MASSACRE À SEGUIN! - Haiti Liberte
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Roman Chalbaud, le cinéma-peuple du Venezuela<br />
Par Thierry Deronne et Iralva<br />
Moreno<br />
Revoir aujourd’hui « El pez<br />
que fuma » et « La oveja<br />
negra » côte à côte sert d’abord<br />
à se rappeler que rien ne peut<br />
naître de rien et qu’il serait vain<br />
d’étudier la révolution bolivarienne<br />
sans pouvoir remonter le<br />
temps. A tous ceux qui parlent<br />
aujourd’hui, au Venezuela, la<br />
langue familière du socialisme,<br />
du vivre-ensemble, du pouvoir<br />
populaire, le vaste cinéma abandonné<br />
de « La Oveja Negra » ou<br />
le grand bordel du « Pez que<br />
fuma » parlaient déjà de cumbes<br />
(1) dont les habitants posent les<br />
règles de l’amour, de l’argent,<br />
se cherchent dans les corps et<br />
dans les âmes. Espaces de vie<br />
où on veut rendre un sens aux<br />
mots dans l’interminable danse<br />
qui les relie tous hors du centre<br />
et de la seule lumière, et dont<br />
les habitants finissent par se<br />
défendre les armes à la main si<br />
l’autorité se fait menaçante. La<br />
porte déroulante du cinéma vide<br />
ou le portail de fer du bordel, les<br />
personnages en connaissent la<br />
valeur : c’est leur propre peau.<br />
Un jeune couple<br />
s’étreignant en un éclair, la caméra<br />
s’éloignant au bout de<br />
quelques secondes pour nous<br />
montrer que la guitare n’est<br />
pas « off » mais grattée à deux<br />
mètres par un témoin inspiré qui<br />
se met lui aussi à faire l’amour<br />
à sa partenaire… C’est dans<br />
ce cinéma vide, en ruines, que<br />
naît l’anti-novela-bourgeoise,<br />
loin des murs de carton aveugle<br />
d’une classe moyenne croyant<br />
au bonheur d’être seule au<br />
monde.<br />
Le cinéaste vénézuélien<br />
Chalbaud sait que la raison humaine<br />
se retrouve dans la disparition<br />
des cloisons, dans les<br />
persiennes traversée par des<br />
yeux, des bras, des mains qui se<br />
cherchent et se touchent, toujours<br />
prêts à aller plus loin. De<br />
main en main, il noue la famille<br />
et ses rôles, mère protectrice,<br />
jeune fille enceinte, hommes violents<br />
ou simples reproducteurs,<br />
devin chauve lecteur de cartes,<br />
chiens assis à table pour dévorer<br />
patiemment un gigot, avec pour<br />
témoin le perroquet amazonien<br />
perché sur l’épaule. Tous ne<br />
prennent que ce qui est nécessaire<br />
à la vie, à ce qui doit<br />
survivre envers et contre tout,<br />
s’appuyant sur les béquilles de<br />
la magie afro-indigène-européenne,<br />
fuyant le présent étouffant,<br />
vers l’horizon humain. Avec<br />
les réserves infinies de patience<br />
de ceux qui scrutent le pouvoir<br />
depuis ses frontières, et ont appris<br />
à le déchiffrer pour qu’un<br />
jour…<br />
D’autres baisseraient les<br />
bras mais le peintre de la danse<br />
des femmes et des maquereaux,<br />
en cinéaste de son peuple, a su<br />
voir cette marche : à travers le<br />
mirage de la Venezuela Saudite<br />
des années 70 et la modernité<br />
factice de la piscine de l’Hilton et<br />
des avions pour Miami, jusqu’au<br />
fond du cinéma abandonné où<br />
la vie se réfugie dix ans plus<br />
tard quand le « vendredi noir<br />
» boursier a fait s’effondrer la<br />
monnaie nationale, prélude aux<br />
mutineries de la faim, au « Caracazo<br />
» de 1989, au massacre<br />
ordonné sans hésitation par la<br />
social-démocratie. « Les étoiles..<br />
A Tribute to Jean Leopold Dominique<br />
les étoiles… pourquoi nous ontelles<br />
abandonnés ? » s’écrie le<br />
cartomancien, roi nu, avant un<br />
carnage de la police, avant un<br />
cri d’accouchement et d’effroi<br />
sur fond de feux d’artifices de<br />
noël.<br />
La grande famille de Chalbaud<br />
a pris une décision : mieux<br />
vaut mourir qu’abandonner<br />
notre plaisir. Même dans cette<br />
nuit qui tombe, elle continue à<br />
aimer : le portrait à l’huile de la<br />
grande bourgeoise partie se faire<br />
opérer à Paris, éveille un vague<br />
sentiment chez l’esotérico, conseiller<br />
spirituel de la famille de<br />
voleurs, robins<br />
des bois et autres<br />
mandrins venus<br />
de tout le Venezuela<br />
qui se partagent,<br />
de cambriolage<br />
en cambriolage,<br />
les biens de cette<br />
aristocrate, son<br />
champagne, ses<br />
divans à revendre<br />
d’urgence<br />
au contrebandier,<br />
et les murs<br />
d’encyclopédies<br />
Britannica.<br />
Un cinéma<br />
qui voit pour le<br />
peuple, un cinéaste<br />
qui n’a jamais<br />
trahi : ses personnages<br />
vous poursuivent<br />
à la sortie<br />
pour vous donner<br />
à penser, vous<br />
aimer, parfois contre<br />
votre volonté.<br />
Un cinéma vénézuélien<br />
: irréductible<br />
à son image.<br />
A 81 ans,<br />
Chalbaud continue<br />
à écrire, à tourner.<br />
“Jamais le cinéma<br />
Roman Chalbaud<br />
et le théâtre n’ont connu une<br />
telle force, un telle productivité.<br />
La création de la Villa del Cine<br />
a joué un rôle essentiel, tout<br />
comme la création d’un distributeur<br />
comme Amazonia Films.<br />
Avant, le Venezuela n’avait pas<br />
de distributeur ou de producteur<br />
soutenu par l’État, ce qui limitait<br />
fortement notre travail comme<br />
cinéastes. La Cinémathèque,<br />
autrefois baptisée nationale,<br />
mais en réalité de Caracas, est<br />
aujourd’hui présente partout<br />
dans les régions. Quand j’ai<br />
montré mon film « Caïn adolescent<br />
» dans les années 50, il n’a<br />
duré qu’une semaine en salle et<br />
fut immédiatement retiré, à défaut<br />
d’une loi qui protège la diffusion<br />
du cinéma national.<br />
Les distributeurs et exploitants<br />
de salle ne montraient<br />
aucun intérêt pour un « produit<br />
» qui ne rapportait pas au boxoffice.<br />
Cependant, avec les films<br />
que nous avons réalisés, nous<br />
avons prouvé que les gens pouvaient<br />
s’intéresser à un autre<br />
cinéma. Quelle meilleure preuve<br />
que ce qui se passe aujourd’hui<br />
? Les gens sont impatients de<br />
regarder notre histoire, de connaître<br />
notre culture, notre façon<br />
de penser, ce qui s’est passé<br />
dans les années 70 , lorsque<br />
nous avons commencé à faire<br />
des films comme « Cuando quiero<br />
llorar no lloro », « La quema<br />
de Judas », « Cangrejo », « Macu<br />
», « Más allá del silencio ». Ce<br />
qui se passe aujourd’hui prouve<br />
que le public a toujours été intéressé<br />
par ce cinéma.”<br />
Pour Chalbaud, une autre<br />
clef du renouveau est le sauvetage<br />
et la réhabilitation de<br />
théâtres ou de cinémas tombés<br />
en ruine : “Sans aucun doute,<br />
l’État a sauvé de nombreux<br />
espaces comme le Théâtre Municipal,<br />
le Théâtre Principal, le<br />
Théâtre de Catia et le Junin, pour<br />
n’en nommer que quelques-uns.<br />
C’est essentiel pour consolider<br />
les arts de la scène et, même à<br />
l’Est de Caracas (zone oú vivent<br />
les secteurs les plus aisés), on<br />
fait plus de théâtre que ce qu’on<br />
a fait jusqu’ici. Nous devons<br />
transmettre la culture chez les<br />
enfants en âge précoce. Si ces<br />
enfants deviennent acteurs, scénaristes<br />
et réalisateurs, ils cesseront<br />
d’être de simples spectateurs<br />
et considèreront l’art d’un<br />
point de vue différent».<br />
En juillet 2012 Roman<br />
Chalbaud est en pleine préproduction<br />
d’un film écrit par<br />
l’historien Luis Britto García, «<br />
Le pied insolent » qui raconte<br />
une partie de la vie de Cipriano<br />
Castro. L’histoire remonte à<br />
1899, quand Cipriano Castro<br />
descend des Andes et arrive<br />
quelques mois plus tard à Caracas,<br />
où il prend le pouvoir.<br />
Le film narre notamment l’an<br />
1902, “l’irruption de cuirassés<br />
britanniques, allemands, néerlandais<br />
et italiens qui bombardent<br />
Caracas, Maracaibo et<br />
Puerto Cabello, à cause d’une<br />
dette extérieure contractée par<br />
le pays”, l’attitude nationaliste<br />
de Cipriano Castro, son célèbre<br />
discours sur «le pied insolent de<br />
l’étranger qui a osé fouler le sol<br />
sacré de la patrie », qui donne<br />
son titre au film. « Ce n’est pas<br />
un être exceptionnel, il ne faut<br />
pas croire que tout ce qu’il a fait<br />
fut parfait mais il faut souligner<br />
ce nationalisme, la façon dont<br />
il s’est battu contre les forces<br />
étrangères, contre cinq empires,<br />
son exemple est révélateur “.<br />
En ces jours de juillet<br />
l’infatigable Chalbaud met<br />
en scène au Teatro Principal la<br />
pièce « Jolie Poupée », elle aussi<br />
de la plume du dramaturge vénézuélien<br />
Luis Britto García,<br />
une histoire vraie qui se déroule<br />
sur fond de trois moments historiques:<br />
le coup d’Etat militaire<br />
contre le général Isaias Medina<br />
Angarita en octobre 1945, le<br />
renversement du président<br />
Romulo Gallegos en 1948 et<br />
l’arrivée au pouvoir du général<br />
Marcos Pérez<br />
Jimenez en 1958,<br />
jusqu’à sa chute.<br />
“La fable parle<br />
d’une jeune fille<br />
qui tua son ami<br />
parce qu’elle avait<br />
perdu son honneur<br />
et qu’il l’avait<br />
abandonnée et se<br />
moquait de lui. Elle<br />
devint à l’époque<br />
un symbole pour<br />
les jeunes femmes<br />
parce qu’elle avait<br />
sauvé leur honneur.”<br />
(1) Territoires<br />
libérés où se<br />
réfugiaient les esclaves<br />
en fuite pour<br />
réinventer un autre<br />
monde.<br />
Venezuela Infos<br />
20 juillet 2012<br />
20<br />
<strong>Haiti</strong> Liberté/<strong>Haiti</strong>an Times<br />
Vol. 6, No. 3 • Du 1er au 7 Août 2012