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UNIVERSITE PARIS IV – SORBONNE<br />

UE 410 - Philosophie de l’Art<br />

Mémoire de Maîtrise<br />

Philosophie<br />

PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE LA NATURE CHEZ GOETHE<br />

MISE EN PERSPECTIVE A L’ERE DE LA PHYSIQUE MATHEMATIQUE<br />

DIRECTEUR DE RECHERCHE : M. JACQUES DARRIULAT<br />

REDACTION ET SOUTENANCE : M. YVES-MARIE L’HOUR<br />

Année universitaire : 2003 - 2004


« "Je crois <strong>en</strong> un seul Dieu !", voici une bel<strong>le</strong> et louab<strong>le</strong> paro<strong>le</strong> ; mais reconnaître Dieu là où<br />

il se révè<strong>le</strong> et de quel<strong>le</strong> manière il <strong>le</strong> fait, tel<strong>le</strong> est bi<strong>en</strong> la félicité sur terre. 1 »<br />

2<br />

GOETHE<br />

« L’œil accomplit <strong>le</strong> prodige d’ouvrir à l’âme ce qui n’est pas âme, <strong>le</strong> bi<strong>en</strong>heureux domaine<br />

des choses, et <strong>le</strong>ur dieu, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il. Un cartési<strong>en</strong> peut croire que <strong>le</strong> monde existant n’est pas visib<strong>le</strong>,<br />

que la seu<strong>le</strong> lumière est d’esprit, que toute vision se fait <strong>en</strong> Dieu. Un peintre ne peut cons<strong>en</strong>tir que<br />

notre ouverture au monde soit illusoire ou indirecte, que ce que nous voyons ne soit pas <strong>le</strong> monde<br />

même, que l’esprit n’ait affaire qu’à ses p<strong>en</strong>sées ou à un autre esprit. Il accepte avec toute ses<br />

difficultés <strong>le</strong> mythe des f<strong>en</strong>êtres de l’âme : il faut que ce qui est sans lieu soit astreint à un corps, bi<strong>en</strong><br />

plus : soit initié par lui à tous <strong>le</strong>s autres et à la nature. Il faut pr<strong>en</strong>dre à la <strong>le</strong>ttre ce que nous <strong>en</strong>seigne<br />

la vision : que par el<strong>le</strong> nous touchons <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, <strong>le</strong>s étoi<strong>le</strong>s, nous sommes <strong>en</strong> même temps partout aussi<br />

près des lointains que des choses proches, et que même notre pouvoir de nous imaginer ail<strong>le</strong>urs – « je<br />

suis à Petersbourg dans mon lit à Paris, mes yeux voi<strong>en</strong>t <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il » - de viser librem<strong>en</strong>t, où qu’ils<br />

soi<strong>en</strong>t, des êtres réels, emprunte <strong>en</strong>core à la vision, remploie des moy<strong>en</strong>s que nous t<strong>en</strong>ons d’el<strong>le</strong>. 2 »<br />

1 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p.115<br />

2 Mer<strong>le</strong>au-Ponty, Maurice, L’Oeil et l’Esprit, p. 83<br />

MERLEAU-PONTY


0. Introduction<br />

« Vous êtes un homme ! »<br />

C’est par ces mots que Napoléon, vainqueur des Prussi<strong>en</strong>s, accueil<strong>le</strong> Goethe <strong>le</strong> 2 octobre 1808 à Erfurt 3 .<br />

Goethe n’est sans doute pas seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>le</strong> dernier <strong>en</strong> date de ces génies de la totalité nés avec la R<strong>en</strong>aissance.<br />

Il est aussi celui qui incarne la volonté de voir confluer tous <strong>le</strong>s champs de la culture et de la connaissance<br />

artistique, sci<strong>en</strong>tifique ou philosophique à l’aube du XIX ème sièc<strong>le</strong>. Le poète dont la personnalité a dominé<br />

p<strong>en</strong>dant près de cinquante années la vie littéraire et culturel<strong>le</strong> al<strong>le</strong>mande, et qui ne cessa au cours de ses<br />

quatre-vingt trois années d’exist<strong>en</strong>ce d’observer, de p<strong>en</strong>ser, et de créer, s’est forgé une statue de pontife du<br />

savoir <strong>en</strong> une œuvre de près de c<strong>en</strong>t quarante volumes 4 qui couvre des écrits <strong>en</strong> tous g<strong>en</strong>res : poésie, roman,<br />

théâtre, critique, <strong>le</strong>ttres, journaux… et écrits sci<strong>en</strong>tifiques…<br />

Or il est courant d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ou de lire que Goethe était d’autant plus dénué de s<strong>en</strong>s sci<strong>en</strong>tifique qu’il était un<br />

poète de génie. Il serait donc impossib<strong>le</strong> de s’appuyer sur lui pour élaborer un point de vue sci<strong>en</strong>tifique ou<br />

philosophique d’une va<strong>le</strong>ur autre qu’historique ou biographique. Autant est-on <strong>en</strong> effet et plus généra<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />

prêt à admettre qu’un génie des sci<strong>en</strong>ces puisse se révé<strong>le</strong>r par ail<strong>le</strong>urs un bon écrivain ou poète, autant l’idée<br />

qu’un homme qui aurait fait profession des bel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres puisse simultaném<strong>en</strong>t avoir m<strong>en</strong>er une démarche<br />

réel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t sci<strong>en</strong>tifique dans des champs aussi divers que la botanique, la géologie ou l’optique, et de surcroît<br />

avoir p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t participer au développem<strong>en</strong>t de ces domaines, semb<strong>le</strong> déranger et apparaître d’emblée peu<br />

crédib<strong>le</strong>.<br />

L’étudiant qui souhaite approfondir sa compréh<strong>en</strong>sion de la philosophie et de la sci<strong>en</strong>ce du plus célèbre<br />

poète al<strong>le</strong>mand, doit rapidem<strong>en</strong>t tempérer son élan. Car, au-delà du fait que nombre de ses travaux ess<strong>en</strong>tiels<br />

ne sont pas <strong>en</strong>core traduits <strong>en</strong> langue française 5 , il devra comm<strong>en</strong>cer par pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce de trois écueils<br />

spécifiques, susceptib<strong>le</strong>s de contrecarrer ou de comp<strong>le</strong>xifier ses recherches.<br />

En premier lieu, ainsi que l’a déjà fait remarquer Todorov, <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur d’aujourd’hui s’est tel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />

accoutumé, avant même d’avoir consulté l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de ses œuvres majeures, à l’idée commune que Goethe<br />

était a priori une espèce d’olympi<strong>en</strong>, un être d’exception, un visionnaire dont la sagesse ne devrait avoir<br />

d’égal que la grandeur d’âme, qu’il juge au final ses écrits un peu naïfs, sa p<strong>en</strong>sée et son sty<strong>le</strong> cons<strong>en</strong>suels,<br />

ampoulés, dépassés, voire antipathiques. L’attitude pontifiante, voire quelque fois condesc<strong>en</strong>dante du poète<br />

3 Ance<strong>le</strong>t-Hustache, Jeanne, Goethe, p. 141<br />

4 dans la grande édition de Weimar, la Weimarer Ausgabe, 133 tomes, Weimar, 1887-1919<br />

3


qui heurte souv<strong>en</strong>t notre conviction très actuel<strong>le</strong> que grandeur et humilité doiv<strong>en</strong>t nécessairem<strong>en</strong>t al<strong>le</strong>r de<br />

paire, son manque appar<strong>en</strong>t de générosité et de sollicitude à l’égard de ses contemporains, adossés au<br />

caractère profondém<strong>en</strong>t lisse, parfait, monum<strong>en</strong>tal, nous pourrions écrire invulnérab<strong>le</strong>, de son œuvre, ne<br />

pousse effectivem<strong>en</strong>t pas dans <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s d’une manifestation spontanée de sympathie. Quel<strong>le</strong> est donc la cause<br />

de ce s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de décalage, de cette inadéquation si évid<strong>en</strong>te <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> « sage de Weimar » et notre époque ?<br />

La réponse réside certainem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> grande partie dans <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>s jugem<strong>en</strong>ts et écrits de Goethe<br />

s’inscrivai<strong>en</strong>t profondém<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong> mom<strong>en</strong>t néo-classique initié par Winckelmann. Or c’est là un système<br />

que nous ne partageons plus : depuis deux sièc<strong>le</strong>s, il semb<strong>le</strong> que nous n’ayons fait qu’adhérer de plus <strong>en</strong> plus<br />

aux va<strong>le</strong>urs et idées auxquel<strong>le</strong>s Goethe n’avait cessé de s’opposer dans sa maturité. Bi<strong>en</strong> qu’il ait lui-même<br />

par son Werther initié ce mouvem<strong>en</strong>t, <strong>le</strong> Goethe « r<strong>en</strong>aissant » postérieur à sa redécouverte de l’art de la<br />

R<strong>en</strong>aissance itali<strong>en</strong>ne, devi<strong>en</strong>t hosti<strong>le</strong> au romantisme. On reti<strong>en</strong>t ainsi cet aphorisme célèbre souv<strong>en</strong>t sorti de<br />

son con<strong>texte</strong> :<br />

« J’appel<strong>le</strong> classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malade 6 . »<br />

Mais nous-mêmes vivons précisém<strong>en</strong>t sans toujours <strong>en</strong> avoir la claire consci<strong>en</strong>ce dans un monde, où <strong>le</strong>s<br />

va<strong>le</strong>urs romantiques se sont largem<strong>en</strong>t imposées. Sans caricaturer outrageusem<strong>en</strong>t notre société moderne, <strong>le</strong>s<br />

préceptes d’exacerbation de l’individualisme, de libération des instincts, de dépassem<strong>en</strong>t de soi semb<strong>le</strong>nt<br />

s’imposer dans <strong>le</strong>s communications et comportem<strong>en</strong>ts <strong>le</strong>s plus quotidi<strong>en</strong>s ; on ne semb<strong>le</strong> jurer que par <strong>le</strong><br />

sublime et <strong>le</strong> génie, jusqu’à même éprouver une certaine fascination pour la décad<strong>en</strong>ce et la folie, alors qu’il<br />

n’y avait pour Goethe de va<strong>le</strong>urs supérieures à la sagesse, à la modération, à l’harmonie et à l’équilibre.<br />

En second lieu, <strong>le</strong> fait est que Goethe n’était pas un philosophe au s<strong>en</strong>s courant du terme ; il n’avait pas<br />

vraim<strong>en</strong>t <strong>le</strong> goût de la p<strong>en</strong>sée conceptuel<strong>le</strong> ou systématique. Ceci est d’autant plus remarquab<strong>le</strong> que nous<br />

sommes inévitab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t portés à <strong>le</strong> comparer à ses contemporains et que Goethe a partagé son époque avec<br />

quelques-uns uns des plus grands philosophes de la modernité: de Kant à Hegel <strong>en</strong> passant par Fichte et<br />

Schelling. Même <strong>le</strong>s écrivains et poètes de cette époque, qu’il a largem<strong>en</strong>t fréqu<strong>en</strong>té, <strong>le</strong>s Herder, Schil<strong>le</strong>r,<br />

Hölderlin, Sch<strong>le</strong>gel, Novalis manifestai<strong>en</strong>t une passion philosophique autrem<strong>en</strong>t plus développée que cel<strong>le</strong><br />

de Goethe, et se plaisai<strong>en</strong>t à bâtir des systèmes esthétiques ou éthiques plus ou moins évolués. Goethe, pour<br />

5 Notamm<strong>en</strong>t l’impressionnant volume de ses correspondances, ce qui nous obligera à faire appel à quelques autres<br />

spécialistes germanophones de Goethe, tels Jean Lacoste et Ernst Cassirer, afin d’id<strong>en</strong>tifier <strong>le</strong>s écrits uti<strong>le</strong>s à notre<br />

travail mais non disponib<strong>le</strong>s <strong>en</strong> langue française.<br />

6 « Et <strong>le</strong>s Nibelung<strong>en</strong> sont classiques comme l’est Homère : tous <strong>le</strong>s deux sont sains et forts. Si la plupart des œuvres<br />

modernes sont romantiques, ce n’est pas parce qu’el<strong>le</strong>s sont modernes, mais parce qu’el<strong>le</strong>s sont faib<strong>le</strong>s, infirmes et<br />

malades ; et si ce qui est antique est classique, ce n’est parce que c’est anci<strong>en</strong>, mais parce que c’est frais, joyeux et sain.<br />

En distinguant, selon ces caractères, <strong>le</strong> classique et <strong>le</strong> romantique, nous saurons à quoi nous <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir. » (cf. Eckermann,<br />

Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 287-288) L’opposition du classicisme et du romantisme chez <strong>le</strong> poète<br />

s’avère donc bi<strong>en</strong> davantage un classem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fonction de certaines caractéristiques récurr<strong>en</strong>tes, qu’une condamnation<br />

catégorique des mouvem<strong>en</strong>ts artistiques ou philosophiques de la période romantique dans <strong>le</strong>ur <strong>en</strong>semb<strong>le</strong><br />

4


ce qui <strong>le</strong> concerne, si l’on excepte justem<strong>en</strong>t la p<strong>en</strong>sée qui apparaît <strong>en</strong> filigrane de quelques-uns de ses<br />

travaux de savant ou de naturaliste (je p<strong>en</strong>se surtout à la Métamorphose des Plantes et à la monum<strong>en</strong>ta<strong>le</strong><br />

Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre, son Traité des cou<strong>le</strong>urs), semb<strong>le</strong> davantage s’investir dans des comptes-r<strong>en</strong>dus de <strong>le</strong>cture<br />

d’ouvrages d’autrui ou dans des réf<strong>le</strong>xions chaotiques, contradictoires, rarem<strong>en</strong>t organisées ou achevées.<br />

Mais là réside précisém<strong>en</strong>t l’une des caractéristiques principa<strong>le</strong>s de la p<strong>en</strong>sée de Goethe, l’une des<br />

spécificités qui t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à <strong>le</strong> distinguer des poètes de son époque, pour la plupart éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t fascinés par la<br />

Naturphilosophie romantique. Goethe affichera au contraire jusqu’à la fin de sa vie sa méfiance à l’égard de<br />

tout système a priori et refusera de se laisser <strong>en</strong>fermer dans une construction philosophique, métaphysique,<br />

religieuse ou théologique donnée, voulant toujours juger par à-coups <strong>en</strong> fonction des circonstances ou des<br />

intuitions du mom<strong>en</strong>t, ses refus, parfois brutaux l’am<strong>en</strong>ant même à rompre avec beaucoup d’amis de sa<br />

jeunesse tels Lavater et Jacobi. Sa vie et sa correspondance fourmil<strong>le</strong>nt effectivem<strong>en</strong>t d’exemp<strong>le</strong>s de<br />

jugem<strong>en</strong>ts contradictoires:<br />

Et à Jacobi, <strong>le</strong> 6 janvier 1813 :<br />

« <strong>Pour</strong> ma part, tout au moins, mon jugem<strong>en</strong>t varie à tout mom<strong>en</strong>t selon ma disposition personnel<strong>le</strong> 7 ».<br />

« Quant à moi <strong>le</strong>s t<strong>en</strong>dances si multip<strong>le</strong>s de mon être ne me permett<strong>en</strong>t pas de m’<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir à une vue<br />

unique des choses ; comme poète et comme artiste, je suis polythéiste ; je suis panthéiste au contraire comme<br />

naturaliste et l’un aussi nettem<strong>en</strong>t que l’autre. Si j’ai besoin d’un Dieu pour ma personnalité comme homme<br />

moral, j’y ai pourvu éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t. Les choses du ciel et de la terre sont un si vaste domaine, que <strong>le</strong>s organes de la<br />

totalité des êtres seuls suffirai<strong>en</strong>t à <strong>le</strong>s saisir 8 . »<br />

Nous pouvons même avancer qu’il y a chez Goethe une méfiance radica<strong>le</strong> à l’égard de la philosophie (« A<br />

bi<strong>en</strong> y regarder, toute philosophie n’est que <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s commun dans une langue amphigourique » écrit-il dans<br />

ses Maximes et réf<strong>le</strong>xions 9 ). Goethe fut bi<strong>en</strong> un <strong>le</strong>cteur assidu des philosophes : de Leibniz dont il aimait <strong>le</strong><br />

s<strong>en</strong>s des <strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>ts et l’horreur des ruptures ; de Kant, dont il a particulièrem<strong>en</strong>t apprécié la troisième<br />

Critique ; de Spinoza, surtout, dont <strong>le</strong>s intuitions majeures sur la Nature et Dieu recouvrai<strong>en</strong>t, selon lui, si<br />

exactem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s si<strong>en</strong>nes. Mais s’il voulait lui aussi philosopher, c’était précisém<strong>en</strong>t hors de tout système<br />

philosophique. Il apparaît effectivem<strong>en</strong>t, et c’est ce que nous nous efforcerons de souligner dans ce travail,<br />

que <strong>le</strong>s idées sur la nature du poète repos<strong>en</strong>t sur un réel s<strong>en</strong>s philosophique, même si ce s<strong>en</strong>s philosophique<br />

n’est pas prés<strong>en</strong>t à sa consci<strong>en</strong>ce sous forme de principes et de concepts explicites.<br />

7 Lettre à Schil<strong>le</strong>r du 16 mai 1798, in Goethe, JW, Schil<strong>le</strong>r, F, Correspondances 1794-1805, Tome II, p.111<br />

8 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 202<br />

9 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 69<br />

5


Il faudra donc s’employer à révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s trames de sa conception exprimées principa<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans ses travaux<br />

de naturalistes, et se tourner vers l’ess<strong>en</strong>tiel : sa manière d’intégrer chaque fait isolé à l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de son<br />

interprétation de la nature et de l’utiliser pour parv<strong>en</strong>ir à une compréh<strong>en</strong>sion du rapport des êtres naturels<br />

<strong>en</strong>tre eux et de <strong>le</strong>ur intégration dans la totalité. Dans cette démarche, ce seront <strong>le</strong>s œuvres sci<strong>en</strong>tifiques qui<br />

nous guideront avec <strong>le</strong> plus d’évid<strong>en</strong>ce. Etrangem<strong>en</strong>t, comme cet autre génie de la totalité qu’était Léonard<br />

de Vinci, Goethe considérait que son œuvre la plus ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong> consistait <strong>en</strong> ses travaux sci<strong>en</strong>tifiques et plus<br />

particulièrem<strong>en</strong>t dans son Traité des Cou<strong>le</strong>urs, auquel malgré, ou peut-être plutôt à cause, du succès<br />

grandissant que connut la théorie de Newton, il restera attaché jusqu’à la fin de ses jours Goethe ayant<br />

dépassé ses quatre-vingt ans <strong>en</strong>touré de l’admiration du monde <strong>en</strong>tier gardera cette amertume intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong><br />

singulière : malgré quelques exceptions, la sci<strong>en</strong>ce officiel<strong>le</strong> n’a jamais accordé à son œuvre sci<strong>en</strong>tifique<br />

l’importance qu’il lui attachait :<br />

« De tout ce que j’ai fait comme poète, je ne tire aucune vanité. J’ai eu pour contemporains de bons<br />

poètes, il <strong>en</strong> a vécu de meil<strong>le</strong>urs <strong>en</strong>core avant moi et il <strong>en</strong> vivra d’autres après. Mais d’avoir été dans mon<br />

sièc<strong>le</strong> <strong>le</strong> seul qui ait vu clair dans cette sci<strong>en</strong>ce diffici<strong>le</strong> des cou<strong>le</strong>urs, je m’<strong>en</strong> glorifie, et là j’ai consci<strong>en</strong>ce<br />

d’être supérieur à bi<strong>en</strong> des savants. 10 »<br />

Or nous touchons là à notre troisième point : <strong>le</strong> discrédit quasi total dont souffr<strong>en</strong>t aujourd’hui ces travaux<br />

sci<strong>en</strong>tifiques du point de vue de la sci<strong>en</strong>ce moderne. Alors que l’on est depuis fort longtemps convaincu que<br />

l’œuvre littéraire de Goethe constitue une base ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong> de la culture al<strong>le</strong>mande 11 , voire plus largem<strong>en</strong>t<br />

europé<strong>en</strong>ne, même ceux qui reconnaiss<strong>en</strong>t <strong>le</strong> plus ses aspirations sci<strong>en</strong>tifiques n’y ont guère vu que <strong>le</strong>s<br />

press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts de vérités qui ont été, au mieux, ultérieurem<strong>en</strong>t confirmées par la sci<strong>en</strong>ce, au pire, largem<strong>en</strong>t<br />

contredites. Si nous assistons manifestem<strong>en</strong>t depuis quelques dizaines d’années à un regain de l’intérêt porté<br />

à l’œuvre de Goethe considérée dans sa globalité, si <strong>le</strong> savant et <strong>le</strong> p<strong>en</strong>seur attir<strong>en</strong>t désormais plus que par <strong>le</strong><br />

passé (bi<strong>en</strong> qu’<strong>en</strong>core significativem<strong>en</strong>t moins que l’auteur de Werther, de Faust, de Wilheim Meister ou des<br />

Affinités é<strong>le</strong>ctives ), la plupart de ces réc<strong>en</strong>tes études ne semb<strong>le</strong> pour l’ess<strong>en</strong>tiel trouver dans l’analyse de ces<br />

travaux que des élém<strong>en</strong>ts complém<strong>en</strong>taires visant à un <strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t de la compréh<strong>en</strong>sion de sa<br />

personnalité et de son œuvre littéraire 12 .<br />

Ce que l’on accorde sans hésitation à l’œuvre littéraire de Goethe, à savoir que chaque homme cultivé se doit<br />

de la connaître et de se confronter à el<strong>le</strong>, on paraît <strong>le</strong> refuser dès qu’il s’agit de ses idées sci<strong>en</strong>tifiques. Ainsi<br />

que <strong>le</strong> souligne H<strong>en</strong>ri Bortoft 13 , il est courant de voir <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions naturalistes du poète considérées avec<br />

10 A Eckermann <strong>le</strong> 19 février 1829, in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 285<br />

11 Goethe est parfois considéré avec Luther comme l’un des fondateurs de la langue al<strong>le</strong>mande moderne.<br />

12 Je p<strong>en</strong>se par exemp<strong>le</strong>, pour n’<strong>en</strong> citer que deux, aux travaux de Didier Hurson et de Marie-Anne Lescourret<br />

13 Bortoft rappel<strong>le</strong> ainsi que, de la même façon, lorsque <strong>le</strong>s manuscrits alchimiques d’Isaac Newton, <strong>en</strong> qui Goethe avait<br />

du reste vu <strong>le</strong> t<strong>en</strong>ant <strong>le</strong> plus manifeste de cette sci<strong>en</strong>ce mathématique qu’il combattait avec la plus grande verve, fur<strong>en</strong>t<br />

v<strong>en</strong>dus aux <strong>en</strong>chères au milieu des années 30, l’économiste britannique John Maynard Keynes déclara après <strong>le</strong>ur <strong>le</strong>cture<br />

qu’il fallait peut-être davantage considérer Newton « non pas comme <strong>le</strong> pionnier de l’âge de raison » mais comme « <strong>le</strong><br />

6


condesc<strong>en</strong>dance comme la manifestation de l’une de ces faib<strong>le</strong>sses que l’on suggère propres à tous <strong>le</strong>s grands<br />

hommes. On ne saurait admettre qu’il est possib<strong>le</strong> de retirer d’un approfondissem<strong>en</strong>t de ses travaux de<br />

naturaliste ou de physici<strong>en</strong> quelque chose que la sci<strong>en</strong>ce n’ait aujourd’hui dépassé. Les considérations<br />

sci<strong>en</strong>tifiques de Goethe, et <strong>en</strong> particulier ses observations sur la lumière et la cou<strong>le</strong>ur, s’avérai<strong>en</strong>t déjà si<br />

origina<strong>le</strong>s <strong>en</strong> <strong>le</strong>ur temps qu’el<strong>le</strong>s suscitèr<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t incompréh<strong>en</strong>sion, dédain et moquerie de la part de ses<br />

contemporains 14 , à l’exception de quelques cerc<strong>le</strong>s de proches admirateurs et d’artistes peintres. Les années<br />

n’y ont ri<strong>en</strong> fait, el<strong>le</strong>s sont demeurées méconnues et ont continué à subir <strong>le</strong>s critiques au cours des deux<br />

derniers sièc<strong>le</strong>s.<br />

Les acquisitions que la sci<strong>en</strong>ce moderne concède aujourd’hui à Goethe pourrai<strong>en</strong>t nous apparaître<br />

secondaires pour peu que nous cherchions à approfondir l’ess<strong>en</strong>tiel, à savoir <strong>le</strong>s conceptions et méthodes sur<br />

<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong> poète s’est appuyé pour m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> ses observations naturalistes. Il semb<strong>le</strong> évid<strong>en</strong>t que ces<br />

découvertes isolées (découvertes de l’os intermaxillaire, des cou<strong>le</strong>urs physiologiques, etc.) aurai<strong>en</strong>t été<br />

réalisées aussi sans son interv<strong>en</strong>tion, bi<strong>en</strong> que d’une manière certainem<strong>en</strong>t très différ<strong>en</strong>te. Mais il n’est pas<br />

exclu que nous trouvions dans la démarche philosophique de Goethe quelques germes que notre modernité<br />

puisse continuer à développer et à <strong>en</strong>richir des nouvel<strong>le</strong>s connaissances acquises au cours des deux derniers<br />

sièc<strong>le</strong>s. Il ne saurait bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du être question ici d’opposer simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t sci<strong>en</strong>ce mathématique et sci<strong>en</strong>ce<br />

phénoménologique, et de <strong>le</strong>s confronter pour déclarer la préémin<strong>en</strong>ce de l’une sur l’autre. J’essaierai plutôt<br />

de replacer la conception du poète dans une perspective autant culturel<strong>le</strong> qu’historique, et de démontrer son<br />

actualité et son importance, dans la mesure où el<strong>le</strong> est pourrait être à même de nous éclairer sur <strong>le</strong>s rapports<br />

qu’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t l’homme d’aujourd’hui avec <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces, <strong>le</strong>s arts et la nature.<br />

Je proposerai un plan <strong>en</strong> trois grandes parties.<br />

Dans la première, je comm<strong>en</strong>cerai par formaliser, à la lumière de ses écrits autobiographiques et travaux<br />

sci<strong>en</strong>tifiques, <strong>le</strong>s concepts qui font l’originalité et l’unité du naturalisme de Goethe. Je rassemb<strong>le</strong>rai <strong>le</strong>s<br />

réf<strong>le</strong>xions souv<strong>en</strong>t éparses du poète pour expliquer <strong>le</strong>s trois notions récurr<strong>en</strong>tes qui m’apparaiss<strong>en</strong>t<br />

fondam<strong>en</strong>ta<strong>le</strong>s. Je mettrai <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce <strong>le</strong> fait que ces concepts constitu<strong>en</strong>t des invariants que l’on retrouve<br />

avec une constance étonnante dans <strong>le</strong>s œuvres sci<strong>en</strong>tifiques voire parfois littéraires du poète, et j’examinerai<br />

comm<strong>en</strong>t des notions tel<strong>le</strong>s que cel<strong>le</strong>s de phénomènes primitifs, de polarité, de métamorphose et<br />

d’int<strong>en</strong>sification s’articu<strong>le</strong>nt <strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s.<br />

dernier des magici<strong>en</strong>s ». Si l’on n’ignorait pas purem<strong>en</strong>t et simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t ces recherches considérées comme<br />

« malheureuses », on essayait de déresponsabiliser Newton <strong>en</strong> alléguant qu’il faut aussi savoir faire preuve d’indulg<strong>en</strong>ce<br />

à l’égard des grands de ce monde, tout aussi sujets aux égarem<strong>en</strong>ts que <strong>le</strong> commun des mortels. Cf. Bortoft, H<strong>en</strong>ri, La<br />

démarche sci<strong>en</strong>tifique de Goethe, p. 8<br />

14 Lacoste, Jean, Goethe, sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 12<br />

7


Je préciserai <strong>en</strong>suite dans une seconde partie, <strong>en</strong> confrontant <strong>le</strong>s conceptions du poète isolées dans la partie<br />

précéd<strong>en</strong>tes aux perspectives historiques et culturel<strong>le</strong>s ouvertes par Pierre Hadot dans son essai, Le Voi<strong>le</strong><br />

d’Isis, comm<strong>en</strong>t Goethe élabore une philosophie de la connaissance privilégiant l’exercice des s<strong>en</strong>s et de<br />

l’intuition, et quel<strong>le</strong> continuité il suggère <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> champ des sci<strong>en</strong>ces naturel<strong>le</strong>s et celui de l’art.<br />

Enfin, dans une dernière partie, j’examinerai l’articulation plus large <strong>en</strong>tre sci<strong>en</strong>ce phénoménologique et<br />

sci<strong>en</strong>ce mathématique, ou <strong>en</strong>core, <strong>en</strong>tre sci<strong>en</strong>ce orphique et sci<strong>en</strong>ce prométhé<strong>en</strong>ne 15 . Je chercherai ainsi à<br />

id<strong>en</strong>tifier la postérité de la p<strong>en</strong>sée goethé<strong>en</strong>ne, notamm<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong>s champs de la phénoménologie moderne<br />

et de la création artistique au XX ème sièc<strong>le</strong>, pour mettre fina<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lumière l’importance d’une tel<strong>le</strong><br />

démarche philosophique et artistique à l’ère de la physique mathématique.<br />

15 pour employer <strong>le</strong>s termes de Pierre Hadot.<br />

8


1. Id<strong>en</strong>tification et formalisation des trois concepts fondam<strong>en</strong>taux du naturalisme de<br />

Goethe<br />

« Avec <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces, j’ai été comme quelqu’un qui se lève tôt, att<strong>en</strong>d avec impati<strong>en</strong>ce <strong>le</strong>s premiers<br />

rougeoiem<strong>en</strong>ts de l’aube, mais est ébloui dès qu’el<strong>le</strong> apparaît 16 . »<br />

<strong>Pour</strong> aborder <strong>en</strong> détail <strong>le</strong>s élém<strong>en</strong>ts de la conception sci<strong>en</strong>tifique de Goethe, il convi<strong>en</strong>t de re<strong>le</strong>ver <strong>en</strong> premier<br />

lieu l’importance crucia<strong>le</strong> de son voyage <strong>en</strong> Italie qui marqua la rupture à laquel<strong>le</strong> nous pouvons faire<br />

débuter la conceptualisation de ses idées sur la nature et sur l’art. Grâce à la médiation des beaux-arts, et <strong>en</strong><br />

s’étant p<strong>en</strong>dant longtemps imaginé peintre ou dessinateur, Goethe trouvera une réponse aux questions<br />

exist<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>s qu’il se posait à cette époque, lorsqu’il se s<strong>en</strong>tira confirmé, probab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t au début de l’année<br />

1788, à l’occasion de son second séjour à Rome, dans sa vocation véritab<strong>le</strong> d’écrivain, de « Künst<strong>le</strong>r » 17 qui<br />

avait failli se dissoudre dans <strong>le</strong>s obligations et <strong>le</strong>s plaisirs de la cour de Weimar.<br />

Mais alors que la motivation initia<strong>le</strong> du voyage était la redécouverte de l’art antique et la r<strong>en</strong>contre avec <strong>le</strong>s<br />

peintres de l’Italie, c’est étrangem<strong>en</strong>t la sci<strong>en</strong>ce plus que l’art qui permettra à l’artiste de se retrouver, <strong>en</strong> lui<br />

fournissant une démarche autant analytique qu’intuitive pour redécouvrir <strong>en</strong> art une démarche m<strong>en</strong>ant à une<br />

certaine vérité. L’ouvrage qui expose <strong>le</strong> plus explicitem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s <strong>le</strong>çons et <strong>le</strong>s résultats de cette expéri<strong>en</strong>ce<br />

méditerrané<strong>en</strong>ne est sans doute l’essai de 1790 sur la Métamorphose des Plantes. Goethe y suggère l’origine<br />

commune de la nature et de l’art, tout comme Kant, qui aborde conjointem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s deux sujets dans la<br />

Critique de la Faculté de Juger, publiée la même année. Car, bi<strong>en</strong> que certaines de ses idées ai<strong>en</strong>t déjà été<br />

préalab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>tionnées notamm<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong>s premiers travaux sur <strong>le</strong>s minéraux et l’ostéologie, c’est dans<br />

ce petit traité que <strong>le</strong> poète précise <strong>le</strong>s bases de la sci<strong>en</strong>ce morphologique qu’il souhaite contribuer à fonder,<br />

ainsi que <strong>le</strong>s principes qui va<strong>le</strong>nt pour la création des œuvres d’art comme pour la manifestation des<br />

phénomènes naturels. Il semb<strong>le</strong> donc que c’est par <strong>le</strong> biais des sci<strong>en</strong>ces naturel<strong>le</strong>s, la morphologie 18 et la<br />

géologie notamm<strong>en</strong>t, que Goethe accédera à la compréh<strong>en</strong>sion des lois universel<strong>le</strong>s de la métamorphose et<br />

des vastes cyc<strong>le</strong>s de systo<strong>le</strong> et de diasto<strong>le</strong> 19 qui sont à l’œuvre à la fois dans la nature et au sein du seul art<br />

réel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t vivant au regard du poète rev<strong>en</strong>u d’Italie: l’art classique 20 .<br />

Afin de demeurer autant que possib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> mouvem<strong>en</strong>t même de cette démarche goethé<strong>en</strong>ne, je<br />

comm<strong>en</strong>cerai par étudier la notion de phénomène primitif avant d’approfondir cel<strong>le</strong>s de polarité, de<br />

16<br />

Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 61<br />

17<br />

Ainsi qu’il l’exprime dans sa <strong>le</strong>ttre au duc de Weimar datée du 17 mars 1788 et citée par Jean Lacoste (cf. Lacoste,<br />

Jean, Le voyage <strong>en</strong> Italie de Goethe, p.18)<br />

18<br />

La morphologie rassemb<strong>le</strong> <strong>le</strong>s études botaniques et ostéologiques, c’est-à-dire <strong>le</strong>s métamorphoses des plantes et des<br />

animaux.<br />

19<br />

Périodes respectivem<strong>en</strong>t de contraction et d’expansion du cœur et des artères.<br />

20<br />

C’est à la suite à ce voyage que Goethe s’<strong>en</strong>gagera dans <strong>le</strong> mouvem<strong>en</strong>t plus général de retour à l’Antique initié par<br />

Winckelmann.<br />

9


métamorphose et d’int<strong>en</strong>sification. J’essaierai à chaque fois de partir des occurr<strong>en</strong>ces de ces concepts dans<br />

<strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>ts champs abordés par <strong>le</strong> poète avant de t<strong>en</strong>ter à chaque fois d’<strong>en</strong> synthétiser l’idée qu’il s’<strong>en</strong><br />

faisait. Je ti<strong>en</strong>s éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t à préciser que la très bel<strong>le</strong> étude Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et Philosophie de Jean Lacoste 21<br />

a constitué dans cette première partie une référ<strong>en</strong>ce particulièrem<strong>en</strong>t uti<strong>le</strong> et agréab<strong>le</strong> qui m’a permis d’iso<strong>le</strong>r<br />

<strong>le</strong>s élém<strong>en</strong>ts <strong>le</strong>s plus ess<strong>en</strong>tiels laissés par <strong>le</strong> poète, et de ne pas me perdre dans la somme considérab<strong>le</strong> des<br />

divers écrits biographiques, comptes-r<strong>en</strong>dus et correspondances rassemblés pour l’occasion.<br />

1.1. Phénomènes primitifs: l’unité dans la multiplicité ou la sci<strong>en</strong>ce des premiers principes<br />

La notion de phénomènes primitifs (Urphänom<strong>en</strong> <strong>en</strong> al<strong>le</strong>mand), caractérisée par <strong>le</strong> préfixe Ur - qui peut se<br />

traduire par originel, primitif, ou <strong>en</strong>core primordial -, se retrouve explicitem<strong>en</strong>t dans de nombreux travaux<br />

sci<strong>en</strong>tifiques de Goethe : on la voit apparaître dans la Métamorphose des Plantes (Urpflanze), dans ses<br />

études ostéologiques (Urtier), minéralogique (Urgestein), et surtout dans son Traité des Cou<strong>le</strong>urs où ces<br />

Urphänom<strong>en</strong> sont pour la première fois appelés par <strong>le</strong>urs noms et partiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t définis. Ce concept est <strong>en</strong> fait<br />

indissociab<strong>le</strong> de la sci<strong>en</strong>ce de la morphologie - sci<strong>en</strong>ce des formes et, par-là même, des métamorphoses - que<br />

Goethe souhaitait développer. <strong>Pour</strong> introduire et illustré ce concept proprem<strong>en</strong>t goethé<strong>en</strong> de la manière la<br />

plus naturel<strong>le</strong> qui soit, nous pouvons certainem<strong>en</strong>t nous reporter au fameux échange qu’eur<strong>en</strong>t Goethe et<br />

Schil<strong>le</strong>r à l’occasion de <strong>le</strong>ur première véritab<strong>le</strong> <strong>en</strong>trevue. Goethe et Schil<strong>le</strong>r appart<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t l’un et l’autre, à la<br />

même société d’Histoire Naturel<strong>le</strong> d’Iéna. En juil<strong>le</strong>t 1794, ils sort<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semb<strong>le</strong> d’une séance à laquel<strong>le</strong> ils<br />

avai<strong>en</strong>t tous <strong>le</strong>s deux assistés <strong>en</strong> tant qu’auditeurs et <strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t une conversation. Schil<strong>le</strong>r émet l’avis que la<br />

manière fragm<strong>en</strong>taire selon laquel<strong>le</strong> la nature <strong>le</strong>ur fut prés<strong>en</strong>ter, peut s’avérer particulièrem<strong>en</strong>t décourageante<br />

pour <strong>le</strong> profane :<br />

« Je répondis qu’el<strong>le</strong> restait peut-être inquiétante pour l’initié lui-même et qu’il y avait peut-être<br />

<strong>en</strong>core une autre manière non pas d’étudier la nature dissociée <strong>en</strong> ses élém<strong>en</strong>ts, mais de la décrire agissante et<br />

vivante, <strong>en</strong> partant du tout pour s’efforcer d’arriver aux parties. Il souhaita des éclaircissem<strong>en</strong>ts sur ce point<br />

mais ne dissimula pas ses doutes ; il ne pouvait accorder qu’une tel<strong>le</strong> manière de procéder, comme je <strong>le</strong><br />

prét<strong>en</strong>dais, découlait déjà de l’expéri<strong>en</strong>ce.<br />

[…] J’exposais alors avec vivacité la métamorphose des plantes, et de quelques traits de plume<br />

caractéristiques, je fis naître sous ses yeux une plante primordia<strong>le</strong>. Il écouta et regarda tout cela avec un grand<br />

intérêt et une force d’appréh<strong>en</strong>sion marquée ; mais quand j’eus fini, il hocha la tête et dit : « Ce n’est pas<br />

une expéri<strong>en</strong>ce, c’est une idée ! » Je tiquais, dépité ; car <strong>le</strong> point qui nous séparait était ainsi cerné de<br />

la façon la plus rigoureuse. L’affirmation cont<strong>en</strong>ue dans Sur la grâce et la dignité me revint <strong>en</strong><br />

mémoire, la vieil<strong>le</strong> rancœur s’éveillait ; mais je me dominai et répliquai : « il peut m’être très<br />

agréab<strong>le</strong> d’avoir des idées sans <strong>le</strong> savoir et même de <strong>le</strong> voir de mes yeux. 22 »<br />

21 Lacoste, Jean, Goethe, sci<strong>en</strong>ce et philosophie<br />

22 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 195<br />

10


Goethe p<strong>en</strong>sait ainsi qu’il devait toujours exister un cas dans la nature où un phénomène se produit de la<br />

manière la plus simp<strong>le</strong> possib<strong>le</strong> sans tous <strong>le</strong>s facteurs secondaires dissimulant l’ess<strong>en</strong>tiel. Il appelait un tel<br />

cas, un Urphänom<strong>en</strong>, ce qui peut se traduire par un phénomène primordial ou primitif, et <strong>le</strong> décrivait comme<br />

« un cas qui <strong>en</strong> vaut mil<strong>le</strong>, et qui inclut <strong>en</strong> soi tous <strong>le</strong>s autres » 23 . Afin d’appréh<strong>en</strong>der <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s de cette notion,<br />

nous allons examiner ses différ<strong>en</strong>tes manifestations dans <strong>le</strong>s travaux que Goethe a m<strong>en</strong>és <strong>en</strong> tant que<br />

naturaliste : <strong>en</strong> minéralogie, <strong>en</strong> botanique, <strong>en</strong> ostéologie et <strong>en</strong> optique.<br />

1.1.1. Minéralogie : l’Urgestein<br />

L’intérêt de Goethe à l’égard de la minéralogie ne date pas de son voyage <strong>en</strong> Italie. Lorsqu’il travaillait au<br />

service du Duc de Weimar à la réouverture des mines d’arg<strong>en</strong>t d’Ilm<strong>en</strong>au, il avait déjà comm<strong>en</strong>cé à<br />

développer une réel<strong>le</strong> expertise dans la classification des pierres. Plus largem<strong>en</strong>t, c’est durant ces dix<br />

premières années <strong>en</strong>tre 1876 et 1886 où comme précepteur et ministre du Duché de Saxe-Weimar, que<br />

Goethe va se pr<strong>en</strong>dre progressivem<strong>en</strong>t de passion non seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t pour la minéralogie, mais éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t pour la<br />

botanique, l'anatomie ostéologique, et l'optique. Il croira y trouver sa grande, sa vraie vocation : cel<strong>le</strong> de<br />

chercheur, de naturaliste.<br />

Ainsi au fur et à mesure de ses marches dans la nature, de ses voyages dans <strong>le</strong> Harz 24 et de ses échanges avec<br />

Charlotte von Stein, sa confid<strong>en</strong>te depuis 1876, Goethe élaborera progressivem<strong>en</strong>t une espèce de modè<strong>le</strong><br />

géologique. A l’époque, deux théories contradictoires, <strong>le</strong> vulcanisme et <strong>le</strong> neptunisme, s’affront<strong>en</strong>t. La<br />

première déf<strong>en</strong>d l’idée que notre globe était à l’origine une bou<strong>le</strong> de roche <strong>en</strong> fusion dont <strong>le</strong> refroidissem<strong>en</strong>t<br />

superficiel aurait abouti à l’apparition des terres, après de longues ères dominées par <strong>le</strong> chaos et la vio<strong>le</strong>nce<br />

des phénomènes volcaniques. La seconde qui s’est plus particulièrem<strong>en</strong>t imposée <strong>en</strong> Al<strong>le</strong>magne, émettait<br />

l’hypothèse d’une mer primitive, siège d’un phénomène de cristallisation du granit, sur <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s autres<br />

roches sédim<strong>en</strong>taires serai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite v<strong>en</strong>ues se déposer avant <strong>le</strong> recul du grand océan primordial. Sans doute<br />

déjà guidé par son profond refus de la vio<strong>le</strong>nce et des ruptures et par son attachem<strong>en</strong>t au développem<strong>en</strong>t<br />

harmonieux et progressif des formes, Goethe avait manifesté une prud<strong>en</strong>te adhésion au neptunisme dans sa<br />

confrontation historique avec la théorie contradictoire 25 . Le modè<strong>le</strong> neptuniste faisait ainsi du granit la roche<br />

primitive et l’assise de toutes <strong>le</strong>s autres roches de la création. Or <strong>le</strong> granit n’est pas une roche pure : sa trip<strong>le</strong><br />

composition de mica, de feldspath et de quartz était déjà parfaitem<strong>en</strong>t connue lorsque Goethe s’y intéressa. A<br />

première vue, il y a donc là contradiction. <strong>Pour</strong>quoi et surtout <strong>en</strong> quel s<strong>en</strong>s <strong>le</strong> composé peut-il être premier<br />

23 Goethe, JW, Materia<strong>le</strong>n zur Geschichte der Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre , in Naturwiss<strong>en</strong>schaftliche Schrift<strong>en</strong> II, Hambourg, p. 259<br />

Matériax pour une histoire des cou<strong>le</strong>urs cité in Bortoft, H<strong>en</strong>ri, La démarche sci<strong>en</strong>tifique de Goethe, p. 24<br />

24 Massif cristallin du c<strong>en</strong>tre de l’Al<strong>le</strong>magne, culminant au Brock<strong>en</strong> (1142m). Dans <strong>le</strong>s lég<strong>en</strong>des al<strong>le</strong>mandes, <strong>le</strong> Brock<strong>en</strong><br />

était <strong>le</strong> r<strong>en</strong>dez-vous des sorcières qui y célébrai<strong>en</strong>t la Nuit de Walpurgis, comme Goethe l’a illustré dans son premier<br />

Faust.<br />

25 La reconnaissance définitive du vulcanisme, qui ne s’imposera fina<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Al<strong>le</strong>magne qu’après la disparition de<br />

son fondateur Werner, <strong>en</strong> 1817, marquera l’avènem<strong>en</strong>t de la géologie moderne.<br />

11


par rapport à ses constituants ? Il est ici ess<strong>en</strong>tiel, dans notre t<strong>en</strong>tative de saisir la signification très<br />

particulière que Goethe donnait au concept de phénomène primitif, de compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t cette roche dite<br />

primitive pourrait être à la fois primordia<strong>le</strong> et composite. Nous retrouverons <strong>en</strong> effet systématiquem<strong>en</strong>t cette<br />

ambiguïté <strong>en</strong>tre unité et multiplicité à l’occasion de notre étude des diverses autres réf<strong>le</strong>xions naturalistes du<br />

poète.<br />

Goethe caractérise cette roche par l’équilibre des trois composants à même de former une « unité trinitaire »<br />

comme il l’écrit dans un essai sur la formation de l’étain :<br />

« Aussi longtemps que ces trois constituants perceptib<strong>le</strong>s à la vue comme au toucher conserv<strong>en</strong>t un<br />

équilibre <strong>en</strong>tre eux, de tel<strong>le</strong> sorte que tous coexist<strong>en</strong>t et cohabit<strong>en</strong>t, s’associ<strong>en</strong>t et affirm<strong>en</strong>t <strong>le</strong>ur unité trinitaire,<br />

la roche conserve à bon droit <strong>le</strong> nom de granit, quelque diverse par la forme et par la cou<strong>le</strong>ur qu’apparaiss<strong>en</strong>t<br />

ses parties, et el<strong>le</strong>s form<strong>en</strong>t de hautes montagnes largem<strong>en</strong>t épandues, qui serv<strong>en</strong>t de base et de fondem<strong>en</strong>t. 26 »<br />

Ce n’est donc pas la pureté ou la simplicité qui confère au granit son caractère de roche primitive, mais <strong>le</strong><br />

fait, beaucoup plus ess<strong>en</strong>tiel que dans sa composition même il effectue la synthèse harmonieuse <strong>en</strong>tre des<br />

élém<strong>en</strong>ts hétérogènes. C’est <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s, que <strong>le</strong> granit peut constituer un fondem<strong>en</strong>t solide pour <strong>le</strong> naturaliste :<br />

par sa formu<strong>le</strong> même, il associe la plus grande simplicité à la plus grande richesse. Car <strong>en</strong> faisant varier <strong>le</strong>s<br />

proportions de chacun des trois composants minéraux de base tout <strong>en</strong> maint<strong>en</strong>ant l’équilibre harmonieux qui<br />

<strong>le</strong>s unit, il est possib<strong>le</strong> de créer des variétés infinies de granit. Les autres roches, secondaires comme par<br />

exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> grès, dériv<strong>en</strong>t alors de la rupture de cette « unité trinitaire » équilibrée.<br />

Nous allons voir à prés<strong>en</strong>t que <strong>le</strong> parallè<strong>le</strong> avec la botanique s’impose de lui-même, et que plus largem<strong>en</strong>t<br />

dans chaque domaine de sa sci<strong>en</strong>ce naturaliste, Goethe cherche <strong>en</strong> premier lieu à dépasser <strong>le</strong> stade des<br />

classifications savantes trop abstraites selon lui pour ne pas être une source d’arbitraire et d’erreurs, pour<br />

découvrir et révé<strong>le</strong>r l’élém<strong>en</strong>t premier qui doit garantir l’unité originel<strong>le</strong> de tous <strong>le</strong>s phénomènes du champ<br />

d’étude <strong>en</strong> question: c’était <strong>le</strong> granit, l’Urgestein dans <strong>le</strong> cas de la minéralogie, ce sera l’Urplanze, l’ambiguë<br />

et introuvab<strong>le</strong> plante symbolique dans <strong>le</strong> cas de la botanique.<br />

1.1.2. Botanique : l’Urpflanze<br />

La contribution la plus reconnue de Goethe aux sci<strong>en</strong>ces naturel<strong>le</strong>s, outre sa découverte de l’os<br />

intermaxillaire chez l’Homme, est indéniab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t son travail sur <strong>le</strong>s plantes à f<strong>le</strong>urs, et plus particulièrem<strong>en</strong>t<br />

celui décrit dans l’essai sur la Métamorphose des Plantes que nous avons déjà évoqué plus haut.<br />

26 Goethe, JW, Zinnformation, in Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche , Band 25, Francfort-sur-<strong>le</strong>-Main,<br />

1989, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 167-168<br />

12


Lorsque Goethe s’évade vers Rome <strong>en</strong> 1786, la botanique occupait déjà une place importante dans ses<br />

activités au Duché de Saxe-Weimar. Il avait notamm<strong>en</strong>t consacré de nombreuses heures à l’étude de la<br />

célèbre classification de Linné. Dans <strong>le</strong>s ouvrages de botanique qui faisai<strong>en</strong>t référ<strong>en</strong>ce à l’époque, la plante à<br />

f<strong>le</strong>urs est habituel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t décrite comme un assemblage extérieur de différ<strong>en</strong>tes parties - feuil<strong>le</strong>s, sépa<strong>le</strong>s,<br />

péta<strong>le</strong>s, étamines, etc. - séparées et indép<strong>en</strong>dantes <strong>le</strong>s unes des autres. On n'y r<strong>en</strong>contre aucune indication sur<br />

un quelconque li<strong>en</strong> nécessaire <strong>en</strong>tre ces différ<strong>en</strong>ts élém<strong>en</strong>ts, aucune considération quant à <strong>le</strong>ur rapport à<br />

l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> du végétal. C'est <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de la plante analytique, tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> pouvait précisém<strong>en</strong>t satisfaire <strong>le</strong>s<br />

volontés réductionnistes propres aux méthodes positivistes. Linné a ainsi établi son système de classification<br />

des plantes <strong>en</strong> espèces, famil<strong>le</strong>s, etc., <strong>en</strong> comparant <strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>tes parties et <strong>en</strong> créant des groupes<br />

<strong>en</strong> fonction de certaines analogies. Malgré toute l’admiration qu’il voue à Linné 27 , Goethe ne peut pas se<br />

satisfaire longtemps de cette classification dans laquel<strong>le</strong> il ne parvi<strong>en</strong>t à déce<strong>le</strong>r aucune nécessité, et c’est<br />

probab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t pour une part sous l’influ<strong>en</strong>ce des Idées sur l’Histoire de l’Humanité de Herder – comme il<br />

l’indique dans sa <strong>le</strong>ttre à Knebel 28 du 17 novembre 1784 -, que Goethe comm<strong>en</strong>cera à imaginer que la nature<br />

<strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>tes formes organiques <strong>en</strong> « jouant » avec une unique « forme ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong> ». Il écrit de<br />

Weimar à Charlotte von Stein, <strong>le</strong> 9 juil<strong>le</strong>t 1786, soit à un peu moins de deux mois de son départ :<br />

« Ma plus grande joie, à l’heure actuel<strong>le</strong>, je la dois à la botanique. Cette idée me poursuit sans cesse et<br />

c’est d’ail<strong>le</strong>urs la vraie manière de s’assimi<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s choses. Les vérités m’apparaiss<strong>en</strong>t toutes <strong>en</strong>semb<strong>le</strong>, comme<br />

par surprise. Il ne m’est plus nécessaire de réfléchir longtemps sur <strong>le</strong>s questions obscures ; <strong>le</strong>s réponses aux<br />

problèmes s’impos<strong>en</strong>t d’el<strong>le</strong>s-mêmes.<br />

Que j’aimerais faire saisir à d’autres ce coup d’œil, cette joie ! Mais cela n’est pas possib<strong>le</strong>. Et cela<br />

n’est point un rêve, une imagination ; c’est un aperçu de la forme ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong> avec laquel<strong>le</strong> la nature ne fait pour<br />

ainsi dire que jouer, et <strong>en</strong> jouant <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre la vie si diverse.<br />

Si l’exist<strong>en</strong>ce humaine n’était pas si brève, si j’<strong>en</strong> avais <strong>le</strong> temps, je me ferais fort d’appliquer ces vues<br />

à tous <strong>le</strong>s règnes de la nature – à son domaine tout <strong>en</strong>tier 29 . »<br />

Mais c’est <strong>en</strong> Sici<strong>le</strong>, <strong>le</strong> 17 avril 1787 qu’une prom<strong>en</strong>ade va lui donner l’occasion d’exprimer la profonde<br />

intuition botanique qui est à la base même de l’idée de l’Urpflanze. Le voyageur, qui désire ce jour-là<br />

travail<strong>le</strong>r à son poème Nausicaa 30 fuit <strong>le</strong> tumulte de la vil<strong>le</strong> de Pa<strong>le</strong>rme et se réfugie dans la quiétude des<br />

jardins:<br />

« Les nombreuses plantes que j’étais accoutumé à voir <strong>en</strong> caisses et <strong>en</strong> pots, et même sous des châssis<br />

de verre p<strong>en</strong>dant la plus grande partie de l’année, je <strong>le</strong>s trouve ici <strong>en</strong> p<strong>le</strong>in air, vigoureuses et bel<strong>le</strong>s, et, <strong>en</strong><br />

accomplissant <strong>le</strong>ur destination tout <strong>en</strong>tière, el<strong>le</strong>s nous devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t plus intelligib<strong>le</strong>s. En prés<strong>en</strong>ce de tant de<br />

27 Goethe reconnaissait volontiers que Linné comptait avec Kant et Spinoza parmi <strong>le</strong>s p<strong>en</strong>seurs qui avai<strong>en</strong>t <strong>le</strong> plus<br />

influ<strong>en</strong>cé sa propre philosophie.<br />

28 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 83<br />

29 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 93<br />

30 Fil<strong>le</strong> d’Alcinoos, roi des Phéaci<strong>en</strong>s, qui accueil<strong>le</strong> Ulysse naufragé.<br />

13


figures nouvel<strong>le</strong>s et r<strong>en</strong>ouvelées, mon anci<strong>en</strong>ne chimère s’est réveillée. Ne pourrais-je, dans cette multitude,<br />

découvrir la plante primitive ? Cette plante doit exister : autrem<strong>en</strong>t à quoi reconnaîtrais-je que tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong><br />

figure est une plante, si el<strong>le</strong>s n’étai<strong>en</strong>t pas toutes formées sur un modè<strong>le</strong> ?<br />

Je me suis appliqué à chercher <strong>en</strong> quoi ces mil<strong>le</strong> et mil<strong>le</strong> figures diverses sont distinctes <strong>le</strong>s unes des<br />

autres et je <strong>le</strong>s trouvais toujours plus semblab<strong>le</strong>s que différ<strong>en</strong>tes, et si je voulais mettre <strong>en</strong> usage ma<br />

terminologie botanique, je <strong>le</strong> pouvais bi<strong>en</strong>, mais c’était sans avantage : cela m’inquiétait sans m’être d’aucun<br />

secours. Mon, beau projet poétique était troublé ; <strong>le</strong> jardin d’Alcinoos avait disparu ; <strong>le</strong> jardin du monde s’était<br />

ouvert devant moi 31 . »<br />

Nous redécouvrons dans cet extrait <strong>le</strong>s critères qui avai<strong>en</strong>t déjà présidé à l’é<strong>le</strong>ction du granit au rang de roche<br />

originel<strong>le</strong> : la simplicité et conjointem<strong>en</strong>t, l’infinie diversité des dérivations lat<strong>en</strong>tes. L’idée de Goethe, rétif<br />

aux classifications courantes de la botanique, qu’il juge arbitraires car el<strong>le</strong>s ne permett<strong>en</strong>t pas de compr<strong>en</strong>dre<br />

comm<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>ts organes de la plante décou<strong>le</strong>nt ou dép<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s uns des autres, est de considérer que<br />

<strong>le</strong>s cotylédons, c’est-à-dire <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s sémina<strong>le</strong>s, sont <strong>le</strong> germe de tous <strong>le</strong>s organes ultérieurs de la plante :<br />

<strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s péta<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s sépa<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s étamines, <strong>le</strong> pistil, etc. Un an plus tard, dans <strong>le</strong> récit qu’il dresse du<br />

second séjour à Rome, dans ses Souv<strong>en</strong>irs de juil<strong>le</strong>t 1787, l’écrivain détail<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s termes qui suiv<strong>en</strong>t son<br />

intuition botanique :<br />

« J’avais eu la révélation que, dans cet organe de la plante que nous avons d’ordinaire l’habitude<br />

d’appe<strong>le</strong>r feuil<strong>le</strong>, se trouvait caché <strong>le</strong> véritab<strong>le</strong> Protée capab<strong>le</strong> de se dissimu<strong>le</strong>r et de se manifester dans toutes<br />

<strong>le</strong>s configurations. La plante n’est toujours que feuil<strong>le</strong>, à tous <strong>le</strong>s stades de son développem<strong>en</strong>t, unie au germe<br />

futur de si indissociab<strong>le</strong> manière que l’on ne peut pas p<strong>en</strong>ser l’une sans l’autre. Compr<strong>en</strong>dre une tel<strong>le</strong> idée,<br />

l’accepter, la vérifier dans la nature est une tâche qui nous plonge dans un état douloureusem<strong>en</strong>t suave 32 . »<br />

Et dans ses Notices d’Italie :<br />

« Tout est feuil<strong>le</strong>, et cette simplicité r<strong>en</strong>d possib<strong>le</strong> la plus grande diversité. […] La raison principa<strong>le</strong> de<br />

cette hypothèse est la considération que <strong>le</strong> germe ou ce qui doit se développer consiste <strong>en</strong> plusieurs parties qui<br />

sont appar<strong>en</strong>tées <strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s mais qui se sépar<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong> cours du développem<strong>en</strong>t 33 . »<br />

Ce modè<strong>le</strong>, cette théorie de la feuil<strong>le</strong> donne <strong>en</strong> quelque sorte à Goethe une réponse origina<strong>le</strong> et concrète aux<br />

questions qu’il se posait, dans la lignée de Leibniz et de Herder, quant au problème de la naissance et du<br />

développem<strong>en</strong>t de la multiplicité à partir de l’un primitif. L’hypothèse de cette plante originel<strong>le</strong> qui se<br />

résume ainsi dans <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> d’une feuil<strong>le</strong> liée à un germe « un œil » et qui se développe, ainsi qu’il l’expose<br />

31 Goethe, JW, Voyage <strong>en</strong> Italie, p. 304<br />

32 Goethe, JW, Voyage <strong>en</strong> Italie, p. 423<br />

33 Goethe, JW, Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche , Tome 24 ( Schrift<strong>en</strong> zur Morphologie ), Francfortsur-<strong>le</strong>-Main,<br />

Deutscher Klassiker Verlag, 1987, p. 84 cité in Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 30<br />

14


dans <strong>le</strong> poème de la Métamorphose des Plantes 34 , <strong>en</strong> six phases successives de contraction et d’expansion, de<br />

la graine à la f<strong>le</strong>ur et de la f<strong>le</strong>ur au fruit, édifie selon Goethe l’Idée, <strong>le</strong> type commun qui permet de<br />

reconnaître qu’une plante est une plante. Goethe relate dans son Histoire de mes études botaniques comm<strong>en</strong>t<br />

l’observation de boutures prés<strong>en</strong>tées par <strong>le</strong> conseil<strong>le</strong>r aulique Reiff<strong>en</strong>stein lui fournit par ail<strong>le</strong>urs une<br />

illustration concrète de cette intuition. Des rameaux une fois détachées, se développ<strong>en</strong>t et devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des<br />

plantes complètes. Ce phénomène, estime Goethe, nous fait percevoir que la feuil<strong>le</strong> conti<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> idée, la<br />

plante <strong>en</strong>tière. Les rameaux latéraux issus des yeux sont de véritab<strong>le</strong>s plantes, qui, au lieu du sol, part<strong>en</strong>t<br />

d'une plante-mère :<br />

« Un plant d’œil<strong>le</strong>t qui avait poussé jusqu’à atteindre la hauteur d’un buisson fut ce qui me frappa <strong>le</strong><br />

plus. On connaît la vitalité et la faculté de reproduction puissantes de cette plante ; sur ses rameaux, <strong>le</strong>s yeux se<br />

press<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s uns à la suite des autres, un nœud est <strong>en</strong>châssé dans l’autre ; ici ce phénomène s’était int<strong>en</strong>sifié<br />

avec <strong>le</strong> temps, et <strong>le</strong>s yeux, dans un <strong>en</strong>tassem<strong>en</strong>t confus, s’étai<strong>en</strong>t développés autant qu’il était possib<strong>le</strong>, si bi<strong>en</strong><br />

que même la f<strong>le</strong>ur parfaite donnait à son tour naissance à quatre autres f<strong>le</strong>urs parfaites. 35 »<br />

Goethe imagine pouvoir expliquer toutes <strong>le</strong>s structures du monde végétal, <strong>en</strong> concevant cette notion de<br />

plante primitive et <strong>en</strong> la maint<strong>en</strong>ant suffisamm<strong>en</strong>t soup<strong>le</strong> et générique pour revêtir toutes <strong>le</strong>s formes<br />

adéquates. L’Urpflanze permettra de compr<strong>en</strong>dre non seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>le</strong> développem<strong>en</strong>t de chaque plante <strong>en</strong><br />

particulier, mais éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de mettre <strong>en</strong> lumière comm<strong>en</strong>t tous <strong>le</strong>s g<strong>en</strong>res, espèces et variétés répond<strong>en</strong>t à cet<br />

archétype. Et davantage <strong>en</strong>core, el<strong>le</strong> caractérisera avec plus d’évid<strong>en</strong>ce que jamais <strong>le</strong> fossé irréductib<strong>le</strong> qui<br />

sépare <strong>le</strong>s plantes des autres règnes, animaux et minéraux, donnant par-là même au poète la réponse à la<br />

question qu’il se posait alors qu’il déambulait au milieu des nombreuses espèces végéta<strong>le</strong>s du jardin<br />

botanique de Pa<strong>le</strong>rme.<br />

Le statut de cette plante primitive tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est diversem<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>tée dans ses écrits botaniques ou ses<br />

correspondances demeure néanmoins ambigu sur deux aspects : d’une part, cette plante doit-el<strong>le</strong> cont<strong>en</strong>ir au<br />

moins un caractère de chaque végétal particulier, c’est-à-dire <strong>en</strong> être d’une certaine manière la réunion, ou au<br />

contraire doit-el<strong>le</strong> prés<strong>en</strong>ter une morphologie de base, simplifiée que <strong>le</strong>s autres suivrai<strong>en</strong>t par analogie, une<br />

sorte d’intersection formant un modè<strong>le</strong> générateur de toutes <strong>le</strong>s plantes ? D’autre part, sa nature est-el<strong>le</strong><br />

d’ess<strong>en</strong>ce intelligib<strong>le</strong> ou s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> ? Goethe répond partiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t à notre première interrogation lorsqu’il écrit<br />

à Herder <strong>le</strong> 17 mai 1787 :<br />

« La plante primitive devi<strong>en</strong>t la chose la plus étrange du monde, et que la nature el<strong>le</strong>-même<br />

m’<strong>en</strong>viera... Avec ce modè<strong>le</strong> et sa c<strong>le</strong>f on pourra <strong>en</strong>suite inv<strong>en</strong>ter des plantes à l’infini qui seront conséqu<strong>en</strong>tes,<br />

c’est-à-dire qui, sans exister véritab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t, pourrai<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant exister, et qui ne seront pas des ombres et des<br />

34 Nous détail<strong>le</strong>rons <strong>le</strong>s phases de cette métamorphose lors de nos illustrations du concept de polarité.<br />

35 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques, In La métamorphose des plantes, p. 103<br />

15


appar<strong>en</strong>ces pittoresques ou poétiques, mais auront une vérité et une nécessité intérieures. La même loi<br />

s’appliquera à tous <strong>le</strong>s êtres vivants 36 . »<br />

L’Urpflanze semb<strong>le</strong> bi<strong>en</strong> se rapprocher d’un germe d’ordre idéel, d’un modè<strong>le</strong> générateur, et non d’une<br />

combinaison protéiforme d’élém<strong>en</strong>ts empruntés à toutes <strong>le</strong>s plantes. Il faut souligner au passage qu’il n’est<br />

pas question de sous-<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre que Goethe s’inscrirait d’une quelconque manière dans un schéma<br />

évolutionniste du vivant : il ne dit pas avoir trouvé, <strong>en</strong> l’Urpflanze, <strong>le</strong> germe réel, l’ancêtre primitif de toutes<br />

<strong>le</strong>s plantes. L’Urpflanze doit davantage être comprise comme un schéma de construction, un modè<strong>le</strong><br />

intel<strong>le</strong>ctuel caractéristique du règne végétal dont on peut percevoir la manifestation dans <strong>le</strong>s espèces<br />

existantes et <strong>en</strong> fonction duquel on peut, par ail<strong>le</strong>urs, <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer d’autres idées de plantes, des plantes<br />

virtuel<strong>le</strong>s qui sont logiques, conséqu<strong>en</strong>tes, sans pour autant exister dans la réalité s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>.<br />

En ce qui concerne notre deuxième interrogation quant à la nature s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> ou intelligib<strong>le</strong> de l’Urplanze, il<br />

semb<strong>le</strong> avéré que l’originalité du concept goethé<strong>en</strong> provi<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t de la nature intermédiaire que <strong>le</strong><br />

poète semb<strong>le</strong> lui conférer : il espère réel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t découvrir cette plante dans la réalité du monde végéta<strong>le</strong> ; el<strong>le</strong><br />

ne se limite donc pas à une pure construction intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>. Souv<strong>en</strong>ons-nous de la réaction du poète face à<br />

l’incompréh<strong>en</strong>sion de Schil<strong>le</strong>r lorsqu’il t<strong>en</strong>tait de prés<strong>en</strong>ter à ce dernier cette notion d’idée incarnée 37 . Là<br />

réside la singularité de l’Urplanze : ni complètem<strong>en</strong>t incarnée dans <strong>le</strong> s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, ni exclusivem<strong>en</strong>t reléguée<br />

dans <strong>le</strong> monde des idées platonici<strong>en</strong>nes, el<strong>le</strong> est par ess<strong>en</strong>ce d’une nature à la fois s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> et spirituel<strong>le</strong>. On<br />

pourrait ainsi la qualifier comme Goethe, de supras<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, au s<strong>en</strong>s où seul l’œil spirituel de l’artiste, exercé<br />

par la pratique de l’observation, de l’imagination et de l’intuition, saurait la percevoir dans sa plénitude.<br />

« Il m’apparut peu à peu de plus <strong>en</strong> plus clairem<strong>en</strong>t que <strong>le</strong> regard pourrait être vivifié jusqu’à atteindre<br />

un mode d’observation plus é<strong>le</strong>vé <strong>en</strong>core, exig<strong>en</strong>ce qui à cette époque était prés<strong>en</strong>te à mon esprit sous la forme<br />

s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> d’une plante primordia<strong>le</strong> supras<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>. Je suivais toutes <strong>le</strong>s transformations tel<strong>le</strong>s que je <strong>le</strong>s<br />

r<strong>en</strong>contrais, et c’est ainsi qu’au terme ultime de mon voyage, <strong>en</strong> Sici<strong>le</strong>, apparut clairem<strong>en</strong>t à mes yeux<br />

l’id<strong>en</strong>tité originel<strong>le</strong> de toutes <strong>le</strong>s parties du végétal, que je cherchais dès lors à retrouver partout, à percevoir<br />

partout. 38 »<br />

Nous aurons l’occasion plus bas de préciser la nature particulière du phénomène primitif à la lumière de<br />

l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de sa philosophie de la connaissance et d’<strong>en</strong> approfondir <strong>le</strong>s rapports avec l’art symbolique tel<br />

que Goethe <strong>le</strong> conçoit.<br />

36 Goethe, JW, Voyage <strong>en</strong> Italie, p. 365<br />

37 Goethe s’opposera d’ail<strong>le</strong>urs très vigoureusem<strong>en</strong>t à la proposition du botaniste Link de donner une illustration de<br />

l’Urplanze <strong>en</strong> termes purem<strong>en</strong>t mathématiques (cf. Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 116)<br />

38 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 101<br />

16


1.1.3. Ostéologie : L’Urtier<br />

Goethe avait comm<strong>en</strong>cé à manifester un intérêt sci<strong>en</strong>tifique pour l’ostéologie sous l’influ<strong>en</strong>ce de Lavater, qui<br />

l’avait persuadé <strong>en</strong> 1774 de collaborer à son <strong>en</strong>treprise de physiognomonie : cel<strong>le</strong>-ci consistait à t<strong>en</strong>ter de<br />

deviner <strong>le</strong> caractère des individus à partir des traits de <strong>le</strong>ur visage, <strong>en</strong> affirmant notamm<strong>en</strong>t qu’il serait<br />

possib<strong>le</strong> de deviner, comme l’avait jadis fait Aristote, <strong>le</strong> caractère de chaque espèce <strong>en</strong> partant de la<br />

configuration du crâne ou de la mâchoire. L’idée fondam<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> de Lavater et de Goethe était <strong>en</strong> effet qu’il<br />

existe une corrélation nécessaire <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s organes, <strong>le</strong>s actes et <strong>le</strong> caractère de l’homme ou de l’animal, et que<br />

cette cohér<strong>en</strong>ce permet de retrouver l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> (la personnalité) à partir d’un élém<strong>en</strong>t (la forme des corps ou<br />

des organes). Au fil de ses réf<strong>le</strong>xions, Goethe va ori<strong>en</strong>ter plus particulièrem<strong>en</strong>t ses recherches sur <strong>le</strong>s formes<br />

des os. Dans <strong>le</strong> cadre de ses études d’anatomie comparée, la mise <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce de l’os intermaxillaire chez<br />

l’homme va compter parmi ses grands titres de gloire.<br />

<strong>Pour</strong> résumer <strong>le</strong>s termes de la problématique qui se posait à l’époque, rappelons que chez <strong>le</strong>s animaux, la<br />

mâchoire supérieure est un organe composite : el<strong>le</strong> est constituée de deux maxillaires à droite et à gauche<br />

reliés à l’avant par l’os qui porte <strong>le</strong>s incisives. Or, alors que tous <strong>le</strong>s animaux, y compris ceux qui semblai<strong>en</strong>t<br />

<strong>le</strong>s plus proches de l’être humain comme <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>tes races de singes, possédai<strong>en</strong>t de façon manifeste cet<br />

os, l’Homme semblait <strong>en</strong> être dépourvu. Cette abs<strong>en</strong>ce était interprétée par <strong>le</strong>s anatomistes comme la preuve<br />

de la distance infranchissab<strong>le</strong> qui séparait l’être humain <strong>le</strong> plus frustre de l’animal <strong>le</strong> plus évolué.<br />

Goethe, parvi<strong>en</strong>dra, contrairem<strong>en</strong>t à toute att<strong>en</strong>te, à id<strong>en</strong>tifier cet élém<strong>en</strong>t sur des crânes humains qu’il<br />

étudiait <strong>en</strong> 1784. Il fera immédiatem<strong>en</strong>t part à Herder de sa découverte <strong>le</strong> 27 mars, mais c’est seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans<br />

sa <strong>le</strong>ttre à Knebel du 17 novembre 1784 <strong>en</strong> accompagnem<strong>en</strong>t d’un essai ostéologique qu’il indiquera toute la<br />

portée sci<strong>en</strong>tifique et philosophique qu’il accorde à cette découverte :<br />

« Je t’<strong>en</strong>voie <strong>en</strong>fin ma dissertation ostéologique et je te prie de m’<strong>en</strong> dire ton avis. Je me suis abst<strong>en</strong>u<br />

de laisser <strong>en</strong>trevoir dès maint<strong>en</strong>ant <strong>le</strong> résultat auquel j’aboutis et que Herder indique déjà dans ses Idées ; ri<strong>en</strong><br />

ne différ<strong>en</strong>cie l’homme de l’animal – tout au contraire <strong>le</strong>s rapproche, la par<strong>en</strong>té de l’homme et des animaux est<br />

étroite 39 . »<br />

C’est dans cet essai que Goethe va pour la première fois amorcer sa réf<strong>le</strong>xion sur <strong>le</strong>s phénomènes de<br />

métamorphoses et formaliser <strong>le</strong>s premières intuitions qui guideront par la suite ses recherches<br />

morphologiques. Le poète imagine dans ce <strong>texte</strong> une sorte de progression asc<strong>en</strong>dante des formes du sque<strong>le</strong>tte<br />

des animaux, et plus particulièrem<strong>en</strong>t de <strong>le</strong>ur mâchoire, <strong>en</strong> fonction de <strong>le</strong>ur degré d’évolution. Il caractérisera<br />

ainsi <strong>le</strong>s transformations de l’os intermaxillaire <strong>en</strong> dressant des tab<strong>le</strong>aux de ces différ<strong>en</strong>ts stades, du chevreuil<br />

dont l’os est dépourvu de d<strong>en</strong>ts jusqu’au lion, dont l’os est compact, massif, puissant et jusqu’à la plus nob<strong>le</strong><br />

17


manifestation de la création, l’Homme, dont l’intermaxillaire se dissimu<strong>le</strong> « par crainte de révé<strong>le</strong>r une<br />

voracité anima<strong>le</strong> » 40 . Il est important de souligner <strong>en</strong>core une fois que malgré l’impulsion spontanée qui nous<br />

amènerait à voir <strong>en</strong> Goethe un remarquab<strong>le</strong> précurseur de Darwin, <strong>le</strong> poète ne semblait pas du tout considérer<br />

cette évolution dans un cadre historique : dans son essai, <strong>le</strong>s degrés dont il décrit <strong>le</strong>s manifestations<br />

morphologiques coexist<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s uns à côté des autres, et jamais n’est m<strong>en</strong>tionnée une possib<strong>le</strong> filiation <strong>en</strong>tre<br />

<strong>le</strong>s espèces.<br />

Malgré tout son <strong>en</strong>thousiasme, Goethe n’attirera cep<strong>en</strong>dant guère l’att<strong>en</strong>tion des hommes du sérail, <strong>le</strong>s<br />

anatomistes reconnus de son temps et, profondém<strong>en</strong>t déçu par cet accueil, il interrompra ses études<br />

d’ostéologie pour se tourner vers l’étude des plantes jusqu’à ce qu’il retrouve quelques années plus tard son<br />

intérêt pour l’anatomie, sans doute excité par <strong>le</strong>s travaux qu’il v<strong>en</strong>ait de m<strong>en</strong>er sur <strong>le</strong>s plantes à f<strong>le</strong>ur, et<br />

caressant l’idée de transposer au règne animal cette notion de métamorphose. Ainsi, dans sa <strong>le</strong>ttre à Jacobi du<br />

3 mars 1790 41 , il annonce un écrit sur la forme des animaux qui serait <strong>le</strong> p<strong>en</strong>dant à son essai de botanique sur<br />

la Métamorphose des plantes. Or, la chance semb<strong>le</strong> décidém<strong>en</strong>t lui sourire puisque au cours du second<br />

voyage <strong>en</strong> Italie de mars à avril 1790 42 , il trouve sur <strong>le</strong> sab<strong>le</strong> des dunes du Lido, aux abords de V<strong>en</strong>ise, un<br />

crâne de mouton brisé d’une façon tel<strong>le</strong> que l'os palatin, <strong>le</strong> maxillaire supérieur et l'intermaxillaire semblai<strong>en</strong>t<br />

prés<strong>en</strong>ter l'image évid<strong>en</strong>te de trois vertèbres transformées. Cette découverte permet à Goethe de formu<strong>le</strong>r<br />

l’une de ses idées fondam<strong>en</strong>ta<strong>le</strong>s selon laquel<strong>le</strong> tous <strong>le</strong>s os du crâne sont issus des vertèbres. Cette g<strong>en</strong>èse<br />

illustrerait d’une façon plus généra<strong>le</strong> <strong>le</strong> processus de métamorphose progressive qui <strong>en</strong>noblit et affine <strong>le</strong>s<br />

« masses organiques » de la nature, manifestation de cette grande et éternel<strong>le</strong> loi de l’int<strong>en</strong>sification, ou<br />

Steigerung, dont il décelait éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t l’action <strong>en</strong> botanique et dans la théorie des cou<strong>le</strong>urs, comme nous <strong>le</strong><br />

détail<strong>le</strong>rons plus loin. Il se déclare ainsi certain :<br />

« qu’un type général, qui s’élève par métamorphose, se retrouve dans tous <strong>le</strong>s êtres vivants, que ce<br />

type peut s’observer avec toutes ses parties à certains stades intermédiaires, et doit <strong>en</strong>core être reconnu même<br />

là où il régresse discrètem<strong>en</strong>t jusqu’à se dissimu<strong>le</strong>r <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t aux stades supérieurs de l’humanité 43 . »<br />

Sans aboutir à la formalisation d’une loi à même de décrire <strong>en</strong> un seul concept <strong>le</strong>s métamorphoses de la<br />

forme anima<strong>le</strong> dans son intégralité, Goethe parvi<strong>en</strong>dra cep<strong>en</strong>dant à énoncer deux lois de développem<strong>en</strong>t<br />

partiel : la première concerne la moel<strong>le</strong> épinière et <strong>le</strong> cerveau, la seconde <strong>le</strong>s os qui conti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ces organes,<br />

<strong>le</strong>s vertèbres et <strong>le</strong> crâne. D’une part, <strong>le</strong> cerveau représ<strong>en</strong>te à ses yeux un état supérieur de la moel<strong>le</strong> épinière,<br />

et chaque c<strong>en</strong>tre nerveux ganglionnaire peut être considéré comme un cerveau demeuré à un stade inférieur<br />

39 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 83<br />

40 Goethe, JW, Schrift<strong>en</strong> zur Kunst, Schrift<strong>en</strong> zur Litteratur, Maxim<strong>en</strong> und Ref<strong>le</strong>xion<strong>en</strong> , Munich, 1981, p. 173 cité in<br />

Lacoste, Jean, Goethe, sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 49<br />

41 Lacoste, Jean, Goethe, sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 50<br />

42 Dont il fait <strong>le</strong> récit dans <strong>le</strong>s Anna<strong>le</strong>s de 1790 (cf. Lacoste, Jean, Goethe, sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 50)<br />

43 Goethe, JW, Autobiographische Schrift<strong>en</strong> II , Munich, 1981, p. 436 cité in Lacoste, Jean, Goethe, sci<strong>en</strong>ce et<br />

philosophie, p. 51<br />

18


de développem<strong>en</strong>t. D’autre part, <strong>le</strong>s os du crâne qui <strong>en</strong>ferm<strong>en</strong>t <strong>le</strong> cerveau résult<strong>en</strong>t quant à eux, selon la<br />

même loi d’<strong>en</strong>noblissem<strong>en</strong>t des formes à l’œuvre dans <strong>le</strong> corps, d'une transformation des vertèbres qui<br />

<strong>en</strong>velopp<strong>en</strong>t la moel<strong>le</strong>. Le poète ne développera pas beaucoup plus ses réf<strong>le</strong>xions sur la recherche d’une<br />

typologie anima<strong>le</strong> unique.<br />

1.1.4. Optique : <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs du ciel et du So<strong>le</strong>il<br />

Mais <strong>le</strong> champ sci<strong>en</strong>tifique auquel Goethe a proportionnel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t consacré <strong>le</strong> plus de temps et d’énergie est<br />

indéniab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t celui de l’optique. Ce n’est certainem<strong>en</strong>t pas un hasard, dans la mesure où il s’agit éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />

du domaine d’étude qui <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t par nature <strong>le</strong>s li<strong>en</strong>s <strong>le</strong>s plus étroits avec l’art et la peinture.<br />

Là <strong>en</strong>core tout semb<strong>le</strong> débuter <strong>en</strong> Italie. Goethe a l’intuition que <strong>le</strong>s chefs-d'œuvre de l'art antique ont été<br />

créés « selon <strong>le</strong>s lois mêmes d’après laquel<strong>le</strong> la nature procède» 44 , et que <strong>le</strong>s chefs-d'œuvre de l'art sont ainsi<br />

par-dessus tout <strong>le</strong>s chefs-d'œuvre de la nature. Cette idée l’incite à rechercher ces lois <strong>en</strong> remontant aux<br />

origines de l’art classique, et ainsi à s’évader vers <strong>le</strong> sud et <strong>le</strong>s chefs d’œuvres de la R<strong>en</strong>aissance itali<strong>en</strong>ne. Il<br />

décrit ainsi comm<strong>en</strong>t, au fil de la fréqu<strong>en</strong>tation des peintres itali<strong>en</strong>s, il est parv<strong>en</strong>u à découvrir peu à peu <strong>le</strong>s<br />

lois naturel<strong>le</strong>s qui command<strong>en</strong>t à la création d'une œuvre d'art. Un seul élém<strong>en</strong>t pourtant conserve à ses yeux<br />

<strong>le</strong> mystère de son effet : <strong>le</strong> coloris.<br />

« Je me réjouis lorsque je vis la façon dont la poésie et <strong>le</strong>s arts plastiques pouvai<strong>en</strong>t mutuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />

s’influ<strong>en</strong>cer. Bi<strong>en</strong> des choses isolés devinr<strong>en</strong>t distinctes, et l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> s’éclaira à mes yeux. Mais il est un seul<br />

point dont je ne pus me r<strong>en</strong>dre un tant soit peu raison : c’était <strong>le</strong> coloris. 45 »<br />

Il rapporte lui-même dans ses Confessions que plusieurs tab<strong>le</strong>aux sont composés ou analysés <strong>en</strong> sa prés<strong>en</strong>ce ;<br />

« <strong>le</strong>ur composition et <strong>le</strong>urs parties avai<strong>en</strong>t été soigneusem<strong>en</strong>t étudiées quant à <strong>le</strong>ur disposition et à <strong>le</strong>urs<br />

formes ». Il observe, il interroge, il écoute avec att<strong>en</strong>tion. Alors que <strong>le</strong>s artistes peuv<strong>en</strong>t lui faire part de la<br />

plupart de <strong>le</strong>urs procédés de composition et d’organisation de la toi<strong>le</strong>, lorsqu’il évoque <strong>le</strong> coloris, personne<br />

ne semb<strong>le</strong> <strong>en</strong> mesure de lui expliquer précisém<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s rapports des cou<strong>le</strong>urs <strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s, ses lois d’ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t<br />

ou ses effets esthétiques. D’où vi<strong>en</strong>t que <strong>le</strong> jaune transmet invariab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t une s<strong>en</strong>sation agréab<strong>le</strong> de cha<strong>le</strong>ur.<br />

<strong>Pour</strong>quoi <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u évoque-il au contraire la froideur ? Qu’est ce qui r<strong>en</strong>d si harmonieux <strong>le</strong> rapprochem<strong>en</strong>t du<br />

jaune et du vio<strong>le</strong>t ? Goethe n'<strong>en</strong> peut obt<strong>en</strong>ir d'explication d’aucun peintre : tout semb<strong>le</strong> arbitraire et subjectif<br />

alors même que <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>sations produites ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t indéniab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t pour une large part de l’objectivité.<br />

44 Goethe, JW, Voyage <strong>en</strong> Italie, p. 195<br />

45 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des cou<strong>le</strong>urs, p. 454<br />

19


« Mais lorsqu’on <strong>en</strong> v<strong>en</strong>ait à la cou<strong>le</strong>ur, tout semblait être abandonné au hasard, hasard déterminé par<br />

un certain goût, goût déterminé à son tour par une certaine habitude, l’habitude par <strong>le</strong> préjugé, <strong>le</strong> préjugé par la<br />

personnalité de l’artiste, du connaisseur ou de l’amateur. 46 »<br />

Il compr<strong>en</strong>d alors qu'il va lui falloir d’abord saisir <strong>le</strong>s lois naturel<strong>le</strong>s de la cou<strong>le</strong>ur pour pénétrer <strong>en</strong>suite cel<strong>le</strong>s<br />

de la composition. Or ni ses notions d’étudiants quant à la nature physique des phénomènes lumineux, ni <strong>le</strong>s<br />

manuels de sci<strong>en</strong>ces qu’il consulte à l’époque ne semb<strong>le</strong>nt non plus lui apporter de réponses.<br />

«J'étais persuadé comme tout <strong>le</strong> monde de ce que la totalité des cou<strong>le</strong>urs était cont<strong>en</strong>ue dans la<br />

lumière; on ne m'avait jamais dit autre chose et je n'avais jamais trouvé la moindre raison d'<strong>en</strong> douter, car je ne<br />

m’intéressais pas davantage à la question. […] Mais <strong>en</strong> revanche, je ne me rappel<strong>le</strong> pas avoir jamais vu <strong>le</strong>s<br />

expéri<strong>en</strong>ces par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s la théorie newtoni<strong>en</strong>ne est c<strong>en</strong>sée être démontrée. 47 »<br />

La cou<strong>le</strong>ur comme qualité, tel est <strong>le</strong> propos de Goethe dans la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre, ouvrage dédié à la sci<strong>en</strong>ce du<br />

regard par laquel<strong>le</strong> l’univers par<strong>le</strong> à notre œil plus qu’à la sci<strong>en</strong>ce de la lumière <strong>en</strong> tant que tel<strong>le</strong>. Le poète<br />

souhaite par ce traité indiquer aux artistes <strong>le</strong>s lois qui <strong>le</strong>s amèneront à une utilisation consci<strong>en</strong>te de la<br />

s<strong>en</strong>sation colorée. Mais, quand il comm<strong>en</strong>ce à s'y intéresser, il découvre que, de cette conception<br />

newtoni<strong>en</strong>ne, qui régnait déjà comme aujourd'hui dans <strong>le</strong> monde savant, il ne peut « ri<strong>en</strong> tirer d'uti<strong>le</strong> à ses<br />

fins» 48 . Nous ne détail<strong>le</strong>rons pas dans cette partie la théorie de l’optique de Newton, mais il suffit de savoir<br />

que, selon <strong>le</strong> principal fondateur de la physique moderne, la lumière blanche tel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> est émise par <strong>le</strong><br />

so<strong>le</strong>il, est constituée de rayons colorés. Les cou<strong>le</strong>urs apparaiss<strong>en</strong>t quand on dégage de la lumière blanche et<br />

qu'on iso<strong>le</strong> <strong>le</strong>s élém<strong>en</strong>ts qui la compos<strong>en</strong>t, par exemp<strong>le</strong> au moy<strong>en</strong> d’un prisme qui dévie <strong>le</strong>s rayons lumineux<br />

d’un ang<strong>le</strong> fonction de la longueur d’onde 49 , et donc de la cou<strong>le</strong>ur de chaque composante. Goethe estimait<br />

que cette théorie réduisait odieusem<strong>en</strong>t <strong>le</strong> phénomène qualitatif à des longueurs d’onde, à une pure<br />

expression quantitative, sans considération de l’effet subjectif provoqué par <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs sur l’observateur<br />

humain.<br />

Aussi veut-il observer <strong>le</strong>s faits par lui-même. Il s'adresse alors au Conseil<strong>le</strong>r aulique Buttner, à léna, qui lui<br />

prête tout l’appareillage optique nécessaire. Occupé d'abord à d'autres travaux, il n’a fina<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t guère <strong>le</strong><br />

loisir de se consacrer aux expéri<strong>en</strong>ces qu’il planifiait, et il s'apprête, sur la demande de Büttner, à lui r<strong>en</strong>dre<br />

ses outils, lorsqu’il pr<strong>en</strong>d un prisme <strong>en</strong> main, pour regarder un mur blanc par transpar<strong>en</strong>ce. Il s'att<strong>en</strong>d à la<br />

voir apparaître colorée <strong>en</strong> une succession de teintes diverses. Mais alors que l’image réfractée via <strong>le</strong> prisme<br />

46<br />

Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des cou<strong>le</strong>urs, p. 454<br />

47<br />

Ibid. , p. 456<br />

48<br />

Ibid., p. 456<br />

49<br />

A l’époque chaque cou<strong>le</strong>ur pouvait être caractérisée par son ang<strong>le</strong> de réfraction. C’est par la suite seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t que l’on<br />

découvrira <strong>le</strong> li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre cet ang<strong>le</strong> et l’indice optique de réfraction des matériaux transpar<strong>en</strong>ts, lui-même fonction de la<br />

longueur d’onde de la lumière incid<strong>en</strong>te. Cette loi de réfraction explique pourquoi des rayons de cou<strong>le</strong>urs différ<strong>en</strong>tes<br />

suiv<strong>en</strong>t des trajets différ<strong>en</strong>ts dans <strong>le</strong>s milieux dont l’indice optique est différ<strong>en</strong>t de l’unité.<br />

20


demeure blanche <strong>en</strong> son c<strong>en</strong>tre, <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs ne se montr<strong>en</strong>t qu'à la limite du blanc et de l'ombre, à<br />

l’emplacem<strong>en</strong>t des traverses des f<strong>en</strong>êtres de la pièce. Ces observations incit<strong>en</strong>t Goethe à p<strong>en</strong>ser que la théorie<br />

de Newton est peut-être fausse, et que <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs ne sont pas cont<strong>en</strong>ues dans la seu<strong>le</strong> lumière blanche, mais<br />

que l’ombre et la lumière jou<strong>en</strong>t un rô<strong>le</strong> égal dans l’apparition des cou<strong>le</strong>urs. Fidè<strong>le</strong> à sa conception de<br />

l’équilibre et de la symétrie du monde, il fait ainsi l’hypothèse que <strong>le</strong>s mêmes lois doiv<strong>en</strong>t agir sur <strong>le</strong> noir et<br />

sur <strong>le</strong> blanc :<br />

«Puisque dans <strong>le</strong> premier cas la lumière se décomposait <strong>en</strong> cou<strong>le</strong>urs si diverses, je me dis que<br />

l’obscurité devait aussi être considérée comme décomposée <strong>en</strong> cou<strong>le</strong>urs. 50 »<br />

Au fil des différ<strong>en</strong>tes expéri<strong>en</strong>ces qu’il mènera, non seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t jusqu’<strong>en</strong> 1810, date de la publication de la<br />

Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre, mais quasim<strong>en</strong>t jusqu’à la fin de ses jours, Goethe continuera à m<strong>en</strong>er ses propres expéri<strong>en</strong>ces,<br />

sinon à suivre avec att<strong>en</strong>tion cel<strong>le</strong>s que réaliseront <strong>le</strong>s hommes de sci<strong>en</strong>ces de son temps et il <strong>le</strong>s considèrera<br />

à chaque fois comme des confirmations de ses premières assertions quant aux natures intimes de la lumière<br />

et de la cou<strong>le</strong>ur.<br />

La grande hypothèse de Goethe est donc que <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs naiss<strong>en</strong>t de l'action combinée de la clarté et de<br />

l'ombre. Le prisme intervi<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>, certes, mais son rô<strong>le</strong> ne consiste pas à dévoi<strong>le</strong>r une multiplicité<br />

préexistante au sein de la lumière blanche, mais à superposer partiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t ces deux élém<strong>en</strong>ts primordiaux<br />

pour <strong>en</strong> faire naître tout <strong>le</strong> spectre des cou<strong>le</strong>urs visib<strong>le</strong>s. Il s’agit bi<strong>en</strong> d’une naissance des cou<strong>le</strong>urs à partir de<br />

la lumière et de l’obscurité, et non d’une simp<strong>le</strong> extraction de la seu<strong>le</strong> lumière blanche. Ainsi, conformém<strong>en</strong>t<br />

à la démarche qu’il avait déjà mise <strong>en</strong> œuvre dans ses autres études naturalistes, il va chercher à lire l’origine<br />

des cou<strong>le</strong>urs directem<strong>en</strong>t dans la nature el<strong>le</strong>-même, et contrairem<strong>en</strong>t à Newton, <strong>en</strong> s’efforçant de ne pas<br />

« mettre à la torture la lumière » à l’aide de prisme et de bancs d’optique <strong>en</strong> laboratoire. Il espère ainsi<br />

trouver dans la nature un cas représ<strong>en</strong>tatif de l’apparition des cou<strong>le</strong>urs à partir des seu<strong>le</strong>s lumière et ombre.<br />

Goethe découvrit ce phénomène primordial de la lumière et de l’ombre dans <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs du so<strong>le</strong>il et du ciel.<br />

Par temps clair, la cou<strong>le</strong>ur du ciel au-dessus de nous est d’un b<strong>le</strong>u éclatant, dont <strong>le</strong> ton s’éclaircit au fur et à<br />

mesure que <strong>le</strong> regard s’abaisse vers l’horizon. Si par contre nous gravissons une montagne nous voyons ce<br />

b<strong>le</strong>u s’obscurcir progressivem<strong>en</strong>t jusqu’à dev<strong>en</strong>ir vio<strong>le</strong>t. Si nous pouvions al<strong>le</strong>r plus haut <strong>en</strong>core <strong>en</strong> haute<br />

atmosphère 51 , il continuerait à s’obscurcir jusqu’à dev<strong>en</strong>ir noir. Quand nous regardons <strong>le</strong> ciel, nous voyons<br />

de l’obscurité à travers l’atmosphère qui est illuminée par <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il. La teinte du b<strong>le</strong>u que nous voyons dép<strong>en</strong>d<br />

de l’épaisseur de l’atmosphère à travers laquel<strong>le</strong> nous regardons l’obscurité du cosmos. Plus l’atmosphère est<br />

épaisse plus nous avons un b<strong>le</strong>u de ton clair. Goethe suggère que l’atmosphère, qu’il nomme un « milieu<br />

50 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des cou<strong>le</strong>urs, p. 459<br />

51 Goethe ne disposait pas pour m<strong>en</strong>er ses observations des aéronefs modernes, mais ses hypothèses ne sont pas<br />

contradictoires avec <strong>le</strong>s mesures et observations rassemblées aujourd’hui.<br />

21


troub<strong>le</strong> » joue ici <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’un médium baigné de la lumière diffuse du so<strong>le</strong>il. Lorsque nous portons notre<br />

regard vers <strong>le</strong> ciel, nous regardons de l’obscurité à travers de la lumière diffuse, et cette obscurité, cette<br />

ombre nous apparaît d’un b<strong>le</strong>u d’autant plus clair que <strong>le</strong> milieu troub<strong>le</strong> traversé est épais. Goethe affirme <strong>en</strong><br />

conséqu<strong>en</strong>ce que l’origine du b<strong>le</strong>u est l’éclaircissem<strong>en</strong>t de l’obscurité qui se produit lorsque cel<strong>le</strong>-ci est vue à<br />

travers la lumière.<br />

L’origine du rouge et du jaune peut être expliquée de la même façon, par l’observation des diverses teintes<br />

que peut pr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il lorsqu’on l’observe à travers l’atmosphère. Lorsque par temps clair, il se trouve au<br />

zénith, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il apparaît jaune d’or. Il s’obscurcit et rougeoie à mesure qu’il décline vers l’horizon à son<br />

coucher, c’est-à-dire à mesure que l’épaisseur du médium troub<strong>le</strong> <strong>en</strong>tre l’observateur et l’astre du jour<br />

augm<strong>en</strong>te. Tandis que dans <strong>le</strong> phénomène d’apparition du b<strong>le</strong>u, <strong>le</strong> milieu troub<strong>le</strong> diffusait la lumière, dans <strong>le</strong><br />

phénomène d’apparition du jaune, il devi<strong>en</strong>t un médium qui diffuse l’obscurité. Nous regardons ici la<br />

lumière à travers l’atmosphère qui obscurcit ce qui est vu à mesure que croit son épaisseur. Si nous allons<br />

plus <strong>en</strong> altitude, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il devi<strong>en</strong>t d’autant plus blanc que l’épaisseur de l’atmosphère diminue. Ainsi l’origine<br />

du rouge, de l’orange et du jaune est l’obscurcissem<strong>en</strong>t de la lumière qui se produit lorsque cel<strong>le</strong>-ci est vue à<br />

travers l’obscurité. Plus nous nous rapprochons de l’espace et réduisons l’influ<strong>en</strong>ce du milieu troub<strong>le</strong>, plus<br />

nous sommes <strong>en</strong> mesure de percevoir l’ombre et la lumière dans <strong>le</strong>urs manifestations ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>s. Dans la<br />

conception goethé<strong>en</strong>ne de l’optique, ce sont l’ombre et lumière qui constitu<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s élém<strong>en</strong>ts primitifs, et non<br />

pas, comme dans la théorie newtoni<strong>en</strong>ne, chacune des raies du spectre des cou<strong>le</strong>urs. C’est ainsi que Goethe<br />

apprit à voir dans <strong>le</strong> phénomène naturel primordial de la cou<strong>le</strong>ur l’apparition des diverses nuances de b<strong>le</strong>u,<br />

de jaune et de rouge, si bi<strong>en</strong> qu’à cet exemp<strong>le</strong> il put expliquer comm<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> du spectre des cou<strong>le</strong>urs<br />

résultait des seu<strong>le</strong>s lumière et obscurité.<br />

Dans <strong>le</strong> Traité des cou<strong>le</strong>urs, dans <strong>le</strong> chapitre consacré aux cou<strong>le</strong>urs physiques, Goethe appel<strong>le</strong> ainsi <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il<br />

la lumière primordia<strong>le</strong>. Au-delà de l’évid<strong>en</strong>ce liée à la remarque sur ce point de physique, et à l’aune des<br />

explications qui précèd<strong>en</strong>t, nous compr<strong>en</strong>ons à prés<strong>en</strong>t beaucoup mieux la manière dont l’écrivain <strong>en</strong>visage<br />

<strong>le</strong>s rapports <strong>en</strong>tre la source de la lumière et <strong>le</strong>s fractions du spectre :<br />

« […] parce que l’image du so<strong>le</strong>il est de la plus grande énergie qui nous soit connue ; c’est pourquoi<br />

aussi son image secondaire sera puissante et, nonobstant sa nature secondaire, troub<strong>le</strong> et obscurcie, paraîtra<br />

<strong>en</strong>core magnifique et étincelante. Les cou<strong>le</strong>urs projetées par la lumière du so<strong>le</strong>il à travers <strong>le</strong> prisme sur un objet<br />

quelconque apport<strong>en</strong>t avec el<strong>le</strong>s une luminosité puissante, parce qu’el<strong>le</strong>s ont <strong>en</strong> quelque sorte à l’arrière plan<br />

lumière primordia<strong>le</strong> de la plus grande énergie. 52 »<br />

52 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 174<br />

22


1.1.5. Essai d’une définition de la notion d’Urphänom<strong>en</strong><br />

A la lumière des exemp<strong>le</strong>s que nous avons développés dans cette partie, nous constatons que l’idée<br />

d’Urphänom<strong>en</strong> est particulièrem<strong>en</strong>t origina<strong>le</strong> et ambiguë, et que nous ne pouvions effectivem<strong>en</strong>t pas nous<br />

affranchir de l’étude détaillée de ses différ<strong>en</strong>tes occurr<strong>en</strong>ces dans <strong>le</strong>s travaux du poète. L’usage récurr<strong>en</strong>t du<br />

préfixe « Ur » exprime la dim<strong>en</strong>sion et l’importance décisive que Goethe accorde à l’ide de totalité dans ses<br />

recherches naturalistes. Didier Hurson 53 cite <strong>le</strong> dictionnaire de J. & W. Grimm, qui nous donne <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s<br />

courant de ce préfixe, tout <strong>en</strong> précisant que Goethe est celui qui <strong>en</strong> a fait l’usage combinatoire <strong>le</strong> plus<br />

abondant :<br />

« qui se rapporte aux débuts, prés<strong>en</strong>t, original, primitif, infalsifié, pur… […] l’emploi du préfixe qui<br />

devi<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus fréqu<strong>en</strong>t au cours du dernier tiers du XVIII ème sièc<strong>le</strong> est lié à un tournant pris par la vie<br />

de la p<strong>en</strong>sée qui cherche à dépasser <strong>le</strong> prosaïsme de l’expéri<strong>en</strong>ce tel que l’éducation des Lumières <strong>le</strong><br />

transmettait, pour atteindre aux sources originel<strong>le</strong>s de la vie. 54 »<br />

Du point de vue du poète, il semb<strong>le</strong> que <strong>le</strong> préfixe « Ur » conti<strong>en</strong>ne toute une sci<strong>en</strong>ce des principes primitifs,<br />

et qu’il soit porteur de l’unité de toute éclosion phénoména<strong>le</strong>, unité non seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t à l’intérieur de chaque<br />

domaine de la sci<strong>en</strong>ce, mais éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s domaines. L’Urphänom<strong>en</strong> participe <strong>en</strong> partie du s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, ce<br />

qui <strong>le</strong> différ<strong>en</strong>cie forcém<strong>en</strong>t de la pure idée platonici<strong>en</strong>ne, mais éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t d’une composante que l’on<br />

pourrait nommer spirituel<strong>le</strong>. Nous avions qualifié plus haut, dans <strong>le</strong> cas de l’Urpflanze, ces phénomènes de<br />

« supras<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s », dans la mesure où ils semblai<strong>en</strong>t manifester l’idée plus p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t que <strong>le</strong>s phénomènes<br />

moins « nob<strong>le</strong>s ». Au début de Maximes et Réf<strong>le</strong>xions, Goethe énonce quelques élém<strong>en</strong>ts qui permett<strong>en</strong>t de<br />

cerner davantage la signification de cette notion :<br />

de complétude.<br />

« Phénomènes primaires : idéels, réels, symboliques, id<strong>en</strong>tiques.<br />

Expéri<strong>en</strong>ce empirique : multiplication illimitée de ces derniers, donc espérance d’aide, désespérance<br />

Phénomène primaire :<br />

Idéel <strong>en</strong> tant qu’ultimem<strong>en</strong>t connaissab<strong>le</strong> ;<br />

Réel <strong>en</strong> tant que connu<br />

Symbolique parce qu’il compr<strong>en</strong>d tous <strong>le</strong>s cas,<br />

Id<strong>en</strong>tique avec tous <strong>le</strong>s cas. 55 »<br />

53 Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 36<br />

54 Dictionnaire de J&W Grimm, Volume 24, Leipzig 1936, p. 2355<br />

55 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 116<br />

23


Nous pouvons remarquer que <strong>le</strong>s extraits cités nous font passer du pluriel au singulier, comme s’il existait un<br />

état primitif antérieur à la multitude des phénomènes primordiaux eux-mêmes. A une autre reprise Goethe<br />

précise que l’utilisation du pluriel « Idées » est inadéquate et qu’il n’existe qu’une seu<strong>le</strong> « Idée » :<br />

« L’idée est éternel<strong>le</strong> et unique ; il est donc mal v<strong>en</strong>u d’<strong>en</strong> par<strong>le</strong>r aussi au pluriel. Tout ce que nous<br />

appréh<strong>en</strong>dons et tout ce dont nous pouvons par<strong>le</strong>r ne sont que des manifestations de l’Idée ; nous énonçons des<br />

concepts et dans cette mesure l’Idée est el<strong>le</strong>-même un concept.<br />

Ce que l’on appel<strong>le</strong> Idée : ce qui toujours se manifeste et se prés<strong>en</strong>te donc à nous comme la loi de<br />

toute manifestation 56 . »<br />

L’influ<strong>en</strong>ce des écrits de Spinoza, tels que Goethe <strong>le</strong>s a compris, apparaît peut-être ici de façon diffuse : on<br />

perçoit <strong>en</strong> effet assez bi<strong>en</strong> dans sa démarche, la volonté de faire procéder tout l’univers phénoménal d’une<br />

« substance unique », de laquel<strong>le</strong> décou<strong>le</strong>rai<strong>en</strong>t des attributs spirituels (la « P<strong>en</strong>sée » au s<strong>en</strong>s spinoziste) et<br />

des attributs matériels (« l’Et<strong>en</strong>due »), <strong>le</strong> phénomène primordial permettant, au moy<strong>en</strong> d’une intuition<br />

supérieure, sorte de « connaissance du troisième type », de percevoir immédiatem<strong>en</strong>t l’unité qui lie l’idée et<br />

l’objet.<br />

La notion de phénomène primitif semb<strong>le</strong> par ail<strong>le</strong>urs étroitem<strong>en</strong>t appar<strong>en</strong>tée à cel<strong>le</strong> d’int<strong>en</strong>sification (ou<br />

Steigerung) que nous étudierons un peu plus bas : il semb<strong>le</strong> qu’aux différ<strong>en</strong>ts stades d’une évolution, <strong>le</strong>s<br />

phénomènes manifest<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong>urs formes matériel<strong>le</strong>s, avec plus ou moins d’évid<strong>en</strong>ce, une certaine idée<br />

directrice, un certain modè<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong> fruit, par exemp<strong>le</strong>, l’idée de la plante, la loi végéta<strong>le</strong>, ne se remarque<br />

que faib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t. L’idée et la perception, ne se recouvr<strong>en</strong>t pas. En revanche :<br />

« Au cours de la floraison, la loi de la vie végéta<strong>le</strong> apparaît dans sa manifestation suprême et la rose<br />

serait alors du même coup <strong>le</strong> sommet de cette manifestation 57 . »<br />

Par « int<strong>en</strong>sification », Goethe <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d donc signifier que la nature cherche à créer des formes qui, <strong>en</strong><br />

progression asc<strong>en</strong>dante et continue, manifest<strong>en</strong>t toujours plus s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s idées des choses. Il faut<br />

souligner que <strong>le</strong> poète ne semb<strong>le</strong> jamais établir de dualisme <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> monde des idées et celui des formes<br />

manifestées : il ne conçoit pas <strong>le</strong>s idées hors de la perception ; il n’imagine pas un monde idéel qui ne<br />

pénètrerait pas <strong>le</strong>s phénomènes, <strong>le</strong>s minéraux et <strong>le</strong>s organismes de la nature, qui n’<strong>en</strong> causerait pas la<br />

naissance, <strong>le</strong> développem<strong>en</strong>t et la disparition. Nous avons déjà m<strong>en</strong>tionné la méfiance qu’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t Goethe à<br />

l’égard de la métaphysique, du christianisme et des philosophies à son goût insuffisamm<strong>en</strong>t ancrées dans la<br />

réalité – tel<strong>le</strong>s cel<strong>le</strong> de Hegel, pour n’<strong>en</strong> citer qu’une. Nous pouvons nous <strong>en</strong> convaincre davantage <strong>en</strong><br />

56 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 116<br />

57 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 84<br />

24


elisant certains de ses échanges avec Jacobi 58 . L’écrivain ti<strong>en</strong>t ainsi tout système qui voudrait s’<strong>en</strong>fermer<br />

dans une p<strong>en</strong>sée ou une spiritualité pure, déracinées du monde des perceptions, comme malsaines et sans<br />

consistance. Le monde idéel est, au s<strong>en</strong>s de l’id<strong>en</strong>tité, la puissance créatrice de la nature. Mais ce flux<br />

spirituel du dev<strong>en</strong>ir universel n’apparaît pas aux yeux de chair, sauf dans <strong>le</strong> groupe restreint des phénomènes<br />

primitifs, où <strong>le</strong>s idées apparaiss<strong>en</strong>t immédiatem<strong>en</strong>t lisib<strong>le</strong>s au regard exercé – <strong>en</strong> quelque sorte lui-même<br />

int<strong>en</strong>sifié – : l’int<strong>en</strong>sification y atteint sont but, l’idée devi<strong>en</strong>t immédiatem<strong>en</strong>t perceptib<strong>le</strong>, <strong>le</strong> génie de la<br />

nature se dévoi<strong>le</strong> à la surface des choses. C’est que Goethe veut probab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t signifier lorsqu’il répond à<br />

Schil<strong>le</strong>r, lors de <strong>le</strong>ur premier <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> :<br />

« Il m’est très agréab<strong>le</strong> d’avoir des idées sans <strong>le</strong> savoir, <strong>en</strong> <strong>le</strong>s voyant même de mes yeux ! »<br />

Dans <strong>le</strong>s phénomènes grossièrem<strong>en</strong>t matériels, l’idée n’est accessib<strong>le</strong> qu’à la p<strong>en</strong>sée ; mais au sommet de<br />

l’int<strong>en</strong>sification, dans <strong>le</strong>s phénomènes primordiaux, l’œil la perçoit : <strong>le</strong> s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> devi<strong>en</strong>t alors spirituel, et <strong>le</strong><br />

spirituel, s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>. Goethe conçoit la nature pénétrée tout <strong>en</strong>tière par l’esprit. Il semb<strong>le</strong> que dans sa<br />

conception, il y ait continuité <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s formes matériel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus brutes de la nature et <strong>le</strong>s manifestations <strong>le</strong>s<br />

plus subti<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s plus é<strong>le</strong>vées de l’esprit. Comme Leibniz, l’écrivain semb<strong>le</strong> t<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> horreur l’idée de<br />

rupture. Les formes diffèr<strong>en</strong>t donc, certes, selon que l’esprit s’y manifeste plus ou moins clairem<strong>en</strong>t, mais il<br />

n’y a pas de matière non spirituel<strong>le</strong> morte. Le génie de la nature donne seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t aux choses des formes plus<br />

ou moins adéquates à l’ess<strong>en</strong>ce idéel<strong>le</strong> ; mais matière et esprit demeur<strong>en</strong>t indissociab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t liés dans tous <strong>le</strong>s<br />

règnes de la nature, à tous <strong>le</strong>s stades de l’évolution, des plus infimes grains de poussière à la lumière solaire<br />

la plus pure.<br />

« Lorsque <strong>le</strong>s idées disparaiss<strong>en</strong>t du monde, bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s objets disparaiss<strong>en</strong>t aussi. Dans un s<strong>en</strong>s<br />

é<strong>le</strong>vé, on peut dire que l’Idée est l’objet. 59 »<br />

Ces phénomènes primitifs, bi<strong>en</strong> qu’ils mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce avec une clarté particulière la structure idéel<strong>le</strong><br />

d’un règne ou d’un organisme, sont donc d’une nature id<strong>en</strong>tique aux autres, c’est-à-dire que contrairem<strong>en</strong>t<br />

aux idées platonici<strong>en</strong>nes qui ne sont accessib<strong>le</strong>s que par la p<strong>en</strong>sée, <strong>le</strong>s phénomènes primitifs font partie du<br />

monde s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>. Ce sont des choses des objets, des réalités auxquels on accède par l’action combinée des<br />

s<strong>en</strong>s, de l’imagination et de l’intuition <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due comme une sorte de vision spirituel<strong>le</strong>, et non de<br />

l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t seul 60 . Mais ils ne se montr<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong>ur p<strong>le</strong>ine expression que fugitivem<strong>en</strong>t, après un long<br />

travail préalab<strong>le</strong> d’observation, d’analyse et de méditation sur un grand nombre de cas particuliers.<br />

58 Notamm<strong>en</strong>t sa <strong>le</strong>ttre à Jacobi du 5 mai 1786, citée <strong>en</strong> conclusion, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 91<br />

59 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 74<br />

60 C’est là l’un des aspects qui différ<strong>en</strong>cie la philosophie de la connaissance de Goethe de cel<strong>le</strong> de Kant. Nous aurons<br />

l’occasion, dans notre dernière partie, d’examiner <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>tes étapes de l’observation goethé<strong>en</strong>ne et de mettre <strong>en</strong><br />

lumière l’articulation qui se réalise <strong>en</strong>tre observation, imagination et intuition.<br />

25


« Aucun phénomène ne s’explique de et par lui-même ; seuls plusieurs pris <strong>en</strong>semb<strong>le</strong> et organisés<br />

avec méthode finiss<strong>en</strong>t par donner quelque chose qui peut avoir quelque va<strong>le</strong>ur pour la théorie 61 »<br />

Le paragraphe de la théorie des cou<strong>le</strong>urs où <strong>le</strong>s phénomènes primitifs sont m<strong>en</strong>tionnés pour la première fois<br />

décrit la démarche à la fois empirique et intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> conduisant à <strong>le</strong>ur perception :<br />

« Les phénomènes que nous percevons par nos s<strong>en</strong>s ne sont <strong>le</strong> plus souv<strong>en</strong>t que des cas qui, avec<br />

quelque att<strong>en</strong>tion, peuv<strong>en</strong>t être rattachés à des rubriques généra<strong>le</strong>s connues empiriquem<strong>en</strong>t. Cel<strong>le</strong>s-ci, à <strong>le</strong>ur<br />

tour, se class<strong>en</strong>t sous des rubriques sci<strong>en</strong>tifiques qui, el<strong>le</strong>s-mêmes, r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t à un niveau supérieur et ainsi<br />

port<strong>en</strong>t à notre connaissance certaines conditions indisp<strong>en</strong>sab<strong>le</strong>s du phénomène. C’est à partir de là que peu à<br />

peu tous <strong>le</strong>s phénomènes apparaiss<strong>en</strong>t soumis à des règ<strong>le</strong>s et à des lois supérieures qui se révè<strong>le</strong>nt par des mots<br />

et des hypothèses à notre <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t, mais par des phénomènes à notre vue intuitive. Nous nommons ceux-ci<br />

phénomènes primitifs (Urphänom<strong>en</strong>), car ri<strong>en</strong> dans ce qui se manifeste visib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t n’est au-dessus d’eux, et ils<br />

sont au contraire parfaitem<strong>en</strong>t aptes à nous faire rev<strong>en</strong>ir par degrés <strong>le</strong> long de la voie par laquel<strong>le</strong> nous nous<br />

étions é<strong>le</strong>vés, jusqu’au cas <strong>le</strong> plus commun de l’expéri<strong>en</strong>ce quotidi<strong>en</strong>ne. 62 »<br />

Dans son introduction au Traité des cou<strong>le</strong>urs, Goethe écrit <strong>en</strong>core :<br />

« Nous croyons mériter la reconnaissance du philosophe pour avoir cherché à remonter jusqu’aux<br />

sources premières des phénomènes, là où simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t ils apparaiss<strong>en</strong>t et sont, sans que ri<strong>en</strong> de plus ne soit <strong>en</strong><br />

eux à expliquer. 63 »<br />

Goethe ti<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s phénomènes primitifs comme la limite extrême à laquel<strong>le</strong> notre connaissance du monde peut<br />

accéder. Derrière <strong>le</strong> phénomène primitif, il n’y a plus ri<strong>en</strong> à chercher ni à compr<strong>en</strong>dre, car <strong>le</strong> poète est<br />

convaincu qu’il n’est pas possib<strong>le</strong> de ram<strong>en</strong>er un phénomène comp<strong>le</strong>xe à un phénomène d’un autre ordre.<br />

Ainsi par exemp<strong>le</strong>, seul ce qui est mouvem<strong>en</strong>t, dans un phénomène, peut être dérivé du mouvem<strong>en</strong>t ; mais<br />

l'élém<strong>en</strong>t qualitatif de la cou<strong>le</strong>ur et de la lumière ne peut être ram<strong>en</strong>é qu'à un élém<strong>en</strong>t qualitatif du même<br />

ordre. La mécanique peut ram<strong>en</strong>er des mouvem<strong>en</strong>ts composés à des mouvem<strong>en</strong>ts simp<strong>le</strong>s, immédiatem<strong>en</strong>t<br />

intelligib<strong>le</strong>s. La théorie des cou<strong>le</strong>urs doit ram<strong>en</strong>er des phénomènes comp<strong>le</strong>xes de la lumière à des<br />

phénomènes originels qui puiss<strong>en</strong>t être saisis de la même façon, c’est-à-dire appart<strong>en</strong>ant au même ordre<br />

phénoménal. Un mouvem<strong>en</strong>t simp<strong>le</strong> est un phénomène originel, au même titre que l'apparition du jaune par<br />

l'action combinée de l'ombre et de la clarté. Goethe se refuse <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce, tout comme Kant, à réduire <strong>le</strong><br />

vivant à des explications purem<strong>en</strong>t mécaniques. Selon lui, <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces naturel<strong>le</strong>s et physiques devrai<strong>en</strong>t<br />

limiter <strong>le</strong>urs recherches à l’iso<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t du phénomène primordial pour chaque domaine particulier d’étude, et<br />

61 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p.73<br />

62 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 138<br />

63 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 92<br />

26


surtout résister à la t<strong>en</strong>tation de vouloir passer outre, <strong>en</strong> imaginant derrière <strong>le</strong> prét<strong>en</strong>du voi<strong>le</strong> des appar<strong>en</strong>ces,<br />

des mécanismes imperceptib<strong>le</strong>s, comme Newton et d’autres savants <strong>le</strong> fir<strong>en</strong>t dans la lignée de Galilée.<br />

Goethe ress<strong>en</strong>t néanmoins très rapidem<strong>en</strong>t que cette quête exclusive de l’origine primordia<strong>le</strong> des<br />

phénomènes ne satisfait que partiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t son appétit de connaissance, de « gai savoir », pour repr<strong>en</strong>dre<br />

l’expression de Lacoste 64 . Il cherche donc, de manière complém<strong>en</strong>taire, à ét<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> champ de ses études<br />

naturalistes à celui des transformations et des métamorphoses, autrem<strong>en</strong>t dit aux phénomènes dans <strong>le</strong>ur<br />

dev<strong>en</strong>ir. Il va alors montrer que ce dev<strong>en</strong>ir et l’extraordinaire explosion de ses transitions et de ses variations<br />

ne se réalis<strong>en</strong>t dans la nature que par un jeu subtil et perman<strong>en</strong>t de dualité, de r<strong>en</strong>contre et d’opposition des<br />

contraires, seuls à même d’<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer la progression <strong>en</strong> spira<strong>le</strong> qui sous-t<strong>en</strong>d toute la conception du poète.<br />

1.2. Polarité<br />

Goethe ne reste <strong>en</strong> effet pas prisonnier d’une p<strong>en</strong>sée panthéiste ou mystique qui chercherait à remonter à<br />

l’origine primitive des choses, sans se préoccuper des formes évanesc<strong>en</strong>tes et conting<strong>en</strong>tes du monde. Sa<br />

Weltanschauung est éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t une philosophie de la différ<strong>en</strong>ciation, qui s’intéresse tout autant, sinon<br />

davantage, aux processus par <strong>le</strong>squels l’id<strong>en</strong>tité originel<strong>le</strong> de l’Idée, incarnée dans la matière, s’organise et se<br />

différ<strong>en</strong>cie dans la réalité s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, aux travers d’un jeu multip<strong>le</strong> et comp<strong>le</strong>xe de métamorphoses. L’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong><br />

des réf<strong>le</strong>xions sci<strong>en</strong>tifiques de Goethe va s’organiser systématiquem<strong>en</strong>t autour de paires d’opposés dont on<br />

retrouvera la trace récurr<strong>en</strong>te dans <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>ts champs de son naturalisme : ombre et lumière, ordre et<br />

chaos, contraction et expansion….<br />

1.2.1. Minéralogie : volcanisme et granit primitif<br />

Goethe ne fait pas apparaître cette polarité, dans <strong>le</strong> champ de la minéralogie, aussi explicitem<strong>en</strong>t que dans <strong>le</strong>s<br />

autres travaux que nous iso<strong>le</strong>rons par la suite. C’est la raison pour laquel<strong>le</strong> nous n’insisterons pas beaucoup<br />

sur ces études. Mais ses convictions quant aux phénomènes géologiques, bi<strong>en</strong> que marquées par sa méfiance<br />

a priori à l’égard de la vio<strong>le</strong>nce et de la brutalité volcaniques, rejoindront <strong>en</strong> fin de compte <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> polaire<br />

qu’il développe dans ses autres champs de recherche. Ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut, <strong>le</strong> poète<br />

adhère <strong>en</strong> premier lieu à la conception neptuni<strong>en</strong>ne qui fait du granit <strong>le</strong> soc<strong>le</strong> primitif sur <strong>le</strong>quel serai<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>suite v<strong>en</strong>ues se déposer, par sédim<strong>en</strong>tation, <strong>le</strong>s autres roches, à mesure que reculait l’hypothétique océan<br />

des premiers âges. Il développe et <strong>en</strong>richit lui-même cette théorie 65 , <strong>en</strong> imaginant une formation du monde <strong>en</strong><br />

trois époques, à partir d’un état d’universel<strong>le</strong> fluidité constitué d’eau, de vapeur, d’air et de gaz, où <strong>le</strong>s<br />

élém<strong>en</strong>ts n’ont pas <strong>en</strong>core de formes. Ces trois époques font succéder une période de solidification (dominée<br />

par <strong>le</strong> « désir de cristallisation ») caractérisée par la formation du granit, une période de division des<br />

64 Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 227<br />

65 Goethe, JW, Sämtliche Werke. Briefe, Tagebücher und Gesprâche , Band 25, p. 319-561, cité in Lacoste, Jean,<br />

Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 168-174<br />

27


élém<strong>en</strong>ts, où la rupture d’équilibre donne naissance à la formation de nouvel<strong>le</strong>s roches, prélude à l’apparition<br />

des métaux à partir de l’étain, et <strong>en</strong>fin une nouvel<strong>le</strong> période d’agrégation et de juxtaposition où chaque<br />

élém<strong>en</strong>t conserve néanmoins son individualité. Ce que Goethe écrit <strong>en</strong> découvrant un chaos de rochers sur la<br />

route de Carlsbad <strong>en</strong> 1820 est très significatif du biais introduit dans son jugem<strong>en</strong>t par sa propre nature<br />

« classique », qui <strong>le</strong> fait s’attacher prioritairem<strong>en</strong>t, et ce malgré plusieurs observations contradictoires, à la<br />

théorie qui déf<strong>en</strong>d un développem<strong>en</strong>t continu et progressif contre <strong>le</strong>s t<strong>en</strong>ants des explications éruptives :<br />

« Ma répulsion face aux explications par la vio<strong>le</strong>nce que l’on a essayée ici aussi de faire valoir avec<br />

force tremb<strong>le</strong>m<strong>en</strong>ts de terre, volcans, déluges et autres évènem<strong>en</strong>ts titanesques fut sur-<strong>le</strong>-champ accrue, car il<br />

suffisait de porter un regard calme pour voir que ce phénomène digne d’étonnem<strong>en</strong>t s’était produit tout à fait<br />

naturel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t par la dissolution et la persistance partiel<strong>le</strong>s de la roche primitive et par ses conséqu<strong>en</strong>ces,<br />

certains élém<strong>en</strong>ts demeurant <strong>en</strong> place d’autres s’<strong>en</strong>fonçant et d’autres s’effondrant. 66 »<br />

Mais la certitude géologique et la conviction de la préémin<strong>en</strong>ce de l’ordre sur <strong>le</strong> chaos, de celui qui se<br />

considère lui-même comme « un homme épris du granit 67 » sont profondém<strong>en</strong>t remises <strong>en</strong> cause par la<br />

découverte des phénomènes volcaniques principa<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t à Nap<strong>le</strong>s, avec <strong>le</strong> Vésuve, et <strong>en</strong> Sici<strong>le</strong>, devant<br />

l’Etna. Goethe peut alors mesurer la puissance destructrice des forces telluriques, qui r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> moins<br />

assurée la solidité du fondem<strong>en</strong>t granitique primordial, et, du même coup, cel<strong>le</strong> de sa doctrine neptuni<strong>en</strong>ne. Il<br />

cède lui-même à l’<strong>en</strong>voûtem<strong>en</strong>t de ces puissances chtoni<strong>en</strong>nes disruptives, jusqu’à même faire à plusieurs<br />

reprises, l’asc<strong>en</strong>sion relativem<strong>en</strong>t dangereuse du Vésuve pour <strong>en</strong> observer de plus près <strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>ntes<br />

manifestations. Lacoste décè<strong>le</strong> d’ail<strong>le</strong>urs dans cette singulière fascination, la manifestation d’un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t du<br />

sublime qui n’aurait pas su trouver son expression artistique chez <strong>le</strong> poète :<br />

« D’une certaine manière Goethe répond ici par avance aux critiques de Niebuhr : la s<strong>en</strong>sibilité au<br />

monstrueux et au grandiose (au sublime <strong>en</strong> un mot) dont l’histori<strong>en</strong> semb<strong>le</strong> déplorer l’atrophie chez <strong>le</strong> poète,<br />

<strong>en</strong> ce qui concerne <strong>le</strong>s œuvres d’art, se manifeste dans <strong>le</strong>s études de la nature. Cette compréh<strong>en</strong>sion de ce fond<br />

inhumain sur <strong>le</strong>quel l’homme s’instal<strong>le</strong> est comme repoussée, refoulée, niée dans <strong>le</strong>s théories esthétiques de<br />

Goethe « classique », mais qui anime toutes ses théories sci<strong>en</strong>tifiques. Il est particulièrem<strong>en</strong>t significatif que la<br />

révélation du « sol classique » - autrem<strong>en</strong>t dit de l’antiquité – qui est supposé fournir la base des conceptions<br />

esthétiques nouvel<strong>le</strong>s de Goethe s’accompagne de la révélation concomitante, mais contraire, de la puissance,<br />

souv<strong>en</strong>t destructrice des forces obscures de la Terre, comme si la sérénité que procur<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s ruines antiques et<br />

<strong>le</strong>s vestiges de l’humanisme ne pr<strong>en</strong>ait vraim<strong>en</strong>t son s<strong>en</strong>s et sa va<strong>le</strong>ur que rapportée à l’arrière-plan plus<br />

sombre d’une nature indomptée, monstrueuse et chaotique, que par comparaison avec un élém<strong>en</strong>t d’incertitude,<br />

d’ombre et de vie 68 . »<br />

66<br />

Goethe, JW, Autobiographische Schrift<strong>en</strong> II , Munich, 1981, p. 523, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et<br />

philosophie, p. 182<br />

67<br />

<strong>le</strong>ttre à Knebel du 17 novembre 1786 in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 97<br />

68<br />

Lacoste, Jean, Le voyage <strong>en</strong> Italie de Goethe, p. 29<br />

28


Après avoir été témoin de la vio<strong>le</strong>nce des spectac<strong>le</strong>s volcaniques, <strong>en</strong> Italie et <strong>en</strong> Bohême, <strong>en</strong> 1808, puis à la<br />

<strong>le</strong>cture des théories « pseudo-volcaniques » de A<strong>le</strong>xander von Humboldt et de Voigt, Goethe va<br />

progressivem<strong>en</strong>t abandonner son attachem<strong>en</strong>t exclusif au neptunisme pour adopter une position plus<br />

ambiguë. Il admettra lui-même, notamm<strong>en</strong>t après 1820 une « douce humeur versati<strong>le</strong> 69 » vis-à-vis des deux<br />

théories contradictoires. Sans doute Goethe aurait-il accepté <strong>en</strong>core plus explicitem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s respectifs et<br />

combinatoires de l’ordre et du chaos, de la sédim<strong>en</strong>tation et du volcanisme, s’il n’avait cédé à son angoisse<br />

instinctive à l’égard de la vio<strong>le</strong>nce. Car <strong>en</strong> soi, cette idée d’alternance du chaos et de l’harmonie est une<br />

constante récurr<strong>en</strong>te de la philosophie de Goethe, comme nous allons <strong>le</strong> mettre plus <strong>en</strong> va<strong>le</strong>ur à prés<strong>en</strong>t.<br />

1.2.2. Botanique : contraction et expansion<br />

Goethe va ainsi affiner sa théorie botanique de la plante primitive <strong>en</strong> la complétant d’une vision du<br />

développem<strong>en</strong>t et de la métamorphose, fondée sur un dualisme <strong>en</strong>tre contraction et expansion. Selon cel<strong>le</strong>-ci,<br />

la croissance et l’évolution de la plante serai<strong>en</strong>t soumises à deux forces distinctes opposées, polaires, qui<br />

t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t l’une à la prolifération végéta<strong>le</strong> et à l’expansion, l’autre à la conc<strong>en</strong>tration sémina<strong>le</strong> et à la<br />

contraction. Six phases ou périodes conduis<strong>en</strong>t ainsi de la graine à la f<strong>le</strong>ur, et de la f<strong>le</strong>ur au fruit. L’écrivain<br />

nous <strong>le</strong>s prés<strong>en</strong>te dans son poème La Métamorphose des Plantes.<br />

Lors de la première période, la plante tire de la graine ses premiers organes, <strong>le</strong>s cotylédons. Puis, <strong>en</strong> une<br />

succession d’élans expansifs, <strong>le</strong>s nœuds, et à chaque nœud, une feuil<strong>le</strong>, vont se développer. Les formes des<br />

feuil<strong>le</strong>s évolu<strong>en</strong>t : <strong>en</strong>core simp<strong>le</strong>s près du sol, el<strong>le</strong>s se comp<strong>le</strong>xifi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant de la hauteur, se d<strong>en</strong>tel<strong>le</strong>nt<br />

ou se divis<strong>en</strong>t <strong>en</strong> folio<strong>le</strong>s.<br />

« Simp<strong>le</strong> dormait <strong>en</strong> la graine la force ; un modè<strong>le</strong> ébauché<br />

Etait là, clos <strong>en</strong> soi, replié sous <strong>le</strong> voi<strong>le</strong>,<br />

Feuil<strong>le</strong> et racine et germe mi-formés, sans cou<strong>le</strong>ur ;<br />

Dans <strong>le</strong> sec <strong>le</strong> noyau garde vie immobi<strong>le</strong>,<br />

Adonné à l’humidité douce, il se gonf<strong>le</strong> et se t<strong>en</strong>d,<br />

Et s’élève aussitôt de la nuit qui l’<strong>en</strong>toure ;<br />

Mais quand il apparaît, la forme <strong>en</strong> reste simp<strong>le</strong>,<br />

Dans <strong>le</strong>s plantes aussi, c’est de l’<strong>en</strong>fant <strong>le</strong> signe.<br />

Tout aussitôt se dresse une pousse suivante,<br />

Ajoute nœud à nœud, r<strong>en</strong>ouvel<strong>le</strong> la prime force,<br />

Non, certes, toujours la même ; car la feuil<strong>le</strong> suivante<br />

Est toujours, tu <strong>le</strong> vois mieux formée, plus variée,<br />

Plus ét<strong>en</strong>dues, plus échancrées, mieux séparées <strong>en</strong> pointes et parties,<br />

69 Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 181<br />

29


Cel<strong>le</strong>s qui reposai<strong>en</strong>t mêlées <strong>en</strong> l’organe inférieur.<br />

Enfin el<strong>le</strong> culmine <strong>en</strong> perfection précise<br />

Qui <strong>en</strong> plus d’une espèce et t’émeut et t’étonne.<br />

Fort nervurée et d<strong>en</strong>telée, s’étalant drue et grasse,<br />

La vigueur de la pousse semb<strong>le</strong> drue et sans fin 70 . »<br />

A l’occasion de ce premier stade de développem<strong>en</strong>t, la plante primitive manifeste et ét<strong>en</strong>d dans l'espace son<br />

cont<strong>en</strong>u idéel sous forme s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>. Nous détail<strong>le</strong>rons plus bas cet aspect, mais nous pouvons d’ores et déjà<br />

souligner que, contrairem<strong>en</strong>t aux t<strong>en</strong>ants des théories de la préformation, <strong>le</strong> poète ne considère pas que la<br />

feuil<strong>le</strong> et son nœud primitif sont déjà matériel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t cont<strong>en</strong>us dans la graine : el<strong>le</strong>s ne <strong>le</strong> sont qu’<strong>en</strong> idée.<br />

Goethe détail<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> <strong>texte</strong> même de la Métamorphose des plantes <strong>le</strong> processus par <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s<br />

s’affin<strong>en</strong>t, et <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> que jou<strong>en</strong>t la lumière et l'air dans cette élévation (Steigerung) :<br />

«Il faut aussi t<strong>en</strong>ir compte de la nature différ<strong>en</strong>te des sols ; abondamm<strong>en</strong>t nourrie par l’humidité des<br />

vallées, atrophiée par la sécheresse des hauteurs, protégée plus ou moins bi<strong>en</strong> du gel, de la cha<strong>le</strong>ur, ou<br />

implacab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t livrée à l’un et l’autre, la famil<strong>le</strong> peut se transformer <strong>en</strong> espèce, l’espèce <strong>en</strong> variété, et cel<strong>le</strong>-ci<br />

à son tour, par d’autres circonstances, se modifier à l’infini ; et pourtant la plante se mainti<strong>en</strong>t <strong>en</strong>close dans son<br />

domaine, même si, ici ou là, el<strong>le</strong> s’adapte <strong>en</strong> voisinant avec la pierre dure, ou la vie plus mobi<strong>le</strong>. Les plus<br />

éloignées d’<strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s, cep<strong>en</strong>dant, ont une par<strong>en</strong>té expresse, et se laiss<strong>en</strong>t comparer <strong>le</strong>s unes avec <strong>le</strong>s autres<br />

sans que l’on force ri<strong>en</strong> 71 . »<br />

Dans la seconde période de croissance, la plante va contracter ce qu'el<strong>le</strong> avait auparavant dévoilé : dans <strong>le</strong><br />

calice, la forme végéta<strong>le</strong> se resserre.<br />

« Nature freine alors de ses puissantes mains<br />

La création de formes et l’incline à plus de perfection.<br />

Avec plus de mesure el<strong>le</strong> conduit la sève, resserre <strong>le</strong>s vaisseaux.<br />

Bi<strong>en</strong>tôt la forme montre de plus doux effets<br />

Et, discrète, la force reflue des bords qui apparaiss<strong>en</strong>t.<br />

La hampe de la tige se forme plus parfaite.<br />

Mais sans feuil<strong>le</strong>, très vite, <strong>le</strong> t<strong>en</strong>dre pédoncu<strong>le</strong><br />

S’élève et <strong>le</strong> regard découvre une merveil<strong>le</strong>.<br />

Tout autour <strong>en</strong> un cerc<strong>le</strong>, comptées et innombrab<strong>le</strong>s,<br />

La feuil<strong>le</strong> plus petite se joint à sa semblab<strong>le</strong>.<br />

Pressé autour de l’axe, <strong>le</strong> calice protecteur se révè<strong>le</strong>,<br />

Lançant vers la suprême forme corol<strong>le</strong>s colorées. 72 »<br />

70 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 181-182<br />

71 Ibid., p. 101<br />

72 Ibid., p. 182<br />

30


La corol<strong>le</strong> se dilate à nouveau au cours de la troisième période d’expansion :<br />

« Nature est là dans sa sp<strong>le</strong>ndeur, haute et p<strong>le</strong>ine appar<strong>en</strong>ce,<br />

Et montre <strong>le</strong>s degrés des membres ordonnés.<br />

Tu t’étonnes sans cesse : sur la tige la f<strong>le</strong>ur<br />

Oscil<strong>le</strong> tout <strong>en</strong> haut des sveltes feuil<strong>le</strong>s alternées. 73 »<br />

La quatrième phase de contraction produit <strong>le</strong>s étamines et <strong>le</strong> pistil, <strong>le</strong>s organes de la reproduction :<br />

« D’un nouvel acte créateur cette sp<strong>le</strong>ndeur est l’annonce ;<br />

La feuil<strong>le</strong> colorée ress<strong>en</strong>t la main divine<br />

Et vite se contracte ; <strong>le</strong>s plus t<strong>en</strong>dres des formes<br />

Apparaiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> doub<strong>le</strong>, destinées à s’unir. 74 »<br />

L'énergie créatrice de la plante partagée <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s deux organes, <strong>le</strong> pistil et <strong>le</strong>s étamines, va alors rechercher<br />

l’unité au cours du prélude à la fécondation dans <strong>le</strong> calice des péta<strong>le</strong>s :<br />

« Voici que <strong>le</strong>s doux coup<strong>le</strong>s et s’approch<strong>en</strong>t et se joign<strong>en</strong>t,<br />

Autour du saint autel ils s’ordonn<strong>en</strong>t nombreux,<br />

Hym<strong>en</strong> desc<strong>en</strong>d sur eux et des vapeurs sp<strong>le</strong>ndides<br />

Vers<strong>en</strong>t de doux parfums vivifiant l’a<strong>le</strong>ntour. 75 »<br />

Le pol<strong>le</strong>n issu de l'étamine, l’organe mâ<strong>le</strong>, s'unit à sa part féminine, incarnée dans <strong>le</strong> pistil, et donne<br />

naissance à une nouvel<strong>le</strong> graine. Goethe nomme la fécondation « anastomose » et précise qu’il s’agit de la<br />

phase où « <strong>le</strong>s forces <strong>le</strong>s plus spirituel<strong>le</strong>s domin<strong>en</strong>t 76 ». Il ne voit pas de différ<strong>en</strong>ce de nature <strong>en</strong>tre<br />

reproduction et croissance : c’est <strong>le</strong> même processus d’élévation, la même force créatrice qui sont à l’œuvre<br />

au cours des deux phénomènes, que ce soit sous une forme unifiée dans la feuil<strong>le</strong> ou divisée <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s deux<br />

organes sexuels :<br />

«Dans tous <strong>le</strong>s corps que nous disons vivants, nous remarquons la capacité de produire son semblab<strong>le</strong>.<br />

Lorsque cette capacité apparaît divisée, nous la désignons sous <strong>le</strong> nom des deux sexes 77 . »<br />

La plante réalise sa cinquième phase expansive lors de la formation du fruit, avant de se contracter une<br />

dernière fois dans la graine (sixième période de contraction).<br />

73 ibid., p. 182<br />

74 ibid., p. 182<br />

75 ibid., p. 182<br />

76 ibid., p. 171-173<br />

31


« Des germes bi<strong>en</strong> distincts s’<strong>en</strong>f<strong>le</strong>nt alors sans nombre,<br />

Au sein de fruits r<strong>en</strong>flés cachés et protégés.<br />

Nature clôt l’anneau des forces éternel<strong>le</strong>s ; 78 »<br />

En ces six étapes, la nature achève un cyc<strong>le</strong> fermé de développem<strong>en</strong>t végétal, qui peut s’<strong>en</strong>chaîner<br />

immédiatem<strong>en</strong>t avec <strong>le</strong> suivant. Car dans la graine, Goethe ne voit qu'une autre forme de l’œil et de sa feuil<strong>le</strong><br />

primitive.<br />

« Mais un cyc<strong>le</strong> nouveau succède à l’anci<strong>en</strong>,<br />

<strong>Pour</strong> que se continue à tout jamais la chaîne,<br />

Et que tout et partie soi<strong>en</strong>t animés de vie. 79 »<br />

Cette représ<strong>en</strong>tation de l’organe fondam<strong>en</strong>tal, la feuil<strong>le</strong> et son nœud originel, qui se transforme par degrés,<br />

selon une «échel<strong>le</strong> spirituel<strong>le</strong>», de la graine jusqu'au fruit pour rev<strong>en</strong>ir au germe initial, au travers d’une<br />

doub<strong>le</strong> dualité, la première caractérisée par la succession des phases d’expansion et de contraction, la<br />

seconde par la division <strong>en</strong> deux sexes et <strong>le</strong>ur réunion dans la fécondation, semb<strong>le</strong> participée de la part idéel<strong>le</strong><br />

du modè<strong>le</strong> de l’Urplanze.<br />

1.2.3. Optique : ombre et lumière<br />

Goethe a décrit <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs comme « des actes de la lumière, des actes et des souffrances 80 ».<br />

A ses yeux, l'obscurité ne se définit <strong>en</strong> effet pas seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t par la négation et par l’abs<strong>en</strong>ce de lumière : el<strong>le</strong><br />

est éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t une chose agissante, au même titre que la lumière à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> s'oppose, et dont el<strong>le</strong> est <strong>le</strong><br />

p<strong>en</strong>dant nécessaire. La physique de Newton, qui définit l'obscurité comme une simp<strong>le</strong> abs<strong>en</strong>ce ineffici<strong>en</strong>te de<br />

lumière, ne peut par<strong>le</strong>r d'une action réciproque de la lumière et des ténèbres. El<strong>le</strong> explique donc<br />

naturel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t l’apparition des cou<strong>le</strong>urs à partir de la seu<strong>le</strong> lumière. Or <strong>le</strong> poète considère l'obscurité comme<br />

un fait d'observation, et non un néant, un vide, dans la mesure où el<strong>le</strong> est à l’origine d’une perception au<br />

même s<strong>en</strong>s que l’est la clarté. L’œil qui regarde dans la nuit nous transmet une s<strong>en</strong>sation tout à fait réel<strong>le</strong> qui<br />

se traduit pour nous par une impression opposée à cel<strong>le</strong> de la lumière. Si l’obscurité était un néant absolu, il<br />

ne se produirait aucune s<strong>en</strong>sation quelconque, quand l’œil plonge son regard dans la nuit. Goethe se<br />

représ<strong>en</strong>te ainsi la lumière et l'ombre dans <strong>le</strong> même rapport que <strong>le</strong>s deux pô<strong>le</strong>s d'un phénomène magnétique.<br />

L’une n’est que l’opposée de l’autre, et l'ombre affaiblit l’énergie de la lumière, de la même façon que la<br />

77 ibid., p. 319<br />

78 ibid., p. 182<br />

79 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 182-183<br />

80 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 79<br />

32


lumière à son tour limite l’action de l'ombre. Leurs influ<strong>en</strong>ces se mê<strong>le</strong>nt pour donner naissance à la cou<strong>le</strong>ur,<br />

qui est autant la part d’ombre de la lumière, que la part lumineuse de des ténèbres.<br />

La polarité ne s’exprime pas simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t au niveau des cou<strong>le</strong>urs « objectives » de la nature, c’est-à-dire à<br />

l’extérieur de l’organisme : el<strong>le</strong> est éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t inhér<strong>en</strong>te à l’acte même de perception physiologique. En effet,<br />

pour Goethe, l’œil ne demeure pas simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t réceptif <strong>en</strong> face des phénomènes, mais participe p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t à<br />

la r<strong>en</strong>contre de la lumière et de l’œil, dans <strong>le</strong> cadre d’une action réciproque de l'un sur l'autre. Dans son<br />

aspiration à connaître <strong>le</strong> mode de cette action réciproque, <strong>le</strong> poète considère l'œil comme doué d’une vie<br />

autonome dont il veut saisir <strong>le</strong>s manifestations face au phénomène isolé ou devant <strong>le</strong>s conjonctions et<br />

successions de phénomènes. Comm<strong>en</strong>t, par exemp<strong>le</strong>, l'œil ress<strong>en</strong>t-il des oppositions tel<strong>le</strong>s que lumière et<br />

ombre, jaune et b<strong>le</strong>u ? La compréh<strong>en</strong>sion de ces rapports mutuels de perception doit, dans la p<strong>en</strong>sée du<br />

poète, résulter de la nature même de l'œil, car :<br />

«L'œil doit son exist<strong>en</strong>ce à la lumière. A partir d’organes d’animaux secondaires et indiffér<strong>en</strong>ts, la<br />

lumière produit pour el<strong>le</strong> un organe qui devi<strong>en</strong>t son semblab<strong>le</strong>, et ainsi l’œil se forme par la lumière et pour la<br />

lumière, afin que la lumière intérieure vi<strong>en</strong>ne répondre à la lumière extérieure. 81 »<br />

Les deux états de l'œil induits par la lumière et par l’ombre s’oppos<strong>en</strong>t de la même manière que ces deux<br />

phénomènes dans la nature. L'œil ouvert dans l'obscurité éprouve une certaine s<strong>en</strong>sation de manque ; alors<br />

que s’il se tourne au contraire vers une source fortem<strong>en</strong>t lumineuse, il sera sous l’effet d’une saturation,<br />

incapab<strong>le</strong> de distinguer des objets faib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t éclairés p<strong>en</strong>dant <strong>le</strong>s secondes ou <strong>le</strong>s minutes qui suiv<strong>en</strong>t la forte<br />

exposition. L'ombre augm<strong>en</strong>te la s<strong>en</strong>sibilité tandis que la clarté l'affaiblit. Cette loi induit une persistance<br />

visuel<strong>le</strong> des impressions au sein même de l’œil 82 , et par-là même une in<strong>version</strong> : dans <strong>le</strong> cas où nous fixons,<br />

par exemp<strong>le</strong>, une croix noire sur fond clair, l'image reste un mom<strong>en</strong>t imprimée sur la rétine, une fois <strong>le</strong>s yeux<br />

fermés. Si nous tournons notre regard, alors que l'impression dure <strong>en</strong>core, vers une surface d’un gris clair<br />

uniforme, la croix réapparaît mais <strong>en</strong> clair sur fond sombre. Tout se dérou<strong>le</strong> ainsi comme si tel<strong>le</strong> impression<br />

reçue par l'œil disposait celui-ci à <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer de lui-même l’impression contraire.<br />

« Nous croyons trouver ici un nouvel exemp<strong>le</strong> de la vive mobilité de la rétine, et de l’antagonisme<br />

tranquil<strong>le</strong> que tout organisme vivant est contraint de manifester lorsqu’on <strong>le</strong> place dans une situation<br />

déterminée : l’inspiration appel<strong>le</strong> l’expiration, et toute systo<strong>le</strong> une diasto<strong>le</strong>. C’est la formu<strong>le</strong> éternel<strong>le</strong> de la vie<br />

qui se manifeste ici aussi. Aussitôt qu’à l’œil on prés<strong>en</strong>te l’obscur, il demande <strong>le</strong> clair, exprimant ainsi qu’il est<br />

vivant et justifié à saisir l’objet, puisque produisant lui-même un état opposé à celui de l’objet. 83 »<br />

81 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 88<br />

82 Phénomène que l’on nomme précisém<strong>en</strong>t aujourd’hui « persistance rétini<strong>en</strong>ne ».<br />

83 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 105<br />

33


Goethe poursuit son étude des phénomènes physiologiques, dans <strong>le</strong> premier chapitre de la partie didactique<br />

de la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre, <strong>en</strong> élargissant ses observations aux phénomènes colorés. La perception des cou<strong>le</strong>urs<br />

provoque une réaction de comp<strong>en</strong>sation similaire à cel<strong>le</strong> provoquée par <strong>le</strong> contraste ombre et lumière :<br />

l'impression du jaune dispose l'œil à <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer de lui-même sa teinte complém<strong>en</strong>taire, <strong>le</strong> vio<strong>le</strong>t. De même, <strong>le</strong><br />

b<strong>le</strong>u appel<strong>le</strong> l'orange, <strong>le</strong> rouge, <strong>le</strong> vert. Au travers de cette réciprocité, <strong>le</strong>s états de l’œil provoqués par <strong>le</strong>s<br />

perceptions sont ainsi dans un rapport spirituel analogue à celui de <strong>le</strong>urs p<strong>en</strong>dants dans <strong>le</strong> monde extérieur.<br />

La conviction du poète est qu’il existe certaines conditions matériel<strong>le</strong>s, dans la nature, qui permett<strong>en</strong>t de<br />

saisir cette interaction de l’obscurité et de la lumière, autrem<strong>en</strong>t dit <strong>le</strong> phénomène primordial de la cou<strong>le</strong>ur.<br />

L'espace vide ainsi que <strong>le</strong>s objets que la lumière et l'ombre travers<strong>en</strong>t <strong>en</strong> conservant <strong>le</strong>ur appar<strong>en</strong>ce<br />

originel<strong>le</strong>, sont dits transpar<strong>en</strong>ts. Ils n'agiss<strong>en</strong>t ni sur la lumière, ni sur l'ombre. D’autres objets ou<br />

substances, que Goethe nomme des milieux « troub<strong>le</strong>s », possèd<strong>en</strong>t, par contre, la propriété d’atténuer la<br />

lumière et l’obscurité. En conséqu<strong>en</strong>ce, un milieu troub<strong>le</strong> est particulièrem<strong>en</strong>t propice à l’observation de la<br />

clarté et de l'ombre dans <strong>le</strong>urs rapports mutuels : il est quelque chose de matériel sur <strong>le</strong>quel agiss<strong>en</strong>t à la fois<br />

l’ombre et la lumière. C’est ainsi qu’à travers un milieu troub<strong>le</strong>, un objet clair pr<strong>en</strong>d une teinte jaune, un<br />

objet sombre, une teinte b<strong>le</strong>ue. Placé devant une source plus claire, plus vive, il est sombre. Inversem<strong>en</strong>t, il<br />

devi<strong>en</strong>t lumineux par rapport à l'obscurité qui rayonne au travers de lui lorsqu’il est placé <strong>en</strong>tre un fond<br />

obscur et un observateur. Le milieu troub<strong>le</strong> est, par excel<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> lieu de la r<strong>en</strong>contre et de l’opposition<br />

primordia<strong>le</strong> des forces antagonistes de l’ombre et de la lumière, <strong>le</strong> champ de batail<strong>le</strong> où se révè<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s<br />

cou<strong>le</strong>urs du monde.<br />

Victoires et défaites de la lumière dans sa si<strong>le</strong>ncieuse opposition à l’ombre : l’admirab<strong>le</strong> concision de la<br />

formu<strong>le</strong> par laquel<strong>le</strong> Goethe définit <strong>le</strong>s phénomènes colorés acquiert à prés<strong>en</strong>t sa p<strong>le</strong>ine signification :<br />

« Les cou<strong>le</strong>urs sont des actes de la lumière, des actes et des souffrances. »<br />

1.2.4. De la dualité à l’unité, de la polarité à l’int<strong>en</strong>sification<br />

Il faut souligner que cette conception origina<strong>le</strong> de la dualité qui se met au service d’une sublimation, d’une<br />

élévation de l’unité, n’apparaît pas que dans <strong>le</strong>s essais sci<strong>en</strong>tifiques de Goethe ; el<strong>le</strong> se manifeste éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />

dans nombre de ses œuvres poétiques. Je songe par exemp<strong>le</strong> au fameux passage du premier Faust où <strong>le</strong> héros<br />

déclame :<br />

34


« Deux âmes, hélas, se partag<strong>en</strong>t mon sein, et chacune d’el<strong>le</strong>s veut se séparer de l’autre : l’une,<br />

ard<strong>en</strong>te d’amour, s’attache au monde par <strong>le</strong> moy<strong>en</strong> des organes du corps ; un mouvem<strong>en</strong>t surnaturel <strong>en</strong>traîne<br />

l’autre loin des ténèbres, vers <strong>le</strong>s hautes demeures de nos aïeux ! 84 »<br />

Car c’est bi<strong>en</strong> par la médiation des extrêmes, <strong>le</strong> divin et l’infernal, <strong>le</strong> monde de l’esprit – celui des arts, des<br />

sci<strong>en</strong>ces et de la religion – et <strong>le</strong> monde matériel – celui de ses amours et de ses débauches –, dans l’épreuve<br />

de la t<strong>en</strong>tation perman<strong>en</strong>te que Faust finit par s’é<strong>le</strong>ver à la grâce et s’<strong>en</strong>vo<strong>le</strong>r vers l’Eternel Féminin 85 . C’est<br />

la raison pour laquel<strong>le</strong> Méphisto se prés<strong>en</strong>te précisém<strong>en</strong>t comme « une partie de cette force qui veut toujours<br />

<strong>le</strong> mal, et fait toujours <strong>le</strong> bi<strong>en</strong> 86 »,<br />

On peut <strong>en</strong>core re<strong>le</strong>ver dans <strong>le</strong> poème Talismans du recueil <strong>le</strong> Divan 87 :<br />

« Dans la respiration sont incluses deux grâces :<br />

Aspirer l’air, et s’<strong>en</strong> délivrer.<br />

L’une oppresse, l’autre soulage ;<br />

Tel est <strong>le</strong> merveil<strong>le</strong>ux mélange de la vie<br />

Remercie donc Dieu quand il te presse,<br />

Et remercie-<strong>le</strong> <strong>en</strong>core quand il te relâche à nouveau. »<br />

Mais cette perception de la polarité comme principe universel de vie et de développem<strong>en</strong>t loin de souligner<br />

une partition <strong>en</strong>tre des domaines inconciliab<strong>le</strong>s semb<strong>le</strong> au contraire r<strong>en</strong>voyer à un dédoub<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t et à un<br />

dialogue de la nature avec el<strong>le</strong>-même. Ainsi, dans l’introduction aux Propylées, Goethe souligne que la<br />

polarité dans la nature n’est <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> la manifestation d’un dualisme rédhibitoire, mais bi<strong>en</strong> plutôt la certitude<br />

d’une unité atteinte par une voie supérieure :<br />

« Jusqu’à prés<strong>en</strong>t <strong>le</strong> peintre ne pouvait que contemp<strong>le</strong>r avec étonnem<strong>en</strong>t la théorie des cou<strong>le</strong>urs du<br />

physici<strong>en</strong>, sans <strong>en</strong> retirer aucun avantage. Mais <strong>le</strong> s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t naturel de l’artiste, ainsi qu’un exercice continu et<br />

la nécessité pratique, lui indiquai<strong>en</strong>t sa propre voie. Il s<strong>en</strong>tait <strong>le</strong>s vifs contrastes, dont l’association fait naître<br />

l’harmonie des cou<strong>le</strong>urs, il désignait certaines caractéristiques de cel<strong>le</strong>s-ci par des s<strong>en</strong>sations qui s’<strong>en</strong><br />

rapproch<strong>en</strong>t. Ainsi il parlait de cou<strong>le</strong>urs chaudes et froides, de cou<strong>le</strong>urs exprimant la proximité ou<br />

l’éloignem<strong>en</strong>t, ou autres désignations de ce g<strong>en</strong>re, par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s, il rapprochait à sa manière ces phénomènes<br />

des lois naturel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus universel<strong>le</strong>s. Peut-être que la supposition s’avèrera juste, selon laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s effets<br />

naturels colorés, tout comme ceux de nature magnétique, é<strong>le</strong>ctrique et autres, repos<strong>en</strong>t sur une interaction, une<br />

84 Goethe, JW, Faust I, in Théâtre comp<strong>le</strong>t, p. 1154<br />

85 Faust incarnant quant à lui l’ess<strong>en</strong>ce expansive de la nature masculine.<br />

86 Goethe, JW, Faust I, in Théâtre comp<strong>le</strong>t, p. 1158<br />

87 Goethe, JW, Le Divan, p.32<br />

35


polarité, ou quelque autre terme qu’on veuil<strong>le</strong> utiliser pour désigner <strong>le</strong>s apparitions du doub<strong>le</strong> ou même du<br />

multip<strong>le</strong>, à l’intérieur d’une unité incontestab<strong>le</strong> 88 . »<br />

Le terme de polarité parait associé chez <strong>le</strong> poète à l’image d’une spira<strong>le</strong> asc<strong>en</strong>dante, d’une progression à<br />

mode vertical qu’il nomme « Steigerung », terme que nous avons déjà traduit à plusieurs reprises par<br />

int<strong>en</strong>sification ou élévation. C’est précisém<strong>en</strong>t la dualité, l’alternance de périodes de systo<strong>le</strong>s et de diasto<strong>le</strong>s<br />

qui, selon lui, est seu<strong>le</strong> à même de nourrir la progression : la t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s paires d’opposés est l’ess<strong>en</strong>ce<br />

même du développem<strong>en</strong>t et de l’évolution.<br />

Dans <strong>le</strong> mouvem<strong>en</strong>t même de cette philosophie de l’évolution, et pour achever l'étude des concepts<br />

structurant la p<strong>en</strong>sée de la nature chez Goethe, nous allons à prés<strong>en</strong>t examiner comm<strong>en</strong>t l’unification des<br />

contraires se réalise dans <strong>le</strong>s phénomènes de métamorphose et d’int<strong>en</strong>sification.<br />

1.3. Métamorphose & int<strong>en</strong>sification<br />

L’idée de métamorphose est reliée selon l’écrivain à cel<strong>le</strong> des activités manifestées de la nature. Dans son<br />

essai Introduction à mes études botaniques, il écrit :<br />

« […] et l’on a nommé métamorphose des plantes l’action par laquel<strong>le</strong> un seul et même organe se<br />

montre à nous diversem<strong>en</strong>t transformé. 89 »<br />

Nous y percevons, si nous nous référons aux vers du poème de la Métamorphose des Plantes, l’idée d’une<br />

chaîne phénoména<strong>le</strong> fermée, infinie, qui féconde chaque <strong>en</strong>tité considérée aussi bi<strong>en</strong> dans son unité propre,<br />

que dans son rapport avec <strong>le</strong> tout :<br />

« Nature clôt l’anneau des forces éternel<strong>le</strong>s ;<br />

Mais un cyc<strong>le</strong> nouveau succède à l’anci<strong>en</strong>,<br />

<strong>Pour</strong> que se continue à tout jamais la chaîne<br />

Et que tout et partie soi<strong>en</strong>t animés de vie. 90 »<br />

Ce concept de tout <strong>en</strong> expansion, de spira<strong>le</strong> asc<strong>en</strong>dante est indissociab<strong>le</strong> de celui de l’unité cohér<strong>en</strong>te dont la<br />

prés<strong>en</strong>ce, diffuse à chaque stade de développem<strong>en</strong>t de l’organisme ou du phénomène, fonde l’id<strong>en</strong>tité de ce<br />

88 Goethe, JW, Introduction aux Propylées (1798), In Ecrits sur l’art, p. 150-151<br />

89 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 110<br />

90 Ibid., p. 182-183<br />

36


dernier. Autrem<strong>en</strong>t dit, cette métamorphose se trouve intimem<strong>en</strong>t liée au type primordial, au phénomène<br />

primitif :<br />

« J’étais <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t persuadé qu’un type général progressant au gré des métamorphoses traversait<br />

l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> des créatures organiques. 91 »<br />

Car face à la prolixité, à la richesse, à la luxuriance d’une nature protéiforme et insaisissab<strong>le</strong>, la réponse que<br />

Goethe cherche à donner au moy<strong>en</strong> de cette notion de métamorphose perdrait tout son s<strong>en</strong>s, si l’id<strong>en</strong>tité du<br />

sujet n’était el<strong>le</strong>-même assurée par une typologie unique sous-jac<strong>en</strong>te. Le modè<strong>le</strong> goethé<strong>en</strong> repose ainsi sur<br />

<strong>le</strong> fragi<strong>le</strong> équilibre réalisé <strong>en</strong>tre ces trois concepts : <strong>le</strong> phénomène primordial comme type id<strong>en</strong>titaire, la<br />

dualité comme moteur de métamorphose, l’int<strong>en</strong>sification comme horizon.<br />

1.3.1. Botanique : la feuil<strong>le</strong> comme Protée, de la graine à la f<strong>le</strong>ur, de la f<strong>le</strong>ur au fruit<br />

Nous avons vu qu, l'idée de la plante primordia<strong>le</strong>, qui semb<strong>le</strong> être d’une nature intermédiaire <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong><br />

et l’intelligib<strong>le</strong>, se retrouve dans toutes <strong>le</strong>s formes végéta<strong>le</strong>s particulières. La variété des formes de la nature<br />

résulte du fait qu'une chose id<strong>en</strong>tique, quant à l'idée, peut exister dans <strong>le</strong> monde s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> sous des formes<br />

diverses, ceci tant au niveau de l’organisme considéré comme un tout vis-à-vis des autres organismes, qu’à<br />

celui des parties de l’organisme <strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s. Ainsi de la même façon que toutes <strong>le</strong>s espèces de plantes à f<strong>le</strong>ur<br />

peuv<strong>en</strong>t se ram<strong>en</strong>er au modè<strong>le</strong> de l’Urpflanze, tous <strong>le</strong>s organes d’une plante donnée sont l’aboutissem<strong>en</strong>t des<br />

métamorphoses d’un seul organe fondam<strong>en</strong>tal 92 , <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce la feuil<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> nœud d'où el<strong>le</strong> émerge.<br />

«Que la plante bourgeonne, f<strong>le</strong>urisse ou porte fruit, ce sont cep<strong>en</strong>dant toujours <strong>le</strong>s mêmes organes qui,<br />

avec des destinations multip<strong>le</strong>s et sous des formes souv<strong>en</strong>t modifiées, obéiss<strong>en</strong>t à la prescription de la<br />

nature. 93 »<br />

Nous avons vu <strong>en</strong> détail un peu plus haut <strong>le</strong>s six phases de la métamorphose qui caractéris<strong>en</strong>t <strong>le</strong><br />

développem<strong>en</strong>t de la plante soumis à des forces alternées de contraction et d’expansion depuis la germination<br />

jusqu'à la maturité. Goethe explique dans l’Histoire de mes études botaniques de 1831 94 qu’il a été guidé<br />

dans ses réf<strong>le</strong>xions sur <strong>le</strong>s variations et <strong>le</strong>s métamorphoses des végétaux à partir d’un modè<strong>le</strong> unique, d’une<br />

part par ses observations quant à l’influ<strong>en</strong>ce du climat sur <strong>le</strong>s formes appar<strong>en</strong>tes des plantes (formes et<br />

91<br />

Goethe, JW, Autobiographische Schrift<strong>en</strong> II , Munich, 1981, Tag und Jahreshefte , p. 436, cité in Hurson, Didier, Les<br />

Mystères de Goethe, p. 152<br />

92<br />

Cet organe affectant, dans ses manifestations extérieures, des formes différ<strong>en</strong>tes au fur et à mesure de la croissance:<br />

cotylédon, feuil<strong>le</strong> proprem<strong>en</strong>t dite, sépa<strong>le</strong>, péta<strong>le</strong>, etc.<br />

93<br />

Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 172<br />

94 Ibid., p. 100-103<br />

37


consistances des feuil<strong>le</strong>s, rigidité, géométrie généra<strong>le</strong>…), d’autre part par l’étude att<strong>en</strong>tive des<br />

transformations qui s’opèr<strong>en</strong>t au cours de la croissance même de la plante, sous la forme d’une séparation<br />

progressive des parties (cotylédons, feuil<strong>le</strong>, sépa<strong>le</strong>s, organes sexuels…). Ces deux perspectives vont mettre<br />

Goethe sur la voie d’une hypothèse dans laquel<strong>le</strong> certains exégètes ont pu lire, à tort comme nous l’avons<br />

déjà m<strong>en</strong>tionné, quelques prémisses de l’évolutionnisme darwini<strong>en</strong> :<br />

« Les formes végéta<strong>le</strong>s qui nous <strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t ne sont pas déterminées et fixées dès l’origine ; bi<strong>en</strong> plutôt<br />

<strong>le</strong>ur a-t-il été donné, dans <strong>le</strong>ur opiniâtreté générique et spécifique une heureuse mobilité et plasticité, afin<br />

qu’el<strong>le</strong>s puiss<strong>en</strong>t s’adapter aux conditions si nombreuses qui agiss<strong>en</strong>t sur el<strong>le</strong>s à la surface du globe, se former<br />

et se transformer <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce 95 . »<br />

Ainsi <strong>le</strong>s deux facteurs à l’origine de l’apparition et du développem<strong>en</strong>t des différ<strong>en</strong>tes espèces du règne<br />

végétal sont, d’une part la capacité des plantes à se modifier à l’infini <strong>en</strong> fonction du sol, du climat, de<br />

l’altitude, et ainsi à admettre de multip<strong>le</strong>s variétés d’espèces, de g<strong>en</strong>res et de transitions, et d’autre part <strong>le</strong>s<br />

limites dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s cette métamorphose généra<strong>le</strong> peut se dérou<strong>le</strong>r, cet espace de liberté caractérisant <strong>le</strong><br />

monde végétal au regard des deux autres règnes, <strong>le</strong> minéral et l’animal. Ces deux facteurs, que l’on peut<br />

juger à première vue antagonistes, constitu<strong>en</strong>t d’ail<strong>le</strong>urs une nouvel<strong>le</strong> illustration de l’idée de dualité<br />

indissociab<strong>le</strong> de la philosophie goethé<strong>en</strong>ne : la lutte <strong>en</strong>tre une force expansive t<strong>en</strong>dant à la différ<strong>en</strong>ciation et<br />

une force contractive canalisant une luxuriance, qui diluerait sinon <strong>le</strong> règne dans l’anarchie la plus complète,<br />

devi<strong>en</strong>t <strong>le</strong> moteur même de la manifestation de l’idée du végétal dans <strong>le</strong> monde des formes.<br />

Il est d’ail<strong>le</strong>urs tout à fait intéressant de souligner que cette idée de métamorphose, point culminant de la<br />

sci<strong>en</strong>ce morphologique de Goethe, a été promue à une postérité inatt<strong>en</strong>due dans <strong>le</strong>s champs de la sci<strong>en</strong>ce du<br />

vivant. Ernst Cassirer 96 explique ainsi comm<strong>en</strong>t cette philosophie de la métamorphose a initié un nouveau<br />

principe d’appréh<strong>en</strong>sion du vivant, non plus fondé sur une conception générique, statique et classificatrice du<br />

monde végétal, à l’image de cel<strong>le</strong> développée par Linné 97 , mais sur une visualisation des phénomènes dans<br />

<strong>le</strong>ur continuité qui introduit l’approche génétique moderne.<br />

1.3.2. Métamorphose des animaux : <strong>le</strong>s insectes, <strong>le</strong>s mammifères, l’Homme<br />

Après son retour d'Italie, et malgré <strong>le</strong> relatif insuccès de sa découverte de l’os intermaxillaire auprès des<br />

anatomistes, Goethe poursuivra ses études sur la forme des animaux. De la même façon qu’il s’y était attelé<br />

pour <strong>le</strong>s plantes à f<strong>le</strong>urs, Goethe souhaitait découvrir l’organe fondam<strong>en</strong>tal qui, au gré de ses<br />

métamorphoses, préside au développem<strong>en</strong>t de la forme dans <strong>le</strong> règne animal.<br />

95 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 101<br />

96 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 103 - 104<br />

97 <strong>Pour</strong> <strong>le</strong>quel Goethe confessait une admiration réel<strong>le</strong>, puisqu’il <strong>le</strong> met au côté de Shakespeare et de Spinoza parmi <strong>le</strong>s<br />

hommes qui ont <strong>le</strong> lus influ<strong>en</strong>cé sa propre conception du monde (cf. Ibid. p. 104)<br />

38


Le principe sous-jac<strong>en</strong>t de la recherche du poète dans ce domaine est similaire à celui qui l’a guidé dans <strong>le</strong><br />

monde végétal : il doit exister un organe fondam<strong>en</strong>tal à la source du développem<strong>en</strong>t de toutes <strong>le</strong>s formes<br />

anima<strong>le</strong>s. L’idée de cet organe doit éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t se manifester de plus <strong>en</strong> plus visib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t au fur et à mesure de<br />

l’évolution du corps. El<strong>le</strong> s’empare de la matière pour lui imprimer une forme à sa ressemblance. El<strong>le</strong> doit<br />

donc trouver sa plus bel<strong>le</strong> incarnation dans <strong>le</strong>s organes supérieurs, <strong>le</strong>s organes nob<strong>le</strong>s du corps (comme l’œil<br />

ou <strong>le</strong> cerveau) tandis qu’el<strong>le</strong> disparaît dans <strong>le</strong>s organes inférieurs, informes, simp<strong>le</strong>s et non spécialisés. Ce<br />

qui n'existe qu'à l'état presque exclusif d’idée dans <strong>le</strong>s organes inférieurs se manifeste s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong>s<br />

organes supérieurs. Goethe conçoit ces différ<strong>en</strong>ts niveaux de développem<strong>en</strong>t dans une perspective de parfaite<br />

continuité : <strong>le</strong> spirituel est partout diffus dans la nature, mais avec plus ou moins de d<strong>en</strong>sité, cette d<strong>en</strong>sité se<br />

manifestant par l’adéquation plus ou moins parfaite de la forme et de l’idée.<br />

L’animal se définira alors, au regard des autres règnes minéraux et végétaux, par <strong>le</strong> caractère spécialisé et<br />

prédéfini de ses organes : aucun de ceux-ci n’est interchangeab<strong>le</strong> avec un autre qui exerce une fonction<br />

différ<strong>en</strong>te. Plus la nature s’élève vers l’Idée, plus el<strong>le</strong> adopte une forme ordonnée qui aspire à une certaine<br />

harmonie des parties <strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s et avec <strong>le</strong> tout. Les minéraux manifestai<strong>en</strong>t une organisation très réduite,<br />

limitée à <strong>le</strong>ur composition et à <strong>le</strong>ur structure grossière. Les plantes déjà nous prés<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t un modè<strong>le</strong> plus<br />

ordonné, mais où dominait néanmoins l’anarchie : au sein des deux premiers règnes de la nature,<br />

l’individualité, l’id<strong>en</strong>tité des parties <strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s et des parties par rapport au tout, se diluai<strong>en</strong>t dans la<br />

multiplicité des configurations et des associations. Chez <strong>le</strong>s animaux, et plus particulièrem<strong>en</strong>t chez <strong>le</strong>s<br />

mammifères dont l’Homme est <strong>le</strong> plus nob<strong>le</strong> représ<strong>en</strong>tant, par contre:<br />

« dans la plus régulière des organisations, tout a une forme, une place, un nombre déterminé, et,<br />

quel<strong>le</strong>s que soi<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s déviations que puisse produire l’activité multip<strong>le</strong> de la vie tout retrouvera toujours son<br />

équilibre 98 .»<br />

Comme Goethe considère que <strong>le</strong>s mammifères représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t <strong>le</strong> stade <strong>le</strong> plus évolué du règne animal, qui<br />

culmine dans l’homme, il va donc chercher à reconnaître son type primordial à partir du sque<strong>le</strong>tte des<br />

mammifères. Ces derniers lui prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t l’expression la plus épurée de l’idée de ce type sous-jac<strong>en</strong>t qui doit<br />

néanmoins être commun à tout <strong>le</strong> règne animal. L’observation des animaux <strong>le</strong>s plus évolués lui permet ainsi<br />

plus faci<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de mettre <strong>en</strong> lumière <strong>le</strong>s lois primordia<strong>le</strong>s de l’organisme qu’il imaginait, dans un second<br />

temps, déce<strong>le</strong>r chez <strong>le</strong>s autres espèces, là où el<strong>le</strong>s apparaiss<strong>en</strong>t avec beaucoup moins d’évid<strong>en</strong>ce aux yeux du<br />

chercheur. Mais Goethe ne parvi<strong>en</strong>dra jamais à une représ<strong>en</strong>tation achevée de ce type animal primordial<br />

comme il croyait l’avoir découvert dans <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de la feuil<strong>le</strong>. Il ne trouvera que <strong>le</strong>s lois partiel<strong>le</strong>s de<br />

98 Goethe, JW, Schrift<strong>en</strong> zur Kunst, Schrift<strong>en</strong> zur Litteratur, Maxim<strong>en</strong> und Ref<strong>le</strong>xion<strong>en</strong> , Munich, 1981, p.210 cité in<br />

Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 62<br />

39


développem<strong>en</strong>t pour la moel<strong>le</strong> épinière et <strong>le</strong> cerveau, avec <strong>le</strong>s os du crâne et <strong>le</strong>s vertèbres de la colonne<br />

vertébra<strong>le</strong>, comme nous l’avons expliqué plus haut.<br />

En parallè<strong>le</strong> de ses travaux sur <strong>le</strong>s mammifères, Goethe s’intéresse, <strong>en</strong> particulier au cours de l’été 1796, au<br />

monde des insectes, qui joue un rô<strong>le</strong> d’autant plus ess<strong>en</strong>tiel dans sa morphologie, qu’il lui permet <strong>en</strong> quelque<br />

sorte de tisser <strong>le</strong> li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> type ostéologique qu’il cherche à cerner chez <strong>le</strong>s mammifères et <strong>le</strong>s<br />

phénomènes de métamorphose qui anim<strong>en</strong>t <strong>le</strong> règne végétal. A partir de l’exam<strong>en</strong> et de la dissection de<br />

quelques espèces de papillons (zérène du groseillier, sphinx de l’euphorbe, sphinx du liseron…), il décrit<br />

avec minutie <strong>le</strong> déploiem<strong>en</strong>t des ai<strong>le</strong>s au mom<strong>en</strong>t de la sortie du cocon et <strong>le</strong>s transformations de la ch<strong>en</strong>il<strong>le</strong><br />

<strong>en</strong> papillon. Il est fort probab<strong>le</strong> qu’il y voit une autre manifestation de l’idée qu’il avait déjà pu observer au<br />

travers de l’éclosion des f<strong>le</strong>urs, et c’est la raison pour laquel<strong>le</strong> ces études l’amèneront à suggérer, certes de<br />

façon très vague et métaphysique, une espèce d’unité primitive qui présiderait aux phénomènes de<br />

métamorphoses des trois règnes.<br />

« Il va sans dire qu’il ne faut pas se figurer cette croissance comme si <strong>le</strong>s élém<strong>en</strong>ts solides des ai<strong>le</strong>s<br />

s’allongeai<strong>en</strong>t dans une si forte proportion <strong>en</strong> un temps si court ; je p<strong>en</strong>se au contraire que <strong>le</strong>s ai<strong>le</strong>s sont<br />

formées de la plus fine tela cellulosa 99 et sont complètem<strong>en</strong>t achevées et que ce tissu se dilate avec cette<br />

rapidité saisissante sous l’action de quelque fluide élastique – air, vapeur, humidité – qui y serait injecté. Je<br />

suis convaincu qu’on pourra faire une observation analogue sur la croissance des f<strong>le</strong>urs 100 . »<br />

1.3.3. L’int<strong>en</strong>sification des cou<strong>le</strong>urs<br />

Nous allons à prés<strong>en</strong>t achever cette étude des occurr<strong>en</strong>ces de l’idée de métamorphose dans l’œuvre de<br />

Goethe, <strong>en</strong> nous replongeant très brièvem<strong>en</strong>t dans l’univers de la cou<strong>le</strong>ur.<br />

Car la Steigerung n’est pas une caractéristique exclusive des trois premiers règnes de la nature : el<strong>le</strong> se<br />

manifeste éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong>s phénomènes physiques et, plus particulièrem<strong>en</strong>t, dans <strong>le</strong>s phénomènes<br />

lumineux. Nous retrouvons ainsi cette notion dans la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre, notamm<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong> chapitre « effets<br />

physico moral » de la partie didactique. Goethe nous prés<strong>en</strong>te <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>tes teintes du spectre et explique <strong>le</strong><br />

s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t produit par l’origine même de chaque cou<strong>le</strong>ur, selon sa dominante chaude – comme émanation la<br />

plus immédiate de la lumière à peine atténuée – ou froide – comme fil<strong>le</strong> naturel<strong>le</strong> de l’ombre. Entre <strong>le</strong> jaune<br />

et <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u, <strong>le</strong> pourpre se distingue du rouge par sa pureté : nul<strong>le</strong> trace des composantes extrêmes du b<strong>le</strong>u ou<br />

du jaune à ce niveau, la synthèse des opposés est tota<strong>le</strong>, l’unité parfaitem<strong>en</strong>t réalisée :<br />

99 tissu cellulaire<br />

100 Lettre du 6 août 1796 à Schil<strong>le</strong>r in Goethe, JW, Schil<strong>le</strong>r, F, Correspondance 1794-1805, Tome I, p. 264<br />

40


« Qui connaît la formation prismatique du pourpre ne verra aucun paradoxe dans cette affirmation :<br />

cette cou<strong>le</strong>ur conti<strong>en</strong>t toutes <strong>le</strong>s autres cou<strong>le</strong>urs <strong>en</strong> partie actu, <strong>en</strong> partie pot<strong>en</strong>tia. Nous avons perçu une<br />

int<strong>en</strong>sification asc<strong>en</strong>dante du jaune et du b<strong>le</strong>u vers <strong>le</strong> pourpre, et nous avons <strong>en</strong> même temps discerné <strong>le</strong>s<br />

s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts que nous éprouvions ; on peut donc p<strong>en</strong>ser que dans l’union des pô<strong>le</strong>s int<strong>en</strong>sifiés s’effectuerait un<br />

véritab<strong>le</strong> apaisem<strong>en</strong>t que nous aimerions appe<strong>le</strong>r une satisfaction idéa<strong>le</strong>. Et ainsi, lors des phénomènes<br />

physiques, ce phénomène coloré, <strong>le</strong> plus é<strong>le</strong>vé de tous, apparaît par la fusion de deux termes opposés qui se<br />

sont progressivem<strong>en</strong>t préparés eux-mêmes à se réunir. 101 »<br />

On ne peut à la <strong>le</strong>cture de ce passage que se remémorer <strong>le</strong>s derniers vers du poème la Métamorphose des<br />

plantes qui décriv<strong>en</strong>t l’union des ess<strong>en</strong>ces mâ<strong>le</strong>s et femel<strong>le</strong>s au sein de la f<strong>le</strong>ur.<br />

« Voici que <strong>le</strong>s doux coup<strong>le</strong>s et s’approch<strong>en</strong>t et se joign<strong>en</strong>t,<br />

Autour du saint autel ils s’ordonn<strong>en</strong>t nombreux,<br />

Hym<strong>en</strong> desc<strong>en</strong>d sur eux et des vapeurs sp<strong>le</strong>ndides<br />

Vers<strong>en</strong>t de doux parfums vivifiant l’a<strong>le</strong>ntour.<br />

Des germes bi<strong>en</strong> distincts s’<strong>en</strong>f<strong>le</strong>nt alors sans nombre,<br />

Au sein de fruits r<strong>en</strong>flés cachés et protégés.<br />

Nature clôt l’anneau des forces éternel<strong>le</strong>s ; 102 »<br />

Si <strong>le</strong>s « actes et <strong>le</strong>s souffrances de la lumière » désign<strong>en</strong>t une dualité de la lumière et de l’obscurité, il existe<br />

à la frontière une totalité, une unité dans l’opposition que nous ne remarquons pas habituel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t et qui peut<br />

se manifester lorsque nous sommes capab<strong>le</strong>s d’accéder à un mode de perception plus intuitif. Cette totalité<br />

s’exprime plus ou moins p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t dans chacune des cou<strong>le</strong>urs du spectre visib<strong>le</strong>, mais c’est dans <strong>le</strong> pourpre<br />

qu’el<strong>le</strong> trouve son expression la plus achevée. La cou<strong>le</strong>ur pourpre réalise plus que toute autre cou<strong>le</strong>ur du<br />

spectre cette conciliation des contraires, el<strong>le</strong> est la cou<strong>le</strong>ur à laquel<strong>le</strong> peuv<strong>en</strong>t aboutir par sublimation tant<br />

l’ombre que la lumière, <strong>le</strong> jaune que <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u.<br />

1.3.4. Conclusion sur <strong>le</strong>s notions de métamorphose et de finalité : la Steigerung<br />

De nombreux passages de l’œuvre de Goethe exprim<strong>en</strong>t une hostilité face à la p<strong>en</strong>sée que <strong>le</strong>s manifestations<br />

de la nature phénoména<strong>le</strong> ou organique pourrai<strong>en</strong>t être déterminées par des causes extérieures. Ils mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

lumière la résistance systématique du poète à toute conception visant à subordonner la nature à la réalisation<br />

d’une vision hétérogène ou transc<strong>en</strong>dante 103 .<br />

101 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 271<br />

102 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 182<br />

103 En cela aussi il rejoint Spinoza et son a<strong>version</strong> de toutes <strong>le</strong>s idéologies de la finalité.<br />

41


« C’est l’imm<strong>en</strong>se mérite de notre vieux Kant <strong>en</strong>vers <strong>le</strong> monde et je peux aussi dire <strong>en</strong>vers moi que de<br />

placer dans sa Critique de la faculté de juger, l’art et la nature l’un à côté de l’autre et de <strong>le</strong>ur accorder à tous<br />

<strong>le</strong>s deux <strong>le</strong> droit d’agir sans finalité, <strong>en</strong> fonction de grands principes. Spinoza m’avait déjà confirmé dans la<br />

haine des absurdes causes fina<strong>le</strong>s. La nature et l’art sont trop grands pour poursuivre des fins et ils n’<strong>en</strong> ont pas<br />

besoin, car il y a partout des corrélations et <strong>le</strong>s corrélations sont la vie. 104 »<br />

On peut effectivem<strong>en</strong>t déce<strong>le</strong>r dans cette profession de foi une conséqu<strong>en</strong>ce directe de la <strong>le</strong>cture de Spinoza :<br />

il exprime déjà cette idée <strong>en</strong> 1785, dans son Etude d’après Spinoza 105 et anticipe par-là la critique de la<br />

physique mathématique qu’il mènera dans la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre : « La mesure d’une chose est un procédé<br />

grossier » car « un être qui existe de manière vivante ne peut être mesuré par ce qui lui est extérieur ».<br />

Goethe apprécie particulièrem<strong>en</strong>t la partie téléologique de l'ouvrage de Kant, qui confirme sa conviction de<br />

l’id<strong>en</strong>tité des lois qui agiss<strong>en</strong>t dans la nature et dans l’art. <strong>Pour</strong> Goethe comme pour Kant 106 , il semb<strong>le</strong> que ce<br />

soit la finalité interne qui différ<strong>en</strong>cie <strong>le</strong>s productions de la nature de cel<strong>le</strong>s de l’art 107 .<br />

« Le plus humb<strong>le</strong> produit de la nature a <strong>en</strong> lui la totalité de sa perfection et je n’ai besoin que d’avoir<br />

des yeux pour voir […] Une œuvre d’art, à l’inverse, a sa perfection <strong>en</strong> dehors d’el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> « meil<strong>le</strong>ur » se trouve<br />

dans l’idée de l’artiste, qu’il atteint rarem<strong>en</strong>t ou jamais. 108 »<br />

Il pourrait éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t être éclairant de rapprocher la conception de Goethe de la philosophie d’Aristote.<br />

L’<strong>en</strong>téléchie, mot que <strong>le</strong> poète a employé à plusieurs reprises, représ<strong>en</strong>te chez <strong>le</strong> philosophe l’actualité<br />

couplée à la pot<strong>en</strong>tialité, el<strong>le</strong> signifie la capacité <strong>en</strong> acte, ce qui porte <strong>en</strong> soi sa propre finalité.<br />

« Les Grecs appelai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>téléchie un être dont la fonction ne cesse jamais.<br />

La fonction est l’exist<strong>en</strong>ce, p<strong>en</strong>sée dans l’activité.<br />

La question relative aux instincts des animaux ne peut se résoudre que par recours aux concepts de<br />

monades et d’<strong>en</strong>téléchies.<br />

Toute monas est une <strong>en</strong>téléchie qui apparaît dans certaines conditions. Une étude approfondie de<br />

l’organisme permet de voir <strong>le</strong>s mystères 109 … »<br />

La notion de monades tel<strong>le</strong> que la concevait Leibniz a très certainem<strong>en</strong>t beaucoup inspiré <strong>le</strong> poète :<br />

104<br />

Lettre à Zelter du 29 janvier 1830, citée in Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 219<br />

105<br />

Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 218<br />

106<br />

Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, p. 395<br />

107<br />

<strong>Pour</strong> Schelling éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t, l’idée de nature est détruite si nous soumettons sa finalité à l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t d’un être<br />

transc<strong>en</strong>dant.<br />

108<br />

Lettre du 23 décembre 1786 à la Duchesse de Saxe-Weimar, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie ,<br />

p. 7<br />

109<br />

Goethe, JW, Maximes & réf<strong>le</strong>xions, p. 120<br />

42


« La persistance de l’individualité et <strong>le</strong> fait que l’homme secoue ce qui ne lui convi<strong>en</strong>t pas […] est<br />

pour moi une preuve qu’il existe quelque chose comme l’<strong>en</strong>téléchie. […] Leibniz a eu des p<strong>en</strong>sées analogues<br />

sur ces sortes d’êtres autonomes, et il appelait monades ce que nous désignons sous <strong>le</strong> terme d’<strong>en</strong>téléchie 110 . »<br />

Nous pouvons <strong>en</strong>fin songer à rapprocher la notion « d’idée <strong>en</strong> puissance dans <strong>le</strong>s choses » des « raisons<br />

sémina<strong>le</strong>s » récurr<strong>en</strong>tes dans la physique stoïci<strong>en</strong>ne de l’éternel retour que nous évoquerons brièvem<strong>en</strong>t dans<br />

notre seconde partie.<br />

Ainsi, quel que soit <strong>le</strong> rapprochem<strong>en</strong>t que nous effectuons, <strong>le</strong> vivant dans sa manifestation n’est pas au<br />

service d’une volonté transc<strong>en</strong>dante, il ne ti<strong>en</strong>t pas son droit à exister d’une <strong>en</strong>tité extérieure. Il est un<br />

achèvem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> puissance et est à lui-même sa propre fin. C’est précisém<strong>en</strong>t ce que représ<strong>en</strong>te <strong>le</strong> phénomène<br />

primitif : la manifestation la plus évid<strong>en</strong>te aux s<strong>en</strong>s de ce qui porte la richesse pot<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t infinie de tout<br />

un règne ou de toute une classe de phénomènes. Se représ<strong>en</strong>ter la germination, la croissance, la<br />

transformation des organes, la reproduction de l'organisme et l’apparition des cou<strong>le</strong>urs comme un processus<br />

qui ti<strong>en</strong>t à la fois du s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> et de l’intelligib<strong>le</strong>, voilà <strong>le</strong> but que poursuit Goethe dans ses études naturalistes.<br />

Il considère que ce processus agissant sur <strong>le</strong>s deux plans de l’esprit et du monde des formes est <strong>le</strong> même,<br />

quant à l'idée, dans une classe donnée de phénomènes, et qu'il n'affecte des formes différ<strong>en</strong>tes que dans <strong>le</strong>s<br />

manifestations extérieures. Ce dualisme esprit-matière n’existe qu’<strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce pour l’homme qui ne<br />

cherche pas à développer son regard et mettre <strong>en</strong> œuvre son intuition. Ce dernier sépare alors arbitrairem<strong>en</strong>t<br />

ce qui est du ressort de la perception de ce qui lui paraît d’ordre purem<strong>en</strong>t idéel 111 .<br />

Si <strong>le</strong>s lois de développem<strong>en</strong>t et de métamorphoses résultant des polarités constitu<strong>en</strong>t la manifestation à<br />

proprem<strong>en</strong>t par<strong>le</strong>r matériel<strong>le</strong> des phénomènes, l’int<strong>en</strong>sification <strong>le</strong>s caractérise sous <strong>le</strong>ur aspect spirituel. A<br />

chaque stade évolutif, <strong>le</strong>s phénomènes manifest<strong>en</strong>t avec plus ou moins de clarté et d’évid<strong>en</strong>ce s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> une<br />

certaine idée fondam<strong>en</strong>ta<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong> groupe des phénomènes primitifs, <strong>le</strong>s idées peuv<strong>en</strong>t apparaître<br />

s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t visib<strong>le</strong>s car l’int<strong>en</strong>sification y atteint sont but ; el<strong>le</strong>s se dévoi<strong>le</strong>nt à la surface des formes et<br />

devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t immédiates aux s<strong>en</strong>s. Par « int<strong>en</strong>sification » Goethe <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d donc l’élaboration, l’incarnation du<br />

spirituel dans des formes qui <strong>en</strong> progression asc<strong>en</strong>dante, manifest<strong>en</strong>t toujours mieux <strong>le</strong>s idées sous-jac<strong>en</strong>tes<br />

aux phénomènes, et par prolongem<strong>en</strong>t l’Idée première que <strong>le</strong> poète id<strong>en</strong>tifie à la Nature dans son processus<br />

créateur. Le poète nous expose <strong>le</strong> chemin qui mène à l’id<strong>en</strong>tité de la manifestation phénoména<strong>le</strong> et idéel<strong>le</strong> :<br />

« Ce n’est qu’au niveau <strong>le</strong> plus é<strong>le</strong>vé ou à celui <strong>le</strong> plus commun que l’idée et l’expéri<strong>en</strong>ce s’uniss<strong>en</strong>t ;<br />

à tous <strong>le</strong>s niveaux intermédiaires de l’observation et du vécu, el<strong>le</strong>s se sépar<strong>en</strong>t. Le stade supérieur est quand la<br />

110 Le mercredi 3 mars 1830 à Eckermann in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 340<br />

111 C’est la raison pour laquel<strong>le</strong> Goethe <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t une défiance perman<strong>en</strong>te à l’égard de tous <strong>le</strong>s idéalismes portés sur <strong>le</strong><br />

dénigrem<strong>en</strong>t systématique du s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, qu’ils soi<strong>en</strong>t d’ordre philosophique, métaphysique ou religieux.<br />

43


vue des différ<strong>en</strong>ces nous amène à percevoir l’id<strong>en</strong>tité qui <strong>le</strong>s lie ; l’étape inférieure réside dans la réunion<br />

active de ce qui est séparé pour obt<strong>en</strong>ir <strong>le</strong>ur id<strong>en</strong>tité 112 . »<br />

Tous <strong>le</strong>s phénomènes sont pour Goethe l’effet d’une action de l’intelligib<strong>le</strong> et <strong>le</strong>ur observation nous fait<br />

revivre la métamorphose imposée par l’esprit à la matière, qui d’une forme inadéquate passe<br />

progressivem<strong>en</strong>t à sa forme propre. Le modè<strong>le</strong> la plante à f<strong>le</strong>ur <strong>en</strong> représ<strong>en</strong>te certainem<strong>en</strong>t la meil<strong>le</strong>ure<br />

illustration : <strong>le</strong> fruit n’exprime que très faib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t la loi cyclique du végétal, parce que l’idée et la forme, ne<br />

se correspond<strong>en</strong>t pas p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t. Au contraire,<br />

« Au cours de la floraison, la loi de la vie végéta<strong>le</strong> apparaît dans sa manifestation suprême 113 . »<br />

Nous pouvons alors déce<strong>le</strong>r l’exist<strong>en</strong>ce, au moins dans <strong>le</strong> règne végétal, d’une polarité agissant, à un niveau<br />

ultime, au cœur même du phénomène de Steigerung : la loi naturel<strong>le</strong> fait alterner périodes de dévoi<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t et<br />

de dissimulation de l’idée dans <strong>le</strong>s formes s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s.<br />

Je ne voudrais pas terminer cette partie sans rapporter l’ultime métamorphose re<strong>le</strong>vée par Jean Lacoste 114 , et<br />

que Goethe illustre dans <strong>le</strong> poème Bi<strong>en</strong>heureux Désir du recueil Le Divan. Car à un degré <strong>en</strong>core plus é<strong>le</strong>vé,<br />

plus spirituel, la métamorphose ne semb<strong>le</strong> plus reposer sur <strong>le</strong> désir d’expansion et de progression organiques,<br />

mais sur la nostalgie d’une qualité plus é<strong>le</strong>vée d’un tout autre ordre, d’un amour mystique qui ne se satisfait<br />

que dans la dissolution de la forme matériel<strong>le</strong> dans la pure lumière : l’image du papillon qui s’immo<strong>le</strong> dans la<br />

flamme d’une bougie <strong>en</strong> trouvant la lumière devi<strong>en</strong>t pour <strong>le</strong> poète <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> discret de tout élan humain<br />

vers l’Idéal.<br />

« Ne <strong>le</strong> dites à personne, sinon au sage<br />

Car la fou<strong>le</strong> est prompte à rail<strong>le</strong>r,<br />

Je veux louer <strong>le</strong> Vivant<br />

Qui aspire à la mort dans la flamme.<br />

Dans la fraîcheur des nuits d’amour<br />

Où tu reçus la vie, où tu la donnas,<br />

Te saisit un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t étrange<br />

Quand luit <strong>le</strong> flambeau si<strong>le</strong>ncieux.<br />

Tu ne restes plus <strong>en</strong>fermé<br />

Dans l’ombre ténébreuse<br />

112 Goethe, JW, Schrift<strong>en</strong> zur Kunst, Schrift<strong>en</strong> zur Litteratur, Maxim<strong>en</strong> und Ref<strong>le</strong>xion<strong>en</strong> , Munich, 1981, p. 366 in<br />

Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 118<br />

113 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 84<br />

114 Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 65-67<br />

44


Et un désir nouveau t’<strong>en</strong>traîne<br />

Vers un plus haut hyménée.<br />

Nul<strong>le</strong> distance ne te rebute,<br />

Tu accours <strong>en</strong> volant, fasciné,<br />

Et <strong>en</strong>fin, amant de la lumière,<br />

Te voilà, Ô papillon, consumé.<br />

Et tant que tu n’as pas compris<br />

Ce : Meurs et devi<strong>en</strong>s !<br />

Tu n’es qu’un hôte obscur<br />

Sur la terre ténébreuse. 115 »<br />

Ce papillon né dans <strong>le</strong>s ténèbres mais qui aspire passionném<strong>en</strong>t à s’é<strong>le</strong>ver dans la joie vers la flamme selon<br />

l’éternel<strong>le</strong> loi de l’évolution, <strong>le</strong> « Meurs et Devi<strong>en</strong>s », constitue ainsi certainem<strong>en</strong>t <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus achevé<br />

de la philosophie et du « gai savoir » de Goethe – qui n’est pas si éloigné de celui de Faust. Car, après la<br />

<strong>le</strong>cture de ce <strong>texte</strong>, qui voudrait ne voir dans la fameuse invocation que <strong>le</strong> poète prononce à l’instant de<br />

r<strong>en</strong>dre l’âme, dans la pénombre de sa modeste chambre de Weimar, qu’un simp<strong>le</strong> appel à ouvrir <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>ts ?<br />

« Plus de lumière ! 116 »<br />

115 Goethe, JW, Bi<strong>en</strong>heureux désir, in Le Divan, p. 43-44<br />

116 Ance<strong>le</strong>t-Hutache, Jeanne, Goethe, p. 185<br />

45


2. De l’étude de la nature à la révélation artistique de l’ess<strong>en</strong>ce<br />

Dans la première partie, je me suis efforcé de re<strong>le</strong>ver, d’ordonner et de formaliser <strong>le</strong>s trois principaux<br />

concepts qui guid<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions naturalistes de Goethe mais apparaiss<strong>en</strong>t de façon disparate dans ses<br />

différ<strong>en</strong>ts écrits sci<strong>en</strong>tifiques. Nous sommes à prés<strong>en</strong>t <strong>en</strong> mesure de replacer ces concepts dans <strong>le</strong> con<strong>texte</strong><br />

plus large décrit par Pierre Hadot dans Le Voi<strong>le</strong> d’Isis – celui des débats sur <strong>le</strong> rapport <strong>en</strong>tre sci<strong>en</strong>ce et nature<br />

– pour fina<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t expliciter la philosophie de la connaissance du poète et la manière dont el<strong>le</strong> s’articu<strong>le</strong> avec<br />

ses convictions artistiques.<br />

Dans son essai, Pierre Hadot étudie la postérité occid<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> du célèbre aphorisme d’Héraclite : « La nature<br />

aime à se voi<strong>le</strong>r ». Il est am<strong>en</strong>é à distinguer deux approches antagonistes de la nature qu’il id<strong>en</strong>tifie comme<br />

« l’attitude prométhé<strong>en</strong>ne » et « l’attitude orphique ». Si la sci<strong>en</strong>ce prométhé<strong>en</strong>ne se donne pour mission de<br />

découvrir et d’utiliser <strong>le</strong>s secrets de la nature par <strong>le</strong> biais de techniques et technologies toujours plus<br />

efficaces, la sci<strong>en</strong>ce orphique choisit de révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s secrets de l’univers au moy<strong>en</strong> du discours, de la poésie,<br />

de la musique et plus généra<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de l’art. Je vais faire mi<strong>en</strong>ne cette distinction et approfondir notre<br />

compréh<strong>en</strong>sion de la philosophie de la nature du poète de Weimar <strong>en</strong> la considérant dans la perspective<br />

historique et culturel<strong>le</strong> de l’approche orphique, dont Goethe est précisém<strong>en</strong>t l’un des plus évid<strong>en</strong>ts porteurs.<br />

2.1. Brève étude des origines de l’approche orphique du monde : <strong>le</strong>s stoïci<strong>en</strong>s, Paracelse,<br />

<strong>le</strong>s signatures et <strong>le</strong>s lois d’analogie<br />

C’est dans <strong>le</strong> Timée 117 , sous la forme du concept d’« Âme du Monde » que l’on trouve l’une des premières<br />

expositions de cette idée de l’Antiquité selon laquel<strong>le</strong> l’univers est une œuvre d’art, poème ou chant, création<br />

harmonieuse de l’imagination divine. Ce dieu se confond avec la Nature el<strong>le</strong>-même chez <strong>le</strong>s stoïci<strong>en</strong>s, et<br />

c’est sous <strong>le</strong>ur influ<strong>en</strong>ce que la connaissance du cosmos, bi<strong>en</strong> que sous-t<strong>en</strong>due par une réel<strong>le</strong> volonté<br />

d’objectivité sci<strong>en</strong>tifique, acquiert une dim<strong>en</strong>sion presque sacrée. Ainsi, dans la perspective de la physique<br />

stoïci<strong>en</strong>ne, la divinité se confond-el<strong>le</strong> avec la nécessité rationnel<strong>le</strong>, qui choisit <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur des mondes et <strong>le</strong><br />

répète perpétuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t selon la loi de l’éternel retour 118 : l’univers se développe dans une durée finie qui se<br />

reproduit perpétuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de manière id<strong>en</strong>tique, dans un mouvem<strong>en</strong>t de systo<strong>le</strong> et de diasto<strong>le</strong>, au cours<br />

duquel des phénomènes inédits peuv<strong>en</strong>t se manifester. Mais ces phénomènes <strong>en</strong> question ne sont nouveaux<br />

que dans <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s où ils n’existai<strong>en</strong>t précédemm<strong>en</strong>t qu’<strong>en</strong> puissance, sous la forme de « raisons sémina<strong>le</strong>s »<br />

qui portai<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> quelque sorte, un programme défini et rationnel de développem<strong>en</strong>t des règnes et des<br />

phénomènes. On ne peut que constater l’évid<strong>en</strong>te similitude <strong>en</strong>tre cette notion stoïci<strong>en</strong>ne et l’idée goethé<strong>en</strong>ne<br />

117 Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p. 166-169<br />

118 Ibid., p. 179. Ce concept sera promu à la postérité lorsque Nietzsche <strong>le</strong> repr<strong>en</strong>dra à son compte dans Ainsi parlait<br />

Zarathoustra (1885).<br />

46


de Steigerung, de progression <strong>en</strong> spira<strong>le</strong> qui se réalise dans <strong>le</strong> jeu cyclique des métamorphoses régies par<br />

l’ess<strong>en</strong>ce idéel<strong>le</strong>.<br />

A partir du XVII ème sièc<strong>le</strong> apparaît <strong>le</strong> thème du langage symbolique et hiéroglyphique de la nature. Durant<br />

toute la R<strong>en</strong>aissance, <strong>le</strong>s relations <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> visib<strong>le</strong> et l’invisib<strong>le</strong> vont être considérées, non comme<br />

antagonistes, mais comme réglées par des jeux de correspondances mutuel<strong>le</strong>s : par <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong>, la Nature fait<br />

continuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t passer <strong>le</strong>s forces et <strong>le</strong>s formes qui l’anim<strong>en</strong>t d’un monde à l’autre. Ainsi, Paracelse 119<br />

développe <strong>le</strong>s notions de « signatures » et de « lois d’analogie » qui, appliquées aux formes et cou<strong>le</strong>urs de la<br />

nature, révè<strong>le</strong>nt par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong>s applications médicina<strong>le</strong>s de certaines herbes ou plantes : « Par <strong>le</strong>s analogies,<br />

l’invisib<strong>le</strong> devi<strong>en</strong>t visib<strong>le</strong> » répète-t-il. Tel<strong>le</strong> espèce, dont <strong>le</strong> fruit évoque la forme d’un œil, est ainsi prescrite<br />

pour <strong>le</strong> traitem<strong>en</strong>t des maladies oculaires. Il y a donc correspondances <strong>en</strong>tre l’ordre interne aux êtres vivants,<br />

dont l’Homme, et <strong>le</strong>s lois et forces qui régiss<strong>en</strong>t l’univers 120 . Jacob Boehme développe <strong>en</strong>core cette idée dans<br />

son ouvrage De signatura rerum, dans <strong>le</strong>quel il considère chaque objet, chaque être de la création comme un<br />

mot de ce langage caché de Dieu 121 . Il rejoint ainsi cette tradition chréti<strong>en</strong>ne qui distingue deux livres divins :<br />

la Bib<strong>le</strong> comme révélation spirituel<strong>le</strong> et la Nature comme révélation matériel<strong>le</strong> 122 . Novalis expose dans <strong>le</strong>s<br />

Discip<strong>le</strong>s à Saïs avec beaucoup d’emphase et de force évocatrice ce qu’est ce langage mystérieux de<br />

symbo<strong>le</strong>s et d’analogies :<br />

« Divers sont <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>tiers des hommes. A <strong>le</strong>s suivre, à <strong>le</strong>s comparer, on voit naître d’étranges figures,<br />

qui semb<strong>le</strong>nt appart<strong>en</strong>ir à cette grande écriture chiffrée que l’on retrouve partout : sur <strong>le</strong>s élytres et <strong>le</strong>s coquil<strong>le</strong>s<br />

d’œufs, dans <strong>le</strong>s nuages, dans la neige, dans <strong>le</strong>s cristaux et <strong>le</strong>s pétrifications, à la surface des eaux <strong>en</strong><br />

congélation, dans la structure interne et dans <strong>le</strong>s formes extérieures des montagnes, des plantes, des animaux,<br />

des hommes, dans <strong>le</strong>s luminaires cé<strong>le</strong>stes, sur <strong>le</strong>s disques de résine ou de verre eff<strong>le</strong>urés ou frottés, dans <strong>le</strong>s<br />

dispositions de la limail<strong>le</strong> autour de l’aimant et dans <strong>le</strong>s étranges conjonctures du hasard. En tout cela, on<br />

press<strong>en</strong>t la c<strong>le</strong>f de cette écriture magique, sa grammaire, mais ce press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t refuse de pr<strong>en</strong>dre des formes<br />

définies et ne semb<strong>le</strong> pas devoir nous donner la c<strong>le</strong>f des mystères. 123 »<br />

Kant lui-même considère <strong>le</strong>s formes vivantes de la nature comme un « langage chiffré » qui s’offre au regard<br />

de l’homme et lui « par<strong>le</strong> symboliquem<strong>en</strong>t » 124 . Goethe, ainsi que nous l’avons vu, repr<strong>en</strong>d cette conception<br />

lorsqu’il établit <strong>le</strong>s grands principes de sa sci<strong>en</strong>ce morphologique, dans ses travaux de botanique sur la<br />

Métamorphose des plantes et dans ses études sur la forme des os des mammifères. Dans cette tradition de<br />

Nature-Poème, c’est <strong>le</strong> poète qui est <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce considéré comme <strong>le</strong> véritab<strong>le</strong> interprète de la nature,<br />

119 Ibid., p. 127<br />

120 Godin, Christian, La Nature, p. 27<br />

121 Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p. 211<br />

122 Ibid., p. 211<br />

123 Novalis, Les Discip<strong>le</strong>s à Saïs, in Novalis, Petits écrits, Paris, 1947, p. 179<br />

124 « On dira que cette interprétation des jugem<strong>en</strong>ts esthétiques par référ<strong>en</strong>ce à une par<strong>en</strong>té avec <strong>le</strong> s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t moral<br />

apparaît beaucoup trop élaborée pour être considérée comme la véritab<strong>le</strong> élucidation du langage chiffré grâce auquel la<br />

nature s’adresse à nous par symbo<strong>le</strong>s dans ses bel<strong>le</strong>s formes. » in Kant, Critique de la faculté de juger, p286 (§42)<br />

47


seul capab<strong>le</strong> d’<strong>en</strong> révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s secrets par l’usage des mêmes lois de création que cel<strong>le</strong>s que Dieu met <strong>en</strong> œuvre<br />

dans <strong>le</strong> Cosmos. Mais cette conception orphique ne reste pas l’apanage exclusif des artistes : de nombreux<br />

savants se reconnaiss<strong>en</strong>t, après Sénèque, dans cette philosophie naturel<strong>le</strong>, qui <strong>en</strong>joint <strong>le</strong> philosophe à se<br />

comporter dans <strong>le</strong> temp<strong>le</strong> de la Nature comme un fidè<strong>le</strong> et un adorateur de la création, dans <strong>le</strong> respect de<br />

préceptes qui ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à la fois de l’objectivité sci<strong>en</strong>tifique et de la mystique contemplative. Il existe ainsi<br />

une reconnaissance implicite que <strong>le</strong> mystère d’une certaine ess<strong>en</strong>ce doit être préservé. Paradoxa<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t, <strong>le</strong><br />

thème de la nature personnifiée sous <strong>le</strong>s traits de la déesse Isis que l’on dévoi<strong>le</strong>, n’apparaîtra qu’au XVII ème<br />

et XVIII ème sièc<strong>le</strong>s, précisém<strong>en</strong>t au mom<strong>en</strong>t de l’avènem<strong>en</strong>t de la nouvel<strong>le</strong> sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> 125 . C’est <strong>le</strong><br />

sujet dont traite <strong>en</strong> détail l’ouvrage de Pierre Hadot.<br />

L’attitude orphique r<strong>en</strong>aîtra alors à l’époque romantique avec l’apparition de la Naturphilosophie, vaste<br />

protestation é<strong>le</strong>vée contre deux sièc<strong>le</strong>s de mécanisation et de mathématisation du monde, notamm<strong>en</strong>t<br />

incarnés par Descartes. Ce dernier explicite sa conception de la nature dans son traité du Monde comme suit:<br />

« Par la Nature, je n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds point ici quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire,<br />

mais […] je me sers de ce mot pour signifier la matière même <strong>en</strong> tant que je la considère avec toutes <strong>le</strong>s<br />

qualités que je lui ai attribué comprises toutes <strong>en</strong>semb<strong>le</strong> 126 … »<br />

Des artistes comme Sch<strong>le</strong>gel, Hölderlin, Schil<strong>le</strong>r et Novalis ou des philosophes tels Hegel et Schelling<br />

compteront alors parmi <strong>le</strong>s plus fameux déf<strong>en</strong>seurs de cette tradition orphique, héritage plus ou moins<br />

transformé et actualisé, exprimé avec une inéga<strong>le</strong> naïveté, mais néanmoins omniprés<strong>en</strong>te derrière nombre de<br />

<strong>le</strong>urs œuvres et travaux. Il existe, certes, des différ<strong>en</strong>ces profondes <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s conceptions romantiques d’un<br />

Fichte, d’un Schelling, d’un Hegel, ou d’un Novalis, mais on y retrouve toujours, de manière plus ou moins<br />

explicite, une certaine id<strong>en</strong>tification de la Nature et de l’Esprit. Ainsi Schelling, pour qui la nature est l’esprit<br />

dev<strong>en</strong>u visib<strong>le</strong>, et l’esprit, la nature dev<strong>en</strong>ue invisib<strong>le</strong> 127 , formalise avec clarté et concision <strong>le</strong>s grands traits<br />

de cette philosophie de la nature étroitem<strong>en</strong>t liée à une vision de l’art comme révélateur des mystères du<br />

monde :<br />

« Ce que nous appelons Nature est un poème dont la merveil<strong>le</strong>use et mystérieuse écriture reste pour<br />

nous indéchiffrab<strong>le</strong>. Mais si l’on pouvait résoudre l’énigme, on y découvrirait l’Odyssée de l’Esprit qui,<br />

victime d’une remarquab<strong>le</strong> illusion, se fuit, tout <strong>en</strong> se cherchant, car il n’apparaît à travers <strong>le</strong> Monde que<br />

comme <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s à travers <strong>le</strong>s mots 128 . »<br />

125 Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p. 149<br />

126 Descartes, R<strong>en</strong>é, Le Monde, Garnier 1963, p. 348<br />

127 Godin, Chistian, La nature, p. 84<br />

128 Schelling, Système de l’idéalisme transc<strong>en</strong>dantal, in Schelling, Essais, Paris, 1946, p. 175<br />

48


Bi<strong>en</strong> qu’il se distingue des déf<strong>en</strong>seurs <strong>le</strong>s plus naïfs de cette Naturphilosophie par <strong>le</strong> pragmatisme et la<br />

rigueur intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> de ses recherches naturalistes, Goethe incarne aussi dans une large mesure l’approche<br />

orphique de la connaissance 129 .<br />

Après cette brève mise <strong>en</strong> perspective historique, nous allons nous focaliser plus particulièrem<strong>en</strong>t sur la<br />

philosophie de la connaissance du poète de Weimar et préciser comm<strong>en</strong>t el<strong>le</strong> s’harmonise avec une<br />

philosophie de l’art vouée à l’expression de l’ess<strong>en</strong>ce des objets et des êtres. La p<strong>en</strong>sée du poète tisse <strong>en</strong><br />

effet, dans la plus pure tradition classique, des li<strong>en</strong>s très étroits <strong>en</strong>tre sci<strong>en</strong>ce et art : comme il l’exprime dans<br />

l’un des derniers paragraphes consacrés à l’héritage romain dans la partie historique de la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre,<br />

Goethe semb<strong>le</strong> t<strong>en</strong>ir d’emblée une démarche artistique comme supérieure à une démarche exclusivem<strong>en</strong>t<br />

sci<strong>en</strong>tifique, dans la mesure où l’œuvre d’art est seu<strong>le</strong> à même d’édifier, par l’union de l’extériorité et de<br />

l’intériorité, la totalité qui doit constituer <strong>le</strong> terme de la connaissance :<br />

« Si nous rev<strong>en</strong>ons à prés<strong>en</strong>t à la comparaison de l’art et de la sci<strong>en</strong>ce, nous nous heurtons alors à la<br />

considération suivante : du fait que dans <strong>le</strong> savoir comme dans la réf<strong>le</strong>xion, nul<strong>le</strong> totalité ne peut être<br />

constituée, car au premier manque l’intériorité, tandis que l’extériorité échappe à la seconde, nous devons<br />

nécessairem<strong>en</strong>t concevoir la sci<strong>en</strong>ce comme un art, si nous nous att<strong>en</strong>dons à y trouver un certain g<strong>en</strong>re de<br />

totalité. Et nous ne devrions même pas la chercher dans la généralité et dans la surabondance car, de même que<br />

l’art s’expose toujours tout <strong>en</strong>tier <strong>en</strong> chaque œuvre singulière, de même la sci<strong>en</strong>ce devrait chaque fois<br />

apparaître <strong>en</strong> chacun des sujets dont el<strong>le</strong> traite. 130 »<br />

Goethe considère ainsi la rédaction de ses ouvrages sci<strong>en</strong>tifiques comme une partie intégrante de son travail<br />

littéraire 131 , <strong>en</strong> cohér<strong>en</strong>ce avec <strong>le</strong> principe de continuité qui guide à la fois son investigation des phénomènes<br />

de la nature et <strong>le</strong>s diverses manières dont il <strong>en</strong> r<strong>en</strong>d compte, que ce soit au travers de ses poèmes, de ses<br />

pièces ou <strong>en</strong>core sous la forme d’ouvrages sci<strong>en</strong>tifiques où <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> du poète ne sacrifie <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> au cont<strong>en</strong>u.<br />

Mettre la connaissance de la nature au service de l’expression poétique constitue la mission même du poète à<br />

l’image même de l’ambition du premier poète de la nature, Lucrèce, dont Goethe fait l’éloge à Knebel <strong>le</strong> 14<br />

février 1821:<br />

« Ce qui confère une place si é<strong>le</strong>vée à notre Lucrèce <strong>en</strong> tant que poète et lui assure son rang pour<br />

l’éternité, c’est une capacité hautem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> d’intuition-perception, qui lui donne cette force de<br />

représ<strong>en</strong>tation ; il dispose éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t d’une vive imagination qui lui permet de poursuivre ce qu’il perçoit<br />

jusque dans <strong>le</strong>s profondeurs invisib<strong>le</strong>s de la nature, au-delà des s<strong>en</strong>s, dans <strong>le</strong>s recoins <strong>le</strong>s plus secrets 132 . »<br />

129 Il serait d’ail<strong>le</strong>urs intéressant d’ouvrir <strong>le</strong> débat sur l’utilisation du terme de « connaissance poétique » <strong>en</strong> s’appuyant<br />

sur <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions de Bachelard sur <strong>le</strong> sujet.<br />

130 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des cou<strong>le</strong>urs, p. 107<br />

131 Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, p. 291<br />

132 Le 14 février 1821 Goethe, JW, Briefe III, p.499 cité in Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, p. 291<br />

49


Nous allons donc à prés<strong>en</strong>t comme annoncé iso<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s principa<strong>le</strong>s caractéristiques qui confèr<strong>en</strong>t son<br />

originalité, et, év<strong>en</strong>tuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t, sa pertin<strong>en</strong>ce, à la conception que <strong>le</strong> poète se fait de la connaissance.<br />

2.2. Une « théorie » de la connaissance fondée sur l’appréh<strong>en</strong>sion s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> de l’Idée<br />

2.2.1. Le primat des s<strong>en</strong>s<br />

« Je pr<strong>en</strong>ds infinim<strong>en</strong>t de plaisir à mes observations sur la nature ; ce qui peut paraître surpr<strong>en</strong>ant à<br />

première vue, mais qui, pourtant, n’a ri<strong>en</strong> que de logique, c’est qu’il <strong>en</strong> sortira fina<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t une sorte d’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong><br />

subjectif. Ce qui est <strong>en</strong> voie de dev<strong>en</strong>ir, c’est si vous vou<strong>le</strong>z, au s<strong>en</strong>s propre du mot, <strong>le</strong> monde de l’œil, un<br />

monde tout <strong>en</strong>tier fait de forme et de cou<strong>le</strong>ur. Car à y pr<strong>en</strong>dre garde, je n’ai besoin de recourir à l’aide des<br />

autres s<strong>en</strong>s que dans une très faib<strong>le</strong> mesure et tout raisonnem<strong>en</strong>t revêt la forme d’une sorte de prés<strong>en</strong>tation 133 »<br />

Goethe s’inscrit <strong>en</strong> forte contradiction avec la tradition rationaliste issue du XVII ème sièc<strong>le</strong> incarnée et<br />

développée par Descartes, et qui énonce que <strong>le</strong> doute qui déconstruit est éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t celui qui permet à terme<br />

d’<strong>en</strong>tériner la certitude.<br />

« […] nous douterons <strong>en</strong> premier lieu si, de toutes <strong>le</strong>s choses qui sont tombées sous nos s<strong>en</strong>s ou que<br />

nous avons imaginées, il y <strong>en</strong> a quelques-unes qui soi<strong>en</strong>t véritab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong> monde, tant à cause que nous<br />

savons par expéri<strong>en</strong>ce que nos s<strong>en</strong>s nous ont trompés <strong>en</strong> plusieurs r<strong>en</strong>contres 134 . »<br />

Mais la pratique de ce doute nécessite <strong>en</strong>tre temps de développer la suspicion systématique à l’égard de ce<br />

que nous prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t a priori <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>s ; or Goethe ignore cette méfiance et accorde toute sa créance à ce que<br />

nous livr<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>s :<br />

« Il existe maint<strong>en</strong>ant <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ce une vilaine façon d’être abstrus : on s’éloigne du s<strong>en</strong>s commun sans<br />

permettre l’accès à un s<strong>en</strong>s supérieur, on s’amuse avec la transc<strong>en</strong>dance et autres choses fumeuses, on s<strong>en</strong>t la<br />

crainte de l’observation réel<strong>le</strong> du vivant, et quand fina<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t on veut rejoindre <strong>le</strong> domaine pratique, on se<br />

retrouve soudainem<strong>en</strong>t avec une méthode atomistique et mécanique 135 . »<br />

Il écrit avec <strong>en</strong>core moins d’ambiguïté dans ses Maximes et Réf<strong>le</strong>xions :<br />

« Les s<strong>en</strong>s ne tromp<strong>en</strong>t pas, <strong>le</strong> jugem<strong>en</strong>t trompe. 136 »<br />

133 <strong>le</strong> 15 novembre 1796, in Goethe Schil<strong>le</strong>r Correspondance, tome II, p. 303<br />

134 Descartes, R<strong>en</strong>é, Des principes de la connaissance humaine, Paris, 1953, Paris<br />

135 Goethe, JW, Schrift<strong>en</strong> zur Kunst, Schrift<strong>en</strong> zur Litteratur, Maxim<strong>en</strong> und Ref<strong>le</strong>xion<strong>en</strong> , Hambourg, 1953, p. 444 cité in<br />

Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 115<br />

136 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 61<br />

50


A l’occasion de la découverte dans <strong>le</strong>s dunes du Lido, du crâne de mouton f<strong>en</strong>du faisant apparaître l'os<br />

palatin, <strong>le</strong> maxillaire supérieur et l'intermaxillaire comme l'image évid<strong>en</strong>te de trois vertèbres transformées,<br />

Goethe avait même formulé cette profession de foi ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> cadre de sa théorie de la connaissance :<br />

« La Nature n’a point de secret qu’el<strong>le</strong> n’expose quelque part aux yeux de l’observateur att<strong>en</strong>tif. 137 »<br />

Mais si Goethe est convaincu que toute connaissance doit tirer sa légitimité des s<strong>en</strong>s, il ne sacrifie cep<strong>en</strong>dant<br />

pas avec la même naïveté que d’autres poètes de la génération romantique, à l’idée que la connaissance des<br />

secrets de la nature peut se manifester dans sa plénitude immédiate, tel<strong>le</strong> une sorte de révélation mystique<br />

faite à l’élu des dieux. L’observation, selon lui, doit toujours être empreinte de prud<strong>en</strong>ce et de pati<strong>en</strong>ce et<br />

l’illumination intuitive fina<strong>le</strong>, s’il <strong>en</strong> est, n’est toujours que la résultante de longues périodes d’études et<br />

d’essais infructueux. En ceci, <strong>le</strong>s principes de la démarche de Goethe n’apparaiss<strong>en</strong>t fina<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t pas si<br />

éloignée qu’on pourrait <strong>le</strong> p<strong>en</strong>ser des préceptes de s<strong>en</strong>s critique et d’objectivité par <strong>le</strong>squels se définit la<br />

sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> moderne. Nous allons cep<strong>en</strong>dant essayer de montrer <strong>en</strong> quoi ces deux sci<strong>en</strong>ces<br />

diverg<strong>en</strong>t et ce qui fait la singularité de la méthode du poète. <strong>Pour</strong> ce faire, quoi de plus naturel, précisém<strong>en</strong>t,<br />

que de s’appuyer sur une comparaison de la conception goethé<strong>en</strong>ne des cou<strong>le</strong>urs et de la théorie optique de<br />

Newton ?<br />

Nous avons vu plus haut que Goethe cherche à observer <strong>le</strong>s idées qui se manifest<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans<br />

certaines classes de phénomènes dits primordiaux. Or, ce que <strong>le</strong> phénomène primitif montre à l'observateur<br />

dans sa pureté et sa nécessité, apparaît impur et conting<strong>en</strong>t, dans <strong>le</strong> phénomène comp<strong>le</strong>xe de tous <strong>le</strong>s jours. Il<br />

n'est plus possib<strong>le</strong> de reconnaître immédiatem<strong>en</strong>t <strong>le</strong> fait simp<strong>le</strong>, et par-delà, l’idée qui s’y exprime. Aussi<br />

Goethe cherche-t-il partout à réduire <strong>le</strong>s phénomènes comp<strong>le</strong>xes à des phénomènes simp<strong>le</strong>s et purs.<br />

L'explication de la nature réside, pour lui, dans cette réduction à une ou plusieurs manifestations nécessaires,<br />

une fois écartées toutes <strong>le</strong>s perturbations secondaires. Il ne va jamais au-delà du phénomène primitif, et ti<strong>en</strong>t<br />

toute t<strong>en</strong>tative de <strong>le</strong> dépasser par une réf<strong>le</strong>xion théorique où l’observation, l’imagination et l’intuition<br />

n’intervi<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t pas, pour spéculation oiseuse :<br />

originel<strong>le</strong>. 138 »<br />

« Nous vivons au milieu de phénomènes dérivés sans savoir comm<strong>en</strong>t parv<strong>en</strong>ir à la question<br />

«L'aimant est un phénomène primitif, dont il suffit de prononcer <strong>le</strong> nom pour <strong>en</strong> voir l’explication ;<br />

c’est d’ail<strong>le</strong>urs la raison pour laquel<strong>le</strong> il devi<strong>en</strong>t <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> de tout ce qui n’a besoin ni de mots ni de<br />

dénominations 139 . »<br />

137<br />

Goethe, JW, Autobiographische Schrift<strong>en</strong> II , Munich, 1981, Anna<strong>le</strong>s pour 1790, p.436 cité in Lacoste, Jean, Goethe,<br />

Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 51<br />

138<br />

Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 77<br />

139<br />

Ibid., p. 117<br />

51


Il cherchera ainsi à expliquer un phénomène comp<strong>le</strong>xe <strong>en</strong> montrant de quels phénomènes originels il est<br />

composé, et surtout un fait perceptib<strong>le</strong> <strong>en</strong> <strong>le</strong> ram<strong>en</strong>ant à un autre fait perceptib<strong>le</strong>. Il tire immédiatem<strong>en</strong>t de<br />

l'observation <strong>le</strong>s principes sur <strong>le</strong>squels il fonde son explication des phénomènes et écarte systématiquem<strong>en</strong>t<br />

toute notion ou théorie qui dépasse <strong>le</strong> domaine de l'observation. Recourir à des facteurs non observab<strong>le</strong>s est<br />

contraire à sa conception de la connaissance ; ainsi ne cherche-t-il pas, par exemp<strong>le</strong>, l'ess<strong>en</strong>ce de la lumière<br />

dans une substance ou des corpuscu<strong>le</strong>s invisib<strong>le</strong>s aux s<strong>en</strong>s. De proche <strong>en</strong> proche, il finit par iso<strong>le</strong>r, dans <strong>le</strong><br />

monde empirique, des élém<strong>en</strong>ts s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s qui ne peuv<strong>en</strong>t plus se ram<strong>en</strong>er à d'autres. A titre d’illustration, il<br />

ne pouvait pas considérer l’expéri<strong>en</strong>ce du prisme de Newton comme primordia<strong>le</strong>, dans la mesure où ce<br />

prisme ne lui apparaissait que comme une condition secondaire et conting<strong>en</strong>te : la véritab<strong>le</strong> nécessité résidait<br />

dans la r<strong>en</strong>contre de l’ombre et de la lumière, au cours de laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> coin de verre n’interv<strong>en</strong>ait qu’<strong>en</strong> tant<br />

que médiateur. Une fois id<strong>en</strong>tifié l’Urphänom<strong>en</strong>, il n'y a plus lieu alors de chercher une explication, parce<br />

que ces phénomènes n'<strong>en</strong> demand<strong>en</strong>t aucune : ils ont <strong>le</strong>ur explication <strong>en</strong> eux-mêmes.<br />

« Le summum serait de compr<strong>en</strong>dre que tout ce qui est factuel est déjà théorie. Le b<strong>le</strong>u du ciel nous<br />

révè<strong>le</strong> la loi fondam<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> du chromatisme. Ne cherchons ri<strong>en</strong> derrière <strong>le</strong>s phénomènes, ils sont eux-mêmes la<br />

théorie 140 . »<br />

Et la lumière est précisém<strong>en</strong>t pour Goethe un élém<strong>en</strong>t de cette espèce ; el<strong>le</strong> ne saurait être la résultante d’une<br />

somme de radiations colorées. Au contraire, el<strong>le</strong> se révè<strong>le</strong> à l’observation comme la chose la plus simp<strong>le</strong>, la<br />

plus homogène et la moins décomposée qui soit.<br />

2.2.2. Le refus des théories de la préformation : l’idée est imman<strong>en</strong>te au phénomène<br />

Goethe ne peut absolum<strong>en</strong>t pas faire si<strong>en</strong>ne la sci<strong>en</strong>ce quantitative de Newton. La problématique est, <strong>en</strong> fait,<br />

similaire à la polémique générée par la théorie de Hal<strong>le</strong>r 141 et plus globa<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t à cel<strong>le</strong> qui vit s’opposer, à la<br />

fin du XVIII ème sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s partisans de l’épig<strong>en</strong>èse aux t<strong>en</strong>ants de la préformation. Hal<strong>le</strong>r concevait <strong>en</strong><br />

botanique que l'organisme adulte était déjà cont<strong>en</strong>u avec toutes ses parties dans <strong>le</strong> germe, comme si la graine<br />

cont<strong>en</strong>ait déjà une plante <strong>en</strong> miniature. Selon Goethe, <strong>le</strong>s newtoni<strong>en</strong>s procèd<strong>en</strong>t de même : <strong>en</strong> affirmant que<br />

<strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs que la lumière blanche fait apparaître dans certaines conditions y serai<strong>en</strong>t déjà « physiquem<strong>en</strong>t »<br />

<strong>en</strong>fermées, ils faisai<strong>en</strong>t reposer <strong>le</strong>ur modè<strong>le</strong> sur une hypothèse étrangère aux s<strong>en</strong>s. Les cou<strong>le</strong>urs sont pour<br />

Goethe des formations nouvel<strong>le</strong>s nées de la lumière et de l’ombre, et non des composantes de la lumière<br />

blanche. De son point de vue, la p<strong>en</strong>sée newtoni<strong>en</strong>ne ignore l'ess<strong>en</strong>ce de «l'idée» <strong>en</strong> considérant cette<br />

dernière non pas comme un élém<strong>en</strong>t premier, mais comme un produit secondaire, issu des processus de la<br />

p<strong>en</strong>sée et coupé de la nature. Newton ne reconnaît que ce qui existe à l'état de fait, comme existe un objet<br />

140 Goethe, JW, Maximes et Réf<strong>le</strong>xions, p. 73<br />

141 Savant et écrivain suisse (1708-1777)<br />

52


perceptib<strong>le</strong> aux s<strong>en</strong>s. Et quand <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>s ne peuv<strong>en</strong>t prouver cet état de fait, il l'admet à titre d'hypothèse.<br />

Parce que la lumière <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs, et qu'el<strong>le</strong> doit donc, selon <strong>le</strong> poète, <strong>le</strong>s cont<strong>en</strong>ir nécessairem<strong>en</strong>t<br />

déjà <strong>en</strong> idée, Newton affirme qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s conti<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fait, matériel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t, et que <strong>le</strong> prisme et l'ombre<br />

limitrophe <strong>le</strong>s <strong>en</strong> dégag<strong>en</strong>t seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t. Du point de vue du poète, l’ombre et la lumière blanche sont à<br />

l’origine des cou<strong>le</strong>urs et non pas l’inverse, ce qui l’<strong>en</strong>joint à affirmer que, dans la théorie newtoni<strong>en</strong>ne, un<br />

phénomène compliqué a été pris pour base et <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> a été expliqué à partir du comp<strong>le</strong>xe :<br />

« Ainsi nous estimons que la sci<strong>en</strong>ce a commis une grande erreur <strong>en</strong> considérant comme primordial un<br />

phénomène dérivé et <strong>en</strong> lui subordonnant <strong>le</strong> phénomène premier ; el<strong>le</strong> a même inversé <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s du second, et<br />

prés<strong>en</strong>te sa nature composite comme simp<strong>le</strong> et <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> comme un composite. 142 »<br />

Il semb<strong>le</strong> ainsi que, selon <strong>le</strong> poète, il y a toujours dans l’expéri<strong>en</strong>ce cognitive un facteur non s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> qui<br />

s’ajoute à la perception s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> et qu’il existe <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce une possibilité d’appréh<strong>en</strong>sion simultanée de<br />

la forme et de l’idée, c’est-à-dire du s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> et de l’intelligib<strong>le</strong> que l’on peut nommer « connaissance<br />

intuitive ».<br />

2.2.3. Le refus du non-perceptib<strong>le</strong> : <strong>le</strong>s faits doiv<strong>en</strong>t se hisser au niveau de la théorie<br />

<strong>Pour</strong> <strong>le</strong> poète, la connaissance de la lumière et de la nature intime des cou<strong>le</strong>urs est donnée ingénum<strong>en</strong>t dans<br />

la manifestation première et il n’existe pas de phénomène s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> plus pur que <strong>le</strong> phénomène lumineux lui-<br />

même susceptib<strong>le</strong> de nous <strong>en</strong> donner une explication. Par opposition, la conception newtoni<strong>en</strong>ne de la<br />

cou<strong>le</strong>ur considère que la lumière résulte de la vibration mécanique de petites particu<strong>le</strong>s imperceptib<strong>le</strong>s à la<br />

vue. Si la notion qu'une cou<strong>le</strong>ur est liée à un certain mouvem<strong>en</strong>t dans l'espace n'est pas contraire à la p<strong>en</strong>sée<br />

de Goethe, il s’oppose fermem<strong>en</strong>t à toute t<strong>en</strong>tative d’explication d’un phénomène s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t perceptib<strong>le</strong> à<br />

partir d’une matière ou d’un phénomène premier qui ne serait lui accessib<strong>le</strong> qu’<strong>en</strong> ses effets et non <strong>en</strong> son<br />

ess<strong>en</strong>ce. Autrem<strong>en</strong>t dit, expliquer l'ess<strong>en</strong>ce de la lumière, à partir de quelque chose de non-perceptib<strong>le</strong> mais<br />

qui corresponde au phénomène « lumière » est absurde de son point de vue, tant il est convaincu qu’un<br />

tab<strong>le</strong>au comp<strong>le</strong>t des effets produits par un objet perceptib<strong>le</strong>, embrasse nécessairem<strong>en</strong>t toutes <strong>le</strong>s<br />

manifestations dont il conti<strong>en</strong>t la virtualité idéel<strong>le</strong> :<br />

«Car <strong>en</strong> fait, c’est <strong>en</strong> vain que nous <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>ons d’exprimer l’ess<strong>en</strong>ce d’une chose. Nous percevons<br />

des effets, et tout au plus une histoire complète de ces effets <strong>en</strong>globerait sans doute l’ess<strong>en</strong>ce de cette chose.<br />

Nous nous efforçons sans succès de peindre <strong>le</strong> caractère d’un homme ; rassemblons par contre ses actions, ses<br />

actes, et nous verrons apparaître une image de son caractère. 143 »<br />

142 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 139<br />

143 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 79<br />

53


La sci<strong>en</strong>ce moderne procède de façon très différ<strong>en</strong>te. Galilée, <strong>en</strong> sout<strong>en</strong>ant dans L’Essayeur <strong>en</strong> 1623 que <strong>le</strong><br />

livre de la nature est écrit <strong>en</strong> langage mathématique, a initié un programme d’investigation sci<strong>en</strong>tifique qui<br />

visait à éliminer <strong>le</strong> phénomène pour <strong>le</strong> substituer à une série de chiffres et de formu<strong>le</strong>s. Newton a mis <strong>en</strong><br />

œuvre ce programme, notamm<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong> domaine de l’optique, <strong>en</strong> combinant expérim<strong>en</strong>tation - et non<br />

observation à la manière de Goethe - et théorie. La démarche réductionniste et mathématique proposée par<br />

ces quelques pionniers de la sci<strong>en</strong>ce moderne eut inévitab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t pour conséqu<strong>en</strong>ce d’<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer une<br />

distinction <strong>en</strong>tre des « qualités premières » et des « qualités secondes » 144 .<br />

Les qualités premières, quantitatives, sont cel<strong>le</strong>s qui peuv<strong>en</strong>t être exprimées directem<strong>en</strong>t par <strong>le</strong>s<br />

mathématiques, tel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong> nombre, la grandeur, la position, la surface, la fréqu<strong>en</strong>ce... El<strong>le</strong>s s’oppos<strong>en</strong>t<br />

ainsi par définition à cel<strong>le</strong>s, qualitatives, qui ne peuv<strong>en</strong>t être représ<strong>en</strong>tées mathématiquem<strong>en</strong>t de façon<br />

immédiate, tel<strong>le</strong>s la cou<strong>le</strong>ur, la s<strong>en</strong>sation tacti<strong>le</strong>, <strong>le</strong> son, <strong>le</strong> goût... La distinction évolua de tel<strong>le</strong> manière<br />

qu’el<strong>le</strong> donna lieu très rapidem<strong>en</strong>t à un dualisme dans <strong>le</strong>quel seu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s qualités premières étai<strong>en</strong>t considérées<br />

comme réel<strong>le</strong>s et appart<strong>en</strong>ant à l’objet, tandis que chaque qualité seconde était supposée n’être que <strong>le</strong> résultat<br />

de l’effet d’une qualité première sur <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>s et donc ri<strong>en</strong> de plus qu’une expéri<strong>en</strong>ce subjective, une<br />

représ<strong>en</strong>tation et non une partie objective de la nature. La plupart des caractéristiques de la nature que nous<br />

r<strong>en</strong>controns dans l’expéri<strong>en</strong>ce perceptive quotidi<strong>en</strong>ne fut ainsi jugée irréel<strong>le</strong> et qualifiée de représ<strong>en</strong>tation<br />

subjective ou d’appar<strong>en</strong>ce trompeuse. Le groupe des qualités secondes était supposé n’être que la<br />

manifestation s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> du groupe des qualités premières, dissimulé derrière <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> des appar<strong>en</strong>ces. La<br />

sci<strong>en</strong>ce mathématique moderne, depuis Galilée et Newton, considère <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce qu’une qualité seconde<br />

est parfaitem<strong>en</strong>t expliquée du mom<strong>en</strong>t que la théorie peut expliciter comm<strong>en</strong>t el<strong>le</strong> peut résulter de quelques<br />

qualités premières non perceptib<strong>le</strong>s, de sorte que la mission principa<strong>le</strong> de la sci<strong>en</strong>ce mathématique demeure<br />

la mise <strong>en</strong> équation de l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> des phénomènes de la nature afin de <strong>le</strong>s ram<strong>en</strong>er au final à des seu<strong>le</strong>s<br />

qualités premières, exprimab<strong>le</strong>s <strong>en</strong> termes mathématiques. Descartes formu<strong>le</strong> parfaitem<strong>en</strong>t la façon dont la<br />

sci<strong>en</strong>ce moderne conçoit <strong>le</strong> monde des perceptions dans la Méditation troisième :<br />

« Et pour ce qui regarde <strong>le</strong>s idées des choses corporel<strong>le</strong>s, je n’y reconnais ri<strong>en</strong> de si grand ni de si<br />

excel<strong>le</strong>nt, qui ne me semb<strong>le</strong> pouvoir v<strong>en</strong>ir de moi-même ; car si je <strong>le</strong>s considère de plus près, et si je <strong>le</strong>s<br />

examine de la même façon que j’examinai hier l’idée de la cire, je trouve qu’il ne s’y r<strong>en</strong>contre que fort peu de<br />

choses que je conçoive clairem<strong>en</strong>t et distinctem<strong>en</strong>t : à savoir la grandeur ou bi<strong>en</strong> l’ext<strong>en</strong>sion <strong>en</strong> longueur,<br />

largeur et profondeur ; la figure qui est formée par <strong>le</strong>s termes et <strong>le</strong>s bornes de cette ext<strong>en</strong>sion ; la situation que<br />

<strong>le</strong>s corps diversem<strong>en</strong>t figurés gard<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre eux ; et <strong>le</strong> mouvem<strong>en</strong>t ou <strong>le</strong> changem<strong>en</strong>t de cette situation ;<br />

auxquels on peut ajouter la substance, la durée et <strong>le</strong> nombre. Quant aux autres choses comme la lumière, <strong>le</strong>s<br />

cou<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s sons, <strong>le</strong>s odeurs, <strong>le</strong>s saveurs la cha<strong>le</strong>ur, <strong>le</strong> froid et <strong>le</strong>s autres qualités qui tomb<strong>en</strong>t sous<br />

l’attouchem<strong>en</strong>t, el<strong>le</strong>s se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t dans ma p<strong>en</strong>sée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignore même<br />

si el<strong>le</strong>s sont véritab<strong>le</strong>s, ou fausses et seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t appar<strong>en</strong>tes, c’est-à-dire si <strong>le</strong>s idées que je conçois de ces<br />

144 Bortoft, H<strong>en</strong>ri, La démarche sci<strong>en</strong>tifique de Goethe, p. 18<br />

54


qualités sont <strong>en</strong> effet <strong>le</strong>s idées de quelques choses réel<strong>le</strong>s, ou bi<strong>en</strong> si el<strong>le</strong>s ne me représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t que des êtres<br />

chimériques 145 . »<br />

Dans ses travaux sur la cou<strong>le</strong>ur, Newton s’efforça de mettre <strong>en</strong> œuvre cette méthode d’analyse <strong>en</strong> démontrant<br />

par l’expérim<strong>en</strong>tation que <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>tes cou<strong>le</strong>urs étai<strong>en</strong>t réfractées selon différ<strong>en</strong>ts ang<strong>le</strong>s. Il lui fut alors<br />

possib<strong>le</strong> de ram<strong>en</strong>er chaque cou<strong>le</strong>ur à un « degré de réfrangibilité 146 », et donc de la remplacer par ladite<br />

mesure numérique. En fin de compte, l’optique newtoni<strong>en</strong>ne substituait à l’expéri<strong>en</strong>ce s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> des<br />

différ<strong>en</strong>tes cou<strong>le</strong>urs une série de chiffres. La qualité seconde s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> et perceptib<strong>le</strong> de la cou<strong>le</strong>ur a ainsi été<br />

niée au profit d’une qualité première quantitative, <strong>le</strong> degré de réfrangibilité, capab<strong>le</strong> selon <strong>le</strong> physici<strong>en</strong> de<br />

caractériser tota<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t la teinte de la lumière observée.<br />

Or, selon Goethe, il n’existe aucun objet ou phénomène dont <strong>le</strong> cont<strong>en</strong>u puisse être épuisé par l’explication<br />

mathématique. Cel<strong>le</strong>-ci ne peut, par définition, qu’<strong>en</strong> saisir certains aspects mesurab<strong>le</strong>s, mais l’ess<strong>en</strong>ce<br />

intime, ce qui est à l’origine des idées que nous nous faisons des choses, reste inaccessib<strong>le</strong> à toute<br />

formalisation purem<strong>en</strong>t quantitative. Le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’absurdité que <strong>le</strong> poète ress<strong>en</strong>t vis-à-vis de l’explication<br />

donnée par la sci<strong>en</strong>ce mathématique peut être énoncée comme suit : nos idées du monde ne peuv<strong>en</strong>t pas être<br />

issues de nombres et de formu<strong>le</strong>s parce qu’il est impossib<strong>le</strong> à une consci<strong>en</strong>ce de concevoir clairem<strong>en</strong>t et<br />

concrètem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s abstractions non-perceptib<strong>le</strong>s sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s s’appuie la sci<strong>en</strong>ce mathématique si cette<br />

consci<strong>en</strong>ce ne transfère pas implicitem<strong>en</strong>t certaines qualités du perceptib<strong>le</strong> au non-perceptib<strong>le</strong>. Et, <strong>en</strong> effet,<br />

l’argum<strong>en</strong>t n’est pas anodin, même au regard de notre physique contemporaine : si la physique stipu<strong>le</strong> qu’il<br />

n'existe dans <strong>le</strong> monde extérieur que des élém<strong>en</strong>ts quantitatifs, des mouvem<strong>en</strong>ts sans lumière, ni son, ni<br />

cou<strong>le</strong>ur, <strong>le</strong> sujet est <strong>en</strong> droit de se demander comm<strong>en</strong>t et par quel biais une impression d’ordre qualitative<br />

pourrait lui parv<strong>en</strong>ir sous l’effet d’un stimulus purem<strong>en</strong>t quantitatif. Si la sci<strong>en</strong>ce moderne énonce qu’à<br />

l’apparition s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> d’une cou<strong>le</strong>ur correspond un phénomène vibratoire d’une amplitude infime et d’une<br />

fréqu<strong>en</strong>ce extrême, l’esprit humain ne peut la concevoir que par analogie avec <strong>le</strong>s phénomènes perçus à<br />

l’échel<strong>le</strong> de nos s<strong>en</strong>s. Autrem<strong>en</strong>t dit ce monde physique microscopique, animé jusqu’<strong>en</strong> ses moindres<br />

particu<strong>le</strong>s élém<strong>en</strong>taires, doit lui-même être doté des mêmes qualités que notre univers macroscopique, tel<strong>le</strong>s<br />

que la cou<strong>le</strong>ur, la dureté, la cha<strong>le</strong>ur, etc. Dans <strong>le</strong> cas contraire, il reste définitivem<strong>en</strong>t inaccessib<strong>le</strong> à notre<br />

imagination, et il est alors aberrant de considérer que nous avons r<strong>en</strong>du compte du phénomène à partir d’une<br />

abstraction purem<strong>en</strong>t formel<strong>le</strong>. Cette démarche est généra<strong>le</strong> : toute p<strong>en</strong>sée qui a recours à un élém<strong>en</strong>t non-<br />

perceptib<strong>le</strong> pour expliquer la nature, procède nécessairem<strong>en</strong>t par analogie avec <strong>le</strong> domaine de l’expéri<strong>en</strong>ce<br />

pour transporter virtuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t ces qualités parfaitem<strong>en</strong>t observab<strong>le</strong>s dans un au-delà des s<strong>en</strong>s. Privé de ces<br />

145 Descartes, R<strong>en</strong>é, Méditations métaphysiques, p. 111-112<br />

146 Les physici<strong>en</strong>s contemporains utiliserai<strong>en</strong>t <strong>le</strong> terme d’indice de réfraction.<br />

55


analogies, l’esprit est absolum<strong>en</strong>t incapab<strong>le</strong> de conceptualiser ces briques abstraites qui se trouv<strong>en</strong>t ainsi<br />

vidées de toute substance. 147<br />

Le résultat de la mise <strong>en</strong> œuvre de ce principe de mathématisation du monde est toujours <strong>le</strong> même, quelque<br />

soit son champ d’application : dans tous <strong>le</strong>s domaines de la sci<strong>en</strong>ce, <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s sons, <strong>le</strong>s goûts et <strong>le</strong>s<br />

parfums sont proscrits de la nature, sans qu’il nous soit donné pour autant de compr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong>ur mystère.<br />

L’étude de ces qualités a été progressivem<strong>en</strong>t reléguée dans <strong>le</strong>s champs des sci<strong>en</strong>ces subjectives de la<br />

physiologie, de la psychologie, voire de la métaphysique, comme si <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces mathématiques avai<strong>en</strong>t<br />

r<strong>en</strong>oncé définitivem<strong>en</strong>t à <strong>le</strong>s expliquer. Car manifestem<strong>en</strong>t, la théorie d’un Newton sur l’origine des cou<strong>le</strong>urs<br />

n’explique absolum<strong>en</strong>t pas pour quel<strong>le</strong> raison la cou<strong>le</strong>ur rouge a la qualité du rouge, ou pourquoi <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs<br />

du spectre se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t dans l’ordre où nous <strong>le</strong>s voyons et non dans un autre. En quoi devrions nous nous<br />

satisfaire d’une réponse qui avancerait que l’ordre dans <strong>le</strong>quel apparaiss<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs correspond à celui<br />

impliqué numériquem<strong>en</strong>t par <strong>le</strong>ur longueur d’onde respective, et que <strong>le</strong> rouge a la qualité du rouge parce que<br />

sa longueur d’onde est de 650 nm ? Nous pourrions y ajouter <strong>le</strong>s argum<strong>en</strong>ts du peintre ou du graphiste : <strong>le</strong>s<br />

cou<strong>le</strong>urs perçues ne se dispos<strong>en</strong>t pas sur un segm<strong>en</strong>t de droite ; au contraire, el<strong>le</strong>s form<strong>en</strong>t un cerc<strong>le</strong> à<br />

l’intérieur duquel l’œil peut passer d’un mouvem<strong>en</strong>t continu d’une cou<strong>le</strong>ur à l’autre. Et dans ce disque, <strong>le</strong><br />

rouge et <strong>le</strong> vio<strong>le</strong>t, loin d’apparaître comme des cou<strong>le</strong>urs opposées, se réajust<strong>en</strong>t parfaitem<strong>en</strong>t, ce qui fait<br />

qu’aucun peintre n’a jamais pu raisonnab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t considérer <strong>le</strong> rouge et <strong>le</strong> vio<strong>le</strong>t comme des cou<strong>le</strong>urs<br />

complém<strong>en</strong>taires. Il apparaît ainsi diffici<strong>le</strong>, voire définitivem<strong>en</strong>t impossib<strong>le</strong>, de déduire, à partir de pures<br />

considérations mathématiques, ces qualités de cou<strong>le</strong>urs, et plus largem<strong>en</strong>t de saisir <strong>le</strong> rapport qui existe <strong>en</strong>tre<br />

des faits de perception, tels qu’une saveur, un parfum ou un son et des vitesses de déplacem<strong>en</strong>t, des int<strong>en</strong>sités<br />

de courants ou des températures de réactions chimiques.<br />

C’est fort probab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>le</strong> refus de limiter <strong>le</strong>s ambitions de la sci<strong>en</strong>ce naturel<strong>le</strong> aux domaines du mesurab<strong>le</strong>,<br />

qui a am<strong>en</strong>é Goethe, plus conforme <strong>en</strong> cela à la mission ambitieuse et totalisante que se donnait la<br />

philosophie naturel<strong>le</strong> aristotélici<strong>en</strong>ne, à pr<strong>en</strong>dre si vio<strong>le</strong>mm<strong>en</strong>t position contre la sci<strong>en</strong>ce mathématique<br />

incarnée par Newton. Car souv<strong>en</strong>ons-nous de l’aphorisme qu’il énonce après sa r<strong>en</strong>contre ostéologique sur<br />

<strong>le</strong>s dunes du Lido :<br />

« La Nature n’a point de secret qu’el<strong>le</strong> n’expose quelque part aux yeux de l’observateur att<strong>en</strong>tif. 148 . »<br />

Goethe, s’il peut tout à fait concevoir l’exist<strong>en</strong>ce de limites intrinsèques à la connaissance, n’accepte pas, par<br />

contre, l’idée d’une sci<strong>en</strong>ce qui r<strong>en</strong>oncerait, de sa propre responsabilité et du fait de l’utilisation de méthodes<br />

147 Nous pouvons légitimem<strong>en</strong>t nous interroger quant à la cou<strong>le</strong>ur d’un atome ou d’un quark ; mais <strong>le</strong> physici<strong>en</strong> répond que la<br />

question n’a pas de s<strong>en</strong>s. Qu’a-t-on expliqué alors du concept de cou<strong>le</strong>ur dans la nature ?<br />

148 Goethe, JW, Autobiographische Schrift<strong>en</strong> II , Munich, 1981, Anna<strong>le</strong>s pour 1790, p.436 cité in Lacoste, Jean, Goethe,<br />

Sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 51<br />

56


et d’outils inadéquats, à faire progresser la connaissance du monde. Rev<strong>en</strong>ons à cet aphorisme de Goethe que<br />

nous avons déjà cité :<br />

« Le summum serait de compr<strong>en</strong>dre que tout ce qui est factuel est déjà théorie. Le b<strong>le</strong>u du ciel nous<br />

révè<strong>le</strong> la loi fondam<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> du chromatisme. Ne cherchons ri<strong>en</strong> derrière <strong>le</strong>s phénomènes, ils sont eux-mêmes la<br />

théorie 149 . »<br />

et adossons-<strong>le</strong> <strong>en</strong>core à ces deux autres citations extraites de ses Maximes & Réf<strong>le</strong>xions :<br />

« Il est un empirisme subtil, qui se fait très intimem<strong>en</strong>t id<strong>en</strong>tique à l’objet et devi<strong>en</strong>t par-là même la<br />

théorie véritab<strong>le</strong> » 150<br />

« Les pierres nous instruis<strong>en</strong>t sans mot dire, el<strong>le</strong>s r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t l’observateur muet et la meil<strong>le</strong>ure chose que<br />

l’on puisse appr<strong>en</strong>dre d’el<strong>le</strong>s ne peut être transmise. 151 »<br />

Quel est donc <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s donné par <strong>le</strong> poète à ces remarques récurr<strong>en</strong>tes ? Veut-il simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t signifier que la<br />

sci<strong>en</strong>ce théorique devrait simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t accepter de se limiter à un tab<strong>le</strong>au exhaustif de faits, d’observations ou<br />

d’expéri<strong>en</strong>ces et r<strong>en</strong>oncer conjointem<strong>en</strong>t à toute ambition qui l’appel<strong>le</strong>rait à al<strong>le</strong>r au-delà ? Ne verrions-nous<br />

pas alors <strong>en</strong> Goethe un obscurantiste plutôt que l’humaniste épris de pragmatisme qui paraît pourtant<br />

s’imposer à la considération de l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de son œuvre ? Il me semb<strong>le</strong> précisém<strong>en</strong>t que ce qu’énonce<br />

Goethe est exactem<strong>en</strong>t l’inverse de ce que l’interprétation immédiate de ses assertions paraît suggérer. Car, <strong>le</strong><br />

poète donne au mot théorie <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s étymologique du mot grec theoria, c’est-à-dire « voir ». Et, <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s, ce<br />

sont <strong>le</strong>s faits, <strong>le</strong>s phénomènes s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s qui doiv<strong>en</strong>t être é<strong>le</strong>vés au niveau de la théorie, c’est-à-dire du visib<strong>le</strong>,<br />

et non l’inverse. En une phrase, Ernst Cassirer a admirab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t synthétisé ce qui différ<strong>en</strong>cie la démarche<br />

phénoménologique du poète de cel<strong>le</strong> adoptée par la physique mathématique moderne :<br />

« La formu<strong>le</strong> mathématique cherche à r<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> phénomène quantifiab<strong>le</strong>, la démarche de Goethe à <strong>le</strong><br />

r<strong>en</strong>dre visib<strong>le</strong> 152 . »<br />

En proposant, dans la dernière partie de ce travail, une méthode pratique d’observation du réel à partir de la<br />

méthode décrite par Goethe, nous éclairerons davantage <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s de ce que Cassirer énonce. Mais la t<strong>en</strong>dance<br />

spontanée consiste bi<strong>en</strong> à juger l’affirmation un peu absurde : <strong>le</strong> phénomène n’est-il justem<strong>en</strong>t pas visib<strong>le</strong> a<br />

149<br />

Goethe, JW, Maximes & Réf<strong>le</strong>xions, p. 73<br />

150<br />

Goethe, JW, Maximes et Réf<strong>le</strong>xions , Gallimard, 1943, p. 150, cité in Bortoft, H<strong>en</strong>ri, La démarche sci<strong>en</strong>tifique de<br />

Goethe, p. 60<br />

151<br />

Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 79<br />

152<br />

Aesh, Gode von, Natural Sci<strong>en</strong>ce in German Romanticism, Columbia University German Studies, New York, 1941,<br />

p. 74 cité in Bortoft, H<strong>en</strong>ri, La démarche sci<strong>en</strong>tifique de Goethe, p. 64<br />

57


priori dans l’expéri<strong>en</strong>ce quotidi<strong>en</strong>ne. Comm<strong>en</strong>t serait-il possib<strong>le</strong> de <strong>le</strong> révé<strong>le</strong>r davantage aux s<strong>en</strong>s qu’il ne<br />

l’est d’emblée ?<br />

Il s’agit au fond bi<strong>en</strong> de préciser de quel<strong>le</strong> visibilité on par<strong>le</strong> : la visibilité au s<strong>en</strong>s de Goethe s’avère<br />

précisém<strong>en</strong>t d’un ordre imaginatif, intuitif et non purem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>. La philosophie de la connaissance du<br />

poète considère qu’<strong>en</strong> tant qu’observateur, nous appréh<strong>en</strong>dons l’unité originel<strong>le</strong> d’un phénomène de façon<br />

dua<strong>le</strong>, <strong>en</strong> séparant <strong>le</strong>s parts s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s et idéel<strong>le</strong>s d’un phénomène donné, cette dualité appar<strong>en</strong>te étant une<br />

conséqu<strong>en</strong>ce de l’organisation physiologique et spirituel<strong>le</strong> du sujet qui perçoit <strong>le</strong> monde d’une part par ses<br />

s<strong>en</strong>s physiques et d’autre part par sa consci<strong>en</strong>ce intuitive. La vision spirituel<strong>le</strong>, guidée par l’imagination et<br />

l’intuition, doit donc v<strong>en</strong>ir appuyer la vision s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> : c’est seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t ainsi que la connaissance du<br />

phénomène devi<strong>en</strong>t complète<br />

Le but de la sci<strong>en</strong>ce goethé<strong>en</strong>ne est donc bi<strong>en</strong> d’accéder à l’idée des choses <strong>en</strong> <strong>le</strong>s r<strong>en</strong>dant visib<strong>le</strong>s à la<br />

consci<strong>en</strong>ce.<br />

2.3. La démarche analytique au service de l’intuition<br />

2.3.1. Goethe & <strong>le</strong>s mathématiques : Le refus de l’analytique comme fin<br />

« Tout être p<strong>en</strong>sant qui regarde son ca<strong>le</strong>ndrier ou jette un œil sur sa montre se rappel<strong>le</strong>ra à qui il doit<br />

ces bi<strong>en</strong>faits. Mais on a beau <strong>le</strong>ur [<strong>le</strong>s mathématici<strong>en</strong>s] donner respectueusem<strong>en</strong>t carte blanche pour l’espace et<br />

<strong>le</strong> temps, ils s’apercevront que nous appréh<strong>en</strong>dons quelque chose qui va bi<strong>en</strong> au-delà, qui apparti<strong>en</strong>t à tout <strong>le</strong><br />

monde et sans <strong>le</strong>quel eux-mêmes ne pourrai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> faire ni <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre : l’Idée et l’amour. 153 »<br />

Le rapport de Goethe avec la méthode et la sci<strong>en</strong>ce mathématique, bi<strong>en</strong> que dominé par une défiance<br />

certaine, laisse parfois transparaître un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de frustration, comme si l’homme de <strong>le</strong>ttres ress<strong>en</strong>tait<br />

d’autant plus intimem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s limites du langage poétique qu’il serait confronté à la prodigieuse efficacité des<br />

mathématiques dans <strong>le</strong>ur domaine.<br />

« On dit que <strong>le</strong>s mathématiques sont certaines ; el<strong>le</strong>s ne <strong>le</strong> sont pas plus que n’importe quel autre<br />

savoir ou activité. El<strong>le</strong>s sont certaines quand el<strong>le</strong>s s’avis<strong>en</strong>t de ne s’occuper que de ce dont on peut être certain<br />

et dans la mesure où on peut <strong>en</strong> être certain. 154 »<br />

On ne peut cep<strong>en</strong>dant suspecter Goethe de faire preuve d’une mauvaise foi complète, car il disp<strong>en</strong>sera dans<br />

quelques passages de ses écrits quelques complim<strong>en</strong>ts très explicites à l’att<strong>en</strong>tion de cette sci<strong>en</strong>ce dont il<br />

153 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 78<br />

154 Ibid., p. 77<br />

58


efuse au fond simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t l’hégémonie. Il admet tout à fait l’universalité du langage des nombres <strong>en</strong> tant<br />

que moy<strong>en</strong> d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>te et d’échange, et il y voit même peut-être un premier pas vers son idéal de totalité. De<br />

même que Spinoza, mais dans une très moindre mesure, il s’inspirera ouvertem<strong>en</strong>t des principes et de la<br />

logique de la méthode mathématique pour l’appliquer à sa philosophie de la connaissance. Ainsi lorsqu’il<br />

cherchera, par exemp<strong>le</strong>, à saisir <strong>le</strong>s phénomènes de la nature, la démarche qu’il énonce consiste bi<strong>en</strong> à<br />

décomposer <strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xe <strong>en</strong> élém<strong>en</strong>ts plus simp<strong>le</strong>s, <strong>en</strong> procédant selon <strong>le</strong> principe mathématique d’iso<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />

des variab<strong>le</strong>s, d’une manière qu’il souhaite aussi rigoureuse que cel<strong>le</strong> du mathématici<strong>en</strong> dans son champ<br />

d’étude.<br />

« Cette circonspection par laquel<strong>le</strong> on aligne <strong>le</strong>s faits de proche <strong>en</strong> proche uniquem<strong>en</strong>t, ou plutôt on<br />

déduit de proche <strong>en</strong> proche, nous avons à l’appr<strong>en</strong>dre des mathématici<strong>en</strong>s, et là même où nous n’utilisons<br />

aucun calcul, nous devons toujours procéder comme si nous avions à r<strong>en</strong>dre compte au géomètre <strong>le</strong> plus<br />

sévère.<br />

Car <strong>en</strong> fait, c’est la méthode mathématique qui, <strong>en</strong> raison de sa circonspection et sa pureté, révè<strong>le</strong><br />

aussitôt toute discontinuité dans l’assertion, et ses démonstrations ne sont <strong>en</strong> fait que des exposés détaillés pour<br />

montrer que ce qui est prés<strong>en</strong>té relié, était déjà prés<strong>en</strong>t dans ses parties simp<strong>le</strong>s et dans toute sa succession,<br />

qu’on <strong>en</strong> a une vue d’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> complète et que dans toutes <strong>le</strong>s conditions, on l’a inv<strong>en</strong>té avec justesse et<br />

irréfutab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t. 155 »<br />

Dans <strong>le</strong> dialogue de Wilhelm Meister suivant, Goethe exprime l’indéniab<strong>le</strong> pouvoir des mathématiques, mais<br />

il y souligne éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t qu’il existe tout autant un usage inadéquat des nombres dont il faut savoir se<br />

préserver par un esprit critique perman<strong>en</strong>t :<br />

« Nous pouvons nous <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir à cette analogie […], car il faut dire qu’il s’agit ici d’un <strong>en</strong>semb<strong>le</strong> formé<br />

par plusieurs personnes d’importance, par une sci<strong>en</strong>ce de haut niveau, par un art ess<strong>en</strong>tiel, bref c’est des<br />

mathématiques dont je veux par<strong>le</strong>r « - j’ai », répliqua Wilhelm « toujours pu, quand j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais par<strong>le</strong>r d’objets<br />

qui m’étai<strong>en</strong>t étranger <strong>en</strong> tirer un profit quelconque, car tout ce qui intéresse tel ou tel homme trouvera un écho<br />

chez un autre. » - « A condition », dit l’autre « qu’il ait su acquérir une certaine liberté d’esprit 156 ».<br />

Didier Hurson interprète aussi la scène du premier Faust, où <strong>le</strong>s sorcières s’amus<strong>en</strong>t à manipu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s chiffres<br />

selon une sarabande obsessionnel<strong>le</strong>, comme une allégorie de ce second visage, à la fois fascinant et<br />

diabolique, attaché au maniem<strong>en</strong>t des nombres:<br />

« Ami, crois à mon système :<br />

Avec un, dix tu feras ;<br />

155<br />

Goethe, JW, La médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong><br />

302<br />

(1823), in Traité des cou<strong>le</strong>urs , p.<br />

156<br />

Goethe, JW, Romane und Novel<strong>le</strong>n III , Hambourg, 1950, p. 117 cité in Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe , p.<br />

113-114<br />

59


Avec deux et trois de même,<br />

Ainsi tu t’<strong>en</strong>richiras.<br />

Passe <strong>le</strong> quatrième<br />

Le cinquième et sixième,<br />

La Sorcière l’a dit :<br />

Le septième et huitième<br />

Réussiront de même…<br />

C’est là que finit<br />

L’œuvre de la Sorcière :<br />

Si neuf est un,<br />

Dix n’est aucun.<br />

Voilà tout <strong>le</strong> mystère ! »<br />

Dans <strong>le</strong> même ton, <strong>le</strong> poète déclare à Zelter, dans une <strong>le</strong>ttre du 12 décembre 1812 :<br />

« Personne n’est plus que moi effrayé par <strong>le</strong>s nombres, et j’ai toujours évité et fui toute forme de<br />

symbolisme numérique […] chose qui me paraît monstrueuse et déprimante 157 . »<br />

Les mathématiques instaur<strong>en</strong>t une rupture de continuité <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> monde des phénomènes et la sphère des<br />

pures <strong>en</strong>tités mathématiques ; ils sont coupab<strong>le</strong>s d’instil<strong>le</strong>r progressivem<strong>en</strong>t l’indiffér<strong>en</strong>ce à l’égard de ce qui<br />

dans l’objet étudié n’est pas traduisib<strong>le</strong> <strong>en</strong> nombres, figures ou formu<strong>le</strong>s. En une phrase, ils vid<strong>en</strong>t <strong>le</strong><br />

phénomène de sa substance <strong>en</strong> imposant l’uniformité <strong>en</strong> lieu et place de l’unité.<br />

« Les mathématiques sont comme la dia<strong>le</strong>ctique […]. Les deux disciplines n’accord<strong>en</strong>t de va<strong>le</strong>ur qu’à<br />

la forme ; <strong>le</strong> cont<strong>en</strong>u <strong>le</strong>s indiffère. Que <strong>le</strong>s mathématiques mani<strong>en</strong>t des pf<strong>en</strong>nigs ou des guinées, que l’art<br />

rhétorique argum<strong>en</strong>te <strong>en</strong> faveur de choses vraies ou fausses, est sans importance pour ces deux disciplines 158 . »<br />

Le poète voit dans cette sci<strong>en</strong>ce une combinatoire gratuite et fermée, coupée de la réalité et qui, de fait,<br />

consomme <strong>le</strong> li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre l’humain et son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t dans une méprisante indiffér<strong>en</strong>ce. Il ét<strong>en</strong>d d’ail<strong>le</strong>urs<br />

cette critique à toute la méthode de la physique moderne qui introduit <strong>en</strong>tre l’observateur et <strong>le</strong> monde un<br />

« instrum<strong>en</strong>t artificiel » :<br />

« L’homme dans la mesure même où il utilise ses s<strong>en</strong>s non corrompus, est l’appareil physique <strong>le</strong> plus<br />

grand et <strong>le</strong> plus exact qui puisse exister et c’est justem<strong>en</strong>t <strong>le</strong> plus grand malheur de la physique nouvel<strong>le</strong><br />

157 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 116<br />

158 Goethe, JW, Romane und Novel<strong>le</strong>n III , Hambourg, 1950, p. 308, cité in Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe , p.<br />

114<br />

60


d’avoir pour ainsi dire séparé <strong>le</strong>s expéri<strong>en</strong>ces de l’homme, et que l’on ne veuil<strong>le</strong> reconnaître la nature que dans<br />

ce que montr<strong>en</strong>t des instrum<strong>en</strong>ts artificiels pour prouver et par-là limiter ce qu’el<strong>le</strong> peut réaliser 159 . »<br />

La méfiance de Goethe à l’égard de la sci<strong>en</strong>ce mathématique n’est donc guère surpr<strong>en</strong>ante, tant est manifeste<br />

dans toute son œuvre la profonde horreur qu’il éprouve à l’égard de tout ce qui rompt la continuité,<br />

compartim<strong>en</strong>te ou atomise la réalité s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>.<br />

2.3.2. La recomposition holistique de l’unité par la consci<strong>en</strong>ce intuitive<br />

Goethe éprouve une grande a<strong>version</strong> à l’égard de toute démarche qui s’appuie sur <strong>le</strong> particulier pour <strong>en</strong><br />

extirper une loi généra<strong>le</strong>, car el<strong>le</strong> brise l’intégrité du phénomène vivant. C’est la raison pour laquel<strong>le</strong> il a<br />

toujours privilégié l’observation <strong>en</strong> milieu naturel et a autant que possib<strong>le</strong> cherché à éviter l’expérim<strong>en</strong>tation<br />

<strong>en</strong> laboratoire, synonyme, à ses yeux, de travail sur des substances « mortes », c’est-à-dire vidées de <strong>le</strong>ur<br />

ess<strong>en</strong>ce 160 . L’univers se prés<strong>en</strong>te dans sa totalité au travers même du phénomène, car selon Goethe<br />

perception et p<strong>en</strong>sée particip<strong>en</strong>t de la même unité indissociab<strong>le</strong> dans la nature. L’id<strong>en</strong>tité de l’idée et de la<br />

forme préexiste objectivem<strong>en</strong>t à tout acte perceptif. C’est la raison pour laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s méthodes purem<strong>en</strong>t<br />

analytiques qui fractionn<strong>en</strong>t arbitrairem<strong>en</strong>t ce qui ne l’est pas intimem<strong>en</strong>t sont foncièrem<strong>en</strong>t incapab<strong>le</strong>s de<br />

r<strong>en</strong>dre compte de l’ess<strong>en</strong>ce du phénomène.<br />

Mais Goethe ne refuse pas pour autant la démarche analytique tel<strong>le</strong> qu’il la trouvait notamm<strong>en</strong>t sous sa<br />

forme la plus é<strong>le</strong>vée dans la troisième Critique de Kant et dans L’Ethique de Spinoza, et il compr<strong>en</strong>d<br />

parfaitem<strong>en</strong>t l’intérêt qu’el<strong>le</strong> prés<strong>en</strong>te. Lorsqu’il se trouve confronté aux phénomènes dans <strong>le</strong>ur comp<strong>le</strong>xité et<br />

<strong>le</strong>ur multiplicité, il adopte une véritab<strong>le</strong> démarche d’analyse :<br />

« On constate que maintes choses importantes se compos<strong>en</strong>t de différ<strong>en</strong>tes parties ; il suffit d’observer<br />

<strong>le</strong>s œuvres de l’architecture pour constater que plus d’une construction emplie avec régularité ou non <strong>le</strong>s<br />

élém<strong>en</strong>ts ; voilà pourquoi la conception atomistique nous semb<strong>le</strong> être d’un usage immédiat et commode 161 . »<br />

Il s’<strong>en</strong> remet alors au cinq s<strong>en</strong>s, et <strong>en</strong> priorité à l’œil - l’organe de la connaissance par excel<strong>le</strong>nce chez<br />

Goethe -, afin d’ordonner et de dégager des catégories généra<strong>le</strong>s, comme il l’exprime dans <strong>le</strong> préambu<strong>le</strong> de<br />

son essai de météorologie :<br />

« La manière dont je souhaitais fortem<strong>en</strong>t introduire des formes dans ce qui n’<strong>en</strong> avait aucune, de<br />

légiférer sur ce que l’illimité avait de protéiforme, décou<strong>le</strong> de tout ce qui a motivé mes efforts dans <strong>le</strong> domaine<br />

159 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 78<br />

160 Goethe reprochait ainsi à Newton <strong>le</strong> caractère nécessairem<strong>en</strong>t biaisé de ses expéri<strong>en</strong>ces réalisées <strong>en</strong> milieu artificiel à<br />

l’aide de bancs optiques, alors que lui-même s’adonnait à ses observations à la lumière brute du so<strong>le</strong>il.<br />

61


des sci<strong>en</strong>ces comme dans celui de l’art ; […] et une tel<strong>le</strong> séparation terminologique <strong>en</strong> catégories m’était<br />

toujours d’un grand secours quand je l’étudiais dans des conditions variées, observant <strong>le</strong>s transitions et <strong>le</strong>s<br />

alliances <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s élém<strong>en</strong>ts 162 . »<br />

Mais à cette phase analytique devra impérativem<strong>en</strong>t succéder, à la différ<strong>en</strong>ce de ce que Goethe croira<br />

observer dans <strong>le</strong>s mathématiques, une seconde étape visant à la restauration du phénomène dans une sorte<br />

d’intégrité sublimée :<br />

« […] <strong>en</strong>suite je <strong>le</strong>s considère comme des corrélats <strong>le</strong>s uns des autres et ils s’uniss<strong>en</strong>t alors pour<br />

produire une vie p<strong>le</strong>ine de vigueur 163 . »<br />

Car la méthode d’investigation sci<strong>en</strong>tifique promue par <strong>le</strong> poète se veut panthéiste 164 , c’est-à-dire qu’el<strong>le</strong> doit<br />

privilégier une voie qui mène du général au particulier, dans une volonté perman<strong>en</strong>te de préservation de la<br />

totalité, de sauvegarde de la structure de l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> :<br />

« Dans la nature vivante, il ne se passe ri<strong>en</strong> qui ne soit <strong>en</strong> liaison avec <strong>le</strong> tout, et si <strong>le</strong>s faits<br />

d’expéri<strong>en</strong>ce ne nous apparaiss<strong>en</strong>t qu’isolém<strong>en</strong>t, si nous avons à ne considérer <strong>le</strong>s expéri<strong>en</strong>ces que comme <strong>le</strong>s<br />

données isolées, cela ne signifie pas qu’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> soi<strong>en</strong>t ; une question seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t se pose : comm<strong>en</strong>t trouver la<br />

liaison <strong>en</strong>tre ces phénomènes, <strong>en</strong>tre ces faits ?<br />

Nous avons vu plus haut que ceux-là étai<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s premiers soumis à l’erreur qui cherchai<strong>en</strong>t à relier<br />

directem<strong>en</strong>t un fait isolé à <strong>le</strong>ur faculté de p<strong>en</strong>sée et de jugem<strong>en</strong>t. Par contre nous trouvons que ceux-là ont<br />

produit <strong>le</strong> plus qui ne cess<strong>en</strong>t pas d’explorer et d’approfondir, selon toutes <strong>le</strong>s possibilités, tous <strong>le</strong>s aspects et<br />

modifications d’une seu<strong>le</strong> observation, d’une seu<strong>le</strong> expéri<strong>en</strong>ce. 165 »<br />

Il s’aidera alors de l’imagination (ce qu’il nomme plus précisém<strong>en</strong>t « Exakte Sinnliche Phantasie » ou<br />

imagination s<strong>en</strong>soriel<strong>le</strong> exacte) qui fait passer la vision de la passivité à l’activité, du s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> à l’intelligib<strong>le</strong>.<br />

Ce jeu de l’imagination avec el<strong>le</strong>-même ne doit donc jamais être séparé de l’expéri<strong>en</strong>ce s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> préliminaire<br />

et <strong>le</strong> poète ne manquera pas à plusieurs reprises de condamner toute démarche qui ne ferait pas appel et aux<br />

s<strong>en</strong>s et à l’esprit :<br />

161 Goethe, JW, Romane und Novel<strong>le</strong>n III , Aus Makari<strong>en</strong>s Archiv, Hambourg, 1950, p. 477, cité in Hurson, Didier, Les<br />

Mystères de Goethe, p. 113<br />

162 Naturwiss<strong>en</strong>schaftliche Schrift<strong>en</strong> II, Materiali<strong>en</strong>, Register, Munich, 1981, p. 304 cité in Hurson, Didier, Les Mystères<br />

de Goethe, p. 103<br />

163 Goethe, JW, Romane und Novel<strong>le</strong>n III , Aus Makari<strong>en</strong>s Archiv, Hambourg, 1950, p. 477, cité in Hurson, Didier, Les<br />

Mystères de Goethe, p. 113<br />

164 cf <strong>le</strong>ttre à Jacobi citée <strong>en</strong> introduction in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 202<br />

165 Goethe, JW, La médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> (1823), in Traité des cou<strong>le</strong>urs ,<br />

p. 301<br />

62


« Je suis porté à croire que si l’on <strong>en</strong>visage séparém<strong>en</strong>t l’un et l’autre domaines, il n’existe <strong>en</strong>tre eux<br />

aucun trait d’union véritab<strong>le</strong>, et qu’ils ne sont liés que dans la mesure où ils s’exerc<strong>en</strong>t conjointem<strong>en</strong>t<br />

d’origine ; ce qui, de quoi qu’il s’agisse, est <strong>le</strong> fait du génie.<br />

Je me trouve <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t dans une situation analogue, d’une part à l’égard des philosophes de la<br />

nature qui veu<strong>le</strong>nt nous m<strong>en</strong>er du haut <strong>en</strong> bas, et d’autre part, à l’égard des physici<strong>en</strong>s qui prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t nous<br />

conduire de bas <strong>en</strong> haut. <strong>Pour</strong> mon humb<strong>le</strong> part, je ne trouve mon salut que dans l’intuition qui est placée au<br />

milieu. 166 »<br />

Le poète <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d alors, dans un dernier temps, mettre <strong>en</strong> œuvre <strong>le</strong> troisième mode de connaissance prés<strong>en</strong>té<br />

par Spinoza dans l’Ethique : il fait part à Jacobi dans une <strong>le</strong>ttre du 5 mai 1786 <strong>en</strong> réponse à une affirmation<br />

de ce dernier selon laquel<strong>le</strong> on ne peut que croire <strong>en</strong> Dieu :<br />

« Quand tu dis (page 101) que la croyance <strong>en</strong> Dieu est un artic<strong>le</strong> de foi, je te réponds que c’est aussi<br />

affaire de vision : quand Spinoza par<strong>le</strong> de la sci<strong>en</strong>tia intuitiva, il dit [Hoc cognosc<strong>en</strong>di] g<strong>en</strong>us procedit<br />

abadaequata idea [ess<strong>en</strong>tiae formalis] quorundam Dei attributorum ad adaequatam cognitionem ess<strong>en</strong>tiae<br />

rerum ; ces mots m’<strong>en</strong>courag<strong>en</strong>t à consacrer toute ma vie à l’étude des choses qui sont à ma portée ; je puis <strong>en</strong><br />

effet espérer m’<strong>en</strong> faire une idée adéquate, sans me préoccuper <strong>le</strong> moins du monde de savoir jusqu’où j’irai<br />

dans cette connaissance et quel<strong>le</strong> part m’est réservée 167 . »<br />

Le passage exact et traduit de L’Éthique approximativem<strong>en</strong>t retranscrit par Goethe est <strong>le</strong> suivant :<br />

« Le troisième g<strong>en</strong>re de connaissance procède à partir de l’idée adéquate de certains attributs de Dieu<br />

vers la connaissance adéquate de l’ess<strong>en</strong>ce des choses 168 . »<br />

Le troisième g<strong>en</strong>re de connaissance 169 tel que Spinoza <strong>le</strong> définit, n'est pas discursif mais intuitif, il n’est pas<br />

progressif mais immédiat et direct. Il s’agit d’une intuition purem<strong>en</strong>t intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> est <strong>le</strong> fait de la<br />

raison qui ayant atteint sa perfection donne la vision immédiate et globa<strong>le</strong> du li<strong>en</strong> nécessaire <strong>en</strong>tre une<br />

totalité et l'un de ses élém<strong>en</strong>ts. Goethe a interprété ce mode de connaissance holistique comme celui qui <strong>le</strong><br />

met <strong>en</strong> li<strong>en</strong> direct avec l’idée sous-jac<strong>en</strong>te au phénomène mais <strong>en</strong> négligeant <strong>le</strong> fait que pour Spinoza cette<br />

connaissance intuitive ne doive <strong>en</strong> aucun cas faire interv<strong>en</strong>ir l’imagination ou la s<strong>en</strong>sation acquise, et qu’el<strong>le</strong><br />

agit hors du cadre de toute expéri<strong>en</strong>ce. La connaissance intuitive tel<strong>le</strong> que Goethe la conçoit n’est sans doute<br />

166 <strong>le</strong> 30 juin 1798 in Goethe, JW, Schil<strong>le</strong>r, F, Correspondance 1794-1805, tome II, p. 123<br />

167 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 91<br />

168 Spinoza, L’Ethique, V, proposition 25, Démonstration, p. 517<br />

169 Le premier g<strong>en</strong>re de connaissance correspond à l'opinion ou à l'imagination. Il compr<strong>en</strong>d la perception s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> qui<br />

fournit des s<strong>en</strong>sations confuses et partiel<strong>le</strong>s, et <strong>le</strong>s p<strong>en</strong>sées vagues de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, dénuées de toute mise <strong>en</strong><br />

perspective, réf<strong>le</strong>xion autonome ou exam<strong>en</strong> personnel. La connaissance du deuxième g<strong>en</strong>re, sur laquel<strong>le</strong> l’homme doit<br />

fonder ses certitudes sur lui-même et du monde, est cel<strong>le</strong> donnée par la raison discursive qui procède des hypothèses<br />

aux conséqu<strong>en</strong>ces, s'appuie sur des axiomes, des implications logiques, des notions communes qui sont clairs, distincts<br />

et manifestes <strong>en</strong> eux-mêmes.<br />

63


pas de même nature que cel<strong>le</strong> que Spinoza considérait 170 , et se rapproche bi<strong>en</strong> davantage d’une « vision<br />

spirituel<strong>le</strong> ». Il expose ainsi, dans <strong>le</strong> passage suivant extrait de la Métamorphose des plantes, la nécessité de<br />

développer une seconde vue au côté de la vision oculaire physique pour appréh<strong>en</strong>der <strong>le</strong>s phénomènes dans<br />

<strong>le</strong>ur unité :<br />

« Il y a voir et voir [que] <strong>le</strong>s yeux de l’esprit ont à agir <strong>en</strong> constante et vivante alliance avec <strong>le</strong>s yeux<br />

du corps, parce que sinon on court <strong>le</strong> danger de voir et pourtant de ne pas voir. »<br />

C’est cet œil solaire, cette lumière spirituel<strong>le</strong> dont Goethe donne probab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t une illustration dans la scène<br />

où Faust, r<strong>en</strong>du aveug<strong>le</strong> par l’esprit du Souci, n’<strong>en</strong> devi<strong>en</strong>t que plus clairvoyant 171 :<br />

« LE SOUCI<br />

Les hommes sont aveug<strong>le</strong>s toute <strong>le</strong>ur vie<br />

Faust, devi<strong>en</strong>s <strong>le</strong> donc à la fin !<br />

FAUST (dev<strong>en</strong>u aveug<strong>le</strong>)<br />

La nuit semb<strong>le</strong> pénétrer de plus <strong>en</strong> plus <strong>le</strong>s profondeurs,<br />

Mais à l’intérieur bril<strong>le</strong> une vive lumière.<br />

Je cours accomplir ce que j’ai médité ;<br />

La paro<strong>le</strong> du maître a seul du poids.<br />

Sortez de votre couche, serviteurs ! Tous debout !<br />

Faites heureusem<strong>en</strong>t paraître ce que j’ai hardim<strong>en</strong>t conçu.<br />

Que <strong>le</strong> plan tracé soit exécuté sur l’heure.<br />

L’ordre, la précision, la rapidité dans l’action<br />

Seront suivis de la plus bel<strong>le</strong> des récomp<strong>en</strong>ses<br />

Un esprit suffit à mil<strong>le</strong> bras. »<br />

Au fond, c’est bi<strong>en</strong> davantage Schelling que Spinoza qui décrit <strong>le</strong> mode de connaissance intuitif que Goethe<br />

souhaite mettre <strong>en</strong> oeuvre. Celui-ci découvrira Schelling lors de la publication de l’Âme du Monde <strong>en</strong> 1798,<br />

et <strong>le</strong> poète verra immédiatem<strong>en</strong>t l’adéquation <strong>en</strong>tre sa propre conception et cel<strong>le</strong> du jeune philosophe qui<br />

énonce :<br />

« [La Substance] semb<strong>le</strong> toujours réserver un mystère et ne révé<strong>le</strong>r que certains de ses aspects. Devant<br />

cette divine confession et cette multiplicité indénombrab<strong>le</strong> de formations, <strong>le</strong> spectateur de ces œuvres finira par<br />

r<strong>en</strong>oncer à tout espoir de <strong>le</strong>s appréh<strong>en</strong>der avec son <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t, et se trouvera introduit dans <strong>le</strong> sabbat sacré de<br />

170 L’idée de l’Ethique qui a certainem<strong>en</strong>t fasciné <strong>le</strong> poète naturaliste et l’a am<strong>en</strong>é à adhérer à la troisième voie de<br />

connaissance de Spinoza était sans doute cel<strong>le</strong>-ci : Dieu et la nature étant une seu<strong>le</strong> et même chose, connaître la nature<br />

au travers de ses manifestations singulières, c’est précisém<strong>en</strong>t accéder à la divinité. Goethe a interprété la philosophie<br />

de Spinoza comme un panthéisme, à l’instar de tous <strong>le</strong>s poètes de cette génération romantique.<br />

171 Goethe, JW, Faust, II, in Théâtre comp<strong>le</strong>t, op. cit., acte V « Minuit » », p 1318-1319<br />

64


la nature, dans la Raison où, se reposant de ses œuvres périssab<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> se reconnaît et s’interprète el<strong>le</strong>-<br />

même. 172 »<br />

2.3.3. Les limites de la connaissance<br />

A la question de savoir si la connaissance de l’Absolu est possib<strong>le</strong>, Spinoza semb<strong>le</strong> répondre assez<br />

clairem<strong>en</strong>t par l’affirmative : l'homme est consci<strong>en</strong>ce et, s'il <strong>en</strong> a <strong>le</strong> désir et la volonté, il peut dev<strong>en</strong>ir<br />

connaissance et passer de la saisie imaginative du monde à la saisie rationnel de celui-ci. Goethe ne partage<br />

pas sur ce point l’optimisme du philosophe d’Amsterdam:<br />

« En fait, on ne sait que lorsqu’on sait peu ; <strong>le</strong> savoir augm<strong>en</strong>te <strong>le</strong> doute. 173 »<br />

« Le plus grand bonheur de l’homme p<strong>en</strong>sant, c’est d’avoir approfondi ce qu’on peut approfondir et<br />

de vénérer dans <strong>le</strong> calme ce que l’on ne peut approfondir. 174 »<br />

Car pour ce qui concerne la question du savoir accessib<strong>le</strong> à l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t humain, <strong>le</strong> poète semb<strong>le</strong><br />

davantage rejoindre la philosophie des stoïci<strong>en</strong>s que cel<strong>le</strong> de Spinoza. Si par sa démarche fausti<strong>en</strong>ne, Goethe<br />

invite l’individu à avancer jusqu’à la limite ultime de la connaissance accessib<strong>le</strong> à la nature humaine, il<br />

rejoint éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t cette tradition antique qui se refuse à mettre tota<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t à nu la Nature, et que Lessing, bi<strong>en</strong><br />

qu’antérieur à l’idéalisme post-kanti<strong>en</strong> a exprimé dans cet extrait :<br />

« La va<strong>le</strong>ur de l’homme ne réside point dans la vérité qu’on possède ou prét<strong>en</strong>d posséder, mais dans<br />

l’effort sincère qu’on fournit pour l’atteindre. Car <strong>le</strong>s forces qui seu<strong>le</strong>s accroiss<strong>en</strong>t la perfectibilité humaine ne<br />

sont pas augm<strong>en</strong>tées par la possession, mais par la recherche de la vérité. Si Dieu, gardant dans sa main droite<br />

toute la vérité et ne t<strong>en</strong>dant dans sa gauche que <strong>le</strong> désir toujours ard<strong>en</strong>t de la vérité, me disait : « choisis ! » au<br />

risque de me tromper à jamais et pour l’éternité, je m’inclinerais humb<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t vers sa main gauche et dirais :<br />

« Père, donne-moi cette main-là ; la vérité absolue n’apparti<strong>en</strong>t qu’à toi 175 . »<br />

Dans la mesure où <strong>le</strong> poète amoureux des formes du monde refuse toute connaissance abstraite qui ne<br />

pourrait s’inscrire dans son approche phénoménologique, <strong>le</strong>s limites de la connaissance se dessin<strong>en</strong>t pareil<strong>le</strong>s<br />

à cel<strong>le</strong>s qu’il admet de lui-même : <strong>le</strong>s phénomènes primordiaux. Au-delà de l’horizon des Urphänom<strong>en</strong>,<br />

l’esprit et <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>s ne peuv<strong>en</strong>t plus progresser conjointem<strong>en</strong>t. Mais comme <strong>le</strong> relève Cassirer, de la même<br />

façon que Kant n’est pas conduit au scepticisme par la reconnaissance des limites de la raison, Goethe n’est<br />

pas non plus am<strong>en</strong>é à concevoir un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t pessimiste de résignation ou une démission de la p<strong>en</strong>sée :<br />

172<br />

Schelling, L’Âme du monde, in Essais, Aubier, Paris, 1946, p. 121-122<br />

173<br />

Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions p. 80<br />

174<br />

Ibid. p. 80<br />

175<br />

Lessing, GE, Eine Duplik, 1778, in Werke, tome 8, Munich, 1979, p. 32-33, cité in Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis , p.<br />

190<br />

65


« Percevoir la finitude de l’exist<strong>en</strong>ce humaine ne veut pas dire <strong>en</strong> effet que l’on considère cette exist<strong>en</strong>ce<br />

comme un néant 176 », ainsi que <strong>le</strong> formu<strong>le</strong> Cassirer.<br />

« Si je m’<strong>en</strong> ti<strong>en</strong>s <strong>en</strong> fin de compte au phénomène originel, ce n’est que par pure résignation ; mais il<br />

existe une différ<strong>en</strong>ce de tail<strong>le</strong> <strong>en</strong>tre se résigner devant <strong>le</strong>s limites imposées à l’humanité tout <strong>en</strong>tière et <strong>le</strong> fait de<br />

déposer <strong>le</strong>s armes <strong>en</strong> raison de la limitation hypothétique de mon individu et des bornes qui <strong>le</strong> restreign<strong>en</strong>t. 177 »<br />

Par cette résignation pragmatique devant <strong>le</strong>s « limites de l’humanité », Goethe fait au fond preuve d’un<br />

pragmatisme bi<strong>en</strong> supérieur à celui des positivistes naïfs du début du XIX ème sièc<strong>le</strong>. Et ainsi que <strong>le</strong> souligne<br />

éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t Lacoste, il exprime l’une des premières conceptions phénoménologiques de la sci<strong>en</strong>ce « qui ne<br />

confond pas <strong>le</strong>s faits et <strong>le</strong>s explications, et qui admet par principe comme Popper que <strong>le</strong>s théories sont<br />

fragi<strong>le</strong>s et s’inscriv<strong>en</strong>t dans une expéri<strong>en</strong>ce du monde, dans un horizon fini dont il n’est pas permis vraim<strong>en</strong>t<br />

à l’homme de s’évader 178 . »<br />

2.4. L’art comme dévoi<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de l’ess<strong>en</strong>ce secrète de la Nature<br />

2.4.1. Les mêmes lois sont à l’œuvre dans l’art et dans la nature<br />

Deux aphorismes extraits des Maximes & Réf<strong>le</strong>xions, témoign<strong>en</strong>t du li<strong>en</strong> étroit qui unit nature et œuvre<br />

d’art chez Goethe, et surtout caractéris<strong>en</strong>t <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> privilégié de la création artistique dans ce dévoi<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de<br />

l’ess<strong>en</strong>ce des choses :<br />

« Le Beau est une manifestation des lois secrètes de la nature qui nous serai<strong>en</strong>t restées éternel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />

cachées sans son apparition. 179 »<br />

« Celui à qui la nature <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d de dévoi<strong>le</strong>r son secret manifeste, ress<strong>en</strong>t une nostalgie irrésistib<strong>le</strong> de<br />

l’art, son interprète <strong>le</strong> plus digne. 180 »<br />

Goethe précise <strong>en</strong>core, dans une <strong>le</strong>ttre du 23 décembre 1786 à la Duchesse de Saxe-Weimar, que privilégier<br />

l’étude des phénomènes naturels conduira l’artiste plus sûrem<strong>en</strong>t vers la compréh<strong>en</strong>sion des lois secrètes,<br />

communes aux œuvres d’arts et à la nature, que l’exam<strong>en</strong> direct des productions humaines :<br />

176 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 114<br />

177 Goethe, JW, Schrift<strong>en</strong> zur Kunst, Schrift<strong>en</strong> zur Literatur, Maxim<strong>en</strong> und R ef<strong>le</strong>xion<strong>en</strong>, Hambourg, 1953, p. 367 cité in,<br />

Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 29<br />

178 Lacoste, Jean, Goethe, sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 186<br />

179 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 81<br />

180 Ibid., p. 81<br />

66


« Il est plus commode et plus faci<strong>le</strong> d’observer et d’apprécier la nature que l’art ; <strong>le</strong> plus humb<strong>le</strong><br />

produit de la nature a <strong>en</strong> lui la totalité de sa perfection et je n’ai besoin que d’avoir des yeux pour voir ; je peux<br />

alors découvrir <strong>le</strong>s relations, je suis sûr qu’à l’intérieur d’un petit cerc<strong>le</strong> toute une exist<strong>en</strong>ce véritab<strong>le</strong> est<br />

<strong>en</strong>serrée.<br />

Une œuvre d’art, à l’inverse, a sa perfection <strong>en</strong> dehors d’el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> « meil<strong>le</strong>ur » se trouve dans l’idée de<br />

l’artiste, qu’il atteint rarem<strong>en</strong>t ou jamais, [et] dans certaines lois admises qui décou<strong>le</strong>nt certes de la nature de<br />

l’art et du métier, mais qui ne sont pas aussi faci<strong>le</strong> à compr<strong>en</strong>dre et à déchiffrer que <strong>le</strong>s lois de la nature<br />

vivante. Il y a beaucoup de tradition dans <strong>le</strong>s œuvres d’art, tandis que <strong>le</strong>s œuvres de la nature sont toujours<br />

comme la paro<strong>le</strong> que Dieu vi<strong>en</strong>t de prononcer 181 . »<br />

L’art des hommes et celui de la nature semb<strong>le</strong>nt avoir une commune origine pour Goethe ; ils jailliss<strong>en</strong>t<br />

d’une même énergie divine, d’une même « paro<strong>le</strong> », dont <strong>le</strong>s phénomènes naturels sont la manifestation la<br />

plus immédiate.<br />

« Le Beau nécessite une loi sui se manifeste dans l’appar<strong>en</strong>ce.<br />

Exemp<strong>le</strong> de la rose<br />

Au cours de la floraison, la loi de la vie végéta<strong>le</strong> apparaît dans sa manifestation suprême et la rose<br />

serait alors du même coup <strong>le</strong> sommet de cette manifestation.<br />

la loi pure) »<br />

Les péricarpes peuv<strong>en</strong>t avoir <strong>en</strong>core quelque beauté.<br />

Le fruit ne pourra jamais être beau ; ca à ce stade la loi de la vie végéta<strong>le</strong> se replie sur el<strong>le</strong>-même (sur<br />

« Lorsque la loi se manifeste dans sa plus grande liberté et selon ses conditions propres, el<strong>le</strong> produit <strong>le</strong><br />

Beau objectif qui nécessite toutefois des sujets dignes de l’appréh<strong>en</strong>der 182 »<br />

Mais Goethe même s’il concevait <strong>le</strong>s diverses manifestations de la nature comme liées, n’a jamais prét<strong>en</strong>du<br />

<strong>le</strong>s ram<strong>en</strong>er à une seu<strong>le</strong> théorie abstraite : il cherchait simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t à déce<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s expressions particulières dans<br />

chaque domaine de ce qu’il nommait l’Idée, tout <strong>en</strong> conservant une soup<strong>le</strong>sse d’esprit similaire à cel<strong>le</strong> de la<br />

nature avec laquel<strong>le</strong> il souhaitait communier. Nous avons déjà cité dans notre introduction la profession de<br />

foi de Goethe à Jacobi où il énonce, <strong>le</strong> 6 janvier 1813 :<br />

« Quant à moi <strong>le</strong>s t<strong>en</strong>dances si multip<strong>le</strong>s de mon être ne me permett<strong>en</strong>t pas de m’<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir à une vue<br />

unique des choses ; comme poète et comme artiste, je suis polythéiste ; je suis panthéiste au contraire comme<br />

naturaliste et l’un aussi nettem<strong>en</strong>t que l’autre. Si j’ai besoin d’un Dieu pour ma personnalité comme homme<br />

181 Goethe, JW, Goethes Briefe und Briefe an Goethe, Hambuger Ausgabe, 2, Munich, 1976, p. 31 cité in Lacoste, Jean,<br />

Goethe, sci<strong>en</strong>ce et philosophie, p. 7<br />

182 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 84<br />

67


moral, j’y ai pourvu éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t. Les choses du ciel et de la terre sont un si vaste domaine, que <strong>le</strong>s organes de la<br />

totalité des êtres seuls suffirai<strong>en</strong>t à <strong>le</strong> saisir 183 . »<br />

Poète, il chante la multiplicité et la diversité de l’imagination divine. Naturaliste, il dévoi<strong>le</strong> <strong>le</strong>s lois généra<strong>le</strong>s<br />

à l’œuvre derrière l’appar<strong>en</strong>te anarchie du monde des formes. Les deux approches se conjugu<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

perman<strong>en</strong>ce chez lui selon que son regard se porte de manière généra<strong>le</strong> sur l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de la nature pour <strong>en</strong><br />

saisir la fascinante unité ou sur <strong>le</strong>s individus pour s’efforcer de reconnaître la prés<strong>en</strong>ce divine dans la beauté<br />

objective du particulier. Mais si la création d’art se révè<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> prolongem<strong>en</strong>t d’une création de la nature,<br />

el<strong>le</strong> l’est à un niveau supérieur ; car dans l’œuvre de nature, la part idéel<strong>le</strong> n’est visib<strong>le</strong> qu’à l’œil<br />

spirituel alors que dans l’œuvre d’art el<strong>le</strong> devi<strong>en</strong>t une réalité perceptib<strong>le</strong>. Si <strong>le</strong> sci<strong>en</strong>tifique ou <strong>le</strong> philosophe<br />

se doiv<strong>en</strong>t de lire et de décrire la nature tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> se traduit directem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> idées et concepts purs, la<br />

mission de l’artiste consiste à transmuer la part idéel, prés<strong>en</strong>te au cœur des ouvrages de la nature, <strong>en</strong> images.<br />

2.4.2. Le sty<strong>le</strong> goethé<strong>en</strong> : l’artiste doit imiter l’ess<strong>en</strong>ce de la nature<br />

« J’ai banqueté à la tab<strong>le</strong> d’Homère comme à cel<strong>le</strong> des Nibelung<strong>en</strong>, mais je n’ai ri<strong>en</strong> trouvé de plus<br />

conforme à ma personne que la vaste et profonde nature, toujours vivante, et <strong>le</strong>s œuvres des poètes et des<br />

sculpteurs grecs 184 . »<br />

A de nombreuses reprises, comme nous v<strong>en</strong>ons de <strong>le</strong> constater, Goethe reconnaît avec pragmatisme, que<br />

l’accès à la totalité n’est pas donné à l’être humain. Mais si, son assouvissem<strong>en</strong>t semb<strong>le</strong> à jamais devoir<br />

demeurer chimérique, une intuition de la prés<strong>en</strong>ce de ce Tout semb<strong>le</strong> parfois se révé<strong>le</strong>r, dans certaines<br />

conditions privilégiées : la r<strong>en</strong>contre avec <strong>le</strong>s phénomènes primitifs dans la nature, d’une part, avec <strong>le</strong>s plus<br />

hauts chefs-d’œuvre de l’art classique dans <strong>le</strong> champ des créations humaines, d’autre part.<br />

Convaincu que <strong>le</strong>s Grecs procédai<strong>en</strong>t justem<strong>en</strong>t selon <strong>le</strong>s mêmes lois que la nature pour déduire «de la figure<br />

humaine <strong>le</strong> cyc<strong>le</strong> de la création divine 185 », Goethe observera comm<strong>en</strong>t la nature accomplit ce développem<strong>en</strong>t<br />

au sein des règnes minéraux, végétaux ou animaux pour <strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre l’utilisation et l’effet dans <strong>le</strong>s œuvres<br />

d'art, tant il est persuadé que la même nécessité préside à la floraison d’une plante et à la croissance d’un<br />

poème, d’une peinture ou d’une sculpture. L’inspiration est alors à l’art ce que l’intuition est à la recherche<br />

sci<strong>en</strong>tifique : <strong>le</strong> travail du poète et celui du savant consist<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t à dépasser <strong>le</strong> visib<strong>le</strong> pour atteindre<br />

<strong>le</strong> primordial, <strong>le</strong> premier par <strong>le</strong> biais des images, des sons et des rythmes, <strong>le</strong> second par l’usage de théories et<br />

de modè<strong>le</strong>s.<br />

183 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p 202<br />

184 Lettre à Knebel du 9 novembre 1814, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 213<br />

185 Le 28 janvier 1787 in Goethe, JW, Voyage <strong>en</strong> Italie, p. 194<br />

68


On peut ainsi rapprocher <strong>le</strong> <strong>texte</strong> de la Métamorphose des Plantes de 1790 de l’Essai sur la simp<strong>le</strong> imitation<br />

de la nature, la manière et <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> 186 de 1789 : qu’il s’agisse de l’art ou de la nature, Goethe veut rapporter la<br />

diversité luxuriante des phénomènes naturels à un principe simp<strong>le</strong> et universel, une loi de l’art et de la nature<br />

susceptib<strong>le</strong> d’<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer de multip<strong>le</strong>s et infinies variations dans ses manifestations s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s. La conception<br />

de l’art que Goethe expose dans ce <strong>texte</strong> se distingue par son caractère objectif et rationnel. Le sty<strong>le</strong>, forme<br />

suprême de l’expression artistique, est tributaire d’une connaissance de l’ess<strong>en</strong>ce des objets : <strong>le</strong> but ultime de<br />

l’artiste est de donner une représ<strong>en</strong>tation s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> de l’ess<strong>en</strong>ce secrète des objets et des phénomènes. A<br />

chacun des trois niveaux artistiques correspond ainsi un degré d’appréh<strong>en</strong>sion de l’ess<strong>en</strong>ce du monde. Ces<br />

trois niveaux, simp<strong>le</strong> imitation, manière et sty<strong>le</strong>, peuv<strong>en</strong>t être décrits comme suit. La simp<strong>le</strong> imitation,<br />

d’abord, est basée sur la perception purem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, l’artiste reproduit l’appar<strong>en</strong>ce des choses tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong><br />

apparaît immédiatem<strong>en</strong>t : l’art est alors concret et figuratif. La manière, <strong>en</strong> second lieu, est basée sur l’effet<br />

que l’ess<strong>en</strong>ce produit sur la personnalité et l’imagination subjective de l’artiste ; ce dernier parvi<strong>en</strong>t déjà à<br />

s’é<strong>le</strong>ver du conting<strong>en</strong>t au général, mais il est <strong>en</strong>core dans l’incapacité d’atteindre l’ess<strong>en</strong>ce dans sa pureté et<br />

de l’incarner p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t dans l’œuvre, car il ne dépasse pas <strong>le</strong> stade subjectif ; cette démarche et ce niveau<br />

de connaissance de l’Idée génèr<strong>en</strong>t un art allégorique, qui constitue, selon <strong>le</strong> poète, <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de l’art<br />

romantique. Le sty<strong>le</strong>, <strong>en</strong>fin, est fondé sur la saisie supras<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> de l’ess<strong>en</strong>ce des choses, ess<strong>en</strong>ce située au-<br />

delà de <strong>le</strong>urs appar<strong>en</strong>ces immédiates ; l’artiste donne une forme s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> à l’ess<strong>en</strong>ce idéel<strong>le</strong> et l’art<br />

symbolique réalise alors la synthèse <strong>en</strong>tre l’intériorité du créateur et l’extériorité objective de l’esprit tel qu’il<br />

apparaît dans la nature.<br />

Goethe donne au mot sty<strong>le</strong> une signification tout à fait inédite : <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> est pour lui quelque chose de<br />

profondém<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>t de la manière subjective, et surtout d’unique. Il n’existe qu’un sty<strong>le</strong> alors qu’une<br />

infinité de manières différ<strong>en</strong>tes et subjectives est possib<strong>le</strong>. Le sty<strong>le</strong> est <strong>en</strong> fait une imitation vraie, idéel<strong>le</strong> et<br />

adéquate de la nature, et l’artiste qui veut parv<strong>en</strong>ir à ce niveau de compréh<strong>en</strong>sion et d’expression doit utiliser<br />

un langage universel qui se fonde sur une « étude approfondie des objets ». L’artiste doit percevoir <strong>le</strong>s<br />

différ<strong>en</strong>tes formes et manifestations d’un objet avant de <strong>le</strong>s assimi<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>ur globalité, <strong>en</strong> une série ( ou<br />

« Folge ») harmonieuse de « formes caractéristiques » qui exprime la multiplicité <strong>en</strong> puissance, et rétablit<br />

par-là l’unité ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>. Le sty<strong>le</strong> est <strong>le</strong> sommet de l’art et ce dernier peut alors prét<strong>en</strong>dre à la même nob<strong>le</strong>sse<br />

que la sci<strong>en</strong>ce. Les deux derniers modes d’imitation de la nature, correspondant aux deux niveaux de<br />

connaissance, <strong>le</strong> conting<strong>en</strong>t et <strong>le</strong> nécessaire, sont l’allégorie et <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> : ils reconduis<strong>en</strong>t la même<br />

différ<strong>en</strong>ce hiérarchique qualitative : l’allégorie, subjective, n’est qu’un exemp<strong>le</strong> particulier illustrant<br />

l’universel, <strong>en</strong> quelque sorte une photographie figée de quelques-unes des visions partiel<strong>le</strong>s de la série, tandis<br />

que <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong>, objectif, incarne l’universel, la série <strong>en</strong>tière, dans <strong>le</strong> particulier.<br />

186 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simp<strong>le</strong> imitation, manière, sty<strong>le</strong> (1789), p. 95-101<br />

69


« Il y a une grande différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> poète qui desc<strong>en</strong>d de l’universel vers <strong>le</strong> particulier et celui qui<br />

regarde l’universel dans <strong>le</strong> particulier. La première démarche produit l’allégorie, dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> particulier ne<br />

possède qu’une va<strong>le</strong>ur d’exemp<strong>le</strong>, d’illustration de l’universel ; la seconde correspond à la véritab<strong>le</strong> nature de<br />

la poésie, el<strong>le</strong> énonce quelque chose de particulier, sans p<strong>en</strong>ser à l’universel et sans y r<strong>en</strong>voyer. Celui qui<br />

compr<strong>en</strong>d ce particulier de manière vivante recueil<strong>le</strong> <strong>en</strong> même temps l’universel sans s’<strong>en</strong> apercevoir, ou alors<br />

seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t sur <strong>le</strong> tard. 187 »<br />

La notion de symbo<strong>le</strong> paraît ainsi représ<strong>en</strong>ter <strong>le</strong> p<strong>en</strong>dant artistique du phénomène primitif <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces<br />

naturel<strong>le</strong>s, <strong>en</strong> tant que manifestation la plus achevée de l’idée dans la forme. Il est d’ail<strong>le</strong>urs révélateur que,<br />

malgré ses incompréh<strong>en</strong>sions initia<strong>le</strong>s quant à la nature de l’Urpflanze avec un Schil<strong>le</strong>r profondém<strong>en</strong>t acquis<br />

à l’acceptation kanti<strong>en</strong>ne de la notion d’« idée », Goethe va peu à peu accepter <strong>le</strong> fait que sa plante primitive<br />

soit el<strong>le</strong>-même symbolique 188 .<br />

Cette dichotomie <strong>en</strong>tre symbo<strong>le</strong> et allégorie n’est pas propre à Goethe mais se retrouve chez la plupart des<br />

romantiques ainsi que <strong>le</strong> met <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce Todorov 189 . Schelling développera, pour sa part, la notion<br />

kanti<strong>en</strong>ne de « schème » où l’universel signifie <strong>le</strong> particulier et où <strong>le</strong> particulier est saisi à travers l’universel,<br />

à laquel<strong>le</strong> il oppose l’allégorie où <strong>le</strong> particulier signifie l’universel et où l’universel est saisi à travers <strong>le</strong><br />

particulier. La synthèse du schème et de l’allégorie correspond à l’art symbolique, où particulier et universel<br />

se confond<strong>en</strong>t, et dont <strong>le</strong>s œuvres classiques compt<strong>en</strong>t parmi <strong>le</strong>s plus bel<strong>le</strong>s manifestations.<br />

2.4.3. Goethe & Kant<br />

Nous allons achever cette partie par un court aparté quant aux li<strong>en</strong>s qu’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s philosophies de Kant<br />

et de Goethe. L’influ<strong>en</strong>ce de Kant sur Goethe s’est <strong>en</strong> effet avérée grandissante avec <strong>le</strong>s années, comme il <strong>le</strong><br />

confie lui-même <strong>en</strong> mai 1825 à son secrétaire :<br />

« Mais à cet égard, il n’est pas indiffér<strong>en</strong>t de savoir à quel<strong>le</strong> époque de notre vie s’est exercée<br />

l’influ<strong>en</strong>ce d’une personnalité de marque. Que Lessing, Winckelmann, et Kant ai<strong>en</strong>t été plus âgés que moi, que<br />

<strong>le</strong>s deux premiers ai<strong>en</strong>t influé sur ma jeunesse, et <strong>le</strong> dernier sur mon âge mûr, <strong>le</strong> fait pour moi fut d’une grande<br />

importance 190 . »<br />

Cette réf<strong>le</strong>xion du poète à son confid<strong>en</strong>t mérite sans doute quelques comm<strong>en</strong>taires, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ce qui<br />

concerne <strong>le</strong>s convictions artistiques qu’ils partageai<strong>en</strong>t. Entre <strong>le</strong> jour de 1794, où Goethe s’offusquait de la<br />

187 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, p. 310<br />

188 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 110-111<br />

189 Todorov, Tzvetan, Théories du symbo<strong>le</strong>, p.235-259<br />

190 Le 12 mai 1825, in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 152<br />

70


éaction de Schil<strong>le</strong>r 191 à sa prés<strong>en</strong>tation de la plante primitive, et la fin de sa vie, il est effectivem<strong>en</strong>t notab<strong>le</strong><br />

que Goethe a de plus <strong>en</strong> plus adhéré aux idées du philosophe de Königsberg. L’intérêt du poète pour la<br />

philosophie de Kant lui est v<strong>en</strong>u ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de la <strong>le</strong>cture de la troisième Critique. Même s’il s’était<br />

essayé avec beaucoup d’effort à la compréh<strong>en</strong>sion détaillée de la Critique de la raison pure, il confessait que<br />

« c’est <strong>le</strong> début » qu’il « appréciait » et que pour <strong>le</strong> reste il n’avait pas eu « <strong>le</strong> courage d’avancer dans <strong>le</strong><br />

labyrinthe lui-même 192 . » Il reconnaît par contre dans son essai sur L’influ<strong>en</strong>ce de la philosophie moderne 193<br />

qu’il doit à la Critique de la faculté de juger « l’une des périodes <strong>le</strong>s plus heureuses » de sa vie. Il y retrouve<br />

d’abord la confirmation philosophique que la réduction mécaniste du vivant s’avère absolum<strong>en</strong>t<br />

in<strong>en</strong>visageab<strong>le</strong> :<br />

« Il est <strong>en</strong> effet tout à fait certain que nous ne pouvons même pas connaître de façon suffisante <strong>le</strong>s<br />

êtres organisés, et <strong>le</strong>ur possibilité interne suivant des principes simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t mécaniques de la nature, bi<strong>en</strong><br />

moins <strong>en</strong>core nous <strong>le</strong>s expliquer ; et c’est même si certain que l’on peut sans hésiter dire qu’il est absurde pour<br />

des êtres humains même simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de concevoir un tel projet, ou d’espérer que puisse un jour surgir <strong>en</strong>core<br />

un Newton qui r<strong>en</strong>de compréh<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> ne serait-ce qu’un brin d’herbe d’après des lois naturel<strong>le</strong>s que nul<strong>le</strong><br />

int<strong>en</strong>tion n’a ordonnées ; bi<strong>en</strong> au contraire faut-il refuser ce savoir aux hommes 194 . »<br />

Puis, outre <strong>le</strong> rejet des causes fina<strong>le</strong>s qu’il avait déjà apprécié chez Spinoza, Goethe se découvrira avec Kant<br />

une communion de vue quant à <strong>le</strong>ur définition positive du processus de création artistique 195 : <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de<br />

l’imagination subjective dans la création doit être réduit au profit de ceux de l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t et de la volonté,<br />

seuls à même de porter l’esprit vers un certain universel. Goethe et Kant sont tous <strong>le</strong>s deux convaincus que<br />

l’imagination libre et exclusivem<strong>en</strong>t subjective compromet la création <strong>en</strong> exposant l’artiste à un<br />

développem<strong>en</strong>t anarchique, et qu’il est par conséqu<strong>en</strong>t nécessaire de soumettre l’expression artistique à un<br />

certain nombre de lois, lois que <strong>le</strong> génie découvre spontaném<strong>en</strong>t dans la nature, comme Goethe l’explique<br />

dans l’Essai sur la simp<strong>le</strong> imitation de la nature, la manière et <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> 196 .<br />

Au-delà de ces quelques r<strong>en</strong>contres, auxquel<strong>le</strong>s on pourrait ajouter <strong>le</strong>ur rejet commun de toute métaphysique<br />

dogmatique, <strong>le</strong>s correspondances <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>urs deux conceptions de l’art et de la connaissance demeur<strong>en</strong>t<br />

limités, ne serait-ce que parce que Goethe, ainsi qu’analysé plus haut, est persuadé que la puissance de<br />

l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t était, comme <strong>le</strong> génie artistique, inné, et donc que l’imagination était tout aussi décisive dans<br />

l’investigation sci<strong>en</strong>tifique que l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t, alors que pour Kant, <strong>le</strong> génie est seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans l’art, la<br />

sci<strong>en</strong>ce reposant <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t sur l’intellig<strong>en</strong>ce analytique :<br />

191 Schil<strong>le</strong>r était déjà à l’époque profondém<strong>en</strong>t acquis à la philosophie de Kant.<br />

192 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p.98<br />

193 Goethe, JW, Einwirkung der neuer<strong>en</strong> philosophie , in Naturwiss<strong>en</strong>schaftliche Schrift<strong>en</strong> (ed. Weimar), II, Bd XI, p.<br />

49, cité in Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 98<br />

194 Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, p. 395<br />

195 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 123-126<br />

196 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simp<strong>le</strong> imitation, manière, sty<strong>le</strong> (1789), p. 95-101<br />

71


« Dans <strong>le</strong> domaine sci<strong>en</strong>tifique, il n’y a donc que des différ<strong>en</strong>ces de degrés <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s plus grands<br />

inv<strong>en</strong>teurs et <strong>le</strong>s plus laborieux imitateurs et épigones ; <strong>en</strong> revanche, c’est une différ<strong>en</strong>ce spécifique qui <strong>le</strong>s<br />

sépare de celui que la nature a doué pour <strong>le</strong>s beaux-arts. 197 »<br />

197 Kant, Kritik der Urteilskraft, § 47, (Werke, V, p. 384), cité in Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 119<br />

72


3. Mise <strong>en</strong> perspective de la conception goethé<strong>en</strong>ne à la lumière de la physique<br />

contemporaine<br />

Nous allons à prés<strong>en</strong>t <strong>en</strong>richir notre définition de la philosophie et de la sci<strong>en</strong>ce de Goethe, non d’une<br />

confrontation, mais plutôt d’une réf<strong>le</strong>xion comparative avec son p<strong>en</strong>dant, la conception prométhé<strong>en</strong>ne tel<strong>le</strong><br />

que la désigne Pierre Hadot. Car c’est sans doute à la lumière plus spécifique de la sci<strong>en</strong>ce mathématique qui<br />

domine la quasi-totalité des champs de la sci<strong>en</strong>ce depuis Galilée, que nous serons <strong>en</strong> mesure d’id<strong>en</strong>tifier ce<br />

qui peut <strong>en</strong>core faire la va<strong>le</strong>ur de la p<strong>en</strong>sée de Goethe aujourd’hui.<br />

3.1. L’attitude fonctionnel<strong>le</strong> prométhé<strong>en</strong>ne : <strong>le</strong> dévoi<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t des secrets par la technique<br />

Pierre Hadot, qui va guider une partie de notre réf<strong>le</strong>xion dans cette partie, pose <strong>le</strong> concept de « l’attitude<br />

prométhé<strong>en</strong>ne » 198 comme cel<strong>le</strong> qui consiste à « utiliser des procédés techniques pour arracher à la Nature<br />

ses secrets afin de la dominer et l’exploiter. » El<strong>le</strong> est l’héritière de ces deux pratiques de l’Antiquité qui<br />

visai<strong>en</strong>t à « obt<strong>en</strong>ir des effets étrangers à ce que l’on considère comme <strong>le</strong> cours normal de la nature »<br />

qu’étai<strong>en</strong>t la mécanique, théorique et pratique, et la magie. Les deux devises de cette attitude prométhé<strong>en</strong>ne<br />

serai<strong>en</strong>t donc : « Savoir, c’est pouvoir », et éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t « Pouvoir, c’est-à-dire fabriquer grâce à<br />

l’expérim<strong>en</strong>tation, c’est savoir. »<br />

3.1.1. L’Antiquité : mécanique et magie<br />

Etymologiquem<strong>en</strong>t la mécanique, de méchané – ruse – se place dès ses origines dans la perspective d’une<br />

relation au moins dua<strong>le</strong>, sinon conflictuel<strong>le</strong>, de l’homme avec son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, cel<strong>le</strong> d’un antagonisme<br />

<strong>en</strong>tre la volonté civilisatrice et dominatrice de l’Homme et la résistance d’une nature considérée comme<br />

anarchique et rétive à l’ordonnancem<strong>en</strong>t. El<strong>le</strong> connaît ainsi son plus grand essor à A<strong>le</strong>xandrie, à la fin du<br />

IV ème sièc<strong>le</strong> avant notre ère, sous <strong>le</strong> règne des Ptolémées, et se manifeste initia<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t par la réalisation<br />

d’ouvrages d’art, d’aqueducs, de fortifications, de ponts, de tunnels, etc., ainsi qu’au travers de la fabrication<br />

d’automates destinés à animer <strong>le</strong>s statues des Dieux dans <strong>le</strong>s temp<strong>le</strong>s pour provoquer <strong>le</strong>s mouvem<strong>en</strong>ts<br />

d’émerveil<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t des fou<strong>le</strong>s de fidè<strong>le</strong>s 199 . La pratique expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> et la mise <strong>en</strong> œuvre purem<strong>en</strong>t technique<br />

n’étai<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant pas dissociab<strong>le</strong>s d’une réel<strong>le</strong> réf<strong>le</strong>xion théorique m<strong>en</strong>ée au travers de traités de<br />

mécanique et, quelque fois, de mathématiques dont <strong>le</strong>s plus fameux sont sans doute ceux d’Archimède de<br />

Syracuse, de Philon de Byzance ou de Héron d’A<strong>le</strong>xandrie 200 . Ce passage du traité hippocratique De l’art<br />

rédigé au V ème sièc<strong>le</strong> avant notre ère dresse déjà <strong>le</strong>s grands principes de la sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> moderne et<br />

emploie de façon prophétique la métaphore judiciaire que nous retrouverons plus tard chez Francis Bacon :<br />

198 Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p.115<br />

199 Ibid., p. 118<br />

73


« Quand la nature se refuse à livrer de son p<strong>le</strong>in gré <strong>le</strong>s signes[cliniques], l’art a trouvé <strong>le</strong>s moy<strong>en</strong>s de<br />

contraintes par <strong>le</strong>squels la nature vio<strong>le</strong>ntée sans dommage <strong>le</strong>s laisse échapper ; puis libérée, el<strong>le</strong> dévoi<strong>le</strong> à ceux<br />

qui connaiss<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s choses de l’art, ce qu’il faut faire. 201 »<br />

Il est intéressant de re<strong>le</strong>ver que <strong>le</strong> phénomène qui a caractérisé notre civilisation et qui a pris <strong>le</strong> nom de<br />

« mécanisation du monde » trouve justem<strong>en</strong>t son origine dans l’étroite relation qu’<strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t la mécanique<br />

<strong>en</strong> tant qu’art (techné) et <strong>le</strong>s mathématiques - particulièrem<strong>en</strong>t la géométrie.<br />

Au côté de cette mécanique, à la fois appliquée et théorique, coexiste éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t un « art magique » dont la<br />

finalité est à peu de chose près similaire 202 . Il est fondé sur la croyance que derrière <strong>le</strong> monde des appar<strong>en</strong>ces<br />

agit une fou<strong>le</strong> d’êtres et de puissances invisib<strong>le</strong>s (divinités, démons, génies…) responsab<strong>le</strong>s de l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong><br />

des manifestations phénoména<strong>le</strong>s de la nature. Cette magie repose <strong>en</strong> particulier sur l’idée que ces <strong>en</strong>tités<br />

peuv<strong>en</strong>t être asservies ou, à tout <strong>le</strong> moins, utilisées, pour peu que l’on connaisse <strong>le</strong>s mots et <strong>le</strong>s rituels<br />

appropriés. Tout comme la mécanique, el<strong>le</strong> ne prét<strong>en</strong>d donc pas faire appel à des puissances hétérogènes,<br />

extérieures au monde, ou créées à partir de ri<strong>en</strong> ; <strong>le</strong>s manifestations et phénomènes naturels de toutes sortes<br />

exist<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t « <strong>en</strong> puissance » ; il ne suffit <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce que de faire appel à ces forces de la même<br />

façon que par la mécanique, « <strong>en</strong> actionnant <strong>le</strong>s bons <strong>le</strong>viers », c’est-à-dire <strong>en</strong> invoquant <strong>le</strong>s démons et<br />

esprits adéquats au moy<strong>en</strong> d’opérations, formu<strong>le</strong>s et rituels magiques. Saint-Augustin prés<strong>en</strong>te<br />

métaphoriquem<strong>en</strong>t ces actes de magie comme une mise au monde organique:<br />

« Comme <strong>le</strong>s femel<strong>le</strong>s sont grosses de <strong>le</strong>ur portée, <strong>le</strong> monde lui aussi est gros des causes des êtres qui<br />

doiv<strong>en</strong>t naître. 203 »<br />

3.1.2. Le Moy<strong>en</strong> Âge et la R<strong>en</strong>aissance : sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> et magie naturel<strong>le</strong><br />

A la fin du Moy<strong>en</strong> Âge et au début de la R<strong>en</strong>aissance, au fur et à mesure que l’Homme va progressivem<strong>en</strong>t<br />

se croire <strong>en</strong> mesure de donner des explications « sci<strong>en</strong>tifiques » aux mystères et phénomènes de la nature, <strong>le</strong>s<br />

significations des notions de magie et de mécanique vont converger selon un mode où dominera une volonté<br />

rationalisante. On verra alors apparaître <strong>le</strong>s termes de « magie naturel<strong>le</strong> » et de « sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> », la<br />

frontière <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s deux domaines dev<strong>en</strong>ant simultaném<strong>en</strong>t très perméab<strong>le</strong>. Il ne s’agira plus, dans <strong>le</strong>s arts<br />

magiques, d’invoquer et de plier des démons à son service, mais plutôt, sous l’égide notamm<strong>en</strong>t des idées<br />

200 Ibid., p. 118<br />

201 Hippocrate, De l’art, XII, 3, Jouanna, p. 240, cité in Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p.131<br />

202 Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p. 120-122<br />

203 Augustin, La Trinité, III, 7, 12-8, 15, cité in Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p.121<br />

74


alchimiques, de découvrir <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>ts jeux d’influ<strong>en</strong>ces astrologiques, analogiques, sympathiques ou<br />

antipathiques <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s astres, minéraux, végétaux, animaux et êtres humains 204 .<br />

A partir du XIII ème sièc<strong>le</strong>, la possibilité de traitem<strong>en</strong>ts mathématiques de plus <strong>en</strong> plus rigoureux pour la<br />

résolution des problèmes de mécanique va <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer, jusqu’au XV ème sièc<strong>le</strong>, une foi et une confiance<br />

croissantes dans <strong>le</strong>s moy<strong>en</strong>s futurs qu’octroiera <strong>le</strong> développem<strong>en</strong>t des techniques. Roger Bacon compte <strong>en</strong> ce<br />

s<strong>en</strong>s parmi <strong>le</strong>s plus visionnaires de son temps, puisqu’il prédit, dans sa perspective de déf<strong>en</strong>se de la<br />

chréti<strong>en</strong>neté m<strong>en</strong>acée par l’arrivée prochaine de l’Antéchrist, l’avènem<strong>en</strong>t d’un art « usant de la nature<br />

comme d’un instrum<strong>en</strong>t » et qui serait « supérieure à la magie des charlatans » : il imagine et décrit des<br />

machines volantes, des navires sans rameurs, des miroirs inc<strong>en</strong>diaires, avec une presci<strong>en</strong>ce qui n’a ri<strong>en</strong> à<br />

<strong>en</strong>vier à cel<strong>le</strong>s de Léonard de Vinci ou de Ju<strong>le</strong>s Vernes 205 .<br />

3.1.3. Les Temps modernes : <strong>le</strong> triomphe de la physique mathématique<br />

Mais c’est Francis Bacon qui posera véritab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dès la fin du XVI ème sièc<strong>le</strong> <strong>le</strong>s fondem<strong>en</strong>ts théorique et<br />

pratique de la future sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong>, <strong>en</strong> la séparant définitivem<strong>en</strong>t de la magie naturel<strong>le</strong> et <strong>en</strong> mettant<br />

<strong>en</strong> exergue <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> ess<strong>en</strong>tiel de l’expérim<strong>en</strong>tation dans l’édification de la nouvel<strong>le</strong> sci<strong>en</strong>ce. A l’aube de la<br />

modernité, il invite ses contemporains à se libérer de la répétition aveug<strong>le</strong> des vérités avancées par <strong>le</strong>s<br />

anci<strong>en</strong>s :<br />

« Ce qui a empêché <strong>le</strong>s hommes de progresser dans <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces et <strong>le</strong>s a ret<strong>en</strong>us comme sous l’effet<br />

d’un charme, c’est <strong>en</strong>core <strong>le</strong> respect de l’antiquité, l’autorité de ceux qui ont été regardés comme des maîtres<br />

<strong>en</strong> philosophie, et <strong>en</strong>fin <strong>le</strong> cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t général […] Quant à l’antiquité, l’opinion que <strong>le</strong>s hommes s’<strong>en</strong><br />

form<strong>en</strong>t est tout à fait superficiel<strong>le</strong> et ne s’accorde guère avec <strong>le</strong> mot lui-même. C’est <strong>en</strong> effet la vieil<strong>le</strong>sse et <strong>le</strong><br />

grand âge du monde qui doiv<strong>en</strong>t être t<strong>en</strong>us pour la véritab<strong>le</strong> antiquité ; et il faut <strong>le</strong>s attribuer à notre époque,<br />

non à l’âge <strong>le</strong> plus jeune du monde qui fut celui des anci<strong>en</strong>s. Car cet âge qui par rapport à nous est <strong>le</strong> plus<br />

anci<strong>en</strong> et <strong>le</strong> plus avancé fut, par rapport au monde lui-même <strong>le</strong> plus nouveau et <strong>le</strong> plus précoce. 206 »<br />

Avec <strong>le</strong> XVII ème sièc<strong>le</strong> <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>tifiques, <strong>en</strong> particulier Bacon, Descartes, Newton, Galilée vont réaliser une<br />

véritab<strong>le</strong> rupture <strong>en</strong>tre l’histoire de la magie et cel<strong>le</strong> de la sci<strong>en</strong>ce, non pas par la formalisation de nouvel<strong>le</strong>s<br />

ambitions ou aspirations, mais par la découverte de la méthode analytique et réductionniste fondée sur <strong>le</strong><br />

raisonnem<strong>en</strong>t mathématique : c’est <strong>le</strong> début de l’époque des Lumières, qui va se caractériser par un<br />

<strong>en</strong>gouem<strong>en</strong>t pour la connaissance pratique et <strong>le</strong> détachem<strong>en</strong>t conjoint des livres et des anci<strong>en</strong>s <strong>en</strong> tant que<br />

sources exclusives du savoir. C’est éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>le</strong> temps de la grande mécanisation de l’univers, de la<br />

représ<strong>en</strong>tation du monde comme une imm<strong>en</strong>se mécanique sur la base de laquel<strong>le</strong> Kep<strong>le</strong>r, Galilée, Descartes,<br />

204 Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p. 122-127<br />

205 Ibid., p. 132-135<br />

75


Huyg<strong>en</strong>s, Newton vont développer, sur la base du formalisme mathématique, des théories qui traduiront<br />

l’univers <strong>en</strong> une série de chiffres, de figures et de formu<strong>le</strong>s. Il est traditionnel de reconnaître l’acte de<br />

naissance de cette nouvel<strong>le</strong> physique dans la fameuse phrase de Galilée, écrite dans L’Essayeur <strong>en</strong> 1623 et<br />

reprise presque mot pour mot dans sa <strong>le</strong>ttre à Fortunio Liceti de janvier 1641 :<br />

« La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t ouvert à nos yeux (je<br />

par<strong>le</strong> de l’Univers), mais on ne peut <strong>le</strong> compr<strong>en</strong>dre si d’abord on n’appr<strong>en</strong>d pas à compr<strong>en</strong>dre la langue et à<br />

connaître <strong>le</strong>s caractères dans <strong>le</strong>squels il est écrit. Il est écrit <strong>en</strong> langage mathématique, et <strong>le</strong>s caractères sont des<br />

triang<strong>le</strong>s, des cerc<strong>le</strong>s et d’autres figures géométriques sans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il est impossib<strong>le</strong> d’y compr<strong>en</strong>dre un mot.<br />

Dépourvu de ces moy<strong>en</strong>s, on erre vainem<strong>en</strong>t dans un labyrinthe obscur. 207 »<br />

Toute notion spirituel<strong>le</strong> d’autonomie de la Nature se trouve ainsi évincée ; la matière devi<strong>en</strong>t inerte,<br />

implacab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t soumise aux forces et aux lois de la nature et dénuée de finalité. La nouvel<strong>le</strong> sci<strong>en</strong>ce peut<br />

donc proclamer avec Laplace, par ail<strong>le</strong>urs contemporain presque parfait de Goethe 208 , l’avènem<strong>en</strong>t de l’ère<br />

du déterminisme absolu. Lorsque Napoléon demande à l’astronome pourquoi il n’a pas fait m<strong>en</strong>tion du<br />

« Grand Architecte » dans <strong>le</strong> système de son Traité de la Mécanique Cé<strong>le</strong>ste (1799-1825), <strong>le</strong> savant répond :<br />

« Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ! 209 »<br />

Dans <strong>le</strong>s systèmes cartési<strong>en</strong> ou newtoni<strong>en</strong>, l’hypothèse de l’exist<strong>en</strong>ce de la divinité ne devi<strong>en</strong>t nécessaire que<br />

pour, au mieux, amorcer la vaste mécanique universel<strong>le</strong> qui, du fait de la rigoureuse invariance des<br />

mathématiques, peut être <strong>en</strong>suite complètem<strong>en</strong>t déterminée par la mesure. L’Univers est une horloge réglée<br />

avec précision : une fois lancée, el<strong>le</strong> fonctionne selon des lois strictem<strong>en</strong>t déterministes. Laplace n’est ainsi<br />

pas <strong>le</strong> seul savant de son temps à affirmer que, s’il lui était donné de connaître parfaitem<strong>en</strong>t l’état du monde à<br />

un instant donné - <strong>le</strong>s conditions initia<strong>le</strong>s du système -, il serait à même d’<strong>en</strong> dessiner et l’av<strong>en</strong>ir et <strong>le</strong> passé<br />

sans l’ombre d’une incertitude. Malgré quelques mouvem<strong>en</strong>ts de résistance, et parmi eux précisém<strong>en</strong>t celui<br />

de la Naturphilosophie romantique du début XIX ème , la formidab<strong>le</strong> puissance de cette p<strong>en</strong>sée mathématique<br />

n’a jamais été remise <strong>en</strong> cause jusqu’aux premières déc<strong>en</strong>nies du XX ème sièc<strong>le</strong>.<br />

Au cours du dernier sièc<strong>le</strong>, nous avons <strong>en</strong> effet été témoins de l’émerg<strong>en</strong>ce d’une nouvel<strong>le</strong> vision du monde<br />

très différ<strong>en</strong>te de cel<strong>le</strong> qui régna à partir XVII ème sèc<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s années 1820 déjà, Bolyai et Lobatchevski<br />

découvr<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s espaces non euclidi<strong>en</strong>s, et Beltrami démontre quelques dizaines d’années plus tard, <strong>en</strong> 1868,<br />

206 Bacon, Francis, Novum Organum, § 84 cité in Hadot, Pierre, Le Voi<strong>le</strong> d’Isis, p.185<br />

207 Galilée, L'Essayeur, Les Bel<strong>le</strong>s-Lettres, Paris, 1980<br />

208 Laplace naît <strong>en</strong> 1749 et meurt <strong>en</strong> 1827 ; Goethe voit <strong>le</strong> jour la même année et disparaît <strong>en</strong> 1832.<br />

209 Thuan, Trinh Xuan, Le Chaos et l’Harmonie, p.148<br />

76


que ceux-ci sont aussi cohér<strong>en</strong>ts et non contradictoires que la géométrie euclidi<strong>en</strong>ne 210 . La première véritab<strong>le</strong><br />

révolution est, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, <strong>le</strong> fait de Einstein, lorsqu’il établit, <strong>en</strong>tre 1905 et 1915, <strong>le</strong> formalisme<br />

mathématique de la théorie de la relativité généra<strong>le</strong> à partir d’une nouvel<strong>le</strong> géométrie possédant une<br />

dim<strong>en</strong>sion supplém<strong>en</strong>taire, <strong>le</strong> temps. Or Minkowski avait déjà montré que la géométrie d’un tel espace-<br />

temps possède des propriétés non euclidi<strong>en</strong>nes. Désormais la géométrie ne détermine plus <strong>le</strong>s trajectoires des<br />

corps au s<strong>en</strong>s de <strong>le</strong>ur mouvem<strong>en</strong>t dans l’espace habituel à trois dim<strong>en</strong>sions, mais des trajectoires dans<br />

l’espace temps nommées lignes d’univers.<br />

La mise <strong>en</strong> cause de l’anci<strong>en</strong>ne conception sci<strong>en</strong>tifique de Galilée, Newton et Descartes, va se poursuivre<br />

avec l’avènem<strong>en</strong>t de la mécanique quantique, <strong>en</strong>tre 1920 et 1930, et la découverte des phénomènes<br />

chaotiques par Lor<strong>en</strong>z <strong>en</strong> 1961. Dans <strong>le</strong> système mécaniste classique, la matière est une substance pour ainsi<br />

dire inerte obéissant à des lois généra<strong>le</strong>s parfaitem<strong>en</strong>t déterministes. Mais la théorie quantique modifie<br />

intégra<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t cette conception : l’horloge bi<strong>en</strong> réglée de Laplace est remplacée au niveau subatomique par<br />

un univers singulier d’ondes et de particu<strong>le</strong>s gouvernées non plus par des lois déterministes rigides, mais par<br />

cel<strong>le</strong>s du hasard et de la conting<strong>en</strong>ce appar<strong>en</strong>te. La révolution est déjà profonde, mais une certaine forme de<br />

déterminisme subsiste <strong>en</strong>core, notamm<strong>en</strong>t au niveau macroscopique 211 . Mais la découverte du chaos<br />

remet <strong>en</strong> cause, à son tour, dans des domaines aussi divers que ceux de la météorologie, de l’astrophysique,<br />

de la mécanique des fluides, de la théorie financière ou de l’épidémiologie quantitative.<br />

Si <strong>le</strong>s anci<strong>en</strong>nes convictions déterministe et euclidi<strong>en</strong>ne de Newton – pour ne citer que lui – se sont vues<br />

fina<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t contredites par la physique moderne, la légitimité à proprem<strong>en</strong>t par<strong>le</strong>r de la méthode<br />

mathématique, s’<strong>en</strong> est trouvée <strong>en</strong>core r<strong>en</strong>forcée. L’univers semb<strong>le</strong> dev<strong>en</strong>ir à chaque nouvel<strong>le</strong> découverte<br />

plus riche et plus comp<strong>le</strong>xe, et son étude nécessite parallè<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>le</strong> développem<strong>en</strong>t et l’utilisation d’outils<br />

d’autant plus sophistiqués et précis. L’outil mathématique s’impose alors comme <strong>le</strong> seul qui soit à même de<br />

nous donner accès aux fantastiques abstractions avec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s jong<strong>le</strong> la physique contemporaine. Il est<br />

inuti<strong>le</strong> de rappe<strong>le</strong>r <strong>en</strong> détail la vitesse de diffusion et <strong>le</strong>s succès incroyab<strong>le</strong>s de cette physique mathématique :<br />

el<strong>le</strong> a sans doute davantage transformé notre quotidi<strong>en</strong> et notre relation à l’univers <strong>en</strong> l’espace de deux ou<br />

trois sièc<strong>le</strong>s, que la plupart des autres découvertes au cours des deux millénaires qui précèd<strong>en</strong>t. El<strong>le</strong> a conféré<br />

à l’Homme une puissance sans précéd<strong>en</strong>t sur la nature et ses œuvres et s’est imposée jusqu’à nos jours<br />

comme la pratique conv<strong>en</strong>tionnel<strong>le</strong> et indiscutab<strong>le</strong> de la physique.<br />

210 Le mathématici<strong>en</strong> itali<strong>en</strong> démontra que l’on pouvait établir une correspondance directe <strong>en</strong>tre la <strong>version</strong><br />

bidim<strong>en</strong>sionnel<strong>le</strong> de la géométrie non euclidi<strong>en</strong>ne de Bolyai et Lobatchevski et la géométrie des disques dans l’espace<br />

euclidi<strong>en</strong>, la cohér<strong>en</strong>ce supposée de l’espace euclidi<strong>en</strong> <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drait de même cel<strong>le</strong> des géométries non euclidi<strong>en</strong>nes.<br />

211 Car si un événem<strong>en</strong>t quantique individuel était indéterminé, <strong>le</strong>s probabilités relatives à un très grand nombre<br />

d’élém<strong>en</strong>ts ou considérées sur une longue durée redev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t tout à fait prévisib<strong>le</strong>s au moy<strong>en</strong> des lois de la statistique<br />

212 Le chaos est prés<strong>en</strong>t quand une modification infime des conditions initia<strong>le</strong>s dans un système provoque un<br />

changem<strong>en</strong>t démesuré de son évolution. L’effet n’est plus <strong>en</strong> proportion de la cause. La métaphore employée de<br />

manière courante est cel<strong>le</strong> d’un battem<strong>en</strong>t d’ai<strong>le</strong> de papillon qui déc<strong>le</strong>nche un cyclone aux antipodes.<br />

77<br />

212 la


3.1.4. Monde des appar<strong>en</strong>ces phénoména<strong>le</strong>s et réalité intelligib<strong>le</strong> des <strong>en</strong>tités mathématiques<br />

« La tâche suprême du physici<strong>en</strong> est d’aboutir à ces lois élém<strong>en</strong>taires universel<strong>le</strong>s à partir desquel<strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong> Cosmos peut être construit par simp<strong>le</strong> déduction. Il n’existe pas de chemin logique vers ces lois ; seu<strong>le</strong> une<br />

intuition reposant sur une compréh<strong>en</strong>sion proche de l’expéri<strong>en</strong>ce peut <strong>le</strong>s atteindre. Le monde des phénomènes<br />

détermine de façon unique <strong>le</strong> système théorique, <strong>en</strong> dépit du fait qu’il n’existe aucun pont logique <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s<br />

phénomènes et <strong>le</strong>urs principes théoriques ; c’est ce que Leibniz désignait avec tant de bonheur comme une<br />

"harmonie préétablie". 213 »<br />

Afin de continuer à explorer <strong>le</strong> caractère de la démarche sci<strong>en</strong>tifique analytique et réductionniste, nous allons<br />

nous allons porter plus précisém<strong>en</strong>t notre att<strong>en</strong>tion sur la question du li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre nature et mathématiques. En<br />

1959, <strong>le</strong> physici<strong>en</strong> Eugène Wigner donna une confér<strong>en</strong>ce, dev<strong>en</strong>ue fameuse, qu’il intitula La déraisonnab<strong>le</strong><br />

efficacité des mathématiques au cours de laquel<strong>le</strong> il faisait part de sa stupeur quant à :<br />

« L’efficacité énorme des mathématiques dans <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces de la nature [qui] est une chose<br />

presque mystérieuse […]. Il n’y a aucune explication rationnel<strong>le</strong> à cela. 214 »<br />

La question de la relation <strong>en</strong>tre sci<strong>en</strong>ces naturel<strong>le</strong>s et sci<strong>en</strong>ces mathématiques est l’un des mystères <strong>le</strong>s plus<br />

profonds qui soit et qui a, depuis Galilée, intéressé tout autant <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>tifiques que <strong>le</strong>s philosophes.<br />

Comm<strong>en</strong>t peut <strong>en</strong> effet s’expliquer <strong>le</strong> succès extraordinaire d’outils dits exacts dans la description et la<br />

prédiction des phénomènes de la nature dont <strong>le</strong>s mesures sont nécessairem<strong>en</strong>t empreintes d’incertitude ?<br />

<strong>Pour</strong>quoi des <strong>en</strong>tités abstraites a priori sorties de l’esprit des mathématici<strong>en</strong>s semb<strong>le</strong>nt-el<strong>le</strong>s <strong>en</strong>trer <strong>en</strong><br />

résonance avec <strong>le</strong>s phénomènes naturels, au point de nous permettre non seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de r<strong>en</strong>dre compte du<br />

monde qui se prés<strong>en</strong>te à nos s<strong>en</strong>s, mais surtout de prévoir son évolution et de plier ses lois naturel<strong>le</strong>s à nos<br />

besoins ? Deux éco<strong>le</strong>s continu<strong>en</strong>t aujourd’hui à s’affronter 215 : <strong>le</strong>s constructivistes, qui souti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t que <strong>le</strong>s<br />

êtres mathématiques sont de pures créations subjectives de l’esprit humain, et <strong>le</strong>s « platonici<strong>en</strong>s », qui sont<br />

convaincus de l’exist<strong>en</strong>ce réel<strong>le</strong> des <strong>en</strong>tités mathématiques et des figures géométriques parfaites dans un<br />

monde distinct de notre univers s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>.<br />

Les constructivistes estim<strong>en</strong>t que la nature mathématique de l’univers ne lui est pas intrinsèque mais lui est<br />

imposée par l’Homme, et ils avanc<strong>en</strong>t <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce que <strong>le</strong> succès des mathématiques est un phénomène<br />

213 Einstein, à l’occasion du 60 ème anniversaire de Max Planck, cité in Mil<strong>le</strong>r, I. Arthur, Intuitions de génie, p. 208<br />

214 Wigner, Eugène, The unreasonnab<strong>le</strong> effectiv<strong>en</strong>ess of mathematics in the natural sci<strong>en</strong>ces, Communication on Pure<br />

and Applied Mathematics, 1960, Cité in Mil<strong>le</strong>r, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces et <strong>le</strong>s<br />

arts, p. 183<br />

215 Mil<strong>le</strong>r, Arthur I., Intuitions de génie, p. 183<br />

78


psychologique et culturel. Cette hypothèse ne m’apparaît pas déf<strong>en</strong>dab<strong>le</strong> tel<strong>le</strong> quel<strong>le</strong> 216 , notamm<strong>en</strong>t au regard<br />

du fait qu’une grande partie des mathématiques s’est élaborée de façon tota<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t abstraite, sans aucun souci<br />

d’application physique pratique. Les chercheurs ont étudié <strong>le</strong>s nombres et <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s géométrique pour eux-<br />

mêmes, et <strong>le</strong>s physici<strong>en</strong>s ont été à plusieurs reprises surpris quand, am<strong>en</strong>és sur un nouveau territoire<br />

physique, ils découvrai<strong>en</strong>t invariab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t que <strong>le</strong>s mathématici<strong>en</strong>s y étai<strong>en</strong>t déjà passés avant eux 217 .<br />

Plusieurs mathématici<strong>en</strong>s de culture, d’éducation, de parcours différ<strong>en</strong>ts parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t par ail<strong>le</strong>urs très souv<strong>en</strong>t<br />

aux même découvertes, parfois avec une synchronisation troublante 218 , comme s’ils puisai<strong>en</strong>t effectivem<strong>en</strong>t à<br />

un fond commun d’idées douées d’une réalité autonome.<br />

Pythagore est à l’origine de la conception platonici<strong>en</strong>ne : son dogme - « tout est nombre » - énonce que <strong>le</strong>s<br />

nombres <strong>en</strong>tiers régiss<strong>en</strong>t l’univers, et que, par conséqu<strong>en</strong>t, la seu<strong>le</strong> façon d’accéder à une connaissance de la<br />

nature est de tisser un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s manifestations s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s de la nature et <strong>le</strong> royaume des nombres purs.<br />

L’intuition première de cette philosophie fut probab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t inspirée à Pythagore par <strong>le</strong>s lois de l’harmonie<br />

qu’il étudia au moy<strong>en</strong> de cordes vibrantes. Il ne la généralisa que dans un second temps à l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> des lois<br />

de l’univers, et <strong>en</strong> particulier à cel<strong>le</strong>s de l’astronomie : il considérait que <strong>le</strong>s astres qui orbitai<strong>en</strong>t autour de la<br />

Terre suivai<strong>en</strong>t des trajectoires parfaitem<strong>en</strong>t circulaires, <strong>le</strong>s distances <strong>le</strong>s séparant étant régies par <strong>le</strong>s mêmes<br />

rapports <strong>en</strong>tiers qu’<strong>en</strong> harmonie musica<strong>le</strong>. Un sièc<strong>le</strong> et demi plus tard, Platon adhère dans une large mesure à<br />

cette philosophie pythagorici<strong>en</strong>ne 219 et fait même inscrire au-dessus du porche d’<strong>en</strong>trée de son Académie<br />

d’Athènes la formu<strong>le</strong> : « Que nul n’<strong>en</strong>tre ici s’il n’est géomètre. » Son discip<strong>le</strong> Aristote choisit, quant à lui, la<br />

voie opposée de la philosophie naturel<strong>le</strong>, <strong>en</strong> mettant l’acc<strong>en</strong>t sur l’expéri<strong>en</strong>ce s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> du monde, plutôt que<br />

sur un hypothétique univers invisib<strong>le</strong> situé au-delà des appar<strong>en</strong>ces, ouvrant <strong>en</strong> quelque sorte la voie à<br />

l’approche orphique de l’univers, cel<strong>le</strong>-là même dont allai<strong>en</strong>t hériter <strong>le</strong>s naturphilosophes du début XIX ème .<br />

Un peu plus tard, nous l’avons vu, adhér<strong>en</strong>t à la conception platonici<strong>en</strong>ne non seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t Galilée et<br />

Descartes, mais éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t Leibniz, qui écrira dans un esprit très pythagorici<strong>en</strong> :<br />

« La musique est l’arithmétique de l’âme, el<strong>le</strong> qui compte sans même s’<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre compte. 220 »<br />

Cep<strong>en</strong>dant, c’est surtout à partir de la théorie atomique de Bohr 221 <strong>en</strong> 1913 que <strong>le</strong>s physici<strong>en</strong>s modernes<br />

revinr<strong>en</strong>t explicitem<strong>en</strong>t au pythagorisme, <strong>en</strong> voyant réapparaître de façon inatt<strong>en</strong>due 222 <strong>le</strong>s niveaux<br />

216<br />

Il n’est pas question ici de prét<strong>en</strong>dre apporter des argum<strong>en</strong>ts décisifs et exhaustifs à une problématique qui dépasse<br />

largem<strong>en</strong>t <strong>le</strong> cadre de ce travail.<br />

217<br />

Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 532-533<br />

218<br />

Je songe par exemp<strong>le</strong> <strong>en</strong> la circonstance à Lobatchevski et Bolyai qui découvrir<strong>en</strong>t quasi simultaném<strong>en</strong>t dans <strong>le</strong>s<br />

années 1820 <strong>le</strong>s « géométries imaginaires ».<br />

219<br />

Il ne se référera cep<strong>en</strong>dant jamais directem<strong>en</strong>t à Pythagore mais toujours aux pythagorici<strong>en</strong>s.<br />

220<br />

Mil<strong>le</strong>r, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces et <strong>le</strong>s arts, p. 187<br />

221<br />

Ibid., p. 187<br />

222<br />

Le principe de continuité n’était pas remis <strong>en</strong> cause avant l’avènem<strong>en</strong>t de la mécanique quantique (exception faite<br />

des théories atomistes de Démocrite et d’Epicure).<br />

79


quantiques d’énergies liés aux nombres <strong>en</strong>tiers. On vit ainsi, comme <strong>le</strong> note Arthur Mil<strong>le</strong>r 223 , un homme de<br />

sci<strong>en</strong>ce aussi pragmatique que Max Born, prix Nobel de physique <strong>en</strong> 1954, évoquer dans un écrit de 1923 la<br />

« magie » qui fait que la représ<strong>en</strong>tation visuel<strong>le</strong> du système solaire s’applique éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t au niveau atomique.<br />

Comm<strong>en</strong>t ne pas y déce<strong>le</strong>r une résurg<strong>en</strong>ce nostalgique, certes ténue, des lois d’analogie de Paracelse ?<br />

Le principe de l’application des mathématiques au champ de la physique consiste à id<strong>en</strong>tifier précisém<strong>en</strong>t<br />

quels outils sont <strong>le</strong>s plus à même de décrire l’univers. Mais il arrive curieusem<strong>en</strong>t que <strong>le</strong>s mathématiques<br />

délivr<strong>en</strong>t une solution à première vue absurde au regard de ce que représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t physiquem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s variab<strong>le</strong>s<br />

utilisées, et que <strong>le</strong> mathématici<strong>en</strong> ne pr<strong>en</strong>ne consci<strong>en</strong>ce que dans un second temps de la signification<br />

physique de cette solution. Mil<strong>le</strong>r cite l’exemp<strong>le</strong> fameux de l’équation de Dirac. <strong>Pour</strong> <strong>le</strong> résumer brièvem<strong>en</strong>t,<br />

une équation quadratique, par exemp<strong>le</strong> d’inconnue <strong>le</strong> temps t, et modélisant la chute d’un objet lâché à<br />

l’instant initial d’une certaine hauteur, donne <strong>en</strong> général deux solutions réel<strong>le</strong>s pour t, l’une positive et l’autre<br />

négative. En fonction du problème, on écarte l’une des deux solutions, du fait des contraintes physiques<br />

imposées par <strong>le</strong> phénomène décrit, par exemp<strong>le</strong> pour t la solution négative qui n’a pas grand s<strong>en</strong>s 224 . Mais <strong>en</strong><br />

1928, <strong>le</strong> physici<strong>en</strong> Dirac choisit de conserver la solution d’énergie négative de son équation relativiste<br />

décrivant l’é<strong>le</strong>ctron. La polémique qui s’<strong>en</strong> suivit am<strong>en</strong>a Heis<strong>en</strong>berg a condamné cette solution <strong>en</strong> la<br />

qualifiant de « chapitre <strong>le</strong> plus navrant de l’histoire de la physique moderne ». Le développem<strong>en</strong>t de ses<br />

recherches donnera pourtant raison à Dirac : il v<strong>en</strong>ait de découvrir l’antimatière, ce qui lui vaudra <strong>le</strong> prix<br />

Nobel <strong>en</strong> 1933 au côté de Schrödinger. Les mathématiques semblai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> quelque sorte dét<strong>en</strong>ir une vérité<br />

avant même que la théorie physique correspondante ne fut développée. C’est là sans doute l’un des chapitres<br />

<strong>le</strong>s plus significatifs de l’histoire des sci<strong>en</strong>ces modernes, à apporter aux argum<strong>en</strong>ts des t<strong>en</strong>ants de la thèse<br />

pythagorici<strong>en</strong>ne de l’exist<strong>en</strong>ce objective des êtres mathématiques. A la différ<strong>en</strong>ce des conv<strong>en</strong>tions<br />

linguistiques, qui li<strong>en</strong>t arbitrairem<strong>en</strong>t signifiant et signifié, <strong>le</strong> formalisme mathématique semb<strong>le</strong> parfois porter<br />

et décrire certaines vérités nécessaires avant même que <strong>le</strong>urs p<strong>en</strong>dants dans la nature n’accèd<strong>en</strong>t à notre<br />

consci<strong>en</strong>ce.<br />

De la même façon, au fur et à mesure que la physique théorique devi<strong>en</strong>t plus comp<strong>le</strong>xe, el<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> toujours<br />

trouvé pour répondre à ses besoins des outils mathématiques plus précis et adaptés, développés souv<strong>en</strong>t sans<br />

visée particulière et <strong>en</strong> toute indép<strong>en</strong>dance par des mathématici<strong>en</strong>s. Ainsi Einstein n’eut-il pas à réinv<strong>en</strong>ter la<br />

théorie des t<strong>en</strong>seurs - dont <strong>le</strong>s fondem<strong>en</strong>ts avai<strong>en</strong>t déjà mis <strong>en</strong> place par <strong>le</strong> mathématici<strong>en</strong> itali<strong>en</strong> Ricci-<br />

Curbastro <strong>en</strong> 1887 et 1888 - ou <strong>le</strong>s outils comp<strong>le</strong>xes de la géométrie non euclidi<strong>en</strong>nes - développés dans <strong>le</strong><br />

courant du XIX ème par Gauss, Riemann, Lobatchevski, Bolyai et surtout Riemann - pour m<strong>en</strong>er à terme <strong>en</strong><br />

1913, avec <strong>le</strong> mathématici<strong>en</strong> Grossmann, <strong>le</strong>s calculs différ<strong>en</strong>tiels sur des surfaces non-euclidi<strong>en</strong>nes<br />

nécessaires à la formalisation de sa théorie de la relativité généra<strong>le</strong>.<br />

223 Ibid., p. 187<br />

80


Kant et Poincaré compt<strong>en</strong>t parmi <strong>le</strong>s principaux p<strong>en</strong>seurs qui, ayant parfaitem<strong>en</strong>t compris <strong>le</strong>s <strong>en</strong>jeux de la<br />

physique mathématique, ont r<strong>en</strong>ouvelé <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions sur <strong>le</strong> processus de connaissance, à la lumière, <strong>le</strong><br />

premier, de la physique newtoni<strong>en</strong>ne, <strong>le</strong> second, de la découverte des géométries non euclidi<strong>en</strong>nes 225 . Kant,<br />

qui n’était pas un profane <strong>en</strong> matière de sci<strong>en</strong>ces 226 , considéra que <strong>le</strong>s conséqu<strong>en</strong>ces de la théorie de la<br />

gravitation newtoni<strong>en</strong>ne allai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> au-delà du seul champ de la connaissance sci<strong>en</strong>tifique et qu’el<strong>le</strong>s<br />

touchai<strong>en</strong>t au fonctionnem<strong>en</strong>t même de l’esprit humain. C’est ainsi que pour répondre à Hume, qui mettait<br />

<strong>en</strong> cause <strong>le</strong>s bases de la certitude sci<strong>en</strong>tifique 227 , il chercha à établir un fondem<strong>en</strong>t cognitif à la théorie de<br />

Newton et <strong>en</strong> vint à poser que l’espace et <strong>le</strong> temps étai<strong>en</strong>t des « conditions a priori » de la connaissance et<br />

non des concepts empiriques. Dans la Critique de la raison pure, Kant déf<strong>en</strong>dit ainsi la thèse que si l’on<br />

accepte l’espace newtoni<strong>en</strong>, alors on doit éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t accepter <strong>le</strong> fait que la géométrie euclidi<strong>en</strong>ne<br />

tridim<strong>en</strong>sionnel<strong>le</strong> soit la seu<strong>le</strong> géométrie permettant de décrire et d’étudier la nature 228 . Mais ces conclusions<br />

fur<strong>en</strong>t lourdem<strong>en</strong>t mises à mal par l’avènem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>tre 1820 et 1870, des géométries non-euclidi<strong>en</strong>nes qui<br />

détruisai<strong>en</strong>t par-là même l’idée newtoni<strong>en</strong>ne de temps et d’espaces euclidi<strong>en</strong>s absolus.<br />

Or, à partir de 1887, suite à la découverte d’un artic<strong>le</strong> du mathématici<strong>en</strong> norvégi<strong>en</strong> Lie qui établit une théorie<br />

de groupe permettant de modéliser tout mouvem<strong>en</strong>t d’un corps dans un plan comme une somme infinie de<br />

mouvem<strong>en</strong>ts infinitésimaux, Poincaré va s’intéresser à la relation qui unit l’espace mathématique parfait à<br />

l’espace représ<strong>en</strong>tatif inexact de la physique. Se basant sur la Critique de Kant et cherchant une alternative<br />

aux « principes a priori » de la connaissance qu’étai<strong>en</strong>t <strong>le</strong> temps et l’espace chez <strong>le</strong> philosophe, il va proposer<br />

dans un artic<strong>le</strong> de 1887 l’hypothèse de la préexist<strong>en</strong>ce dans l’esprit de la notion de groupes continus de<br />

transformation. L’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de ces groupes a priori, qu’il est tout à fait possib<strong>le</strong> de considérer comme une<br />

généralisation des principes synthétiques a priori proposés par Kant, serait à même d’<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer toutes <strong>le</strong>s<br />

géométries mutuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t compatib<strong>le</strong>s et permettrait à notre esprit de saisir tout mouvem<strong>en</strong>t d’objet dans<br />

l’espace et dans <strong>le</strong> temps. La théorie proposée par Poincaré s’avérerait ainsi valab<strong>le</strong> non seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans un<br />

espace et un temps euclidi<strong>en</strong>, comme celui décrit dans la théorie newtoni<strong>en</strong>ne, mais éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans tout type<br />

de géométrie alternative démontrée comme cohér<strong>en</strong>te. Poincaré 229 explique alors que notre esprit organisant<br />

ses perceptions s<strong>en</strong>soriel<strong>le</strong>s <strong>en</strong> fonction de ces différ<strong>en</strong>ts groupes, il <strong>en</strong> arrive à choisir « par commodité » <strong>le</strong><br />

groupe mathématique des déplacem<strong>en</strong>ts euclidi<strong>en</strong>s à trois dim<strong>en</strong>sions d’où résulte notre perception d’un<br />

univers euclidi<strong>en</strong>.<br />

224 El<strong>le</strong> signifierait que l’objet touche <strong>le</strong> sol avant même d’avoir été lâché par l’expérim<strong>en</strong>tateur.<br />

225 Mil<strong>le</strong>r, Arthur I., Intuitions de génie, images et créativité dans <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces et <strong>le</strong>s arts p. 191-209<br />

226 Le philosophe de Königsberg était plus que versé dans la physique newtoni<strong>en</strong>ne qu’il étudia de manière très<br />

approfondie. Outre son intérêt pour la mécanique terrestre, il fera éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 1855 dans son ouvrage Théorie du ciel<br />

quelques conjonctures cosmologiques significatives sur <strong>le</strong>s galaxies et <strong>le</strong>s nébu<strong>le</strong>uses, qui seront vérifiées au cours du<br />

XX ème sièc<strong>le</strong> avec l’avènem<strong>en</strong>t des radio-téléscopes géants.<br />

227 Hume affirmait notamm<strong>en</strong>t qu’aucune expéri<strong>en</strong>ce ne pourrait jamais prouver la validité d’une théorie puisqu’il est<br />

toujours possib<strong>le</strong> d’imaginer l’exist<strong>en</strong>ce d’une expérim<strong>en</strong>tation décisive invalidante.<br />

228 Mil<strong>le</strong>r, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces et <strong>le</strong>s arts, p. 195<br />

229 Ibid., p. 205<br />

81


« Le groupe choisi est seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t plus commode que <strong>le</strong>s autres et nous ne pouvons plus dire que la<br />

géométrie d’Euclide est vraie et que cel<strong>le</strong> de Lobatchevski est fausse, pas plus que nous ne pouvons dire que<br />

<strong>le</strong>s coordonnées cartési<strong>en</strong>nes sont vraies et <strong>le</strong>s coordonnées polaires fausses. 230 »<br />

Cet épisode <strong>en</strong>tre philosophie et mathématique met <strong>en</strong> lumière que <strong>le</strong> succès du formalisme mathématique lui<br />

vaut même de s’immiscer <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces cognitives, <strong>en</strong> philosophie de la connaissance ou <strong>en</strong> théorie de la<br />

perception. Poincaré n’est d’ail<strong>le</strong>urs pas <strong>le</strong> seul à avoir t<strong>en</strong>té d’appuyer une p<strong>en</strong>sée philosophique sur <strong>le</strong>s<br />

théories physiques <strong>le</strong>s plus réc<strong>en</strong>tes : des philosophes parfois controversés comme Stéphane Lupasco, par<br />

exemp<strong>le</strong> dans Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie 231 , se sont essayés à des approches assez<br />

similaires.<br />

Cette brève prés<strong>en</strong>tation des problématiques sou<strong>le</strong>vées quant aux rapports <strong>en</strong>tre nature et mathématiques, si<br />

el<strong>le</strong> nous permet de mettre un tant soit peu <strong>en</strong> perspective la physique moderne que nous t<strong>en</strong>ons tous pour<br />

acquise, ne prét<strong>en</strong>d aucunem<strong>en</strong>t apporter des argum<strong>en</strong>ts nouveaux au débat, et <strong>en</strong>core moins <strong>le</strong> trancher.<br />

Nous avons simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t pu constater qu’il semb<strong>le</strong> exister un certain nombre d’élém<strong>en</strong>ts significatifs qui vont<br />

dans <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s de l’exist<strong>en</strong>ce d’un li<strong>en</strong>, d’une correspondance étroite <strong>en</strong>tres mathématiques et nature, <strong>en</strong>tre<br />

modè<strong>le</strong>s et phénomènes physiques. Sur ce point, Goethe paraît ainsi ne pas avoir saisi la pertin<strong>en</strong>ce de la<br />

révolution inaugurée par l’approche mathématique de la nature. Son refus de la méthode exclusivem<strong>en</strong>t<br />

réductionniste et mécanique qui comm<strong>en</strong>çait <strong>en</strong> son temps à dominer tous <strong>le</strong>s champs des sci<strong>en</strong>ces naturel<strong>le</strong>s,<br />

l’a am<strong>en</strong>é à rejeter dans sa globalité la physique mathématique. Doit-on alors considérer l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de sa<br />

démarche de connaissance comme définitivem<strong>en</strong>t discréditée par ce manque de clairvoyance ?<br />

3.2. Pertin<strong>en</strong>ce et postérité contemporaines de la conception goethé<strong>en</strong>ne<br />

Nous allons t<strong>en</strong>ter de répondre à cette question <strong>en</strong> id<strong>en</strong>tifiant tout d’abord <strong>le</strong>s insuffisances que génère une<br />

approche du monde exclusivem<strong>en</strong>t fondée sur une conception prométhé<strong>en</strong>ne de la connaissance. Nous<br />

chercherons <strong>en</strong>suite à id<strong>en</strong>tifier comm<strong>en</strong>t la philosophie et la méthode de Goethe pourrai<strong>en</strong>t s’inscrire<br />

aujourd’hui dans une démarche phénoménologique, et reconduire l’homme dans un rapport plus équilibré à<br />

lui-même et au monde.<br />

3.2.1. La sci<strong>en</strong>ce mathématique et la dissolution du s<strong>en</strong>s<br />

Nous avons reconstitué très brièvem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s origines et <strong>le</strong>s jalons historiques majeurs qui permir<strong>en</strong>t <strong>le</strong><br />

développem<strong>en</strong>t de l’approche prométhé<strong>en</strong>ne de la connaissance ainsi que son incarnation particulière, au<br />

230<br />

Poincaré, H<strong>en</strong>ri, Sur <strong>le</strong>s hypothèses fondam<strong>en</strong>ta<strong>le</strong>s de la géométrie , Bul<strong>le</strong>tin de la société mathématique de France,<br />

Paris, 1887, p. 203-216<br />

231<br />

Lupasco, Stéphane, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, Ed du Rocher, Paris, 1987<br />

82


cours des trois derniers sièc<strong>le</strong>s, dans la physique mathématique. Dans l’hypothèse où l’on admet que <strong>le</strong>s deux<br />

devises de cette approche consist<strong>en</strong>t <strong>en</strong> « Savoir, c’est pouvoir » et « Pouvoir, c’est savoir », <strong>le</strong> succès de la<br />

démarche réductionniste et quantitative des mathématiques est, à ce titre, indéniab<strong>le</strong>. Et si nous ne nous<br />

étonnons plus quotidi<strong>en</strong>nem<strong>en</strong>t devant ses mirac<strong>le</strong>s, c’est sans doute que nous avons éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t intégré avec<br />

une rapidité exceptionnel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s bou<strong>le</strong>versem<strong>en</strong>ts qu’el<strong>le</strong> a occasionnés, tant dans ses manifestations<br />

matériel<strong>le</strong>s que pour ce qui touche notre rapport au monde.<br />

Il peut être toutefois intéressant de remarquer que c’est ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t la sci<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> tant que technologie qui<br />

a été parfaitem<strong>en</strong>t appréh<strong>en</strong>dée, mais que notre ress<strong>en</strong>ti au quotidi<strong>en</strong> des formidab<strong>le</strong>s bou<strong>le</strong>versem<strong>en</strong>ts<br />

théoriques qui sont à l’origine de ces développem<strong>en</strong>ts est beaucoup plus limité. Force est de constater que<br />

nous vivons toujours dans un espace euclidi<strong>en</strong>, déterministe et géoc<strong>en</strong>trique. Notre « monde de la vie », notre<br />

« Leb<strong>en</strong>swelt », ainsi que l’écrivait Husserl dans La terre ne se meut pas 232 , est toujours indissociab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t<br />

lié à notre perspective. <strong>Pour</strong> repr<strong>en</strong>dre l’image développée par <strong>le</strong> fondateur de la phénoménologie, notre<br />

planète constitue toujours notre référ<strong>en</strong>tiel spatial et temporel, notre « sol psychologique ». C’est el<strong>le</strong> que<br />

nous ress<strong>en</strong>tons toujours comme spontaném<strong>en</strong>t immobi<strong>le</strong>, alors même que la théorie copernici<strong>en</strong>ne a été<br />

énoncée il y a bi<strong>en</strong>tôt cinq sièc<strong>le</strong>s 233 . C’est son temps propre que nous considérons <strong>en</strong>core comme absolu,<br />

malgré toutes <strong>le</strong>s réserves apportées par <strong>le</strong>s théories d’Einstein et de ses successeurs. La matière nous<br />

apparaît aussi continue et déterministe qu’avant la révolution quantique, et même <strong>le</strong> physici<strong>en</strong>, malgré tout<br />

son savoir théorique, cède comme tout un chacun au s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t du sublime lorsqu’il se trouve confronté aux<br />

spectac<strong>le</strong>s d’une éclipse de so<strong>le</strong>il ou d’une tempête <strong>en</strong> mer. De fait, nous pouvons toujours admirer un <strong>le</strong>ver<br />

ou un coucher de so<strong>le</strong>il dans sa pure immédiateté s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, sans que notre consci<strong>en</strong>ce ne doive<br />

nécessairem<strong>en</strong>t se mettre à considérer que c’est la terre qui tourne autour du so<strong>le</strong>il ou l’inverse. En quoi <strong>le</strong>s<br />

appar<strong>en</strong>ces devrai<strong>en</strong>t-el<strong>le</strong>s être jugées trompeuses lorsque nous voyons effectivem<strong>en</strong>t <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il s’é<strong>le</strong>ver au-<br />

dessus de notre horizon ? L’astre de lumière qui parcourt <strong>le</strong> ciel chaque jour, s’est toujours offert à nous tel<br />

qu’il était. Il ne nous a jamais induits <strong>en</strong> erreur par lui-même. La confusion ne résulte que de notre propre<br />

jugem<strong>en</strong>t interprétatif, et plus particulièrem<strong>en</strong>t de notre prop<strong>en</strong>sion à projeter sur <strong>le</strong>s choses que nous<br />

observons la subjectivité inhér<strong>en</strong>te à notre perspective. En ce s<strong>en</strong>s, l’attitude prométhé<strong>en</strong>ne ne nous a pas<br />

réel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t donnés à connaître <strong>le</strong> monde, au s<strong>en</strong>s étymologique de naître avec, de ne faire qu’un avec.<br />

Si la sci<strong>en</strong>ce actuel<strong>le</strong> s’avère effectivem<strong>en</strong>t incapab<strong>le</strong> de nous atteindre dans nos conceptions, dans nos<br />

convictions et nos va<strong>le</strong>urs intimes, dans notre « être au monde », pour par<strong>le</strong>r comme Mer<strong>le</strong>au-Ponty, c’est<br />

que <strong>le</strong> territoire investi par cette sci<strong>en</strong>ce mathématique ne recouvre pas celui de l’anci<strong>en</strong>ne philosophie<br />

naturel<strong>le</strong> : notre physique moderne s’est précisém<strong>en</strong>t limitée, dans la logique énoncée par Descartes dans la<br />

troisième médiation, à l’appréh<strong>en</strong>sion d’un univers quantifiab<strong>le</strong> hors de l’Homme, tandis que l’étude de ce<br />

qui re<strong>le</strong>vait du qualitatif et <strong>en</strong> particulier ce qui touche au domaine de notre relation de l’être à l’étant, a été<br />

232 Husserl, Edmund, La terre ne se meut pas, Ed. de Minuit Paris, 1989<br />

83


progressivem<strong>en</strong>t abandonné aux sci<strong>en</strong>ces dites subjectives : à la philosophie, à la physiologie et à la<br />

psychologie. Les sci<strong>en</strong>ces mathématiques ont ainsi tota<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>oncé à déce<strong>le</strong>r <strong>le</strong> point où <strong>le</strong>s processus<br />

quantitatifs, mécaniques, chimiques et organiques, se transmu<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ce que nous appelons <strong>le</strong>s qualités<br />

propres de la perception : <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>sations de cha<strong>le</strong>ur, de lumière, de son, etc. Descartes <strong>en</strong> son temps t<strong>en</strong>tait de<br />

répondre à l’énigme <strong>en</strong> affirmant que ce point limite se trouvait précisém<strong>en</strong>t à la jonction de l’âme et du<br />

corps, au niveau de la glande pinéa<strong>le</strong>. Mais du fait de la désaffectation progressive des sci<strong>en</strong>ces dites<br />

« dures » des champs qui touchai<strong>en</strong>t justem<strong>en</strong>t à l’esprit, et surtout de <strong>le</strong>ur focalisation prométhé<strong>en</strong>ne sur <strong>le</strong>s<br />

objets à même de déboucher sur une meil<strong>le</strong>ure maîtrise de notre univers, cette question n’a plus été<br />

considérée comme prioritaire, reléguée au statut de questionnem<strong>en</strong>t métaphysique. La sci<strong>en</strong>ce mathématique<br />

ne vise ainsi pas à expliquer <strong>le</strong> monde ; el<strong>le</strong> ne cherche à déce<strong>le</strong>r aucun s<strong>en</strong>s dans <strong>le</strong>s phénomènes naturels et<br />

ne s’interroge nul<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t sur <strong>le</strong>s rapports de l’Homme à l’univers.<br />

Je souhaiterais cité ici un extrait de l’artic<strong>le</strong> Galilée et Platon d’A<strong>le</strong>xandre Koyré :<br />

« La dissolution du Cosmos signifie la destruction d’une idée : cel<strong>le</strong> d’un monde de structure finie,<br />

hiérarchiquem<strong>en</strong>t ordonné, d’un monde qualitativem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>cié du point de vue ontologique ; el<strong>le</strong> est<br />

remplacée par cel<strong>le</strong> d’un univers ouvert, indéfini, et même infini, qu’unifi<strong>en</strong>t et gouvern<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s mêmes lois<br />

universel<strong>le</strong>s […] Cela implique que disparaiss<strong>en</strong>t de la perspective sci<strong>en</strong>tifique toutes considérations fondées<br />

sur la va<strong>le</strong>ur, la perfection, l’harmonie, la signification et <strong>le</strong> dessein. […] La dissolution du cosmos, je <strong>le</strong><br />

répète, voilà me semb<strong>le</strong>-t-il la révolution la plus profonde accomplie ou subie par l’esprit humain depuis<br />

l’inv<strong>en</strong>tion du Cosmos par <strong>le</strong>s Grecs. C’est une révolution si profonde, aux conséqu<strong>en</strong>ces si lointaines, que<br />

p<strong>en</strong>dant des sièc<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s hommes – à de rares exceptions, dont Pascal – n’<strong>en</strong> ont pas saisi la portée et <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s ;<br />

maint<strong>en</strong>ant <strong>en</strong>core el<strong>le</strong> est souv<strong>en</strong>t sous-estimée et mal comprise 234 . »<br />

La dissolution du s<strong>en</strong>s consécutive de la destruction de l’idée d’un cosmos unifié est bi<strong>en</strong> la conséqu<strong>en</strong>ce la<br />

plus ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong> de la révolution <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drée par l’explosion de la méthode réductionniste et matérialiste des<br />

mathématiques. Teilhard de Chardin, qui faisait preuve, au passage, d’une étonnante clairvoyance quant au<br />

développem<strong>en</strong>t à v<strong>en</strong>ir des réseaux de données (il est décédé <strong>en</strong> 1955), décelait dans la diffusion des moy<strong>en</strong>s<br />

d’interaction et de communication, <strong>le</strong>s prémisses de la réalisation d’une « noosphère » 235 , d’une formidab<strong>le</strong><br />

« machine à p<strong>en</strong>ser » qui inclurait toutes <strong>le</strong>s âmes « <strong>en</strong> un réseau serré de liaisons planétaires », et scel<strong>le</strong>rait<br />

ainsi l’avènem<strong>en</strong>t d’un nouvel âge spirituel. Mais rares sont ceux qui partag<strong>en</strong>t aujourd’hui une vision aussi<br />

utopiste : car force est de constater, qu’avec deux guerres mondia<strong>le</strong>s, et un nombre impressionnant de<br />

génocides de toutes sortes, <strong>le</strong> XX ème sièc<strong>le</strong>, celui par excel<strong>le</strong>nce de la sci<strong>en</strong>ce et de la réalisation de tous <strong>le</strong>s<br />

possib<strong>le</strong>s, aura aussi compté parmi <strong>le</strong>s plus sauvages et destructeurs, et ce infinim<strong>en</strong>t plus sur <strong>le</strong> plan moral<br />

que matériel. Est-ce un hasard <strong>en</strong> effet s’il fut <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong> de toutes <strong>le</strong>s p<strong>en</strong>sées de la déconstruction : marxisme,<br />

233 En 1543.<br />

234 Koyré, A<strong>le</strong>xandre, Etudes d’histoire de la p<strong>en</strong>sée sci<strong>en</strong>tifique, p.170-171<br />

235 Quéau, Philippe, La planète des esprits, p.316<br />

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freudisme, nietzschéisme 236 ?… Aujourd’hui, il est d’une évid<strong>en</strong>te naïveté d’écrire que <strong>le</strong> pot<strong>en</strong>tiel de la<br />

sci<strong>en</strong>ce inquiète bi<strong>en</strong> plus qu’il ne fait rêver, car <strong>le</strong> développem<strong>en</strong>t de ce formidab<strong>le</strong> pouvoir ne s’est réalisé<br />

qu’au prix d’une perte absolue de s<strong>en</strong>s. Et comme <strong>le</strong> faisait remarquer un peu plus haut A<strong>le</strong>xandre Koyré,<br />

Pascal est très certainem<strong>en</strong>t <strong>le</strong> premier à avoir saisi avec une vertigineuse clairvoyance <strong>le</strong> nouvel état<br />

d’extrême détresse mora<strong>le</strong> de l’Homme, expulsé du c<strong>en</strong>tre du monde et incapab<strong>le</strong> de jamais connaître ni<br />

compr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong>s deux infinis <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>squels il est désormais condamné à évoluer <strong>en</strong> consci<strong>en</strong>ce.<br />

« Voilà notre état véritab<strong>le</strong> ; c’est ce qui nous r<strong>en</strong>d incapab<strong>le</strong> de savoir certainem<strong>en</strong>t et d’ignorer<br />

absolum<strong>en</strong>t. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre.<br />

Quelque terme où nous p<strong>en</strong>sions nous attacher et nous affermir, il bran<strong>le</strong> et nous quitte ; et si nous <strong>le</strong> suivons, il<br />

échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternel<strong>le</strong>. Ri<strong>en</strong> ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous<br />

est naturel, et toutefois <strong>le</strong> plus contraire à notre inclination ; nous brûlons du désir de trouver une assiette<br />

ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondem<strong>en</strong>t<br />

craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes 237 . »<br />

Il paraît diffici<strong>le</strong> d’imaginer que <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces mathématiques à el<strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s seront un jour à même de répondre<br />

à nos questionnem<strong>en</strong>ts quant au s<strong>en</strong>s de l’univers et de l’exist<strong>en</strong>ce. Ainsi <strong>le</strong> physici<strong>en</strong> Trinh Xuan Thuan<br />

écrit-il dans son essai, Le chaos et l’harmonie :<br />

«L’approche réductionniste et matérialiste a certainem<strong>en</strong>t concouru de façon importante à notre<br />

compréh<strong>en</strong>sion du monde <strong>en</strong> nous permettant d’iso<strong>le</strong>r et d’étudier des bribes de réalité sans besoin de<br />

compr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> tout. Mais il est aussi sûr qu’el<strong>le</strong> a contribué à rompre l’anci<strong>en</strong>ne alliance de l’Homme avec<br />

l’Univers, à l’aliéner du monde qu’il habite. Démoralisé, dépersonnalisé, défavorisé et déboussolé, l’Homme<br />

se s<strong>en</strong>t perdu dans une vaste machinerie implacab<strong>le</strong> et inexorab<strong>le</strong> sur laquel<strong>le</strong> il n’exerce aucun contrô<strong>le</strong>. Si<br />

cette sci<strong>en</strong>ce matérialiste s’est graduel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t éloignée et dissociée du reste de la culture, c’est que la vision<br />

morne et désespérante d’un homme-automate dépourvu de volonté et de créativité n’était pas supportab<strong>le</strong>. 238 »<br />

Car d’où procèd<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s inquiétudes contemporaines liées aux questionnem<strong>en</strong>ts éthiques : utilisation des<br />

biotechnologies, statuts de l’humain, écologie, sinon d’une question de signification. L’éthique, dans son<br />

acception de sci<strong>en</strong>ce à même de diriger notre conduite, se nourrit de notre capacité à donner un s<strong>en</strong>s à<br />

« l’agir » pour dépasser <strong>le</strong> nihilisme. La raison la plus brillante abandonnée à un univers dénué de toute<br />

perspective holistique, de toute vision de la totalité, sans consci<strong>en</strong>ce de la va<strong>le</strong>ur de l’humanité, non<br />

simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant que concept linguistique ou géopolitique, mais <strong>en</strong> tant que réalité vécue et ress<strong>en</strong>tie<br />

intimem<strong>en</strong>t, est vouée à alim<strong>en</strong>ter l’individualisme <strong>le</strong> plus achevé. Qu’était <strong>le</strong> nazisme sinon une forme<br />

236 Il ne s’agit bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du aucunem<strong>en</strong>t d’imputer la responsabilité des génocides précédemm<strong>en</strong>t cités à ces différ<strong>en</strong>ts<br />

courants de p<strong>en</strong>sées, mais simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de constater que ce XX ème sièc<strong>le</strong> a traduit par ses recherches la consci<strong>en</strong>ce très<br />

claire que <strong>le</strong>s anci<strong>en</strong>nes idéologies et religions, qui prét<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t fonder l’idée d’une mora<strong>le</strong> hors de l’homme, n’étai<strong>en</strong>t<br />

plus d’actualité.<br />

237 Pascal, Blaise, P<strong>en</strong>sées, p. 32<br />

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extrême de nihilisme ? Le non-s<strong>en</strong>s <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> désespoir dont se nourriss<strong>en</strong>t dogmatistes, fondam<strong>en</strong>talistes<br />

et extrémistes de toutes sortes. Hors d’une vision qui puisse être à même d’inscrire l’homme, à la fois <strong>en</strong> tant<br />

qu’individu et <strong>en</strong> tant qu’humanité, dans l’univers, ne peuv<strong>en</strong>t émerger et se développer que des systèmes de<br />

va<strong>le</strong>urs fondés sur l’intérêt exclusif et égoïste d’individus, de minorités ou de communautés. Comm<strong>en</strong>t<br />

l’attitude orphique peut-el<strong>le</strong> jouer un rô<strong>le</strong> dans la réhabilitation plus que jamais ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong> d’une<br />

signification, et donc d’une éthique, dans une société n’<strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ant plus qu’une certitude absolue, cel<strong>le</strong> que<br />

précisém<strong>en</strong>t plus ri<strong>en</strong> ne peut se réclamer de l’Absolu ?<br />

Face aux succès des développem<strong>en</strong>ts issus de la prédiction de Galilée, nous ne pouvons que reconnaître que<br />

selon une mystérieuse et insaisissab<strong>le</strong> loi du monde, <strong>le</strong>s mathématiques semb<strong>le</strong>nt bi<strong>en</strong> être appar<strong>en</strong>tés à un<br />

certain langage de la nature. Mais l’expéri<strong>en</strong>ce et <strong>le</strong> vécu nous dict<strong>en</strong>t éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t que <strong>le</strong>s langages qui<br />

décriv<strong>en</strong>t <strong>le</strong> rapport de notre être à la nature et <strong>le</strong>s mouvem<strong>en</strong>ts que nous ress<strong>en</strong>tons <strong>en</strong> notre âme et<br />

consci<strong>en</strong>ce, ne sont pas ceux de la mécanique, de la chimie ou de l’é<strong>le</strong>ctromagnétisme, mais ceux de l’image,<br />

du rythme, de la poésie et de la musique. Un poème de Baudelaire, une nouvel<strong>le</strong> de Borges ou une peinture<br />

de Léonard de Vinci, nous transform<strong>en</strong>t plus intimem<strong>en</strong>t, nous communiqu<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> plus de s<strong>en</strong>s et de va<strong>le</strong>urs<br />

que la théorie sci<strong>en</strong>tifique la plus révolutionnaire, même si cel<strong>le</strong>-ci prét<strong>en</strong>d remettre <strong>en</strong> cause nos conditions<br />

de connaissance a priori. Est-ce l’expression d’une détresse conséqu<strong>en</strong>te de la prise de consci<strong>en</strong>ce de la<br />

dissolution du cosmos, s’il existe une t<strong>en</strong>dance certaine dans <strong>le</strong>s philosophies du XX ème sièc<strong>le</strong> 239 à r<strong>en</strong>oncer<br />

aux conceptions abstraites qui ambitionn<strong>en</strong>t d’expliquer <strong>le</strong> monde et à rev<strong>en</strong>ir conjointem<strong>en</strong>t à l’expéri<strong>en</strong>ce<br />

du mystère de l’être comme être au monde ?<br />

Que peut nous <strong>en</strong>seigner aujourd’hui l’approche orphique de Goethe, presque deux sièc<strong>le</strong>s après la<br />

disparition du poète? Ne serait-ce pas tout simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t qu’il est plus que jamais nécessaire de compléter cette<br />

vision réductionniste et quantitative de l’univers par une approche davantage c<strong>en</strong>trée sur l’homme et sur sa<br />

relation à l’expéri<strong>en</strong>ce du vivre ? Ne pouvons-nous pas, de ce fait, considérer la p<strong>en</strong>sée phénoménologique<br />

contemporaine comme l’héritière la plus directe de la démarche de Goethe, et plus généra<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de l’attitude<br />

orphique ?<br />

Gaston Berger, dans <strong>le</strong> dictionnaire d’André Lalande 240 nous décrit la méthode phénoménologique comme<br />

étant « un effort pour appréh<strong>en</strong>der, à travers des évènem<strong>en</strong>ts et des faits empiriques, des « ess<strong>en</strong>ces », c’est-<br />

à-dire des significations idéa<strong>le</strong>s. » Cel<strong>le</strong>s-ci doiv<strong>en</strong>t être « saisies directem<strong>en</strong>t par intuition à l’occasion<br />

d’exemp<strong>le</strong>s singuliers, étudiés <strong>en</strong> détail et d’une manière très concrète. » Nous retrouvons là presque mot<br />

pour mot comme un écho des principes de l’observation du poète de Weimar qui s’efforce de saisir l’idée<br />

dans <strong>le</strong>s phénomènes.<br />

238 Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 544<br />

239 Pierre Hadot relève <strong>le</strong>s philosophies de Wittg<strong>en</strong>stein et de Mer<strong>le</strong>au-Ponty (cf. Le voi<strong>le</strong> d’Isis, p. 313).<br />

240 Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Quadrige, Paris, 2002, p. 769<br />

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Le regard phénoménologique et l’art peuv<strong>en</strong>t participer à cette redécouverte de l’être et de la signification.<br />

3.2.2. La postérité phénoménologique de Goethe<br />

« Les vrais sages se demand<strong>en</strong>t ce qu’il <strong>en</strong> est de cette chose <strong>en</strong> soi et quel est son rapport aux autres<br />

choses, sans se soucier de son utilité, de son application à ce qui est déjà connu et nécessaire à la vie, laissant<br />

ces découvertes à des esprits sagaces, <strong>en</strong>joués et versés dans la technique. 241 »<br />

<strong>Pour</strong> bi<strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre l’avènem<strong>en</strong>t de la phénoménologie et la raison pour laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> est justem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

mesure de jouer un rô<strong>le</strong> déterminant et complém<strong>en</strong>taire au côté de la sci<strong>en</strong>ce quantitative contemporaine, il<br />

est uti<strong>le</strong> de souligner que la mathématisation de la physique a connu son p<strong>en</strong>dant <strong>en</strong> matière de philosophie<br />

de la perception, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce l’intel<strong>le</strong>ctualisme incarné par Lagneau, Alain et surtout Descartes dont<br />

l’exemp<strong>le</strong> fameux du morceau de cire rapporté dans la deuxième des Méditations métaphysiques 242 <strong>en</strong><br />

constitue l’illustration la plus évocatrice. L’intel<strong>le</strong>ctualisme part d’une multiplicité de s<strong>en</strong>sations discrètes (la<br />

cire est décrite comme un <strong>en</strong>semb<strong>le</strong> épars de qualités s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s : l’odeur, la cou<strong>le</strong>ur, <strong>le</strong> son…) et introduit<br />

l’action de l’intel<strong>le</strong>ct <strong>en</strong>tre ce qui est donné et ce qui est effectivem<strong>en</strong>t perçu. Comme l’empirisme de Hume,<br />

qui fonde la connaissance sur un <strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de s<strong>en</strong>sations considérées isolém<strong>en</strong>t, l’intel<strong>le</strong>ctualisme comm<strong>en</strong>ce<br />

par poser une pure diversité de s<strong>en</strong>sations. C’est l’acte intel<strong>le</strong>ctuel qui confère une unité à cette diversité<br />

s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>. Cet intel<strong>le</strong>ctualisme constitue déjà <strong>en</strong> quelque sorte une réponse aux limites de la théorie empiriste<br />

qui fonde notre connaissance du monde et l’ess<strong>en</strong>ce même de l’Esprit sur la saisie d’hypothétiques<br />

s<strong>en</strong>sations pures considérées dans <strong>le</strong>ur multiplicité.<br />

Même s’ils font apparaître activem<strong>en</strong>t la consci<strong>en</strong>ce de l’observateur dans l’acte de perception, <strong>le</strong>s<br />

intel<strong>le</strong>ctualistes commett<strong>en</strong>t éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t l’erreur d’oblitérer <strong>le</strong> fait que la cire perçue n’est pas une simp<strong>le</strong><br />

col<strong>le</strong>ction de qualités indép<strong>en</strong>dantes considérées <strong>en</strong> <strong>le</strong>urs va<strong>le</strong>urs absolues, col<strong>le</strong>ction que notre <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t<br />

assemb<strong>le</strong>rait <strong>en</strong> un corps ou un phénomène. Les qualités de la cire sont déjà unifiées parce que chacune<br />

d’el<strong>le</strong>s est une manifestation partiel<strong>le</strong> de la cire selon un mode d’appréh<strong>en</strong>sion déterminé (odorat, vue,<br />

toucher…). La cire perçue est plus que la somme de sa cou<strong>le</strong>ur, de son parfum, de sa texture : el<strong>le</strong> est <strong>le</strong>ur<br />

tout et <strong>le</strong>ur harmonie indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t d’un acte intel<strong>le</strong>ctuel unificateur. Nous verrons plus bas que la<br />

psychologie de la forme puis la phénoménologie de Husserl et de Mer<strong>le</strong>au-Ponty nous appr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t qu’il est<br />

impossib<strong>le</strong> de distinguer <strong>le</strong> cont<strong>en</strong>u s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> du tout auquel il apparti<strong>en</strong>t, et qu’il n’existe pas, dans la<br />

consci<strong>en</strong>ce, de s<strong>en</strong>sations isolées qui se verrai<strong>en</strong>t unifiées <strong>en</strong> une forme par un acte intel<strong>le</strong>ctuel. Ce que nous<br />

percevons, ce ne sont jamais des qualités pures mais des relations déjà douées de signification. Chaque<br />

s<strong>en</strong>sation est donc tributaire de la configuration dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> s’insère.<br />

241 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 72<br />

242 Descartes, R<strong>en</strong>é, Méditations métaphysiques, p. 83-91<br />

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Ainsi autant <strong>le</strong>s conceptions empiristes qu’intel<strong>le</strong>ctualistes r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t la perception introuvab<strong>le</strong>, toujours réduite<br />

à autre chose qu’el<strong>le</strong>-même, et nous confront<strong>en</strong>t à une impasse : el<strong>le</strong> se trouve démembrée <strong>en</strong> deux<br />

composantes, sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s philosophes mett<strong>en</strong>t alternativem<strong>en</strong>t l’acc<strong>en</strong>t. Chez <strong>le</strong>s empiristes, la<br />

perception est réduite aux s<strong>en</strong>sations ; chez <strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctualistes à l’acte intel<strong>le</strong>ctuel de reconstruction de<br />

l’unité à partir de ces s<strong>en</strong>sations éparses. Nous avons vu que Goethe, confronté à cette modernité si<br />

particulière de la première partie du XIX ème sièc<strong>le</strong>, place au cœur de sa démarche morphologique <strong>le</strong> souci de<br />

percevoir <strong>le</strong> phénomène s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> et l’idée comme pouvant s’intégrer dans une représ<strong>en</strong>tation de la totalité.<br />

Dans sa lignée et <strong>en</strong> réaction à ces philosophies qui part<strong>en</strong>t des s<strong>en</strong>sations isolées pour <strong>en</strong> analyser et mesurer<br />

<strong>le</strong>s propriétés, des psychologues al<strong>le</strong>mands tels que de Köh<strong>le</strong>r, Wertheimer, Koffka et, <strong>en</strong> France Guillaume,<br />

établiss<strong>en</strong>t au cours de la première moitié du XX ème sièc<strong>le</strong> <strong>le</strong>s grands principes d’une psychologie de la forme<br />

(ou « Gestalt »). Cette philosophie de la perception se fonde sur <strong>le</strong>s formes ou structures comme données<br />

premières et préexistantes à l’acte de perception. L’esprit n’a pas alors comme dans l’intel<strong>le</strong>ctualisme un rô<strong>le</strong><br />

organisateur qui ferait surgir d’un chaos de s<strong>en</strong>sations éparses et désordonnées un ordre imposé par<br />

l’observateur : l’idée, et par-là même <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s, sont indissociab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t liés à la forme. Les t<strong>en</strong>ants de cette<br />

ligne philosophique considèr<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s parties dans <strong>le</strong>urs rapports relatifs et non plus prises isolém<strong>en</strong>t. Ainsi,<br />

l’émerg<strong>en</strong>ce de la forme est expliquée à partir d’un certain nombre de lois de l’organisation perceptive (lois<br />

de prégnance, de proximité, de ressemblance, de symétrie, etc.), <strong>le</strong>s caractéristiques de l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong><br />

déterminant cel<strong>le</strong>s des parties. Cette considération holistique de l’acte de perception permet par exemp<strong>le</strong><br />

d’expliquer pourquoi une ligne mélodique musica<strong>le</strong> ne perd pas son id<strong>en</strong>tité, son ess<strong>en</strong>ce, lorsque l’on déca<strong>le</strong><br />

de quelques tons ou octaves l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de la partition : alors même qu’<strong>en</strong> va<strong>le</strong>ur absolue toutes <strong>le</strong>s parties<br />

ont été modifiées, l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de la structure conserve son id<strong>en</strong>tité propre du mom<strong>en</strong>t que <strong>le</strong>s rapports <strong>en</strong>tre<br />

<strong>le</strong>s parties - <strong>le</strong>s notes - sont préservés.<br />

Cette théorie réduit cep<strong>en</strong>dant <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de l’esprit à peu de chose, dans la mesure où el<strong>le</strong> suppose l’ordre<br />

rationnel déjà réalisé dans la nature, et retombe ainsi dans <strong>le</strong>s erreurs de l’empirisme de Hume qui n’accorde<br />

lui non plus aucun rô<strong>le</strong> à l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t. La phénoménologie, qui <strong>en</strong> est <strong>en</strong> quelque sorte l’héritière, essaie<br />

précisém<strong>en</strong>t de remédier à cette insuffisance. <strong>Pour</strong> <strong>le</strong> courant phénoménologique il s’agit alors de décrire <strong>le</strong><br />

vécu de la perception et de retourner à l’expéri<strong>en</strong>ce directe, <strong>le</strong> mot d’ordre étant <strong>le</strong> retour aux choses mêmes.<br />

Husserl, son fondateur reconnu, et Goethe se retrouv<strong>en</strong>t ainsi dans <strong>le</strong>ur commune opposition à la démarche<br />

de la métaphysique classique, que Platon illustre dans <strong>le</strong> <strong>texte</strong> du mythe de la caverne 243 , et qui dévalue <strong>le</strong>s<br />

phénomènes s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s <strong>en</strong> simp<strong>le</strong>s appar<strong>en</strong>ces trompeuses, sous pré<strong>texte</strong> d’<strong>en</strong> saisir la réalité purem<strong>en</strong>t<br />

idéel<strong>le</strong>. Husserl définit <strong>le</strong> phénomène comme ce qui apparaît à la consci<strong>en</strong>ce dans l’expéri<strong>en</strong>ce et va<br />

développer <strong>le</strong> principe d’une méthode phénoménologique ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t descriptive basée sur l’« époché »,<br />

ou <strong>en</strong>core « réduction »: cette dernière consiste à susp<strong>en</strong>dre toute croyance immédiate et a priori <strong>en</strong><br />

243 Platon, La République, Livre VII, Gallimard, Paris, 1993, p. 357 et suivantes<br />

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l’exist<strong>en</strong>ce des choses – croyance sur <strong>le</strong>quel se fonde précisém<strong>en</strong>t la sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> -, à mettre <strong>en</strong>tre<br />

par<strong>en</strong>thèses <strong>le</strong> monde objectif et à écarter toute adhésion naïve à son égard, de manière à libérer l’accès au<br />

moi ultime, ce qu’Husserl nomme <strong>le</strong> Moi transc<strong>en</strong>dantal. Cette méthode permet de montrer que la consci<strong>en</strong>ce<br />

est toujours int<strong>en</strong>tionnalité - el<strong>le</strong> est toujours consci<strong>en</strong>ce de quelque chose et désigne d’emblée l’objet<br />

comme porteur de signification - et qu’inversem<strong>en</strong>t, il n’y a de phénomène que pour une consci<strong>en</strong>ce, de la<br />

même façon qu’un spectac<strong>le</strong> perd son s<strong>en</strong>s <strong>en</strong> l’abs<strong>en</strong>ce de spectateurs. C’est précisém<strong>en</strong>t la corrélation, la<br />

r<strong>en</strong>contre, <strong>en</strong>tre cette consci<strong>en</strong>ce et <strong>le</strong> monde qui fonde <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s du phénomène.<br />

Contrairem<strong>en</strong>t à la neurologie ou à la psychologie, par exemp<strong>le</strong>, qui t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à faire de la consci<strong>en</strong>ce un objet<br />

de la nature explicab<strong>le</strong> grâce à des lois sci<strong>en</strong>tifiques, <strong>le</strong> phénoménologue reconduit l’esprit dans son statut de<br />

source des phénomènes : la consci<strong>en</strong>ce n’est pas un phénomène, mais précisém<strong>en</strong>t ce qui <strong>le</strong>ur donne<br />

naissance. Mer<strong>le</strong>au-Ponty développera <strong>le</strong>s considérations de Husserl dans La phénoménologie de la<br />

perception, où il critique notamm<strong>en</strong>t l’approche que la sci<strong>en</strong>ce adopte à l’égard du monde et de la perception,<br />

<strong>en</strong> tant qu’el<strong>le</strong> cherche à <strong>le</strong>ur imposer la netteté de ses catégories, au lieu de décrire l’expéri<strong>en</strong>ce tel<strong>le</strong> que<br />

nous la vivons avec toutes ses ambiguïtés. Sa critique de l’intel<strong>le</strong>ctualisme est proche de cel<strong>le</strong> de Bergson<br />

lorsque celui affirme qu’il faut privilégier la p<strong>en</strong>sée intuitive, seu<strong>le</strong> à même de r<strong>en</strong>dre compte du mouvant, de<br />

la prés<strong>en</strong>ce des choses au monde et de <strong>le</strong>ur durée. En conformité avec Goethe, la phénoménologie interdit<br />

donc qu’on p<strong>en</strong>se la perception et <strong>le</strong>s organes du corps sur <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> mécaniste ou fonctionnaliste de<br />

l’instrum<strong>en</strong>t ou de la matière inerte. Le corps devi<strong>en</strong>t <strong>le</strong> point de jonction <strong>en</strong>tre <strong>le</strong> s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> psychique.<br />

Dans son essai Le visib<strong>le</strong> et l’invisib<strong>le</strong>, Mer<strong>le</strong>au-Ponty emploie des mots dont la par<strong>en</strong>té avec ceux du poète<br />

de Weimar est frappante<br />

« On touche ici au point <strong>le</strong> plus diffici<strong>le</strong>, c’est-à-dire au li<strong>en</strong> de la chair et de l’idée, du visib<strong>le</strong> et de<br />

l’armature intérieure qu’il manifeste et qu’il cache. Personne n’a été plus loin que Proust dans la fixation des<br />

rapports du visib<strong>le</strong> et de l’invisib<strong>le</strong>, dans la description d’une idée qui n’est pas <strong>le</strong> contraire du s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, qui <strong>en</strong><br />

est la doublure et la profondeur. […] La littérature, la musique, <strong>le</strong>s passions mais aussi l’expéri<strong>en</strong>ce du monde<br />

visib<strong>le</strong>, sont non moins que la sci<strong>en</strong>ce de Lavoisier et d’Ampère l’exploration d’un invisib<strong>le</strong> et, aussi bi<strong>en</strong><br />

qu’el<strong>le</strong>, dévoi<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t d’un univers d’idées. Simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t cet invisib<strong>le</strong>-là, ces idées-là, ne se laiss<strong>en</strong>t pas comme<br />

<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ur détacher des appar<strong>en</strong>ces s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s, et ériger <strong>en</strong> seconde positivité. […] L’idée est ce niveau, cette<br />

dim<strong>en</strong>sion, non pas dans un invisib<strong>le</strong> de fait, comme un objet caché derrière un autre, et non pas un invisib<strong>le</strong><br />

absolu qui n’aurait ri<strong>en</strong> à faire avec <strong>le</strong> visib<strong>le</strong>, mais l’invisib<strong>le</strong> de ce monde, celui qui l’habite, <strong>le</strong> souti<strong>en</strong>t, et <strong>le</strong><br />

r<strong>en</strong>d visib<strong>le</strong>, sa possibilité intérieure et propre, l’Être de cet étant. 244 »<br />

Sans contradiction, éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t, avec la conception du poète qui semblait avoir l’intuition que la nature suscite<br />

<strong>en</strong> l’Homme un appétit de connaissance tout autant tourné vers l’extérieur que vers l'intérieur (ainsi qu’il <strong>en</strong><br />

244 Mer<strong>le</strong>au-Ponty, Maurice, Le visib<strong>le</strong> et l’invisib<strong>le</strong>, p193-196<br />

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fait part dans son artic<strong>le</strong> La médiation de l’objet et du sujet 245 <strong>en</strong> 1823), l’attitude<br />

phénoménologique développée par Mer<strong>le</strong>au-Ponty énonce que <strong>le</strong> sujet ne se révè<strong>le</strong> que par l’objet dans<br />

<strong>le</strong>quel il s’<strong>en</strong>gage. C’est dans l’expéri<strong>en</strong>ce perceptive, <strong>en</strong> quelque sorte dans <strong>le</strong> miroir du monde, que la<br />

consci<strong>en</strong>ce réalise « son être propre » :<br />

« La consci<strong>en</strong>ce est éloignée de l’être et de son être propre, et <strong>en</strong> même temps unie à eux, par<br />

l’épaisseur du monde. Le véritab<strong>le</strong> cogito n’est pas <strong>le</strong> tête-à-tête de la p<strong>en</strong>sée avec la p<strong>en</strong>sée de cette p<strong>en</strong>sée :<br />

el<strong>le</strong>s ne se rejoign<strong>en</strong>t qu’à travers <strong>le</strong> monde. La consci<strong>en</strong>ce du monde n’est pas fondée sur la consci<strong>en</strong>ce de soi,<br />

mais el<strong>le</strong>s sont rigoureusem<strong>en</strong>t contemporaines : il y a pour moi un monde parce que je ne m’ignore pas ; je<br />

suis non dissimulé à moi-même parce que j’ai un monde 246 . »<br />

L’expéri<strong>en</strong>ce phénoménologique doit ainsi être saisie avant toute contamination utilitaire ou conceptuel<strong>le</strong>,<br />

sans aucune projection de désir ou d’intérêt, <strong>en</strong> somme comme si on voyait <strong>le</strong> monde pour la première et<br />

dernière fois 247 . Or qu’est-ce que la plus pure expéri<strong>en</strong>ce phénoménologique, el<strong>le</strong> qui doit nous replacer au<br />

milieu des choses <strong>en</strong> déniant à ces dernières toute signification égoïste ou fonctionnel<strong>le</strong>, sinon <strong>le</strong> regard<br />

esthétique d’où procède l’émerveil<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t face au pur jeu de formes et de cou<strong>le</strong>urs de la création ? Bergson<br />

ne disait pas autre chose lorsqu’il soulignait que savoir contemp<strong>le</strong>r l’univers avec des yeux d’artiste, dans<br />

une totalité qui intègre <strong>le</strong> sujet et l’objet, donne accès à un mode de connaissance plus direct que celui généré<br />

par l'analyse et la séparation purem<strong>en</strong>t intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> :<br />

« On <strong>en</strong> dirait autant de la perception. Auxiliaire de l’action, el<strong>le</strong> iso<strong>le</strong> dans l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de la réalité, ce<br />

qui nous intéresse ; el<strong>le</strong> nous montre moins <strong>le</strong>s choses mêmes que <strong>le</strong> parti que nous <strong>en</strong> pouvons tirer par avance<br />

el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s classe, par avance el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s étiquette ; nous regardons à peine l’objet, il nous suffit de savoir à quel<strong>le</strong><br />

catégorie il apparti<strong>en</strong>t. Mais, de loin <strong>en</strong> loin, par un accid<strong>en</strong>t heureux, des hommes surgiss<strong>en</strong>t dont <strong>le</strong>s s<strong>en</strong>s ou<br />

la consci<strong>en</strong>ce sont moins adhér<strong>en</strong>ts à la vie. La nature a oublié d’attacher <strong>le</strong>ur faculté de percevoir à <strong>le</strong>ur faculté<br />

d’agir. Quand ils regard<strong>en</strong>t une chose, ils la voi<strong>en</strong>t pour el<strong>le</strong> et non plus pour eux. Ils ne perçoiv<strong>en</strong>t plus<br />

simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t <strong>en</strong> vue d’agir ; ils perçoiv<strong>en</strong>t pour percevoir, pour ri<strong>en</strong>, pour <strong>le</strong> plaisir. Par un certain côté d’eux-<br />

mêmes, soit par <strong>le</strong>ur consci<strong>en</strong>ce, soit par un de <strong>le</strong>urs s<strong>en</strong>s, ils naiss<strong>en</strong>t détachés ; et selon que ce détachem<strong>en</strong>t<br />

est celui de tel ou tel s<strong>en</strong>s, ou de la consci<strong>en</strong>ce, ils sont peintres ou sculpteurs, musici<strong>en</strong>s ou poètes. C’est donc<br />

bi<strong>en</strong> une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>ts arts ; et c’est parce que l’artiste<br />

songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses 248 . »<br />

245 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 297-304<br />

246 Mer<strong>le</strong>au-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 344<br />

247 A l’image de ce que préconisai<strong>en</strong>t déjà Lucrèce et Sénèque.<br />

248 Bergson, H<strong>en</strong>ri, La p<strong>en</strong>sée et <strong>le</strong> mouvant, In Œuvres, p. 1373<br />

90


3.2.3. La méthode d’observation de Goethe à la lumière de la méthode phénoménologique<br />

Les travaux naturalistes <strong>le</strong>s plus aboutis de Goethe sont sans doute ses études sur la lumière rassemblées dans<br />

l’imposant Traité des cou<strong>le</strong>urs. Par un curieux paradoxe, ils ont été aussi <strong>le</strong>s moins reconnus dans <strong>le</strong> milieu<br />

de la sci<strong>en</strong>ce académique. Goethe explique par exemp<strong>le</strong> à Eckermann 249 <strong>le</strong> cas de l’un des admirateurs de sa<br />

théorie optique qui, voulant se faire un nom parmi <strong>le</strong>s physici<strong>en</strong>s, essayai<strong>en</strong>t de déf<strong>en</strong>dre <strong>le</strong>s idées du poète<br />

mais sans jamais citer son nom de peur d’être définitivem<strong>en</strong>t discrédité. On accorde bi<strong>en</strong> au poète la<br />

découverte de l’os intermaxillaire chez l’Homme du côté des anatomistes, et <strong>le</strong>s botanistes admett<strong>en</strong>t tout à<br />

fait l’intérêt de la démarche holistique que l’écrivain adopte dans la Métamorphose des plantes 250 . Mais <strong>le</strong>s<br />

études sur la cou<strong>le</strong>ur, n’ont guère été reconnues par <strong>le</strong>s physici<strong>en</strong>s, tous autant qu’ils étai<strong>en</strong>t attachés à la<br />

théorie newtoni<strong>en</strong>ne, et ont davantage trouvé <strong>le</strong>ur public chez <strong>le</strong>s artistes, ainsi que nous <strong>le</strong> verrons à la fin de<br />

ce travail. A titre d’explication partiel<strong>le</strong>, il faut rappe<strong>le</strong>r que la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre cont<strong>en</strong>ait une partie polémique<br />

dont l’objectif déclaré était de jeter à bas la « citadel<strong>le</strong> newtoni<strong>en</strong>ne ». Il s’agissait par-là même d’une attaque<br />

explicite contre la manière dont se développait la sci<strong>en</strong>ce, attaque qui a grandem<strong>en</strong>t contribué à<br />

décrédibiliser l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de l’ouvrage.<br />

<strong>Pour</strong>tant l’approche initiée par Goethe dans ce Traité prés<strong>en</strong>te d’étonnantes similitudes avec cel<strong>le</strong>s pratiquées<br />

aujourd’hui <strong>en</strong> physiologie et <strong>en</strong> psychologie de la perception. Considérant <strong>le</strong> phénomène comme une<br />

expéri<strong>en</strong>ce, la préoccupation perman<strong>en</strong>te du poète dans ses observations était de ne jamais abstraire<br />

l’observateur du con<strong>texte</strong>. Il essayait de montrer que ce dont l’observateur et l’expérim<strong>en</strong>tateur ont à se<br />

garder, ce sont <strong>le</strong>s qualités propres à l’esprit susceptib<strong>le</strong>s de nuire à la bonne perception du phénomène : on<br />

pourrait par<strong>le</strong>r d’ « obstac<strong>le</strong>s épistémologiques » pour repr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong>s termes de Gaston Bachelard. Et parmi<br />

ces obstac<strong>le</strong>s, il comptait celui de la t<strong>en</strong>dance à s’appuyer excessivem<strong>en</strong>t sur la théorie et l’abstraction<br />

intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>.<br />

Ainsi avant d’aborder l’étude des phénomènes objectifs qui font apparaître la cou<strong>le</strong>ur dans la nature, traitée<br />

dans <strong>le</strong>s chapitres « cou<strong>le</strong>urs physiques » et « cou<strong>le</strong>urs chimiques », Goethe ouvre la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre <strong>en</strong><br />

consacrant une partie importante de ses observations aux aspects physiologiques de la perception visuel<strong>le</strong>,<br />

non pas pour t<strong>en</strong>ter de compr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> fonctionnem<strong>en</strong>t de l’œil, mais simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t pour <strong>en</strong> observer <strong>le</strong><br />

comportem<strong>en</strong>t lorsqu’il se trouve soumis à différ<strong>en</strong>tes conditions de perception ou d’observation et pour <strong>en</strong><br />

iso<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s influ<strong>en</strong>ces subjectives. En analysant de manière détaillée l’<strong>en</strong>semb<strong>le</strong> de ces phénomènes<br />

habituel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t considérés comme simp<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t illusoires ou, à tort, pathologiques, il souhaite se placer dans<br />

<strong>le</strong>s conditions <strong>le</strong>s moins subjectives avant de se consacrer dans un second temps à l’étude des phénomènes<br />

purs de la cou<strong>le</strong>ur hors du corps. Le poète initie ainsi une réel<strong>le</strong> réf<strong>le</strong>xion sur l’observation, et la partie<br />

pr<strong>en</strong>ante de l’observateur dans l’acte de perception. Ce premier chapitre où il relate <strong>le</strong>s effets de<br />

249 Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 449<br />

91


comp<strong>en</strong>sations, d’aberrations, de déformations est aujourd’hui considéré comme un travail précurseur de<br />

ceux qui seront m<strong>en</strong>és quelques années plus tard dans <strong>le</strong> cadre des théories subjectivistes de la perception<br />

visuel<strong>le</strong> (neurophysiologie et psychophysiologie pour l’ess<strong>en</strong>tiel) 251 .<br />

A titre d’illustration de la démarche phénoménologique de Goethe, nous allons essayer d’id<strong>en</strong>tifier et de<br />

décrire l’<strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t des trois principa<strong>le</strong>s phases de sa méthode d’observation : la phase analytique, la<br />

phase imaginative et <strong>en</strong>fin la phase intuitive.<br />

• La phase analytique<br />

Il s’agit d’une phase de pure description du phénomène dans tout <strong>le</strong> détail de sa réalité matériel<strong>le</strong>, tel qu’il se<br />

prés<strong>en</strong>te aux s<strong>en</strong>s. Le principe consiste à multiplier <strong>le</strong>s observations, à plusieurs stades de développem<strong>en</strong>t ou<br />

d’apparition du phénomène (par exemp<strong>le</strong> à différ<strong>en</strong>ts niveaux de croissance des feuil<strong>le</strong>s d’une plante). Le<br />

phénomène doit être considéré non pas dans son mouvem<strong>en</strong>t évolutif, mais dans son instantanéité, tel qu’il se<br />

prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong> détail aux s<strong>en</strong>s à un mom<strong>en</strong>t donné, <strong>en</strong> essayant de faire abstraction de toute conviction ou idée a<br />

priori, et <strong>en</strong> se gardant de toute t<strong>en</strong>dance à introduire immédiatem<strong>en</strong>t une interprétation subjective. Ce<br />

principe d’observation est relativem<strong>en</strong>t similaire au principe husserli<strong>en</strong> d’époché, de mise <strong>en</strong>tre par<strong>en</strong>thèses<br />

de toute croyance a priori. Nous trouvons d’excel<strong>le</strong>nts exemp<strong>le</strong>s de mise <strong>en</strong> œuvre de cette phase analytique<br />

dans <strong>le</strong> Traité des cou<strong>le</strong>urs où Goethe rassemb<strong>le</strong> une quantité impressionnante d’observations et<br />

d’expéri<strong>en</strong>ces de toutes sortes, énoncées dans <strong>le</strong>ur con<strong>texte</strong>, et où il essaie de retranscrire avec <strong>le</strong> maximum<br />

de détails ce qu’il perçoit sans théorisation ou interprétation d’aucune sorte.<br />

• La phase d’imagination s<strong>en</strong>soriel<strong>le</strong> exacte ( « Exakte Sinnliche Phantasie 252 »)<br />

Cette deuxième phase consiste, à partir d’une succession d’observations réalisée selon la méthode<br />

précéd<strong>en</strong>te, à intérioriser <strong>le</strong> phénomène, <strong>en</strong> essayant de reconstruire par l’imagination <strong>le</strong> flux sériel dans sa<br />

durée et son développem<strong>en</strong>t. C’est <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s que nous pouvons compr<strong>en</strong>dre la formu<strong>le</strong> de Cassirer déjà citée<br />

plus haut :<br />

« La formu<strong>le</strong> mathématique cherche à r<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> phénomène quantifiab<strong>le</strong>, la démarche de Goethe à <strong>le</strong><br />

r<strong>en</strong>dre visib<strong>le</strong> 253 . »<br />

Goethe s’efforce par exemp<strong>le</strong> de visualiser la naissance et la transformation d’un nœud avec sa feuil<strong>le</strong> type<br />

dans la continuité du phénomène de métamorphose, des cotylédons jusqu’au péta<strong>le</strong>. Il s’agit avant tout de<br />

reconstituer <strong>le</strong>s transitions qui n’ont pas été observées lors de la première étape descriptive, et de percevoir <strong>le</strong><br />

250 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 103-104<br />

251 Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p 117<br />

252 Bortoft, H<strong>en</strong>ri, La démarche sci<strong>en</strong>tifique de Goethe, p. 22<br />

253 Aesh, Gode von, Natural Sci<strong>en</strong>ce in German Romanticism, Columbia University German Studies, New York, 1941,<br />

p. 74 cité in Bortoft, H<strong>en</strong>ri, La démarche sci<strong>en</strong>tifique de Goethe, p. 64<br />

92


développem<strong>en</strong>t, <strong>le</strong> processus interne dans sa globalité. Nous pouvons y déce<strong>le</strong>r <strong>en</strong>core une par<strong>en</strong>té avec la<br />

phénoménologie selon laquel<strong>le</strong> la variation libre par l’imagination subjective est reconnue comme propice au<br />

dévoi<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de l’ess<strong>en</strong>ce de l’objet. L’imagination doit être libérée mais dans la stricte limite du phénomène<br />

tel qu’il a été observé <strong>en</strong> détail lors de la première étape.<br />

• La phase de perception intuitive<br />

C’est cette dernière étape, la plus ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong> et la plus diffici<strong>le</strong>, qui nécessite selon <strong>le</strong> poète, ainsi que nous<br />

avons déjà eu l’occasion de <strong>le</strong> re<strong>le</strong>ver, <strong>le</strong> développem<strong>en</strong>t d’un nouvel organe de perception 254 , d’un œil<br />

spirituel. Cette étape, qui peut se compr<strong>en</strong>dre comme <strong>le</strong> p<strong>en</strong>dant sci<strong>en</strong>tifique de la véritab<strong>le</strong> inspiration<br />

poétique, consiste à utiliser l’intuition pour à la fois combiner et dépasser <strong>le</strong>s différ<strong>en</strong>tes étapes précéd<strong>en</strong>tes.<br />

Il s’agit d’accéder à la réalité organique ou aux lois qui régiss<strong>en</strong>t <strong>le</strong> phénomène afin d’atteindre son type<br />

primordial. Ceci signifie tout autant saisir, par exemp<strong>le</strong>, la plante dans ce qu’el<strong>le</strong> est <strong>en</strong> tant que<br />

manifestation de l’idée mais éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t tout ce qui est <strong>en</strong> puissance dans son règne - par exemp<strong>le</strong> toutes ces<br />

plantes qui n’exist<strong>en</strong>t pas, mais qui serai<strong>en</strong>t « conséqu<strong>en</strong>tes » et pourrai<strong>en</strong>t exister puisqu’el<strong>le</strong>s suiv<strong>en</strong>t <strong>le</strong><br />

modè<strong>le</strong> symbolique de l’Urpflanze. C’est une étape ess<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> que Goethe id<strong>en</strong>tifie très<br />

probab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t au troisième mode de connaissance de Spinoza, et qui permet de percevoir <strong>le</strong> li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre la<br />

forme manifestée et l’ess<strong>en</strong>ce sous jac<strong>en</strong>te, l’idée du règne. C’est l’étape proprem<strong>en</strong>t intersubjective de l’acte<br />

de perception, où l’esprit s’ouvre p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t à l’idée du phénomène qui doit se révé<strong>le</strong>r comme une<br />

illumination. Nous <strong>en</strong> trouvons un exemp<strong>le</strong> significatif lorsque Goethe saisit soudainem<strong>en</strong>t la loi partiel<strong>le</strong> de<br />

développem<strong>en</strong>t des os des mammifères, à la vue des os du crâne du Lido qui lui apparaiss<strong>en</strong>t immédiatem<strong>en</strong>t<br />

comme trois vertèbres transformées. Cette perception intuitive est d’autant plus facilitée, selon <strong>le</strong> poète, que<br />

<strong>le</strong> phénomène observé est peu éloigné du phénomène primordial, puisque dans ce dernier <strong>le</strong>s formes<br />

manifest<strong>en</strong>t p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t et directem<strong>en</strong>t l’idée aux s<strong>en</strong>s.<br />

Il me paraît <strong>en</strong> outre important de souligner pour éviter toute ambiguïté que ces trois étapes ne se succèd<strong>en</strong>t<br />

pas immédiatem<strong>en</strong>t à l’occasion de l’observation d’un seul phénomène particulier : <strong>le</strong> poète doit se<br />

confronter à quantités d’observations avant d’être <strong>en</strong> mesure de passer du premier au second stade, et il doit<br />

procéder à plusieurs expéri<strong>en</strong>ces imaginatives avant d’atteindre l’illumination intuitive de la troisième phase.<br />

Nous avons déjà eu l’occasion d’insister sur l’importance que Goethe accorde à la pati<strong>en</strong>ce et à la<br />

multiplication des observations dans <strong>le</strong> processus de connaissance :<br />

« Aucun phénomène ne s’explique de et par lui-même ; seuls plusieurs pris <strong>en</strong>semb<strong>le</strong> et organisés<br />

avec méthode finiss<strong>en</strong>t par donner quelque chose qui peut avoir quelque va<strong>le</strong>ur pour la théorie 255 »<br />

254 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 101<br />

255 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p.73<br />

93


Il est alors possib<strong>le</strong> de déce<strong>le</strong>r une étroite correspondance <strong>en</strong>tre ces trois étapes de connaissance et <strong>le</strong>s trois<br />

formes d’expression artistique, simp<strong>le</strong> imitation figurative, art allégorique et art symbolique décrites par<br />

Goethe dans son essai 256 de 1789. La phase analytique peut être mise <strong>en</strong> correspondance avec <strong>le</strong> niveau de<br />

connaissance propre à l’art purem<strong>en</strong>t concret et figuratif qui se limite aux appar<strong>en</strong>ces s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s. La phase<br />

imaginative donne, quant à el<strong>le</strong>, accès à l’art allégorique, dans la mesure où l’imagination de l’artiste n’est<br />

pas <strong>en</strong>core parv<strong>en</strong>ue, à ce stade, à reconstituer l’unité primitive et objective de la série. Enfin, lorsque<br />

l’artiste est parv<strong>en</strong>u à l’intuition holistique de ce flux sériel, c’est-à-dire à l’id<strong>en</strong>tité propre du phénomène, il<br />

est à même de l’incarner dans <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong>.<br />

3.2.4. La postérité artistique de la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre<br />

Le regard phénoménologique qui nous amène à percevoir la nature dans ses formes et ses cou<strong>le</strong>urs pures hors<br />

de tout concept, système a priori ou projection intéressée nous conduit par conséqu<strong>en</strong>t à percevoir <strong>le</strong> Beau<br />

dans ce qu’il a justem<strong>en</strong>t de libre et de gratuit. Il nous reste donc à id<strong>en</strong>tifier concrètem<strong>en</strong>t quel<strong>le</strong> est la forme<br />

artistique dans laquel<strong>le</strong> pourrait s’incarner et se développer de façon privilégiée la perception<br />

phénoménologique tel<strong>le</strong> que Goethe la conçoit. A ce titre, nous allons analyser brièvem<strong>en</strong>t la postérité<br />

artistique de la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre.<br />

Il nous faut rev<strong>en</strong>ir aux sources : quel était <strong>le</strong> projet initial que concevait Goethe lorsqu’il s’est attelé à ce<br />

colossal travail sur la sci<strong>en</strong>ce des cou<strong>le</strong>urs ? Goethe connaissait <strong>le</strong>s traditions métaphysiques, théosophiques<br />

ainsi que <strong>le</strong>s diverses t<strong>en</strong>tatives d’interprétations ésotériques des cou<strong>le</strong>urs ; mais son Traité des cou<strong>le</strong>urs ne<br />

se veut justem<strong>en</strong>t pas une mystique des cou<strong>le</strong>urs. Il prés<strong>en</strong>tait au contraire son ouvrage comme un traité<br />

pratique destiné aux peintres souhaitant <strong>en</strong>richir <strong>le</strong>ur « connaissance de l’action des cou<strong>le</strong>urs sur la<br />

s<strong>en</strong>sibilité 257 ». Quel est, alors, <strong>le</strong> p<strong>en</strong>dant artistique du regard phénoménologique qui vise dans la pure<br />

transpar<strong>en</strong>ce de l’expéri<strong>en</strong>ce intuitive à mettre <strong>en</strong> contact <strong>le</strong> sujet et l’ess<strong>en</strong>ce des objets et du monde ? Aussi<br />

étonnant que puisse paraître une tel<strong>le</strong> réponse au premier abord, il semb<strong>le</strong> bi<strong>en</strong> que ce soit Goethe qui, par<br />

ses travaux sur la cou<strong>le</strong>ur pure, considérée dans ses effets hors de tout cadre figuratif, ait participé à<br />

l’ouverture d’une voie vers l’Abstraction. Il s’agit d’une position notamm<strong>en</strong>t déf<strong>en</strong>due par <strong>le</strong>s organisateurs<br />

de la très bel<strong>le</strong> exposition « Aux origines de l’Abstraction » qui eut lieu au Musée d’Orsay cette année, et qui<br />

s’ouvrait sans ambiguïté sur une prés<strong>en</strong>tation des travaux sur la cou<strong>le</strong>ur de Goethe.<br />

Et effectivem<strong>en</strong>t, par <strong>le</strong> biais notamm<strong>en</strong>t de Schop<strong>en</strong>hauer qui contribue à faire connaître la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre,<br />

peu à peu réduite au chapitre de « l’effet physico-moral de la cou<strong>le</strong>ur », <strong>le</strong>s artistes abstraits dans la première<br />

moitié du XX ème sièc<strong>le</strong> ress<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t l’approche du poète comme singulièrem<strong>en</strong>t appar<strong>en</strong>tées à <strong>le</strong>urs<br />

256 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simp<strong>le</strong> imitation, manière, sty<strong>le</strong> (1789), p. 95-101<br />

94


questionnem<strong>en</strong>ts sur la nature et <strong>le</strong>s effets de la perception colorée. Le traité de Goethe, comme c’était sa<br />

raison d’être initia<strong>le</strong> r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>fin son public et inspire fortem<strong>en</strong>t des artistes comme Ma<strong>le</strong>vitch, et <strong>le</strong>s<br />

premiers peintres expressionnistes et du Bauhaus 258 (Kandinsky, K<strong>le</strong>e, Itt<strong>en</strong>…). Goethe est considéré par<br />

cette génération comme <strong>le</strong> grand émancipateur de la cou<strong>le</strong>ur pure. Ainsi que <strong>le</strong> souligne Jacques Le Rider 259 ,<br />

la raison pour laquel<strong>le</strong> Goethe est dev<strong>en</strong>u l’une des principa<strong>le</strong>s référ<strong>en</strong>ces du premier Bauhaus, à tel point<br />

que Itt<strong>en</strong>, K<strong>le</strong>e et Kandinsky <strong>en</strong> conseil<strong>le</strong>nt la <strong>le</strong>cture et la pratique à <strong>le</strong>ur élèves, réside principa<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t dans<br />

<strong>le</strong> fait que la voie goethé<strong>en</strong>ne « conduisait vers l’invisib<strong>le</strong> et vers l’expression de la subjectivité. »<br />

La Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre établit <strong>en</strong> effet parmi de nombreuses classifications la distinction <strong>en</strong>tre cou<strong>le</strong>urs chaudes et<br />

cou<strong>le</strong>urs froides et confirme la résonance psychologique et mora<strong>le</strong> du spectre lumineux. Cette étude détaillée<br />

de chaque cou<strong>le</strong>ur dans l’impression particulière qu’el<strong>le</strong> exerce sur l’être humain ouvre par conséqu<strong>en</strong>t la<br />

voie à un langage symbolique commun à la nature et à l’esprit humain. Or ce qui réunira une grande partie de<br />

ces peintres abstraits, Ma<strong>le</strong>vitch, Kandinsky, K<strong>le</strong>e ou Kupka, c’est la conviction qu’un langage archaïque,<br />

une linga adamica de la cou<strong>le</strong>ur, de la forme 260 et du son existait dès <strong>le</strong>s premiers âges de l’humanité et que<br />

« c’est sous l’impression d’une nature toute colorée que se sont formés <strong>en</strong> grande partie <strong>le</strong>s sons et <strong>le</strong>s signes<br />

radicaux d’une langue primitive ». Même si ce langage n’est plus ni figuratif, ni accessib<strong>le</strong> aux s<strong>en</strong>s, comme<br />

l’était celui évoqué dans <strong>le</strong>s Discip<strong>le</strong>s à Saïs de Novalis 261 ou dans <strong>le</strong>s <strong>texte</strong>s de Schelling, on voit ressurgir<br />

une sorte de monisme, fondé sur la généralisation universel<strong>le</strong> des théories ondulatoires et des lois<br />

harmoniques de diffusion de la lumière et du son, qui fait croire à un langage naturel objectif et<br />

synesthésique des formes, des cou<strong>le</strong>urs et des sons. Les peintres vont ainsi « chercher à retranscrire la<br />

pulsation du monde au moy<strong>en</strong> des propriétés optiques de la cou<strong>le</strong>ur 262 ». Francisek Kupka représ<strong>en</strong>te<br />

certainem<strong>en</strong>t l’un des exemp<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus significatifs de cette mouvance 263 : il publie <strong>en</strong> 1922 sous <strong>le</strong> titre La<br />

Création dans <strong>le</strong>s arts plastiques sa propre théorie physiologique de la perception et annonce la v<strong>en</strong>ue d’un<br />

art non seu<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t abstrait mais qui serait capab<strong>le</strong> de toucher directem<strong>en</strong>t <strong>le</strong>s esprits.<br />

On peut par ail<strong>le</strong>urs remarquer que l’ouvrage majeur de Kandinsky, Du Spirituel dans l’art (1911), référ<strong>en</strong>ce<br />

théorique incontournab<strong>le</strong> des premiers peintres abstraits, repr<strong>en</strong>d, notamm<strong>en</strong>t dans la partie Le langage des<br />

257<br />

« […] nous supposons que <strong>le</strong> peintre a pris connaissance de notre projet de Traité des cou<strong>le</strong>urs et se sera bi<strong>en</strong><br />

assimilé certains chapitres et rubriques qui <strong>le</strong> concern<strong>en</strong>t particulièrem<strong>en</strong>t car il sera ainsi <strong>en</strong> état de manier la théorie et<br />

la pratique pour connaître la nature et <strong>le</strong>s appliquer à l’art avec facilité. » in Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p. 284<br />

258<br />

Cette mouvance <strong>en</strong> particulier al<strong>le</strong>mande se situera à l’extrême opposé de cel<strong>le</strong> de l’éco<strong>le</strong> française qui se retrouvera<br />

davantage dans <strong>le</strong>s écrits plus techniques et appliqués du chimiste Eugène Chevreul, dont l’ouvrage majeur De la loi du<br />

contraste simultané des cou<strong>le</strong>urs, publié <strong>en</strong> 1839, relayait l’autorité sci<strong>en</strong>tifique de Newton à Paris.<br />

259<br />

Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p. 118 – 119<br />

260<br />

On peut par ail<strong>le</strong>urs déce<strong>le</strong>r dans cette graphologie naissante, un prolongem<strong>en</strong>t de la « grande vogue<br />

physiognomonique des Lumières » justem<strong>en</strong>t initiée par Lavater et Herder (cf. Rousseau, Pascal, Un langage universel :<br />

l’esthétique sci<strong>en</strong>tifique aux origines de l’abstraction, p.21)<br />

261<br />

Novalis, Les Discip<strong>le</strong>s à Saïs, in Novalis, Petits écrits, Paris, 1947, p. 179<br />

262<br />

Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique sci<strong>en</strong>tifique aux origines de l’abstraction, in Aux origines de<br />

l’abstraction,, p.23-25<br />

263<br />

Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique sci<strong>en</strong>tifique aux origines de l’abstraction,, in Aux origines de<br />

l’abstraction, p. 30-31<br />

95


formes et des cou<strong>le</strong>urs dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> peintre développe sa théorie du cont<strong>en</strong>u intérieur des formes et des<br />

cou<strong>le</strong>urs primaires à partir du paradigme musical, certains principes d’analyse des effets déjà prés<strong>en</strong>ts dans la<br />

partie effet physico-moral de la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre. Il fait d’ail<strong>le</strong>urs directem<strong>en</strong>t référ<strong>en</strong>ce à Goethe :<br />

« Ces deux citations démontr<strong>en</strong>t la par<strong>en</strong>té profonde <strong>en</strong>tre <strong>le</strong>s arts <strong>en</strong> général, <strong>en</strong>tre la musique et la<br />

peinture <strong>en</strong> particulier. C’est certainem<strong>en</strong>t sur cette par<strong>en</strong>té que s’est construite l’idée de Goethe selon laquel<strong>le</strong><br />

la peinture doit trouver sa basse continue. Ce mot prophétique de Goethe est un press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de la situation<br />

dans laquel<strong>le</strong> se trouve la peinture de nos jours. Cette situation est <strong>le</strong> départ du chemin sur <strong>le</strong>quel la peinture,<br />

grâce à ses moy<strong>en</strong>s propres, devi<strong>en</strong>dra un art au s<strong>en</strong>s abstrait du mot et atteindra <strong>en</strong>fin la composition pictura<strong>le</strong><br />

pure. 264 »<br />

Le phénoménologue Michel H<strong>en</strong>ry ne voit aucune contradiction <strong>en</strong>tre représ<strong>en</strong>tation de la nature - au s<strong>en</strong>s de<br />

l’ess<strong>en</strong>ce - et abstraction. Interprétant ainsi <strong>le</strong> Grand Domaine de Kandinsky comme « l’unité de l’Art et de<br />

la Nature », il cite <strong>le</strong> peintre lorsque ce dernier écrit : « La g<strong>en</strong>èse d’une œuvre est de caractère cosmique 265 »<br />

et nous prés<strong>en</strong>te dans son ouvrage Voir l’invisib<strong>le</strong> <strong>le</strong> caractère de cette nature post-galilé<strong>en</strong>ne :<br />

« La nature dont l’art va retrouver <strong>le</strong> chemin est bi<strong>en</strong> différ<strong>en</strong>te [de cel<strong>le</strong> représ<strong>en</strong>tée dans l’art du<br />

XIX ème sièc<strong>le</strong>]. C’est une nature dont <strong>le</strong>s qualités s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s ne sont pas réduites à des caractères extérieurs,<br />

simp<strong>le</strong>s signes d’une réalité étrangère et se bornant à la « figurer ». Ces qualités sont des impressions, des<br />

sonorités, des tonalités : des modes de la vie. Nous compr<strong>en</strong>ons alors ceci : <strong>en</strong> arrachant cou<strong>le</strong>urs et formes<br />

linéaires à l’archétype idéal des significations qui constitu<strong>en</strong>t <strong>le</strong> monde objectif, <strong>en</strong> <strong>le</strong>s pr<strong>en</strong>ant dans <strong>le</strong>ur<br />

picturalité non référ<strong>en</strong>tiel<strong>le</strong>, l’abstraction kandinski<strong>en</strong>ne, loin d’écarter la nature, la r<strong>en</strong>d à son ess<strong>en</strong>ce<br />

intérieure. Cette nature originel<strong>le</strong>, subjective, dynamique, impressionnel<strong>le</strong> et pathétique, cette nature véritab<strong>le</strong><br />

dont l’ess<strong>en</strong>ce est la Vie, c’est <strong>le</strong> cosmos. Une proposition fulgurante de l’artic<strong>le</strong> du Blaue Reiter, soulignée par<br />

Kandinsky lui-même, définit l’Arché où Art et Cosmos sont id<strong>en</strong>tiques : "<strong>le</strong> monde est rempli de résonances. Il<br />

constitue un cosmos d’êtres exerçant une action spirituel<strong>le</strong>. La matière morte est un esprit vivant". 266 »<br />

Existe-t-il alors un li<strong>en</strong> intrinsèque <strong>en</strong>tre phénoménologie et abstraction ? Eliane Escoubas, dans son Essai<br />

d’une phénoménologie de l’espace pictural 267 , t<strong>en</strong>te de mettre <strong>en</strong> lumière <strong>le</strong>s rapports de la peinture du XX ème<br />

sièc<strong>le</strong>, et <strong>en</strong> particulier de la peinture abstraite, avec l’approche phénoménologique. El<strong>le</strong> déf<strong>en</strong>d l’idée que<br />

l’espace pictural n’est pas une « portion d’espace », mais « la mise <strong>en</strong> œuvre du faire-monde du monde », la<br />

représ<strong>en</strong>tation de « l’apparaître de ce qui apparaît » :<br />

264 Kandinsky, Wassily, Du Spirituel dans l’art, p. 114<br />

265 H<strong>en</strong>ry, Michel, Voir l’invisib<strong>le</strong>, p. 233<br />

266 H<strong>en</strong>ry, Michel, Voir l’invisib<strong>le</strong>, p. 236<br />

267 Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace pictura<strong>le</strong> , in Phénoménologie : un sièc<strong>le</strong> de philosophie ,<br />

p. 187-193<br />

96


s<strong>en</strong>s de la phénoménologie. 268 »<br />

« Le tab<strong>le</strong>au met <strong>en</strong> œuvre l’événem<strong>en</strong>t de l’apparaître, il met <strong>en</strong> œuvre <strong>le</strong> « phénomène » au<br />

C’est alors <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au abstrait qui manifeste l’ess<strong>en</strong>ce artistique de l’expéri<strong>en</strong>ce phénoménologique dans la<br />

mesure où, révélant <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs et <strong>le</strong>s formes dans <strong>le</strong>urs puretés et hors de tout con<strong>texte</strong> figuratif, il incarne<br />

« dans une même tâche toute la peinture, <strong>en</strong> dépit ou plutôt <strong>en</strong> raison de sa pluralité et de sa diversité<br />

historique » et met ainsi <strong>en</strong> œuvre <strong>le</strong> pur évènem<strong>en</strong>t du « voir », l’ouverture à « l’invisib<strong>le</strong> membrure du<br />

visib<strong>le</strong> » pour repr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> terme de Mer<strong>le</strong>au-Ponty 269 .<br />

268<br />

Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace pictura<strong>le</strong> , in Phénoménologie : un sièc<strong>le</strong> de philosophie ,<br />

p. 189<br />

269<br />

Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace pictura<strong>le</strong> , in Phénoménologie : un sièc<strong>le</strong> de philosophie ,<br />

p. 190<br />

97


4. Conclusion<br />

Si Goethe s’est efforcé tout au long de sa vie de concilier la rationalité sci<strong>en</strong>tifique, l’art, et la connaissance<br />

de la nature, jamais il n’a déf<strong>en</strong>du la métaphysique ou la mystique naïve de la Naturphilosophie romantique<br />

contre la rigueur et la rationalité de l’observation et de la sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> 270 . Le poète, tout comme<br />

Kant, refuse toute forme de dogmatisme métaphysique, ainsi qu’il l’énonce sans ambiguïté dans sa <strong>le</strong>ttre à<br />

Jacobi du 5 mai 1786 :<br />

« Que de bi<strong>en</strong>s <strong>en</strong>viab<strong>le</strong>s ne possèdes-tu pas ? [ …] En revanche Dieu t’a puni <strong>en</strong> t’infligeant la<br />

Métaphysique et il t’a planté cette écharde dans la chair ; et moi il m’a béni avec la Physique, afin que la<br />

contemplation de ses œuvres me r<strong>en</strong>dit heureux, n’ayant pas voulu me comb<strong>le</strong>r d’autres bi<strong>en</strong>s. 271 »<br />

Dans <strong>le</strong> champ de la sci<strong>en</strong>ce, même s’il raisonne par analogie et s’oppose à la non moins naïve mouvance<br />

positiviste de ce début du XIX ème sièc<strong>le</strong>, Goethe cherche moins à bâtir une philosophie de la nature qu’à<br />

id<strong>en</strong>tifier <strong>le</strong>s lois propres de chaque domaine de la nature, <strong>en</strong> s’attachant à dépasser la démarche purem<strong>en</strong>t<br />

analytique pour proposer un mode d’appréh<strong>en</strong>sion du réel plus holistique, attaché à la perception s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> des<br />

phénomènes dans <strong>le</strong>ur totalité et <strong>le</strong>ur ess<strong>en</strong>ce. Même s’il existe dans la Weltanschauung du poète une unité<br />

qui lie <strong>en</strong>tre el<strong>le</strong>s toutes <strong>le</strong>s forces créatrices de la nature cette unité ne se confond jamais avec une volonté<br />

d’uniformisation totalisante : c’était là, au contraire, <strong>le</strong> reproche majeur que Goethe lançait aux matérialistes<br />

et aux inconditionnels du « tout mécanique ».<br />

« Chaque exist<strong>en</strong>ce particulière est un analogon de tout ce qui existe ; voilà pourquoi l’exist<strong>en</strong>ce nous<br />

apparaît <strong>en</strong> même temps comme séparée et reliée. Si l’on suit de trop près cette analogie, tout devi<strong>en</strong>t<br />

id<strong>en</strong>tique ; si l’on s’<strong>en</strong> écarte, tout se disperse dans l’infini. Dans <strong>le</strong>s deux cas l’observation se retrouve au<br />

point mort : par excès de vie ou parce qu’el<strong>le</strong> est tuée 272 . »<br />

Le démarche de connaissance, selon Goethe, est fondée à la fois sur l’analyse, l’imagination et l’intuition, et<br />

vise au stade ultime à saisir <strong>le</strong>s phénomènes dans <strong>le</strong>ur idée, pour remonter autant que faire se peut jusqu’au<br />

phénomène primitif au-delà duquel, il n’y a plus ri<strong>en</strong> à compr<strong>en</strong>dre ou à expliquer. Chaque objet de la réalité<br />

ne lui prés<strong>en</strong>te alors que l’une des infinies possibilités qui demeur<strong>en</strong>t cachées dans <strong>le</strong> sein de la nature, et qui<br />

sont des émanations de quelques types primordiaux de phénomènes s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s irréductib<strong>le</strong>s.<br />

Aux yeux du poète il n’existe pas de dichotomie <strong>en</strong>tre la sci<strong>en</strong>ce et l’art qui lui apparaiss<strong>en</strong>t comme deux<br />

voies complém<strong>en</strong>taires, deux modes par <strong>le</strong>squels l’Homme exprime ce que la nature lui dévoi<strong>le</strong> : la sci<strong>en</strong>ce<br />

270 La controverse avec Newton a cep<strong>en</strong>dant contribué à <strong>le</strong> faire id<strong>en</strong>tifier à la mouvance romantique.<br />

271 Lettre à Jacobi du 5 mai 1786, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 91<br />

272 Goethe, JW, Maximes et réf<strong>le</strong>xions, p. 118<br />

98


manifeste cette connaissance sous formes de théories purem<strong>en</strong>t intelligib<strong>le</strong>s, tandis que l’art imprime ce<br />

savoir dans un objet perceptib<strong>le</strong> aux s<strong>en</strong>s. Dans la conception de Goethe, <strong>le</strong> beau est <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> de<br />

l’Idée, et c’est la raison pour laquel<strong>le</strong> il désapprouvait que l’on parlât d’une idée du Beau 273 . L’art, dans sa<br />

plus haute manifestation, est symbolique et devi<strong>en</strong>t l’empreinte s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> des ess<strong>en</strong>ces que l’Homme perçoit<br />

directem<strong>en</strong>t dans la nature.<br />

Nous avons pu constater la difficulté qu’il y a à t<strong>en</strong>ter de rattacher <strong>le</strong> poète à un mouvem<strong>en</strong>t philosophique<br />

particulier. Jean Lacoste voit <strong>en</strong> Goethe un conciliateur des philosophies de Spinoza et de Kant 274 : la <strong>le</strong>cture<br />

de Spinoza a alim<strong>en</strong>té sa critique de la sci<strong>en</strong>ce positive et l’a am<strong>en</strong>é à interpréter l’idéal spinoziste de la<br />

« sci<strong>en</strong>ce intuitive » comme une invitation à approfondir avec raison et rigueur l’étude de la nature. De Kant<br />

il adopte dans une certaine mesure la critique moderne de la connaissance, ainsi que l’intuition qu’il croit<br />

voir confirmée dans la partie téléologique de la Critique de la faculté de juger, de l’origine commune de l’art<br />

et de la nature. Je souhaiterais cep<strong>en</strong>dant nuancer <strong>le</strong> rapprochem<strong>en</strong>t avec Kant sur deux aspects qui me<br />

paraiss<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiels : d’une part, Goethe désapprouve fermem<strong>en</strong>t l’affirmation du philosophe de Königsberg<br />

selon laquel<strong>le</strong> ce qui se révè<strong>le</strong> à l’esprit, ce ne sont pas <strong>le</strong>s choses <strong>en</strong> el<strong>le</strong>s-mêmes, mais <strong>le</strong>urs appar<strong>en</strong>ces<br />

tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t à l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t. Bi<strong>en</strong> qu’il reconnaisse tout à fait <strong>le</strong>s défauts et la subjectivité<br />

inhér<strong>en</strong>te à notre mode de perception du monde, ainsi qu’il l’exprime dans son essai de 1792 sur La<br />

médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> 275 , Goethe demeure convaincu que l’ess<strong>en</strong>ce<br />

de la nature se donne tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est au regard de l’observateur att<strong>en</strong>tif et pati<strong>en</strong>t qui sait se mettre <strong>en</strong><br />

communion avec el<strong>le</strong>. D’autre part, comme <strong>le</strong> souligne éga<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t Cassirer 276 , Goethe n’admettait pas non<br />

plus l’idée d’un <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t souverain qui devrait am<strong>en</strong>er l’être humain à se cont<strong>en</strong>ter de la<br />

p<strong>en</strong>sée pure : il veut voir et appuyer ses convictions intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s sur des formes intuitives.<br />

La postérité de la philosophie et de la sci<strong>en</strong>ce goethé<strong>en</strong>nes est étonnamm<strong>en</strong>t diverse. Outre la paternité<br />

reconnue de Goethe dans la découverte de l’os intermaxillaire chez l’Homme et la partie physiologique de la<br />

Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre, nous avons mis <strong>en</strong> lumière que <strong>le</strong>s travaux naturalistes du poète avai<strong>en</strong>t contribué au<br />

développem<strong>en</strong>t de deux courants, <strong>le</strong> premier philosophique, <strong>le</strong> second artistique. En considérant, d’abord,<br />

que la perception s’<strong>en</strong>racine dans une expéri<strong>en</strong>ce vécue, dont la sci<strong>en</strong>ce ou l’art ne sont que <strong>le</strong>s expressions<br />

secondes, Goethe a participé à la remise <strong>en</strong> cause de la position intel<strong>le</strong>ctualiste, qui énonçait la perception<br />

comme un jugem<strong>en</strong>t excluant <strong>le</strong> rapport intersubjectif de notre corps avec <strong>le</strong> monde, et qui a abouti au XX ème<br />

sièc<strong>le</strong> à la formalisation de la méthode phénoménologique moderne. Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>en</strong> manifestant dans sa<br />

273 « Dans <strong>le</strong> domaine de l’esthétique, on a tort de dire l’Idée du Beau ; car ce faisant, on iso<strong>le</strong> <strong>le</strong> Beau, alors qu’il ne<br />

peut être p<strong>en</strong>sé comme isolé. On peut avoir un concept du Beau, et ce concept peut être transmis » In Goethe, JW,<br />

Ecrits sur l’art, p. 311<br />

274 Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et Philosophie, p. 220<br />

275 Goethe, JW, Traité des cou<strong>le</strong>urs, p296-304<br />

276 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 127<br />

99


Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre un intérêt pour <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs <strong>en</strong> el<strong>le</strong>s-mêmes, hors de tout cadre figuratif, Goethe a nourri <strong>le</strong>s<br />

réf<strong>le</strong>xions des peintres expressionnistes et abstraits du début du XX ème sièc<strong>le</strong>.<br />

Qu’<strong>en</strong> est-il aujourd’hui du rapport <strong>en</strong>tre arts, sci<strong>en</strong>ces et Nature ? Nous avons vu que l’incroyab<strong>le</strong> succès<br />

des mathématiques à décrire l’univers r<strong>en</strong>d absolum<strong>en</strong>t improbab<strong>le</strong> tout retour <strong>en</strong> arrière de la sci<strong>en</strong>ce vers<br />

une conception aristotélici<strong>en</strong>ne définitivem<strong>en</strong>t dépassée. Nous avons vu évoluer conjointem<strong>en</strong>t l’art et la<br />

sci<strong>en</strong>ce depuis Galilée vers une abstraction toujours plus grande, jusqu’à même <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre <strong>le</strong>s artistes non<br />

figuratifs et <strong>le</strong>s physici<strong>en</strong>s de l’atome déclarer <strong>le</strong>s fins respectives de l’art et de la sci<strong>en</strong>ce avec une<br />

synchronisation étonnante. On ne peut donc que regretter que Goethe ait rejeté <strong>le</strong> principe de la physique<br />

mathématique sur la base de son refus d’une uniformisation de l’univers par la mécanique, sans avoir<br />

compris que l’intuition du spirituel dans la nature n’était pas incompatib<strong>le</strong> avec l’acceptation du postulat de<br />

Galilée.<br />

Le fait que <strong>le</strong> langage des mathématiques soit plus à même que <strong>le</strong>s mots du poète de décrire quantitativem<strong>en</strong>t<br />

<strong>le</strong> monde, ne nie aucunem<strong>en</strong>t l’idée d’une harmonie universel<strong>le</strong>. Il est ainsi notoire qu’Einstein établit sa<br />

théorie de la relativité sans aucun outil mathématique, <strong>en</strong> ne s’appuyant que sur <strong>le</strong>s résultats de quelques<br />

expéri<strong>en</strong>ces et sur sa formidab<strong>le</strong> intuition ; ce n’est que dans un second temps qu’il s’est associé avec des<br />

mathématici<strong>en</strong>s pour formaliser un cadre numérique. Mais cette étape lui apparaissait presque superflue, car<br />

lorsqu’il prés<strong>en</strong>te <strong>le</strong> 4 novembre 1915, à l’Académie des sci<strong>en</strong>ces de Prusse, sa communication technique sur<br />

la relativité généra<strong>le</strong>, alors que ses calculs ne sont pas achevés et qu’aucune vérification expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> n’a<br />

<strong>en</strong>core été effectuée 277 , il affiche une confiance déroutante et conclut par des mots où se révè<strong>le</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong><br />

ess<strong>en</strong>tiel joué par <strong>le</strong>s considérations esthétiques dans ses recherches :<br />

magie. »<br />

« Quiconque aura vraim<strong>en</strong>t compris cette théorie pourra diffici<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t éviter d’être captivé par sa<br />

Les physici<strong>en</strong>s reconnaiss<strong>en</strong>t 278 qu’ils ont été témoins, au cours du dernier sièc<strong>le</strong>, de l’émerg<strong>en</strong>ce d’une<br />

vision du monde qui remet complètem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> cause cel<strong>le</strong> née avec Newton au XVII ème sièc<strong>le</strong>. Des<br />

affirmations déterministes tel<strong>le</strong>s cel<strong>le</strong>s de Laplace, qui prét<strong>en</strong>dait déduire la destinée de l’univers de la seu<strong>le</strong><br />

connaissance des causes initia<strong>le</strong>s, sont aujourd’hui absolum<strong>en</strong>t obsolètes. La mécanique quantique et <strong>le</strong><br />

chaos ont libéré la matière de son inertie et de son déterminisme, et la nature nous apparaît certes plus<br />

comp<strong>le</strong>xe et abstraite que par <strong>le</strong> passé. Mais n’est-ce pas précisém<strong>en</strong>t que nous touchons davantage à son<br />

ess<strong>en</strong>ce ? Platon distinguait un monde des idées, habité par des formes éternel<strong>le</strong>s et nécessaires, qu’il<br />

opposait au monde des appar<strong>en</strong>ces, soumis aux conting<strong>en</strong>ces du temps et de l’espace. Aujourd’hui la sci<strong>en</strong>ce<br />

277 El<strong>le</strong>s ne <strong>le</strong> seront que quatre ans plus tard par Arthur Eddington, à l’occasion de l’éclipse de so<strong>le</strong>il du 29 mai 1919<br />

qui permit de vérifier la déviation des rayons lumineux induite par la force gravitationnel<strong>le</strong> de la Lune. (cf. Hoffmann,<br />

Banesh, La relativité, histoire d’une grande idée, p. 189)<br />

100


contemporaine semb<strong>le</strong> montrer que ces deux mondes sont plus <strong>en</strong>trelacés qu’on aurait pu l’imaginer. Chaque<br />

atome de la matière semb<strong>le</strong> participer à la fois de la totalité et du particulier, du hasard et de la nécessité,<br />

selon des lois singulières que des physici<strong>en</strong>s comme Alain Aspect comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à peine à découvrir.<br />

Parmi <strong>le</strong>s philosophes, Christian Godin 279 suggère qu’il est fort possib<strong>le</strong> que nous assistions actuel<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t à la<br />

recomposition d’un concept de nature dont <strong>le</strong>s premiers signes vi<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t des sci<strong>en</strong>ces<br />

cosmologiques et de la prise de consci<strong>en</strong>ce écologique. Les technologies de l’image nous ont <strong>en</strong> effet donné<br />

accès à tout un nouvel univers s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>, des formes de vie protozoaires jusqu’aux images de nuages<br />

stellaires, <strong>en</strong> passant par <strong>le</strong>s photographies de La Terre vue du ciel 280 qui nous prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t notre<br />

<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t d’une manière tota<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t nouvel<strong>le</strong>. Nous y lisons une beauté qui n’a ri<strong>en</strong> à <strong>en</strong>vier aux plus<br />

bel<strong>le</strong>s images de Novalis ou de Lucrèce. <strong>Pour</strong>quoi <strong>le</strong>s courbes et <strong>le</strong>s fonctions qui agiss<strong>en</strong>t à l’arrière plan de<br />

ces images extraordinaires, serai<strong>en</strong>t-el<strong>le</strong>s moins proches de la nature que <strong>le</strong>s hiéroglyphes secrets que <strong>le</strong><br />

poète et <strong>le</strong> philosophe de jadis croyai<strong>en</strong>t déce<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>s formes d’un coquillage ou d’un élytre ? Les<br />

technologies d’imageries modernes, tel<strong>le</strong>s des ext<strong>en</strong>sions matériel<strong>le</strong>s de notre corps et de nos s<strong>en</strong>s, nous<br />

donn<strong>en</strong>t accès à un formidab<strong>le</strong> univers s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> qui n’est pas moins réel que celui que nous voyons<br />

directem<strong>en</strong>t par nos yeux nus. Ces instrum<strong>en</strong>ts, de la simp<strong>le</strong> loupe au radioté<strong>le</strong>scope géant sont, certes,<br />

l’œuvre de l’Homme, mais ils n’<strong>en</strong> suiv<strong>en</strong>t pas moins, tout comme nos organes de perception, <strong>le</strong>s mêmes lois<br />

que la nature vers laquel<strong>le</strong> ils point<strong>en</strong>t. Ce ne sont pas des séries de chiffres qui sont col<strong>le</strong>ctées dans <strong>le</strong>s<br />

observatoires géants du Chili, mais <strong>le</strong>s ondes é<strong>le</strong>ctromagnétiques <strong>en</strong> prov<strong>en</strong>ance directe des étoi<strong>le</strong>s. Les<br />

outils informatiques traduis<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite ces phénomènes <strong>en</strong> courbes et <strong>en</strong> images <strong>en</strong> passant, par<br />

l’intermédiaire de modè<strong>le</strong>s mathématiques, pour <strong>en</strong> iso<strong>le</strong>r, <strong>en</strong> fonction des besoins, des composantes<br />

particulières : ces instrum<strong>en</strong>ts de connaissance loin de « dénaturer la nature » nous donn<strong>en</strong>t au contraire<br />

accès à des univers de formes tout aussi s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong>s que ceux que nous transmett<strong>en</strong>t nos perceptions brutes. Car<br />

c’est notre esprit qui, dans tous <strong>le</strong>s cas, continue à scruter <strong>le</strong> monde, que notre regard se porte sur des images<br />

infographiques abstraites ou directem<strong>en</strong>t sur <strong>le</strong>s ref<strong>le</strong>ts scintillants du so<strong>le</strong>il sur l’océan.<br />

Goethe ne doit pourtant pas être considéré comme un rêveur qui aurait refusé la physique mathématique<br />

uniquem<strong>en</strong>t par angoisse de la modernité ou par nostalgie naïve d’une mystique contemplative. Il faut au<br />

contraire reconnaître <strong>en</strong> lui un humaniste pragmatique ayant compris et exprimé qu’une approche purem<strong>en</strong>t<br />

analytique et quantitative, déniant à l’esprit tout rapport qualitatif au monde, ne serait jamais à même de<br />

satisfaire tota<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t l’élan qui <strong>en</strong>joint l’Homme à connaître et à se connaître. Le regard phénoménologique<br />

qui nous ouvre à la signification de notre rapport aux choses, doit v<strong>en</strong>ir compléter <strong>le</strong> regard purem<strong>en</strong>t<br />

sci<strong>en</strong>tifique qui vise, par l’approche analytique, à mesurer et maîtriser la nature. L’œuvre d’art et <strong>le</strong><br />

phénomène naturel ne trouv<strong>en</strong>t pas <strong>le</strong>urs fins <strong>en</strong> eux-mêmes. Ils sont des expéri<strong>en</strong>ces et des événem<strong>en</strong>ts ;<br />

278 Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 544<br />

279 Godin, Christian, La Nature, p 89<br />

280 pour repr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong> titre de l’ouvrage de Yann Arthus-Bertrand.<br />

101


ils dévoi<strong>le</strong>nt cette « invisib<strong>le</strong> membrure du réel » qui n’est la résultante exclusive ni du sujet, ni de l’objet,<br />

mais cel<strong>le</strong> de la r<strong>en</strong>contre. C’est la raison pour laquel<strong>le</strong> l’œuvre d’art « symbolisera » d’autant mieux <strong>le</strong> réel<br />

qu’el<strong>le</strong> saura faire usage de sa liberté à développer, par ses propres voies naturel<strong>le</strong>s, des formes « qui, sans<br />

exister véritab<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t, pourrai<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant exister, et qui ne seront pas des ombres et des appar<strong>en</strong>ces<br />

pittoresques ou poétiques, mais auront une vérité et une nécessité intérieures 281 », pour repr<strong>en</strong>dre <strong>le</strong>s mots<br />

que Goethe employait pour l’Urplanze.<br />

Or, dev<strong>en</strong>us ainsi que l’écrivait Descartes, « comme maîtres et possesseurs de la Nature », nous ress<strong>en</strong>tons<br />

intimem<strong>en</strong>t la rupture qui s’est instaurée <strong>en</strong>tre nous et notre <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t. La domination et la<br />

banalisation de l’attitude prométhé<strong>en</strong>ne ont progressivem<strong>en</strong>t modifié <strong>le</strong> regard que nous portons sur<br />

l’univers, ses objets, ses formes, ses propriétés. Nous nous arrêtons <strong>le</strong> plus souv<strong>en</strong>t à <strong>le</strong>urs appar<strong>en</strong>ces et à<br />

ce que nos habitudes de p<strong>en</strong>sée nous font subjectivem<strong>en</strong>t projeter sur eux. C’est pourquoi, la démarche de<br />

connaissance et <strong>le</strong>s œuvres artistiques de Goethe, par <strong>le</strong> regard qu’el<strong>le</strong>s port<strong>en</strong>t et diffus<strong>en</strong>t sur <strong>le</strong> monde,<br />

m’apparaiss<strong>en</strong>t à l’ère du matérialisme dominant, comme particulièrem<strong>en</strong>t propices à rééquilibrer notre<br />

rapport au monde. Réalisant une admirab<strong>le</strong> synthèse <strong>en</strong>tre spiritualisme et pragmatisme, el<strong>le</strong>s sont <strong>en</strong><br />

mesure de nous faire compr<strong>en</strong>dre que la beauté, <strong>le</strong> s<strong>en</strong>s et <strong>le</strong> mystère de l’exist<strong>en</strong>ce n’ont aucunem<strong>en</strong>t été<br />

annihilés par la sci<strong>en</strong>ce mathématique, et qu’ils ne se dissimu<strong>le</strong>nt pas, ne se situ<strong>en</strong>t pas dans un au-delà<br />

immatériel, inaccessib<strong>le</strong> à nos s<strong>en</strong>s. Ils se manifest<strong>en</strong>t au contraire p<strong>le</strong>inem<strong>en</strong>t au travers de ce qui se<br />

dévoi<strong>le</strong> à chaque instant et dans chaque lieu du monde, dans l’expéri<strong>en</strong>ce même de l’être, pour peu que<br />

nous appr<strong>en</strong>ions, comme nous y <strong>en</strong>joint Mer<strong>le</strong>au-Ponty, à <strong>le</strong>s voir :<br />

« Le monde phénoménologique n’est pas l’explicitation d’un être préalab<strong>le</strong>, mais la fondation de<br />

l’être, la philosophie n’est pas <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t d’une vérité préalab<strong>le</strong> mais comme l’art la réalisation d’une vérité.<br />

[…] Le monde et la raison ne font pas problème, disons si l’on veut, qu’ils sont mystérieux, mais ce mystère<br />

<strong>le</strong>s définit, il ne saurait être question de <strong>le</strong> dissiper par quelques solutions. Il est <strong>en</strong> deçà des solutions. La vraie<br />

philosophie est de rappr<strong>en</strong>dre à voir <strong>le</strong> monde, et <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s une histoire racontée peut signifier <strong>le</strong> monde avec<br />

autant de « profondeur » qu’un traité de philosophie 282 . »<br />

281 Goethe, JW, Voyage <strong>en</strong> Italie, p. 365<br />

282 Mer<strong>le</strong>au-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, p. XV et XVI de la préface<br />

102


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Essais, Paris, 1989.<br />

25. Kant, Emmanuel, Critique de la Faculté de juger, Flammarion, Paris, 1995.<br />

26. Koyré, A<strong>le</strong>xandre, Etudes d’histoire de la p<strong>en</strong>sée sci<strong>en</strong>tifique, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1973.<br />

27. Lacoste, Jean, Le « Voyage <strong>en</strong> Italie » de Goethe, PUF, Coll. Perspectives Germaniques, Paris, 1999.<br />

28. Lacoste, Jean, Goethe, Sci<strong>en</strong>ce et Philosophie, PUF, Coll. Perspectives Germaniques, Paris, 1997.<br />

29. Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p. 111-120, In Aux origines<br />

de l’abstraction 1800 – 1914, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2003<br />

103


30. Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, Flammarion, Coll. Grandes Biographies, Paris,<br />

1999.<br />

31. Lucrèce, De la Nature, Flammarion, Paris, 1997<br />

32. Mer<strong>le</strong>au-Ponty, Maurice, L’Oeil et l’Esprit, Gallimard, Coll. Folio Essais,1964.<br />

33. Mer<strong>le</strong>au-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1945.<br />

34. Mer<strong>le</strong>au-Ponty, Maurice, Le visib<strong>le</strong> et l’invisib<strong>le</strong>, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1964.<br />

35. Mil<strong>le</strong>r, Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans <strong>le</strong>s sci<strong>en</strong>ces et <strong>le</strong>s arts, Flammarion, Coll.<br />

Nouvel<strong>le</strong> Bibliothèque Sci<strong>en</strong>tifique, Paris, 2000.<br />

36. Novalis, Les Discip<strong>le</strong>s à Saïs, in Petits écrits, (trad. par G. Bianquis), 1947<br />

37. Pascal, Blaise, P<strong>en</strong>sées, Librairie Généra<strong>le</strong> Française, Coll. Le Livre de Poche, Paris, 1972.<br />

38. Platon, La République, Gallimard, Coll. Folio Essais, Paris, 1993<br />

39. Quéau, Philippe, La Planète des Esprits, Odi<strong>le</strong> Jacob, Paris, 2000.<br />

40. Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique sci<strong>en</strong>tifique aux origines de l’abstraction, p.19-33,<br />

In Aux origines de l’abstraction 1800 – 1914, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2003<br />

41. Spinoza, L’Ethique, Seuil, Coll. Points, Paris, 1999.<br />

42. Schelling, Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature, Librairie Généra<strong>le</strong><br />

Française, Coll. Le Livre de Poche, Paris, 2001.<br />

43. Tilliette, Xavier, Schelling, Calmann – Levy, Paris, 1999<br />

44. Todorov, Tzvetan, Théories du symbo<strong>le</strong>, Seuil, Coll. Essais, Paris, 1977.<br />

45. Thuan, Trinh Xuan, Le Chaos et l’harmonie, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1998.<br />

104


TABLE DES MATIERES<br />

0. INTRODUCTION.................................................................................................................................................3<br />

1. IDENTIFICATION ET FORMALISATION DES TROIS CONCEPTS FONDAMENTAUX DU NATURALISME DE<br />

GOETHE.....................................................................................................................................................................9<br />

1.1. Phénomènes primitifs: l’unité dans la multiplicité ou la sci<strong>en</strong>ce des premiers principes.............10<br />

1.1.1. Minéralogie : l’Urgestein .................................................................................................................11<br />

1.1.2. Botanique : l’Urpflanze ....................................................................................................................12<br />

1.1.3. Ostéologie : L’Urtier ........................................................................................................................17<br />

1.1.4. Optique : <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs du ciel et du So<strong>le</strong>il........................................................................................19<br />

1.1.5. Essai d’une définition de la notion d’Urphänom<strong>en</strong>.........................................................................23<br />

1.2. Polarité.....................................................................................................................................................27<br />

1.2.1. Minéralogie : volcanisme et granit primitif .....................................................................................27<br />

1.2.2. Botanique : contraction et expansion...............................................................................................29<br />

1.2.3. Optique : ombre et lumière...............................................................................................................32<br />

1.2.4. De la dualité à l’unité, de la polarité à l’int<strong>en</strong>sification ..................................................................34<br />

1.3. Métamorphose & int<strong>en</strong>sification..........................................................................................................36<br />

1.3.1. Botanique : la feuil<strong>le</strong> comme Protée, de la graine à la f<strong>le</strong>ur, de la f<strong>le</strong>ur au fruit............................37<br />

1.3.2. Métamorphose des animaux : <strong>le</strong>s insectes, <strong>le</strong>s mammifères, l’Homme .........................................38<br />

1.3.3. L’int<strong>en</strong>sification des cou<strong>le</strong>urs ..........................................................................................................40<br />

1.3.4. Conclusion sur <strong>le</strong>s notions de métamorphose et de finalité : la Steigerung ...................................41<br />

2. DE L’ÉTUDE DE LA NATURE À LA RÉVÉLATION ARTISTIQUE DE L’ESSENCE ...........................................46<br />

2.1. Brève étude des origines de l’approche orphique du monde : <strong>le</strong>s stoïci<strong>en</strong>s, Paracelse, <strong>le</strong>s<br />

signatures et <strong>le</strong>s lois d’analogie ........................................................................................................................46<br />

2.2. Une « théorie » de la connaissance fondée sur l’appréh<strong>en</strong>sion s<strong>en</strong>sib<strong>le</strong> de l’Idée..........................50<br />

2.2.1. Le primat des s<strong>en</strong>s ............................................................................................................................50<br />

2.2.2. Le refus des théories de la préformation : l’idée est imman<strong>en</strong>te au phénomène............................52<br />

2.2.3. Le refus du non-perceptib<strong>le</strong> : <strong>le</strong>s faits doiv<strong>en</strong>t se hisser au niveau de la théorie............................53<br />

2.3. La démarche analytique au service de l’intuition ..............................................................................58<br />

2.3.1. Goethe & <strong>le</strong>s mathématiques : Le refus de l’analytique comme fin...............................................58<br />

2.3.2. La recomposition holistique de l’unité par la consci<strong>en</strong>ce intuitive.................................................61<br />

2.3.3. Les limites de la connaissance .........................................................................................................65<br />

2.4. L’art comme dévoi<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t de l’ess<strong>en</strong>ce secrète de la Nature.............................................................66<br />

2.4.1. Les mêmes lois sont à l’œuvre dans l’art et dans la nature.............................................................66<br />

2.4.2. Le sty<strong>le</strong> goethé<strong>en</strong> : l’artiste doit imiter l’ess<strong>en</strong>ce de la nature ........................................................68<br />

2.4.3. Goethe & Kant..................................................................................................................................70<br />

3. MISE EN PERSPECTIVE DE LA CONCEPTION GOETHÉENNE À LA LUMIÈRE DE LA PHYSIQUE<br />

CONTEMPORAINE ...................................................................................................................................................73<br />

3.1. L’attitude fonctionnel<strong>le</strong> prométhé<strong>en</strong>ne : <strong>le</strong> dévoi<strong>le</strong>m<strong>en</strong>t des secrets par la technique..................73<br />

3.1.1. L’Antiquité : mécanique et magie....................................................................................................73<br />

3.1.2. Le Moy<strong>en</strong> Âge et la R<strong>en</strong>aissance : sci<strong>en</strong>ce expérim<strong>en</strong>ta<strong>le</strong> et magie naturel<strong>le</strong> ...............................74<br />

3.1.3. Les Temps modernes : <strong>le</strong> triomphe de la physique mathématique .................................................75<br />

3.1.4. Monde des appar<strong>en</strong>ces phénoména<strong>le</strong>s et réalité intelligib<strong>le</strong> des <strong>en</strong>tités mathématiques ...............78<br />

3.2. Pertin<strong>en</strong>ce et postérité contemporaines de la conception goethé<strong>en</strong>ne.............................................82<br />

3.2.1. La sci<strong>en</strong>ce mathématique et la dissolution du s<strong>en</strong>s .........................................................................82<br />

3.2.2. La postérité phénoménologique de Goethe .....................................................................................87<br />

3.2.3. La méthode d’observation de Goethe à la lumière de la méthode phénoménologique..................91<br />

3.2.4. La postérité artistique de la Farb<strong>en</strong><strong>le</strong>hre.........................................................................................94<br />

4. CONCLUSION...................................................................................................................................................98<br />

5. BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................................................103<br />

105

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