’existence d’un « cycle éditorial », le thème faisant résurgence à certaines pério<strong>de</strong>s pour<br />

s’estomper à d’autres. Or, avec 89 ouvrages parus dans les années 1990 avec cette<br />

caractéristique, il est clair que le thème connaît un succès relativement inédit. Ce succès doit<br />

sans doute pouvoir s’expliquer mais tel n’est pas ici notre propos. Certains auteurs ont<br />

abondamment traité <strong>de</strong> la faillite <strong>de</strong>s grands récits et <strong>de</strong>s idéologies, l’espace libéré serait-il<br />

propice à la résurgence <strong>de</strong>s discours utopiques, sous quelles formes ?<br />

Ce que l’on observe surtout c’est que le terme utopie s’est à la fois dégradé et banalisé. Dans<br />

l’ensemble <strong>de</strong> la littérature scientifique <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières décennies, il n’y a en fait guère que<br />

quelques auteurs qui se soient efforcés <strong>de</strong> relire et redéfinir l’utopie. Parmi ceux-ci, on trouve<br />

quelques philosophes, sémiologues, historiens, urbanistes.<br />

Pour Louis Marin, « les utopies n’ont jamais été que <strong>de</strong>s livres » 1 , l’Utopie est un produit<br />

textuel, en tant que tel, elle « pourrait alors se définir comme une représentation figurative<br />

dans le texte 2 ». Cette représentation se caractérise par son ambivalence, sa capacité à faire<br />

cohabiter <strong>de</strong>s contraires, elle relève du genre neutre, ne uter, « ni l’un, ni l’autre » mais la<br />

fiction <strong>de</strong> la synthèse <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux (Louis Marin rappelle que Utopie ne relève ni <strong>de</strong> l’Ancien, ni<br />

du Nouveau « mon<strong>de</strong> »). Par ailleurs, toujours pour ce même auteur, « L’utopie n’est pas <strong>de</strong><br />

l’ordre du concept, mais elle n’appartient pas non plus à celui <strong>de</strong> l’image : elle est une figure,<br />

un schème <strong>de</strong> l’imagination, une fiction « produite-productrice ».<br />

Dès lors, il faut bien admettre que beaucoup sinon la quasi totalité <strong>de</strong>s expériences que l’on a<br />

pu considérer comme étant <strong>de</strong>s utopies ne l’étaient pas vraiment. En tant que livre, œuvre<br />

littéraire, il est par ailleurs unique et non reproductible sinon sous la forme dégradé du plagiat.<br />

L’Utopie est un nom propre, le nom d’un livre signé par son auteur. Louis Marin considère le<br />

pluriel <strong>de</strong>s utopies pour s’intéresser au « champ <strong>de</strong> dispersion du discours utopique » 3 . Ce<br />

même auteur introduit encore une réflexion sur « la pratique signifiante utopique » qui permet<br />

d’envisager la question <strong>de</strong> la référence à l’utopie sous un nouvel angle , précisément celui<br />

d’une « pratique signifiante » qui n’est pas l’utopie mais qui s’y rapporte ou s’y réfère.<br />

Que l’Utopie s’inscrive <strong>de</strong>puis la date <strong>de</strong> sa création, au milieu d’un « champ <strong>de</strong> dispersion »<br />

autorise à s’intéresser à l’Utopie comme un genre, autrement dit, un cas d’espèce qui aurait eu<br />

une nombreuse postérité. Pour se référer à l’utopie, les pratiques, quelque éclatées qu’elles<br />

puissent être, puisent dans un ensemble <strong>de</strong> caractères génériques. L’ensemble <strong>de</strong> ces<br />

caractères génériques constitue en quelques sortes la clé d’interprétation <strong>de</strong> l’Utopie.<br />

1 Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces ; Les Editions <strong>de</strong> Minuit, 1973, p°17.<br />

2<br />

3 I<strong>de</strong>m, P°9.<br />

4


Les approches scientifiques <strong>de</strong> l’utopie se scin<strong>de</strong>nt ainsi en <strong>de</strong>ux groupes, selon que l’on<br />

s’attache au modèle fondateur du genre ou selon que l’on s’intéresse à son champ <strong>de</strong><br />

dispersion, à sa postérité. Le premier groupe réuni les auteurs qui s’attachent à définir l’utopie<br />

en faisant un recensement <strong>de</strong> ses caractères génériques, <strong>de</strong> ses éléments constitutifs ; le second<br />

est celui <strong>de</strong>s auteurs qui travaillent non pas sur l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> tous ces caractères ou<br />

éléments mais sur le fonctionnement d’un petit groupe d’entre eux,. Les premiers s’intéressent<br />

au centre théorique du discours utopique tandis que les second s’intéresse au péri-centre voire<br />

à la périphérie, au risque <strong>de</strong> l’abâtardissement du genre.<br />

Dans le premier cas, la définition <strong>de</strong> l’utopie est très restrictive tandis que dans l’autre, elle est<br />

non seulement plus vaste mais aussi beaucoup moins « définitive ». On pourrait admettre que<br />

le premier groupe est celui <strong>de</strong>s spécialistes <strong>de</strong> l’utopie tandis que le second serait celui <strong>de</strong>s<br />

chercheurs qui s’intéressent aux « pratiques signifiantes utopiques ».<br />

L’une <strong>de</strong>s définitions les plus systématiques qui existe <strong>de</strong> l’Utopie reste celle proposée par<br />

Françoise Choay, dans son ouvrage « La règle et le modèle ». Travaillant sur <strong>de</strong>ux textes<br />

inauguraux ou fondateurs, le De re aedificatoria <strong>de</strong> Léon Baptiste Alberti (présenté au pape<br />

Nicolas V en 1452) et l’Utopie <strong>de</strong> Thomas More, elle i<strong>de</strong>ntifie, pour caractériser l’Utopie, sept<br />

« traits discriminatoires » : « [1] une utopie est un livre signé ; [2] un sujet s’y exprime à la<br />

première personne du singulier, l’auteur lui-même et/ou son porte parole, visiteur et témoin <strong>de</strong><br />

l’utopie ; [3] elle se présente sous la forme d’un récit dans lequel est insérée, au présent <strong>de</strong><br />

l’indicatif, la <strong>de</strong>scription d’une société modèle ; [4] cette société modèle s’oppose à une<br />

société historique réelle, dont la critique est indissociable <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription-élaboration <strong>de</strong> la<br />

première ; [5] la société modèle a pour support un espace modèle qui en est partie intégrante<br />

et nécessaire ; [6] la société modèle est située hors <strong>de</strong> notre système <strong>de</strong> coordonnées spatiotemporelles,<br />

ailleurs ; [7] elle échappe à l’emprise <strong>de</strong> la durée et du changement. » 4.<br />

L’analyse comparée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux textes d’Alberti et <strong>de</strong> More permet à Françoise Choay <strong>de</strong> les<br />

définir l’un et l’autre comme <strong>de</strong>s textes « inauguraux » mais, tandis que l’un (celui d’Alberti),<br />

se construit en énonçant <strong>de</strong>s règles, l’Utopie <strong>de</strong> More apparaît comme instaurant un modèle.<br />

Si l’on tient donc le texte <strong>de</strong> More comme un « modèle inaugural », on peut admettre en effet<br />

que l’analyse détaillée <strong>de</strong> sa construction littéraire fournisse l’ensemble <strong>de</strong>s caractères<br />

génériques ou « canons » sur lesquels se soient appuyées les utopies légitimes. Dès lors,<br />

pourquoi Françoise Choay, dans le <strong>de</strong>uxième « trait discriminatoire » introduit-elle un doute<br />

sur le choix du narrateur, entre «l’auteur lui-même et/ou son porte parole, visiteur et témoin <strong>de</strong><br />

l’utopie » ?, doute que ne permet pas le texte fondateur puisque le choix consiste à mettre en<br />

relation l’auteur du livre (Thomas More) recueillant le témoignage d’un visiteur (le navigateur<br />

Raphaël Hytlodée)? Il y a là une ambiguïté dans la formulation <strong>de</strong> Françoise Choay, qui se<br />

double par l’ambiguïté du mot « auteur », et par la référence à l’usage <strong>de</strong> la première personne<br />

su singulier dans la narration. L’auteur peut être compris comme celui qui écrit sur l’Utopie,<br />

ou celui qui relate son expérience <strong>de</strong> l’Utopie. C’est ce que Louis Marin appelle le « double<br />

je ». Dans l’ouvrage <strong>de</strong> More, il semble qu’il y ait <strong>de</strong>ux auteurs, un auteur littéraire, More luimême,<br />

et un auteur <strong>de</strong> fiction qui est auteur par le fait du récit tandis que More le serait par le<br />

fait <strong>de</strong> la transcription.<br />

4 Françoise Choay, La règle et le modèle, Sur la théorie <strong>de</strong> l’architecture et <strong>de</strong> l’urbanisme, Ed. du Seuil,<br />

nouvelle édition 1996., pp. 51-52.<br />

5


Il faut bien admette ici que ces canons puissent être aménagés en prenant en compte les façons<br />

multiples et parfois contradictoires dont l’œuvre <strong>de</strong> More a inspiré d’autres démarches . Par<br />

ailleurs, les canons i<strong>de</strong>ntifiés par Françoise Choay sont <strong>de</strong>s caractères formels. Caractères<br />

formels du point <strong>de</strong> vue stylistique : c’est un livre signé, écrit à la première personne du<br />

singulier, prenant le contre-pied <strong>de</strong> la société « réelle » (inversion <strong>de</strong>s valeurs et <strong>de</strong>s repères :<br />

le fleuve « Anhydre », le prince « A<strong>de</strong>me », l’or qui n’a aucune valeur...). Caractères formels<br />

également dans l’énoncé <strong>de</strong>s ingrédients qui constituent l’utopie : l’espace, le fait d’être dans<br />

un ailleurs... Ce sont là <strong>de</strong>s éléments qui forment un cadre et qui, en quelques sortes, figent la<br />

société modèle dont il est question.<br />

Faut-il en conclure que l’Utopie n’énonce pas, même en creux ou <strong>de</strong> façon implicite, qu’elle<br />

ne suggère pas <strong>de</strong> projet politique ? Faut-il admettre que l’Utopie n’est constituée que <strong>de</strong>s<br />

ingrédients qui rentrent en compte dans la production d’une « société modèle ». Certes, More<br />

ne dit pratiquement rien d’autres sur la façon <strong>de</strong> produire une telle société. Le message<br />

politique est d’autant moins explicite qu’il est critique et donc qu’il n’est pas sans présenter<br />

quelques dangers. Convient-il <strong>de</strong> considérer que le projet politique en question, s’il existe, se<br />

réduit à ces caractères formels ? Si tel était le cas, la famille <strong>de</strong>s Utopies se restreindrait <strong>de</strong><br />

façon drastique pour se limiter pratiquement à More lui-même.<br />

Le succès même <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> More, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces aspects, est d’avoir permis <strong>de</strong> considérer<br />

comme possible la mise en œuvre d’un modèle <strong>de</strong> société. Qu’à son époque, l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

caractéristiques formelles qui structurent une société (poids du système hiérarchique,<br />

simplicité <strong>de</strong>s lois, importance déterminante <strong>de</strong> l’organisation spatiale...) aient été considérées<br />

comme fondamentales n’est pas contestable. Que l’ouvrage <strong>de</strong> More soit formaliste ne l’est<br />

sans doute pas davantage.<br />

Si l’on remet l’œuvre <strong>de</strong> More dans la perspective <strong>de</strong>s idées scientifiques, il y a, dans<br />

l’Utopie, entre autres innovations, comme une intuition qui annonce ce que l’on appellera par<br />

la suite, le « déterminisme géographique ». Or, dans le courant du XIXème siècle, à la suite<br />

<strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Haeckel et surtout <strong>de</strong> Friedrich Ratzel, ce déterminisme ne se comprend<br />

réellement que corrélé avec la pensée évolutionniste. C’est à partir <strong>de</strong> ce moment, soit dans la<br />

secon<strong>de</strong> moitié du XIXème et dans le contexte <strong>de</strong> l’affirmation du positivisme que les<br />

données du milieux naturel, écologique, vont être perçues comme la clef d’explication <strong>de</strong> la<br />

forme <strong>de</strong>s sociétés. Le milieu ou l’environnement n’est plus dès lors le cadre dans lequel<br />

s’épanouit une société mais constitue un ensemble <strong>de</strong> ressources et <strong>de</strong> contraintes qui est<br />

censé produire ou conduire, en quelques sortes logiquement, vers une forme <strong>de</strong> société.<br />

Ce n’est certes pas sous cet angle unique qu’il conviendrait <strong>de</strong> relire l’Utopie, mais d’une<br />

certaine manière, elle annonce une pensée « prédéterministe ». L’Utopie n’est pas simplement<br />

qu’une île mais c’est aussi une île, avec <strong>de</strong>s données géographiques spécifiques, présentées<br />

comme <strong>de</strong>s caractéristiques génériques. Elle est un microcosme régi par <strong>de</strong>s lois particulières,<br />

dont celles du milieu. More ne fait pas que présenter un cadre dans lequel se déroulerait une<br />

histoire ou un drame. Son récit n’est d’ailleurs ni une histoire, ni un drame, c’est une<br />

<strong>de</strong>scription pratiquement du <strong>début</strong> à la fin. D’emblée, les éléments premiers <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription,<br />

dont le milieu géographique, en acquièrent une puissance singulière. Comme l’a également<br />

montré Louis Marin, le <strong>de</strong>ssin <strong>de</strong> l’utopie, sa cartographie, interviennent <strong>de</strong> façon<br />

particulièrement forte dans l’organisation du récit.<br />

6


Comme un écho singulier, c’est dans une île au large du nouveau mon<strong>de</strong>, dans un mon<strong>de</strong> resté<br />

à l’écart du reste du mon<strong>de</strong> (<strong>de</strong> l’Ancien comme du Nouveau), les Galapagos, que l’on situe la<br />

naissance <strong>de</strong> la théorie évolutionniste <strong>de</strong> Charles Darwin. En tout cas, l’œuvre croise l’histoire<br />

<strong>de</strong>s pensées scientifiques, ce qui peut aussi expliquer son succès.<br />

On peut toutefois penser que le succès <strong>de</strong> l’ouvrage ne tient pas tout entier dans cet énoncé <strong>de</strong><br />

recettes rigi<strong>de</strong>s pour admettre que l’enthousiasme qu’il a provoqué s’explique aussi dans une<br />

bonne mesure par les perspectives qu’il ouvre en rendant en quelque sorte culturellement et<br />

politiquement légitime la quête d’un « autre » modèle <strong>de</strong> société que celui dans lequel on vit.<br />

2 - Usages courants<br />

Ce que l’on désigne ici comme usages courants sont les usages dégradés ou les références<br />

sauvages et peu argumentées à l’utopie. Il s’agira <strong>de</strong> faire un parcours rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la façon dont<br />

le terme utopique est utilisé couramment et dans quelles occurrences il se rencontre avec le<br />

plus <strong>de</strong> fréquences.<br />

On a choisi <strong>de</strong> puiser dans un corpus hétérogène, susceptible <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> la diversité<br />

<strong>de</strong>s emprunts au genre ou au thème utopique : <strong>de</strong>s ouvrages scientifiques, <strong>de</strong>s articles <strong>de</strong><br />

presse et <strong>de</strong>s comptes-rendus <strong>de</strong> débats politiques parlementaires. A côté <strong>de</strong>s quelques<br />

exemples où l’usage <strong>de</strong>s mots « utopie » ou « utopique » se réfère à sa ou ses définitions<br />

scientifiques (par exemple, la série hebdomadaire d’émissions « Histoire d’utopies » sur<br />

France Culture pendant l’été 1999), on peut en effet s’attendre à trouver dans ces corpus <strong>de</strong><br />

nombreuses variations d’usage. L’étu<strong>de</strong> n’est ici qu’indicative compte tenu <strong>de</strong> la spécificité <strong>de</strong><br />

ce corpus d’une part et du fait que, d’autre part, l’étu<strong>de</strong> sur la presse n’a été réalisé qu’à partir<br />

du quotidien « Le Mon<strong>de</strong> », sur une année <strong>de</strong> parution et sur les débats du Sénat. Les ouvrages<br />

scientifiques qui ont été inclus dans ce corpus sont par ailleurs <strong>de</strong>s ouvrages dont le thème<br />

principal n’est jamais l’utopie.<br />

Le quotidien « Le Mon<strong>de</strong> » produit six éditions par semaine, soit une totalité <strong>de</strong> quelques 313<br />

édition l’an. Or, sur 313 éditions, du 27 juillet 1998 au 27 juillet 1999, les mots « Utopie » ou<br />

« utopique(s) » se retrouvent 287 fois.<br />

Dans les débats sénatoriaux, le mot « Utopie » ou « utopie » a été repéré 92 fois tandis<br />

qu’« utopique(s) » l’a été 98.<br />

Le nombre d’ouvrages scientifiques qui, sans être focalisés sur le thème <strong>de</strong> l’utopie, citent le<br />

mot en titre général (167 ont peu être i<strong>de</strong>ntifiés dans l’ensemble <strong>de</strong> la production d’ouvrages<br />

scientifiques ou « parascientifiques »), en titre <strong>de</strong> chapitre ou en in<strong>de</strong>x sont très nombreux..<br />

L’analyse <strong>de</strong> ces corpus restitue une très gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong> l’usage <strong>de</strong> ces termes. Une<br />

première classification permet cependant <strong>de</strong> repérer quelques constantes.<br />

7


2.1 . La référence à l’Utopie « classique »<br />

Dans les colonnes du quotidien « Le Mon<strong>de</strong> », l’usage <strong>de</strong> la référence utopique se répartit en<br />

un ensemble <strong>de</strong> thématique a priori assez disparate. Sur 287 articles, le mot « utopie » apparaît<br />

18 fois en titre tandis que dans les 269 autres articles, il est présent dans le corps du texte.<br />

Lorsque la référence est présente dans le titre, son usage peut être assez proche d’une<br />

référence historique ou classique à l’Utopie <strong>de</strong> More ou aux mouvements considérés<br />

historiquement comme utopiques. Sur les 287 articles recensés, c’est le cas pour 11 d’entre<br />

eux : « L’architecture remet en perspective le bon vieux temps <strong>de</strong>s utopies » 5 ; « L’utopie<br />

brisée <strong>de</strong> la République <strong>de</strong> Kalakura » 6 ; « L’utopie en marche » 7 ; « Chico Buarque, chantre<br />

du Brésil d’après les utopies » 8 ; « l’utopie concrète <strong>de</strong>s nouveaux Incontrolados » 9 ; « La<br />

prochaine utopie » 10 ; « voyages en utopies » 11 ; « les spectres <strong>de</strong> l’utopie urbaine » 12. A ce<br />

groupe, il convient d’adjoindre trois autres articles : l’un traitant d’un cas explicitement<br />

considéré comme utopique : « <strong>Au</strong>roville, cité laboratoire » 13, le <strong>de</strong>uxième d’une réflexion sur<br />

la ville <strong>de</strong> l’avenir « La ville <strong>de</strong> l’avenir dans les couvents <strong>de</strong> la pensée » 14 ainsi qu’un article<br />

<strong>de</strong> première page intitulé « Changer la vie urbaine » 15.<br />

La référence à l’utopie y fonctionne le plus souvent en association avec le mon<strong>de</strong> urbain (on<br />

trouve cette occurrence à 20 reprises), qu’il s’agisse d’évoquer une pensée urbaine ou<br />

architecturale (« L’architecture remet en perspective le bon vieux temps <strong>de</strong>s utopies », « La<br />

ville <strong>de</strong> l’avenir dans les couvents <strong>de</strong> la pensée ») ; <strong>de</strong> « reconquérir la ville » contre la voiture<br />

envahissante et polluante (« Changer la vie urbaine ») ; <strong>de</strong> se regrouper entre soi et <strong>de</strong><br />

constituer à côté ou dans la société urbaine, une communauté à part, autogérée (« L’utopie<br />

brisée <strong>de</strong> la République <strong>de</strong> Kalakura », « L’utopie en marche » ; « <strong>Au</strong>roville, cité<br />

laboratoire ») ; ou encore <strong>de</strong> conjurer les dangers réputés <strong>de</strong> l’utopie (« Les spectres <strong>de</strong><br />

l’utopie urbaine », « La ville <strong>de</strong> l’avenir dans les couvents <strong>de</strong> la pensée »)...<br />

2.2 . L’utopie, procédé rhétorique, affaire <strong>de</strong> style ?<br />

2.2. 1 . Rhétorique<br />

En premier lieu, il convient <strong>de</strong> faire une différence entre les documents rédigés dans les<br />

colonnes du quotidien et la restitution écrite <strong>de</strong> débats oraux du Sénat. A maintes reprises,<br />

entre l’écrit et l’oral, l’utopie n’a plus le même sens.<br />

5 22 juin 1999<br />

6 31 mai 1999<br />

7 25-26 avril 1999<br />

8 2 avril 1999<br />

9 18 janvier 1999<br />

10 6 janvier 1999<br />

11 17 avril 1998<br />

12 11 décembre 1998<br />

13 26 septembre 1998<br />

14 22 juin 1999<br />

15 23 septembre 1998<br />

8


A l’oral, l’utopie est assez souvent un argument qui est forgé à partir d’un usage métaphorique<br />

du mot utopie ou <strong>de</strong> l’adjectif utopique. Dans bien <strong>de</strong>s cas, il constitue un argument critique,<br />

qui se substitue aux termes d’erreur :<br />

« Croire que l'augmentation <strong>de</strong>s coûts et <strong>de</strong>s contraintes pourra être compensée par une amélioration<br />

<strong>de</strong> l'organisation du travail est largement une utopie. »<br />

- Rapport n° 279 Décision <strong>de</strong> réduire à trente cinq heures<br />

la durée hebdomadaire du travail cr , 12 Fev 1998-<br />

ou qui est censé stigmatiser une immaturité politique, un angélisme coupable, un manque <strong>de</strong> réalisme.<br />

Dans l’échelle <strong>de</strong> l’invective, l’exemple qui suit montre bien qu’au-<strong>de</strong>là du « rousseauisme », il y a<br />

l’Utopie :<br />

« M. Jean-Pierre Chevènement, ministre <strong>de</strong> l'intérieur.<br />

(...) J'ai entendu M. Bonnet me taxer <strong>de</strong> « rousseauisme »,...<br />

M. Jean-Pierre Schosteck. C'est gentil...<br />

M. Jean-Pierre Chevènement, ministre <strong>de</strong> l'intérieur. ... tandis que M. Pasqua faisait <strong>de</strong> moi le<br />

héraut <strong>de</strong> l'utopie.<br />

M. Dominique Braye. Absolument ! »<br />

Séance du 27 janvier 1998 :<br />

entrée et séjour <strong>de</strong>s étrangers en France et droit d’asile ;<br />

Suite <strong>de</strong> la discussion d'un projet <strong>de</strong> loi déclaré d'urgence ;<br />

4 Fev 1998<br />

Dans plusieurs articles du Mon<strong>de</strong>, le mot n’intervient que dans la <strong>de</strong>rnière phrase, en<br />

conclusion. Il participe ainsi d’une clause largement stylistique dont les conventions semblent<br />

bien établies, sanction ultime d’une démonstration sous forme <strong>de</strong> réquisitoire, il est censé<br />

clore le débat en ridiculisant par anticipation tout contradicteur ; il <strong>de</strong>vient aussi une sorte<br />

d’artifice littéraire, d’accrostiche sophistiqué mais suffisamment évocateur pour inviter à<br />

sourire, à espérer... ou à trembler.<br />

Cette occurrence, dans notre corpus, a été trouvée notamment dans l’article <strong>de</strong> première page<br />

paru le 25 mai 1999 rédigé par Jean-Michel Delacomptée « Dire “non” » : «N’en déplaise aux<br />

mutiques [les tenants <strong>de</strong> la non intervention dans le cadre <strong>de</strong> la guerre du Kosovo]du “non”,<br />

l’Europe a jugé nécessaire <strong>de</strong> s’appuyer sur les Etats-Unis pour opposer cette syllabe au<br />

<strong>de</strong>spote <strong>de</strong> Belgra<strong>de</strong>. Ils <strong>de</strong>meurent obstinément captifs <strong>de</strong>s utopies meurtrières du siècle qui<br />

finit, ceux qui préten<strong>de</strong>nt que c’est à son déshonneur ». La conclusion consiste ici à porter la<br />

polémique à son paroxysme, en rappelant que ses contradicteurs persistent dans les erreurs<br />

meurtrières. L’utopie meurtrière apparaît ici comme une quasi tautologie puisque l’utopie<br />

dans ce sens ne peut être que coupable au <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>gré : meurtrière.<br />

Alain Rollat l’avait utilisé dans le même contexte militaire dans son article paru le 5 mai : «Ce<br />

sont bien <strong>de</strong>ux conceptions <strong>de</strong> l’homme qui s’opposent autour du Kosovo. L’une embrasse<br />

l’homme dans son universalité ; l’autre le fragmente en morceaux antagonistes. (...). On nous<br />

permettra <strong>de</strong> préférer cet idéal républicain à l’aberration milosévicienne, bien que sa charge<br />

d’utopie soit trop manifeste, ces jours-ci, au vu <strong>de</strong>s victimes collatérales <strong>de</strong> la guerre francofrançaise<br />

du rail.... » 16. La référence à l’utopie se présente ici comme une pirouette, un<br />

rebondissement à la limite du burlesque quand le propos semble assez mal s’y prêter et qui<br />

16 « Une guerre <strong>de</strong> religion », 5 mai 1999.<br />

9


permet <strong>de</strong> renvoyer face à face ou dos à dos, <strong>de</strong>ux « guerres » a priori fort peu comparables,<br />

manière <strong>de</strong> rappeler les limites du manichéisme rhétorique ?<br />

Un troisième exemple, puisé dans l’article <strong>de</strong> Jacques Attali « La prochaine utopie » situe<br />

l’usage du mot dans une autre logique. La rédaction, particulièrement élaborée <strong>de</strong> ce texte, fait<br />

intervenir le mot « utopie » à <strong>de</strong>ux moments du texte : en titre et en <strong>de</strong>rnière phrase. L’utopie<br />

annoncée en titre <strong>de</strong>vient ce que l’on attend dans le fil du texte et qui n’arrive, aux termes<br />

d’une analyse pessimiste et critique, que comme chute, invitation urgente à reconsidérer <strong>de</strong>s<br />

questions fondamentales (« vitales ») débattues dans le corps du développement. L’utopie est<br />

ici inscrite dans un espace et une logique circulaires. Il donne au texte une dimension<br />

prospective, prédictive sinon prophétique. Il s’agit là d’un artifice littéraire qui invite à<br />

considérer les enjeux « vitaux » à long terme plutôt qu’à l’horizon <strong>de</strong> la décision politique.<br />

2. 2. 2 . Afféterie, amphigouri, doxologie<br />

C’est sans doute là l’usage le plus contesté du mot utopie et <strong>de</strong> ses dérivés. C’est sans doute le<br />

type d’usage le plus coupable <strong>de</strong> la banalisation et <strong>de</strong> la dégradation du mot. Sans que l’on<br />

sache très bien la charge évocatrice <strong>de</strong> l’utopie, elle est utilisée parce qu’elle introduit un<br />

référence savante ou pseudo-savante, parce qu’elle confère une légitimité culturelle.<br />

2. 3. Les associations thématiques <strong>de</strong> l’Utopie<br />

2. 3. 1 - Premiers repérages dans les articles du quotidien « le Mon<strong>de</strong> »<br />

La lecture attentive <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s 287 articles nous a conduit à constituer un classement en 18<br />

registres thématiques. Le nombre d’articles se référant à tel registre a été signalé dans la<br />

colonne <strong>de</strong> droite du tableau ci-<strong>de</strong>ssous (certains articles n’ont pu être classés dans la mesure<br />

où l’usage du terme « utopie » était trop flou ou n’était guère qu’une sophistication stylistique<br />

sans inci<strong>de</strong>nce sur l’idée développée):<br />

Registres thématiques Nbre d’articles<br />

• L’art, la culture, la littérature, l’imaginaire 61<br />

• Evénements, mouvements et idées politiques 58<br />

• La philosophie, l’histoire, la science et la technologie 27<br />

• Les religions, les sectes, les croyances 16<br />

• Politiques publiques, Action gouvernementale, Aménagement du<br />

territoire, Services publics, Education, Santé, Justice, Grands<br />

travaux, Economie, Travail<br />

20<br />

• Pratiques sociales, contre-culture, érotisme, beauté, jeunesse,<br />

adolescence, consommation, publicité, médias<br />

9<br />

• Les voyages, l’aventure, l’exotisme 8<br />

Total 199<br />

Dans la plupart <strong>de</strong>s cas, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s 11 onze cas <strong>de</strong> citations « classiques », l’utopie n’estelle<br />

qu’un adjuvant pour introduire une tonalité particulière au sein <strong>de</strong>s questions qui se<br />

10


épartissent en 10 registres d’inégales importances ? Nous adoptons l’hypothèse que cette<br />

dérive ne saurait être généralisée, que la référence à l’utopie se justifie par <strong>de</strong>s emprunts<br />

pertinents à tels ou tels <strong>de</strong>s attributs constitutifs <strong>de</strong> l’utopie. Dans <strong>de</strong> nombreux cas, en effet, il<br />

est clair que l’emploi <strong>de</strong> cette référence introduit une tension, une orientation problématique<br />

qui sont particulières. Par exemple, relier Education et utopie introduit dans le champ éducatif<br />

<strong>de</strong>s perspectives, <strong>de</strong>s problématiques qui font que l’on ne se retrouve ni dans le champ strict<br />

<strong>de</strong> l’éducation, ni, a fortiori, dans celui <strong>de</strong> l’utopie. On se trouve alors dans un interchamp, un<br />

intervalle, un entre-<strong>de</strong>ux aux limites floues.<br />

Dans l’analyse qui suit, il est question <strong>de</strong> mettre en lumière les principaux arguments <strong>de</strong><br />

l’emploi <strong>de</strong> la référence utopique dans chacune <strong>de</strong>s dix rubriques thématiques i<strong>de</strong>ntifiées en<br />

prenant pour hypothèse que ce découpage thématique n’est pas aléatoire mais obéit bien à<br />

quelques logiques.<br />

2.3.1. 1 . L’Utopie dans l’univers <strong>de</strong> la création<br />

Le recours au vocable utopique apparaît comme très courant dans le registre qui a trait à la<br />

culture, aux arts, à la littérature, aux imaginaires créatifs. Il est soit un thème d’inspiration<br />

artistique (« Une belle vagabon<strong>de</strong> » 17), soit pénètre le processus même <strong>de</strong> la création artistique<br />

(« L’insincérité magnifique <strong>de</strong> l’artiste » 18, « Guennadi Abramov, apôtre du jaillissement » 19).<br />

Il rejoint la question <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, du solipsisme <strong>de</strong> l’artiste, <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong> particulier, clos,<br />

passant par une recréation d’espace, ; espace codé, justifiant d’une initiation, d’un effort<br />

intellectuel qui est aussi « dépassement <strong>de</strong> soi ». Il traverse les articles traitant <strong>de</strong> l’art en<br />

général (« Un certain art français dans l’œil <strong>de</strong> Georges Pompidou » 20, «L’art contemporain<br />

fait grise mine au Salon Paris Photo » 21, « Un siècle d’art français » 22), <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> (« Paris<br />

entre paillettes et malaise » 23), <strong>de</strong> la danse (« A Moscou, chorégraphes et danseurs en quête<br />

d’oxygène » 24, « Frédéric Flamand, l’obsédé <strong>de</strong>s corps mécaniques EJM1 et EJM2 sont<br />

dansés à la Biennale <strong>de</strong> Lyon » 25, « Le jeu <strong>de</strong>s lieux avec Mathil<strong>de</strong> Monnier » 26), <strong>de</strong> la<br />

peinture (« Un peintre heureux » 27), <strong>de</strong> la poésie (« Andrée Chédid ou l’art <strong>de</strong> vivre » 28), du<br />

cinéma (« Une utopie hollywoodienne chez les insectes » 29, « La poésie du cinéma » 30, Théo<br />

Angelopoulos, un morceau <strong>de</strong> verre dans la chair du cinéma » 31, « Manuel <strong>de</strong> Oliveira,<br />

réalisateur : “Eliminer les actions et les mots inutiles” »), la littérature (« Le procès<br />

17 Pierre-Robert Leclercq, 9 avril 1999.<br />

18 Philippe-Jean Cantinchi, 23 avril 1999.<br />

19 Dominique Fretard, 21 avril 1999.<br />

20 Article <strong>de</strong> Genevière Breerette, paru le 24 février 1999, p. 30.<br />

21 Michel Guerrin, 25 novembre 1998.<br />

22 Catherine Millet, 18 décembre 1998.<br />

23 Article <strong>de</strong> Anne-Laure Quilleriet, paru le 17 mars 1999.<br />

24 Dominique Fretard, 21 avril 1999<br />

25 Article <strong>de</strong> Dominique Fretard, paru le 18 septembre 1998<br />

26 propos recueillis par Dominique Fretard, 8 juillet 1999.<br />

27 geneviève Breerette, 15 février 1999.<br />

28 Geneviève Brisac, 27 novembre 1998<br />

29 Jean-François Rauger, 12 novembre 1998.<br />

30 12 novembre 1998<br />

31 Jacques Man<strong>de</strong>lbaum, 29 octobre 1998.<br />

11


Houellebecq » 32, « Le monument <strong>de</strong> Sartre à Flaubert » 33), la musique («L’opéra, art <strong>de</strong><br />

l’échec » 34, « Beethoven, une terrible postérité » 35 »<br />

Une telle fréquence <strong>de</strong> citations rend toutefois son recours un peu suspect. Là encore, n’est-il<br />

pas possible <strong>de</strong> retrouver les traces d’une sophistication outrancière, d’une afféterie, d’une<br />

amphigouri... ? Certes, le terme ne se justifie pas toujours et l’on peut penser qu’il s’agisse là<br />

d’une forme d’écriture automatique et donc peu réfléchie. Ce <strong>de</strong>rnier argument ne tient pas<br />

cependant si l’on se rapporte au nombre <strong>de</strong>s journalistes et <strong>de</strong>s chroniqueurs littéraires qui<br />

l’utilisent et si l’on constate que son emploi est aussi fortement présent dans les entretiens<br />

avec les artistes-créateurs.<br />

2.3.1.2 . Mouvements et idées politiques<br />

Dans les articles traitant <strong>de</strong> politique, l’usage <strong>de</strong>s termes « utopie » ou « utopique » se<br />

rencontre particulièrement quand il est question <strong>de</strong> « nationalisme », d’i<strong>de</strong>ntité nationale,<br />

voire <strong>de</strong> « régionalisme »(« Le rêve fabuleux du Nunavut » 36, « L’autocritique <strong>de</strong> nationalistes<br />

corses », 37, « Ni négation <strong>de</strong> la nation, ni repli national » 38, « La Navarre défend son<br />

autonomie face aux nationalistes basques ») ; <strong>de</strong> la guerre (« La fin <strong>de</strong> l’Europe, le <strong>début</strong> du<br />

mon<strong>de</strong> » 39, « Naples-Sarajevo, ligne <strong>de</strong> mire d’un art <strong>de</strong> combat » 40, « Il faut créer les<br />

conditions pour le retour <strong>de</strong>s Serbes affirme Ibrahim Rugova » 41, « La paix mort-née <strong>de</strong><br />

Versailles » 42, « Quelle paix au Kosovo ? » 43, « On peut être contre Milosevic et contres les<br />

bombes » 44..), <strong>de</strong> la « construction » ou <strong>de</strong> « l’idée » européenne (« Il faut vouloir une<br />

Europe culturelle », « L’Europe que nous voulons » 45, « Prodi, le printemps <strong>de</strong> la démocratie<br />

européenne » 46, « La ratification du traité d’Amsterdam divise la droite et la gauche, » 47,<br />

« Unir le continent européen » 48), <strong>de</strong> l’écologie (« L’écologie entre nature et société » 49, « Les<br />

Verts n’approuvent pas tous une coalition au niveau fédéral » 50) à <strong>de</strong>s épopées,<br />

« pionnières » (« Le vrai visage <strong>de</strong> la ruée vers l’or » 51, « Leçons d’Israël » 52) ou<br />

32 Marion van Renterghem, 9 novembre 1998.<br />

33 Bertrand Poirot-Delpech, 7 mai 1999.<br />

34 Christophe Deshoulières, 22 mai 1999.<br />

35 Philippe-Jean Catinchi, 7 mai 1999.<br />

36 Annick Cojean, 25 août 1998<br />

37 Diminique Le Guilledou, 26 juin 1999<br />

38 3 mars 1999<br />

39 Frédéric Beigbe<strong>de</strong>r, écrivain, 24 avril 1999<br />

40 Jacques Man<strong>de</strong>lbaum, 11 février 1999.<br />

41 Propos recueillis par Michel Bole-Richard, 10 juillet 1999<br />

42 Bertrand Le Gendre, 28 juin 1999<br />

43 Jean Chesneaux, 3 juin 1999<br />

44 Propos recueillis par Daniel Vernet, 30 avril 1999<br />

45 par Nicolas Sarkozy et Alain Ma<strong>de</strong>lin, 12 juin 1999.<br />

46 Par Olivier Duhamel, 29 mars 1999<br />

47 Jean-Louis Saux, 15 septembre 1998<br />

48 21 août 1998<br />

49 Hervé Kempf, 24 février 1999.<br />

50 Arnaud Leparmentier, 29 septembre 1998<br />

51 Pierre-Robert Leclercq, 23 juillet 1999<br />

12


« révolutionnaires » (« La troisième mort du Che » 53, « Quand Pol Pot se vantait d’avoir<br />

“libéré la liberté” » 54, « L’utopie concrète <strong>de</strong>s nouveaux “Incontrolados” » 55, « La vie<br />

“inventée” <strong>de</strong>s Cubains <strong>de</strong> la rue » 56, « Fi<strong>de</strong>l Castro fête simplement les 40 ans <strong>de</strong> son arrivée<br />

au pouvoir » 57, « Leonardo Padura Fuentes, les décombres du rêve castriste » 58, «De la<br />

révolution conservatrice à la révolution progressiste » 59)...<br />

Nationalisme, régionalisme, i<strong>de</strong>ntités nationales, guerre et paix, construction européenne,<br />

écologie, épopées pionnières ou révolutionnaires ne constituent pas cependant une liste « à la<br />

Prévers ». Car on parvient à repérer, dans ces inspirations apparemment éclatées, <strong>de</strong> nombreux<br />

croisements dans l’usage <strong>de</strong> la référence utopique. L’utopie correspond assez souvent à une<br />

position éthique (« Dire non », « Le retour <strong>de</strong> la révolution nihiliste » 60), à une morale ou une<br />

vertu (« Les passions, les vertus ou la contrainte »), à l’idée <strong>de</strong> civilisation ou à « une certaine<br />

idée » <strong>de</strong> la vie sociale, communautaire ou ethnique (« <strong>Au</strong>x sources d’une civilisation<br />

européenne » 61).<br />

L’Utopie peut aussi être une représentation <strong>de</strong> la société, une mythification : « le mythe <strong>de</strong> la<br />

Corse solidaire et rurale, la Corse <strong>de</strong>s villages qui a fondé le sentiment communautaire », qui<br />

s’oppose, dans le même article à ce qui est décrit comme étant la « réalité » : « la mutation a<br />

été urbaine, brutale, personne ne l’avait prévue » 62).<br />

La référence utopique balance très souvent entre <strong>de</strong>s énoncés positifs et négatifs : elle met en<br />

tension l’espoir et la désillusion ; le rêve et le cauchemar politiques ; la justification et la<br />

contestation ; la gran<strong>de</strong> idée, le grand <strong>de</strong>ssein et l’idéal déçu ou perdu ; la nostalgie et l’idéal<br />

lointain.<br />

Elle s’incarne sur <strong>de</strong>s temps et <strong>de</strong>s espaces symboliques, ainsi, la construction européenne,<br />

habitée et justifiée par un « grand <strong>de</strong>ssein », <strong>de</strong>vient une allégorie à connotations utopiques ; le<br />

guevarisme et le rêve castriste produisent (dans les articles références) l’exemple <strong>de</strong>s idéaux<br />

perdus ou déçus, <strong>de</strong> la dérive totalitaire et donc du cauchemar politique ; tandis que la guerre<br />

<strong>de</strong>vient le symbole <strong>de</strong> l’échec dans la recherche <strong>de</strong> la paix, la sanction d’un pacifisme<br />

irréaliste mais aussi le moyen d’un vaste reconstruction, le <strong>début</strong> d’une nouvelle histoire<br />

fonctionnant sur le principe <strong>de</strong> la table rase.<br />

2.3.1.3 - La philosophie, l’histoire, la science, la technologie<br />

52 Daniel Rachline et Jacques Tarnero, 14 juillet 1999.<br />

53 François Maspéro, 12 juillet 1999.<br />

54 Francis Deron, 22 janvier 1999<br />

55 Sylvain Siclier, 18 janvier 1999<br />

56 Paul Rivero, 4 janvier 1999<br />

57 Jean-Michel Caroit, 4 janvier 1999<br />

58 Raphaelle Rerolle, 17 octobre 1998<br />

59 Jean-Paul Fitoussi, 8 octobre 1998<br />

60 Alexandre Adler, 24 avril 1999<br />

61 Gérald Chaix, 18 décembre 1998<br />

62 « L’autocritique <strong>de</strong> nationalistes corses »<br />

13


La référence à l’utopie dans les articles traitant <strong>de</strong> ces questions est associée à trois groupes<br />

d’idées :<br />

- celles qui s’inscrivent dans le registre du progrès, <strong>de</strong> l’innovation, <strong>de</strong>s révolutions<br />

technologiques... l’utopie est un élément moteur <strong>de</strong> l’histoire, quelque chose aux impacts<br />

fondamentaux qui n’est pas là, qui n’est pas forcément ailleurs mais qui pourrait advenir.<br />

L’utopie est alors un projet ambitieux, aux développement multiples. Elle peut aussi s’inscrire<br />

dans un processus extrêmement dynamique riche ou lourd <strong>de</strong> conséquences sur l’organisation<br />

<strong>de</strong>s sociétés. L’un <strong>de</strong>s exemples les plus récurrents est celui <strong>de</strong> l’Internet, abondamment traité<br />

par la presse en général et par le quotidien « le Mon<strong>de</strong> » en particulier.<br />

- la référence à l’utopie est aussi un argument rhétorique. L’utopie est alors le plus souvent<br />

l’idée généreuse mais qui n’a pas aboutie, la croyance, voire le rêve angélique (par exemple<br />

dans l ‘article signé par Philippe Breton : « Cette croyance [dans les vertus <strong>de</strong> la technologie]<br />

à forte tonalité utopique, est fortement enracinée dans la culture américaine... » 63 ).<br />

L’utopisme, qualificatif fonctionnant comme une sanction est alors décrétée, ex post,<br />

précisément parce que l’idée était généreuse et n’a pas aboutie, parce que la croyance a été<br />

invalidée par les progrès <strong>de</strong> la connaissance rationnelle ou ne saurait résisté bien longtemps,<br />

parce que le rêve angélique s’est effondré. L’utopie consiste alors à accor<strong>de</strong>r un crédit non<br />

justifié par la raison à <strong>de</strong>s objets, <strong>de</strong>s événements, <strong>de</strong>s relations, <strong>de</strong>s récits... De ce point <strong>de</strong><br />

vue, elle se rapproche du mythe.<br />

- L’utopie peut aussi être un réinterprétation fallacieuse <strong>de</strong> l’histoire, une réduction <strong>de</strong> celle-ci<br />

aux événements les plus positifs au détriment <strong>de</strong> la « vérité historique », une illusion, un refus<br />

ou une incapacité à considérer la complexité qui serait le propre <strong>de</strong> la construction historique,<br />

politique ou sociale. Glissant vers l’idée fausse, l’utopie est alors une erreur, un prétexte<br />

spécieux tant au plan <strong>de</strong> sa capacité à restituer ou à instituer la réalité que <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

recherche, c’est une réduction du réel, un pli idéologique (ainsi, dans l’article <strong>de</strong> Daniel<br />

Bensaïd : « ... chez Martin Malia, l’histoire est régie par une idée : l’utopie du socialisme.<br />

Sous prétexte <strong>de</strong> réaffirmer la primauté du politique sur l’histoire sociale, l’historien privilégie<br />

une interprétation où “l’idée règne absolument”. » 64<br />

2.3.1.4 . Religions, croyances, sectes..<br />

L’utopie, dans la religion et plus spécifiquement dans l’histoire <strong>de</strong>s religions désigne<br />

fréquemment <strong>de</strong>s mouvements minoritaires mais profondément réformistes et fondateurs<br />

(« l’utopie franciscaine » par exemple) ; <strong>de</strong>s assemblées (le mot « église » du grec ekklèsia<br />

signifie d’ailleurs « assemblée ») ; expériences communautaires (les ordres monastiques) ; la<br />

naissance d’une église ou <strong>de</strong> mouvements religieux communautaristes ou sectaires ; <strong>de</strong>s<br />

moments ou <strong>de</strong>s temps particuliers, moments et temps <strong>de</strong> basculement (le millénarisme est<br />

ainsi considéré comme fort propice aux utopies).<br />

L’utopie est alors synonyme d’un espoir, d’une croyance dans <strong>de</strong>s « len<strong>de</strong>mains qui<br />

chantent », en l’harmonie, le paradis sur terre, la réconciliation, la générosité, un renouveau,<br />

une Ré<strong>de</strong>mption. L’utopie est alors ce mouvement par lequel serait relié, par <strong>de</strong>là l’histoire,<br />

63 Ph. Breton, L’utopie <strong>de</strong> la guerre technologique, Horizons-débats, Le Mon<strong>de</strong> du 30 avril 1999<br />

64 D. Bensaïd, Penser à l’épreuve <strong>de</strong> la complexité historique,<br />

14


les temps <strong>de</strong> l’E<strong>de</strong>n et <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> l’histoire (« Avec la proximité <strong>de</strong> l’an 2000 (...) les appels à<br />

une annulation <strong>de</strong> la <strong>de</strong>tte publique <strong>de</strong>s quarante et un pays les plus pauvres du mon<strong>de</strong> (...) se<br />

font <strong>de</strong> plus en plus pressant. (...) Il ne s’agit pas pour autant <strong>de</strong> s’en tenir à <strong>de</strong>s principes<br />

relevant d’une utopie généreuse »). L’histoire, le présent et l’ici ne sont plus dès lors que <strong>de</strong>s<br />

parenthèses qu’il faut souffrir dans l’attente <strong>de</strong> la parousie et <strong>de</strong> la synthèse eschatologique qui<br />

en adviendra. Le discours liturgique use d’ailleurs abondamment <strong>de</strong> l’énoncé <strong>de</strong>s<br />

contradictions (le bien contre le mal, le pardon contre la vengeance ou contre l’offense,<br />

l’amour contre la haine, etc.). Cette synthèse ne ressemble pourtant pas à celle opérée par le<br />

discours utopique qui lui ne prend pas <strong>de</strong> position (il n’occupe ni la position du bien ni du<br />

mal, mais comme le montre Louis Marin, celle du « neutre »).<br />

Par contre, le discours utopique opère une autre synthèse entre <strong>de</strong>ux tendances<br />

contradictoires : celle qui rassemble et celle qui sépare : L’Eglise qui réunit par la communion<br />

<strong>de</strong>s croyants, affrontée à la secte qui isole, qui met à l’écart. Cette ambiguïté permet d’ailleurs<br />

à nombre <strong>de</strong> secte <strong>de</strong> se légitimer par le jeu <strong>de</strong> références à la naissance d’une Eglise, au<br />

moment où l’Eglise chrétienne était elle-même une secte avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir une religion<br />

officielle. La secte occupe d’ailleurs, dans le champ du discours, le pôle <strong>de</strong> la contestation,<br />

notamment celle <strong>de</strong> la collusion entre politique et religion. On trouve <strong>de</strong> nombreux exemples<br />

<strong>de</strong> cette nature dans les « sectes » ou mouvements « satanistes ». L’Ordre Guillaume, les<br />

« Légions <strong>de</strong> Lucifer », « Synagogue of Satan »... se présentent ainsi à travers un discours <strong>de</strong><br />

synthèse contradictoire (censé relier le temps heureux <strong>de</strong>s « religions naturelles » et <strong>de</strong> la<br />

revanche sur l’Eglise officielle : « Les satanistes reconnaissent Satan dans son origine païenne<br />

(c'est à dire une force <strong>de</strong> la nature), ou comme un principe » 65). Discours <strong>de</strong> négation,<br />

notamment <strong>de</strong> négation <strong>de</strong> l’histoire, elle en propose une autre interprétation.<br />

2.3.1.5 . Politiques publiques, action gouvernementale : Economie, Grands travaux,<br />

Aménagement du territoire, Services publiques, Education, Santé, Justice<br />

L’idée utopique est dans ce registre souvent associé à <strong>de</strong>s projets, <strong>de</strong>s mesures ambitieuses,<br />

<strong>de</strong>s travaux importants. Pendant les années 1998/1999, l’un <strong>de</strong>s thèmes qui a le plus recouru à<br />

ce vocable a été celui <strong>de</strong>s « emplois-jeunes », mesure phare du Gouvernement <strong>de</strong> « gauche<br />

plurielle » du Premier ministre Lionel Jospin. Ainsi, dans son article du 4 mai 1999, Alain<br />

Lebau<strong>de</strong> introduisait son propos en ces termes : « <strong>Au</strong> point <strong>de</strong> départ, les emplois-jeunes sont<br />

à la rencontre d’un constat et d’une utopie ». Entre l’échec et l’opprobre <strong>de</strong>s anciennes<br />

mesures (TUC -Travaux d’utilité collective- ou CES -Contrats emploi-solidarité) qui seraient<br />

<strong>de</strong> l’ordre du constat et le rêve d’un «gisement <strong>de</strong> nouveaux emplois », ces emplois-jeunes<br />

seraient-ils en capacité d’effectuer la synthèse ? L’utopie est ici le pendant du rêve et <strong>de</strong><br />

l’espoir mais ne se fon<strong>de</strong> pas sur rien : « <strong>Au</strong>x confins <strong>de</strong>s secteurs marchands et non<br />

marchands (...) , il pourrait y avoir place pour ce que les exégètes appellent l’économie<br />

solidaire ou plurielle ».<br />

Un autre thème qui use beaucoup <strong>de</strong> la référence à l’utopie est celui <strong>de</strong> l’éducation. Que le<br />

mon<strong>de</strong> scolaire nourrisse quelques relations ambiguë avec l’utopie est connue <strong>de</strong>puis fort<br />

longtemps : mon<strong>de</strong> clos, régi par ses propres règles, lieu <strong>de</strong> production du savoir et du<br />

discours sur le savoir, lieu d’égalité, foyer d’une civilisation... Les promesses scolaires sont<br />

multiformes : intégration sociale, production d’une élite méritante, d’une méritocratie, elle<br />

rompt avec la société d’ordre <strong>de</strong> l’époque prérévolutionnaire et rend possible l’ascension<br />

65 Site officiel <strong>de</strong> « l’Ordre Guillaume », membre <strong>de</strong> la Fédération <strong>de</strong>s Satanistes français.<br />

15


sociale. Toutefois, quand il s’agit <strong>de</strong> mettre l’accent sur l’écart entre l’énoncé <strong>de</strong>s principes,<br />

les orientations proclamées et les pratiques, l’utopie est encore mobilisée ; elle <strong>de</strong>vient alors<br />

un danger, un mirage, une idéologie pernicieuse. De nombreux articles du Mon<strong>de</strong>, parus entre<br />

1998 et 1999 s’inscrivent dans ce type <strong>de</strong> problématique (« les enseignants consultés dressent<br />

un tableau sombre du collège unique » -19 mai 1999- ; « Le Collège <strong>de</strong> l’an 2000 » - 25 mai<br />

1999_ ; « 7 élèves au maximum » -20 mars 1999- ; « Education : Philippe Séguin prononce, à<br />

l’ENS, un long plaidoyer pour l’école », -27 janvier 1999- ; « Pomme d’or ou la nouvelle<br />

utopie scolaire chinoise » -10 novembre 1998).<br />

2.3.1.6 . Pratiques sociales, contre-culture, érotisme, beauté, jeunesse, adolescence,<br />

consommation, publicité, médias<br />

Le fait <strong>de</strong> qualifier <strong>de</strong>s pratiques sociales par le biais <strong>de</strong> la référence utopique est une façon<br />

plus ou moins détournée <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> parler soit <strong>de</strong> pratiques marginales, soit <strong>de</strong> la figure<br />

sociale abstraite <strong>de</strong> la perfection.<br />

Les pratiques marginales se déclinent <strong>de</strong> nombreuses façons : pratiques contestables et<br />

pratiques <strong>de</strong> contestation, pratiques <strong>de</strong> mise à distance du reste <strong>de</strong> la société, contre-culture,<br />

contestation sociale, résistance à la mo<strong>de</strong>rnité ou à la globalisation (« utopies champêtres »),<br />

pratiques <strong>de</strong> libertinage, érotisme, sadisme, pornographie, pratiques clan<strong>de</strong>stines, contresociété<br />

criminelle (héritage <strong>de</strong>s courts <strong>de</strong>s miracles qui constituaient l’envers <strong>de</strong>s sociétés<br />

urbaines). Ainsi, dans l’article <strong>de</strong> Jean-François Rauger « L’univers érotique <strong>de</strong> Tatsumi<br />

Kumashiro », l’érotisme est-il présenté comme un moyen d’action politique et sociale, comme<br />

une revendication <strong>de</strong> liberté non pas assimilable mais proche <strong>de</strong> l’utopie : « le cinéma japonais<br />

a une tradition bien établie <strong>de</strong> films érotiques (...). Il s’y mêlait parfois la revendication<br />

radicale d’une liberté sexuelle en lien étroit avec l’exaltation politique <strong>de</strong>s utopies qui<br />

fleurissaient alors ».<br />

- soit <strong>de</strong> l’illusion ou du fantasme <strong>de</strong> la perfection, <strong>de</strong> la beauté, <strong>de</strong> l’amour, <strong>de</strong> la jeunesse, du<br />

rêve, <strong>de</strong>s valeurs. La mo<strong>de</strong> et la publicité seraient ainsi <strong>de</strong>s « producteurs » d’utopies. Dans un<br />

article du Mon<strong>de</strong> daté du 27 février « La publicité vend la high-tech en jouant sur les valeurs<br />

humaines », l’auteur constatait ainsi que plutôt que <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> prix, <strong>de</strong> performances<br />

techniques, les industriels <strong>de</strong> l’informatique préfèrent « nourrir une utopie, à partir <strong>de</strong> protraits<br />

ou <strong>de</strong> mini-histoire ancrées dans la réalité. En 1999, sur les pages glacées <strong>de</strong>s magazines,<br />

l’homme est déjà libéré <strong>de</strong>s contraintes quotidiennes grâce aux technologies <strong>de</strong> l’information :<br />

dans la publicité, il est <strong>de</strong> nouveau autorisé à exprimé son aspiration à un pon<strong>de</strong> meilleur ». Le<br />

retour <strong>de</strong> l’utopie est ici la conséquence <strong>de</strong> l’énonciation d’une idée trompeuse ou, pour le<br />

moins, d’une anticipation habile et intéressée. L’utopie est ainsi indirectement, un argument<br />

commercial.<br />

2.3.1.7 . Les voyages, l’aventure, l’exotisme<br />

L’importance <strong>de</strong>s voyages dans la littérature qui se réclame ou se réfère à l’utopie trouve une<br />

part <strong>de</strong> sa justification dans la figure <strong>de</strong> Raphaël Hytlodée, et dans celle <strong>de</strong> l’île située entre<br />

<strong>de</strong>ux « mon<strong>de</strong>s » (l’Ancien et le Nouveau mais ni l’un ni l’autre comme le montre bien Louis<br />

Marin).<br />

16


Le discours utopique est par ailleurs rejoint par la dimension « intitiatrice » que l’on accor<strong>de</strong><br />

au voyage. Par le voyage, on transgresse un ordre établi, on s’affranchit <strong>de</strong> maintes obligations<br />

qui sont <strong>de</strong>s entraves à l’esprit <strong>de</strong> liberté, on accè<strong>de</strong> à un autre statut.<br />

Ces caractéristiques du voyage sont certes plus anciennes que le discours utopique et sont<br />

elles mêmes souvent ambiguës. Le statut du « voyageur » est ainsi écartelé entre celui <strong>de</strong><br />

l’homme sage, grandi, riche d’expériences nouvelles et inédites (Cf Du Bellay, « Heureux qui<br />

comme Ulysse... ») et du barbare, <strong>de</strong> la brute, <strong>de</strong> l’homme violent, insaisissable parce que<br />

mobile, l’ogre aux « bottes <strong>de</strong> 7 lieux » qui transgressait l’espace et la morale <strong>de</strong>s sociétés<br />

dans le comte du « Petit Poucet » ou du « Chat botté ».<br />

II - CHAMP DE DISPERSION DE L’USAGE DE LA REFERENCE A L’UTOPIE DANS LES OUVRAGES<br />

SCIENTIFIQUES OU PARA-SCIENTIFIQUES<br />

On pouvait s’attendre à ce que le champ <strong>de</strong> dispersion <strong>de</strong> la référence à l’Utopie dans les<br />

discours scientifiques soit plus restreint que dans le corpus précé<strong>de</strong>nt, qu’il soit plus resserré<br />

autour <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong> préciser la référence à l’utopie par l’exercice académique <strong>de</strong> la<br />

définition. Les références bibliographiques signalées en bibliographie démontrent en effet que<br />

l’Utopie est bien un « objet » scientifique, intéressant historiens, philosophes, urbanistes,<br />

sémiologues, politologues.<br />

Mais, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce premier groupe d’auteurs (un peu plus d’une vingtaine recensés 66) les<br />

ouvrages qui incluent une ou leur définition <strong>de</strong> l’utopie ou qui se présentent comme <strong>de</strong>s essais<br />

dont le principal argument est l’utopie semblent loin <strong>de</strong> constituer la majorité <strong>de</strong>s titres<br />

recensés à partir <strong>de</strong> la banque <strong>de</strong> donnée bibliographique « Alapage » :<br />

On retrouve en fait une distribution en association thématique qui recoupe assez bien celle<br />

effectuée à partir <strong>de</strong>s articles du Mon<strong>de</strong>.<br />

Registres thématiques (ordre décroissant)<br />

1. Pério<strong>de</strong>, événement ou personnage historique référé à un mouvement utopique,<br />

2. Pays, lieux géographiques d’une expérience politique référée à l’utopie<br />

3. Essai politique, manifeste, exposé <strong>de</strong> principes<br />

4. Rationalité, technologie, progrès, organisation<br />

5. Littérature, figure discursive, langage<br />

6. La ville, les figures urbaines, l’urbanisme, l’aménagement<br />

7. Les religions, les sectes, les croyances<br />

8. Exercice du gouvernement<br />

9. psychologie, psychiatrie, étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s comportements<br />

10.Santé, Education, Formation<br />

11.Métho<strong>de</strong>, pratique scientifiques, procédé heuristique<br />

12.Les voyages, l’aventure, l’exotisme, les grands voyageurs, les découvreurs, les<br />

conquérants<br />

13.L’environnement, la nature<br />

14.L’art, la culture, la littérature, l’imaginaire<br />

1 - Polarisation du champ discursif utopique<br />

66 Ce recensement n’est pas exhaustif. Réalisé à partir <strong>de</strong> requêtes sur les mots « utopie(s) » et « utopique(s), il<br />

n’a i<strong>de</strong>ntifié que les ouvrages comportant l’un <strong>de</strong> ces mots dans son titre.<br />

17


Les items communs sont nombreux et indiquent clairement que le champ <strong>de</strong> dispersion <strong>de</strong>s<br />

discours utopiques ne sont pas organisé sur le mo<strong>de</strong> stochastique. Pour acquérir un niveau <strong>de</strong><br />

légitimité qui ren<strong>de</strong> le discours intelligible, ce champ apparaît évi<strong>de</strong>mment polarisé par les<br />

travaux du groupe <strong>de</strong>s auteurs centraux mais se <strong>de</strong>ssinent à l’intérieur du champ <strong>de</strong> dispersion<br />

<strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> forces.<br />

S’il reste bien difficile <strong>de</strong> comparer ou <strong>de</strong> superposer tel ou tel <strong>de</strong> ces types <strong>de</strong> discours à<br />

propension utopique que l’on vient d’évoquer succinctement, il n’en reste pas moins que cet<br />

ensemble a priori disparate permet <strong>de</strong> distinguer quelques unes <strong>de</strong>s grands arguments sur<br />

lesquels s’appuie la plupart <strong>de</strong>s discours d’inspiration utopique :<br />

L’argument <strong>de</strong> la synthèse <strong>de</strong>s contraires, ce que Louis Marin appelle « l‘expression<br />

discursive du neutre » qui transparaît notamment dans les discours traitant <strong>de</strong> religion, <strong>de</strong><br />

croyance, <strong>de</strong> secte ;<br />

L’argument <strong>de</strong> la promesse, l’attente <strong>de</strong> la Parousie ou <strong>de</strong> la solution, également présent dans<br />

les discours sur la religion mais aussi dans ceux relatifs à l’histoire, à la science, à la<br />

technologie, à la mo<strong>de</strong>, à la publicité et à la politique ;<br />

L’argument <strong>de</strong> la rationalité, qui apparaît comme principe et qui est au cœur du discours sur<br />

les techniques, sur la science, la santé et, à un <strong>de</strong>gré moindre sur la décision politique ;<br />

L’argument <strong>de</strong> la contestation dont le centre <strong>de</strong> gravitation est occupé par les discours<br />

politiques, par les pratiques sociales marginales, revendicatrices et aussi par les voyages ;<br />

L’argument initiatique, que l’on retrouve dans les discours sur l’éducation, sur l’adolescence<br />

et sur les voyages<br />

L’argument <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong>, qui est un type <strong>de</strong> discours plutôt tenu par les scientifiques,<br />

l’utopie étant alors un modèle, un exposé <strong>de</strong> cas exemplaire, aux vertus pédagogiques et<br />

heuristiques.<br />

En définitive, les arguments, les attributs, les qualités ou les principes et les objets <strong>de</strong>s<br />

discours utopiques semblent converger vers trois ensembles dans lesquels la référence à la<br />

figure et au discours utopique sert le plus souvent comme « méta-discours », usent, dans leurs<br />

formes d’énonciation, <strong>de</strong> nombreuses métaphores, <strong>de</strong> nombreuses métonymies, synecdoques,<br />

périphrases... comme si leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> construction rendait possible et opératoire un discours<br />

sur le discours, une mise à distance du discours par le discours et par la pratique, une<br />

objectivation du discours, une critique discursive du discours....<br />

On peut dès lors considérer que l’utopie constitue une propension ou une tentative à chaque<br />

fois individuelle <strong>de</strong> réhabiter un espace mental, imaginaire, figuratif et discursif (la mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

« journaux intimes » pourrait-elle être considérée comme un signe <strong>de</strong> cette propension ?), <strong>de</strong><br />

reconstruire un univers à sa mesure, un mon<strong>de</strong> pour soit, et qu’il y ait autant d’utopie que <strong>de</strong><br />

tels désirs. Qu’il y ait d’évi<strong>de</strong>ntes récurrences entre tels ou tels d’entre eux serait alors à<br />

référer à l’ensemble <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> culturalisation et <strong>de</strong> socialisation et serait à fouiller dans<br />

la construction <strong>de</strong> la personnalité et l’éducation <strong>de</strong>s individus.<br />

18


Cette reconstruction, qui est aussi une recréation et une récréation, dans le sens où elle se<br />

présente comme une mise à l’écart volontaire ou involontaire <strong>de</strong>s contraintes <strong>de</strong> la vie<br />

quotidienne, un retrait éphémère, peut dès lors passer par <strong>de</strong>s cheminements très divers, <strong>de</strong> la<br />

pratique du tourisme et <strong>de</strong>s voyages à la consommation <strong>de</strong> la télévision en passant la rédaction<br />

du journal intime, le simple fait <strong>de</strong> consulter régulièrement son horoscope ou <strong>de</strong> recourir à la<br />

voyance...<br />

Il serait vain <strong>de</strong> s’efforcer ici <strong>de</strong> cerner cet univers sémantique, par nature incertain, volatile,<br />

anarchique et souvent peu argumenté. Le recours au vocable utopique rend compte cependant<br />

<strong>de</strong> la quête d’une historicité, d’une légitimité culturelle, politique, sociale... qui est souvent<br />

déniée par les institutions politiques, académiques, sociales ou religieuses.<br />

2 - De trois principaux « méta-discours »<br />

1 - à qualifier <strong>de</strong>s mouvements contre-culturels, <strong>de</strong>s modèles sociaux alternatifs, contreinstitutionnels<br />

voire révolutionnaires.<br />

2 - à désigner un corps <strong>de</strong> doctrine politique et un modèle d’action sur la ville<br />

3 - comme modèle, référentiel ou heuristique dans la construction à la fois rhétorique et<br />

théorique <strong>de</strong> la production scientifique pour laquelle l’Utopie ne constitue pas la question<br />

centrale <strong>de</strong> la recherche (traitée par <strong>de</strong>s exemples, dans la troisième partie <strong>de</strong> ce rapport)<br />

2.1 - Le désir d’utopie, les mouvements contre-culturels, et les modèles sociaux alternatifs<br />

Pour traiter <strong>de</strong> cette question, on a choisi <strong>de</strong> laisser <strong>de</strong> côté les grands courants <strong>de</strong> pensée<br />

politique explicitement révolutionnaires telles que le socialisme, l’anarchisme, le libertarisme,<br />

le communisme... bien que sur ces questions, il y ait abondance d’emplois du terme<br />

« utopique », soit par les tenants, soit par les adversaires <strong>de</strong> ces mouvements. Ce choix se<br />

justifie du fait que cet aspect <strong>de</strong> la question est sans doute le plus connu, que l’emploi <strong>de</strong> la<br />

référence à l’utopie est souvent suffisamment argumentée pour être tenu, par certains, pour<br />

légitime, mais aussi par le fait que l’entreprise eut été nécessairement plus ambitieuse tant le<br />

corpus est vaste et chargé <strong>de</strong> polémiques.<br />

Dans la plupart <strong>de</strong>s cas qui se situent en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ces grands courants d’idées politiques, ces<br />

mouvements naissent d’un désir <strong>de</strong> liberté individuelle, <strong>de</strong> rupture avec la société, dans<br />

l’affichage d’une déviance vis à vis <strong>de</strong>s normes instituées, dans la provocation, la mise à<br />

distance du reste <strong>de</strong> la société... Ils justifient leur emprunt à l’utopie par l’usage <strong>de</strong> la<br />

métaphore <strong>de</strong> l’insularité, la recherche d’une homogénéité sociale censée procurer<br />

l’apaisement <strong>de</strong>s relations sociales, par la rhétorique du retournement/renversement <strong>de</strong>s<br />

valeurs, par la volonté <strong>de</strong> produire une philosophie qui ren<strong>de</strong> compte et justifie le mouvement<br />

en question... Mais la différence entre ces mouvements contre-culturels ou sociaux alternatifs<br />

et les grands courants d’idée politique provient sans doute en partie du fait d’une carence<br />

d’une philosophie civilisatrice réellement convaincante ou aboutie, ce qui les rend le plus<br />

souvent éphémères et condamne les plus persévérants <strong>de</strong>s adhérents à ces mouvements à la<br />

marginalité ou à la déviance.<br />

19


On peut citer quantité d’exemples contemporains qui correspon<strong>de</strong>nt à notre <strong>de</strong>scription<br />

rapi<strong>de</strong> : le communautarisme, le mouvement hyppie, le naturisme, le sectarisme, le spiritisme,<br />

le satanisme, le sadisme, le pornographisme... <strong>Au</strong>ssi curieux qu’il paraissent, ces<br />

« mouvements » se réclament ou se sont réclamé <strong>de</strong> l’utopie, ont fait maints emplois à la<br />

rhétorique du renversement <strong>de</strong>s valeurs sociales et <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s moraux, à la rhétorique <strong>de</strong> la<br />

révolution (la révolution sexuelle, notamment, <strong>de</strong> laquelle se réclamaient dans les années<br />

soixante-dix les premiers auteurs <strong>de</strong> manifestes pornographiques) ont expérimenté <strong>de</strong>s<br />

modèles <strong>de</strong> communautés (les sectes, le naturisme), ont inventé <strong>de</strong> nouveaux langages ou <strong>de</strong><br />

nouveaux co<strong>de</strong>s langagiers, ont puisé pour se justifier dans <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> référence plus ou<br />

moins anciens, dont certains « officiellement » utopiques (tels que les écrits <strong>de</strong> Charles<br />

Fourrier pour ce qui avait trait à la révolution sexuelle)...<br />

Ces mouvements correspon<strong>de</strong>nt à une vision ou une interprétation alternatives du mon<strong>de</strong>.<br />

Face à la victoire, au moins dans les pays occi<strong>de</strong>ntaux, d’une interprétation positiviste du<br />

mon<strong>de</strong>, conjointement au déclin <strong>de</strong>s religions instituées, l’utopie procè<strong>de</strong> d’un<br />

réenchantement du mon<strong>de</strong>. Elle rejoint en cela tout une série <strong>de</strong> mouvement qui permettent <strong>de</strong><br />

réaliser un mon<strong>de</strong> égo-centré, à sa mesure et à sa loi.<br />

Le naturisme apparaît comme une synthèse <strong>de</strong> tendances communautaristes et primitivistes. Il<br />

ne s’agit pas réellement d’un discours sur les bienfaits d’un nouveau mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, mais d’une<br />

distanciation avec le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie « normale ». Dans ce mon<strong>de</strong> alternatif, il semble qu’il soit<br />

plus facile <strong>de</strong> négocier sa place que dans la société « extérieure » ne serait-ce que parce que les<br />

co<strong>de</strong>s sociaux affichés par les vêtements sont censés n’avoir plus <strong>de</strong> sens et parce que la<br />

communauté, par nature, est à une échelle plus réduite. Les communautés naturistes sont assez<br />

souvent exclusives, elles disposent <strong>de</strong> leurs propres médias, d’un fond philosophique ou<br />

scientifique qu’elles considèrent comme légitime, avec pour les naturistes français, <strong>de</strong>s<br />

auteurs tels que le géographe Elisée Reclus (dans son ouvrage "L'Homme et la terre", un<br />

chapitre est consacré à « La question <strong>de</strong>s vêtements et <strong>de</strong> la nudité » où il affirme que la nudité<br />

est plus hygyénique que le fait <strong>de</strong> se vêtir, plus subversif aussi, il convient <strong>de</strong> se rappeler que<br />

Reclus était anarchiste) ; ou encore E. Armand, qui, dans L'Encyclopédie anarchiste, en 1934,<br />

déclarait que « le nudisme est, individuellement et collectivement, un moyen d'émancipation<br />

<strong>de</strong>s plus puissants . Il nous apparaît comme tout autre chose qu'un exercice hygiénique<br />

relevant <strong>de</strong> la culture physique ou un renouveau "naturiste". Le nudisme est, pour nous, une<br />

revendication d'ordre révolutionnaire. Révolutionnaire sous un triple aspect d'affirmation, <strong>de</strong><br />

protestation, <strong>de</strong> libération » 67.. La dimension communautaire est souvent clairement affichée,<br />

au point qu’il soit parfois nécessaire <strong>de</strong> lui attribuer un statut juridique (du type association).<br />

Ces communautés se barrica<strong>de</strong>nt assez souvent (s’insularisent), portent <strong>de</strong>s noms fortement<br />

évocateurs <strong>de</strong> la référence à l’utopie (Héliopolis, Héliovillage, Port Vénus, les jardins <strong>de</strong> la<br />

Palmeraie constituent ainsi les sites où se trouvent les logements pour naturistes<br />

commercialisés par l’«Agence Geneviève Naturisme » du Cap d’Ag<strong>de</strong> ; édictent <strong>de</strong>s<br />

règlements, ou produisent <strong>de</strong>s « valeurs » <strong>de</strong> vie en commun spécifiques («Le<br />

naturisme/nudisme est une manière <strong>de</strong> vivre en harmonie avec la nature, caractérisée par une<br />

pratique <strong>de</strong> la nudité en commun, qui a pour but <strong>de</strong> favoriser le respect <strong>de</strong> soi-même, le<br />

respect <strong>de</strong>s autres et le soin pour l'environnement» -Fédération Naturiste Internationale,<br />

congrès <strong>de</strong> 1996-), désignent les personnes du mon<strong>de</strong> extérieur par <strong>de</strong>s termes spécifiques (les<br />

67 Texte extrait <strong>de</strong> l'étu<strong>de</strong> "Communautés, naturiens, végétariens, végétaliens, crudivégétaliens dans le<br />

mouvement anarchiste français" Invariance, supplément au n° 9 janvier 1994<br />

20


« textiles » par exemple pour ceux qui, sur la plage, conservent un pièce minimale <strong>de</strong><br />

vêtement).<br />

L’utopie est alors souvent substituée ou associée à un ensemble <strong>de</strong> mots assez disparate (qu’il<br />

ne s’agit pas <strong>de</strong> hiérarchiser): fantastique, onirique, étrange, mythique, légendaire, imaginaire,<br />

curiosités, irréalité, dangerosité... et renvoie à <strong>de</strong>s thématiques diversifiées telles que celles<br />

relatives aux fantasmes, au rêves, à l’inconscient, à l’érotisme, au sectarisme mais aussi à<br />

l’univers <strong>de</strong> la création culturelle par la poésie, la littérature romanesque, la littérature <strong>de</strong><br />

science fiction, voire les arts plastiques... L’utopie correspond alors à une quête, celle <strong>de</strong><br />

l’ailleurs, <strong>de</strong> l’évasion (c’est l’utopie du voyage, <strong>de</strong> « l’embarquement pour Cythère », <strong>de</strong><br />

l’exotisme) ; du passé, <strong>de</strong> l’enfance (le folklore est souvent associé à l’utopie ou l’utopie au<br />

folklore, tant le folklore peut être appréhendé comme la recréation <strong>de</strong> l’ailleurs dans le temps<br />

tandis que l’exotisme le serait dans l’espace), du paranormal, du légendaire, du merveilleux...<br />

2. 2 - De l’urbanité <strong>de</strong>s utopies ?<br />

L’Utopie est souvent associée à la question urbaine. Guy Bureau, par exemple, insistant sur la<br />

différence entre l’E<strong>de</strong>n et l’Utopie, rappelle que le premier est le jardin <strong>de</strong> Paradis tandis que<br />

le second est le mon<strong>de</strong> réglé et artificiel <strong>de</strong>s villes. Cette analyse ne fait toutefois pas<br />

l’unanimité, certains auteurs (tels que Ricardo Mariani ou Paul Blanquart) voyant dans<br />

l’Utopie tout autre chose qu’un objet urbain. Comme si l’utopie, sous une forme qui rappelle<br />

la ville, signifiait bien autre chose, l’anti-ville ou la non-ville en fait.<br />

Si l’on admet que l’Utopie fonctionne en référence à la ville, soit comme projet spécifique <strong>de</strong><br />

ville soit comme projet <strong>de</strong> non-ville, se pose un premier problème qui tient à la perte<br />

progressive <strong>de</strong> sens du mot ville lui-même, jusqu’au point ou, par métonymie, la ville désigne<br />

en fait la société dans sa totalité. Dans le même temps, la quête proclamée d’utopie signifie<br />

une prise <strong>de</strong> distance, une mise à l’écart volontaire non seulement <strong>de</strong> la ville mais aussi <strong>de</strong> la<br />

société. Un exemple particulièrement significatif pourrait être celui <strong>de</strong>s « gated cities ». Peu<br />

importe que le principe ne soit pas aussi récent que le donnent à voir les discours alarmistes <strong>de</strong><br />

certains politiques pour lesquels ce processus constitue un risque <strong>de</strong> dérogation dans le pacte<br />

républicain égalitaire et pour les médias pour lesquels il est le signe flagrant d’une crise<br />

urbaine caractérisée par la montée <strong>de</strong>s insécurités. Ce qui est intéressant, c’est que le concept<br />

même <strong>de</strong> « gated cities » connaisse aujourd’hui un tel succès qu’il se traduise directement<br />

dans <strong>de</strong>s pratiques socio-spatiales que l’on peut considérer, dans une large mesure, comme<br />

anti-urbaines.<br />

Le discours utopique sur la ville permet d’introduire une distance à l’objet urbain, elle pourrait<br />

rendre possible d’éviter ce que Philippe Genestier appelait « les conséquences idéologiques <strong>de</strong><br />

l’imposition d’une figure hypostasiée <strong>de</strong> la ville érigée au statut <strong>de</strong> référent socio-politique » 68<br />

Sous réserve d’une possible conclusion...<br />

68 Philippe Genestier ; Le vocable ville : métonymie, antiphrase, euphémisme, In N. Haumont, Faire, vivre, dire<br />

la ville, P. 289.<br />

21


Si l’on admet que le mot utopie ait évolué avec les multiples usages qui n’ont eu <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong><br />

transformer son sens primitif, il semble que l’on puisse synthétiser notre parcours en<br />

considérant que la production utopique <strong>de</strong> la ville puisse être appréhendée comme un corps <strong>de</strong><br />

doctrine politique et un modèle d’action sur la ville. A l’instar <strong>de</strong> Paul Ricoeur, on peut<br />

s’interroger sur l’émergence d’une idéologie « sur » et « <strong>de</strong> » la ville. Mais, comme le rappelle<br />

opportunément cet auteur, l’utopie n’est pas l’idéologie et réciproquement. L’idéologie<br />

urbaine est le reflet <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’appréhension et <strong>de</strong>s grilles <strong>de</strong> lecture <strong>de</strong> la ville<br />

contemporaine mais n’est guère capable <strong>de</strong> maintenir son objet à distance, <strong>de</strong> produire une<br />

critique <strong>de</strong> son propre discours.... à la différence <strong>de</strong> l’utopie. L’utopie fonctionne aussi comme<br />

un miroir, elle reflète les questions fondamentales, notamment d’ordres scientifiques et<br />

pratiques, que l’on se pose (questions qui peuvent être très diverses : sur la sécurité, sur la<br />

dilution du lien social, sur la « mixité » sociale ou intergénérationnelle, sur l’accès aux<br />

services publics....) dans <strong>de</strong>s contextes géographiques et historiques précis. Elle sous-tend et<br />

constitue le substratum à partir <strong>de</strong>squelles se constituent les capacités <strong>de</strong>s acteurs à concevoir<br />

<strong>de</strong> nouvelles solutions.<br />

L’élaboration <strong>de</strong> cette doctrine ne consiste pas à proposer <strong>de</strong>s solutions simplistes à <strong>de</strong>s<br />

questions complexes mais à valoriser, autour <strong>de</strong> la mise en œuvre <strong>de</strong> solution(s), un effort<br />

d’inventivité voire <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> risques politiques.<br />

La production utopique pourrait se concevoir comme l’expression discursive et comme l’outil<br />

stratégique <strong>de</strong> la mise en œuvre d’un projet <strong>de</strong> nouvelle société, en rupture avec celles qui<br />

préexistaient comme avec celles qui l’environnent. La question du ou <strong>de</strong>s territoires <strong>de</strong> la<br />

production urbaine utopique est fondamentale. La territorialité <strong>de</strong> la production utopique se<br />

justifie notamment par l’affichage <strong>de</strong>s singularités, <strong>de</strong> différences et se signifie par l’érection<br />

<strong>de</strong> limites ou <strong>de</strong> frontières entre l’espace travaillé par la production utopique et celui qui ne<br />

l’est pas.<br />

L’alternative urbaine peut être analysée comme le résultat d’un projet politique qui trouve une<br />

partie <strong>de</strong> son inspiration dans le genre utopique. La définition territoriale <strong>de</strong> cette alternative<br />

permet d’envisager « la construction spatiale du fait social » sous l’angle d’un paradoxe<br />

apparent : si l’utopie est, traditionnellement et étymologiquement un « non lieu », la<br />

production utopique ne saurait évacuer aussi simplement la question <strong>de</strong> la territorialité.<br />

Nous considérons la question <strong>de</strong> la production utopique à la fois comme la résultante d’un<br />

projet politique à caractère alternatif et comme la résultante <strong>de</strong> pratiques socio-spatiales<br />

innovantes.<br />

La question <strong>de</strong> la production <strong>de</strong> l’urbain peut ainsi être envisagée sous l’angle <strong>de</strong> la<br />

production utopique. L’intérêt <strong>de</strong> ce « détour » 69 du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la recherche consiste à :<br />

i<strong>de</strong>ntifier les mo<strong>de</strong>s d’élaboration d’une nouvelle idéologie urbaine, d’un corps <strong>de</strong> doctrine<br />

qui construit un ou plutôt <strong>de</strong>s modèles archétypiques <strong>de</strong> ville ;<br />

<br />

69 Nous utilisons ce terme dans le sens que lui a donné Georges Balandier, In Le détour, pouvoir et mo<strong>de</strong>rnité,<br />

Ed. Fayard 1987.<br />

22


mettre en perspective une lecture critique <strong>de</strong> la société, une i<strong>de</strong>ntification par les acteurs <strong>de</strong><br />

la production urbaine <strong>de</strong>s problèmes fondamentaux à partir <strong>de</strong>squels les solutions sont<br />

élaborées. La production utopique <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong>vient dès lors un diagnostic territorial tandis<br />

que les grands axes <strong>de</strong> ce diagnostic sont le préalable, annonciateur <strong>de</strong>s solutions qui seront<br />

élaborées puis, le cas échéant, mises en œuvre ;<br />

mettre l’accent sur <strong>de</strong>s cas qui sont à la fois très spécifiques mais qui sont aussi <strong>de</strong>s<br />

expérimentations socio-spatiales in vivo. Il s’agit alors <strong>de</strong> s’intéresser aux conditions <strong>de</strong><br />

mise en œuvre <strong>de</strong>s solutions envisagées, <strong>de</strong> la conception à la réalisation, en passant par les<br />

étapes <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> décision, <strong>de</strong> négociation avec les différentes partenaires et <strong>de</strong><br />

l’adhésion/participation ou non <strong>de</strong>s populations<br />

Se dégagent ainsi, au sein <strong>de</strong> la production utopique, trois temporalités ou séquences<br />

spécifiques, temporalités qui, par ailleurs portent ou conditionnent <strong>de</strong>s logiques particulières :<br />

production d’un discours <strong>de</strong> rupture<br />

production d’un modèle alternatif<br />

confrontation au réel par la mise en œuvre du projet.<br />

A l’intérieur <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong> ces séquences, la production utopique peut être œuvre collective,<br />

objet <strong>de</strong> négociations, d’ajustements, <strong>de</strong> conflits...La distorsion entre le projet initial et le<br />

projet réalisé peut, dans certains cas signaler le délitement <strong>de</strong> l’esprit utopique (la<br />

confrontation au réel, au travers <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> mise en œuvre du projet <strong>de</strong>vient ainsi une<br />

sorte d’évaluation pragmatique). Dans d’autres cas, c’est précisément au cœur <strong>de</strong>s procédures<br />

<strong>de</strong> mise en œuvre que se développe une référence à l’utopie (quand, par exemple, il s’agit <strong>de</strong><br />

convier les populations à participer à l’élaboration même du projet ; le projet lui-même étant<br />

dès lors moins travaillé par l’utopie que les conditions <strong>de</strong> sa mise en œuvre).<br />

23


MATERIEL BIBLIOGRAPHIQUE DE LANGUE FRANÇAISE UTILISEE POUR CETTE ETUDE<br />

Les ouvrages qui abor<strong>de</strong>nt le problème <strong>de</strong> la définition <strong>de</strong> l’utopie<br />

• Munster Arno, Figures <strong>de</strong> l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Ed. <strong>Au</strong>bier, 1985<br />

• Ernts Bloch, L’esprit <strong>de</strong> l’utopie, 1977<br />

• Françoise Choay, Urbanisme, utopies et réalités, Le Seuil, Coll. Points, 1965<br />

• Emil-Michel Cioran, Histoire et Utopie, Gallimard, 1987<br />

• Jean Georges, Voyages en utopies, Gallimard, Coll. Découvertes, 1997<br />

• Jean-Yves Lacroix, L’utopie, Bordas, philosophie présente, 1994<br />

• Gilles Lapouge, Utopie et civilisation, Flammarion, 1991<br />

• Louis Marin, Utopiques, jeux d’espaces, ed. Minuit, 1973.<br />

• Thomas More, L’Utopie ou le traité <strong>de</strong> la meilleure forme <strong>de</strong> gouvernement, Flammarion,<br />

Ed. 1987 (rééd.).<br />

• Thierry Paquot, L’utopie : l’idéal piégé, Hatier, Optique, 1996<br />

• Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Le Seuil, La couleur <strong>de</strong>s idées, 1997.<br />

• Michèle Riot Sarcey, Le réel <strong>de</strong> l’utopie : essai sur la politique au XIXème siècle, Albin<br />

Michel, 1998.<br />

• Frédéric Rouvillois, L’Utopie, Flammarion, 1998<br />

• Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies, PUF, 1950.<br />

• Jean Servier, Histoire <strong>de</strong> l’utopie, Gallimard, Folio Essais, 1991 (rééd.)<br />

• Raymond Trousson, D’Utopie et d’utopistes, L’Harmattan, 1998<br />

• Pierre Versins, Outrepart, anthologie d’utopies, Age d’Homme/critiques, comment.<br />

• Jean-Jacques Wunenburger, L’Utopie ou la crise <strong>de</strong> l’imaginaire, Ed. universitaires, 1979.<br />

Essais dont l’argument principal est le recours à l’utopie -sélection-<br />

• F. Ainsa F., La reconstruction <strong>de</strong> l’utopie, Ed. Arcantère, 1997.<br />

• Pierre Barbéris, Prélu<strong>de</strong> à l’utopie, Puf<br />

• Hakim Bey ; Taz, zone autonome temporaire : utopies pirates et web ; L’Eclat/Essais,<br />

nouvelles<br />

• Y. Friedmann ; Les utopies réalisables, Union général d’éditions, Coll. 10/18, n°997, 1975.<br />

• C. Imbroscio C. (dir.), Requiem pour l’utopie ? Tendances auto<strong>de</strong>structrices du paradigme<br />

unique, Ed. Goliardica Nizet, 1986.<br />

• Pour une utopie réaliste, autour d’Edgar Morin, Rencontres <strong>de</strong> Chateauvallon, Arléa 1996.<br />

Ouvrages utilisant la référence à l’utopie mais dont l’objet centrale n’est pas l’utopie<br />

« académique » - liste indicative/ extraite d’un ensemble comprenant plus <strong>de</strong> 200<br />

références.<br />

• Acat ; Abolir la torture : une utopie ? ; Ed. Le Félin,<br />

• Matoko Adouard ; Afrique par les Africains, utopie ou révolution ; L’Harmattan,<br />

Essais/Nouvelles<br />

• Philippe-J Bernard ; De l’utopie mo<strong>de</strong>rne et <strong>de</strong> ses perversions ; Puf/Histoire<br />

• Jean-Marc Berthoud ; L’Ecole et la famille contre l’utopie ; Age d’Homme<br />

• Michel Bouille ; L’Ecole, histoire d’une utopie ? ; Ed. Rivages<br />

24


• Alain Bron, <strong>de</strong> Gaulejac ; La gourmandise du tapir : utopie, management, informatique ;<br />

• Olivier Carré ; L’utopie islamiste dans l’Orient arabe ; Presses <strong>de</strong> Sciences Po<br />

• Jorge Castaneda ; L’utopie désarmée : l’Amérique latine après la guerre froi<strong>de</strong> ; Grasset et<br />

Fasquelle<br />

• Collectif ; Albanie, Utopie ; <strong>Au</strong>trement/Le Mon<strong>de</strong><br />

• Thomas Coutrot ; L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ? ; La Découverte<br />

• Sergio Della Bernardina ; L’utopie <strong>de</strong> la nature : chasseurs, écologistes et touristes ; Imago,<br />

hors collection<br />

• René Dumont ; L’Utopie ou la mort ; Le Seuil, Coll. Points<br />

• Gustave N. Fischer ; Formation, quelle utopie ; EPI<br />

• Jean Gaumy, Yann Lar<strong>de</strong>au ; Les incarcérés. L’utopie pénitenciaire ; Cahiers du Cinéma,<br />

Ecrit sur l’image<br />

• Pierre Lamon<strong>de</strong>, Jean-Pierre Bélanger ; L’Utopie du plein emploi ; Boréal<br />

• René Letolle, Hocine Bendjoudi ; Histoire d’une mer au Sahara : utopies et politiques ; Ed.<br />

L’Harmattan<br />

• Klauss Mann ; Alexandre : roman <strong>de</strong> l’utopie ; Actes Sud/Solin<br />

• Armand Mattelart ; Histoire <strong>de</strong> l’utopie planétaire : <strong>de</strong> la cité prophétique à la société<br />

globale ; Ed. La Découverte<br />

• Daniel Mothe ; L’utopie du temps libre ; Le Seuil<br />

• Edgard Pisani ; L’utopie foncière, Gallimard<br />

• Jean-Clau<strong>de</strong> Polack, Danielle Sivadon ; L’intime utopie : travail analytique et processus<br />

psychotiques, Puf<br />

• Dominique Rossignol ; Histoire <strong>de</strong> la propagan<strong>de</strong> en France <strong>de</strong> 1940 à 1944 : l’Utopie<br />

Pétain, Puf<br />

• Klaus-Jur<strong>de</strong>n Sembach, Benedikt Taschen; Art nouveau : l’utopie <strong>de</strong> la réconciliation ;<br />

Gran<strong>de</strong> Collection, Architecture<br />

• Lucien Sfez ; La santé parfaite : critique d’une nouvelle utopie<br />

• Jean-Charles Sournia ; L’utopie <strong>de</strong> la santé ; Flammarion<br />

• Benjamin Stora, Zakya Daound, Ferhat Abbas, une utopie algérienne ; Ed. Denoël/Destins<br />

croisés<br />

• Gabriel Vahanian ; L’utopie chrétienne ; Desclée <strong>de</strong> Brouwer<br />

• Giancarlo Zizola ; L’utopie du pape Jean XXIII ; Le Seuil<br />

25


DEUXIEME PARTIE<br />

RELATIONS ENTRE UTOPIES ET RECHERCHE URBAINE<br />

Eléments <strong>de</strong> l’intervention orale <strong>de</strong> M. André Bruston au Séminaire sur les Utopies<br />

<strong>Urbain</strong>es, Pôle Ville <strong>de</strong> la Maison <strong>de</strong> la Recherche, mai 1998.<br />

Marie-Christine Jaillet : Quel est votre point <strong>de</strong> vue sur les rapports entre utopies et<br />

recherches urbaines sur la durée (y a-t-il <strong>de</strong>s cycles dans ce rapport?), sur la place du<br />

discours utopique dans cette recherche urbaine, sur ce qu'il a produit, son impact, ses effets<br />

sur la définition, la conduite <strong>de</strong> la recherche urbaine et ses problématiques ?<br />

La question est d'une telle ampleur qu'il me faudrait plus d'une heure pour y répondre. Je vais<br />

essayer <strong>de</strong> marquer simplement quelques limites dans cette affaire, car la recherche urbaine à<br />

laquelle je réfléchis ou sur laquelle je pourrais réfléchir, je la situe grosso-modo à partir du<br />

milieu <strong>de</strong>s années 60 jusqu'à aujourd'hui. Le minimum donc pour en parler, c'est d'en parler<br />

sur au moins 30 à 35 ans, sous peine <strong>de</strong> ne pas en parler sérieusement. De ce fait, vous<br />

admettrez que je ne pourrais pas parler <strong>de</strong> tout sur les 35 ans en question, c'est trop difficile.<br />

Quelques remarques quand même.<br />

Sur le débat d'abord, parce que le livre 70 est très intéressant et nous apporte une série <strong>de</strong><br />

choses et notamment l'extraordinaire variabilité <strong>de</strong> l'emploi que l'on peut faire aujourd'hui du<br />

terme. Est-ce que dans la recherche urbaine, on a été aussi varié? Oui, parfois, pas toujours; il<br />

y a eu quand même <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s où on a tenu à préciser les choses et à leur donner <strong>de</strong>s sens<br />

relativement clarifiés par rapport à d'autres notions. Alors, je vais commencer, en dire <strong>de</strong>ux<br />

mots, et j'expliquerai tout à l'heure pourquoi et comment cela s'est construit. Mais, simplement<br />

pour qu'on s'enten<strong>de</strong> déjà très précisément, il est clair qu'au moins dans mon point <strong>de</strong> vue et<br />

dans le point <strong>de</strong> vue qui a été exploité par les chercheurs à certaines époques, le décalage<br />

majeur d'un point <strong>de</strong> vue notionnel se trouvait entre les approches <strong>de</strong> l'idéologie et <strong>de</strong>s<br />

idéologies d'une part et les approches à caractère utopique d'autre part.<br />

Cette distinction là est importante ne fut-ce que parce que nous étions dans les sciences<br />

sociales <strong>de</strong>puis longtemps, dans <strong>de</strong>s champs d'approche fondamentale sur ces différents points<br />

<strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> 30 ans. Quand je me situe en 1970, il y a plus <strong>de</strong> 30 à 40 années <strong>de</strong> travaux, <strong>de</strong><br />

réflexions qui ont essayé d'éclairer les écarts existants entre les différents champs <strong>de</strong> la<br />

croyance et les différents champs <strong>de</strong> la conviction... Ainsi, c'est vrai que d'une certaine<br />

manière, pour aller très vite, on pourrait dire que du côté <strong>de</strong> l'idéologie, on faisait basculer ce<br />

qui était <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> ce que l'on croit qui viendra avec une conviction collective <strong>de</strong> ce que<br />

cela viendra bien et que cette croyance là est capable d'accumuler les éléments rationnels <strong>de</strong> sa<br />

conviction. Alors que ce qui était "embarqué" du côté <strong>de</strong>s approches plus utopiques, renvoyé<br />

au caractère plus fondateur <strong>de</strong>s utopies, c'est-à-dire à leur capacité <strong>de</strong> donner du sens, d'être<br />

apte à faire basculer <strong>de</strong>s situations, <strong>de</strong>s fondations, était par conséquent, par bien <strong>de</strong>s aspects,<br />

70 Utopies <strong>Urbain</strong>es, édition préparée par E. <strong>Eveno</strong>, Coll. « Villes et Territoires », n°11, Presses Universitaires<br />

du Mirail, 1998.<br />

26


plus <strong>de</strong> l'ordre, au sens <strong>de</strong> Bataille, <strong>de</strong> la souveraineté que <strong>de</strong> l'ordre du pouvoir. Ce sont là<br />

juste quelques petits éléments, j'expliquerai tout à l'heure pourquoi.<br />

Je reviens à ce qu'on pourrait essayer <strong>de</strong> faire et c'est un programme <strong>de</strong> travail qui serait tout à<br />

fait intéressant. Je vais répondre à ce que me <strong>de</strong>mandait Marie-Christine Jaillet, sur les<br />

relations entre les approches utopiques et la recherche urbaine.<br />

Il y a du côté <strong>de</strong>s fonctionnements <strong>de</strong> l'urbain et <strong>de</strong>s villes un certain nombre <strong>de</strong> ruptures et <strong>de</strong><br />

ruptures suffisamment fortes pour que l'on comprenne que les systèmes <strong>de</strong> pensée eux-mêmes<br />

se situent en rupture et que les chercheurs ne sont pas dans <strong>de</strong>s phases <strong>de</strong> continuité, comme si<br />

les systèmes urbains et les villes n'étaient pas eux-mêmes en rupture.<br />

Cela peut s'expliquer parce que toute une part <strong>de</strong> la pensée urbaine dans la recherche urbaine<br />

française doit beaucoup au glissement opéré après la reconstruction, vers l'urbanisation <strong>de</strong><br />

masse, avec les interrogations qui ont pu être celles <strong>de</strong> la première pério<strong>de</strong>, notamment autour<br />

<strong>de</strong> Chombart <strong>de</strong> Lauwe, autour d'un certain type <strong>de</strong> culturalisme, <strong>de</strong> l'approche <strong>de</strong> sociologie<br />

urbaine et <strong>de</strong> l'héritage <strong>de</strong> la géographie urbaine française. Celle-ci est considérable et elle<br />

faisait penser que l'on allait peut-être avoir pour les villes <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> redéveloppement<br />

qui échappent à la simple reconduction, qui rentrent dans <strong>de</strong>s phases <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, telles<br />

qu'on pouvait les penser dans notre pays, notamment autour <strong>de</strong> la planification.<br />

Rappelez-vous tous les travaux sur les comptes <strong>de</strong> la puissance, tous les travaux effectués sur<br />

la planification à la française dans les années 50 et 60 qui montrent <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce que la<br />

question urbaine n'est absolument pas séparable <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong>s autres questions du projet<br />

social et du projet politique national. Cela ne veut pas dire pour autant que c'est dans le<br />

champ <strong>de</strong> l'utopie. On peut montrer assez facilement que par exemple, parmi les principaux<br />

travaux comme ceux <strong>de</strong> Chombart ou d'Henri Coing à la fin <strong>de</strong>s années 60, <strong>début</strong> <strong>de</strong>s 70, qui<br />

appartiennent à <strong>de</strong>s courants proches à l'époque, on n'est pas dans le champ <strong>de</strong> l'utopie, on est<br />

dans un champ qui conjugue à la fois le projet d'une rationalisation à la fois économique,<br />

sociale et urbaine et une entrée dans la mo<strong>de</strong>rnité.<br />

Je ne dirais rien sur la mo<strong>de</strong>rnité, même si c'est un débat sociologiquement contemporain très<br />

dur et difficile à éclairer. Je dirais que ce qui, pour l'étranger et pour beaucoup d'autres<br />

partenaires <strong>de</strong> la recherche urbaine a été le plus marquant, ça a été la rupture introduite après<br />

mai 68 par l'irruption, sur un terrain que l'on croyait à peu près bien balisé, d'un nombre<br />

croissant <strong>de</strong> chercheurs empruntant aux approches post-marxistes l'essentiel <strong>de</strong> leur vision <strong>de</strong>s<br />

choses. Or cette vision-là peut-elle être d'une manière ou d'une autre analysée au regard <strong>de</strong>s<br />

principes utopiques ou idéologiques? De toute évi<strong>de</strong>nce, c'est d'abord dans le champ<br />

idéologique qu'il faut l'inscrire. Il est clair que ce champ d'approche qui se veut<br />

fondamentalement critique démonte et tend à démonter systématiquement la manière dont<br />

l'Etat et dont le capitalisme monopoliste <strong>de</strong> l'Etat avait effectivement saisi la ville et tendait à<br />

la construire suivant ses propres principes avec un certain nombre <strong>de</strong> mécanismes<br />

extrêmement brutaux <strong>de</strong> l'exercice du pouvoir fondé sur les mécanismes capitalistiques et<br />

financiers notamment, mais aussi sur le pur et simple pouvoir d'un Etat qui construit <strong>de</strong>s<br />

administrations soli<strong>de</strong>s et efficaces (c'est la création du ministère <strong>de</strong> l'Equipement en 1967 qui<br />

en était un bon indice). Pendant plusieurs années, on a le sentiment que la question <strong>de</strong>s villes<br />

est entre les mains <strong>de</strong> l'Etat, elle n'est plus entre les mains ni <strong>de</strong>s élus locaux, ni <strong>de</strong>s<br />

populations. La vision qu'en donne la recherche urbaine est fondamentale, une vision <strong>de</strong><br />

violence, violence exercée pendant plusieurs années par les moyens <strong>de</strong> l'Etat et une vision <strong>de</strong><br />

27


violence technique complètement technicisée dans laquelle effectivement les ingénieurs<br />

portent une conception <strong>de</strong> la ville technologisée, mo<strong>de</strong>rne, dont les techniques permettront <strong>de</strong><br />

résoudre les problèmes les plus importants.<br />

Alors c'est vrai qu'il y a d'abord le fait qu'en matière <strong>de</strong> logement et d'habitat, la construction<br />

extrêmement rapi<strong>de</strong> d'un certain nombre <strong>de</strong> grands quartiers dans les gran<strong>de</strong>s villes (exemple<br />

du Mirail) montre qu'il y a une efficacité technique; on ne va pas faire comme si elle n'y était<br />

pas. Simplement, est-ce qu'elle est <strong>de</strong> l'ordre à nouveau <strong>de</strong> l'idéologie <strong>de</strong> l'utopie? Là, j'aurai<br />

tendance à dire qu'il y a effectivement un vrai problème qui est <strong>de</strong> l'ordre non pas <strong>de</strong> l'utopie<br />

au sens littéraire, mais <strong>de</strong> l'utopie au sens limité <strong>de</strong> la représentation du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> la<br />

cosmogonie ingénieuriale indiscutablement: il faut aller chercher du côté <strong>de</strong> ce qui est<br />

construit dans l'esprit <strong>de</strong> l'ingénierie comme une vision du mon<strong>de</strong> qui donne sens aux choses,<br />

au mon<strong>de</strong> et donc à la ville et aux urbains pour peut-être dire qu'il y avait une utopie technique<br />

dans la manière <strong>de</strong> concevoir la ville à la fin <strong>de</strong>s années 60-<strong>début</strong> <strong>de</strong>s années 70. D'une<br />

certaine manière, la Z.U.P., la Z.A.D., la Z.A.C., tous les outils techniques semblaient pouvoir<br />

donner sens à ce que serait la Ville et à ce que serait la vie urbaine elle-même, auxquelles les<br />

habitants auraient pu peut-être d'une certaine manière se soumettre. Mais je ne le garantis pas,<br />

il faut aller voir. Mais les travaux, vous le savez, sur l'irrationalisme réel <strong>de</strong> la pseudorationalité<br />

technique ont été non moins nombreux dans la même pério<strong>de</strong> ou juste après. La<br />

recherche urbaine a produit toute une série <strong>de</strong> travaux critiques <strong>de</strong> la rationalité technique. On<br />

est donc dans un champ qui là montre que la notion d'utopie pouvait être exploitée au mieux.<br />

Deuxième gran<strong>de</strong> pério<strong>de</strong> du champ critique, toujours au milieu <strong>de</strong>s années 70, mais<br />

complètement différent <strong>de</strong> celui du post-marxisme qui avait emprunté beaucoup aux travaux<br />

<strong>de</strong> Foucault: ce sont l'ensemble <strong>de</strong>s travaux sur les équipements du pouvoir, sur les écarts<br />

formidables existant entre l'expression <strong>de</strong> la souveraineté démocratique et l'expression <strong>de</strong>s<br />

pouvoirs technocratiques avec les valeurs qui y sont attachées et avec les éléments d'analyse<br />

qui empruntent beaucoup à Nietzche; ceux-ci sont effectivement un champ théorique assez<br />

englobant, assez puissant, qui se saisit non seulement <strong>de</strong>s fonctionnements techniques, mais<br />

aussi <strong>de</strong> ce que pour une population donnée, un groupe social, il y a <strong>de</strong>s significations<br />

morales, <strong>de</strong>s significations d'une éthique fondamentale qui donnent prise ou pas à l'exercice<br />

<strong>de</strong>s pouvoirs. Et on l'a dit tout à l'heure, il y a bien entendu à travers ce courant, toute une série<br />

<strong>de</strong> pointages, le doigt est mis sur un certain nombre <strong>de</strong> phénomènes utopiques.<br />

Nous connaissons tous les travaux <strong>de</strong> Foucault qui ont inspiré pour une part un autre type<br />

d'approche urbaine, qui, à la différence <strong>de</strong> la vision marxiste précé<strong>de</strong>nte, expose un certain<br />

souci du passage à l'acte et du passage à l'acte du petit groupe, presque individuel. Il y a <strong>de</strong>s<br />

projets, comme par exemple un projet que vous pourriez appelé utopique à l'intérieur <strong>de</strong> la<br />

ville nouvelle <strong>de</strong> Marne la Vallée qui est fondé sur ce courant. Il y a un projet <strong>de</strong> résistance à<br />

l'emprise <strong>de</strong>s pouvoirs rénovateurs dans le XIIIe arrondissement qui appartient à ce courant <strong>de</strong><br />

recherche. Donc ce courant <strong>de</strong> recherche a mis en place plusieurs opérations dans lesquelles il<br />

y avait le sentiment qu'on pourrait trouver <strong>de</strong>s formes collectives, participatives, citoyennes,<br />

résistant à ce que l'on dénonçait par ailleurs comme étant une action d'un Etat tout puissant. Je<br />

prendrais comme exemple l'opération Vercingétorix à Paris qui est bien connue et dans<br />

laquelle effectivement ce type d'approche a fait reculer les projets et ceux-ci n'ont pas été mis<br />

en place: on a renoncé à faire la radiale Vercingétorix.<br />

Troisième type d'approche: est-ce que là il y a <strong>de</strong> l'utopie ou pas? C'est celle que l'on peut<br />

emprunter plutôt aux travaux qui ont été effectués à la fin <strong>de</strong>s années 70 autour d'une<br />

28


approche <strong>de</strong> la ville comme un espace fondamental <strong>de</strong> l'imaginaire. On peut retrouver les<br />

travaux <strong>de</strong> ces équipes <strong>de</strong> recherche dans quelques numéros d'Espaces et Sociétés et quelques<br />

références d'ailleurs dans l'article <strong>de</strong> Michel Lussault 71 . Ce sont <strong>de</strong>s travaux qui au fond ont<br />

plus fait confiance à l'approche <strong>de</strong> la pensée urbaine dans les différents registres <strong>de</strong><br />

l'imaginaire, dans les structures anthropologiques <strong>de</strong> l'imaginaire, telles que Gilbert Durand<br />

les avait pensées, mais aussi dans les travaux <strong>de</strong> Louis Marin ou dans les travaux plus anciens<br />

et empruntant à d'autres champs comme ceux <strong>de</strong> Basti<strong>de</strong>... Il s'agit <strong>de</strong> toute une série <strong>de</strong><br />

travaux dans les sciences sociales qui, sans converger tous, ont tous dit un certain nombre <strong>de</strong><br />

choses <strong>de</strong> fond. En effet, l'utopie n'était pas à inscrire seulement dans le discours qui se dit<br />

utopique, comme le discours <strong>de</strong> More qui dit" je suis utopie" et qui du coup est vécu comme<br />

un discours formidablement répétitif et qui se veut hyper-rationnel, au point que <strong>de</strong> toute<br />

évi<strong>de</strong>nce il est ailleurs. Et on pouvait même, à condition d'aller "gratter" un peu du côté d'un<br />

certain nombre d'éléments <strong>de</strong>s théories analytiques, montrer (je pense par exemple au travail<br />

<strong>de</strong> Manoni Oscar) que l'utopie était sans doute <strong>de</strong> même nature, c'est-à-dire le "je sais bien,<br />

mais quand même" qui est au coeur <strong>de</strong> l'imaginaire: "Je sais bien que ce n'est pas vrai, je le<br />

construis comme du possible, mais quand même et si ça pouvait l'être". <strong>Au</strong>trement dit, ça ne<br />

croit pas que ça sera, mais ça ne peut pas renoncer à l'espoir que ça puisse l'être.<br />

Il y a donc toute une série d'éléments qu'on pouvait emprunter aux différents champs <strong>de</strong> la<br />

sociologie, <strong>de</strong> l'anthropologie, <strong>de</strong> la psychologie pour éclairer la question. Et pour moi en tout<br />

cas à titre personnel, ce "je sais bien, mais quand même " était extraordinairement formateur,<br />

avec par ailleurs les travaux qui ont été faits sur l'espace <strong>de</strong> l'imaginaire, qui bien entendu n'est<br />

pas l'imaginaire <strong>de</strong> l'espace. Mais c'était un travail en soi qui a été effectué y compris dans la<br />

recherche urbaine à ce moment là (Baudrillard par exemple ayant aussi travaillé sur un certain<br />

nombre <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> recherche sur la ville qui nous ont été fort utiles).<br />

Voila pour quelques éléments dans les années 70. Mais la question <strong>de</strong> l'utopie, on ne l'a jamais<br />

posée telle quelle: elle est très souvent là, le plus souvent en non-dit (il n'y a qu'à relire<br />

quelqu'un comme Pierre Sensot par exemple pour se dire qu'on trouvera forcément <strong>de</strong>s<br />

éléments <strong>de</strong> référence y compris à caractère littéraire <strong>de</strong>s choses où l'utopie est présente).<br />

Mais il y a quand même à la fin <strong>de</strong>s années 70, un basculement tellement fort dans les choses,<br />

dans les villes, dans le réel que, les courants <strong>de</strong> recherche, tant du point <strong>de</strong> vue du politique<br />

que du point <strong>de</strong> vue intellectuel, ne peuvent pas ne pas basculer eux aussi par rapport à <strong>de</strong>s<br />

questions comme celles-ci. Notamment bien évi<strong>de</strong>ment, le fait que l'urbain paraît, à la fin <strong>de</strong>s<br />

années 70 en France, comme entrer dans une phase <strong>de</strong> croissance limitée et par conséquent<br />

dans laquelle le stock si j'ose dire dont nous vivons <strong>de</strong>vient tout à fait dominant dans les<br />

pensées que nous pouvons exercer sur elle. Il y a encore <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> croissance, mais il y<br />

a malgré tout par rapport aux années 70 et à la fin <strong>de</strong>s années 60 beaucoup moins <strong>de</strong> pensées<br />

démiurgiques sur la ville. On est beaucoup en situation <strong>de</strong> démiurge <strong>de</strong> la production urbaine;<br />

en revanche on a <strong>de</strong> bonnes raisons <strong>de</strong> poser toute une série <strong>de</strong> questions sur ce que les uns<br />

interprètent comme <strong>de</strong> la dégradation urbaine, sur laquelle il faudrait comme vous le disiez<br />

procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s travaux correctifs et que d'autres considèrent au contraire comme étant, grâce à<br />

la décentralisation, grâce aux nouvelles responsabilités <strong>de</strong>s élus locaux, grâce à l'entrée dans<br />

d'autres formes <strong>de</strong> démocratie locale, au fond comme une chance à saisir pour donner à la<br />

ville une autre image, un autre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonctionnement que celui qu'on connaissait. On a<br />

71 Michel Lussault, Un mon<strong>de</strong> parfait : <strong>de</strong>s dimensions utopiques du projet urbanistique contemporain, Chapitre<br />

8, p. 151 et ss., In Utopies <strong>Urbain</strong>es, op. Cit.<br />

29


donc dans la pério<strong>de</strong>, dans toutes les années 80 et jusqu'au <strong>début</strong> <strong>de</strong>s années 90, le<br />

balancement entre ces <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s visions possibles <strong>de</strong> l'approche urbaine: l'une qui insiste<br />

sur le fait qu'il y a à réparer et <strong>de</strong> l'HVS au DSQ, du DSQ à la politique <strong>de</strong> la Ville, il y a là<br />

une continuité 77-98, soit vingt et un ans que nous vivons <strong>de</strong>s formes successives <strong>de</strong> la chose<br />

(cf. le rapport Sueur).<br />

Pourquoi est-ce que je parle <strong>de</strong> ce qui fait problème dans la pério<strong>de</strong> pour la recherche urbaine<br />

comme pour la question <strong>de</strong> l'utopie?<br />

C'est que dans le cadre <strong>de</strong> la question à la fois <strong>de</strong> la dégradation <strong>de</strong> la recherche <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

explications aux fonctionnements sociaux qui dominent la pério<strong>de</strong>, il est clair que l'abandon<br />

<strong>de</strong>s grands modèles dont on croyait pouvoir disposer dans les années 70 domine<br />

complètement la pério<strong>de</strong>: on admet que l'on ne va pas trouver aisément un modèle idéologique<br />

satisfaisant rendant compte <strong>de</strong> l'intégralité <strong>de</strong>s transformations en cours et qu'il va bien falloir<br />

"bricoler un peu". On assiste donc dans cette pério<strong>de</strong> à énormément <strong>de</strong> bricolages<br />

intellectuels, conceptuels, parce qu'on revient plus sur le terrain, on passe son temps à regar<strong>de</strong>r<br />

ce qui se passe, on est capable <strong>de</strong> passer énormément <strong>de</strong> temps sur un micro-quartier et à<br />

essayer <strong>de</strong> comprendre pourquoi il y a du social ou pas. Tout cela est quand même un élément<br />

tout à fait décisif qui revient à dire que si utopie il y a, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, elle est quand même<br />

dans les arrière-têtes, elle ne se trouve pas située immédiatement dans le champ <strong>de</strong> l'analyse<br />

urbaine. Il y a vraiment ce souci d'être très près <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong> mieux les comprendre, <strong>de</strong> faire<br />

<strong>de</strong>s programmes <strong>de</strong> recherche assez finalisés où on va éclairer les points les uns après les<br />

autres: on va faire <strong>de</strong>s programmes sur les services urbains, les espaces publics, la<br />

gouvernance, la ségrégation, les mécanismes d'exclusion,..., à chaque fois en essayant d'avoir<br />

un petit territoire explicatif qui "tienne un peu la route", qui soit un peu soli<strong>de</strong>.<br />

Alors, est-ce que cela nous pose <strong>de</strong>s questions par rapport à l'utopie? Sûrement, parce que d'un<br />

autre côté, les acteurs, eux dans la même pério<strong>de</strong>, sont en situation difficile. Ils sont face à une<br />

disjonction <strong>de</strong> la croissance urbaine: il y a <strong>de</strong>s signes évi<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> la richesse d'un pays<br />

développé, mais dans ses villes les plus riches, se développent en même temps les éléments<br />

les plus difficiles <strong>de</strong> la vie quotidienne. C'est dans les villes les plus riches que cela se produit<br />

et par conséquent, c'est bien là que la contradiction est la plus violente et la plus difficile à<br />

accepter par les acteurs, par les élus, par les responsables, par les administratifs. Pendant ce<br />

temps-là, les chercheurs se gar<strong>de</strong>nt bien d'entrer dans <strong>de</strong>s explications générales <strong>de</strong> la société.<br />

C'est dans ce contexte qu'effectivement malgré tout ont émergé <strong>de</strong>s éléments qu'on pourrait<br />

considérer comme utopiques parce que correspondant à <strong>de</strong>s visions du mon<strong>de</strong>. J'en prends<br />

<strong>de</strong>ux:<br />

- la première, le droit, un univers utopique. On étiquette par exemple un droit au logement,<br />

alors que <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce il n'y a aucune instance <strong>de</strong>vant laquelle ce droit puisse être<br />

reconnu ou sanctionné. Mais cela ne fait rien, il y a un univers du droit qui manifestement<br />

correspond, que ce soit en ce qui concerne le droit au logement, mais aussi le droit <strong>de</strong>s<br />

femmes (qui est d'ailleurs beaucoup plus important sur la pério<strong>de</strong>, à partir <strong>de</strong> 73), le droit <strong>de</strong>s<br />

minorités, le droit écologique, le droit <strong>de</strong> le terre,...). On a donc toute une série d'idées qu'on<br />

peut faire accé<strong>de</strong>r à un mon<strong>de</strong> quelque peu utopique du droit; ce qui <strong>de</strong> toute façon ne pourrait<br />

pas avoir <strong>de</strong> conséquence judiciaire. C'est important dans un pays comme le nôtre. J'en dis<br />

<strong>de</strong>ux mots parce que nous sommes un pays <strong>de</strong> droit public, dans lequel ce qui est <strong>de</strong> l'ordre du<br />

30


droit public est <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> la souveraineté et par conséquent impose <strong>de</strong>s catégories<br />

successives <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>s par le droit <strong>de</strong> la vie sociale.<br />

Alors que le modèle anglo-saxon, partiellement germanique, qui se développe aujourd'hui à<br />

partir du développement durable est un droit <strong>de</strong> la négociation et du contrat. En fait,<br />

l'imposition progressive à l'échelle mondiale <strong>de</strong> cette conception du droit, à la fois germanique<br />

et anglo-saxonne, a pour nous français <strong>de</strong>s conséquences considérables qu'il nous faut prendre<br />

au sérieux. Mais dans notre utopie à nous, le fait <strong>de</strong> faire accé<strong>de</strong>r à la notion <strong>de</strong> droit ou à un<br />

certain nombre <strong>de</strong> notions ou <strong>de</strong> valeurs était évi<strong>de</strong>mment tout à fait important.<br />

- la <strong>de</strong>uxième, la mixité cette vision du mon<strong>de</strong> est pour moi à la fois cosmogonique et<br />

fondatrice. C'est le nom qu'on lui a donné", mais on pourrait l'appeler autrement. De toute<br />

évi<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong>rrière cette question <strong>de</strong> la mixité, il y a beaucoup plus que cela, il y a le sentiment<br />

qu'il est tout à fait incroyable que nos sociétés tiennent et ne se soient pas encore écroulées. La<br />

question <strong>de</strong> la mixité est corrélée à cela, c'est-à-dire qu'on trouve toujours partout une série <strong>de</strong><br />

réflexions dans la recherche urbaine, comme dans les autres, sur le thème: "comment renouer<br />

du lien social?", comme s'il n'y en avait plus. C'est une manière <strong>de</strong> penser que je critique sur le<br />

fond.<br />

L'idée que la mixité soit une espèce d'état idéal du mon<strong>de</strong> est effectivement apparue. De ce<br />

fait, il est très difficile <strong>de</strong> mon point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> dire si c'est un modèle idéologique ou s'il<br />

contient <strong>de</strong>s éléments utopiques. Je crois que les éléments utopiques qu'il contient vont bien<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce qui est inscrit aujourd'hui dans le discours sur la mixité et sur le lien social; ils<br />

renvoient à une conception fondamentale du social où finalement l'homothétie<br />

interindividuelle permettrait <strong>de</strong> constituer une globalité et c'est au fond l'aspiration à cette<br />

globalité qui quelque part permet <strong>de</strong> retrouver un élément idéologique dans le champ <strong>de</strong> la<br />

mixité.<br />

Je ne prends que ces <strong>de</strong>ux exemples, mais il en aurait d'autres dans la recherche urbaine. Vous<br />

en trouverez dans le rapport Suer qui a l'immense mérite <strong>de</strong> tout mettre <strong>de</strong>dans, c'est-à-dire<br />

que vous y trouverez à la fois les idées les plus reconnues ou rebattues <strong>de</strong>puis quinze ou vingt<br />

ans sur le sujet, et puis <strong>de</strong>s idées plus récentes Il ne faut donc pas s'affoler si c'est comme ça et<br />

c'est souvent comme ça dans le champ <strong>de</strong> la recherche. Il faut bien reconnaître que, compte<br />

tenu <strong>de</strong> nos avancées un peu systématiques, on a quand même aussi <strong>de</strong>s remontés <strong>de</strong><br />

réflexions qui montrent que certains problèmes qu'on croyait avoir plus ou moins réglés, en<br />

fait ne l'ont pas été. Je pense que dans cette relation entre le système <strong>de</strong>s idées et les<br />

idéologies, les utopies restent fondatrices <strong>de</strong> notre réflexion sur la vie.<br />

31


L’UTOPIE, LA VILLE ET SES DEMONS<br />

TROISIEME PARTIE<br />

Les <strong>de</strong>ux contributions qui suivent sont issues d’un travail <strong>de</strong> Séminaire <strong>de</strong> 3 ème cycle mené<br />

tout au long <strong>de</strong> l’année académique 1998/1999 à l’Université <strong>de</strong> Toulouse-Le Mirail.<br />

Les <strong>de</strong>ux modèles urbains qui sont exposés ici se présentent comme <strong>de</strong>s « démon<br />

scientifique », c’est-à-dire, en reprenant l’exemple du « démon <strong>de</strong> Maxwell » bien connu <strong>de</strong>s<br />

thermodynamiciens, comme un intervenant extérieur ou articificiel qui n’est intégré dans le<br />

modèle que pour les besoins d’une démonstration, un détour heuristique en quelques sortes.<br />

Son é(in)vocation permet <strong>de</strong> mettre en lumière <strong>de</strong>s phénomènes, <strong>de</strong>s processus qui, autrement,<br />

ne seraient pas décelables et pas davantage explicables. Ce « démon » ne renvoie pas aux<br />

systèmes <strong>de</strong> croyances religieux mais à une parenthèse dans l’aventure surdéterminée <strong>de</strong> la<br />

production scientifique.<br />

32


DE L'ESPACE ARISTOCRATIQUE AUX VILLES EMERGENTES :<br />

L'UTOPIE DE LA VIE DE CHATEAU DANS LA LITTERATURE ENFANTINE<br />

Versailles/Hollywood, via Moulinsart, Fleurville, Celesteville et Champignac<br />

Etu<strong>de</strong> réalisée par Pierre-Yves SCHANEN<br />

L'hypothèse, qui est la base <strong>de</strong> mon travail, vise à compléter l'habituelle vision <strong>de</strong> la<br />

croissance urbaine en tache d'huile : espaces périurbains, banlieues, villes émergentes,<br />

naissent-ils seulement sur tabula rasa, <strong>de</strong>s révolutions <strong>de</strong> transport d'industrie ou d'information<br />

? Le périurbain n'est-il que le déchet d'un processus sans histoire, "sans lieu ni borne", écrit<br />

sur page blanche, dont l'antique structure serait désactivée ? Peut-on retrouver l'influence <strong>de</strong><br />

ce qu'il y avait là ? Y a-t-il un substrat actif ? Est-il masqué ? Comment se serait effectuée la<br />

transmission d'une structure pré-urbaine dans les banlieues ou le périurbain actuel ?<br />

<strong>Au</strong>tour <strong>de</strong>s villes, L. Mumford i<strong>de</strong>ntifie une "suburbia" historique, celle <strong>de</strong>s aristocrates qui<br />

ont, lentement, dans le contado, les plats pays, les campagnes, construit un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie dans<br />

<strong>de</strong>s villae, fortifiées en mottes, puis en châteaux surveillant autant les villes que les chemins ;<br />

défaits <strong>de</strong>s fonctions militaires, ils sont <strong>de</strong>venus châteaux <strong>de</strong> la Loire, puis palais classiques<br />

imitant Versailles. Les banlieues d'avant l'urbanisation sont couvertes <strong>de</strong> folies, <strong>de</strong> parcs, <strong>de</strong><br />

boulingrins, s'ouvrant par <strong>de</strong>s allées sur les routes royales qui étoilent l'abord <strong>de</strong> la ville,<br />

habités quelques semaines par an, dominant les grands domaines sur lesquels les<br />

micropropriétaires <strong>de</strong>s villages s'engagent comme brassiers.<br />

On tentera ici d'i<strong>de</strong>ntifier les traces d'une l'utopie <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château qui serait constitutive du<br />

périurbain, à partir d'un corpus <strong>de</strong> littérature enfantine.<br />

Supposer un lien entre ces paysages et mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie perdus et la ZUP, les roca<strong>de</strong>s et les<br />

supermarchés manque d'évi<strong>de</strong>nce. Davantage encore si l'on doit passer par Babar et le<br />

capitaine Haddock pour le montrer. Pourquoi supposer une chaîne signifiante dans ce collier<br />

brisé ? Cette réflexion prendra la forme du récit <strong>de</strong> sa reconstitution : une étu<strong>de</strong> du pouvoir<br />

urbain dans l'œuvre d'Hergé croisée au travail sur les utopies ont fait naître une hypothèse :<br />

l'idéal utopique <strong>de</strong> la "vie <strong>de</strong> château" a, inconsciemment, contribué à structurer les mo<strong>de</strong>s<br />

d'urbanisation du périurbain et on trouve la trace <strong>de</strong> la transmission <strong>de</strong> cette vision <strong>de</strong> ce<br />

périurbain-là dans certains textes <strong>de</strong> la littérature enfantine, parce que cette forme présente<br />

bien <strong>de</strong>s analogies avec le genre utopique.<br />

Après avoir montré comment l'exemple <strong>de</strong> Tintin permet <strong>de</strong> proposer un lien entre l'idéal<br />

aristocratique <strong>de</strong> l'ancien régime et les utopies <strong>de</strong> la ville émergente on s'attachera ensuite à<br />

i<strong>de</strong>ntifier la trace du lien entre littérature enfantine, vie <strong>de</strong> château, utopie et l'histoire <strong>de</strong>s<br />

banlieues, dans d'autres supports <strong>de</strong> la "culture enfantine" : y a t il, chez la comtesse <strong>de</strong> Ségur,<br />

un lien entre cet idéal historique et les utopies qu'elle propose ? Peut-on i<strong>de</strong>ntifier chez Babar<br />

<strong>de</strong>s utopies urbaines liées à ce modèle, mais annonçant les réalisations du périurbain ?<br />

Comment interpréter les crises internes aux œuvres <strong>de</strong> Brunhoff, Franquin et Hergé au <strong>début</strong><br />

<strong>de</strong>s années soixante ? Le Pagnol <strong>de</strong>s souvenirs d'enfance, permet-il <strong>de</strong> mieux comprendre<br />

33


l'utopie <strong>de</strong> la démocratisation <strong>de</strong> ce modèle aristocratique comme constitutive <strong>de</strong> l'histoire <strong>de</strong><br />

la périurbanisation ? Et comment tenir compte <strong>de</strong>s productions US ?<br />

Pour se rapprocher <strong>de</strong> la question du séminaire, sans toutefois pouvoir ni vouloir forcer<br />

l'hypothèse jusqu'au dogme, on pourrait, en conclusion, proposer une réflexion plus générale<br />

sur les liens entre utopie, littérature enfantine et refoulement <strong>de</strong>s modèles utopiques étudiés.<br />

"TINTIN AU PAYS DE l'UTOPIE DES CHATEAUX EMERGENTS"<br />

La transmission d'une vision aristocratique <strong>de</strong> l'espace.<br />

HERGE : LA QUETE D'UN ESPACE LEGITIME.<br />

Hergé, instituteur d'un mon<strong>de</strong> ni rural, ni urbain.<br />

La première exigence consistait à choisir le roman qui avait le plus influencé la thématique<br />

personnelle <strong>de</strong> recherche sur le pouvoir urbain. Un entretien télévisé <strong>de</strong> Michel Serre<br />

expliquait que Jules Verne avait joué, pour une génération large, le rôle d'instituteur du<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

Génération télé, d'avant Steven Spielberg, qui est ton "auteur instituteur" ? Il fallait comparer<br />

la bibliothèque <strong>de</strong> leur grand-père à celle <strong>de</strong> ceux qui aujourd'hui sont adultes. Les albums <strong>de</strong><br />

Tintin y prennent bien <strong>de</strong> la place. Tant pis. L'instituteur manque sans doute <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur ? Ses<br />

idées sont-elles politiquement douteuses ? Il n'en est pas moins vrai que plusieurs générations<br />

(au moins <strong>de</strong> garçons) ont apprit le mon<strong>de</strong> chez ce globe trotter et que la Une <strong>de</strong> libé à la mort<br />

d'Hergé, illustrait tous les articles du jour par une vignette <strong>de</strong>s 23 albums, qui avaient couvert<br />

plus <strong>de</strong> cinquante années <strong>de</strong> création (et donc d'évolution <strong>de</strong> l'œuvre, du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l'auteur).<br />

Alors, choisir les Aventures <strong>de</strong> Tintin pour étudier le pouvoir urbain ? Echec assuré ! Faisant<br />

un décompte systématique <strong>de</strong>s lieux case par case, dans toute l'œuvre <strong>de</strong> Hergé, on découvre<br />

que Tintin n'est pratiquement jamais en ville. Où est-il ? Synthétisons, en laissant au lecteur le<br />

soin <strong>de</strong> vérifier l'analyse 72 : pour Hergé, la ville est repère ou décor, dans tous les sens du mot<br />

: repère sur la carte (port Saïd, Callao), comme lieu où se cache le mal, (caves <strong>de</strong> Chicago,<br />

souterrains <strong>de</strong> Casablanca ou les <strong>de</strong>cauvilles du Khemed). Décor qui repère (silhouette <strong>de</strong><br />

72 Anvers (Totor) Bruxelles (Soviets, Congo) sont <strong>de</strong>s ports ou <strong>de</strong>s gares, lieu du départ en mission ou du retour<br />

triomphal, lieu <strong>de</strong> légitimation du héros. Rapi<strong>de</strong>ment (Amérique Cigares, la ville étrangère est déjà le point <strong>de</strong><br />

départ <strong>de</strong> l'aventure, Chicago, Port Saïd ou <strong>de</strong> retour triomphal, New York voire encore le défilé en éléphant <strong>de</strong>s<br />

cigares du pharaon) sans avoir besoin <strong>de</strong> passer par le port ou la reconnaissance du "pays d'origine". Puis le lieu<br />

<strong>de</strong> triomphe et <strong>de</strong> légitimation n'est plus la ville, mais la presse (dès le Congo, en fait, puis <strong>de</strong> plus en plus<br />

nettement, cf. Le Lotus Bleu.) Et le pouvoir <strong>de</strong> la ville, chez Totor, au Congo ou en Amérique New York, (Totor)<br />

Berlin, Moscou même, ne sont guère que le décor furtif d'une lutte avec le contre pouvoir <strong>de</strong>s "méchants" bandits<br />

ou soviets. A Chicago, la question <strong>de</strong> la ville américaine est posée avec plus <strong>de</strong> précision, nous y reviendrons.<br />

Mais même dans cet album, Tintin est moins en ville que dans l'hôtel, le repère <strong>de</strong>s bandits ou dans une poursuite<br />

automobile. La ville est champignon, née en <strong>de</strong>ux jours, et Tintin s'en enfuit. Port Saïd n'est qu'un port et la<br />

Mecque qu'une caserne puis une prison, la ville reste ce décor (Anvers dans Totor, Chicago, Moscou, ou ce<br />

décors <strong>de</strong> cinéma dans le désert ou Rastapopoulos tourne...). La première et seule ville est Shanghai dans ce<br />

Tintin essentiel mais atypique qu'est le Lotus Bleu. Le <strong>début</strong> <strong>de</strong> l'oreille cassée du sceptre d'Ottokar ou du crabe<br />

aux pinces d'or se passe à Bruxelles ou Anvers (port), dans un mon<strong>de</strong> somme toute inquiétant, où les lieux<br />

ordinaires poussent à une distorsion progressive vers la fuite et l'aventure. Sinon, pas <strong>de</strong> ville dans l'île noire, une<br />

ville comme Marrakech cachant ses souterrains, Klow, entourant le palais, repère<br />

34


Moscou, la Mecque, carnaval), décor qui illusionne, (usine montrée aux gogos, ville <strong>de</strong><br />

cinéma dans le désert, carnaval à nouveau, cinémas, théâtres coulisses d'illusions qui<br />

déclenchent les rencontres <strong>de</strong> la fiction, "no sé" du Temple du soleil). Tintin ne reste pas en<br />

ville. Il en part et y revient. La ville est le lieu du départ et celui du triomphe <strong>de</strong> la une <strong>de</strong>s<br />

journaux. Elle est gare, port qui envoie en mission (Congo, Etoile, Or noir...) ou foule qui<br />

porte en triomphe (Amérique). Symétrie: elle est aussi le mur hostile qui met à prix l'image du<br />

héros (Coke, Cigares) ou le lieu quotidien lentement distordu par un mystère qui force à<br />

chercher au loin la solution (Oreille, Sceptre, Sept boules, Crabe...)<br />

Soyons plus nets : le pouvoir urbain que l'on cherchait n'est, comme chez Quick et Flupke,<br />

guère plus du ressort <strong>de</strong> la police (et <strong>de</strong> son symétrique le bandit) que <strong>de</strong> la polis : démocratie<br />

locale saoule à Berlin, encore saoule en Amérique, démocratie populaire toujours saoule lors<br />

<strong>de</strong> l'affaire Tournesol, encore ivre lors <strong>de</strong> l'hommage rendu au château <strong>de</strong>s Bijoux <strong>de</strong> la<br />

Castafiore : ivres, les combattants <strong>de</strong> l'indépendance du Vol 714 pour Sidney, ivres morts<br />

encore ceux d'Alcazar. La lutte politique pour le pouvoir <strong>de</strong> la ville par le peuple, la<br />

révolution, mène au carnaval : Tintin est fusillé trois fois, au San Théodoros, ivre, ivre, ivre.<br />

C'est une farce. Ou, au mieux, une folie (Lotus Bleu). Le pouvoir légitime n'est ni celui <strong>de</strong>s<br />

représentants du peuple, ni même celui <strong>de</strong> la police, tour à tour autoritaire, impuissante puis<br />

obséquieuse ou directement ridicule et à ce point inefficace qu'on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas agir<br />

(Dupondt, bien entendu, en particulier dans l'Or Noir, mais aussi les policiers <strong>de</strong> Chicago).<br />

Sauf, peut-être, pour le Lotus bleu où Shanghai vit par la réalité que lui donne Tchang,<br />

véritable scénariste <strong>de</strong> cette aventure ; la ville est un antimodèle ou, au mieux, une périphérie.<br />

Quant à la campagne, c'est bien simple, Tintin est tout sauf un paysan. Il ai<strong>de</strong>, certes, les<br />

Koulaks contre les soviets, mais les animaux <strong>de</strong> basse-cour font mauvais ménage avec Milou,<br />

chien berger bien maladroit (l'Ile Noire). Comme Tintin, c'est un chasseur. Cherchant à monter<br />

un cheval <strong>de</strong> trait, Tintin prend <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> sabots. La campagne est seulement un décor<br />

transitoire. Les seules vaches qui comptent sont sacrées. Rhodo<strong>de</strong>ndrons ou rose pour<br />

Moulinsart, où Nestor ou, à la rigueur, Tournesol jardinent, nul ne cultive (que <strong>de</strong> rares<br />

indiens du San Théodoros, Tibétains du décor ou Syldave ramenant le foin qui sauve Tintin<br />

d'un parachute cassé).<br />

Première conclusion : si l'on cherche la ville comme centre et la périphérie comme campagne<br />

dans Hergé, on ne trouve rien. Tintin n'est ni <strong>de</strong> la ville ni <strong>de</strong> la campagne. Et pourtant le<br />

globe-trotter parcourt un mon<strong>de</strong>, et pourtant le redresseur <strong>de</strong> torts cherche un lieu légitime,<br />

une instauration du bien. Noma<strong>de</strong>, Tintin ? Non. Son adresse est précise : Le petit vingtième,<br />

puis, 26 rue du labrador, puis Moulinsart. Tout enfant qui voulait lui écrire savait, <strong>de</strong>puis<br />

1929, qu'il suffisait d'écrire à son père, à Bruxelles. Sé<strong>de</strong>ntaire ? La question ne peut même<br />

pas être posée. Sé<strong>de</strong>ntarisé dans les Bijoux <strong>de</strong> la Castafiore, il est, on le verra, castré,<br />

impuissant. Comme ces Quick et Flupke coincés dans leur espace domestique et urbain trop<br />

petit, détruisant le cadre familial, le cadre urbain au grand dam <strong>de</strong>s parents, <strong>de</strong> l'agent 15,<br />

comme les enfants Legrand, censés être les modèles <strong>de</strong> la famille et qui ne cessent <strong>de</strong> se<br />

perdre, <strong>de</strong> s'éva<strong>de</strong>r.<br />

Ce lieu vers lequel Tintin reporter veut nous gui<strong>de</strong>r, gui<strong>de</strong>r l'enfant, le projet éducatif, le<br />

mon<strong>de</strong> décrit s'accommo<strong>de</strong> mal <strong>de</strong>s habituelles oppositions : ouvrier ? Capitaliste ? <strong>Urbain</strong> ?<br />

Rural ? Sé<strong>de</strong>ntaire ? Noma<strong>de</strong> ? Tintin est ailleurs. N'est-il nulle part ? Utopie, malgré les<br />

repères ? Vi<strong>de</strong> (ce héros n'est qu'un trait) dans un vi<strong>de</strong> (déserts, océans...) ? Ailleurs, est-ce<br />

nulle part ou bien partout ? Puisqu'il n'y a pas ce que l'on cherche, cherchons ce qu'il y a.<br />

35


Les contre utopies <strong>de</strong> G. Rémi, jeune homme sous influence.<br />

George Rémi, dit Hergé naît en 1907, fils d'un <strong>de</strong>s jumeaux illégitimes d'une femme <strong>de</strong><br />

chambre <strong>de</strong> bonne maison, qu'un ouvrier typographe, Rémi, a épousé par convenance. Il<br />

intègre, sur la volonté du patron <strong>de</strong> son père la troupe scoute catholique du collège Saint<br />

Boniface et connaît, avec son frère (puis avec le futur explorateur Tazieff), l'espace étroit <strong>de</strong>s<br />

faubourgs <strong>de</strong> la petite bourgeoisie bruxelloise, celle <strong>de</strong> Quick et Flupke. Les scouts, c'est l'air<br />

<strong>de</strong>s Pyrénées, <strong>de</strong> l'Italie. Sur les murs <strong>de</strong> la chambre, affiches publicitaires <strong>de</strong> voitures. Rêve<br />

d'Amérique. Cow Boys, indiens, surtout, si proches <strong>de</strong>s boys scouts. Rêve d'aventures, lit les<br />

cinq sous <strong>de</strong> Lavarè<strong>de</strong>, Dumas, et <strong>de</strong> multiples aventures d'enfants héroïques (dont un Tintin)<br />

pendant la guerre <strong>de</strong> 14/18. Il va au cinéma voir les Charlot et les films à suspens. Il signe <strong>de</strong><br />

ses initiales <strong>de</strong>venues Hergé, <strong>de</strong>s illustrations puis une aventure <strong>de</strong> Totor, CP <strong>de</strong>s hannetons<br />

dans la revue du boy scout Belge (1926/28).<br />

L'abbé N. Wallez, dynamique admirateur <strong>de</strong> Mussolini, directeur du XXème siècle, journal<br />

nationaliste, catholique et mo<strong>de</strong>rniste, remarque vite ce garçon et le charge d'un supplément<br />

pour enfants, "le petit vingtième". Hergé illustre d'abord <strong>de</strong>ux contes déprimant <strong>de</strong> sottise et<br />

<strong>de</strong> racisme, avant <strong>de</strong> lancer, sous la direction <strong>de</strong> l'abbé, un reporter dans une croisa<strong>de</strong><br />

antibolcheviste, pour "instruire en amusant" ses jeunes lecteurs. Sous la direction <strong>de</strong> l'abbé,<br />

inspiré par <strong>de</strong>s lectures (d'un consul belge, <strong>de</strong> Duhamel ou du Crapouillot), Hergé trace trois<br />

contre-utopies : l'URSS communiste, expropriant les paysans légitimes, la sauvagerie sans<br />

dieu <strong>de</strong>s sorciers et rois nègres abusant les naïfs noirs, et l'Amérique capitaliste, expropriant<br />

les Indiens : trois mon<strong>de</strong>s dirigés par <strong>de</strong>s bandits en leurs repères (bandit d'états, clan<strong>de</strong>stins à<br />

la sol<strong>de</strong> <strong>de</strong>s américains, ou Al Capone du syndicat du crime, qui fonctionne "by appointment<br />

to presi<strong>de</strong>nt of USA"). L'idéologie antiurbaine, missionnaire et anticommuniste classique dans<br />

les milieux catholiques s'y exprime, (racisme, embouteillage, dépravation), même si la<br />

fascination pour les USA du jeune Rémi masque un peu le message.<br />

Le projet (l'utopie ?) d'une "troisième voie" apparaît donc en miroir dans les premiers travaux<br />

d'Hergé. Refus du capitalisme et du socialisme, refus <strong>de</strong> la démocratie et <strong>de</strong> la tyrannie, du<br />

communisme, <strong>de</strong> la ploutocratie. Le mon<strong>de</strong> est le théâtre d'une lutte entre le bien et le mal. Le<br />

mal est localisé, contre modèle, voire contre utopie : complot, gang, repère, lieu<br />

d'enfermement <strong>de</strong> torture souterrain à Chicago, comme au Congo, comme à Moscou. Mais où<br />

est le bien ? Quel est le mon<strong>de</strong> idéal ? Est-ce tout à fait la voie <strong>de</strong> la mission coloniale qui<br />

enseigne aux africains qu'ils sont <strong>de</strong>s Belges ? Dans l'esprit <strong>de</strong> l'abbé, sans doute, mais Hergé,<br />

presque ironique, est moins enthousiaste. La troupe <strong>de</strong> Totor, qui le fête ? La foule qui<br />

accompagne Tintin au journal à chaque retour d'aventure ?<br />

Le jeune Rémi ne maîtrise ni graphisme, ni récit, et laisse entrevoir <strong>de</strong>s tensions. Le journal<br />

(père idéal) envoie Tintin au pays <strong>de</strong> mission. L'idéal du voyage, du croisé, petit homme.<br />

Chevalier du bien, il y détruit le repère du mal, y reçoit le triomphe <strong>de</strong> la foule (<strong>de</strong>s réceptions<br />

gigantesques sont organisées avec <strong>de</strong>s figurants et journalistes aux retours <strong>de</strong> Tintin.) Le but<br />

est d'édifier la jeunesse du royaume dans le combat politique qui oppose les laïcs aux<br />

catholiques. Or, le héros chrétien est mo<strong>de</strong>ste. Le surhomme triomphe par la gloire. Comment<br />

associer la quête <strong>de</strong> gloire et celle d'humilité ? Le respect <strong>de</strong> l'ordre établi et le ridicule <strong>de</strong>s<br />

polices et <strong>de</strong> la polis ? Enfin, le respect humain et la haine du méchant (voire le colonialisme<br />

et ses présupposés racistes et l'ai<strong>de</strong> au faible, l'Indien, le Chinois ?) Ces tensions sont<br />

évi<strong>de</strong>ntes dans les Cigares du pharaon. Commerces, trafics dans une pyrami<strong>de</strong> qui semblait un<br />

36


temple sacré, bateau <strong>de</strong> Monfreid qui semblait pourtant un havre, décor qui semblait une ville,<br />

bien et mal se masquent, la folie menace. Le héros intervient pour rien. Le mon<strong>de</strong> est-il un<br />

asile <strong>de</strong> fous ? Les temples <strong>de</strong>s Dieux, chausse-trappes ?<br />

Château et Vaisseau, la découverte <strong>de</strong>s lieux légitimes<br />

Progressivement, apparaît un lieu légitime, un lieu à défendre, menacé, qui est celui du<br />

triomphe du bien et du pouvoir bénéfique. Sauvé par le voyage du héros. Est-ce la mission<br />

catholique coloniale ? Non. Elle n'avait pas besoin <strong>de</strong> Tintin, et, du reste, les temples religieux<br />

sont si facilement menteurs (Dupond parlant pour Shiva, Ridgwell pour le totem Bibaros, et<br />

cela sans compter l'opium qui mêle toutes les religions ou le pétrole qui jaillit <strong>de</strong>s entrailles <strong>de</strong><br />

la terre sacrée <strong>de</strong>s indiens. Tintin lui-même est totemisé). La rencontre avec Tchang (jeune<br />

sculpteur étudiant chinois <strong>de</strong> Bruxelles) est primordiale pour George Rémi. L'abbé, trop<br />

engagé à l'extrême-droite aux yeux du clergé, vient <strong>de</strong> perdre la direction du journal. Hergé<br />

apprend beaucoup <strong>de</strong> Tchang, dont il fait un personnage gui<strong>de</strong> pour Tintin. Hergé renonce au<br />

modèle colonial (japonais comme occi<strong>de</strong>ntal). Les Arumbayas n'apprendront jamais à jouer<br />

correctement au golf. Rig<strong>de</strong>wel, lui, sait envoyer une fléchette au curare. La concession<br />

européenne vaut moins que la ville chinoise.<br />

Ce lieu, c'est le château. Dans les Cigares du pharaon, le maharadjah est menacé par le tigre, et<br />

son palais est menacé, dans les arbres mêmes <strong>de</strong> son parc, par un repère <strong>de</strong> méchants. Son fils<br />

est enlevé. Tintin rétablit l'ordre. Le lieu légitime existe. Ni ville, ni campagne, il est le double<br />

inversé du château <strong>de</strong> Chicago ou <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>meures <strong>de</strong> l'île noire : le palais, la <strong>de</strong>meure <strong>de</strong>s<br />

Wang en périphérie <strong>de</strong> Shanghai, celui du maharadjah comme celui <strong>de</strong> Muskhar. Le lieu idéal<br />

à préserver est une famille meurtrie dans sa <strong>de</strong>meure <strong>de</strong>s abords <strong>de</strong> la ville, qui fait<br />

contrepoint aux temples piégés et aux souterrains. Parfois, simple escale (l'hacienda <strong>de</strong><br />

l'Oreille Cassée ou la maison <strong>de</strong> Golwood), ce palais abrite le héros, est son refuge. Rien ne<br />

sert <strong>de</strong> vouloir y prendre le pouvoir par la fausse monnaie (l'Ile noire), la révolution ou la<br />

guerre : le pouvoir ne se prend pas (l'Oreille cassée).<br />

Le rôle du héros est <strong>de</strong> le rendre à son légitime détenteur : résistance contre les Japonais<br />

trafiquants d'opium, visant à asservir la Chine <strong>de</strong> Tchang, sceptre d'Ottokar qui sauve un<br />

souverain qui pourrait être Belge contre un Musstler qui est Mussolini et Hitler. La vraie<br />

valeur du pouvoir tient dans sa légitimité. Un objet sacré, unique, fétiche, sceptre, fait toute la<br />

différence entre un roi et un gorille, un fétiche et sa reproduction (cf. Michel Serre). Le retour<br />

<strong>de</strong>s objets à leur place vaut triomphe du héros (Oreille cassée, Sceptre). Rien ne sert aux<br />

méchants <strong>de</strong> défendre le château du mal par la terreur (Ile noire), la violence sauvage (bibaros)<br />

ou les faux semblants (le Lotus bleu). Tout sauvage trouve son maître.<br />

Première indication: le lieu idéal est un château familial légitime, mais menacé Mais Tintin ne<br />

peut en rester là. Le palais, si doux, si confortable, cache en effet, pour le fakir qui lit l'avenir,<br />

<strong>de</strong>s douleurs dans les coussins. L'aventure appelle le héros. La fin du Lotus Bleu le dit: "A<br />

Tintin, toi, dont le courage et la noblesse ont fait refleurir la joie dans cette <strong>de</strong>meure indigne<br />

<strong>de</strong> t'abriter." "Il y a un arc-en-ciel dans mon cœur, vénérable! Je pleure le départ <strong>de</strong> mon frère<br />

Tintin et je ris <strong>de</strong> retrouver un papa et une maman." Là, <strong>de</strong>meure la noblesse, la famille<br />

recomposée par l'adoption, le premier espace légitime. "Adieu, donc, cher Tintin, que dans ton<br />

pays d'occi<strong>de</strong>nt, d'autres amitiés recueillent le souffle <strong>de</strong> la longue course que tu vas<br />

entreprendre". Le Navire, lieu du voyage du héros, est le second pôle <strong>de</strong> la légitimité.<br />

37


Pourquoi repartir? Parce que si l'on compare la fin du Lotus et celle <strong>de</strong> l'Ile noire apparaît une<br />

vérité moins claire: le gorille apprivoisé, brisé (comme le fétiche revenu au musée) ne fait plus<br />

peur, est désacralisé. Enfermé, il pleure le départ <strong>de</strong> son geôlier. Tchang aussi avait pleuré. Et<br />

si la famille était une cage? Et si le château seul n'était, à son tour, qu'une prison? "Je peux<br />

partir tranquille". Et si le lieu idéal était celui du voyage? Et si la légitimité était moins dans<br />

l'objet "trésor" que dans la course qu'il a provoquée, le retour aux sources <strong>de</strong> l'objet que<br />

l'Occi<strong>de</strong>nt dérobe pour l'enfermer en un musée?<br />

Il est, en effet, un autre lieu qui prend toute la place, pour le globe-trotter, c'est la mer, le<br />

désert, la forêt, la toundra, la prairie, la brousse... lieu <strong>de</strong> chasse, d'étendue, nature sauvage,<br />

fleuve, montagne, tempête. Menaçant (brume <strong>de</strong> l'île noire, tempête et requins, rapi<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

l'Oreille cassée ) ou rassurant, c'est le lieu du déplacement. Tintin bouge, court, parcourt.<br />

Voleur <strong>de</strong> tout ce qui bouge, vole, roule, vogue; vitesse, acci<strong>de</strong>nt, technique, chute... La liste<br />

en serait infinie. Mais ce qui légitime ces vols, cette incessante traversée, c'est <strong>de</strong> chercher le<br />

légitime objet qui reconstituera l'harmonie brisée. Le vaisseau <strong>de</strong>vient alors aussi important<br />

que le château. Il s'agit <strong>de</strong> montrer que le héros est capable <strong>de</strong> prendre en main "le coursier du<br />

père "(voir le stratoneff H22), <strong>de</strong> régler le complexe <strong>de</strong> Phaëton. C'est dire combien<br />

l'explosion <strong>de</strong>s moteurs <strong>de</strong>s premières pages <strong>de</strong> l'Or noir (celles <strong>de</strong> la guerre) menace le héros.<br />

Sans véhicule, sans carburant, le héros n'est qu'un roumi défaillant <strong>de</strong> soif dans le désert, ou<br />

un bédouin enveloppé d'une tempête <strong>de</strong> sable. La légitimité du héros est <strong>de</strong> maîtriser l'espace<br />

et ses boli<strong>de</strong>s (technique comique <strong>de</strong> Tintin au pays <strong>de</strong>s soviets, habileté du piroguier), d'aller<br />

plus vite et plus précisément que les autres: ceux-ci sont <strong>de</strong>s novices (Dupondt voltigeurs dans<br />

la télévision) ou <strong>de</strong>s ennemis (l'avion gris...). La chance sert le héros (train arrêté en<br />

Amérique, chute sur la paille en Syldavie...), sans doute parce que si le héros peut-être blessé<br />

(Lotus) il sera toujours vainqueur. Vaincre la mort (invulnérabilité du héros), le temps<br />

(jouvence <strong>de</strong> la création), l'espace (liberté du voyage) et le mal illégitime. Mythe ou Utopie?<br />

MOULINSART: DU MODELE ARISTOCRATIQUE A LA VILLE EMERGENTE.<br />

Hergé dans la guerre: à la recherche d'un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie d'utopie.<br />

Le mythe implique l'action du héros: la recherche d'un père par un enfant immortel s'en<br />

approche (au fait, Rémi, c'est aussi le prénom du héros <strong>de</strong> Sans Famille qui finit dans un<br />

château anglais). La famille recomposée relégitimée est récompense. Mais il ne peut être<br />

question pour le héros <strong>de</strong> rester. L'aventure recommence, toujours nouvelle, sans avoir vieilli<br />

(la chronologie <strong>de</strong>s albums finit par se brouiller, voir ainsi au fur et à mesure <strong>de</strong>s reprises, le<br />

sheik <strong>de</strong>s Cigares du pharaon présenter Objectif lune, c'est à dire son avenir, à Tintin:<br />

uchronie.)<br />

L'utopie, en revanche est un lieu clos, dont l'organisation est idéale. En ce sens, le double lieu<br />

château / bateau a à voir avec l'utopie. Ce couple implique un espace clos et légitime, palais<br />

familial, entouré par le parc <strong>de</strong>s étendues naturelles., que le héros peut traverser, domestiquant<br />

coursiers, avions, pirogues, hydravions, navires et voitures. Ce lieu, menacé par les pouvoirs<br />

occultes qui peuvent en faire un repère, est le lieu <strong>de</strong> départ d'une course dans l'étendue, pour<br />

atteindre et sauver les autres châteaux. Tous ces éléments rapprochent <strong>de</strong> l'utopie. Mon<strong>de</strong><br />

parfait, mon<strong>de</strong> modèle, mon<strong>de</strong> miroir.<br />

Sans être infidèle au mythe, Hergé aurait pu faire <strong>de</strong> Tintin un Lucky Luke errant <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>rnières images, ou un Astérix revenant au village. Il aurait pu aussi le faire entrer en famille.<br />

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L'action Catholique le lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>: "faites-nous donc une vraie famille". Mais Jo Zette et<br />

Jocko est un échec patent: la mère se contente <strong>de</strong> pleurer, tandis que le père, un temps<br />

inventeur, disparaît à son tour dans "le rayon du mystère" 73. La famille est bien ce lieu fermé,<br />

dont l'aventure n'est possible que si le fils prend la maîtrise <strong>de</strong> l'espace, <strong>de</strong> la famille et <strong>de</strong><br />

l'aventure.<br />

Entre 1940 et 1944, Hergé applique son programme idéal à son héros lui-même. Tintin se<br />

recompose une famille, domestique le navire du père et part à la recherche du trésor légitime<br />

qui lui attribuera le château qu'il purifiera <strong>de</strong>s bandits. Il construit donc un lieu qu'on peut<br />

assimiler à une utopie: Moulinsart.<br />

Dans les quatre albums suivants, Hergé constitue donc une "famille <strong>de</strong> papier", sauvant un<br />

capitaine à la dérive <strong>de</strong> son alcoolisme, un savant sourd <strong>de</strong> son amateurisme, et un domestique<br />

du banditisme <strong>de</strong> ses patrons. Inversion. Le mon<strong>de</strong> jeune redonne sa virilité, sa direction au<br />

capitaine, au professeur. Les pères étaient dépossédés, par l'ivresse et la surdité. Incomprise, la<br />

science <strong>de</strong> Tournesol. Sans fonction, sans navire, le capitaine qui brûle les rames, exige <strong>de</strong><br />

piloter l'avion, assomme le fiston qui, lui, sait piloter. La soif manque d'en faire un père<br />

indigne et meurtrier. Sans virilité, sans famille, sans i<strong>de</strong>ntité (voir l'épiso<strong>de</strong> d'Aristi<strong>de</strong><br />

Filoselle) il passe par une traversée du désert, avant la ré<strong>de</strong>mption par la virilité retrouvée lors<br />

du combat (Licorne...excusez du peu!), sauvant Tintin à son tour, <strong>de</strong>venant conférencier<br />

contre l'alcoolisme, puis assumant le whisky <strong>de</strong>venu le "mazout" du capitaine, marin<br />

d'exception, tonitruant d'autorité, châtelain capitaine <strong>de</strong> lignée. Quelle résurrection! Le fils<br />

construit un père. Hector Malot n'est pas loin. L'inversion du temps naturel: le passé <strong>de</strong>vient le<br />

temps <strong>de</strong>s rajeunissements, l'avenir est un retour aux sources. Régression? Ou réaction? Aller<br />

du vieux au neuf. En avant vers hier. Ces inversions du temps sont toujours délicates à<br />

manier: Mussolini voulait refaire l'empire romain, Hitler, purifier, revenir aux sources...<br />

Pour parvenir à l'utopie, Hergé part d'une contre-utopie, puis s'en échappe, traverse le désert<br />

en quête d'un signe <strong>de</strong> légitimité, et <strong>de</strong>vient le légitime propriétaire d'un lieu idéal.<br />

Ainsi, d'un antinavire (le Karaboudjan commandé par un second illégitime), Tintin refait un<br />

vaisseau (fuite du Karaboudjan <strong>de</strong>puis les fers avec son capitaine, traversée <strong>de</strong> la mer, épreuve<br />

montrant que Tintin est meilleur pêcheur qu'Allan, qu'Haddock est meilleur capitaine <strong>de</strong><br />

l'<strong>Au</strong>rore que les américains du Peary, le morceau d'aérolithe en fait foi, enfin, maîtrise du<br />

navire idéal, le sous-marin, navire du futur et <strong>de</strong> la navigation du passé, la licorne et le<br />

méridien <strong>de</strong> Paris).<br />

Ainsi, d'une antimaison (l'appartement <strong>de</strong> Tintin qui paralyse ses facultés <strong>de</strong> raisonnement et<br />

d'action, qui se fissure, lors du choc, qui est cambriolé) Tintin fait un château (dont la<br />

reconquête ressemble à celle du Karaboudjan), s'échappant avant d'arrêter les illégitimes<br />

propriétaires, avant, par une quête au trésor finalement récompensée, <strong>de</strong> rendre le château au<br />

capitaine et d'en faire un lieu idéal.<br />

73 La vallée <strong>de</strong>s cobras (1939) est l’aventure la mieux réussie, mais interrompue par la guerre, elle ne sera finie<br />

(par J Martin) qu'en 1954. L'argument ne s'écarte pas <strong>de</strong> la problématique : le père (qui avait fait un avion pour<br />

gagner un record <strong>de</strong> vitesse) fait un pont pour gagner du temps (face à un fakir truqueur comme souvent le<br />

religieux). Comme Alcazar, le légitime maharadjah est un adorable tyran. Mais, ridicule ou non, il s'agira <strong>de</strong><br />

maintenir son pouvoir dans le château, du maharadjah face à son traître <strong>de</strong> Premier ministre. Cette parodie du<br />

palais <strong>de</strong> Muskhar pose toutefois le problème récurant chez Hergé du pouvoir idéal. Ce n'est pas non plus la<br />

monarchie. Alors ?<br />

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Ainsi, partant d'un antimon<strong>de</strong> (la ville menacée par l'étoile supplémentaire <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> ourse,<br />

dont le sol fond, tremble, mon<strong>de</strong> comme une île menacée par le ciel, araignée géante, prophète<br />

fou, l'île <strong>de</strong> l'aérolithe antimatière créant <strong>de</strong>s champignons explosifs et géants), il construit un<br />

voyage parfait dans un espace maîtrisé: s'échappant <strong>de</strong> la fausse précision scientifique, qui<br />

prévoyait l'heure <strong>de</strong> la fin du mon<strong>de</strong>, Tintin dompte les éléments (air, mer, terre) à la secon<strong>de</strong><br />

d'arc près et ramène sa victoire, métal d'ailleurs, secret du passé, voyage sous la mer.<br />

Et d'une antifamille... Haddock (père du voyage), et Tournesol (père <strong>de</strong> la connaissance)<br />

prennent possession du château. Tout est bien qui finit bien, dit Tintin. Le trésor est dans la<br />

famille (trois frères unis), caché dans le mon<strong>de</strong> (le globe) et dans le navire (les maquettes),<br />

caché dans le château/temple (la crypte). L'île qui s'enfonce, le mon<strong>de</strong> qui s'ouvre (croix<br />

d'apocalypse) ce n'est plus la fin du mon<strong>de</strong>, l'atlanti<strong>de</strong> aérolithique: c'est la récompense, fin <strong>de</strong><br />

la fausse monnaie <strong>de</strong>s fausses boîtes (crabe). Un bâteau, un château, une île, une famille.<br />

Utopie. Tintin ne vieillit pas, maître <strong>de</strong> l'espace et du temps.<br />

Relier cette quête à la vie même <strong>de</strong> George Rémi est tentant. S'il n'a pas suivi Degrelle lorsque<br />

celui-ci a fondé un journal Rexiste, Hergé, <strong>de</strong>venu l'homme le mieux payé <strong>de</strong> son journal<br />

accepte, après la défaite <strong>de</strong> 1940 <strong>de</strong> joindre l'équipe <strong>de</strong>s collaborateurs du soir volé, où il ne<br />

continue pas l'Or noir, mais entame le Crabe aux pinces d'or. Il engage E. P. Jacobs pour la<br />

mise en couleur <strong>de</strong>s albums antérieurs (Jacobs inspire Haddock comme les jumeaux Rémi<br />

avaient sans doute contribué à la silhouette <strong>de</strong>s Dupondt.) Il <strong>de</strong>vient chef d'entreprise. Oublier<br />

son origine familiale lorsqu'il est celui qui fait à présent vivre la famille? Et s'il était noble?<br />

Père sans fils (sinon Tintin, puisqu'il ramène à l'orphelinat l'enfant que Germaine et lui<br />

voulaient adopter) commençant à connaître l'alcool, doit-on chercher <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntifications trop<br />

faciles? La guerre a renversé un temps les valeurs. Le voyage du capitaine Haddock et <strong>de</strong><br />

Tintin <strong>de</strong> 1941 à 1944 (âge d'or d'Hergé, le lui a-t-on assez reproché!) est celui d'un ordre<br />

nouveau. Seul les juifs (image supprimée du Crabe aux pinces d'or) pouvaient se réjouir <strong>de</strong> la<br />

fin du mon<strong>de</strong>. Non. La guerre n'a pas détruit le mon<strong>de</strong> légitime, objet <strong>de</strong> la science pacifiste,<br />

celle <strong>de</strong>s neutres, contre les américains. Après la phase <strong>de</strong> reconquête <strong>de</strong> soi, <strong>de</strong> mea culpa<br />

nécessaire? il est temps <strong>de</strong> partir, <strong>de</strong> retrouver (vers hier) un mon<strong>de</strong> idéal. Le château, rendu à<br />

son légitime propriétaire, l'héritier, est un lieu merveilleux, à l'ordonnancement impeccable.<br />

Le navire, enfin commandé est une société idéale, dont les co<strong>de</strong>s sont précis. Un idéal<br />

masqué, a été restauré, remis au jour: la vie <strong>de</strong> château du héros aristocratique partant en<br />

croisa<strong>de</strong> pour le bien. Pour la science, même. Europe nouvelle <strong>de</strong>s pays neutres. Terrible<br />

aveuglement sur la nature <strong>de</strong> la collaboration avec le nazisme. Même si Hergé, après l'Etoile<br />

mystérieuse s'abstient <strong>de</strong> tout engagement politique, on ne peut que rapprocher cette utopie <strong>de</strong><br />

la légitimité du capitaine avec l'idéal <strong>de</strong> la collabortion Léopoldine ou Pétiniste.<br />

La géographie du pouvoir et <strong>de</strong> l'espace <strong>de</strong> Hergé n'a pas, au centre, la ville et son pouvoir<br />

démocratique, et en périphérie une campagne et <strong>de</strong>s usines dominées par <strong>de</strong>s capitalistes. Le<br />

château/temple/repère, ni ville ni campagne, est partout le centre du mon<strong>de</strong> du héros et <strong>de</strong> sa<br />

famille, protégés par <strong>de</strong>s murs <strong>de</strong> son parc <strong>de</strong> toutes les promiscuités: d'une part <strong>de</strong>s espaces<br />

naturels <strong>de</strong> chasse, ou d'exploration avec leurs habitants sauvages ou exotiques, et d'autre part<br />

<strong>de</strong> la ville, lieu <strong>de</strong> repère ou <strong>de</strong> décors (spectacle) avec sa foule vibrionnante et sans direction.<br />

Les intrus y sont <strong>de</strong>s clan<strong>de</strong>stins, espions cherchant à pervertir le système fonctionnel interne<br />

<strong>de</strong>s maîtres légitimes <strong>de</strong>s lieux. Tintin lui-même n'entre dans les châteaux ennemis que pour y<br />

récupérer ses amis, jamais pour les détruire. Mais cette <strong>de</strong>struction peut provenir <strong>de</strong>s combats<br />

(villa Müller, <strong>de</strong>cauville <strong>de</strong> l'Or noir, Vol 714) ou <strong>de</strong> la nature en malédiction (Etoile, 7 boules<br />

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<strong>de</strong> cristal, vol 714). Contre-espace, souterrain, secret, le réseau adverse <strong>de</strong>s mafias urbaines<br />

ploutocratiques pervertissent et menacent l'ordonnancement familial <strong>de</strong>s châteaux dont il font<br />

<strong>de</strong>s repères, et le déplacement du héros qu'ils visent à immobiliser, à mettre aux fers ou à<br />

plonger dans la folie. L'ennemi cherche à répandre <strong>de</strong>s fausses valeurs, objets <strong>de</strong> trafics, objets<br />

miroir du trésor légitime que le héros veut rendre à qui <strong>de</strong> droit. Cette grille spatiale, ce tiers<br />

lieu et ce tiers mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie permettent <strong>de</strong> comprendre la vision socio/spatiale que Hergé<br />

véhicule dans Tintin.<br />

Un double lieu, espace du château préservé, et mobilité sans limite: le héros est relié aux<br />

autres châteaux/temples par la gamme <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> transports habités, qui traversent<br />

librement les étendues. Le véhicule (auquel on pourrait ajouter les média, téléphone,<br />

télégramme, presse, télé) est donc le <strong>de</strong>uxième pôle <strong>de</strong> cette vision utopique <strong>de</strong> l'espace.<br />

Souvent emprunté ou volé il sert à traverser la nature pour relier les châteaux 74.<br />

Moulinsart: vie et mort d'une utopie.<br />

Ces constantes ne doivent pas masquer une évolution <strong>de</strong> Moulinsart après le traumatisme que<br />

fut, pour George Rémi, l'épuration. Incontestable collaborateur, au moins passif, Rémi n'est<br />

arrêté que quelques heures à la fin <strong>de</strong> la guerre, mais nombre <strong>de</strong> ses collaborateurs ou amis<br />

sont sérieusement inquiétés, voire exécutés. Il songe un temps à fuir en Argentine, ai<strong>de</strong> les<br />

"proscrits", et ne peut republier que grâce à un résistant R Leblanc qui lance le journal <strong>de</strong><br />

Tintin en 1947. Rapi<strong>de</strong>ment dépressif, Hergé fait <strong>de</strong> fréquents séjours en Suisse, où il<br />

rencontre le Roi proscrit, Léopold II, ou bien dans un monastère. Il vit à présent dans une<br />

maison <strong>de</strong> campagne quelque peu moulinsardienne dans l'esprit et étoffe un studio, dans<br />

lequel son rôle <strong>de</strong> chef d'entreprise s'affirme. Il peut donc confronter son phantasme <strong>de</strong><br />

châtelain à la réalité <strong>de</strong> sa vie en maison <strong>de</strong> campagne à Céroux Moutsy.<br />

Château <strong>de</strong>s pères (Tintin n'y rejoint que tard Haddock et Tournesol), décalque <strong>de</strong> Cheverny,<br />

Moulinsart n'est pas loin d'un village, et assez peu <strong>de</strong> la ville (qu'on atteint en train puis en<br />

voiture). Lieu idéal? Utopie? La vie <strong>de</strong> château sans voyage rend maladroit, et la vie sans<br />

mystère rend stupi<strong>de</strong> (voir le <strong>début</strong> <strong>de</strong>s Sept boules <strong>de</strong> cristal). Moulinsart est donc rapi<strong>de</strong>ment<br />

moqué (Haddock est proche du maharadjah <strong>de</strong> Gopal), sa dignité renversée: armures,<br />

tableaux, tout ne re<strong>de</strong>vient vivant que lorsqu’il y a à se remettre en route. Moulinsart est<br />

détruit par les "premières expériences" <strong>de</strong> Tournesol. Refait à l'i<strong>de</strong>ntique, il n'a même plus le<br />

temps <strong>de</strong> voir les valises <strong>de</strong> ses propriétaires (objectif lune). Alors, comment oser dire que<br />

c'est le lieu central? C'est oublier que le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie utopique est précisément <strong>de</strong> ne pas rester<br />

74 celui <strong>de</strong> Moulinsart, et la villa <strong>de</strong> Bergamotte dans les sept boules <strong>de</strong> cristal, le temple du soleil, celui <strong>de</strong> l'émir<br />

ou du docteur Schmidt dans le pays <strong>de</strong> l'Or noir, l'usine <strong>de</strong> Sbrodj, la fusée <strong>de</strong>venue lieu statique, Moulinsart et la<br />

forteresse <strong>de</strong> Bahhine, Moulinsart et la forteresse palais du Djebel, le monastère du Tibet, Moulinsart, le temple<br />

<strong>de</strong>s extraterrestres, la maison surveillée et le palais <strong>de</strong> Tapiocapolis... Il est également facile d'i<strong>de</strong>ntifier les objets<br />

légitimes qui donnent le pouvoir (trésor <strong>de</strong> Rackham, sept boules <strong>de</strong> cristal, bracelet, médaille magique, poupées<br />

<strong>de</strong> vaudou, pastille pour faire exploser l'essence, station <strong>de</strong> contrôle, microfilm, écharpe <strong>de</strong> Tchang, émerau<strong>de</strong> et<br />

bijoux, objet extra-terrestre en cobalt natif, pilules antialcooliques... Les véhicules, eux sont légions : voiture,<br />

hydravion cargo sur la mer, caravane <strong>de</strong> lamas dans les forets vierges et les montagnes, jeep folle <strong>de</strong>s Dupondt,<br />

acci<strong>de</strong>ntée <strong>de</strong> Müller dans le désert, jeep puis fusée dans l'espace, char lunaire, avion, train, taxi, hélicoptère au<br />

lac Leman, voiture particulière traversant le village, petit avion <strong>de</strong> tourisme, char d'assaut pour la frontière, avion<br />

<strong>de</strong> ligne caravane à cheval pour le djebel, boutre, ra<strong>de</strong>au, yacht, cargo, sous marin, pour la mer rouge, patin à<br />

roulette électrique pour le château ; avion, porteurs, chevaux au Tibet, vélo pour Moulinsart, supersonique sur<br />

l'île indonésienne, soucoupe volante, mobylette, avion <strong>de</strong> ligne, camion <strong>de</strong> guerre dans la jungle, bus <strong>de</strong> tourisme,<br />

char <strong>de</strong> carnaval dans la ville...<br />

41


à Moulinsart. Moulinsart est lieu idéal pour revenir: en plein voyage pour la lune, c'est là que<br />

Haddock veut rentrer. C'est là qu'il rêve <strong>de</strong> rester au calme ("j'en ai assez" Affaire Tournesol).<br />

Cette lassitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'aventure (chez l'auteur?) amène un curieux effet. <strong>Au</strong> fur et à mesure <strong>de</strong>s<br />

albums, au fur et à mesure <strong>de</strong> l'évolution <strong>de</strong> l'auteur, qui utilise <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> co<strong>de</strong>ssinateurs,<br />

<strong>de</strong> co-scénaristes, l'univers <strong>de</strong> Moulinsart se délite. C'est le <strong>début</strong> d'une brisure.<br />

L'univers <strong>de</strong> Moulinsart craque. Lampion, ce parfait belgicain, voyageur, certes, mais <strong>de</strong><br />

commerce, mondass, (le mon<strong>de</strong> rendu vulgaire) envahit le château pour l'assurer. "Querelles<br />

avec madame sans doute?" Tournesol prend <strong>de</strong>s trous <strong>de</strong> balle <strong>de</strong> revolver pour <strong>de</strong>s mites,<br />

l'image même du capitaine se brise, et le château, loin <strong>de</strong> l'anonymat <strong>de</strong>vient un parc<br />

d'attraction. L'envahissement par le vulgaire. Par la plèbe. Puis par un complot contre<br />

Tournesol. Hergé doute <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong>. Première étape. Qui sont les bons, les méchants? La<br />

science doit-elle servir la guerre? Envahissement par la famille <strong>de</strong> Lampion, le château n'est<br />

sauvé que provisoirement.<br />

Car, dans les albums suivants, il y a là un glissement général vers ce qui <strong>de</strong>vient une<br />

<strong>de</strong>struction systématique <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong>: l'envahissement par la foule curieuse et vulgaire <strong>de</strong> la<br />

bourgeoisie familiale ou <strong>de</strong>s enfants (que finalement Hergé n'aime pas) se poursuit avec<br />

l'arrivée <strong>de</strong>s étrangers, et <strong>de</strong> l'impossible enfant. Abdallah piège le château, au point <strong>de</strong> rendre<br />

préférable le voyage. Mais l'avion aussi est piégé. Il faut marcher, sans alcool. Pire, déguisé(e)<br />

en porteuse d'eau. Prendre un bateau qui <strong>de</strong>vient ra<strong>de</strong>au, un cheval qui est impossible, un<br />

cargo que personne ne peut manœuvrer contre le sous-marin (inversion du trésor <strong>de</strong> Rakham<br />

le Rouge). Le lieu modèle est <strong>de</strong>venu invivable. Tournesol n'ose plus inventer quoi que ce<br />

soit, compliquant même les déplacements à pied en réinventant <strong>de</strong>s patins à roulette (rollers<br />

du futur?). Les amis sont <strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s ennemis, le château est pour toujours piégé, intenable<br />

pour le pauvre Nestor, puis entièrement envahi par la voiture rallye. La Paix! exige Haddock.<br />

Il doit pour cela se rendre en vacances à l'hôtel. C'est la fin: s'il faut, pour se reposer, quitter le<br />

château, c'est qu'il a perdu sa fonction. Château détruit. Avion détruit. Il faut tout remettre en<br />

cause. C'est la plus belle aventure <strong>de</strong> Tintin. La plus poignante. Car c'est celle qui montre que<br />

Hergé reprend tout à zéro. Il faudra "remettre en cause le démon <strong>de</strong> la pureté". Il faudra<br />

traverser l'étendue sans véhicule. Il faudra accepter <strong>de</strong> ne pas avoir même une tente pour trois.<br />

De ne plus être servi. Pire. Accepter <strong>de</strong> rompre les liens tissés entre Haddock et Tintin. C'est<br />

un nouveau lieu (monastère), un nouveau sens au voyage (lévitation). Il y a tant à dire sur le<br />

Tibet qu'on peut craindre <strong>de</strong> quitter le sujet. Toujours est-il que Hergé a fini son œuvre, par ce<br />

nouveau voyage qui retrouve la résistance <strong>de</strong> l'espace et ce nouveau lieu sacré qui attire le<br />

héros. Le reste <strong>de</strong> l'œuvre ne sera que <strong>de</strong>struction du lieu modèle. Si la nostalgie <strong>de</strong> Moulinsart<br />

le guette au Tibet, le château <strong>de</strong>vient un parfait contraire <strong>de</strong> son origine dans les Bijoux <strong>de</strong> la<br />

Castafiore, le plus "critique" <strong>de</strong>s Tintin.<br />

Le parc invite <strong>de</strong>s romanichels, noma<strong>de</strong>s, refusant <strong>de</strong> communiquer avec Tintin, pourtant<br />

cœur pur. L'escalier est brisé, brise la cheville <strong>de</strong> Haddock. L'envahissement par la femme,<br />

castratrice par le bruit, l'incommunicabilité entre tous les habitants, la brèche dans le mur qui<br />

laisse entrer la presse, viole l'intimité, (rêve <strong>de</strong> Haddock) les secrets, fait gonfler le nez <strong>de</strong><br />

Haddock, l'envahissement par les fausses félicitations, la télévision, l'embrouillamini, qui rend<br />

Tintin lui-même impuissant, empêchent <strong>de</strong> circuler, d'entendre, <strong>de</strong> voir dans le château: plus<br />

<strong>de</strong> vérité, <strong>de</strong> clarté; tout est flou, mensonge, faux-semblants. Même si Tintin reprend son<br />

esprit sitôt la Castafiore partie, rien ne sera plus comme avant.<br />

42


Décrypter cette série d'attaque ne peut se faire qu'autour <strong>de</strong> trois axes. Passons plus vite sur les<br />

<strong>de</strong>ux premiers: Hergé mûrit, Tintin l'agace, il interroge son personnage pour le détruire, parce<br />

que lui-même change. Son divorce influence sans doute l'effondrement <strong>de</strong> Moulinsart et en<br />

particulier les Bijoux. Mais c'est surtout sa réflexion très profon<strong>de</strong> sur le bien et le mal (Tibet)<br />

autour <strong>de</strong> sa rencontre avec sa nouvelle épouse, qui, semble-t-il, l'amènent à interroger la<br />

science, son propre racisme, sa vision <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château, puis sa conception <strong>de</strong>s méchants,<br />

<strong>de</strong> l'aventure même (puisque dans les Picaros Tintin suggère <strong>de</strong> ne pas bouger et qu'au final<br />

rien ne change), <strong>de</strong> l'art enfin. Tintin n'était qu'une construction littéraire idéale: rien n'y<br />

fonctionne comme vous le croyez, mais il faut le taire, semble dire Tintin <strong>de</strong>vant la couverture<br />

<strong>de</strong>s Bijoux <strong>de</strong> la Castafiore qui chante <strong>de</strong>vant les cases et les bulles <strong>de</strong> la grille. La ligne claire<br />

se brouille, l'image télévisée condamne au flou celle, statique, <strong>de</strong> la BD. L'illusion d'un lieu<br />

neutre, légitime n'était, somme toute qu'artéfact. Ce n'est point tant que la femme enferme,<br />

encage, castre. C'est plutôt que ce que je croyais <strong>de</strong>voir construire a perdu son sens. Utopie<br />

inutile, dont on voit les fils.<br />

CONCLUSION: MOULINSART, ENTRE VIE DE CHATEAU ET VILLE EMERGENTE?<br />

Mais il est une lecture plus terre à terre qui nous intéresse davantage. La vie <strong>de</strong> château à<br />

Moulinsart, c'est un espace proche <strong>de</strong> la ville. Moulinsart est une partie du périurbain. Plus<br />

qu'à sa seule implosion c'est aussi à son envahissement qu'on assiste. Parc <strong>de</strong>venu parking,<br />

envahissement <strong>de</strong>s petits <strong>de</strong> petits bourgeois qui rêvent d'un château et que leur vulgarité, leur<br />

nombre, détruit. Grilles assiégées par les curieux, par l'immigration étrangère, radicalement<br />

hostile, par l'impossible vie familiale (enfants ou femmes). Le château aristocratique <strong>de</strong>s<br />

abords <strong>de</strong> la ville, est envahi par les valeurs <strong>de</strong> la classe moyenne, son nombre, sa vulgarité. Il<br />

faut se protéger aux grilles, ce qui est inutile puisque ce qui ne va pas resurgit à l'intérieur<br />

même par la presse, la télé, le téléphone (Boucherie Sanzot) qui brise l'harmonie. Constat<br />

d'évolution par implosion. Echec <strong>de</strong> l'utopie dans l'œuvre même. Le modèle <strong>de</strong>s années<br />

quarante conduit à une impasse quinze ans plus tard. Le capitaine finit par recevoir la presse<br />

en robe <strong>de</strong> chambre...<br />

Georges Rémi dont le studio est en ville et la maison un temps à la périphérie éloignée <strong>de</strong><br />

Bruxelles, montre l'agression <strong>de</strong> cet espace sauvegardé par les petits bourgeois vulgaires, les<br />

enfants et les femmes, la télévision, le bruit, les automobiles et les badauds, les étrangers<br />

vagabonds. Peut-on lire ici, à la fois les mépris aristocratiques pour tout ce qui n'est pas noble<br />

et les étapes <strong>de</strong> l'urbanisation <strong>de</strong>s banlieues vue <strong>de</strong>puis l'intérieur du château? Car enfin, ce<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> l'espace périurbain confronté aux urbanisations, n'est-ce pas une <strong>de</strong>s<br />

possibilités <strong>de</strong> lire cette remise en cause <strong>de</strong> Moulinsart?<br />

Qu'avions-nous? Un schéma socio-spatial ayant à voir avec l'utopie <strong>de</strong> la troisième voie, et qui<br />

passe par l'affirmation d'une perception spécifique <strong>de</strong> l'espace: Hergé, instituteur du mon<strong>de</strong>,<br />

donne à voir aux enfants comme lieu idéal, cette utopie.<br />

ENTRE VILLE ET CAMPAGNE<br />

périphérise la ville en ses murs en ignorant la dichotomie ville/campagne traversant <strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s<br />

naturels, <strong>de</strong>s espaces <strong>de</strong> chasse, <strong>de</strong> loisir, <strong>de</strong> traversée, qui entourent le château.<br />

* NI DEMOCRATIQUE NI TYRANNIE<br />

43


moque les manifestations <strong>de</strong> la politique locale, ce pouvoir sans légitimité, ou ridiculise<br />

l'arbitraire. La vraie autorité est celle du chef légitimé par un titre fondé sur une compétence<br />

(directeur Baxter ou roi Muskhar, capitaine, professeur).<br />

* DOMINATION DE LA CONFRONTATION SOCIALE PAR L’ESPACE FAMILIAL<br />

CHOISI<br />

recrée une famille recomposée par le fils. Cette famille vit dans un réseau <strong>de</strong> châteaux<br />

(individuel) ou <strong>de</strong> temples (collectif) protégés <strong>de</strong>s promiscuités et <strong>de</strong>s plèbes urbaines par <strong>de</strong>s<br />

murs (Temple du soleil et Zorino, Tchang et les Wang, Tintin et Moulinsart etc.) Chacun est<br />

maître en son domaine, la lutte <strong>de</strong>s classes n'existe pas (postulat <strong>de</strong> l'abbé).<br />

* NI SEDENTAIRE NI NOMADE<br />

mobilité sans entrave reliée aux autres châteaux/temples <strong>de</strong> l'archipel <strong>de</strong>s réseaux par la<br />

prise en main du vaisseau, <strong>de</strong>s véhicules du père, <strong>de</strong>s téléphones, télégrammes, radios...<br />

Le château idéal est lieu <strong>de</strong> repos, mais proches <strong>de</strong> ses loisirs.<br />

Quelles sont les origines <strong>de</strong> ce modèle? Tout d'abord un retour "aux sources" (le château <strong>de</strong> sa<br />

propre grand-mère, les abbayes fréquentées en pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> déprime, la perception scoute <strong>de</strong><br />

l'espace). Puis, une lecture idéologique <strong>de</strong> l'espace (antibabel catholique, légitimisme<br />

monarchique -Hergé comptait parmi ses lecteurs les enfants du roi <strong>de</strong>s belges, mais aussi ceux<br />

<strong>de</strong> l'impératrice Zita-, mais aussi mo<strong>de</strong>rnisme autour <strong>de</strong> l'idée très aristocratique du record <strong>de</strong><br />

vitesse <strong>de</strong> traversée). Enfin, <strong>de</strong>s sources plus spécifiquement liées à la littérature enfantine.<br />

Plusieurs livres récents font le bilan sur les sources d'Hergé. Contrairement à ses propres<br />

affirmations on y découvre l'influence <strong>de</strong> J. Verne en particulier pour la structure en voyage, et<br />

aussi celle <strong>de</strong> Dumas, pour ce qui est <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château; dans Vingt ans après, mobilité et<br />

vie <strong>de</strong> château forment un tout. La ville et son pouvoir y sont périphériques et la légitimité<br />

rési<strong>de</strong> dans le titre, l'utopie <strong>de</strong> la lignée, du sang bleu, et le château royal. Avec Dumas, la<br />

filiation avec le légitimisme du XIXème siècle, avec l'histoire <strong>de</strong>s châteaux du XVIIème prend<br />

corps. Et il est vrai que le modèle repris par Dumas correspond bien à un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie qui<br />

existait, aristocratique en son essence, une perception <strong>de</strong> l'espace.<br />

On peut tenter <strong>de</strong> résumer la perception aristocratique <strong>de</strong> l'espace sous sa forme idéale.<br />

* NI LA VILLE, NI LA CAMPAGNE<br />

l'aristocrate a un modèle <strong>de</strong> vie ni urbain, ni rural (hôtel et château) utilisant le plat pays pour<br />

la cavalca<strong>de</strong> <strong>de</strong>s guerres ou <strong>de</strong>s chasses, surveille et s'éloigne <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong>s fron<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s<br />

fournisseurs et <strong>de</strong>s foules, mise en périphérie du château où femmes et enfants <strong>de</strong>meurent<br />

* NI DEMOCRATIE NI TYRANNIE<br />

elle évalue la légitimité au titre (d'épée ou <strong>de</strong> robe), laisse au peuple bourgeois<br />

carnavals et chicanes d'argent, sur la place publique <strong>de</strong>s filles et <strong>de</strong>s affaires, mais combat les<br />

empiètements <strong>de</strong> l'impôt sur ses privilèges.<br />

* DOMINATION DE LA CONFRONTATION SOCIALE PAR L’ESPACE FAMILIAL<br />

CHOISI<br />

44


vit la vie <strong>de</strong> château dans un réseau <strong>de</strong> semblables, exclusifs, protégés par les murs <strong>de</strong>s<br />

promiscuités, dans un lieu préservé, château ou monastère. Le mariage est compris comme<br />

une alliance <strong>de</strong> seigneurs, <strong>de</strong> leurs titres et terres, et non comme une obligation <strong>de</strong> fidélité.<br />

* NI SEDENTAIRE, NI NOMADE<br />

revendique la mobilité <strong>de</strong> l'équipage, du coursier, <strong>de</strong>s écuries, courriers, carrosses, formant<br />

messagerie et voiture à armoiries, mais vit en double rési<strong>de</strong>nce, en ses propriétés.<br />

Ce modèle historique, <strong>de</strong>s châteaux <strong>de</strong> la Loire à Madame <strong>de</strong> Sévigné, <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> Versailles<br />

à la vie <strong>de</strong>s nobles toulousains du XVIIIème, est historiquement lié au périphéries urbaines.<br />

Vincent Thébault avait prouvé que le modèle aristocratique se poursuivait dans sa thèse sur<br />

"les bourgeois <strong>de</strong> la terre" du Toulousain très avant dans le vingtième siècle. Comparant trait<br />

pour trait Hergé et ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, on peut montrer (comme souvent) l'archaïsme <strong>de</strong> son<br />

positionnement utopique.<br />

En amont, première surprise, donc, Hergé organise comme central un espace aristocratique du<br />

périurbain d'avant l'urbanisation <strong>de</strong> manière explicite. En s'appuyant sur une analyse<br />

historique <strong>de</strong> ces espaces et <strong>de</strong> ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, on peut essayer <strong>de</strong> résumer la perception du<br />

mon<strong>de</strong> que connaît le noble qui vit du sien: comme l'exercice y invite, on peut même montrer<br />

que ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie réel s'est toujours apparenté à une utopie. Co<strong>de</strong> <strong>de</strong>s cours d'amour et <strong>de</strong>s<br />

tournois, courtoisies <strong>de</strong> Castiglionne étiquette, mythe <strong>de</strong> la légitimité par le sang, <strong>de</strong> la clôture<br />

par les murs et murailles, avec cul <strong>de</strong> basse fosse, contre utopie littéraire du chevalier errant<br />

ou sans terre cherchant son castel (Robin <strong>de</strong>s Bois)... L'espace périurbain est donc composé<br />

autour <strong>de</strong> la voie, <strong>de</strong> la dépendance, et aussi <strong>de</strong> cette forme particulière <strong>de</strong> valorisation <strong>de</strong><br />

l'espace qu'est le domaine du château. Ce sont ces domaines et parcs qui ont laissé toponymes,<br />

structures et même, fonctions (hospitalières, éducatives, politiques, patrimoniales).<br />

DE L'UTOPIE ABSOLUTISTE AU LEGITIMISME DE RETRAIT<br />

L'achèvement <strong>de</strong> ce modèle est Versailles, à condition <strong>de</strong> bien comprendre que Versailles<br />

modifie la règle en supposant l'unicité du château (monarchie), alors que la conception<br />

aristocratique en suppose plusieurs (l'aristocratie est un anti absolutisme, dont la valeur<br />

centrale est le privilège, cette liberté du noble). Versailles s'apparente comme mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie et<br />

<strong>de</strong> gestion politique à une construction utopique: non lieu, ni ville, ni campagne, ni nature<br />

sauvage, ni humanisation complète, ni espace public, ni lieu privé. Première banlieue <strong>de</strong><br />

France, il constitue aussi un mo<strong>de</strong> d'expansion urbain (ronds-points du parc, expropriation,<br />

ville nouvelle en lotissement préétablis niant une partie <strong>de</strong> l'espace agricole et forestier<br />

antérieur). Cette pensée technicienne <strong>de</strong> l'espace se retrouve aussi dans la gestion du royaume,<br />

autour du Colbertisme, <strong>de</strong> ses manufactures et <strong>de</strong> ses intendants dont la légitimité naît surtout<br />

<strong>de</strong> la compétence, plus que <strong>de</strong> la naissance ou <strong>de</strong> l'élection.<br />

Tout part d'un postulat utopique du pouvoir royal. Le Roi, ubiquiste, comme l'Empereur, est<br />

partout chez lui en son Royaume. En tout lieu il domine sa famille qu'il compose à son gré sur<br />

les talents (noblesse dont il est le chef et le fondateur.) Les rois étaient déjà sur la Loire, à<br />

l'écart <strong>de</strong>s révoltes urbaines médiévales. Noma<strong>de</strong>, urbain? rural? à la tête <strong>de</strong> ses armées? Les<br />

guerres <strong>de</strong> religion les avaient contraints à s'allier avec les ligues, à reprendre place en ville.<br />

C'est la fron<strong>de</strong> <strong>de</strong> Paris, qui à cette date, a fini par englober le Louvre, et <strong>de</strong> sa noblesse, qui<br />

45


fait d'un pavillon <strong>de</strong> chasse, le lieu d'une construction absolutiste et utopique du pouvoir.<br />

L'idée est d'inverser le propos. Le Roi est partout chez lui, en tout château <strong>de</strong> la noblesse? La<br />

noblesse sera chez elle en la cour du roi. Puisque le Roi Soleil ne peut être partout, chez eux,<br />

ils seront ici, chez Lui. Plutôt que d'être le centre <strong>de</strong> la ville (qui risque <strong>de</strong> l'encercler), Louis<br />

met la ville à la périphérie du palais. Plutôt que d'être environné par la campagne proche, et<br />

Marie-Antoinette reconstitue "sa bergerie" (premier parc d'attraction du mon<strong>de</strong>?) au centre <strong>de</strong><br />

"son" parc. Le modèle Versaillais s'inspire <strong>de</strong> la fête <strong>de</strong> Vaux-le-Vicomte, signe d'un pouvoir<br />

tel qu'il en coûta tout au surintendant qui entra en Bastille. Il se répand en Europe, et par<br />

ricochet autour <strong>de</strong>s villes où chacun refait son petit Versailles, jaloux <strong>de</strong> ses privilèges et<br />

titres. Rééparpillement.<br />

Louis XVI fera le chemin inverse. Payer son pouvoir absolu par l'ouverture <strong>de</strong> la bastille, subir<br />

l'obligation <strong>de</strong> rentrer à Paris, encerclé, <strong>de</strong> s'y soumettre aux fron<strong>de</strong>s: sa famille se décompose<br />

contre son gré. Le Roi et sa noblesse sont abaissés. Le peuple est partout chez lui: échec <strong>de</strong><br />

l'utopie absolutiste. Les aristocrates, dont les bourgeois coupent la tête et les paysans brûlent<br />

les châteaux, émigrent. A leur retour au pouvoir, leurs biens ont été vendus à la bourgeoisie.<br />

Les vulgaires, illégitimes, comme l'usurpateur, tentent <strong>de</strong> fusionner avec les aristocrates, <strong>de</strong><br />

leur prendre un peu <strong>de</strong> leur modèle. Saint Simon tente l'inverse: accor<strong>de</strong>r ce qui fait la<br />

puissance <strong>de</strong> la bourgeoisie à l'idéal aristocratique, reprenant la tradition Colbertienne.<br />

Après 1830, la noblesse entre en l'exil intérieur que Senett décrit dans la ville et l'œil. Le repli<br />

sur les terres. Voyager <strong>de</strong>vient moins affaire <strong>de</strong> guerre ou <strong>de</strong> pouvoir que <strong>de</strong> loisir ou <strong>de</strong><br />

tourisme. C'est l'expérience et la gran<strong>de</strong> réflexion <strong>de</strong> Toqueville. On attend <strong>de</strong> revenir au<br />

pouvoir, face à ces bourgeois qui tentent toujours d'imiter, <strong>de</strong> fusionner. Jusqu'à quand cela<br />

dure-t-il? Jusqu'au second empire? Jusqu'à Proust? Les marxistes ont-ils tort <strong>de</strong> considérer que<br />

l'aristocratie disparaît? Elle se cache. Politiquement, on la voit animer un courant politique<br />

catholique ultramontain qui manque <strong>de</strong> revenir au pouvoir en 1873. Des convergences avec<br />

les autres ennemis <strong>de</strong>s bourgeois, les ouvriers, socialistes, peuvent parfois apparaître (ce qui<br />

explique les itinéraires politiques à la Hugo.) L'affaire Dreyfus les fait-ils disparaître, comme<br />

Proust le laisse entendre, qui montre les salons envahis par <strong>de</strong>s antidreyfusards bourgeois? La<br />

guerre <strong>de</strong> 14 comme la Gran<strong>de</strong> illusion du cinéaste Renoir le présume? Ou un désastre<br />

intérieur, pervertissant la règle du jeu? Est-ce surtout la fin <strong>de</strong> le rente foncière? Cet idéal<br />

aristocratique cherche une troisième voie, chrétienne, antibourgeoise et anticommuniste,<br />

autour <strong>de</strong> l'armée, <strong>de</strong> la famille, <strong>de</strong> la religion. Les années trente en voient sans doute resurgir<br />

<strong>de</strong>s pans entiers, dans une extrême droite européenne qui reprend la partie <strong>de</strong> la tradition Saint<br />

Simonienne consistant à revendiquer la mo<strong>de</strong>rnité et l'entreprise comme outils <strong>de</strong> leur<br />

idéologie. L'abbé Wallez est dans cette logique-là.<br />

Transmission littéraire (Dumas), transmission matérielle (les châteaux du périurbain),<br />

transmission politique (légitimisme <strong>de</strong> retrait): Hergé reformule inconsciemment ou<br />

sciemment un idéal <strong>de</strong> vie perdu.<br />

En aval, secon<strong>de</strong> surprise. Elle provient <strong>de</strong> la comparaison <strong>de</strong> cette formulation avec une autre<br />

formulation utopique du périurbain. Le discours utopique n'est pas absent <strong>de</strong> la constitution <strong>de</strong><br />

ces espaces. Cité jardins, villes neuves, émergentes, toutes ces réalisations visent à refon<strong>de</strong>r,<br />

au mieux, à élargir, au plus mo<strong>de</strong>ste, la ville centre, autour <strong>de</strong> l'acte démiurgique <strong>de</strong> la<br />

construction ou du "lotissement". La nouveauté <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> transports et <strong>de</strong><br />

consommations, la rupture <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> productions fait table rase <strong>de</strong> l'ancien périurbain<br />

rural dont il n'y a rien à savoir.<br />

46


<strong>Au</strong> cours <strong>de</strong> ce séminaire, notre camara<strong>de</strong> Lionel Rougé a également parfaitement montré que<br />

le discours <strong>de</strong> la ville émergente avait à voir avec l'utopie. Ces textes montrent, en effet, (ils<br />

sont cités très rigoureusement pour ne pas forcer la conclusion, seuls les surtitres sont ajoutés<br />

pour faciliter la comparaison).<br />

* NI VILLE NI CAMPAGNE<br />

"une ville radicalement neuve en regard <strong>de</strong> l'ancienne cité compacte en ses murs, espace du<br />

futur et <strong>de</strong> l'ailleurs (l'origine en est, sauf pour Marot qui cite Mumford, en Californie).<br />

refusant la dichotomie ville campagne harmonisant vi<strong>de</strong> spatiaux et pleins, nature et exurbia,<br />

qui sert <strong>de</strong> fédérateur aux morceaux <strong>de</strong> l'archipel, nature décors.<br />

* NI DEMOCRATIE (locale) NI TYRANNIE (Du Marché)<br />

légitimité <strong>de</strong> la gouvernance (technicien chef d'entreprise...) refus <strong>de</strong> la toute puissance du<br />

politique qui doivent négocier avec les autres acteurs, dévalorisation <strong>de</strong> l'espace public<br />

* DOMINATION DE LA CONFRONTATION SOCIALE PAR L’ESPACE FAMILIAL<br />

CHOISI<br />

Lieu exclusif <strong>de</strong>s classes moyennes et <strong>de</strong> leur famille (recomposées), homogène, se<br />

passant <strong>de</strong> la proximité<br />

* NI SEDENTAIRE NI NOMADE<br />

valorisant l'espace domestique, polynucléaire "archipel <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> vie". Se pensant<br />

comme ville <strong>de</strong> la mobilité, du changement, facilitant pour tous la navigation urbaine, (ville<br />

mobile qui considère le flux comme un mo<strong>de</strong> d'habiter), privilégiant les moyens <strong>de</strong><br />

communications nouveaux (internet...)"<br />

Prendre sa suite me permet <strong>de</strong> s'appuyer sur sa conclusion et ses définitions pour formuler<br />

l'hypothèse <strong>de</strong> travail: loin <strong>de</strong> constituer une nouveauté radicale, ces discours sur le<br />

périurbains doivent être associés avec l'histoire <strong>de</strong> cet espace, avec son substrat. Ils prennent<br />

en effet la suite <strong>de</strong> la pensée aristocratique <strong>de</strong> l'espace. Là encore trait pour trait, ce qui<br />

pourrait apparaître comme un simple jeu <strong>de</strong> l'esprit pose une question: y a-t-il un lien, obscur,<br />

masqué, qui relie sous couvert d'une mo<strong>de</strong>rnité absolue, les utopies du périurbain (celle <strong>de</strong><br />

Chalas et d'autres, peut-être) à un substrat idéologique (et matériel) hérité <strong>de</strong> l'histoire <strong>de</strong><br />

l'exurbia <strong>de</strong> Mumford que cite Marot?<br />

N'y a-t-il là qu'un hasard isolé? Une métaphore comparatiste bourrée <strong>de</strong> contresens? Puisque<br />

la littérature enfantine semble avoir gardé la trace <strong>de</strong> ce modèle et <strong>de</strong> son évolution dans le<br />

temps, ou <strong>de</strong> sa transmission, poursuivons l'enquête et cherchons la trace <strong>de</strong> l'utopie <strong>de</strong> la vie<br />

<strong>de</strong> château dans les têtes <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong>s générations passées, donc, dans celle <strong>de</strong>s adultes du<br />

XXème siècle.<br />

SEGUR ET BABAR: JE SUIS LE MAÎTRE DE CE CHÂTEAU<br />

LA PLACE DES ENFANTS DU CHATEAU: SEGUR.<br />

47


La littérature enfantine, le corpus <strong>de</strong> la transmission<br />

Il est difficile, cependant, <strong>de</strong> ne pas tenir compte d'une objection. Les scientifiques qui<br />

observent la ville émergente (ou les autres formes <strong>de</strong> banlieue) y voient <strong>de</strong>s formes<br />

radicalement nouvelles. Comment faire le lien avec la forme archaïque du périurbain? Quelles<br />

voies auraient emprunté cette soi-disant transmission/diffusion d'un modèle aristocratique<br />

dans les mo<strong>de</strong>s d'urbanisation contemporains, pour rester si discrète? Senett, dans La ville et<br />

l'œil, pour expliquer les caractères contemporains <strong>de</strong> l'urbanisation autour <strong>de</strong> l'intime et <strong>de</strong> la<br />

dégradation <strong>de</strong> l'espace public par la perte <strong>de</strong> l'unité, évoque cette diffusion culturelle <strong>de</strong>puis<br />

les châteaux <strong>de</strong> l'émigration intérieure jusqu'aux formes urbaines ultérieures <strong>de</strong>s USA. Il relie<br />

ainsi l'aristocratie Française du XIXème siècle aux gratte-ciel, faisant <strong>de</strong> ce lieu un <strong>de</strong>s points<br />

<strong>de</strong> départ <strong>de</strong> la perte d'unité, qui selon lui carractérise les créations urbaines contemporaines.<br />

Mais si sa démonstration est séduisante, elle est peut-être allusive sur les canaux <strong>de</strong> la<br />

transmission: comment se diffuse un modèle non écrit? Sa réponse semble tenir dans<br />

l'influence déterminante <strong>de</strong>s architectes et <strong>de</strong>s urbanistes (au rang <strong>de</strong>squels Senett range Le<br />

Corbusier). Classiquement, il est facile <strong>de</strong> compléter en évoquant, autre voie possible,<br />

l'attraction sociale (du bourgeois gentilhomme aux bourgeois <strong>de</strong> la terre <strong>de</strong> V Thébault). Mais,<br />

dans ce cas, l'adhésion au modèle serait consciente. Or, elle n'est jamais revendiquée, ni même<br />

reconnue. L'hypothèse <strong>de</strong>s urbanistes, la conviction <strong>de</strong>s habitants, c'est <strong>de</strong> vivre dans "du<br />

neuf".<br />

L'exemple <strong>de</strong> Hergé permet <strong>de</strong> reconstituer un lien entre la littérature enfantine à succès et le<br />

modèle <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château. Est-il un cas isolé? Si les livres pour enfants véhiculent l'utopie<br />

<strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château (comme d'autres média, publicitaires...), pour <strong>de</strong>s raisons évi<strong>de</strong>ntes<br />

(formation d'habitus, volonté <strong>de</strong> transmission d'une génération à l'autre, mythification... ) sur<br />

lesquelles nous reviendrons en troisième partie, ils sont <strong>de</strong> bons candidats à une diffusion d'un<br />

modèle (quel qu'il soit, du reste). Cette diffusion peut même être inconsciente à l'âge adulte:<br />

ayant appris le mon<strong>de</strong> dans Hergé, ou dans tout autre série <strong>de</strong> livres, il est difficile <strong>de</strong> voir ce<br />

qui s'y cache, sinon par une analyse a posteriori, difficile à mener, pour <strong>de</strong> multiples raisons.<br />

Psychanalyse <strong>de</strong> contes <strong>de</strong> fée qui montre combien <strong>de</strong> choses nous sont induites dans<br />

l'enfance.<br />

Or, Hergé n'est pas un cas isolé. Il est plutôt un héritier banal <strong>de</strong> la tradition <strong>de</strong>s livres pour<br />

enfants. François Cara<strong>de</strong>c montre que l'origine <strong>de</strong> la littérature "enfantine" est à chercher dans<br />

le corpus <strong>de</strong>s textes médiévaux auxquels le seizième siècle rennaissant renonce, les laissant<br />

aux femmes et enfants. Jean Bouchet (1535) indique ainsi que "dès l'an mil <strong>de</strong>ux cents...<br />

plusieurs livres en gros et ru<strong>de</strong> langage et en ritme mal taillée et mesurée, pour le passe-temps<br />

<strong>de</strong>s princes et aucunes fois par flatterie pour collau<strong>de</strong>r oultre mesures les faits d'aucuns<br />

chevaliers, à ce qu'on donnast aux jeunes gens <strong>de</strong> bien faire et <strong>de</strong> se hardier comme le dit<br />

roman <strong>de</strong> Méluzine, les romans du petit artus <strong>de</strong> Bretagne, Lancelot du Lac, Tristan<br />

l'adventurier, Ogier le danois et autres..." Mandrou retrouve au XVIIème dans la bibliothèque<br />

bleue <strong>de</strong>s adultes qui animent les "veillées du château" (Me <strong>de</strong> Genlis), ce "fatras <strong>de</strong> livres à<br />

quoi l'enfance s'amuse" (Montaigne). Etonnante <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> la littérature médiévale que <strong>de</strong><br />

finir dévaluée en livre pour enfants.<br />

Conte <strong>de</strong> Fées, et même Fables animalières <strong>de</strong> Renard, qui inspirent les mo<strong>de</strong>rnes (Perrault,<br />

La Fontaine) véhiculent également au Grand Siècle, une morale aristocratique et même<br />

absolutiste, dans un décor où le château médiéval forme, en fait, un mon<strong>de</strong> île, entouré par la<br />

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forêt, que le carrosse relie aux autres châteaux. Ces genres passent rapi<strong>de</strong>ment pour être<br />

<strong>de</strong>stinés à l'enfance (ce qui n'était pas le cas à l'origine). L'importance <strong>de</strong> l'enfant et <strong>de</strong> son<br />

éducation pouvait-elle échapper à Louis XIV vieillissant, celui du Versailles accompli, celui<br />

qui avait épousé morganatiquement la gouvernante <strong>de</strong> ses enfants illégitimes, et unifié<br />

religieusement son royaume sous la volonté <strong>de</strong> cette même Mme Maintenon. Ladite veuve<br />

Scaron qui <strong>de</strong>mandait à Racine <strong>de</strong>s pièces pour jeunes filles, voulant une littérature<br />

d'édification pour adolescentes. Avec Fénelon (qui écrit <strong>de</strong>s contes pour les enfants du Roi, et<br />

surtout Télémaque) elle contribue à l'irruption d'une vision <strong>de</strong> l'éducation enfantine où le livre<br />

spécifique a sa place. La vague <strong>de</strong> contes <strong>de</strong> Fées, qui reprennent l'idéal aristocratique d'une<br />

vie <strong>de</strong> château dans les années 1690 donne une place qui est peut-être inusitée aux femmes<br />

(d'<strong>Au</strong>lnoy) dans l'écriture et la diffusion. Elle inclut l'enfant comme lecteur important. Livre<br />

<strong>de</strong> châteaux ou <strong>de</strong> voyages initiatiques, ce fond originel n'a cessé <strong>de</strong> réinspirer les auteurs <strong>de</strong><br />

W. Scott jusqu'aux jeux multimédia contemporains.<br />

Pour i<strong>de</strong>ntifier le corpus à relire, il faut procé<strong>de</strong>r à un choix fondé sur <strong>de</strong>ux critères:<br />

* Premier critère, le succès et d'influence, à la fois objectif (vente, durée) mais aussi<br />

subjectif et générationnel. Ce qui interesse ici, c'est ce qu'ont pu lire ceux qui ont participé à<br />

l'extension du périurbain, en le choisissant, en le fabriquant. Ceux même qui y ont grandi,<br />

apparemment à l'écart <strong>de</strong> tout château. Tintin, Babar et la comtesse <strong>de</strong> Ségur avec le petit<br />

prince, Martine et Jules Verne sont sans doute les ouvrages pour enfant les plus connus pour<br />

les générations aujourd'hui adultes. Ils semblent faire partie d'un bagage culturel commun.<br />

Pagnol, ressorti en film avec succès, est peut-être moins lu, mais il apporte un éclairage plus<br />

incarné et mieux maîtrisé sur cette question, et il a <strong>de</strong> plus largement été diffusé comme livre<br />

d'école...<br />

* Second critère, le lien exprimé ou sensible <strong>de</strong> l'œuvre avec le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie<br />

aristocratique. Bien <strong>de</strong>s lectures enfantines répandues (Cooper, Curwood, P J Bozon <strong>de</strong>s Six<br />

compagnons, Pif le chien...) n'ont pas à voir directement avec ce modèle.<br />

Cependant, <strong>de</strong> nombreux les auteurs <strong>de</strong> la litérature enfantine française peuvent se relier,<br />

directement ou non, au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie aristocratique: Hergé, nous l'avons vu, mais aussi, Dumas,<br />

Saint Exupéry, De Brunhoff, Ségur, bien entendu, (ou encore Saint Ogan)... Leurs héros, le<br />

font à défaut d'eux-mêmes, même pour les plus éloignés <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château: Martine, par<br />

exemple, où aucun château n'apparaît, est construite sur le modèle <strong>de</strong> la double rési<strong>de</strong>nce<br />

(vacances...). Bécassine, dont la richesse décourage dans ce format <strong>de</strong> travail, E. P. Jacobs,<br />

issu du studio Hergé sans doute également en partie. Romans scouts (comme ceux du<br />

talentueux mais contesté S Dallens) policiers (Arsène Lupin, bien entendu), trouveraient leurs<br />

place dans cette contribution à i<strong>de</strong>ntifier un modèle <strong>de</strong> vie aristocratique et <strong>de</strong> lieu <strong>de</strong> vie idéal<br />

autour du refuge du château (L'aiguille creuse ou le remarquable mais moins connu Dorothée<br />

danseuse <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>). Saint Exupéry participe à l'évi<strong>de</strong>nce d'une vision aristocratique d'un mo<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> vie fondé sur la mission, le mouvement, et sa planète tient bien aussi du modèle du<br />

château, <strong>de</strong> l'archipel. L'on retrouve chez H. Malot, et le Jules Verne du Château <strong>de</strong>s<br />

Carpathes, ou chez l'utopiste <strong>de</strong>s Cinq cent millions <strong>de</strong> la Begum bien <strong>de</strong>s aspects <strong>de</strong> ce<br />

modèle (en particulier pour ce qui est du mouvement, du déplacement, <strong>de</strong>s véhicules).<br />

Certains aspects <strong>de</strong> Sissi, autrichienne, C Quine américaine <strong>de</strong>s Alice, et surtout <strong>de</strong> l'anglaise<br />

E Blyton, voire du très important Tolkien, pourraient être étudiés, sans forcer l'hypothèse,<br />

mais rester pour le moment dans un cadre franco-belge simplifie le propos. On reviendra sur<br />

l'influence américaine par ailleurs.<br />

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Avec la comtesse <strong>de</strong> Ségur, à l'origine, peut-être <strong>de</strong> cette perception <strong>de</strong>s souvenirs d'enfance,<br />

avec Jean De Brunhoff, qui en est symptomatique et avec Marcel Pagnol, il est possible <strong>de</strong><br />

proposer un itinéraire: montrer comment cette littérature enfantine se construit autour <strong>de</strong><br />

l'utopie <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château, s'ancre dans une vision aristocratique du mon<strong>de</strong>, et comment ce<br />

modèle utopique présente <strong>de</strong>s contradictions. Cette partie du voyage donnera l'occasion <strong>de</strong><br />

relire la Comtesse; chercher comment Jean <strong>de</strong> Brunhoff tend à rendre possible, au travers <strong>de</strong><br />

véritables utopies, la généralisation <strong>de</strong> ce modèle, permettra ensuite <strong>de</strong> mieux saisir en quoi<br />

les années 56/65 chez son fils, chez Franquin, et comme nous l'avons vu chez Hergé, ont<br />

provoqué la crise <strong>de</strong> cette forme utopique. Le troisième itinéraire, le plus révélateur, peut-être,<br />

<strong>de</strong>s chemins <strong>de</strong> la transmission, proposera <strong>de</strong> suivre le Marcel <strong>de</strong>s souvenirs d'enfance, qui<br />

montre à la fois concrètement et idéologiquement, comment la diffusion <strong>de</strong> l'utopie <strong>de</strong> la vie<br />

<strong>de</strong> château s'est faite en détruisant ses sources mêmes.<br />

La noble Grand-Mère.<br />

Premier voyage: on entre avec respect dans les bibliothèque roses <strong>de</strong> nos mères, qu'on a lus,<br />

pourtant, enfant et qui toujours passent en <strong>de</strong>ssin animé à la télévision. La grand-mère <strong>de</strong>s<br />

petites filles modèles enterrées, dit-on sur la route <strong>de</strong> Lavaur, naît Rostopchine, Sophie, bien<br />

sûr, du général qui se prévalait d'avoir incendié Moscou plutôt que <strong>de</strong> le laisser à Napoléon.<br />

1799. Cent ans après les contes <strong>de</strong> Perrault. Sophie a dix-sept ans lorsque son père, déçu <strong>de</strong> sa<br />

carrière russe s'installe en France, après avoir brûlé son château. Sa mère, <strong>de</strong>venue catholique<br />

sur le tard, lui a assure une éducation qui semble distante et dure (faim et coup) sensible dans<br />

les malheurs <strong>de</strong> Sophie. Son œuvre, avec celle <strong>de</strong> Verne en fait l'autre institutrice, celle <strong>de</strong> la<br />

petite classe, celle <strong>de</strong> l'école <strong>de</strong>s filles. Ou, soyons plus précis, celle du catéchisme. Dans cet<br />

ensemble, dont la richesse est trop gran<strong>de</strong> pour être seulement survolé, on cherchera, <strong>de</strong> façon<br />

moins précise que chez Hergé, <strong>de</strong>ux choses. En quoi ces romans transposent ils le modèle la<br />

vie <strong>de</strong> château et en quoi ce modèle s'apparente-t-il à une utopie?<br />

Il y aurait un contresens <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l'idéal éducatif et moral <strong>de</strong> la comtesse un idéal<br />

"bourgeois". La comtesse <strong>de</strong> Ségur est l'un <strong>de</strong>s rares auteurs français, avec le cardinal <strong>de</strong> Retz,<br />

dont on ne peut évoquer le nom sans le titre. Si La Rochefoucault, Chateaubriant ou Saint<br />

Simon, voire Sa<strong>de</strong> ou Sévignée peuvent être nommés en omettant leur titre, on ne le fera point<br />

pour Ségur. Peut-être comme pour Madame <strong>de</strong> Lafayette, les généraux prennent-ils, comme<br />

<strong>de</strong> juste, le pas sur les femme écrivain... Il reste que Michèle Caléca a montré que les<br />

bourgeois, chez l'auteur <strong>de</strong> la fortune <strong>de</strong> Gaspard sont <strong>de</strong>s parvenus, les seuls qui n'ont pas <strong>de</strong><br />

grâce aux yeux <strong>de</strong> la moraliste aristocrate.<br />

La comtesse fait mal la différence entre un intendant et un homme d'affaire. S'ils sont riches,<br />

c'est d'avoir volé leur maître, "le pauvre duc <strong>de</strong> la Folotte", ou comme dans Jean qui grogne ou<br />

Le mauvais génie, d'avoir volé leurs clients (madame Juivet <strong>de</strong> l'âne Cadichon). Leur milieu,<br />

(Jean qui grogne) imite sans y parvenir celui <strong>de</strong> l'aristocratie. Quant à la ville <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

nigauds, ou <strong>de</strong> nombre <strong>de</strong> fils prodigues (après la pluie), elle est un leurre. Même chatelains<br />

ou chefs, ils restent illégitimes: (les parvenus que sont les Tourneboule et les Castelsot, sont<br />

un programme par leurs seuls patronymes, Frölichen l'est par antiphrase). Dans la Fortune <strong>de</strong><br />

Gaspart, roman <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> où l'éditeur veut montrer l'intérêt pour le peuple d'étudier à<br />

l'école, (la comtesse en était-elle convaincue?), est posé le problème <strong>de</strong> l'ascension sociale<br />

autour <strong>de</strong> l'industrialisation. Contrainte, elle accepte <strong>de</strong> reconnaître le mérite tout Saint<br />

Simonien <strong>de</strong> Féréor (autre programme!) qui organise le mon<strong>de</strong> autour d'un modèle paternaliste<br />

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<strong>de</strong> "château industriel". Sinon, point <strong>de</strong> grâce à la classe ennemie. Les valeurs <strong>de</strong> la ville ne<br />

valent guère face à celles du château. Même si <strong>de</strong> Napoléon à Louis Philippe, tout a été fait en<br />

France pour fusionner les notables entre eux, dans un juste milieu, dont l'objectif <strong>de</strong>vait être<br />

<strong>de</strong> s'enrichir, l'aristocratie légitimiste n'a pas disparue et Ségur défend son espace, (le château<br />

face à la ville), sa morale (la charité chrétienne face à la spéculation commerciale) et son<br />

système éducatif (domestique plutôt que scolaire, sauf pour Gaspart).<br />

Si toute la société est décrite (Diloy est cheminot et les ouvriers, les aubergistes, les multiples<br />

paysans, en particulier le mauvais génie sont <strong>de</strong>s héros <strong>de</strong>s livres), le mon<strong>de</strong> du travail<br />

s'organise pour la comtesse autour <strong>de</strong> trois lieux: un chapitre s'appelle "la ferme, le château,<br />

l'usine". Cadichon et tous les errants se confrontent à ces trois états possibles: le domestique,<br />

l'ouvrier ou le paysan. (cf. sa bibliographe M <strong>de</strong> Hédouville). Secteur primaire, secondaire... et<br />

tertiaire, les classes moyennes ne seraient ils que les domestiques <strong>de</strong>s châteaux? <strong>Au</strong> fait, c'est<br />

qu'ils y habitent aussi. Professeurs, mé<strong>de</strong>cins, aubergistes, sont ils autre chose, pour la<br />

comtesse que <strong>de</strong>s domestiques <strong>de</strong> François le bossu, <strong>de</strong> Dourakine... Enfin, l'idéal politique <strong>de</strong><br />

la comtesse s'exprime en conformité avec l'idéal social. La comtesse est ultramontaine. Dans<br />

les jardins publics <strong>de</strong> Paris, la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>s jeunes "vrais français" (face aux garçons voyous<br />

portant <strong>de</strong>s noms étrangers) se prépare en effet à illustrer la gloire <strong>de</strong>s armes Françaises<br />

(l'auberge <strong>de</strong> l'ange gardien, le mauvais génie) pour défendre l'honneur du pape dans les<br />

zouaves pontificaux, lors <strong>de</strong> l'unification italienne.<br />

Un mon<strong>de</strong> centré sur le château: trois utopies en poupée russes<br />

<strong>Au</strong> <strong>de</strong>ssus, au centre <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, il y a donc l'aristocrate. Le château. Comme chez Hergé,<br />

mais <strong>de</strong> façon plus explicite, plus reliée aussi à une réalité sociale, ou plutôt à un modèle<br />

social, le mon<strong>de</strong> légitime est celui <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château. Modèle social, bien sûr. Légitimisme<br />

<strong>de</strong> retrait, le centre Versaillais s'est fractionné en châteaux intimes qui doivent organiser le<br />

mon<strong>de</strong>, par la charité, autour d'eux. Mon<strong>de</strong> intime, familial au centre. Domesticité autour.<br />

Puis, plus loin, villageois, ville, moulin ou forge <strong>de</strong>s usines. Le mon<strong>de</strong> périphérique <strong>de</strong>s<br />

étrangers à la famille. Le cercle <strong>de</strong>s pauvres, voleurs, parfois, reconnaissant sinon. Et, au <strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> ces environs, venant par la route, rendant visite, les égaux d'un autre château, réseau<br />

familial. Ce modèle qu'on peut i<strong>de</strong>ntifier dans les mémoires d'un âne, mais surtout dans<br />

Doukarine, la trilogie Sophie/Petites filles modèles/Les Vacances, dans Diloy, Gizelle/quel<br />

amour d'enfant, les bons enfants, aprés la pluie, soit au moins la moitié <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> la<br />

comtesse doit s'expliquer, se décrire et se décrypter.<br />

Explication première, c'est le rattachement <strong>de</strong> la comtesse à un milieu. Le château, c'est son<br />

origine, son présent et l'avenir <strong>de</strong> sa famille, ses petits enfants, pour lesquels elle écrit (au<br />

moins au <strong>début</strong>). Elle est successivement la fille (maltraitée semble-t-il) <strong>de</strong> Rostopchine au<br />

domaine <strong>de</strong> Woronowo, entouré par les loups; la femme (trompée) <strong>de</strong> Ségur, en son domaine<br />

<strong>de</strong>s Nouettes en Normandie; la mère <strong>de</strong> Mgr Ségur, et <strong>de</strong> filles bien mariées, châtelaine<br />

acariâtre (immobilisée après sa <strong>de</strong>rnière grossesse pendant sept ans, migraineuse, ayant une<br />

laryngite à force <strong>de</strong> tonner contre son mari); enfin la grand mère, convertie par son fils à la<br />

religion <strong>de</strong> sa propre mère, écrivant à ses petites filles les contes <strong>de</strong> fée qu'elle ne pouvait plus<br />

leur conter, puisque les Malaret étaient en Angleterre. Elle ne perd son château qu'avec l'âge<br />

(en 1871). Chacun <strong>de</strong> ces château est un lieu réel et donne l'inspiration d'un roman. Dourakine<br />

est à Woronowo, les petites filles modèles sont en leur domaine. Le château ou la maison <strong>de</strong><br />

maître est donc le lieu d'évi<strong>de</strong>nce. Ainsi, dans les malheur <strong>de</strong> Sophie, la "maison" n'est pas<br />

même décrite, et n'est château que par les illustrations, et quelques rares mentions du texte;<br />

51


comme s'il allait <strong>de</strong> soi qu'un enfant vit dans un château, a <strong>de</strong>s domestiques, <strong>de</strong>s poissons...<br />

Pour les lecteurs, cette absence <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription est redoutablement efficace. D'une part, un<br />

enfant lit mal les <strong>de</strong>scriptions. D'autre part, l'i<strong>de</strong>ntification avec Sophie s'effectue ainsi sans<br />

distance, et le lecteur, inconsciemment, accepte aussi <strong>de</strong> s'i<strong>de</strong>ntifier au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> Sophie.<br />

Dans les petites filles modèles, l'enfant rêve du château. Dans les malheurs <strong>de</strong> Sophie, il s'y<br />

trouve. Certes, la comtesse fait l'effort, comme les Zola ou Balzac <strong>de</strong> décrire l'ensemble <strong>de</strong>s<br />

conditions (et comme eux, dans un but <strong>de</strong> démonstration moral, nous y reviendrons), mais<br />

tous les autres lieux sont exotiques, ville, ferme, auberge, île <strong>de</strong>s sauvages... Château substrat,<br />

donc.<br />

Mais le statut du château qui brûle dans François le Bossu, celui <strong>de</strong> Plaisance, ruiné,<br />

abandonné par la faute <strong>de</strong> son "pacha" avant d'être à nouveau magnifié (après la pluie, le beau<br />

temps), le château <strong>de</strong> Fleurville, lieu "modèle" <strong>de</strong> la ré<strong>de</strong>mption <strong>de</strong> Sophie, le château vendu<br />

<strong>de</strong> Woronowo, plutôt que laissé à la nièce indigne, tout cela montre une valeur morale du<br />

château. Le travail <strong>de</strong> la comtesse <strong>de</strong> Ségur s'apparente à une construction en poupée russe. Ce<br />

n'est pas seulement la composition du plan <strong>de</strong> plusieurs romans (tout particulièrement du plus<br />

évocateur du genre, les petites filles modèles) qui y fait songer, mais c'est l'emboîtement <strong>de</strong><br />

trois utopies, <strong>de</strong> trois fonctions qu'il s'agit <strong>de</strong> démonter. La comtesse est une dame <strong>de</strong> qualité,<br />

une grand-mère éducatrice et une idéologue ultramontaine. Elle emboîte donc<br />

une utopie morale (la provi<strong>de</strong>nce récompense les bons),<br />

une utopie éducative (l'exemplarité corrige les fautifs)<br />

et une utopie sociale (le mon<strong>de</strong> est ordonné autour du château aristocratique).<br />

L'utopie morale est prêchée avec la force <strong>de</strong>s nouveaux convertis. Pour rattacher ce thème à<br />

l'utopie, il faut i<strong>de</strong>ntifier l'organisation du mon<strong>de</strong> enfantin et romanesque à cité divine<br />

organisée par une provi<strong>de</strong>nce dont les agents sont les parents et la provi<strong>de</strong>nce incarnée<br />

(l'incendie, la maladie, l'échec du mariage...) Le rêve <strong>de</strong> Sophie résume cette vision: elle est à<br />

côté d'un jardin tentateur conduisant au mal, dont l'ange l'écarte pour un chemin escarpé qui<br />

conduit au bien. La provi<strong>de</strong>nce gui<strong>de</strong> ceux qui se comportent à sa mo<strong>de</strong>: François le bossu<br />

re<strong>de</strong>vient droit. Contre utopie, l'oiseau Mimi gourmand (le plus grave défaut) finit par être<br />

mangé. Gizelle fait un mauvais mariage... La sanction est <strong>de</strong>s plus sévères. Fermier dévoré par<br />

un ours, intendant piqué par un serpent, forgeron jeté par un ouvrier dans un fourneau,<br />

mauvais génie fusillé, fils incendiaire, brisé, bossu, mort, pire, enfant du pêché <strong>de</strong> madame<br />

Fichini mort en bas âge. Utopie morale <strong>de</strong> la provi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux auberges. Dieu récompense<br />

les bons qui en ses préceptes croient et sanctionnent les Jean qui grognent. "Depuis ce jour,<br />

Paul et Sophie parlèrent souvent <strong>de</strong> ce rêve qui les aida à être obéissants et bons." "La<br />

punition me sera douce". C'est, à mon sens d'abord pour <strong>de</strong>s raisons morales que la comtesse<br />

décrit tous les milieux sociaux. Elle montre l'universalité du schème. Il y a <strong>de</strong> la provi<strong>de</strong>nce et<br />

<strong>de</strong> la sanction pour les riches et pour les pauvres.<br />

Comment sauver? L'utopie éducative est celle <strong>de</strong> l'exemplarité. L'éducation se fait sans l'école.<br />

Les collège sont <strong>de</strong>s boites ridicules, quelques écoles <strong>de</strong> frères ont le mérite d'être <strong>de</strong>s<br />

couvents, et les précepteurs sont impuissants. Seule l'éducation morale, faite à l'exemple <strong>de</strong><br />

l'entourage familial (au château) vaut. Suivre le mauvais exemple (le mauvais génie) mène au<br />

désastre. Suivre le bon modèle mène à la sauvegar<strong>de</strong>. Petites filles modèles qui sauvent<br />

Sophie en lui montrant le bien (étrange situation, si l'on considère que le modèle <strong>de</strong> Sophie est<br />

52


Me <strong>de</strong> Ségur petite fille: la grand-mère élevée par les petites filles?) Cette exemplarité est<br />

celle <strong>de</strong> la punition (qui montre le mal) mais aussi celle <strong>de</strong> la vertu (qui montre le bien). L'un<br />

sans l'autre court à l'échec. Le père <strong>de</strong> Gizèle est trop faible, ne montre pas l'exemple. Ainsi,<br />

une famille Fleurville (opposée à une Fichini qui pense que le fouet est le meilleur <strong>de</strong>s maîtres<br />

ou à une MacMiche) peut sauver par l'exemple cumulé <strong>de</strong> la vertu et du cabinet <strong>de</strong> pénitence<br />

(inverse du jardin).<br />

Il y a surtout une utopie sociale, organisée autour du château. Mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s<br />

autres. "Fleur ville et Rose bourg", "Plaisance" il y a <strong>de</strong> l'utopie dans les noms <strong>de</strong> châteaux:<br />

mais se souvient-on <strong>de</strong>s "Belair" "Beau Rivage" "Bellevue" "Bagatelle" qui forment la<br />

toponymie habituelle <strong>de</strong> ces châteaux ordinaires du XVIIIème, <strong>de</strong> ces pavillons, ensuite, du<br />

<strong>début</strong> du vingtième siècle? "Sam Suffit" "Monplaisir" "Villa bonheur..." <strong>Au</strong> centre, le château,<br />

parfait lieu <strong>de</strong> vie, parfait lieu d'enfance (voir les jouets offerts) mon<strong>de</strong> à part (lorsqu'on garnit<br />

une maison <strong>de</strong> pauvre on gar<strong>de</strong> ce qui est utile pour une maison comme la nôtre). Vêtement,<br />

lit et meubles, repas, jardin <strong>de</strong> rose, verger... Parc aux animaux, domestiques d'abord, semi<br />

sauvages ensuite, puis, en périphérie les autres mon<strong>de</strong>s tous dominés, parfois dépendances du<br />

château: le bois <strong>de</strong>s moulins, forges, <strong>de</strong>s pauvres <strong>de</strong>s vagabonds ou <strong>de</strong>s sauvages animaux, la<br />

route qui relie aux autres château ou aux mon<strong>de</strong>s plus lointains, d'où viennent les voitures et<br />

diligences affolées, rapi<strong>de</strong>s, dangereuses, villes lointaines dont il faut bien dire qu'on a rien à y<br />

gagner "qu'on est bien aise <strong>de</strong> les quitter", lieu <strong>de</strong> la maladie (Roger), alors qu'au château la<br />

rage se guérit par <strong>de</strong> l'eau salée. Plus loin les colonies, terrain <strong>de</strong> la guerre, bateaux risquant le<br />

naufrage. Pour les autres, ceux qui ne sont pas du château, qui sont <strong>de</strong> l'auberge ou <strong>de</strong> la<br />

ferme, l'idéal reste <strong>de</strong> se rapprocher du service du château (Dourakine).<br />

Une tension dans l'utopie: la vie <strong>de</strong> château menacée.<br />

Système cohérent conservateur. Dieu veut le salut <strong>de</strong>s bons et les ai<strong>de</strong> en sa provi<strong>de</strong>nce. Le<br />

chemin du bien est à tous offert. L'éducation consiste à en montrer l'exemple, la sanction du<br />

bien est récompense, celle du mal, correction. Le château est lieu idéal que la bonté <strong>de</strong>s<br />

maîtres doit maintenir en équilibre face au mal. Or, même si ce modèle en poupée russe a une<br />

cohérence, il comporte aussi <strong>de</strong>s tensions voire <strong>de</strong>s contradictions internes, qui font d'ailleurs<br />

l'essentiel <strong>de</strong> l'intérêt <strong>de</strong> l'œuvre <strong>de</strong> Ségur. L'intérêt romanesque, certes, mais aussi l'intérêt<br />

pour notre sujet, car, Madame <strong>de</strong> Ségur est une praticienne <strong>de</strong> l'utopie et <strong>de</strong> l'enfance, au<br />

contraire <strong>de</strong> Berquin, son petit mon<strong>de</strong> vit, meurt, parfois, parce qu'il s'ancre dans ces dédicaces<br />

essentielles pour saisir ce qui fit le succès et la valeur <strong>de</strong> ces livres. Elle écrit à <strong>de</strong>s enfants, en<br />

leur montrant, parfois par l'absur<strong>de</strong> (Cadichon, Gisèle, Sophie...), comment ces tensions se<br />

résolvent.<br />

Contradiction morale et religieuse avec le modèle éducatif, tout d'abord. Si l'exemplarité fait<br />

tout, comment tenir compte <strong>de</strong> la provi<strong>de</strong>nce? Et ceux qui comme Sophie ou le bon petit<br />

diable ou Gizelle sont gâtés par <strong>de</strong> mauvais modèles? Et ceux qui ont les mêmes modèles<br />

(mauvais génie, Jean qui grogne)? Et ceux qui sont mala<strong>de</strong>s (Roger?) L'exemplarité peut-elle<br />

aller jusqu'à changer ces mères folles ou ces pères vi<strong>de</strong>s? Ce ressort dramatique permet les<br />

plus gran<strong>de</strong>s réussites par i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong>s enfants à la lutte. Mais il laisse une part <strong>de</strong> doute<br />

double, sur les voies du salut et celles <strong>de</strong> l'éducation.<br />

Contradiction, surtout, et c'est celle là qui nous intéresse, du modèle social avec les autres.<br />

53


Comment réserver le château à ceux qui le méritent? Tout d'abord, ceux qui ne le méritent pas<br />

se font voler, trahir, ruiner. C'est le cas <strong>de</strong>s mauvais parents (dont les enfants incendient le<br />

château) et <strong>de</strong>s faux nobles. Mais ceux qui le mériteraient? La solution est ici inattendue, et,<br />

du reste, peu soulignée. La famille chez Ségur, est une famille recomposée. Dans la plupart<br />

<strong>de</strong>s cas, mariage, remariage, adoptions par voie <strong>de</strong> mariage, l'emportent sur les liens <strong>de</strong> sang et<br />

permettent la reconnaissance <strong>de</strong>s qualités morales, l'incorporation au château. On ne va pas<br />

jusqu'à la bergère <strong>de</strong>venue princesse (Rosette est délaissée, mais fille légitime du roi). Mais un<br />

Abel <strong>de</strong> N seulement baron peut prétendre à être marié avec les De Grignan et à un moindre<br />

niveau, la fille <strong>de</strong> ferme <strong>de</strong> monsieur Kerouac a le droit à un châle <strong>de</strong> dame pour son mariage.<br />

Les liens ainsi constitués sont mal précisés (au point que le quasi inceste ne choque pas<br />

vraiment lorsque Ma<strong>de</strong>leine épouse Paul, que les cousins s'entre-marient et que la<br />

renonciation aux liens <strong>de</strong> sang est, finalement admise -Dourakine et sa mauvaise nièce, le<br />

pacha <strong>de</strong> Plaisance renonçant à son fils pour léguer le Château au couple méritant etc...). Le<br />

divorce n'existe pas, bien entendu, mais les mauvais mariages sont légions qui se finissent le<br />

plus souvent par le décès <strong>de</strong> l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux et le remariage heureux (Gisèle). Bref, il y a là,<br />

comme chez Hergé, et, on le verra chez Jean <strong>de</strong> Brunhoff (moins chez Laurent) une vision <strong>de</strong><br />

la famille assez lointaine <strong>de</strong>s stéréotypes <strong>de</strong> la famille chrétienne. Le bonheur ne naît pas <strong>de</strong> la<br />

contrainte <strong>de</strong>s promiscuités, y compris familiales, mais <strong>de</strong> la justesse <strong>de</strong>s choix.<br />

Pourtant, la comtesse ne se résout pas à faire sauter les barrières sociales. Pour elle, l'ordre<br />

social est amendable, il n'est pas révolutionnable. Dourakine rêve d'adopter voire d'épouser les<br />

adorables habitants <strong>de</strong> l'auberge <strong>de</strong> l'ange gardien, rêve peut-être d'y vivre. Il ne le doit pas, et<br />

cela lui est rappelé par les aubergistes. L'amitié entre classe est un peu compliqué. Jean qui rit<br />

doit-il rester au service d'Abel, <strong>de</strong>venu noble? Kerouac avec sa force <strong>de</strong> la terre bretonne<br />

donne <strong>de</strong>s forces vitales à Roger. L'amitié est-elle possible entre un soldat d'auberge et un<br />

général multipropriétaire? Qui domine qui? Plus Hegelienne que marxiste, ou darwiniste, on<br />

aurait peut-être pu convaincre la comtesse <strong>de</strong> la dialectique du maître et <strong>de</strong> l'esclave (voir ainsi<br />

le serviteur noir d'Après la pluie). Jamais on la convaincra que la promotion sociale<br />

individuelle par l'argent a une quelconque légitimité. Encore moins par la révolte. Elle peut<br />

ainsi tout à fait décrire et condamner une société assez justement sentie au rapport <strong>de</strong><br />

l'exploitation ouvrière par la bourgeoisie. Mais chacun doit rester à sa place. Chaque classe a<br />

ses vertus. La soumission <strong>de</strong>s pauvres fait pendant à la générosité <strong>de</strong>s riches.<br />

En fait, tout cela pose problème. Si la sanction du mauvais est possible, toujours, et sur terre,<br />

celle du gentil l'est aussi, sur terre (sauf dans le cas douloureux du petit Roger ou <strong>de</strong><br />

Gribouille). La récompense du bien est le bonheur. D'où l'idée d'un bonheur accessible à<br />

chaque ordre social. Mais lequel? Un bon mariage. Un retour à la famille... La comtesse a du<br />

mal à imaginer la solution pour ceux qui ne sont pas nobles. Dans son modèle, le mal<br />

provoque la déchéance sociale. Et le bien ne peut guère provoquer qu'une ascension limitée,<br />

puisqu'on ne franchit point les frontières <strong>de</strong> son état "Les maîtres ne mangent pas avec les<br />

serviteurs" et Blaise comme Elisa <strong>de</strong> refuser une rente "je ne veux pas sortir <strong>de</strong> ma condition",<br />

il refuse un habit, quoique acceptant une redingote. Agaçant paradoxe <strong>de</strong> ses contes <strong>de</strong> fée où<br />

les bergères seraient meilleures que les princesses, mais n'épouseraient pas les princes.<br />

Ainsi on aboutit à une perception aristocratique <strong>de</strong> l'espace, construite sur une vision morale<br />

<strong>de</strong> l'éducation. Ou peut-être est-ce l'inverse? Et si le personnage le plus important <strong>de</strong>s romans<br />

<strong>de</strong> Ségur était l'ordre à maintenir, dans une forme spatiale donnée? Ordre familial du parc et<br />

du château menacé par l'envahissement <strong>de</strong>s mal éduquées (1857, Petites filles modèles);<br />

l'ordre familial du voyage et <strong>de</strong> l'exploration menacé par l'acci<strong>de</strong>nt (Les Vacances 1859).<br />

54


L'ordre <strong>de</strong>s séparations spatiales <strong>de</strong>s espaces sociaux menacé par l'errance d'un vagabond et<br />

par l'immoralité (mémoires d'un âne; "notre Illia<strong>de</strong>" disait son mari, 1860). L'ordre social<br />

menacé <strong>de</strong>s domaines ruraux (Pauvre Blaise 1860), l'ordre intime d'une maison menacé par la<br />

maladie mentale (La sœur <strong>de</strong> Gribouille, 1861) l'ordre spatial la campagne supérieure à la ville<br />

(les <strong>de</strong>ux nigauds 1862); l'ordre du château menacé par les jeux d'enfants (les bons enfants<br />

1862); l'ordre familial et spatial menacé par les départs et retours <strong>de</strong>s pères soldats (l'auberge<br />

<strong>de</strong> l'ange gardien 1862)... Et coetera? Cet ordre socio spatial que rien ne doit modifier est, sans<br />

doute, celui que nous cherchons.<br />

Ni ville, ni campagne, (nature et <strong>de</strong>meure mêlées, ville lieu <strong>de</strong> perdition) donc, ni démocratie,<br />

ni tyrannie, (le maire est ridicule ou follement autoritaire, le notaire, le commissaire, sont, au<br />

fond <strong>de</strong>s agents du château, le rôle du politique se dissous dans le domestique ou l'héroïsme<br />

militaire. Enfin, l'arbitraire, l'autoritarisme, rien <strong>de</strong> cela n'est acceptable.) La confrontation<br />

sociale est le fait <strong>de</strong>s méchants, arrivistes, avi<strong>de</strong>s ou voleurs, elle peut être remplacée par la<br />

généreuse charité (haut/bas) et par le respect dévoué (bas/haut). A <strong>de</strong> rares instants (la fête, le<br />

mariage, le danger) un mélange social s'effectue, il ne dure pas mais permet l'affection (aimez<br />

vous les uns les autres). Les milieux sont homogènes, la place <strong>de</strong> chacun est fixé dans un<br />

schéma socio-spatial qui ne doit pas être transformé (danger <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> place, refus d'un<br />

affrontement social). Pour autant, la sé<strong>de</strong>ntarité n'existe que pour les mères qui pleurent <strong>de</strong><br />

laisser le château, mais voyager est un trait qui relie les différents lieux <strong>de</strong> vie.<br />

La mobilité, c'est là fonction d'homme (à la guerre, à la ville pour les affaires au faubourg<br />

Saint Germain), sous peine d'acci<strong>de</strong>nt (madame <strong>de</strong> Rosebourg). Les enfants (y compris les<br />

filles, avec calèches...) et les hommes sont mobiles, mais ne doivent pas pour autant <strong>de</strong>venir<br />

les vagabonds, animaux (âne) ou naufragés ou orphelins qui cherchent un port après le drame<br />

du vaisseau. A peine entré au conseil d'état Julien annonce que la vie qu'il "préférera et qu'il<br />

mènera sept ou huit mois <strong>de</strong> l'année, sera la vie tranquille <strong>de</strong> la campagne." L'homme et la<br />

femme n'ont d'ailleurs pas exactement les mêmes vertus à montrer: la lâcheté est vice pour le<br />

garçon, là où la pru<strong>de</strong>nce serait vertu pour la fille. Il semble aussi que l'homme récompense<br />

par l'argent, là où la femme l'utilise pour la charité. Du reste, chez Ségur, les hommes sont<br />

souvent désespérément bêtes et laissent les femmes faire, au point <strong>de</strong> disparaître (M <strong>de</strong><br />

Fleurville). Surtout, le modèle <strong>de</strong> l'aventure pour Paul, c'est les vacances, le naufrage, les<br />

cannibales, le voyage. Pour les filles l'aventure est dans la recherche <strong>de</strong> la perfection intime.<br />

Ne nous étonnons pas que le château soit castrateur. Il est le lieu <strong>de</strong>s femmes lorsque les<br />

hommes sont en croisa<strong>de</strong>. Vision sexuée donc, ni sé<strong>de</strong>ntaire, ni noma<strong>de</strong>.<br />

Le château est donc un modèle spatial, social et moral qui suggère <strong>de</strong> multiples contradictions<br />

internes: ce lieu idéal est moralement tentateur, mais, socialement, il ne peut être le lieu <strong>de</strong><br />

tous. Il est menacé <strong>de</strong> l'intérieur par <strong>de</strong>s perversions morales, <strong>de</strong> l'extérieur par la cupidité <strong>de</strong>s<br />

autres.<br />

LA VIE DE CHATEAU POUR TOUS: BABAR DE JEAN DE BRUNHOFF<br />

a) La fin <strong>de</strong>s châteaux? La littérature enfantine et la vie <strong>de</strong> châteaux vers 1900.<br />

Jules Verne et Bécassine... Dans un travail complet on ne pourrait oublier ni l'un, ni l'autre.<br />

Verne, on l'a dit, ne pose pas la même problématique politique, philosophique que la<br />

comtesse, alors qu'il écrit ses premiers romans quand elle termine son œuvre. Hetzl et ceux<br />

qui l'accompagnent (dont G Sand qui fait, comme Ségur, un Gribouille) ont fait beaucoup<br />

55


pour le renouvellement <strong>de</strong> la littérature enfantine. Un mot sur Verne, ses héros ne sont ni<br />

sé<strong>de</strong>ntaires ni noma<strong>de</strong>s, et ils voient dans le mon<strong>de</strong>, comme le montre Serre un triple voyage:<br />

voyage dans l'atlas du mon<strong>de</strong>, étendues <strong>de</strong>s cartes, voyage dans les mythes, reprise <strong>de</strong>s<br />

gran<strong>de</strong>s structures narratives, voyage dans la science, exploration <strong>de</strong> l'encylopédie.<br />

Conservons, pour notre sujet, non l'étu<strong>de</strong> impossible à mener <strong>de</strong> l'occurence <strong>de</strong>s châteaux,<br />

mais celle, <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong> se mouvoir, mobilis in mobile, du rôle du mon<strong>de</strong> comme champ<br />

<strong>de</strong> course pour le triomphe du bien qu'apporte la technique. Croisés <strong>de</strong>s sciences dont<br />

l'objectif, toujours est <strong>de</strong> revenir "chez soi" après avoir enrichi le mon<strong>de</strong> d'un voyage<br />

supplémentaire. L'influence sur Hergé, tient à bien <strong>de</strong>s détails. Mais fondamentalement, c'est<br />

surtout l'injonction <strong>de</strong> mobilité (que l'on retrouve, ironiquement, dans les créations <strong>de</strong><br />

Christophe, Fenouillard ou Nimbus) qui fait <strong>de</strong> Verne l'instituteur <strong>de</strong> l'époque du positivisme<br />

colonial: pour un garçon, la seule héroïcité possible, le seul savoir triomphant passe par le<br />

continent du voyage. Ni ville, ni campagne, ni sé<strong>de</strong>ntaire (Passepartout et Fogg) ni noma<strong>de</strong>,<br />

l'homme compose une famille d'adoption par le voyage, auquel la maîtrise d'un véhicule<br />

permet la découverte et la domestication d'un mon<strong>de</strong> isolé. Dans une certaine mesure Verne et<br />

Ségur assignent mission à chacun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sexes: morale castrale, exploration vagabon<strong>de</strong>.<br />

C'est cette morale castrale qu'il convient d'interroger. Mauriac, d'un point <strong>de</strong> vue, le Journal<br />

d'une femme <strong>de</strong> chambre, d'un autre, autopsient les travers "du temps perdu" <strong>de</strong>s châteaux.<br />

Bécassine aussi. D'avantage, peut-être. Gribouille féminine, cadichon bretonne, donc presque<br />

humaine, ni <strong>de</strong> la ville (surtout pas), ni plus tout à fait <strong>de</strong> la campagne, Bécassine mériterait<br />

d'être étudiée parce que ses aventures montrent un système aristocratique qui coince, explore<br />

les contradictions internes du système <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château, celles qui étaient déjà sensibles<br />

chez la comtesse <strong>de</strong> Ségur, mais cette fois-ci en jouant un trouble jeu avec le lecteur:<br />

Bécassine est bécassine, antimodèle. Mais le château n'est pas non plus un modèle. On ne<br />

choisit pas: ni domestique, ni maître. Ni campagne, ni château. Le public visé est donc urbain,<br />

<strong>de</strong> la classe moyenne (tout particulièrement dans les <strong>de</strong>rniers Bécassine, il me semble). Il<br />

regar<strong>de</strong> le château dysfonctionner, comme Christophe (Fenouillard et Nimbus) regar<strong>de</strong>nt le<br />

voyage dysfonctionner. Cela fait rire. Mais Rabier regar<strong>de</strong> aussi à l'époque la fable animale (et<br />

donc la morale <strong>de</strong> l'histoire) dysfonctionner. N'y a-t-il qu'un mo<strong>de</strong> ironique pour s'adresser aux<br />

enfants? Crise? Pire. Le seul héros gentleman possible serait-il Arsène Lupin, cambrioleur?<br />

Dysfonctionnement. Antihéros.<br />

Comment retrouver un idéal positif, une utopie positive, neuve? Vers 1930, Hergé (et la<br />

littérature scoute <strong>de</strong>s patronages) sont chargés par l'abbé, par l'action catholique (cœur vaillant<br />

et âmes vaillantes) <strong>de</strong> relever ce défi. <strong>Au</strong> même moment, Jean <strong>de</strong> Brunhoff se saisit <strong>de</strong> ces<br />

modèles contredits, pour conter <strong>de</strong>s histoires.<br />

Jean <strong>de</strong> Brunhoff invente un éléphant-roi civilisé.<br />

Jean <strong>de</strong> Brunhoff naît il y aura un siècle le 9 décembre 1999. Soit exactement cent ans après<br />

Sophie Rostopchine. 25 ans avant Franquin, et 26 après la mort <strong>de</strong> Ségur. Ce n'est pas<br />

seulement jouer avec les dates. Comme Pagnol (son aîné <strong>de</strong> quatre ans) comme Hergé (plus<br />

jeune <strong>de</strong> huit ans), il fut donc confronté aux châteaux réels, dans une banlieue, parisienne,<br />

cette fois, en même temps qu'à la généralisation progressive <strong>de</strong> l'automobile, <strong>de</strong> l'avion ou du<br />

téléphone (à partir, le plus souvent <strong>de</strong> ces mêmes châteaux). N. Fochs Webernou, son critique,<br />

rappelle que son père était un éditeur <strong>de</strong> Bible, austro-suédois, protestant, (sa mère est<br />

Alsacienne) issu <strong>de</strong> la bourgeoisie libérale du quartier Denfert (lion <strong>de</strong> Bartoldi). Fasciné par<br />

Proust, Jean est pourtant, à l'école <strong>de</strong>s beaux arts, reconnu pour "sa façon d'être<br />

56


aristocratique". Il épouse une fille <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cin, s'installe avec elle et la famille dans la maison<br />

<strong>de</strong> famille <strong>de</strong> Cécile, à Chessy, la moitié <strong>de</strong> l'année, avec servante, parc... Rapi<strong>de</strong>ment mère <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux enfants, à Paris ou dans les Alpes, la mère raconte aux enfants les contes habituels <strong>de</strong><br />

Grimm, Perrault, Rabier, avant <strong>de</strong> d'inventer la triste histoire d'un éléphanteau dont la mère est<br />

tuée par un chasseur (argument <strong>de</strong> Bambi 1923 que ne connaissaient pas les Brunhoff). Babar<br />

est né.<br />

Chez Brunhoff, pas <strong>de</strong> haine <strong>de</strong> la ville, même si elle est, pour Babar, un bout du mon<strong>de</strong>,<br />

espace <strong>de</strong>s hommes qui envoya le chasseur. C'est par la ville et sa vieille dame (au statut<br />

ambigu <strong>de</strong> mère, <strong>de</strong> grand-mère, mais aussi <strong>de</strong> femme entretenue, maman <strong>de</strong> Warens <strong>de</strong><br />

Rousseau, tante Léonie <strong>de</strong> Swann), que le héros se civilise, survit à l'arrachement par les<br />

hommes à la condition naturelle (naturiste). Famille d'adoption, recomposée; la nature n'est<br />

cependant pas la campagne agricole, et la ville n'est que la périphérie du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Babar, lieu<br />

où il se redresse, s'achète, s'habille, se fait une image (miroir, photo), mais lieu qui lui rappelle<br />

l'écart avec son mon<strong>de</strong>. Paradis perdu, E<strong>de</strong>n <strong>de</strong>s nus (les cousins qui viennent le rechercher).<br />

Péché originel <strong>de</strong> la ville, elle fait oublier sa mère-nature. Les mères viennent rechercher les<br />

cousins. Comment concilier le confort, la culture urbaine et la nature et sa morale? L'auto.<br />

Seule solution. Trait d'union entre <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s. L'attribut du père par excellence (au fait, le<br />

père <strong>de</strong> Babar est absent , la vieille dame est veuve? et le roi <strong>de</strong>s éléphants meurt au retour <strong>de</strong><br />

Babar), les mères n'ont pas <strong>de</strong> place dans l'auto. Le fils fuit les mères étouffantes. Costumé,<br />

cultivé, motorisé, il est légitime pour succé<strong>de</strong>r au Roi mort et épouser Céleste. Babar est Roi.<br />

Phantasme colonial d'assimilation (cf. Dorfman)? Phantasme aristocratique? Phantasme<br />

éducatif? (l'enfant pensait Ségur est entre la bête sauvage et Dieu). Par la reconnaissance<br />

familiale et la vie en la nature être maître chez soi, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la ville qui acculture?<br />

Civiliser entre ville et nature, rester fidèle à la lignée, par l'habit 75 et la mobilité, être au <strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> la condition <strong>de</strong>s sauvages?<br />

Le voyage <strong>de</strong> Babar, en ballon, explore une contre utopie du livre précédant. Enfermé chez<br />

<strong>de</strong>s cannibales (dans la version originale), Babar doit profiter d'une baleine pour joindre un<br />

bateau. Cette fois, ce n'est plus l'homme mauvais qui arrache l'éléphant à sa condition<br />

naturelle. C'est l'homme naturel qui manque <strong>de</strong> manger l'éléphant civilisé. On ne peut<br />

retourner à la sauvagerie. Le capitaine vend les éléphants, considérés comme sauvages<br />

apprivoisés, au cirque, et c'est la vieille dame qui sauve Babar. Mais, pendant ce temps<br />

l'absence du père manque <strong>de</strong> rendre ses enfants à la sauvagerie: une mauvaise blague sur le<br />

rhinocéros tourne à la guerre. Difficile statut <strong>de</strong> l'entre <strong>de</strong>ux. Ce conte montre (la même année<br />

que Tintin au Congo et en Amérique, en pleine préparation <strong>de</strong> l'exposition coloniale) une<br />

même ambiguité. Certes, l'homme blanc est supérieur (cannibales= Congo). Mais peut-il<br />

priver les dominés <strong>de</strong> leur liberté (capitaine du bateau qui les donne au cirque = militaires qui<br />

chassent les indiens)? Ne doit-il pas plutôt contribuer à libérer (vieille dame ramenant Babar =<br />

ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Tintin aux Wang)? Babar, qui remporte la victoire sur les sauvages, est libre, mais<br />

entre <strong>de</strong>ux natures.<br />

Celesteville et La ville <strong>de</strong>s Singes: démocratiser la vie <strong>de</strong> château.<br />

75 Sortant du cadre que nous fixons à notre étu<strong>de</strong>, (en partie seulement, car la vie aristocratique passe aussi par<br />

cette distinction-là) il y aurait d’ailleurs à réfléchir sur la capacité à maîtriser son costume pour avoir droit à être<br />

partout légitime, non sauvage (Hergé dont Tintin et ses comparses sont <strong>de</strong>s caméléons vestimentaires est fils <strong>de</strong><br />

tailleur d’habit, et on ne compte pas les mentions <strong>de</strong> Ségur à <strong>de</strong>s vétements).<br />

57


Le Roi Babar précise la solution. Un nouveau mon<strong>de</strong> est possible, entre nature et culture, ville<br />

et sauvagerie. Tiers lieu, tiers modèle, troisième voie. Celesteville (1932). A la différence <strong>de</strong><br />

Tintin, individu, Babar a un peuple à organiser. Son château ne peut donc être entièrement<br />

séparé du souci <strong>de</strong> civiliser son peuple. Le train amène <strong>de</strong> quoi faire une ville. L'utopie <strong>de</strong><br />

Celesteville emprunte<br />

à celle, politique, <strong>de</strong> Versailles (le pouvoir reçoit le mon<strong>de</strong> et le peuple tout entier est une<br />

unique famille dans le parc du château qui n'est cependant plus l'espace privé du roi), culte <strong>de</strong><br />

la personnalité (le roi est avec ses sabots dorés l'emblème du pays) absolutisme nationaliste<br />

à celle, moraliste <strong>de</strong> la lutte entre bien qui amène le bonheur et mal (croisa<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

cohortes <strong>de</strong> vertus angéliques que l'on retrouve aussi bien dans les rêves <strong>de</strong> Ségur que <strong>de</strong><br />

Tintin, contre les démons du mal, dont la maladie, étrangement comprise dans la mentalité <strong>de</strong><br />

l'époque comme une faiblesse morale, punition, source du malheur) manichéisme irénique<br />

à celle, sociale <strong>de</strong> toutes les troisièmes voies, organisation par corporation autour <strong>de</strong><br />

l'ordre bon enfant militaro patriarcal (un pour tous <strong>de</strong>s mousquetaire, scouts), montrant une<br />

économie <strong>de</strong> producteurs artistes ou artisans pré-industrielle (anti industrielle?) et sans<br />

commerçants, banquiers ou fonctionnaires (antibourgeoise?) mon<strong>de</strong> auquel les jouets<br />

préparent, la chasse, l'armée, le transport la maternité (locomotive cheval poupée).<br />

corporatisme militaire<br />

à celle, enfin, socio spatiale d'un modèle urbain qui s'inspire <strong>de</strong>s villes balnéaires (dont<br />

le Biarritz <strong>de</strong> Napoléon III, mais aussi Monaco, dont on ignore trop souvent l'influence dans<br />

l'imaginaire "républicain" <strong>de</strong> notre France: utopie réalisée, autour <strong>de</strong> Grace <strong>de</strong> Monaco?). Le<br />

roi se repose, avec son bateau à voile qui va à peine plus vite qu'un escargot. La nature est<br />

domestiquée. La rigidité du parcellaire ouvert sur la nature et sans rue, dominé par les<br />

bâtiments d'états réfère à une société où l'état impose une égalité dans une ville nouvelle pour<br />

un homme nouveau. Chaque unité familiale a la même vie, la même vue. Le socialisme<br />

affiche <strong>de</strong>s formes et <strong>de</strong>s valeurs que la police surveille. Le mon<strong>de</strong> idéal est fait <strong>de</strong> vacances et<br />

<strong>de</strong> travail: école et ateliers dominés par ce qui est la source du vrai travail, la bibliothèque (on<br />

voit bien qu'une vision d'oisif aristocrate l'emporte chez Brunhoff sur toute vision qui viserait<br />

à un travail productif, un profit d'argent: comment a été financée Celesteville?). Connaissance<br />

avant production, création plutôt que profit. Mais en même temps il s'agit d'offrir ce style <strong>de</strong><br />

vie à tous, à portée <strong>de</strong> maison. Vacances pour tous. Nature pour tous. Démocratisation <strong>de</strong> la<br />

vie <strong>de</strong> château, ville à la campagne. L'architecture fonctionnaliste est sérieuse pour le travail,<br />

l'ornement <strong>de</strong>s frontons et colonnes pour la fête, autre dualisme.<br />

C'est retrouver les utopies <strong>de</strong> Ségur, leurs emboîtements. Comment cela pouvait-il<br />

fonctionner? Stalinisme? Blumisme? Pétinisme? Mussolinisme? En tout état <strong>de</strong> cause, il<br />

semble que cette vision ireniste (qui suppose que le bonheur naît d'un choix et d'une<br />

organisation volontaire) <strong>de</strong>stinée aux enfants est proche <strong>de</strong>s concepts <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château. Les<br />

serpents peuvent bien menacer ce bonheur, ainsi que l'incendie né <strong>de</strong> la négligence. L'histoire<br />

permet à Babar <strong>de</strong> préciser la règle: travailler, mène au bonheur. Le jugement <strong>de</strong>rnier n'est<br />

plus un partage équilibré entre bien et mal, il est la victoire <strong>de</strong> l'un sur l'autre. Il n'est plus une<br />

croyance, mais un rêve. Ce rêve passe par l'éducation. L'ABC <strong>de</strong> Babar (1934) suivra.<br />

En fait, et c'est ici une caractéristique <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s utopies démiurgiques, Jean <strong>de</strong><br />

Brunhoff ne fera pas vieillir sa ville, ne la fera pas fonctionner. Uchronie. Créer. Non point<br />

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gérer. Le mon<strong>de</strong> parfait l'est pour toujours, si l'on sait éviter les pièges. <strong>Au</strong> fond, un mon<strong>de</strong><br />

d'égaux oisifs travaillant à la bibliothèque, faisant <strong>de</strong>s œuvres d'arts, c'est aussi un monastère.<br />

Lyod Grossman analyse en détail l'architecture <strong>de</strong> Celesteville et y trouve <strong>de</strong>s liens<br />

avec Garnier et Alberti. Il est possible d'être plus général et <strong>de</strong> rapprocher Celesteville d'une<br />

vision <strong>de</strong> ces utopies urbaines <strong>de</strong>s cités jardins ou <strong>de</strong>s grands ensembles, qui pourraient être<br />

qualifiées <strong>de</strong> "vie <strong>de</strong> château collective" (<strong>de</strong>s transports, <strong>de</strong>s habitats, <strong>de</strong>s loisirs par le collectif<br />

du modèle monastère, phalanstère...). C'est pourquoi, malgré le pavillonnaire, l'absence <strong>de</strong><br />

voiture, Celesteville évoque aussi le Corbusier. Cités radieuses, plans d'Alger ou <strong>de</strong> Paris,<br />

villes indiennes, ou maternelles lui ressemblent, non par l'architecture, mais par leur leur<br />

insularité dans une nature parc, leur accessibilité et leur organisation fonctionnelle et<br />

structurelle rationalisée, leur refus <strong>de</strong> l'histoire du lieu comme constitutive d'une organisation<br />

(uchronie, tabula rasa), leur vision du mon<strong>de</strong> autour d'un corps idéal physiquement présupposé<br />

et socialement organisé par le projet. Uniformité. Rigueur morale <strong>de</strong> la norme. Le modulator<br />

s'applique-t-il pour une joueuse <strong>de</strong> basket? et que <strong>de</strong>vient Zéphir (celui qui n'est pas un<br />

éléphant) dans cette ville? Rapi<strong>de</strong>ment, (voir le cas du Mirail) ce modèle <strong>de</strong>s banlieues a été<br />

critiqué, souvent sous <strong>de</strong>s formes qui l'apparentent à <strong>de</strong>s contre-utopies. J. <strong>de</strong> Brunhoff a à<br />

peine fondé Celesteville, que, semble-t-il, il en voit les limites.<br />

Sans doute conscient <strong>de</strong> ce que son modèle <strong>de</strong> Celesteville pouvait avoir <strong>de</strong> normé, De<br />

Brunhoff utilise le personnage qui n'est pas un éléphant, individu autonome, Zéphir pour fuir<br />

ce mon<strong>de</strong> fermé dans lequel il s'est piégé lui même. C'est le problème <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fée et <strong>de</strong>s<br />

utopies. A la fin, il n'y a plus rien à dire. Comment faire une "Utopie <strong>de</strong> Thomas More, la<br />

suite?" En s'autocritiquant semble se dire Brunhoff. J'ai fait un mon<strong>de</strong> insuffisant. Il y manque<br />

mouvement, diversité, liberté. Là où il y avait stabilité, absence <strong>de</strong> mouvement (l'escargot),<br />

faire mouvement, bouger, partir. Là où il y avait uniformité, mettre <strong>de</strong> l'individualisme, <strong>de</strong> la<br />

diversité dans les formes. Le pays <strong>de</strong>s singes est mobile, celui <strong>de</strong>s éléphants était statique.<br />

Individus en mouvement. Le centre du mon<strong>de</strong> est une gare, le palace, c'est la voiture qui<br />

conduit à l'hôtel. Famille, toujours, mélange <strong>de</strong> la ville en archipel <strong>de</strong> petits domaines tous<br />

différents (qui oscillent entre nid et château navire). Mais la maison sera petite. Babar offre un<br />

bateau, un mouvement, toujours à l'individu qui cherche à pêcher. Et que trouve-t-il? La<br />

sirène, la beauté, le plaisir. Métaphore <strong>de</strong> l'adolescence en quête <strong>de</strong> plaisirs et d'indépendance?<br />

En ce cas, comment affronter ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s monstres (péchés soucis). Comment partir pour<br />

Cythère (voir cette magnifique image du char sur une coquille qui fait penser aussi au<br />

Télémaque <strong>de</strong> Fénelon), sans croiser ces fameux monstres, chassés <strong>de</strong> la ville idéale? Le<br />

combat <strong>de</strong>s disciplinées légions d'anges ou <strong>de</strong> soldats du ridicule général Huc est bien moins<br />

efficace que la charmante invention individuelle <strong>de</strong> Zéphyr, qui apprivoise les monstres en les<br />

faisant rire. Oui, "la vie est belle"! Chasser les maux? Non, au contraire. Vivre avec, les<br />

apprivoiser, les amuser, les endormir. L'antimon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Crustadèle est un mon<strong>de</strong> ami. Maison<br />

individuelle, voiture individuelle. Légèreté. Mobilité. Harmonie. <strong>Au</strong>tre utopie.<br />

Comment un même pinceau peut-il présenter <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s aussi divergents que<br />

Celesteville et la ville <strong>de</strong>s singes comme idéal commun? Et si la réponse était justement dans<br />

la question? Un idéal commun qui donnerait <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s possibles. La vie <strong>de</strong> château pour<br />

tous. Comment faire? Si l'on est sauvage, faible, brisé par les hommes, <strong>de</strong>venir civilisé, roi et<br />

créateur <strong>de</strong> ville. Assurer par l'éducation la forme d'un bonheur collectif. Politique, égalité<br />

collective. Si l'on est père, créer une famille idéale. Fraternité familiale. Si l'on est adolescent,<br />

individuel s'arranger un bonheur personnel par son propre génie, son propre goût sa propre<br />

mobilité. Liberté individuelle. L'organisation spatiale diffère. Celesteville, c'est l'utopie <strong>de</strong>s<br />

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grands ensembles et <strong>de</strong>s cités jardin démiurgiques; la ville <strong>de</strong>s singes, c'est la ville émergente,<br />

le pavillonnaire individualisé, où chacun se débrouille et se méfie du politique. C'est comme si<br />

une équation (comment démocratiser un idéal aristocratique <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> château) avait <strong>de</strong>ux<br />

racines: Celesteville et la ville <strong>de</strong>s singes, l'ordre par la lutte collective contre le mal, et<br />

l'équilibre par son apprivoisement individuel.<br />

La quête d'un mon<strong>de</strong> parfait pour les enfants. Voilà ce qui anime Jean <strong>de</strong> Brunhoff. En<br />

famille? (L'album ne paraîtra qu'après sa mort.) A l'ai<strong>de</strong> du mon<strong>de</strong> idéal <strong>de</strong>s jouets et du père<br />

Noël? Ou bien encore ailleurs? Les <strong>de</strong>ux autres albums <strong>de</strong> Jean <strong>de</strong> Brunhoff (Babar en<br />

famille, père Noël qui montrent un père fort au moment où Jean va mourir) présentent d'autres<br />

traits utopiques (famille idéale, usine à jouet) qu'on peut ici ne pas analyser en détail. Il<br />

convient <strong>de</strong> constater qu'une fois encore, la nature et la culture, l'archipel <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s fondé<br />

sur l'équilibre entre mouvement libre et cellule préservée, forment un idéal qui ne s'écarte<br />

guère <strong>de</strong> notre schéma d'hypothèse.<br />

Jean <strong>de</strong> Brunhoff meurt en 1937, d'une tuberculose osseuse. Babar est mort? Non.<br />

Vive Babar! Laurent reprend la couronne inventée par le père. Reprend-il ses modèles? Oui.<br />

Mais c'est moins ce qu'il assume que ce qu'il met en cause qui nous intéresse à présent.<br />

LA PRISE EN MAIN DU CHATEAU DE MON PERE<br />

UNE CRISE DES CHATEAUX IMAGINAIRE<br />

²Laurent <strong>de</strong> Brunhoff.<br />

Après la guerre, et pour cinquante ans, Laurent <strong>de</strong> Brunhoff continue l'œuvre <strong>de</strong> son<br />

père. Ce jeune peintre abstrait innove, modifie, continue, évolue. Pour étudier le lien entre son<br />

travail et l'utopie <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château, il y a peut-être à distinguer trois pério<strong>de</strong>s: dans ses<br />

premiers albums, <strong>de</strong> 1948 à 1957, il semble continuer à faire vivre le mon<strong>de</strong> et le modèle<br />

paternel. De 1957 à 1965, il semble qu'une vraie crise créative l'amène à ré interroger ce<br />

modèle. A partir <strong>de</strong> l'édition américaine <strong>de</strong>s Babar, et <strong>de</strong> son passage à la télévision (1969), il<br />

est plus difficile d'être complet dans l'analyse, et nous nous contenterons d'analyser<br />

rapi<strong>de</strong>ment ce que <strong>de</strong>vient le thème <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château dans quelques-uns <strong>de</strong>s albums publiés<br />

chez Hachette (<strong>de</strong> 1970 à 1988).<br />

Jean <strong>de</strong> Brunhoff avait construit un lieu familial idéal entre nature qu'on explore et<br />

ville qu'on dirige, tout en créant avec Celesteville et la ville <strong>de</strong>s Singes, <strong>de</strong>s modèles urbains<br />

associés à la nature. La reprise en filiation du travail paternel réaffirme le modèle utopique<br />

(mobilité/château). La prise en main du vaisseau paternel se fait en revisitant le mon<strong>de</strong><br />

paternel pour ce jeune peintre abstrait qu'est encore Laurent en 1948. Zéphir, auquel il<br />

s'i<strong>de</strong>ntifie facilement, part au pays d'Arthur, explore le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s sirènes, d'abord (1948),<br />

puis, après un pique-nique familial (avec une vision <strong>de</strong>s noirs toujours coloniale en 1949),<br />

Babar découvre l'île aux oiseaux, (nouveau mon<strong>de</strong> idéal, tout en légèreté 1951). En<br />

agrandissant Celesteville et en mo<strong>de</strong>rnisant sa fête (1954), progressivement, la plume <strong>de</strong><br />

Laurent, modifie le rêve paternel: Celesteville est une ville avec un pont suspendu, <strong>de</strong>s<br />

constructions neuves et originales, <strong>de</strong>s rues, (et même, en 1973, avec <strong>de</strong>s grattes-ciel). Les<br />

seules maisons individuelles (cases <strong>de</strong>ssinées par son père) sont repoussées en périphérie.<br />

L'idéal très à gauche <strong>de</strong> Laurent à cette date l'invite donc toujours à concevoir que le bonheur<br />

<strong>de</strong> Babar est aussi celui <strong>de</strong> tous. Le goût pour un mon<strong>de</strong> naturel s'était affirmé dans l'île aux<br />

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oiseaux. Celui d'une société heureuse est sensible dans Celesteville et sa fête. Mais<br />

mo<strong>de</strong>rniser, reprendre, cela suffit-il? Son goût le porte vers la légèreté <strong>de</strong>s oiseaux, vers<br />

l'union populaire. Somme toute, Laurent n'est il pas gêné par le personnage du roi éléphant et<br />

par l'espace <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château légué par la famille?<br />

Entre 1956 et 1965, Laurent <strong>de</strong> Brunhoff, comme Hergé et d'autres, à la même date,<br />

laisse entrevoir un doute <strong>de</strong>structeur du modèle. Laurent <strong>de</strong> Brunhoff semble rechercher ses<br />

origines et affronter une crise créative et probablement personnelle autour <strong>de</strong> sa volonté <strong>de</strong><br />

s'affranchir <strong>de</strong> Babar s'exprime dans "A tue-tête", un album <strong>de</strong> caricatures, cynique, dénonçant<br />

un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> salon que l'on suppose volontiers être celui qui vivait à Chessy, ou qui aurait<br />

accompagné le couronnement du roi Babar. C'est au cours <strong>de</strong> cette crise (qui est également<br />

une grave crise commerciale pour Babar) que Babar explore les grottes du passé avec le<br />

professeur Grifaton (1956/58), puis, après un silence assez long, revient au "château <strong>de</strong><br />

Babar"(1961): dans ce vieux château <strong>de</strong> Bonnetrompe, les enfants cherchent le souterrain qui<br />

fera du château, un vrai château. Quête <strong>de</strong> la légitimité. Dernière tentative pour revenir à<br />

l'époque <strong>de</strong> l'enfance, où sa mère, comme la vieille dame, jouait du piano. Babar manque <strong>de</strong><br />

succès recherche ses origines dans la vie <strong>de</strong> château.<br />

En 1965, il <strong>de</strong>ssine une histoire plus personnelle, (Bonhomme) dont le personnage est<br />

un symbole d'un personnage masculin sexuellement bridé (son antenne phallique est couverte<br />

d'un capuchon orange pour qu'il puisse sortir du zoo à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa petite amie Emilie,<br />

qui n'était pas rentrée chez elle après l'avoir rencontré. Après avoir apprécié les cigares du<br />

père (phalliques) il finit par retourner dans ses montagnes, faisant ainsi le chemin inverse <strong>de</strong><br />

son ancêtre, l'éléphant Babar, acceptant <strong>de</strong> quitter la nature et d'habiller sa trompe pour<br />

complaire à une vieille dame et découvrir les bienfait <strong>de</strong> la civilisation. Catharsis?<br />

Soudain, en 1965, Babar repart: direction, le nouveau mon<strong>de</strong>, les U.S.A. C'est la<br />

troisième phase <strong>de</strong> créativité <strong>de</strong> Brunhoff. Ce sont <strong>de</strong>s raisons commerciales et <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>rnisation <strong>de</strong> la série, qui l'amènent, lui et son personnage à se rendre aux U.S.A. Il<br />

explore l'Amérique, mon<strong>de</strong> différent, dans un album double assez didactique et ironique.<br />

Celeste s'y achète un chapeau ridicule <strong>de</strong>vant un miroir qui ressemble beaucoup à celui <strong>de</strong>vant<br />

lequel paradait le Babar <strong>de</strong> son père. Elle est habillée comme la Castafiore. La ville agaçante,<br />

n'est guère à la mesure <strong>de</strong>s éléphants. Babar n'est à l'aise qu'en hélicoptère où il doit être seul<br />

(à cause du poids). Ce doute ironique sur les valeurs familiales qui transparaissait est à présent<br />

évi<strong>de</strong>nt et probablement assumé.<br />

Babar continue ses aventures retrouvant une certaine sérénité (après tout, il est le roi, et<br />

son anniversaire (1970) le lui montre bien). Le refuge <strong>de</strong> vivre, léger, dans un équilibre naturel<br />

au <strong>de</strong>ssus, au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> la ville reste l'idéal proposé aux enfants. Mais ils sont désormais avertis<br />

qu'un tel idéal n'est pas durable. Comparer la ville <strong>de</strong> la planète molle (1972) (hymne à la<br />

légèreté, à la mobilité) New York et les <strong>de</strong>ux villes <strong>de</strong> son père est instructif. Contre modèle<br />

futuriste, cette ville molle courbe et légère s'oppose à New York mais aussi à Celesteville et à<br />

la ville <strong>de</strong>s singes. L'inspiration paternelle joue toujours, même si le décor perd sa verdure, et<br />

un mon<strong>de</strong> idéal est ici proposé, en revanche, les éléphants ne peuvent y rester. Chacun chez<br />

soi. C'est un peu aussi la morale du Wouly Wouly (1975): doit-on se battre contre Artaxerces<br />

(l'envahisseur totalitaire) est vaincu par la douceur du dialogue. Devait-on mettre la nature en<br />

cage? Non! Le Wouly Wouly n'avait pas sa place dans une cage dorée. Chacun chez soi.<br />

Chacun libre <strong>de</strong> son mouvement. Et si un fantôme (celui du père?) venu d'un château noir,<br />

inverse <strong>de</strong> Bonnetrompe, et que seuls les enfants peuvent voir, sème la fantaisie dans<br />

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Celesteville, il faut l'en chasser (1981). La fugue <strong>de</strong> la petite fille Isabelle (1987) guidée par un<br />

éléphant vieilli mais sûr vers une autre maison château ne peut pas non plus durer. C'est<br />

comme si, après une crise, l'œuvre Laurent <strong>de</strong> Brunhoff se contentait désormais <strong>de</strong> montrer<br />

combien Celesteville et sa vie <strong>de</strong> famille sont lourds, mais combien il était illusoire <strong>de</strong> vouloir<br />

les quitter définitivement pour d'autres vies <strong>de</strong> châteaux. Les U.S.A. étaient-ils autant que la<br />

planète molle, une illusion? De Brunhoff se tourne plutôt vers <strong>de</strong>s livres d'images, vers une<br />

carrière commerciale dont on attend le couronnement cette année, sur grand écran.<br />

Revenons à ce qui constitue le cœur <strong>de</strong> notre sujet. On ne peut être que frappé par la<br />

<strong>de</strong>struction du thème du château dans l'œuvre du fils <strong>de</strong> Jean <strong>de</strong> Brunhoff. La crise <strong>de</strong> 57/65<br />

ramène Babar dans un château abandonné en 1961. Il est noir, ruiné et hanté en 1981. Ce qui<br />

surprend le plus, c'est la concordance <strong>de</strong> thèmes, <strong>de</strong> crise et <strong>de</strong> date avec le Hergé <strong>de</strong>s années<br />

1957/67. Hasard? L'utopie <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château entrerait-elle en crise à nouveau à la fin <strong>de</strong>s<br />

années cinquante?<br />

Champignac n'est plus ce qu'il était.<br />

Prenons un autre exemple. Franquin est un maître original <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée belge.<br />

Figure phare du concurrent du journal <strong>de</strong> Tintin, il anime la série Spirou <strong>de</strong>puis 1947.<br />

Quoiqu'il n'ait pas créé le personnage, il est parfaitement à l'aise, vers 1958, dans cette série à<br />

laquelle il est facile d'adapter le schéma que nous avons trouvé chez Hergé: Champignac est<br />

son Moulinsart, et la Turbotraction est le véhicule idéal d'un héros mobile dans un mon<strong>de</strong> qu'il<br />

faut sauver <strong>de</strong>s bandits par la science, au quatre coin d'un globe. Parler d'utopie à propos <strong>de</strong><br />

Champignac serait exagéré, mais dans les premiers albums, il serait facile <strong>de</strong> retrouver le<br />

thème <strong>de</strong> la recherche d'un lieu idéal, hors <strong>de</strong> la ville. Franquin réalise le Prisonnier du<br />

Bouddha à l'époque où Hergé prépare Tintin au Tibet. Du château passant par l'espace<br />

colonial, par la recherche <strong>de</strong> la mobilité, l'affirmation <strong>de</strong> la science pacifiste, le ridicule du<br />

politique démocrate (maire <strong>de</strong> Champignac si savoureux) tout, dans ce scénario <strong>de</strong> Greg, est<br />

conforme au modèle <strong>de</strong> la vision Hergéenne du mon<strong>de</strong>. Greg fait même léviter les bouddhistes<br />

par la science. Pourtant, on l'a vu Hergé est en train d'interroger son modèle. Et Franquin<br />

aussi. Subrepticement, il est vrai, dans cet album (dans lequel pourtant, le refus <strong>de</strong> la guerre<br />

froi<strong>de</strong> va <strong>de</strong> pair avec une certaine impuissance du comte <strong>de</strong> Champignac, dont les inventions<br />

et le château ne servent plus).<br />

Plus radicalement ensuite. 1957, c'est l'année <strong>de</strong> Gaston Lagaffe, contrepoint dans l'œuvre <strong>de</strong><br />

Franquin au comte <strong>de</strong> Champignac, jeune inventeur sans nom, paresseux, poète ne<br />

présupposant pas l'utilité <strong>de</strong> la science, dans un bureau, enfant insoumis à Fantasio, là où<br />

Champignac était un noble hyperactif aux inventions puissantes, père sans autorité dans un<br />

château. Spirou, à son tour se met à douter. Dès l'album suivant, Zorglub, autre double <strong>de</strong><br />

Champignac, dont les Zorgland sont une contre-utopie manifeste, montre ce plaisir trouble<br />

qu'il y a à imaginer le mon<strong>de</strong> du mal, certes pour le dénoncer, mais aussi pour en montrer la<br />

puissance créatrice. Le bien est mièvre, castrateur. Le modèle Belgo Luxembourgeois <strong>de</strong> la<br />

légitimité est ridicule (QRN sur Bretzelburg), les souverains sont minables, où la femme<br />

domine l'homme (gran<strong>de</strong> duchesse Charlotte face à un petit roitelet moustachu si visiblement<br />

flottant, comme Baudoin, peut-être, si visiblement engoncé dans une succession et une<br />

décolonisation si peu viriles). Champignac, Spirou, <strong>de</strong>viennent, à leurs tours insupportables à<br />

Franquin qui finit par les détruire avec la violence <strong>de</strong>s dépressifs (l'auteur <strong>de</strong>s Idées noires<br />

s'est lentement consumé <strong>de</strong> cette schizophrénie <strong>de</strong>s utopistes) dans l'album Pana<strong>de</strong> à<br />

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Champignac (couplé avec l'hilarante et <strong>de</strong>structrice fable <strong>de</strong>s singes envahissant l'univers <strong>de</strong><br />

Spirou sous la complice direction <strong>de</strong> Gaston).<br />

Franquin abandonne Spirou en 1969. Il ne supporte plus cette série dont le schéma<br />

(hypermobilité, vie <strong>de</strong> château, méfiance à l'égard <strong>de</strong> la vie politique...) entre très facilement<br />

dans notre modèle. Il n'en conserve que le Marsupilami, animal sauvage à longue queue et<br />

sans culture, dont le nid <strong>de</strong>vient l'utopie refuge, proche en cela <strong>de</strong>s rêves <strong>de</strong> Gaston. Le même<br />

cycle <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction reprend d'ailleurs avec Les idées noires (refusant la poésie pacifiste<br />

soixante huitar<strong>de</strong>) et débouche, peu avant la mort <strong>de</strong> Franquin sur une série <strong>de</strong> micro-mon<strong>de</strong>s<br />

à nouveau poétiquement construits (Tiffous, premiers albums du Marsupilami).<br />

c) De la crise du voyage légitime à la <strong>de</strong>struction du château.<br />

Cette crise <strong>de</strong> 1958/67 dans le modèle castral <strong>de</strong> la littérature enfantine ne peut être un hasard:<br />

elle est trop visiblement simultanée chez les trois maîtres que nous en avons choisi, trop<br />

nettement construite sur les mêmes interrogations: <strong>de</strong>struction du château (Moulinsart,<br />

Bonnetrompe, Champignac) <strong>de</strong>venu castrateur, mythification <strong>de</strong> l'animal exotique pseudo<br />

humain <strong>de</strong>s marges du mon<strong>de</strong> (Yéti, Marsu, Bonhomme), antihéros supérieur au héros positif,<br />

doute radical sur le statut du méchant et sur celui <strong>de</strong> héros...<br />

Prenons, sans avoir la possibilité pour cet exercice <strong>de</strong> le vérifier en profon<strong>de</strong>ur, un risque<br />

interprétatif: le modèle <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château est, on l'a vu, lié au voyage légitime. Dans la<br />

différentiation sexuelle, le masculin est le voyageur. La légitimation est donnée par la science<br />

(Verne ou Hugo qui, dans un passage où il définit son idéal politique dans Les Misérables dit<br />

que la virilité doit tenir dans la science), le panache (Cyrano <strong>de</strong> Bergerac, Lupin), qui justifient<br />

d'explorer, d'apporter la connaissance ou la civilisation aux "mon<strong>de</strong> sauvage" ou <strong>de</strong> rétablir<br />

l'équilibre d'une légitimité familiale menacée. La violence <strong>de</strong> la crise <strong>de</strong> décolonisation en<br />

Belgique et en France, ajouté à l'utilisation guerrière <strong>de</strong> la science, apporte un doute radical. Il<br />

se trouve qu'on est à présent enfermé sans jardin autour du château, sans raison légitime <strong>de</strong><br />

partir: ni la science <strong>de</strong> Jules Verne, que la guerre atomique fait douter (zorglon<strong>de</strong>, Dupondt<br />

passant par les couleurs les plus invraisemblables...) ni les nouvelles frontières (la lune, oui,<br />

mais elle sera Coca Cola, américaine), n'appellent <strong>de</strong> héros. Le château, sans le voyage<br />

légitime, rend l'homme prisonnier d'une cellule.<br />

Enfermé, il peut choisir cette résistance cocardière qui poursuit un temps le rêve <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur:<br />

1958/59, c'est le retour <strong>de</strong> De Gaulle qui affirmait que son seul rival international était Tintin,<br />

petit qui n'a pas peur <strong>de</strong>s gros. C'est aussi la naissance <strong>de</strong> son double, Astérix, dont le lieu<br />

idéalisé est le village résistant, assiégé, qui ne prétend plus organiser le mon<strong>de</strong> mais<br />

simplement aller y contester, d'y désorganiser la puissance <strong>de</strong> César. Le antihéros ironique et<br />

<strong>de</strong>structeur l'emporte sur celui qui prétendait réguler le mon<strong>de</strong>. Pour celui-ci, isolé dans un<br />

château, sans fonction, sans lieu où exercer son exigence <strong>de</strong> mobilité, sans aventure, c'est la<br />

castration (voir la brillante analyse <strong>de</strong>s Bijoux ravis <strong>de</strong> Peteers). Le héros manque d'espace.<br />

Cette reconquête <strong>de</strong> son domaine dans un espace vierge, est au cœur <strong>de</strong> la littérature enfantine.<br />

<strong>Au</strong> <strong>de</strong>là <strong>de</strong> Tintin, <strong>de</strong> Babar, on la trouve chez Robin <strong>de</strong>s Bois, Robinson, Laura Ingells (ma<br />

maison vaut bien un château chante son père). Ces personnages cherchent toujours cette unité<br />

familiale (Robinson suisses) dans une maison-île intimement liée à une nature que l'on rêve <strong>de</strong><br />

pouvoir traverser et domestiquer; la ville est lointaine, à la périphérie, et l'on n'est ni<br />

sé<strong>de</strong>ntaire, ni noma<strong>de</strong>. Rapprocher l'idéal colonial du modèle spatial <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château est<br />

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tentant: si je veux ma vie <strong>de</strong> château, mon domaine, il est possible d'aller le prendre sur ces<br />

terres sauvages. J'aurai une ferme en Afrique. Une petite maison dans la prairie. Châteaux en<br />

Espagne. Reconquiesta, croisa<strong>de</strong>s, missions civilisatrices <strong>de</strong> l'occi<strong>de</strong>nt. Comme l'aristocrate,<br />

qui est entouré par <strong>de</strong>s serviteurs qui n'ont pas le sang bleu, le colon, fait glisser la barrière <strong>de</strong><br />

la couleur du sang sur la peau. Le noir, l'indien sont <strong>de</strong>s menaces ou <strong>de</strong>s serviteurs à celui qui<br />

colonise. Explorer, civiliser, ramener à la civilisation, au château, momies, marsupilamis ou<br />

peuples d'éléphants, voilà l'aventure. Mais il fallait pour cela que la terre coloniale fût<br />

légitimement nôtre.<br />

Or, force est, avec la décolonisation, <strong>de</strong> reconnaître la liberté <strong>de</strong> son double, lointain Yéti,<br />

Marsupilami, Wouly Wouly, qu'on était bien prétentieux <strong>de</strong> lui ôter au nom d'une "civilisation<br />

christo-scientifique" à laquelle on ne peut plus croire. Le mal et le bien s'interrogent,<br />

s'inversent. Rupture nécessaire, révolution mentale. Le temps <strong>de</strong>s antihéros apparaît. La nature<br />

ne doit plus être colonisée par la science <strong>de</strong> l'occi<strong>de</strong>nt, mais défendue contre elle (Zorglub.<br />

Wouly Wouly). D'ailleurs, agressée, elle se fâche. (Marsupilami, ou bien ce placi<strong>de</strong> dinosaure<br />

du Mésozoïque Park éruption <strong>de</strong> vol 714, dans un contexte <strong>de</strong> décolonisation). L'utopie<br />

coloniale se transforme en utopie tiers-mondiste, le rêve <strong>de</strong> comprendre et d'explorer la nature<br />

<strong>de</strong>vient celui <strong>de</strong> la protéger. L'ailleurs est désormais extra-terrestre (planète molle, vol 714, du<br />

cidre pour les étoiles pour ne prendre que les auteurs étudiés.)<br />

Il peut être étrange <strong>de</strong> trouver une continuité entre les colonialistes et les écologistes, entre les<br />

néo-ruraux partant pour Katmandou et ceux qui rêvaient <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château. Un constat,<br />

toutefois. Hergé s'affirme, dès l971 (donc très tôt) politiquement écologiste et, dès 1958,<br />

philosophiquement Bouddhiste. Tintin avait pris les chemins <strong>de</strong> Katmandou (dix ans avant les<br />

Beatles, pas encore anoblis). Fournier successeur chevelu <strong>de</strong> Franquin fait <strong>de</strong> Spirou un<br />

militant antinucléaire (l'Ankou), quand Gaston milite pour green-peace...<br />

La démocratisation <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château, une utopie d'utopie?<br />

Deux conclusions: la première est que chez Jean <strong>de</strong> Brunhoff, le problème posé par la<br />

question <strong>de</strong> la démocratisation <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château avait trouvé au moins <strong>de</strong>ux réponses<br />

utopiques qu'il est assez facile <strong>de</strong> relier aux modèles ultérieurs du périurbain. Si la vie <strong>de</strong><br />

château était, peut-être, une utopie, (voir ce que nous en disions à propos <strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Ségur<br />

et <strong>de</strong> Hergé) sa généralisation, sa démocratisation, en est une dans les termes même. Utopie<br />

d'utopie, comment démocratiser l'organisation aristocratique, modèle élitaire <strong>de</strong> l'espace?<br />

C'est, au fond, déjà la question <strong>de</strong> Toqueville. De Brunhoff explore plusieurs solutions qui<br />

apprivoisent les peurs, où le bien, sûr <strong>de</strong> lui, l'emporte sur la sauvagerie par l'éducation, l'ordre<br />

établi collectif, la fantaisie individuelle ou la cellule familiale. Mais ces réponses sont<br />

transitoires. La pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> 58/65 ne parvient pas à maintenir l'idéal double <strong>de</strong> la mission et du<br />

domaine: le doute sur l'ensemble <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> partir conduisent à trouver invivable l'univers<br />

castral, menacé par sa réduction même. Cette réduction est inévitable, car si tout le mon<strong>de</strong><br />

veut vivre dans un château, avec un parc, une crise spatiale se produira avec ses inévitables<br />

conséquences sociales. De Ségur à la petite maison dans la prairie, on passe par Toqueville.<br />

D'autre part, ces rapprochement dans l'élaboration et la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> modèles, montrent que<br />

l'utopie elle même n'est qu'un moment du processus créateur. Que les mêmes supports, les<br />

mêmes auteurs, peuvent très bien proposer successivement plusieurs utopies à partir <strong>de</strong>s<br />

mêmes convictions, interrogeant les formulations utopiques qu'ils viennent <strong>de</strong> produire, les<br />

détruisant rageusement ou les inversant, si elles s'avèrent insuffisantes. L'utopie apparaît<br />

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comme la recherche créatrice <strong>de</strong> l'artiste appliquée à l'organisation sociale. Un moment <strong>de</strong> la<br />

pensée. L'utopie semble être l'outil équivalent en science politique <strong>de</strong> l'hypothèse en science<br />

appliquée. Il ne faut pas être dupe <strong>de</strong> sa technique <strong>de</strong> discours. L'utopie comme l'hypothèse<br />

affirme que sa valeur est absolue et éternelle, alors qu'elle n'est qu'un moment <strong>de</strong> la pensée,<br />

qu'une proposition <strong>de</strong> réponse. Elle affirme qu'elle est autonome, qu'elle forme un tout, une<br />

nouveauté, alors qu'elle n'a <strong>de</strong> sens que reliée. Comme une hypothèse, elle ne se passe ni <strong>de</strong>s<br />

précé<strong>de</strong>ntes, ni <strong>de</strong>s expérimentations, ni <strong>de</strong>s lois générales, ni, surtout, du doute. Elle est<br />

même tout entière doute. Mais, par nature, elle propose une affirmation qui dirait le vrai<br />

définitif. Enchaînement, multiplicité, contradiction, les utopies ne sont peut-être que <strong>de</strong>s<br />

questions posées aux sociétés pour qu'elles vérifient leur fonctionnement.<br />

LE CHATEAU ET LA GLOIRE: L'UTOPIE ENTRE DEMOCRATIE ET ARISTOCRATIE<br />

Pagnol et l'utopie <strong>de</strong>s vacances<br />

A ce sujet, l'étu<strong>de</strong> la plus interressante sur la démocratisation <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château et ses lien<br />

avec le périurbain est peut-être un livre qui n'a pas été écrit par un géographe. En 1956,<br />

(époque où Hergé, Brunhoff et Franquin commencent à douter <strong>de</strong> leur modèle implicite)<br />

Marcel Pagnol, académicien dont la carrière s'empâte, raconte chez les Lazareff l'histoire <strong>de</strong>s<br />

quatre châteaux <strong>de</strong> son enfance. Hélène lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une nouvelle pour "Elle". Cela <strong>de</strong>vient en<br />

1957/58 l'un <strong>de</strong>s livres les plus lus en lecture suivie à l'école primaire ou en <strong>début</strong> <strong>de</strong><br />

secondaire. L'académicien est habile à jongler <strong>de</strong>s genres secondaires pour les relier aux<br />

"nobles". Littérature régionale <strong>de</strong>s florettes ou <strong>de</strong>s sources qui <strong>de</strong>vient tragédie, théâtre <strong>de</strong><br />

boulevard qui fait <strong>de</strong> Topaze un conte moral, cinéma comique pour traiter en philosophe <strong>de</strong> la<br />

filiation entre César, maître à bord qui reste à quai et Marius qui part à bord.<br />

Une autobiographie est-ce bien une littérature enfantine? Pas nécessairement (Sartre,<br />

Rousseau). Pagnol l'affirme, qui se met dans la "fonction naturelle <strong>de</strong>s grands-pères", qui<br />

raconte, non plus "Peau d'âne, la Belle et la bête ou Riquet à la houppe" mais l'histoire <strong>de</strong>s<br />

vacances <strong>de</strong> Marcel et <strong>de</strong> Paul, dont le père instituteur loue avec "l'oncle" antifonctionnaire un<br />

mas, un cabanon, une "basti<strong>de</strong>" une "villa" au village <strong>de</strong> la Treille, bien au <strong>de</strong>là du terminus <strong>de</strong><br />

la ligne <strong>de</strong> tram (mais toujours dans la commune <strong>de</strong> Marseille, sa banlieue immédiate). Cette<br />

histoire est d'un lieu et d'un temps. Mais comme toujours chez Pagnol elle prétend à<br />

l'universel (uchronie et utopie) "les petits garçons <strong>de</strong> tous les pays du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> tous les<br />

temps ont toujours eu les mêmes problèmes, les mêmes malices, les mêmes amours" "une<br />

chose ne changera jamais, c'est l'amour <strong>de</strong>s enfants pour leur mère, et j'ai écrit ce livre pour<br />

apprendre aux petites filles comment leurs fils les aimeront un jour."<br />

Gloire <strong>de</strong> mon père: utopie d'un bonheur familial: île fermée rejointe après un voyage, au bord<br />

du "désert", sans chameaux, en un lieu qui n'en est pas un, en un temps qui n'est pas non plus<br />

un temps, vacance, vi<strong>de</strong>, bonheur familial hors du fonctionnement ordinaire, mon<strong>de</strong> parallèle.<br />

Le père savait tout. Il doit apprendre à <strong>de</strong>venir chasseur. C'est son fils, chien <strong>de</strong> chasse<br />

imprévisible qui le sauve en lui faisant faire le coup du roi (la double bartavelle) qui le rend<br />

digne d'être photographié en son immo<strong>de</strong>stie par l'ennemi, le curé du village. Son personnage<br />

change: il est le propriétaire du mas, celui <strong>de</strong>s bartavelles. La vie <strong>de</strong> château comme idéal:<br />

voilà l'instituteur radical maître en son domaine, à la limite <strong>de</strong> la sphère urbaine qui mine la<br />

santé <strong>de</strong> sa femme, à la lisière <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> rural sauvage, ignorant, où l'on se perd. Tiers lieu,<br />

toujours, entre l'urbain et la nature terrain <strong>de</strong> chasse.<br />

65


Château <strong>de</strong> ma mère: afin <strong>de</strong> gagner du temps, balafrant les parcs <strong>de</strong>s grands domaines entre la<br />

fin du tram et la campagne, le canal traverse les châteaux que contourne la trop longue route,<br />

pas assez républicaine pour couper ce reste d'aristocratie replié en ses murs. L'instituteur,<br />

promis aux palmes académiques, était la rigueur même. Il triche pourtant pour traverser les<br />

parcs <strong>de</strong>s châteaux avec la clef prêtée par un élève employé du canal. Pour aller rejoindre le<br />

"château" familial, il faut se faufiler dans un parc où un molosse et un gar<strong>de</strong> veillent. Un<br />

ca<strong>de</strong>nas, et c'est le drame: menace sur les palmes et la carrière du fonctionnaire et sur la<br />

fragile santé <strong>de</strong> la mère qui s'évanouit. Le vrai pouvoir reste pourtant à l'employé du canal<br />

républicain qui fait sauter le PV du gar<strong>de</strong> privé, mais aussi à la courtoisie du propriétaire,<br />

soldat d'un temps révolu, au visage balafré par le sabre prussien <strong>de</strong> 1870, baisant la main à la<br />

mère <strong>de</strong> Marcel qui rosit.<br />

La victoire du château est aussi sa perte. Et réciproquement?<br />

Le mon<strong>de</strong> aristocratique est ainsi comme ouvert en <strong>de</strong>ux, balafré, par la république et son<br />

canal, ses fonctionnaires, s'imposant sur cette vieille "règle du jeu", vaincue déjà, et qui ne<br />

peut plus séduire les enfants, cette république qui prépare en ses écoles, la revanche. Lili<br />

donnera sa vie <strong>de</strong> banlieusard sauvageon qui parle si mal le Français, (rural, certes, mais bien<br />

<strong>de</strong>s quartiers <strong>de</strong> banlieue); Marcel sera réformé. Egalité? C'est donc aussi le <strong>début</strong> d'un<br />

changement <strong>de</strong> statut <strong>de</strong> l'espace villageois <strong>de</strong>s banlieues, dominés dans la chasse même par le<br />

flux <strong>de</strong>s urbains. Ancrage dans le réel: Marseille comme Lar<strong>de</strong>nne s'urbanise déjà par les<br />

vacances et les pique niques, les mas, qui font d'un cabanon un ersatz <strong>de</strong> domaine. Les grives<br />

ne reviennent plus et le "peuple (l'instituteur n'en fait pas partie) a <strong>de</strong>s défauts qui ne viennent<br />

que <strong>de</strong> son ignorance; mais il est bon comme le bon pain et il a la générosité <strong>de</strong>s enfants<br />

(lesquels, sataniques, souhaitent comme le paysan que le notaire "crève").<br />

Fin <strong>de</strong> la fête: le mon<strong>de</strong> aristocratique et rural est condamné par l'envahissement. La<br />

démocratisation <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château, tailla<strong>de</strong>, puis rachète, éventre et laisse se ruiner ce<br />

mon<strong>de</strong> qui humiliait. Le fils <strong>de</strong> l'instituteur, par l'industrie cinématographique, rejoint l'élite,<br />

transforme le château en studio, et violemment se venge en brisant la porte (et dans la réalité<br />

en laissant le château <strong>de</strong> la Buzine se ruiner jusqu'à sa vente à un lotisseur en 1973).<br />

Mais en même temps, l'idéal "missionnaire" républicain, travaillé par ce désir <strong>de</strong> coup du roi,<br />

ce rêve <strong>de</strong> château, cette utopie <strong>de</strong>s décorations, du lycée pour le fils, <strong>de</strong> l'ascension, élitaire,<br />

est également trahi par le père <strong>de</strong> Marcel, usant d'un passe-droit. Lui qui "considérait toujours<br />

les "nobles" comme <strong>de</strong>s gens insolents et cruels, ce qui était prouvé par le fait qu'on leur avait<br />

coupé la tête" entoure <strong>de</strong> bleu blanc rouge la vaillance militaire du cavalier <strong>de</strong> Reichoffen qui<br />

lui ouvre sa propriété et sait l'histoire puisqu'il l'a faite. Quant à l'idéal républicain, Topaze<br />

montre qu'il ne paie guère. Et la soeur <strong>de</strong> Bouzigue sait y faire pour "récompenser le vice"<br />

dans les bras d'un conseiller général. Du reste, la morale est mensonge. Le père <strong>de</strong> Marcel ne<br />

trompait-il pas sa femme enceinte <strong>de</strong> Marcel avec la femme du boulanger d'<strong>Au</strong>bagne, dès<br />

avant sa naissance? Marcel <strong>de</strong>viendra académicien (donc homme <strong>de</strong> la noblesse d'épée, <strong>de</strong><br />

langue comme <strong>de</strong> robe). Sévère avec l'idéologie <strong>de</strong> son père.<br />

Fin d'une utopie <strong>de</strong> la gratuité morale du savoir: écroulement <strong>de</strong> l'utopie aristocratique face à<br />

la démocratique et forte république, mais triomphe sournois du modèle, puisque l'ennemi<br />

même laisse sa femme rougir lorsqu'on lui offre une rose. Il y a là un écho à l'envahissement<br />

du château par les Lampion, la classe moyenne qui cherche à conquérir ce périurbain en<br />

reproduisant, sans le souhaiter, en le niant même, en plus petit, le rêve <strong>de</strong> l'ennemi. Vie <strong>de</strong><br />

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château pour moi. Ni sé<strong>de</strong>ntaire, ni noma<strong>de</strong>. Double rési<strong>de</strong>nce. Ni ville ni campagne. Maîtrise<br />

<strong>de</strong> l'espace. Rêve <strong>de</strong> nature. Lieu où le pouvoir urbain ne s'exerce plus. Et où celui <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s<br />

privés peut-être défié. Fin surtout <strong>de</strong> l'utopie <strong>de</strong>s vacances, du vert paradis <strong>de</strong>s amours<br />

enfantines, condamné par le temps "qui tourne comme les ailes d'un moulin." La rentrée<br />

revient et "l'hermitte" doit fuir l'automne et ses orages pour entrer, interne, au lycée, fermant<br />

<strong>de</strong>rrière lui la porte <strong>de</strong> sa famille, fuir les jeux lumineux pour le temps <strong>de</strong>s secrets, admettre<br />

l'obstination du temps à passer, même sous le Garlaban couronné <strong>de</strong> chèvres". Paul, qui,<br />

voulait rester en vacances, sera le "<strong>de</strong>rnier chevrier". Et la couronne, du roi, <strong>de</strong>s fleurs, suit le<br />

pas <strong>de</strong>s chevaux sous la pluie, pour la surprise <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> maman: "telle est la vie <strong>de</strong>s<br />

hommes. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire<br />

<strong>de</strong> le dire aux enfants."<br />

Réfléchir à cette <strong>de</strong>rnière phrase, doit d'abord explorer l'émotion qu'elle fait naître. On se<br />

rapproche dangereusement <strong>de</strong> nous. Utopie familiale vue du côté <strong>de</strong>s adultes, <strong>de</strong>s mères, en<br />

particulier, qui cherchent ces maison <strong>de</strong> campagne, pour voir courir les enfants qui toujours<br />

leur échappent (voir Sido dans la maison <strong>de</strong> Claudine). Les enfants ne savent point que cela va<br />

finir. Les parents, si, bien entendu. Dans ce récit, un idéal <strong>de</strong> vie se constitue. On se rapproche<br />

<strong>de</strong>s rêves <strong>de</strong> la génération <strong>de</strong>s années Giscard, qui quittèrent le rural pour <strong>de</strong>s chambres<br />

étroites en ville, puis pour les appartements clairs <strong>de</strong>s grands ensembles, puis pour leur<br />

pavillon, jardin, tourisme, nature, achetant ou récupérant une rési<strong>de</strong>nce secondaire à l'air pur,<br />

authentique. Avec Pagnol, le pavillonaire avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> mobilité et <strong>de</strong> nature s'inscrit déjà en projet<br />

dans son espace. Une réalité se prépare à <strong>de</strong>venir ce qui est notre présent. La Treille, c'est la<br />

commune <strong>de</strong> Marseille, Pagnol vend le château à un pavillonneur. Lotissement du château,<br />

sans doute. Là où <strong>de</strong> Brunhoff tentait <strong>de</strong> poser un roi au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s égaux, pour assurer un<br />

bonheur commun par l'étu<strong>de</strong> et la culture, Pagnol, lui, par avance, comme Zéphir, réfute<br />

sereinement la voix et la voie <strong>de</strong> son père. Il n'est pas nécessaire d'assurer le bonheur ou la joie<br />

<strong>de</strong> tous les hommes. Le mon<strong>de</strong> est dur. La réussite n'a rien à voir avec la morale que les<br />

professeurs disent aux enfants.<br />

Le statut utopique <strong>de</strong> la littérature enfantine<br />

Il n'est pas nécessaire <strong>de</strong> le dire aux enfants. Prétérition. Qu'est ce qui est nécessaire? Que<br />

nous dit la littérature enfantine sur l'utopie <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château. Pourquoi faire le détour par<br />

ces traverses? A cela il y a <strong>de</strong>ux réponses. La première est que la littérature enfantine a, EN<br />

TANT QUE GENRE, à voir avec l'utopie. La secon<strong>de</strong>, qui en découle, c'est que la littérature<br />

enfantine a à voir, EN TANT QUE FONCTION, avec ce qui est refoulé par l'état<br />

institutionnel (et donc, ici, républicain). Cet espace originel à plusieurs génération forme<br />

culture, contribue aux habitus, s'exprime comme un inconscient.<br />

Ce que les adultes donnent à lire aux enfants (ou à voir et entendre, si on étend aux <strong>de</strong>ssins en<br />

ban<strong>de</strong>, animation sur écran ou console) informe. Les instruments manquent pour mesurer la<br />

marque dans l'imaginaire <strong>de</strong> cette forme-là dans l'éducation globale entre l'école, la vie<br />

familiale... Négligeable, contingente ou essentielle, cette forme est un produit social.<br />

Consciemment ou non, elle exprime donc ses tensions et intentions organisationnelles.<br />

Qu'implique le fait d'adresser une forme aux enfants: qu'est ce qui est explicité?<br />

Consciemment masqué (implicite, voire manipulation)? Inconsciemment transmis<br />

(psychanalyse <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fée)? Quelles formes structurelles, langagières, morales, sousten<strong>de</strong>nt<br />

ces formes? Le choix <strong>de</strong>s valeurs est-il le décalque <strong>de</strong> la société adulte? En est-il, au<br />

contraire, le miroir inversant, ou le négatif contradictoire? Est il une régression (s'adresser aux<br />

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enfants c'est revenir à la sienne)? Une projection (voilà ce que sera ton mon<strong>de</strong>, mon fils)? Une<br />

part périphérique (genre mineur, détente <strong>de</strong>s petits)? Marché essentiel (Disney World)?<br />

Originelle? (Homère, les contes <strong>de</strong> fée, mythes d'une société qui se transmet)?<br />

Comme l'utopie, la littérature enfantine joue avec le "presque vrai", la transmission d'un<br />

imaginaire semi incarnée. Le secret du succès commercial <strong>de</strong> la littérature enfantine tient-il au<br />

fait que, comme Saint Thomas, l'enfant a l'impression qu'il peut presque rencontrer, toucher,<br />

son héros? Tintin revenait en train à la gare du petit vingtième, puis son père Hergé, était en<br />

chair et en os, ainsi que Tchang. La comtesse <strong>de</strong> Ségur décrivait <strong>de</strong>s vrais Cadichon, Camille<br />

et Marion existent, elles sont enterrées. Mickey a une ville, Quasimodo une vraie cathédrale, à<br />

l'autre bout du RER qui part du parc d'attraction, - ville encore une fois mise en périphérie-<br />

Marcel Pagnol existe, les Bellons aussi, la vieille dame c'est la femme <strong>de</strong> Jean et la maman <strong>de</strong><br />

Laurent. Le petit prince, c'est le vrai aviateur qui l'a connu et il habite cette étoile là, il existe<br />

une vraie photo <strong>de</strong> la véritable Alice Li<strong>de</strong>ll, Zorro et Robin Hood ont, dit-on existé, comme<br />

d'Artagnan, le Yéti peut-être...).<br />

La rencontre entre utopie et littérature enfantine n'est pas plus fortuite que celle entre<br />

littérature enfantine et vision aristocratique. Cette forme sociale que l'on veut transmettre peut,<br />

du reste, avoir la puissance <strong>de</strong>s utopies les plus réussies: Walt Disney a prouvé que l'utopie<br />

<strong>de</strong>s productions pour enfants pouvait déboucher sur une profon<strong>de</strong> mutation du réel, créant <strong>de</strong>s<br />

villes, un mon<strong>de</strong>, bref, une utopie canonique.<br />

Les récits racontés aux enfants sont même capables d'organiser <strong>de</strong>s mythes contemporains<br />

avec <strong>de</strong>s rites planétaires (ce qui était autrefois, l'apanage <strong>de</strong>s religions). Ainsi, il existe,<br />

quelque part, à la limite Nord <strong>de</strong>s neiges, tout au sommet du globe (ou à PRJMNESTWE, ou<br />

en Laponie) l'atelier <strong>de</strong>s lutins du père Noël qui fabriquent les jouets <strong>de</strong>s enfants sages. Son<br />

adresse postale, pour la France, est à Bor<strong>de</strong>aux. Idéologie du voyageur <strong>de</strong> commerce livreur le<br />

plus efficace du mon<strong>de</strong>, rouge, dit-on à cause d'une publicité Coca Cola, Saint Nicolas ou<br />

enfant Jésus désacralisé, barbu en blanc à cause <strong>de</strong> l'âge ou <strong>de</strong> la neige (l'enfant Jésus a grandi,<br />

<strong>de</strong>venu le barbu <strong>de</strong>s icônes, puis Dieu le père à barbe blanche, au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la terre qui crée un<br />

mon<strong>de</strong> miraculeux pour les enfants qu'il juge sages, ceux qui verront Dieu, envers <strong>de</strong>s enfers<br />

du père fouettard) bien sûr que le vingtième siècle invente <strong>de</strong>s mythe ritualisés. Chaussure<br />

sous la cheminée (du chauffage central) petite souris (quelle est l'origine <strong>de</strong> ce mythe?). Mais<br />

Haloween ou baccalauréat, ils ont en commun d'être, (en apparence du moins) "pour <strong>de</strong> faux"<br />

qu'on fait mine d'y croire "pour les petits." Mentir pour éduquer. Il y a là une vision du mineur<br />

qui intrigue. Il n'est pas nécessaire <strong>de</strong> le dire aux enfants.<br />

<strong>Au</strong> fait, qui croit quoi? La confusion réel / imaginaire, supposée être le trait dominant <strong>de</strong> la<br />

psychologie enfantine, alors que l'on sait que cette catégorisation est faiblement utile pour<br />

comprendre les perceptions, ferait du mon<strong>de</strong> enfantin un mon<strong>de</strong> à part. Mais qui veut ce<br />

mon<strong>de</strong> et pourquoi? Qui a besoin <strong>de</strong> rêve? L'utopie enfantine, continent perdu <strong>de</strong> sa propre<br />

maman "et le vert paradis <strong>de</strong>s amours enfantines", E<strong>de</strong>n. Continuité <strong>de</strong> soi? espace préservé<br />

du temps qui passe? Pourtant l'enfant grandit, l'homme vieillit. L'enfance seule <strong>de</strong>meure. Et le<br />

père Noël, qui ne vieillit pas: pour le marchand <strong>de</strong> jouet, pour l'instituteur, l'écrivain, l'enfance<br />

existe. Et c'est elle que l'on constitue comme un lieu <strong>de</strong> projection d'une vision du mon<strong>de</strong>, à la<br />

fois passé et futur, idéal achevant ce qu'on voudrait que le mon<strong>de</strong> fût, et contre modèle <strong>de</strong> ce<br />

qu'on refuse qu'il soit. L'enfance est présent, avenir et passé. Caractéristique <strong>de</strong> l'utopie,<br />

puisque l'utopie est aussi une uchronie, et que celui qui la construit vise souvent à détruire le<br />

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vieux comme l'évolution, choisit d'apprivoiser le temps et la peur <strong>de</strong> la mort en imaginant un<br />

mon<strong>de</strong> qui ne change pas puisqu'il est écrit. En ce sens l'enfance serait une utopie.<br />

Dans une société qui en fait moins que jamais, combien il est étrange <strong>de</strong> voir que tout est<br />

justifié par la place <strong>de</strong>s enfants. Le pavillonnaire est-il un paradis? C'est que les enfants ont<br />

leur chambre et un jardin. L'enfer <strong>de</strong>s cités, c'est que les enfants sont sans famille et errent le<br />

soir (dans les jardins collectifs qui ont été remplacés sur les plans par <strong>de</strong>s parkings). Utopie<br />

durable qui veut laisser "la terre à nos enfants" mais une terre propre, idéale... Les sources <strong>de</strong><br />

cette vision sont à rechercher dans les tendances utopique qui accompagne les idéaux<br />

pédagogiques européens, (Rabelais, Erasme, Milton, Locke, Rousseau, Kant en un certain<br />

sens, Pestalozi, Dewey, Montessori...) qui veulent changer l'éducation pour changer l'homme,<br />

afin <strong>de</strong> changer le mon<strong>de</strong>.<br />

Ainsi peut on tenter <strong>de</strong> justifier le détour par la littérature enfantine. Ce qu'on dit aux enfants,<br />

au même titre que l'utopie, d'avantage, peut-être, informe l'avenir. Y comprendre le présent<br />

passe donc peut-être par les étagères <strong>de</strong>s livres d'enfants <strong>de</strong> nos parents.<br />

Et les U.S.A? Castel Way of life ?<br />

Avant <strong>de</strong> conclure, il y a encore à répondre à une objection sérieuse quant aux hypothèses <strong>de</strong><br />

ce travail. En restant dans le cadre français, en privilégiant le rôle du substrat et <strong>de</strong>s œuvres<br />

locales attachées au passé, on ignore les bouleversements, les influences, en particulier <strong>de</strong><br />

l'américain way of life, sur lequel la ville émergente se fon<strong>de</strong> par imitation, autour du rôle <strong>de</strong><br />

la voiture. Du reste, par Walt Disney, Superman, Batman ou autre Zorro, et films<br />

holywoodiens, ce modèle a influencé au moins autant les enfants <strong>de</strong> France que la littérature<br />

enfantine francophone, et ils ont d'ailleurs été cité dans la <strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> ce texte. Or, les<br />

USA sont un pays neuf qui n'a que faire <strong>de</strong> "la vie <strong>de</strong> château", et encore moins <strong>de</strong> son<br />

"substrat aristocratique du périurbain"...<br />

On pourrait, lâchement prétendre qu'il n'y a pas à prendre en compte cette objection, s'il s'agit<br />

<strong>de</strong> suivre le rôle du substrat français: toutefois la référence obligée à la Californie pour la ville<br />

émergente ou à Chicago et son école pour les théoriciens <strong>de</strong>s banlieues invite à vérifier cette<br />

objection, pour les USA, d'autant que ce sont <strong>de</strong>s anglo saxons (Senett et Mumford) qui ont le<br />

mieux posé le problème <strong>de</strong> la continuité entre ces châteaux et l'urbanisme contemporain, et<br />

que c'est à déjà dans la démocratisation égalitaire <strong>de</strong> la liberté que Toqueville voyait l'avenir<br />

<strong>de</strong>s USA.<br />

Comme on l'a montré, la crise spatiale impliquée par la démocratisation d'une perception<br />

sinon aristocratique, du moins coloniale et élitaire <strong>de</strong> l'espace peut être une clef <strong>de</strong> lecture <strong>de</strong><br />

l'histoire <strong>de</strong> Laura Ingells Wil<strong>de</strong>r. Son père cherche à être seul avec l'espace sauvage autour <strong>de</strong><br />

son domaine, où il préserve sa famille <strong>de</strong> la ville: petite maison dans la prairie, multipliée par<br />

toutes les familles Ingells finit par impliquer la colonisation insensée (Cooper, Curwood, J<br />

London) sous forme d'épuration ethnique génocidaire (<strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s Mohicans, Buffalo Bill)<br />

qu'avait prévue Toqueville, puis les mo<strong>de</strong>s d'urbanisation que nous connaissons en Californie,<br />

issus du modèle Holywoodien. Cela dit, encore faudrait-il prouver que c'est à un modèle<br />

aristocratique que se réfèrent les imaginaires étatsuniens, et plus précisément pour notre sujet,<br />

ceux que véhiculent la littérature enfantine.<br />

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Walt Disney? N'y aurait-il pas une vie <strong>de</strong> château dans la Belle au bois dormant, Blanche<br />

Neige, Bambi (fils du roi, comme le Roi Lion, la princesse d'Aladin ou Pocahuntas, pour<br />

prendre les <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong>ssins animés). N'y aurait-il pas une utopie urbaine autour d'un château<br />

dans les Disney Land, Disney World villes d'enfants au complexe <strong>de</strong> Peter Pan? Histoires<br />

venues d'Europe, <strong>de</strong>s frères Grimm ou <strong>de</strong> Perrault, par un <strong>de</strong>scendant d'une famille noble <strong>de</strong><br />

Normandie (information obtenue au cours même du séminaire). Disney c'est D'Isseny.<br />

Etrangement, l'objection confirmerait-elle l'hypothèse, jusqu'au substrat aristocratique?<br />

Zorro? Don Diego <strong>de</strong> la Villa, noble, héritier d'une hacienda, <strong>de</strong> retour d4espagne, ne rappellet-il<br />

pas à bon escient que le substrat même <strong>de</strong> la Californie était aussi organisé sur ces<br />

domaines aristocratiques servant <strong>de</strong> base à un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie qui s'articulait sur les valeurs<br />

calquées sur la mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> France. Le masque <strong>de</strong> Zorro est une production d'Holywood <strong>de</strong> 1920.<br />

Holywoodland. Pas <strong>de</strong> rapport avec la vie <strong>de</strong> château? Les travaux récents montrent qu'une<br />

bonne part <strong>de</strong>s fondateurs d'Holywood étaient <strong>de</strong>s juifs d'europe centrale, celle <strong>de</strong>s ghettos.<br />

Certes. Mais à l'origine <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> du cinéma qui finit par détroner le cinéma Français (en<br />

utilisant Sarah Bernard), on a la surprise <strong>de</strong> constater qu'un peintre Français, vers 1900, Paul<br />

<strong>de</strong> Longpré avait fait construire un quasi-château, une roseraie, sur le domaine encore vierge<br />

<strong>de</strong>s Wilcox, dans la banlieue <strong>de</strong> Los Angeles, dont l'allée centrale <strong>de</strong>vait <strong>de</strong>venir, quelques<br />

années plus tard Holywood Bld. Que les stars et magnats, se construisirent <strong>de</strong>s châteaux<br />

(rosebud), comme, au fond, les <strong>de</strong>meures du Sud <strong>de</strong>s USA d'avant la guerre <strong>de</strong> Sécession<br />

relevaient <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château. Intolérance, <strong>Au</strong>tant en emporte le vent et même Les quatre<br />

cavaliers <strong>de</strong> l'apocalypse. Pas <strong>de</strong> substrat aristocratique aux USA ni à Holywood? Est-ce si<br />

sûr?<br />

Même sur la côte Est, les Quatre filles du docteur March ne s'apparentent-elles pas à certains<br />

aspects <strong>de</strong> la comtesse? Il est vrai qu'on se débarrasse <strong>de</strong> la maison familiale, trop chère à<br />

entretenir en en faisant don à une œuvre. Alice Roy <strong>de</strong> Caroline Quine ne cesse <strong>de</strong> courir<br />

après un bal masqué, un chan<strong>de</strong>lier, un clavecin, un diadème, <strong>de</strong>s diamants, une diligence, un<br />

manoir hanté, Notons encore que Batman vit dans un château, avec serviteurs, ce qui rend<br />

moins absur<strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> Hergé à Chicago, dans le repère <strong>de</strong>s bandits. D'autant que vers 1900<br />

une bonne partie <strong>de</strong> la banlieue <strong>de</strong> Chicago ou surtout <strong>de</strong> Boston était constituée <strong>de</strong> ces grands<br />

domaines avec une maison <strong>de</strong> maître. Et Superman, décalque <strong>de</strong> Zorro, est également issu<br />

d'une cette famille royale <strong>de</strong> Krypton.<br />

Il y aurait, en outre, à étudier précisément la vision <strong>de</strong> l'espace et <strong>de</strong> la ville que rêve Little<br />

Nemo, <strong>de</strong> Winsor McKay. En quelque sorte, il résume bien <strong>de</strong>s aspects <strong>de</strong> cette étu<strong>de</strong>.<br />

(Winsor Mc Kay pourrait illustrer certaines pages <strong>de</strong> Senett). Slumerland est une utopie qui se<br />

pense comme telle avant W Disney ou même avant Holywoodland; ("crois tu au rêve chéri?<br />

car si oui, je te parlerai d'un lointain pays merveilleux où le bonheur rési<strong>de</strong>. Là-bas, nul n'a à<br />

travailler, et oh, ce serait si beau si nous pouvions aller vivre au pays <strong>de</strong> Slumerland). Ce rêve<br />

exprime le miroir <strong>de</strong> cette Amérique qui grandit, dont les premiers grattes ciels orthogonaux<br />

sont enjambés par les pieds torses du lit <strong>de</strong> little Némo (explorateur venu <strong>de</strong> Jules Verne) dont<br />

la peur <strong>de</strong> grandir finit toujours en chute. A quoi ressemble Slumerland? Quel est ce rêve?<br />

Little Némo est prince, cherche un palais qui toujours se dérobe, un roi <strong>de</strong> carnaval, une<br />

princesse, une colonie noire...<br />

Ajoutons que, si Babar a émigré, que son auteur, ses critiques, son éditeur sont aux USA, que<br />

Spiellberg avait acheté les droits <strong>de</strong> Tintin qui ont finalement débouché sur Indiana Jones. La<br />

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transmission <strong>de</strong> l'utopie <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> château existe donc aussi aux USA, dans la littérature<br />

enfantine <strong>de</strong> cette société qui fut si longtemps tournée vers ses enfants. Elle a donc pu<br />

également contribuer, en revenant en France, à structurer <strong>de</strong> façon masquée, ce modèle d'un<br />

lieu idéal, ni urbain, ni rural, ni sé<strong>de</strong>ntaire, ni noma<strong>de</strong>, ni tyrannique, ni démocratique et<br />

dominant par <strong>de</strong>s barrières spatiales les confrontations sociales. Les liens entre U.S.A. et<br />

France, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, sont ceux <strong>de</strong> leur révolution : les <strong>de</strong>ux peuples se sont construit<br />

contre leur aristocratie. Du reste, les liens seraient plus difficiles à faire avec la littérature<br />

enfantine alleman<strong>de</strong>, anglaise ou italienne ? Le Prince et le Pauvre <strong>de</strong> M Twain, indique, au<br />

fond, que tout pauvre peut-être Prince. Ce que Grace Kelly montre.<br />

CONCLUSION<br />

Conclure un exercice <strong>de</strong> style, c'est reconnaître qu'en mauvais voyageur, on n'en a pas<br />

vraiment suivi les balises, ni respecté les bornes. Il s'agissait <strong>de</strong> montrer <strong>de</strong>s continuités<br />

"chronotopiques" dans les banlieues françaises. Première étape du voyage ; le modèle <strong>de</strong><br />

Hergé ressemble, en amont, au système <strong>de</strong> vie périurbain aristocratique, et en aval, aux<br />

modèles du périurbain le plus contemporain. Deuxième étape, vérifier ailleurs dans la<br />

littérature enfantine. Modèle aristocratique chez Ségur, qui fon<strong>de</strong> son utopie éducative sur le<br />

château, face au modèle scientiste chez Verne, qui privilégie l'exploration <strong>de</strong>s natures<br />

(Mobilis in Mobile), tentative <strong>de</strong> démocratisation par assimilation chez Brunhoff, <strong>de</strong>scription<br />

luci<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce que cette assimilation démocratique implique en terme <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction du modèle<br />

par Pagnol, crise générale enfin, menant à une crise <strong>de</strong> ce modèle spatial et moral chez<br />

Brunhoff, Franquin ou Hergé qui en étaient pourtant les véhicules. L'étu<strong>de</strong> montre que le lien<br />

est possible.<br />

L'étu<strong>de</strong> montre aussi la liaison intime entre ces œuvres et leur inscription dans un substrat<br />

géographique du périurbain ou du château, ou <strong>de</strong>s successeurs <strong>de</strong>s châteaux. Lien direct chez<br />

Ségur, dont on pourrait cependant douter à bon droit <strong>de</strong> l'aspect périurbain (même si Fleurville<br />

est à cinq kilomètres <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Moulins) et qui relève d'avantage <strong>de</strong> la double rési<strong>de</strong>nce.<br />

Lien encore chez De Brunhoff, qui relie l'architecture et les projets urbains <strong>de</strong> ville neuve <strong>de</strong><br />

son temps à l'espace intime idéalisé d'une vie <strong>de</strong> château et <strong>de</strong> double ou triple rési<strong>de</strong>nce qu'il<br />

pratique. Lien plus étroit chez Hergé et Pagnol qui d'un côté comme <strong>de</strong> l'autre, montrent<br />

comment l'idéal d'une vie <strong>de</strong> château est un moteur essentiel <strong>de</strong> la quête intime d'une vie<br />

familiale, comment cela s'inscrit dans une confrontation spatiale entre les propriétaires vrais<br />

<strong>de</strong>s châteaux et l'ensemble <strong>de</strong> ceux qui autour <strong>de</strong> la ville cherchent (Lampion et Pagnol) à<br />

s'adjoindre au modèle... Le périurbain est bâti aussi autour <strong>de</strong> ces châteaux réels que la classe<br />

moyenne veut s'approprier et autour <strong>de</strong> l'hyper mobilité exigée par l'imitation <strong>de</strong> ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

vie (qu'on peut également lier à une perception similaire <strong>de</strong>s U.S.A.).<br />

Un exemple fera mieux comprendre en quoi ce qui est à l'œuvre comme modèle dans la<br />

littérature enfantine est également à lire sur le terrain. <strong>Au</strong>tour <strong>de</strong> Toulouse, à partir <strong>de</strong> 1500<br />

environ, <strong>de</strong>s fermes et métairies <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s <strong>de</strong>meures <strong>de</strong> villégiatures (ainsi à Colomiers<br />

le Falcou bâtie vers 1500 pour Folc <strong>de</strong> Rabastens). Dans sa thèse, Albergue en compte au<br />

moins 189. Or, ils sont bien plus nombreux. Pour Colomiers, Albergue étudie <strong>de</strong>ux châteaux,<br />

là où on peut en citer au moins douze (la carte <strong>de</strong> Cassini en montre d'avantage). Brunet, qui<br />

élargit la zone d'étu<strong>de</strong> multiplie les points sur sa carte <strong>de</strong> ce phénomène. Leurs parcs jardins<br />

(en particulier celui <strong>de</strong> Balma ou celui <strong>de</strong> Blagnac) apparaissent dès 1720 sur une carte du<br />

canal du midi comme <strong>de</strong>s espaces différenciés, avec <strong>de</strong>s ronds points au cœur d'allées<br />

paysagères. <strong>Au</strong>tour <strong>de</strong> ces grands domaines, où les Toulousains passent une bonne partie <strong>de</strong><br />

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l'année en leurs terres, villages <strong>de</strong> vignerons et routes que tiennent les garnisons, complètent<br />

ce paysage jusqu'au dix-neuvième siècle, avec une lente généralisation : à Toulouse, les<br />

bourgeois étaient souvent annoblis par capitoulat et sont restés <strong>de</strong>s bourgeois <strong>de</strong> la terre<br />

comme les nomme V. Thébault. Ces châteaux durèrent plus longtemps qu'on ne le croit en<br />

général, comme système économique spatial et politique. Ces châteaux sont bien le substrat<br />

du périurbain.<br />

Le Mirail, Bagatelle, Reynerie, Purpan, Rangueil... tous ces toponymes contemporains<br />

viennent <strong>de</strong> domaine qui dament l'espace, ayant parfois conservé un rôle central<br />

(administration universitaire ou hospitalière, locaux administratifs). Lar<strong>de</strong>nne montre la lente<br />

dévaluation par imitation <strong>de</strong> ces châteaux. Une balla<strong>de</strong> montre en effet <strong>de</strong>puis les châteaux les<br />

plus spectaculaires jusqu'au village même, portail après portail, <strong>de</strong>s gentilhommières <strong>de</strong> plus<br />

en plus récentes, <strong>de</strong> plus en plus petites sur <strong>de</strong>s parcelles où, finalement la grille n'ouvre que<br />

sur une villa avec une tour, puis, chez le voisin, à une belle maison à étage, portant le nom sur<br />

une plaque émaillée <strong>de</strong> "villa Margueritte". Parallèlement, certains <strong>de</strong> ces domaines reçoivent<br />

en bordure <strong>de</strong> tel ou tel village, un moulin, une grange, une scierie, une fabrique d'article <strong>de</strong><br />

voyage, qui s'équipent <strong>de</strong> machine à vapeur. Ces châteaux sont bien à la base <strong>de</strong> l'organisation<br />

du périurbain.<br />

L'armurier, à Colomiers doit son nom à un noble responsable <strong>de</strong> la cartoucherie au XVIIIème<br />

siècle. C'est parce que sa fille avait fait un mariage avec le propriétaire <strong>de</strong> l'Armurier que<br />

Montel y cacha Blum en 1940, puis <strong>de</strong>vint maire châtelain mais socialiste (comme nombre <strong>de</strong><br />

ses prédécesseurs) à la libération. Son successeur, habitant au Falcou, organisa l'urbanisation<br />

<strong>de</strong> la ville nouvelle <strong>de</strong> Colomiers autour <strong>de</strong> projets collectifs. Traçant avec un architecte <strong>de</strong><br />

nombreuses allées et avenues paysagères se croisant en rond points sur l'ensemble <strong>de</strong><br />

Colomiers afin <strong>de</strong> donner une fluidité maximale au trafic, il s'inscrivait dans la tradition <strong>de</strong>s<br />

cités jardins. <strong>Au</strong>jourd'hui encore maire, d'une ville passée <strong>de</strong> 1800 habitants à 30000, il habite<br />

comme <strong>de</strong>ux autres conseillers municipaux dans un château. Le parc <strong>de</strong> l'Armurié reste un<br />

espace absolument inconstructible. Les châteaux <strong>de</strong>s cinq <strong>de</strong>rniers maires et leurs environs ont<br />

été les <strong>de</strong>rniers urbanisés. A Tournefeuille, continuité pavillonnaire du quartier Lar<strong>de</strong>nne,<br />

l'histoire <strong>de</strong> l'urbanisation est comparable. Le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s élus pavilloneurs <strong>de</strong>s années<br />

soixante-dix mériterait une étu<strong>de</strong> : combien ont eu la trajectoire <strong>de</strong> cette adjointe au maire<br />

socialiste <strong>de</strong>s années 70/80 qui vit aujourd'hui à l'hôtel Mensancal à Toulouse et parcourt,<br />

sinon, ses différentes rési<strong>de</strong>nces d'été. Ce cas n'est pas isolé. Cornebarieu, Blagnac Cugnaux<br />

ont eu dans les années 80 ou ont encore <strong>de</strong> tels maires. Le pouvoir château est bien à l'origine<br />

<strong>de</strong> la pensée "périurbaine".<br />

Finissons par ces hasards qui font sens. Chez mon opticien, <strong>de</strong> Colomiers, au mur, <strong>de</strong>s<br />

gravures du XIXème siècle montrent un château présenté à <strong>de</strong>s enfants, avec un rond point<br />

paysager. Dans cette ville du salon <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée, la très bonne libraire, très à gauche<br />

pédagogiquement, à laquelle je <strong>de</strong>mandai si elle avait <strong>de</strong>s renseignements sur la comtesse <strong>de</strong><br />

Ségur, m'avoua, presque confuse, qu'elle avait fait sa maîtrise <strong>de</strong>ssus. Je lui dois d'ailleurs un<br />

grand merci. <strong>Au</strong> fait, les gravures <strong>de</strong> l'opticien sont <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins issus <strong>de</strong> la bibliothèque rose,<br />

<strong>de</strong> la comtesse <strong>de</strong> Ségur. Pareilles coïnci<strong>de</strong>nces valent-elles preuves qu'une vision trop<br />

radicalement en solution <strong>de</strong> continuité <strong>de</strong>s espaces périurbains masque une part <strong>de</strong>s logiques<br />

qui l'organisent ?<br />

Leur formulation utopique laisse <strong>de</strong>s traces dans les pages <strong>de</strong>s livres qui ont fait les enfants.<br />

Utopie, vers quoi le genre pousse assez facilement, utilisée pour raconter un substrat idéalisé.<br />

72


Qu'en retient le lecteur <strong>de</strong>venu adulte ? Peut-être une étrange boucle, incorporée comme<br />

habitus : le travail d'adulte est <strong>de</strong> préparer activement pour la génération qui suit, un lieu idéal.<br />

Cet idéal est celui qu'on lui avait fait rêver, enfant. S'apercevoir ensuite, mais un peu tard, que<br />

le mon<strong>de</strong> ne se prête pas au jeu. L'embellir alors pour rassurer ses enfants. Qui à leur tour se<br />

<strong>de</strong>vront <strong>de</strong> vérifier l'hypothèse et puis <strong>de</strong> la modifier.<br />

Celle là nous disait que si l'on est bien sage, malgré la dureté <strong>de</strong>s temps la provi<strong>de</strong>nce<br />

restaurera le temps <strong>de</strong>s châteaux, dont les contes <strong>de</strong> fée ou <strong>de</strong> Perrault assuraient que les<br />

princes se mariaient et avaient beaucoup d'enfant, avant qu'on leur coupe la tête ; celui-ci,<br />

cherche à rassurer, en montrant comment le bonheur peut s'étendre à tous, en assurant que la<br />

maladie et le mal sont apprivoisés par le bien ou la fantaisie, ce qui n'est ni tout à fait faux, ni<br />

pourtant capable d'empécher Jean <strong>de</strong> Brunhoff <strong>de</strong> mourir. Alors son fils <strong>de</strong> reprendre,<br />

d'interroger à son tour...<br />

En face, d'autres dialoguent avec ce modèle. Leur littérature enfantine est celle du vainqueur,<br />

du dominant : le père <strong>de</strong> Marcel raconte le mon<strong>de</strong> avec les livres <strong>de</strong> la classe. Ne pas oublier<br />

que Jules Verne écrit avant l'école publique laïque et obligatoire, en quelque sorte pour<br />

compléter l'école du second empire. Contre culture ? Quelle est la place <strong>de</strong> l'école pour Babar,<br />

Camille, Sophie, Tintin, Superman, Marcel même, Huckelberry Finn ? En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s<br />

feuilletons <strong>de</strong> la petite maison dans la prairie qui extrapolent en cela <strong>de</strong> la série <strong>de</strong>s livres <strong>de</strong><br />

Laura Ingells (il est vrai future enseignante), ou <strong>de</strong> la série <strong>de</strong>s Benett ou du petit Nicolas, tous<br />

<strong>de</strong>ux corrosifs pour le système, le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la littérature enfantine joue les vacances et<br />

l'éducation domestique pour compléter (ou combattre) celle <strong>de</strong> l'état <strong>de</strong>s choses instituées. Là<br />

encore le lien est étroit avec les utopies, car cette rupture avec l'état <strong>de</strong>s choses permettrait<br />

d'assurer une continuité à <strong>de</strong>s aspects ou <strong>de</strong>s valeurs refoulées <strong>de</strong> l'explicite, du socialement<br />

admis, du politiquement correct, <strong>de</strong> faire le saut d'une ou plusieurs générations ?<br />

S'interroger sur Super Mario. Simcity. Tombrai<strong>de</strong>r II. Sur le "gore" et la peur <strong>de</strong>s séries à<br />

succès "chair <strong>de</strong> poule". Accomplir la mission, progresser, étage après niveau conquérir le<br />

château et ses mon<strong>de</strong>s par les armes les trésors et la rapidité en <strong>de</strong>vinant les règles non<br />

explicites <strong>de</strong> l'univers machine contre <strong>de</strong>s monstres ou <strong>de</strong>s adversaires que l'on peut<br />

pulvériser. Que disent aujourd'hui, les jeux <strong>de</strong> rôle, exploratoires, initiatiques, <strong>de</strong>structeurs ?<br />

Quelle utopie ou contre utopie sommes-nous en train <strong>de</strong> transmettre ? Que nous disent ces<br />

supports, en contrepoint, sur le système officiel ? Quel espace se prépare en ces mon<strong>de</strong>s<br />

virtuels ? Sur quel substrat ? Un autre voyage, à travers cette utopie :<br />

La place <strong>de</strong> l'enfance.<br />

Subjectivité <strong>de</strong> tout ce qui touche à l'enfance, peut-être faut il ici prendre le risque d'inviter le<br />

lecteur à examiner si il ou elle n'a pas un lien plus personnel qu'on ne le pense avec ce modèle.<br />

Ainsi, l'auteur <strong>de</strong> ces lignes, né en 1965, dans la banlieue <strong>de</strong> Paris, d'une famille d'enseignants<br />

cathos <strong>de</strong> gauche, avec <strong>de</strong>s grands-parents vignerons ou maçons, ayant toujours vécu et<br />

enseigné en banlieue, ne semble guère relié à l'aristocratie. Pourtant, le grand-père maternel et<br />

la grand-mère paternelle, aux <strong>de</strong>ux bouts <strong>de</strong> la France ont utilisé un même modèle d'ascension<br />

sociale pour leurs enfants : l'éducation laïque doublée d'une initiation catholique directement<br />

inspirée par la fréquentation au <strong>début</strong> du siècle <strong>de</strong>s "fils" du château <strong>de</strong> Sommières, <strong>de</strong>s<br />

Maristes <strong>de</strong> Thionville ou du château <strong>de</strong> Sierck ou <strong>de</strong> Mondorf... Est-ce un cas particulier ?<br />

Ou sous estime-t-on l'influence directe <strong>de</strong> ces châteaux "historiques" jusque dans les années<br />

trente, sur plusieurs générations <strong>de</strong> toutes origines sociales, par le biais <strong>de</strong> placement comme<br />

73


domestique, <strong>de</strong> la charité, voire tout simplement parce qu'ils étaient un lieu <strong>de</strong> vie plus<br />

répandu qu'on ne le pense ?<br />

L’UTOPIE DE « LA VILLE EMERGENTE » ?<br />

Lionel Rougé<br />

Introduction.<br />

" La ville émergente ", livre publié par G. Dubois-Taine et Y. Chalas (Ed <strong>de</strong> l’<strong>Au</strong>be, 1997),<br />

est d’abord le compte-rendu et la synthèse d’un séminaire tenu en 1996 au " <strong>Plan</strong> Construction<br />

et Architecture ". J.L. Gourdon dans un article 76 pose la question suivante : " s’agit-il d’un<br />

essai d’utopie libérale, d’une théorie du laisser faire urbain, ou <strong>de</strong> la poursuite d’une<br />

interrogation <strong>de</strong> fond sur l’évolution <strong>de</strong> la forme urbaine " ?<br />

En ce qui me concerne, je vais essayer <strong>de</strong> démontrer les caractères utopiques <strong>de</strong> cette ville<br />

émergente afin <strong>de</strong> savoir si elle est effectivement une " utopie libérale " ou non ?<br />

Afin <strong>de</strong> répondre à cette question, j’ai sélectionné le corpus suivant : un ensemble <strong>de</strong> texte<br />

portant sur ce concept <strong>de</strong> ville émergente, les auteurs sont Y. Chalas, O. Piron (dans la revue<br />

Urbanisme), G. Dubois-Taine, J.L. Gourdon, l’ensemble <strong>de</strong>s auteurs ayant participé à<br />

l’ouvrage sur la ville émergente, ainsi que le texte <strong>de</strong> B. Préel, " L’Après-ville " tiré <strong>de</strong><br />

l’ouvrage <strong>de</strong> T. Paquot " Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s villes ".<br />

Le genre utopique.<br />

C’est l’avocat anglais Thomas More qui au XVIIe siècle forge le mot " utopie ", titre <strong>de</strong> son<br />

ouvrage, du grec ou-topos, " nulle-part " et eu-topos, " lieu agréable ". Par ce néologisme il<br />

propose une société idéale, éloignée du lieu <strong>de</strong> sa réalisation et hors <strong>de</strong> l’histoire, comme<br />

image du bonheur. Cette utopie a une fonction nécessaire car tous les hommes ont besoin <strong>de</strong><br />

rêver une vie plus belle. La contre-utopie illustre elle les risques <strong>de</strong> dérives et renvoie aux<br />

notions <strong>de</strong> déclin. L’utopie, chez E. <strong>Eveno</strong> 77 , est à la fois utilisée comme métaphore, pour<br />

montrer le mon<strong>de</strong> dans lequel on vit , mais aussi celui dans lequel on aimerait vivre, c’est<br />

l’utopie-miroir d’ " Alice aux pays <strong>de</strong>s merveilles ". Elle peut être également utopie-projet,<br />

une organisation d’une nouvelle cité, elle est un exemple à suivre. Enfin elle est l’invocation<br />

d’un modèle ancien, futur ou étranger qui servirait <strong>de</strong> référent à toute tentative <strong>de</strong> remo<strong>de</strong>lage<br />

urbain. Un mythe qui symboliserait la mo<strong>de</strong>rnité.<br />

76 J.L. Gourdon, "La ville et son double : réflexion autour <strong>de</strong> La ville émergente ", in Flux, GDR-Réseaux,<br />

LATTS/ENPC, n°30, 1997.<br />

77 E. <strong>Eveno</strong>, "Utopies urbaines", PUM Villes et territoires, 1998.<br />

74


L’utopie ,d’après R. Brunet 78 , comporte <strong>de</strong>ux paradoxes, le premier est que celle-ci<br />

commence par construire un espace, même s’il est " nulle-part ", le second est que cette<br />

construction n’est souvent qu’un reflet déformé, adapté et transposé <strong>de</strong> l’espace dans lequel on<br />

vit.<br />

Si la question du pouvoir semble centrale dans le genre utopique, dans la critique d’un<br />

pouvoir en place, et surtout contre-utopique (F. Lang, G. Orwell), comme le pense certains<br />

auteurs. Pour B. Cassaigne 79 cette utopie politique " a du plomb dans l’aile ", pour lui une<br />

utopie a <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments beaucoup plus culturels, comme un partage <strong>de</strong>s valeurs et <strong>de</strong>s<br />

symboles. Pour A. Thomasset 80 elle est d’abord symbolique, " elle ne se soucie pas <strong>de</strong>s<br />

chemins qui mènent à sa réalisation ".<br />

D’après son article A. Thomasset pense qu’une <strong>de</strong>s premières difficultés <strong>de</strong> cette définition <strong>de</strong><br />

l’utopie et son voisinage avec l’idéologie. Pour lui, l’utopie exerce plutôt une fonction<br />

subversive <strong>de</strong> rupture vis à vis <strong>de</strong> l’ordre établi. Les pratiques imaginaires <strong>de</strong> l’utopie sont<br />

nécessaires à une médiation symbolique du réel, du moment vécu. La fonction symbolique la<br />

plus profon<strong>de</strong> à ses yeux consiste à explorer <strong>de</strong> nouveaux possibles sur la manière d’organiser<br />

le pouvoir, et aussi la production, l’habitat, … " une société sans utopie serait une société sans<br />

<strong>de</strong>ssein ". Il voit l’utopiste comme un poète qui introduirait en nous une dimension<br />

prospective, " qui fait <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>s êtres tournés vers l’ailleurs " 81 .<br />

P. Ricoeur 82 a essayé <strong>de</strong> distinguer ce qui fait la confrontation entre l’utopie et l’idéologie : à<br />

une idéologie qui est, " distorsion, légitimation et i<strong>de</strong>ntification ", l’utopie répond par le<br />

fantasme et/ou la folie, l’alternative au pouvoir en place et l’exploration du possible.<br />

Pour cette explication, je me base sur l’approche utopique proposée par E. <strong>Eveno</strong>. Celle-ci<br />

fonctionne en trois temps ; premièrement un discours <strong>de</strong> contestation, qui va être ici celui d’un<br />

rejet <strong>de</strong> la ville d’hier. En second une critique politique, qui concerne les moyens <strong>de</strong> faire la<br />

ville et <strong>de</strong> la gouverner. Enfin, en troisième partie, la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> cette ville qui émerge<br />

comme avenir meilleur. Dans cette troisième partie plusieurs caractéristiques <strong>de</strong> l’utopie<br />

seront mise en perspective avec le discours <strong>de</strong> la ville émergente, en vue d’en déceler<br />

l’essence utopique ou pas : l’absence <strong>de</strong> référence historique, l’homogénéité, la stabilité,<br />

l’isolement ou la clôture, l’harmonie et le règlement.<br />

« La fin <strong>de</strong> la ville d’hier » !<br />

Cet ouvrage a, selon Y. Chalas, la " volonté <strong>de</strong> décrypter " <strong>de</strong>s territoires urbains " en train <strong>de</strong><br />

se former en cette fin du vingtième siècle " et <strong>de</strong> légitimer ce que représente, par rapport à une<br />

" ville d’hier ", une " ville émergente ". Toutefois, d’entrée <strong>de</strong> jeu la position est contredite :<br />

« dire que ce serait le nouveau modèle <strong>de</strong> la ville serait illusoire » 83.<br />

78 R. Brunet, "Les mots <strong>de</strong> la géographie", RECLUS, La Documentation Française,<br />

79 B. Cassaigne, Le déplacement <strong>de</strong>s utopies, in Projet n°253 " Le déplacement <strong>de</strong>s utopies ".<br />

80 A Thomasset, "Réflexion pour conclure. Eloge <strong>de</strong> l’utopie", in Projet n°253 " Le déplacement <strong>de</strong>s utopies ".<br />

81 A. Thomasset, i<strong>de</strong>m.<br />

82 P. Ricoeur, "L’idéologie et l’utopie", Seuil, La couleur <strong>de</strong>s idées, 1997.<br />

83 G. Dubois-Taine, "Introduction a La ville émergente ", Ed <strong>de</strong> l’<strong>Au</strong>be, 1997.<br />

75


Le propos est donc d’essayer <strong>de</strong> « révéler quelques traits qui semblent précurseurs <strong>de</strong><br />

changements <strong>de</strong> fond <strong>de</strong> notre société et <strong>de</strong> la ville qui l’abritera » 84. Ici, c’est l’idée <strong>de</strong><br />

rompre avec la dichotomie ville/campagne qui est mise en avant.<br />

C’est Y. Chalas qui donne les caractéristiques <strong>de</strong> la ville d’hier, « harmonie classique…unité<br />

fonctionnelle…ville compacte, ramassée sur elle-même…minérale…<strong>de</strong>nse », c’est « la ville<br />

<strong>de</strong> la proximité, …, <strong>de</strong> la forme au contour net » 85. Pour les auteurs <strong>de</strong> cet ouvrage comme<br />

pour B. Préel « la ville ne concentre plus, elle agglomère autour d’elle, trop vite pour fabriquer<br />

<strong>de</strong> la centralité et <strong>de</strong> l’urbanité » 86. C'est d'ailleurs sur ce point que les pensées divergent entre<br />

B. Préel et les espaces urbains <strong>de</strong> la ville émergente qui sont tous présentés comme "<strong>de</strong>s lieux<br />

d'acceuil et <strong>de</strong> production d'urbanité à part entière".<br />

C’est à la fois la fin <strong>de</strong> la ville latine et <strong>de</strong> la ville fonctionnelle, il y a muséification <strong>de</strong> la<br />

première et échec <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong>. Cette ville ne représente, d’après eux, qu’une faible portion<br />

du territoire et <strong>de</strong>s pratiques urbaines. Ils pensent qu'il y a déclin <strong>de</strong> cette ville classique.<br />

Chalas dans sa conclusion donne la hiérarchie, pour lui mise à mal, <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> cette<br />

ville : la fixité sur la mobilité, la forme au contour net plutôt qu’illimité, la <strong>de</strong>nsité minérale<br />

supérieure au végétal, un seul centre-ville, <strong>de</strong>s pleins plus que <strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s.<br />

Pour eux, la " ville d’hier " ne répond plus aux modalités <strong>de</strong>s sociétés et économies actuelles,<br />

elle doit se repenser, se réaménager, il faut faire le <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> cette " ville d’hier " et <strong>de</strong>s façons<br />

<strong>de</strong> la penser.<br />

La critique <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> faire et penser la ville.<br />

Plus qu’une critique politique générale celle ci porte sur les moyens mis en œuvre pour<br />

produire la ville, la gérer, la gouverner et la faire. L’ensemble <strong>de</strong>s intervenants parlent <strong>de</strong><br />

repenser la gouvernance urbaine.<br />

La première critique est celle d’une société qui a <strong>de</strong>puis longtemps fait un principe <strong>de</strong> la<br />

coupure entre ville et campagne, l’une est culture et l’autre est nature. Les habitants <strong>de</strong> l’une<br />

ont toujours entretenu le mépris <strong>de</strong> l’autre.<br />

Pour eux, il faut prendre en considérations les volontés <strong>de</strong>s individus, les intégrer dans <strong>de</strong>s<br />

logiques <strong>de</strong> production urbaine, repenser les limites ou les non-limites <strong>de</strong> la ville. Malgré une<br />

décentralisation effective <strong>de</strong>puis les années quatre-vingt, il faut encore décentraliser afin <strong>de</strong><br />

donner aux individus les moyens <strong>de</strong> réorganiser la nappe urbaine, l’étalement.<br />

Il n’est pas <strong>de</strong> ville matérielle sans projet social. Le projet social, civitas, précè<strong>de</strong> la ville<br />

construite, l’urbs. Afin <strong>de</strong> rompre avec cette dichotomie, il y a supposition d’une conversion<br />

profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s économies <strong>de</strong> l’habitat, <strong>de</strong>s loisirs, <strong>de</strong>s transports, fondées sur l’occupation <strong>de</strong>s<br />

84 i<strong>de</strong>m<br />

85 Y. Chalas, "Conclusion. Les figues <strong>de</strong> la ville émergente, in La ville émergente ", Ed <strong>de</strong> l’<strong>Au</strong>be, 1997.<br />

86 B. Préel, "L’Après-ville", in TH. Paquot " Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s villes. Panorama urbain <strong>de</strong> la planète ", Ed<br />

Complexe, 1996, p 673-687.<br />

76


paysages et la consommation <strong>de</strong> territoires qu’elles contribuent très inégalement à produire et<br />

à entretenir. Redéfinir la relation ville-campagne, penser le continuum, tout en conservant la<br />

richesse patrimoniale.<br />

<strong>Au</strong>tre élément, la valorisation <strong>de</strong> l’espace domestique et son corollaire la dévalorisation <strong>de</strong><br />

l’espace public dont il faut repenser les fonctions et les usages, " chaque pièce <strong>de</strong> la maison a<br />

gagné une partie sur les équipements urbains " 87.<br />

C’est O. Piron qui critique le plus les instruments théoriques <strong>de</strong> l’urbanisme et <strong>de</strong> la<br />

conception et production <strong>de</strong>s villes. Il propose <strong>de</strong> " remonter aux systèmes <strong>de</strong> pensée et <strong>de</strong><br />

représentation eux-mêmes " 88. Les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pensée <strong>de</strong> la ville d’hier s’appuyaient sur une<br />

approche normative et déterministe, elle-même fondée sur une croyance en l’homme<br />

constructeur. Il se base, aujourd’hui, sur les théories <strong>de</strong> la mesure, du chaos, et <strong>de</strong>s fractales.<br />

Il en conclut que " les villes sont structurellement hétérogènes, mais dotées d’isomorphismes<br />

internes qui, par exemple, engendrent automatiquement, à partir d’une certaine taille, <strong>de</strong>s<br />

centres secondaires, créant ainsi la polynucléarité fondamentale <strong>de</strong> nos aires urbaines<br />

contemporaines " 89.<br />

Le politique n’est plus toute puissante, et il faut jongler avec les acteurs économiques. Il y a<br />

un accord a faire entre ceux qui gouvernent et ceux qui font vivre la ville. Sans oublier bien<br />

entendu, ceux qui la vivent.<br />

La ville <strong>de</strong> <strong>de</strong>main se modèle et doit se penser par la mobilité. Afin <strong>de</strong> ne pas oublier ceux qui<br />

ne peuvent accé<strong>de</strong>r à " l’archipel <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> vie " 90, il faut faire <strong>de</strong>s transports, un droit pour<br />

tous et accessible à tous. Ils parlent <strong>de</strong> faciliter la navigation et la lisibilité urbaine.<br />

Il faut repenser la ville d’hier et " déchiffrer, pour les dépasser, ces impressions <strong>de</strong> chaos ou<br />

<strong>de</strong> désordre sans rationalité pour en comprendre les dynamismes et en orienter les diverses<br />

évolutions envisageables " 91.<br />

La ville émergente est-elle la ville parfaite ?<br />

Dans cet ouvrage quelques indices permettent <strong>de</strong> penser la ville émergente comme utopie. De<br />

plus, " l’après-ville" <strong>de</strong> B. Préel permet <strong>de</strong> mieux penser cet imaginaire <strong>de</strong> l’étalement<br />

périurbain.<br />

C’est d’abord l’absence flagrante <strong>de</strong> dimension historique, excepté dans le texte <strong>de</strong> C. Ghorra-<br />

Gobin qui présente l’exemple <strong>de</strong> Los Angeles. Mais cet exemple étranger comporte<br />

l’éventualité <strong>de</strong> faire fonctionner encore plus l’utopie. Ainsi cette ville émergente est à la fois<br />

un ailleurs et un futur. Un futur, car dans son texte S. Marot, fait remarquer que la suburbia<br />

87 B. Préel, op cit p 3.<br />

88 O. Piron, "la ville émergente", in Urbanisme n° 296, 1997, p 81-85.<br />

89 i<strong>de</strong>m<br />

90 J. Viard, "La société d'archipel", l'<strong>Au</strong>be 1994.<br />

91 O. Piron, "postface <strong>de</strong> La ville émergente", <strong>de</strong> G. Dubois-Taine et Y. Chalas, Ed <strong>de</strong> l’<strong>Au</strong>be, 1996<br />

77


n’est pas en soi un phénomène nouveau. Mais il s’arrête là, afin <strong>de</strong> ne pas faire une<br />

archéologie <strong>de</strong> la ville émergente pour ne pas changer les points <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’ouvrage. La<br />

campagne s’efface au fur et à mesure que la ville essaye <strong>de</strong> la rattraper et celle-ci <strong>de</strong>vient<br />

contrainte <strong>de</strong> chercher en elle-même l’ailleurs naturel qu’elle trouvait naguère au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ses<br />

murs. Un ailleurs car elle a pour modèle la ville californienne.<br />

C’est ensuite, l’emploi <strong>de</strong>s termes " éphémère " et " vi<strong>de</strong> " et leurs caractères idéologiques. Un<br />

transitoire comme valeur forte, une ville " évolutive, changeant sans cesse, surprenant mais<br />

séduisant aussi les habitants, les attirant, ville <strong>de</strong> l’événementiel <strong>de</strong> surcroît ". Le changement<br />

<strong>de</strong> cette ville comme réponse à l’immobilité <strong>de</strong> l’ancienne, le centre-ville musée.<br />

Une impression d’harmonie entre <strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s pleins que pourrait nous offrir la ville<br />

émergente. Ce vi<strong>de</strong> <strong>de</strong>vient en fait du vert. Ainsi, plutôt que d’essayer d’amener la nature dans<br />

la ville, pourquoi ne pas faire l’inverse. Pour B. Préel 92 " l’exurbia s’installe avec respect et<br />

mo<strong>de</strong>stie ". Il y a une symbolique du vi<strong>de</strong> comme fédérateur <strong>de</strong> tous les morceaux <strong>de</strong> la ville<br />

entre eux.<br />

Pour G. Dubois-Taine 93, ces territoires sont " sans problème, dans lesquels il fait bon vivre,<br />

…, ils recèlent <strong>de</strong>s qualités ". Ce sont les lieux <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s classes moyennes, et seulement <strong>de</strong><br />

celles-ci. D’ailleurs, elles sont dans l’ouvrage considérées comme un tout homogène : " notre<br />

société n’a jamais été aussi homogène ". Ils ont tous le même idéal, " les citadins sont en quête<br />

d’une ville qui serait une nature organisée ", un lieu qui correspon<strong>de</strong> à leur imaginaire, une<br />

nature décor. C’est même un " hygiénisme mo<strong>de</strong>rne " !<br />

En conclusion <strong>de</strong> l’ouvrage, Y. Chalas propose six figures <strong>de</strong> la ville émergente vers quoi on<br />

semble " irrémédiablement s’acheminer " 94.<br />

Afin <strong>de</strong> rassurer, il précise qu’il n’y a pas décomposition <strong>de</strong> la ville, mais que celle-ci se<br />

recompose avec <strong>de</strong>s attributs <strong>de</strong> la ville classique mais dont les modalités <strong>de</strong> fonctionnement<br />

ont changé.<br />

Les figures sont les suivantes : la ville-mobile qui considère le flux comme un mo<strong>de</strong> d’habiter,<br />

la ville-territoire qui intègre la ville et la campagne, la ville-nature, la ville-polycentrique <strong>de</strong><br />

type intercommunale ou transcommunale, la ville au choix qui permet <strong>de</strong> créer et recréer ses<br />

propres proximités et relations, et la ville-vi<strong>de</strong> qui accepte le vi<strong>de</strong> en tant que tel.<br />

Il est possible d’aller plus loin, et penser que cette quête <strong>de</strong> nature et <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong><br />

convivialité puisse continuer grâce aux bouleversement du travail et <strong>de</strong>s nouvelles<br />

technologies <strong>de</strong> la communication. Que les évolutions techniques ren<strong>de</strong>nt obsolètes la<br />

concentration <strong>de</strong>s activités et ainsi cet éparpillement se propagerait. Cette vie dans la maison<br />

ne peut se faire que grâce à la technologie qui permet <strong>de</strong> se passer <strong>de</strong> la proximité. Cette<br />

technique toujours plus efficace permettrait d’améliorer le trafic, le bruit et la pollution, point<br />

important quant on sait que cette ville se fon<strong>de</strong> sur une libre circulation. B. Préel porte même<br />

en triomphe, <strong>de</strong> manière ironique, cette ville qui " offre la meilleure solution à l’individu " .<br />

92 B. Préel, op cit p3.<br />

93 Op. Cit, p. 3<br />

94 Op. Cit.<br />

78


Conclusion<br />

La ville émergente n’est pas pour Y. Chalas une utopie, elle est simplement une tentative <strong>de</strong><br />

reformulation <strong>de</strong> la manière <strong>de</strong> penser la ville et <strong>de</strong> la faire. Il part du constat suivant ;<br />

transformation <strong>de</strong> la ville et inadéquation <strong>de</strong>s outils <strong>de</strong> l’urbanisme. Dans un article<br />

d’Urbanisme 95 il montre qu’il essaye <strong>de</strong> penser une ville qui tienne compte <strong>de</strong> sa diversité et<br />

<strong>de</strong> ses complémentarités. Il manque effectivement quelques caractéristiques pour faire du<br />

discours <strong>de</strong> la ville émergente un discours utopique, l’invitation au voyage, l’édition d’un<br />

règlement et une forte équité sociale. Plus qu’une abstraction <strong>de</strong>s problèmes urbains et<br />

sociaux, ce séminaire a pour volonté <strong>de</strong> mieux les regar<strong>de</strong>r, même si les auteurs n’en parlent<br />

pas beaucoup, ils proposent <strong>de</strong> les appréhen<strong>de</strong>r avec un regard neuf.<br />

<strong>Au</strong>tre interrogation, comment cette ville articulée à un réseau mondial d’interrelations, " pose<br />

la question <strong>de</strong> la démocratie " 96. C’est elle qui met en exergue la question politique centrale, à<br />

savoir à qui appartiendrait le pouvoir et <strong>de</strong> quelle manière il serait utilisé. B. Préel pense qu’il<br />

est dangereux <strong>de</strong> laisser les institutions urbaines telles qu’elles sont, car cette ville pourrait<br />

donner trop <strong>de</strong> pouvoir aux individus, qui souhaitent d’ailleurs plus <strong>de</strong> décentralisation. Ces<br />

individus, sont <strong>de</strong> plus en plus mobile et <strong>de</strong> plus en plus autonome, par la possession d’une<br />

maison et d’une voiture, ils ont pour principe " comme je veux, quand je veux, où je<br />

veux… " 97. Mais, cette volonté <strong>de</strong> décentralisation n’est-elle pas en fait une volonté<br />

d’éparpiller le pouvoir entre <strong>de</strong> multiples acteurs et inscrire ainsi son action dans le champ<br />

local.<br />

N’est ce pas rêver que <strong>de</strong> croire que les individus puissent, comme le laisse entendre les<br />

auteurs <strong>de</strong> cet ouvrage, s’autogérer et se réglementer selon un consensus social absolu ?<br />

Enfin, une <strong>de</strong>rnière question mérité d'être posée, a savoir si ce modèle <strong>de</strong> la ville émergente<br />

vaut pour l'ensemble <strong>de</strong>s ménages qui y habitent. En effet, <strong>de</strong>rrière cette image du bonheur,<br />

certes effectif pour <strong>de</strong> nombreux ménages, ne peut-on pas observer quelques ménages et<br />

individus captifs <strong>de</strong> cet espace. Je terminerai par cette citation <strong>de</strong> M. Wiel qui amène à penser<br />

aux nouvelles fragmentations que suscite cette ville émergente: "chacun veut tout, et la ville et<br />

la campagne, mais pas au même moment et suivant <strong>de</strong>s dosages qui peuvent différer, <strong>de</strong> plus<br />

seul les plus fortunés ont vraiment le choix <strong>de</strong> combiner <strong>de</strong> façon optimale l'usage <strong>de</strong>s<br />

avantages attachés aux territoires <strong>de</strong> la ville agglomérée et <strong>de</strong> la ville périurbaine" 98<br />

95 Y. Chalas, "La ville émergente en débat", Urbanisme n° 300, 1998.<br />

96 G. Dubois-Taine, Op. Cit.<br />

97 B. Préel, Op. Cit.<br />

98 M. Wiel, "La transition urbaine ou la passage <strong>de</strong> la ville pé<strong>de</strong>stre à la ville motorisée",<br />

Madraga, 1999, 149p.<br />

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