les nouvelles d'Archimède #43 - Espace culture de l'université de ...

ses appétits d’objets. La fiction est ici celle d’un immense
corps consumériste, dont il faut comprendre les désirs les
plus « rentables » afin de les satisfaire.
Mais les statistiques produisent d’autres fictions, comme
celle d’un corps collectif qui serait unique et cohérent,
par exemple le corps des citoyens mécontents de telle mesure
politique, ou celui des spectateurs de tel ou tel film.
Comptabiliser, par exemple, le nombre d’entrées à un film,
sur une période donnée, serait certes très utile lorsque l’on
veut définir le type de spectacle qui attire le public, voire
le taux de fréquentation des salles. Mais il y a, sans doute,
autant de raisons d’aller au cinéma que de spectateurs. De
plus, cette comptabilité devient elle-même un instrument
de promotion commerciale lorsqu’elle est répétée à longueur
de semaines, sur le mode du slogan selon lequel tout le monde
utilise le produit « x », donc il est bon. Tout se passe donc
comme si l’on considérait les gens sondés ou comptabilisés
comme un simple faisceau de quelques propriétés : celles
que l’on tente de corréler selon la « loi des grands nombres »,
et dans l’intention de peser ainsi sur les comportements.
Outre qu’elles ignorent les détails individuels, les statistiques
peuvent également être faussées par l’impossibilité
même d’en tirer un enseignement directement exploitable.
Envisageons, par exemple, le cas d’une évaluation des ressources
de la planète, en vue de définir un avenir et de laisser
une terre riche et féconde à nos descendants. Le discours
est souvent entendu et majoritairement admis. La fiction du
« réservoir » en train de se vider plus ou moins rapidement
selon les zones géographiques laisse entière la question :
comment changer significativement de comportement, en
cessant précisément de considérer la terre comme un simple
réservoir de ressources ?
Une autre fiction statistique est celle du « grand malade »
que représente la Sécurité Sociale. Il faut soigner ce corps
souffrant collectif comme on le ferait pour un patient ordinaire.
Les statistiques permettent certes de faire un diagnostic
détaillé sur les maux dont il souffre. Mais quel médecin
pourrait venir à son chevet ? Pour cela, il faudrait, ici aussi,
accéder à des informations que ne délivre pas nécessairement
la méthode statistique, tant les champs de dépenses
sont nombreux et parfois difficilement appréciables. Peuton,
par exemple, réellement corréler la pollution ou le stress
aux chances de vie de ce grand malade ? Peut-on, surtout,
vivre les sciences, vivre le droit... / LNA#49
agir en conséquence sur ces deux fléaux des temps modernes ?
Ici également, on en est réduit à des hypothèses selon la
fiction de départ.
Que dire de domaines difficilement déterminables scientifiquement,
comme ceux de la politique ou de la religion ?
Ainsi, faire reposer sur une enquête d’opinion l’affirmation
d’appartenance à telle ou telle religion ne retient de la foi religieuse
que son côté public sans, du reste, que soit toujours
mis le même sens sous cette affirmation. Et l’on sait qu’en
fait de « couleur » politique, la chose est encore plus patente,
et les catégories classiques de plus en plus incertaines entre
droite et gauche.
On peut donc en inférer que plus les techniques de numération
se développent, plus se creuse la distance entre le cours
social de la vie et sa manifestation concrète dans des vies
individuelles dites « inestimables » à tous les sens du mot.
Pourtant, émerge en même temps, dans nos vies tant de fois
« estimées », la possibilité de désirer cet « inestimable », voire
d’oser y trouver plaisir. Comme dans d’autres domaines,
l’excès et le manque disent la même chose : trop de numération,
dans des domaines réputés comme n’en relevant pas,
conduira sans doute à la peur de toute numérisation. Et si
l’appareil juridique n’avait pas d’autre sens dernier que celui
de protéger un tel inestimable contre toutes les volontés plus
ou moins masquées de pouvoir ?
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