les nouvelles d'Archimède #43 - Espace culture de l'université de ...

questions de sciences sociales : rubrique dirigée par Bruno Duriez et Jacques Lemière / LNA#49
phère désabusée du début du 2 nd septennat de Mitterrand ;
le 30 ème par le retour, sous l’effet des mouvements sociaux de
1995-1996 (cheminots, puis sans-papiers de Saint-Bernard),
de nouvelles figures et énergies militantes ; et ce 40 ème anniversaire
par une évidente volonté de réponse au « il faut
liquider Mai 68 » de Sarkozy.
À partir du milieu des années 70 s’était imposée une explication
du 68 français, non par la seule concordance des trois
phénomènes de Mai – le soulèvement étudiant, la grève générale
des travailleurs et la crise du régime –, mais par leur
rencontre avec une discordance entre deux termes : l’intensité
et la rapidité de la modernisation gaulliste de l’infrastructure
économique du pays, contredites par la fixité et
l’archaïsme du système de codification des valeurs et des
mœurs. Régis Debray concentra cette lecture dans la formule
« Trois ont fait un, parce qu’un faisait deux », dans Modeste
contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième
anniversaire (1978), où il systématisait la thèse de « la bourgeoisie
[qui] se trouvait politiquement et idéologiquement
en retard sur la logique de son propre développement économique
» et des « contestataires de Mai » qui, se battant
contre cette bourgeoisie, l’aidèrent à combler ce retard :
c’est la thèse de l’ajustement, par un 68 « libéral-libertaire »
(expression apparue en 1978 précisément), de l’état des
mœurs aux besoins du capital.
On sait que certains des acteurs principaux de 68,
adoptant, après le passage de la « nouvelle philosophie »,
une position idéologique de reniement de leurs radicaux
engagements de jeunesse, et bénéficiant d’une position sociale
de notoriété éditoriale ou médiatique, ont contribué
à enraciner cette interprétation de 68 par sa dimension
culturelle et par l’effet de « génération », où les années
1968, celles de l’hédonisme et l’individualisme, deviennent
les « sixties ». Dans cette lecture culturaliste qui fonctionne
contre une définition politique, en profondeur, de
l’événement et qui fut dominante pendant presque une
trentaine d’années 5 , on verra la version dépolitisée de ce
qui est curieusement nommé l’ « héritage » de 68, cette
dépolitisation résultant aussi d’une parlementarisation de
ce qui a existé, en 68, comme posture de distance à la
question du pouvoir et à l’État 6 .
5 Michelle Zancarini-Fournel, qui a étudié le corpus de manuels scolaires en
usage de 1998 à 2004 (programmes de 1995 et de 2002), note que cette interprétation
est fortement relayée par l’enseignement secondaire, qui en assure la
postérité (Le moment 68. Une histoire contestée, éd. Le Seuil, 2008).
6 Les manifestations de 68 évitent toujours les lieux du pouvoir d’État, au grand
étonnement du préfet de police Grimaud (En mai, fais ce qu’il te plaît, 1977),
et le mouvement voit venir les élections législatives de juin comme un piège
(« Élections, piège à cons »).
Le 40 ème anniversaire s’est présenté, sarkozysme oblige, comme
un essai de repolitisation de l’ « héritage ». Sans surprise,
mais au risque d’arrangements avec l’histoire, et d’une
sérieuse édulcoration des conflits de l’époque entre PC-
CGT et extrême gauche, une volonté s’est signalée, sur le
versant de la gauche mouvementiste et de l’extrême gauche
militante, de ramener la lecture de 68 du côté de la grève
générale, des thèmes du « tous ensemble » et de la « convergence
des luttes », dans un curieux rêve de recommencement
puisque « Mai 68, ce n’est toujours qu’un début... »,
disaient les affiches et les flyers.
Sur l’autre versant, celui de certaines entreprises historiennes,
on fera l’hypothèse d’un glissement interprétatif en
cours, quant à une mémoire autorisée de l’ « héritage » de
68, par le passage de la thèse de l’héritage dépolitisé à celle de
l’héritage impossible, selon l’expression du sociologue Jean-
Pierre Le Goff 7 . « Mai 68 est un événement devenu opaque
: il est tout autant réactif que modernisateur », écrit-il
dans la suite de son livre publié en 1998 8 . 68 devient alors
« un moment de catharsis d’une société considérablement
bouleversée par une modernisation qui semble avoir bien
rompu le fil qui la reliait encore à la tradition ». Cette « révolte
du peuple adolescent » serait l’événement paradoxal
qui, « s’offrant le luxe, l’espace de quelques semaines, d’une
fuite dans l’imaginaire harmonisant tous les possibles », refuse
le passage à une modernité qui implique « l’État de
droit, le suffrage universel et les médiations institutionnelles »
au lieu du « retour aux formes du pouvoir révolutionnaire
de type fusionnel ».
Cette thèse de l’héritage impossible, qui fait de 68 un événement
politique réactif, plutôt qu’un ajustement culturel
moderne, semble prendre acte d’une conjoncture où, dans le
nouveau paysage militant de l’après 1995, s’est rouvert un
intérêt pour ce qui constituait le noyau politique de l’événement
68. Elle marque ainsi, chez les avocats de la « réconciliation
de la France avec son histoire et avec la modernité »,
l’impossibilité de continuer à tenir, sur 68, la thèse d’un
héritage dépolitisé.
7 Mai 68. L’héritage impossible, éd. La Découverte, 1998.
8 « Mai 68 : la France entre deux mondes », Le Débat, n° 149.
Juillet 2008 9
9 Ce texte contient une part des thèmes développés dans une conférence le 15 mai
2008 à l’Espace Culture, à l’invitation de l’Association des Amis de Lille 1 (AMUL).
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