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600 LECTURE DU SAMEDI 30 Juin 34<br />
L'odyssée d'un poisson rouge.<br />
Je me souviens qu'un soir, comme je me rendais<br />
chez mon ami Francis C..., je m'arrêtai, près de<br />
son logis, devant la boutique d'un marchand de<br />
poissons rouges. Un dernier rayon de soleil glissait<br />
sous les platanes du quai du Louvre et dorait les<br />
bocaux et, ces poissons, vous eussiez dit de mouvants<br />
pétales de coquelicot ou do vivants rubis.<br />
Une idée saugrenue me traversa l'esprit. J'achetai<br />
un poisson ainsi qu'un bocal, et, sans vouloir qu'on<br />
les enveloppât le moins du monde, je me rendis en<br />
cet équipage, et pour la joie des passants, chez<br />
C..., tout au plaisir de lui faire un aussi surprenant<br />
cadeau. Je montai les trois étages et sonnai. J'attendis<br />
un instant. Je sonnai encore : mais nulle<br />
main ne vint ouvrir la porte. Sans poser mon bocal,<br />
de crainte que quelque habitant du logis ne le fît<br />
choir par mégarde, ou qu'un chat plein de traîtrise<br />
me péchât mon poisson rouge, j'allai consulter la<br />
concierge, qui ne me put donner aueun éclaircissement.<br />
Qu'allais-je faire de mon poisson ? Il était déjà<br />
nuit. Le marchand avait fermé ses volets. Laisser le<br />
bocal à la concierge, il n'y fallait pas songer. Elle<br />
eût pu prévenir G... et briser ainsi toute ma joie<br />
de lui ménager une surprise. Je partis donc, portant<br />
mon mouvant pétale de coquelicot, qui, dans<br />
sa prison de cristal, sur ma table posée au restaurant,<br />
me regarda dîner. Le,garçon me recommanda des<br />
soles dont toute la clientèle faisait, ce soir-là, ses<br />
délices; mais, par une sorte de scrupule, que vous<br />
apprécierez, je n'osai point dévorer un poisson sous<br />
les Je yeux ne vous vivants conterai de mon point pensionnaire. comment je parvins à<br />
regagner mon logis à Passy, après avoir promené '<br />
le vivant rubis dans le métro, ainsi que dans le<br />
tramway, au milieu de la gaieté curieuse des personnes<br />
que je rencontrais et qui se demandaient<br />
comment un homme d'aspect raisonnable pouvait,<br />
de la sorte, voiturer un poisson rouge. Je ne pus<br />
empêcher un jeune enfant de mettre dans mon<br />
bocal la moitié du bâton de chocolat qu'il mangeait<br />
et qu'il voulait partager avec le poisson.<br />
Rentré chez moi, je songeai que cette aventure<br />
était vraiment ridicule, mais encore une fois, qu'elle<br />
était charmante, et que C... aurait bien de la joie,<br />
le lendemain, quand je lui raconterais les péripéties<br />
de mon entreprise.<br />
Je me rappelle : il faisait un joli soleil matinal. Je pris mon bocal et partis. J'appelai un taxi, afin de<br />
ne point, comme la veille, m'offrir en spectacle; et<br />
nous voilà, le poisson et moi, emportés vers le logis<br />
de mon ami. Je ne sais si vous avez jamais, dans une<br />
auto, transporté un poisson rouge. C'est chose périlleuse;<br />
c'est une œuvre de choix qui veut beaucoup<br />
d'amour, redirait Verlaine. Nous n'avions pas fait<br />
deux cents mètres que j'avais les mains trempées, le<br />
visage éclaboussé; enfin, dans un virage agrémenté<br />
d'un fort horrible cahot, ce fut une catastrophe : le<br />
bocal chavira dans mon gilet, le poisson roula sur le<br />
coussin. Je me mis à crier si fort que la voiture<br />
s'arrêta, et si brusquement, que je donnai du<br />
nez dans la vitre au risque de me blesser. Mon<br />
chapeau, dans le choc, s'envola. dans les airs. Le<br />
chauffeur crut sans doute avoir affaire à quelque fol,<br />
car, nu-tête, le poisson rouge fourré dans le bocal<br />
vide, je me jetai dans la première maison en criant :<br />
« De l'eau 1 de l'eau 1 » Le temps que mit une brave<br />
et honnête femme à me conduire au robinet de sa<br />
cuisine me parut interminable. J'aurais pleuré dans<br />
le bocal; mais les larmes sont salées, la poésie grecque<br />
nous l'enseigne, et mon poisson, déjà bien faible,<br />
eût, sur le coup, péri en cette mer improvisée.<br />
Ah 1 qui dira ma joie, lorsque, dans l'eau réconfortante,<br />
le poisson, après avoir traîné sur le flanc,<br />
donna un coup de queue, ouvrit ses'ouïes, remua ses<br />
nageoires et se reprit à vivre 1<br />
Je décidai de continuer ma route à pied et, mon<br />
chapeau encore tordu, les vêtements mouillés,<br />
j'arrivai enfin chez C... Cette fois, il était chez lui;<br />
et, le bocal derrière le dos, comme qui porte la<br />
surprise d'un bouquet, j'entrai dans son bureau.<br />
Je lui fis un petit discours, et non point d'un geste<br />
large, mais d'un geste mesuré, car je ne voulais point<br />
envoyer le poisson sur le parquet, je lui offris mon<br />
illustre présent. C... trouva que c'était uno idée<br />
admirable, et chargea la femme de ménage d'aller<br />
en toute hâte aux renseignements, d'apprendre de<br />
quels mets se repaissent les poissons rouges et de ne<br />
revenir qu'avec une abondante nourriture pour cet<br />
hôte nouveau.<br />
Vous ne pouvez imaginer la place que ce poisson<br />
rouge tint dans ma vie par la suite. C... était mon<br />
ami; les saisons ont passé, et il est toujours mon<br />
ami, et ce poisson rouge, qu'à chacune de mes<br />
visites je ne manquais pas de saluer de quelques'<br />
mots affectueux, me semblait le symbole de l'amitié.I<br />
Après bien des années, je continuais de m'attacher à<br />
lui, n'ayant que la crainte de le voir mourir un jour,<br />
car il avait été le témoin discret -—• si discret •—•<br />
de tant de doctes causeries, d'entretiens familiers,<br />
de repas, où parmi les vins aimables, nous avions<br />
échangé tant de projets, des rêves en si grand<br />
nombre !<br />
Il y avait plus de vingt ans qu'il nageait chez C...<br />
Petit poisson deviendra grand. Mais non, il avait<br />
toujours la même corpulence. Parfois, comme<br />
cambré, il montait et venait souffler, le bout du<br />
museau à l'air, puis il plongeait et s'en allait à la<br />
godille; il avait toujours l'air d'avoir les mains dans<br />
les poches.<br />
Un beau jour, comme C... était en villégiature à<br />
Tournay — qui est en Bigorre — je reçus un télégramme<br />
qui me conviait à rejoindre mon compagnon,<br />
et, ravi, je partis aussitôt.<br />
Mais à Tournay, dans la maisonnette de C...,'<br />
quelle surprise! Sur une table, il y avait mon<br />
poisson qui nageait toujours.<br />
— Tu vois, je l'ai amené, me dit C...<br />
Nous passions les journées les plus agréables du<br />
monde à ne rien faire ou à pêcher à la ligne. Quelle<br />
joiel Les loisirs, le bon air, les peupliers légers, la<br />
pipe sous les platanes et tous les charmes de l'amitié 1<br />
Mais voilà qu'un soir, après dîner, comme nous<br />
passions au fumoir, je poussai un cri. Le bocal<br />
était vide.<br />
— Où est le poisson ? demandai-je.<br />
—- Où est le poisson ? demanda C...<br />
Enfin Mariette, la vieille servante que nous<br />
interrogions, prononça les paroles suivantes :<br />
— Que Monsieur se figure... Tout à l'heure,<br />
pendant que je mettais le couvert, le chat, avec la<br />
patte, l'a péché. Il y avait longtemps qu'il rôdait<br />
autour. J'ai chassé le chat et alors, comme je pensais<br />
que le chat demain ou un autre jour, finirait par le<br />
prendre ...<br />
— Alors?<br />
•— Alors, je l'ai ajouté, ce soir, à la friture.<br />
— Ce soir ?<br />
— Cela a fait un petit poisson de plus, et bien<br />
frais; il était tout vif quand je l'ai pris.<br />
Nous l'avions mangé. Du moins l'un de nous,<br />
C... ou moi_, l'avait mangé. J'en étais tout mélancolique.<br />
Mais mon ami m'avoua :<br />
— N'aie donc pas un chagrin si sombre. Ce poisson,<br />
ce n'était pas le même depuis vingt ans. Chaque<br />
fois que j'allais en voyage, qu'en aurais-je fait?<br />
Je le donnais à la femme de ménage, à un ami.<br />
Puis, quand je Tevenaïs à Paris, j'en achetais un<br />
autre, pour toi, parce que j'avais vu que tu y tenais,<br />
à cette petite histoire. Vingt ans... J'en ai acheté<br />
des poissons rouges !...<br />
TRISTAN DERÊME.<br />
(Les Annales.)<br />
Lecture communiquée par Mme CALMET, Insliiulrice à Broquiès (Aveyron). (Prix de 50 fr.)