Vetrotime 02-2003

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Ambiance de fête sur la scène de l’Opéra. Soudain,
une petite voix s’élève, une clarinette, puis tout l’orchestre
avec violons et trompettes. Les musiciens de la
fosse d’orchestre savent jouer juste, même dans le noir,
mais comment fait le chanteur qui se trouve sur la scène?
D’où vient la note sur laquelle cet homme seul chantera
sa partie? On n’a pourtant entendu que rires et
conversations pendant un long moment. Se pourrait-il
qu’il possède l’oreille musicale absolue?
Non, il ne fallait voir là aucun miracle de la nature,
mais bien un artifice de la technique. Sous la forme
d’une flûte à champagne. Durant la joyeuse soirée, au
milieu des verres qui s’entrechoquaient, personne n’avait
remarqué qu’un verre particulier sur le plateau était
destiné et marqué pour l’entrée en scène du chanteur.
Le chanteur? Il n’avait qu’à faire sonner la flûte du bout
de l’ongle et il était dans le bon ton – chose aussi
claire que le verre.
Dans une scène du film «E la nave va», Federico Fellini
avait montré comment faire de la musique avec des
verres. Des récipients en verre de toute grandeur sont
remplis d’eau et disposés autour d’un musicien qui
plonge les doigts dans l’eau puis passe le doigt sur le
verre et arrache à toute cette vaisselle les sons cristallins
d’une aria de Verdi.
Cet instrument se nomme «tintinnabulum» et peut être
construit par tout bricoleur de génie à partir de tout
l’assortiment de verres que l’on trouve sur une étagère
de cuisine. Il faut toutefois avouer que c’est un vrai
casse-tête puisque chaque verre ne donne qu’une note
qui varie, qui plus est, avec le niveau de l’eau dans
le verre. Plus le verre est vide, plus la note est haute.
Cet instrument se désaccorde donc sous l’effet de la
chaleur qui provoque une évaporation.
Le chanteur d’opéra avait dû boire toute sa flûte de
vetropack
Plaisir du verre
Les dieux ouvrent les oreilles
champagne sans alcool pour avoir le ton juste. Parmi
les sons cristallins, il y en a de bons et de mauvais. Lorsque
la nuit, une vitre vole en éclats, ça ne présage rien
de bon. Un coup de vent a fait claquer une fenêtre ou
alors des cambrioleurs sont au travail et vous préparent
une bien plus grande désolation. Le dernier cri du
verre vous fait sursauter, mais la perte est irrévocable.
Les éclats de verre portent peut-être bonheur, mais le
noble calice en verre de Bohème du grand-père, qui a
rendu son dernier son en se brisant en mille morceaux,
a définitivement émis son dernier son. Tout comme les
hommes, le verre est beau et éphémère et doit être
traité avec grand soin. Lors du lancement d’un navire,
une bouteille de champagne est fracassée contre la
proue. Le baptême est un acte magique avant que le
bateau ne parte pour son voyage inaugural chargé de
toutes nos bénédictions. Il est clair que l’on ne doit pas
baptiser les bateaux avec de l’eau. Durant un rituel de
sacrifice, le champagne est offert aux dieux marins. Il
a pour but de ménager leurs bonnes grâces et de préserver
le navire de tout naufrage.
Dans le monde entier, il s’agit chaque fois d’un même
rituel archaïque lorsque l’on ouvre une bonne bouteille
et que les personnes qui trinquent entrechoquent leurs
verres. Jadis, la première gorgée, l’aspersion sacrée,
était offerte aux dieux. On laissait quelques gouttes
tomber sur l’autel ou sur le sol, on élevait alors la coupe
vers les cieux en la tenant les bras tendus et on prononçait
alors une formule incantatoire ou une prière.
Ce n’est qu’alors que l’on buvait le reste du divin
breuvage.
Aujourd’hui, chacun lève son verre, soutient le regard
de la personne qui trinque, trinque avec prudence en
heurtant doucement le verre du voisin et accompagne
le toast d’une formule. Ces mots sont connus du Brésil
jusqu’en Chine, les Scandinaves disent skål, les Irlandais
slainthe et les Espagnols salud. Prosit – le mot latin
est un souhait de bonne santé: «Puisse-t-il rester en
bonne santé». Le rituel n’est pratiqué que lorsque l’on
boit de l’alcool ou qu’un nouvel invité porte un toast à
la ronde. Le génie de la bouteille peut très bien monter
à la tête et développer ensuite une vie propre dans le
corps. Toute personne éméchée ou émoustillée court le
risque de perdre la tête. Le rite magique du toast a
pour but de neutraliser toute menace dans cet état précaire.
C’est par un tel toast traditionnel que l’on scelle les
pactes entre Etats, que l’on fête les contrats commerciaux
et que l’on bénit les unions. On assiste aujourd’hui
devant l’officier d’Etat civil à certaines réunions
festives qui disposent de quantités de bouteilles de
champagne, mais arrosent la nouvelle alliance de
deux vies sans aucun style et sans mot dire dans des
gobelets de plastique. On n’a pas vraiment cherché à
étudier scientifiquement si autant de mariages éclatent
parce que les verres ne résonnent plus de leur son
cristallin.
Car finalement, parmi les dieux, certains devaient aimer
garder une oreille attentive au son incomparable
des verres parce qu’ils aimaient bien s’en accorder un
de temps en temps.
Susanna Heimgartner est journaliste freelance spécialisée
en culture et vit à Zurich. Parmi ses nouveaux ouvrages,
il convient de mentionner les guides de voyage
«Zürich komplett» et «Venedig selbst entdecken» – tous
deux parus au Regenbogen Verlag, Zurich – ainsi que
«Sehen» et «Unmässig gefrässig», parus à la Fondation
Vontobel, Zurich.