Abraham, Jacob, Moïse, Exode - Sources Chrétiennes
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57<br />
CONCLUSION<br />
L'étude du mythe de B abel nous perm et de constater son om niprésence.<br />
En effet, il se prête à un grand nombre d' interprétations et a inspiré des<br />
personnes très différentes : architectes, écrivains, psychanalystes, linguistes,<br />
etc . . .<br />
Nous pourrions dire avec Gérard Pullicino, le réalisateur du fil m Babel<br />
sorti l'année dernière, que « cette vanité, cette folie des hommes, cette quête<br />
effrénée du pouvoir, sont toujours aussi actuelles. Il suffit de regarder autour<br />
de nous, les guerres, la pollution, les dé rapages des m édias ». Il sem blerait<br />
que le m ythe de Babel soit destiné à survivre aux évolutions de notre<br />
civilisation et même à évoluer avec elle.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
AMATI Melher, La Babel de l'inconscient, Presses universitaires de France -<br />
1994.<br />
BRUGUIERE Michel, Pitié pour Babel, Fernand Nathan - 1978.<br />
CENTASSI René - MASSON Henri, L'homme qui a défié Babel, Ramsay,<br />
Paris - 1995.<br />
CHEVALIER Jean - GHEERBRANT Alain , Le Dictionnaire des symboles,<br />
Robert Laffont, Paris - 1982.<br />
CHEYNOL P., Le Silence de Babel, J. Corti - 1990.<br />
DIDIER Béatrice, Corps écrits, Presses universitaires de France - 1991.<br />
ELIADE Mircéa, Images et symboles, Gallimard - 1952.<br />
LANUS Juan Archibaldo, Un monde sans rivage, Economica, Paris - 1997.<br />
MARGOT M. C., Traduire sans trahir, L'Age d'homme - 1979.<br />
PARROT André, Ziggurats et Tour de Babel, A. Michel, Paris - 1949.<br />
SOLMS E. (de) (trad uction), La Bible de Saint Savin, La Pierre qui vire,<br />
Paris - 1971.<br />
STEINER Georges, Après Babel : une poétique du dire et de la traduction, A.<br />
Michel, Paris - 1978.<br />
ZUMTHOR Paul, Babel ou l'inachèvement, Seuil, Paris - 1997.
58<br />
Biennale du Savoir, Palais des expositions à Lyon, 27 janvier 2000.<br />
Thème : "Quelle société du savoir pour demain ?"
60<br />
Christelle MAURIES<br />
Nadia VIRASSAMY<br />
ABRAHAM<br />
Marc Chagall, <strong>Abraham</strong> prêt à immoler son fils, Gn XXII, 9.10.12,<br />
huile sur gouache, 1931, 62x48,5 cm, Musée Message Biblique, Nice.
61<br />
PROTOCOLE DE RECHERCHE<br />
Progression de notre dossier<br />
Notre recherche s’est effectuée en de ux temps. Nous avons commencé par ce qui nous<br />
paraissait l e p lus évi dent : l es rep résentations du pe rsonnage d’<strong>Abraham</strong> dans l ’art et pl us<br />
précisément d ans l a peinture. P uis nous nous som mes at tachées a ux jugements cri tiques<br />
d’écrivains ou encore de philosophes sur les actes d ’<strong>Abraham</strong>. Nous nous sommes alors rendu<br />
compte q u’il était ég alement rep résenté dans d’autres domain es, tels qu e la littératu re ou la<br />
sculpture.<br />
Nous a vons e nsuite a nalysé chacu n de n os d ocuments afi n de dé gager des t hèmes<br />
majeurs, p uis nous a vons ét abli un plan e n f onction des di vers él éments q ue n ous avions<br />
trouvés. Enfin, nous nous sommes attaquées à la rédaction manuscrite puis au travail de saisie,<br />
le plus long.<br />
Temps consacré à la réalisation et difficultés rencontrées<br />
Notre travail a duré environ un mois et demi, durant lequel nous nous sommes heurtées<br />
à certaines difficultés. Tout d’abord, nos emplois du temps du second semestre ne coïncidaient<br />
plus, nous ne pouvions plus nous voir que deux heures par semaine. Par ailleurs, nous nous<br />
sommes souvent remises en que stion par rapport à n otre premier dossier : nous craignions en<br />
effet d’être à nouveau hors sujet. Nous avons eu du mal à établir un plan qui rende compte de<br />
tout le personnage.<br />
Nous a vons t rouvé à l a P art-Dieu des ouvrages t rès i ntéressants formulant des<br />
jugements critiques sur <strong>Abraham</strong>. Cependant, cela n’a pas été sans difficultés, car il n’était pas<br />
évident de cibler la recherche et de faire le tri parmi les ouvrages proposés.<br />
Rétrospective<br />
Contrairement au prem ier dossier où nous nous at tachions se ulement à l a vie<br />
d’<strong>Abraham</strong> dans la Bible, nous avons cette fois approché le mythe à travers ses représentations<br />
dans la culture occidentale au fil des siècles.<br />
Nous av ons fa it un vrai t ravail d’éq uipe, e ffectuant n os r echerches à de ux, rédi geant<br />
ensemble, ce que nous n’avions pas fai t l ors du précé dent dossie r où chacune était chargée<br />
d’une partie prédéfinie.<br />
PLAN<br />
I- Interprétations du sacrifice d’<strong>Abraham</strong>.<br />
1) Un sacrifice accompli dans l’obéissance.<br />
2) L’élection d’<strong>Abraham</strong>.<br />
3) La perception de l’épisode dans les trois religions monothéistes.<br />
4) Crainte et Tremblement de Kierkegaard.
62<br />
5) <strong>Abraham</strong> comparé à d’autres pères sacrifiant leur enfant.<br />
II- La figure d’<strong>Abraham</strong> à travers les siècles.<br />
1) Les représentations d’<strong>Abraham</strong> dans l’art.<br />
2) Un personnage humain.
63<br />
« Or, après ces événements, Dieu mit <strong>Abraham</strong> à l’épreuve. Il lui dit :<br />
« <strong>Abraham</strong> ! » Celui-ci dit : « Me voici. » 2 [Dieu] dit : « Prends ton fils, ton<br />
unique, que tu aimes, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya ; là, offre-le en<br />
holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai. »<br />
3 <strong>Abraham</strong> se leva de grand matin, sella son âne, prit avec lui ses deux<br />
serviteurs et Isaac son fils ; il fendit le bois de l’holocauste et partit pour<br />
aller au lieu que Dieu lui avait dit. 4 Le troisième jour, <strong>Abraham</strong>, levant les<br />
yeux, aperçut le lieu de loin. 5 <strong>Abraham</strong> dit à ses serviteurs : « Restez ici,<br />
vous, avec l’âne ; moi et le garçon, nous irons jusque là-bas pour adorer,<br />
puis nous reviendrons vers vous. »<br />
6 <strong>Abraham</strong> prit le bois de l’holocauste et le mit sur Isaac, son fils ; il prit en<br />
sa main le feu et le couteau, et tous deux s’en allèrent ensemble. 7 Isaac dit à<br />
<strong>Abraham</strong>, son père ; il dit : « Mon père ! » [<strong>Abraham</strong>] dit : « Me voici, mon<br />
fils. » [Isaac] dit : « Voici le feu et le bois, mais où est le mouton pour<br />
l’holocauste ? » 8 <strong>Abraham</strong> dit : « Dieu se pourvoira lui-même du mouton<br />
pour l’holocauste, mon fils. » Ils s’en allèrent tous deux ensemble.<br />
9 Quand ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, <strong>Abraham</strong> y bâtit<br />
l’autel ; il disposa le bois, lia Isaac, son fils, et le mit sur l’autel, par-dessus<br />
le bois. 10 Puis <strong>Abraham</strong> étendit la main et prit le couteau pour immoler son<br />
fils. 11 Mais l’Ange de Yahvé l’appela du ciel et dit : « <strong>Abraham</strong> !<br />
<strong>Abraham</strong> ! » Il dit : « Me voici. » 12 [L’Ange] dit : « Ne porte pas la main<br />
sur le garçon et ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu et<br />
que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. » 13 <strong>Abraham</strong> leva les yeux et<br />
regarda : un bélier était là, retenu par les cornes dans un hallier. <strong>Abraham</strong><br />
alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils.<br />
14 <strong>Abraham</strong> appela ce lieu du nom de Yahvé-Yirèh ; d’où l’on dit<br />
aujourd’hui : « Sur la montagne de Yahvé il sera pourvu. »<br />
15 L’Ange de Yahvé appela <strong>Abraham</strong> du ciel une seconde fois 16 et dit : « Je le<br />
jure par moi-même – oracle de Yahvé - : Parce que tu as fait cette chose-là<br />
et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, 17 je te comblerai de<br />
bénédictions et je multiplierai ta descendance comme les étoiles du ciel et<br />
comme le sable qui est sur le rivage de la mer. Ta descendance possédera la
64<br />
Porte de ses ennemis, 18 et par ta descendance se béniront toutes les nations<br />
de la terre, en retour de ce que tu as obéi à ma voix. »<br />
19 <strong>Abraham</strong> revint vers ses serviteurs, et ils partirent pour aller ensemble à<br />
Bersabée. <strong>Abraham</strong> habita à Bersabée (Genèse, XXII).
65<br />
INTRODUCTION<br />
C’est dans la Genèse qu’apparaît pour la prem ière fois le personnage<br />
d’<strong>Abraham</strong>. Ce patriarche 1 , issu d’u n clan poly théiste établi à Ur en Chaldée ,<br />
reçoit de Dieu l’ordre de quitter sa patrie et de pa rtir pour un pays inconnu qui<br />
deviendra la «Terre Prom ise », destinée à sa descendance. Sa femme Sara ne<br />
pouvant enfanter, il conçoit tout d’abord, avec sa servante Agar, un fils, Ismaël.<br />
Mais plus tard Dieu lui parle de nouv eau, lui annonçant la naissance prochaine<br />
d’un fils de Sara, m algré l’âge av ancé de cette dernière : ce sera Isa ac. Par la<br />
suite, afin d’éprouver sa foi et son obéissance, Dieu lui demande de sacrifier ce<br />
fils. Cependant, au m oment fatidique, le sacrifice est in terrompu et l’enfant<br />
remplacé par une brebis.<br />
Nous avons choisi d’aborder plus particulièrement dans ce dossier<br />
l’épisode du sacrifice d’<strong>Abraham</strong> car il nous a paru le plus m arquant, et c’est<br />
sans conteste celui dont le retentissem ent dans la culture a été le plus grand.<br />
Qui est donc <strong>Abraham</strong> pour accepter de sacrifier son fils ?<br />
I- INTERPRETATIONS DU SACRIFICE D’ABRAHAM.<br />
Un sacrifice accompli dans l’obéissance.<br />
On associe généralement le sacrifice au désir des hommes d’obtenir de la<br />
divinité un pardon ou une réco mpense. M ais les s acrifices qu ’accomplit<br />
<strong>Abraham</strong> sont la réponse d’un homme à une de mande divine : le prem ier,<br />
rapporté en Genèse XV, 8-11, est destiné à scelle r l’Alliance. P our celui qui<br />
nous intéresse ici, le sacrifice de son fils relaté au chapitre X XII de la Genèse,<br />
<strong>Abraham</strong> obéit aveuglém ent à l’injonction divine, sans rien attendre en<br />
échange. Aussi bien dans la peinture du Caravage (1575-1610) que dans celle<br />
de Rembrandt (1635), la déterm ination du patriarche est flagrante : ses gestes<br />
1 Le mot « patriarches » (du grec patriarchês) apparaît avec la Bible grecque des Septante,<br />
il désigne les «chefs de familles du peuple d’Israël ». <strong>Abraham</strong> est donc par définition un<br />
patriarche.
66<br />
sont vigoureux, et il tient fermement son fils collé contre le rocher, avec dans la<br />
main le couteau prêt à frapper.<br />
Mais l’Ange de Dieu intervient à te mps pour empêcher le sacrifice. Dans<br />
la peinture de Tiepolo, on voit bien l’interruption d u sacrif ice suite à<br />
l’intervention divine, m arquée par la lum ière divine déchirant les nuages et la<br />
figure de l’ange descendant du ciel. Il en est de m ême pour la peinture de<br />
Rembrandt ou encore celle du Caravage où l’Ange du Seigneur retient la m ain<br />
d’<strong>Abraham</strong> avant qu’il ne soit trop ta rd … A chaque fois, l’Ange paraît<br />
réprimander <strong>Abraham</strong>. Dans le prem ier tableau, il lève la m ain au ciel comme<br />
un père gronderait son enfa nt et, dans la seconde pe inture, la m ain qui ne<br />
retient pas le bras d’<strong>Abraham</strong> pointe le doigt vers une brebis qui deviendra<br />
alors l’objet du sacrifice.<br />
Tiepolo, Le Sacrifice d'Isaac., 1717-1719.<br />
Voulant éprouver la foi d' <strong>Abraham</strong>, Dieu lui de manda de sacrifier s on fils, Isaac. Au moment<br />
fatidique, Dieu accepta que l'enfant soit remplacé par un bélier. L'épisode relaté dans la Genèse<br />
est le suj et cho isi p ar le p eintre pour réaliser un décor de plafond d'une gra nde élégance,<br />
empreint d'une importante tension dramatique. La lumière déchirant les nuages et la figure de<br />
l'ange symbolisent l'intervention divine.
Rembrandt, Le Sacrifice d'<strong>Abraham</strong>, 1635, Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.<br />
67
68<br />
L’élection d’<strong>Abraham</strong>.<br />
<strong>Abraham</strong> est présen té comm e l’arch étype du croyant obé issant, prêt à<br />
tout offrir sans poser de questions. D ans la préface de l’ouvrage du dram aturge<br />
français Théodore de Bèze, <strong>Abraham</strong> sacrifiant (1550), J. R Eliott affirm e que<br />
«l’obéissance d’<strong>Abraham</strong> est le résultat d’un conflit entre les exigences de la<br />
nature humaine qui représente le mal, et l’obéissance aux ordres de Dieu<br />
expression du bien » ; ce qui paraît « inacceptable ». Pour Elio tt, c’e st une<br />
caricature de personnage : <strong>Abraham</strong> n’est pas fait pour illustrer une m orale, il<br />
ne fait pas un «choix éthique ».<br />
Sur ce que le père et le f ils ont pu se dire durant les trois jours de marche<br />
qu’ils effectuent avant de parvenir au mont Moriyya, la Bible reste silencieuse.<br />
Selon Georges Steiner, il n’y a pas eu entre eux de dialogue sur le but du<br />
voyage. Rien n’interdit de penser qu’Abr aham espère que Dieu épargnera son<br />
fils, m ême s’il a le cœur prêt pour aller jusqu’au bout . Il se tait, parce qu’il<br />
redoute la puissance divine, m ais surtout parce qu’il a foi en elle. Devant le<br />
mystère d’une Parole divine qui est à la fois promesse de descendance et ordre<br />
paradoxal d’immoler son fils, il ne sait que le silence. A aucun m oment il ne<br />
proteste contre une demande inhumaine, car « Dieu n’a ni raison ni tort ».<br />
Mais Dieu lui aussi a co nfiance en <strong>Abraham</strong>, à qui il a déjà dem andé de<br />
quitter son pays puis de ci rconcire son enfant et dont il connaît la fidélité. Il<br />
faut en effet, pour que la promesse s’accomplisse, qu’<strong>Abraham</strong> ne refuse pas…<br />
Dieu sait à l’avance qu’<strong>Abraham</strong> va accepter et que son fils sera sauvé, c’est la<br />
«prescience divine ».<br />
Dieu, en soum ettant le patriarch e à une exigence in humaine et<br />
scandaleuse, forge un serviteur exce ptionnel pour une m ission unique : fonder<br />
le peuple élu.
69<br />
La perception de l’épisode dans les trois religions monothéistes.<br />
<strong>Abraham</strong>, figure du «père des croyants », est l’ancêtre reconnu des trois<br />
religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Cependant, ces<br />
trois religions n’ont pas le même point de vue sur le sacrifice.<br />
Dans la tra dition hébr aïque, le r écit de la Aqédah exprim e l’aversion<br />
profonde de Dieu pour les sacrif ices hum ains, que les Israélites avaient<br />
tendance à laiss er exis ter m algré la loi mosaïque. Mais il illustre au ssi le<br />
combat philosophique entre l’om niscience divine et la liberté du jugem ent<br />
humain. <strong>Abraham</strong> est le modèle du croyant qui obéit non par crainte, m ais par<br />
amour de Dieu (cf. Jacq ues Loew, La Prière à l’école des grands priants, p.<br />
19-22).<br />
Dans la tradition chrétienne, une anal ogie est établie entre Isaac et le<br />
Christ. L’acceptation d’<strong>Abraham</strong> de sacrifier son fils unique préfigure celle d e<br />
Dieu, qui sacrifiera Jésus pour sauver les hom mes. Le sac rifice d’<strong>Abraham</strong><br />
peut être com pris comm e le protot ype de la Passion du Christ, comm e<br />
l’expliquent George Steine r et Pierre Boutang dans Dialogues sur le sacrifice<br />
d’<strong>Abraham</strong> (p. 150-151). L’analogie cependant n’ est pas parfaite : si <strong>Abraham</strong><br />
n’a pas à aller jusqu’au bout de son geste, c’est que la descendance que Dieu<br />
lui a prom ise passe par Isaac, le paradoxe ne pouvait être préserv é jusqu’au<br />
bout. <strong>Abraham</strong> est simplement mis à l’épreuve, alors que la mort du Christ sera<br />
effective. La certitude qu ’a Dieu de sa résurrection ne change rien, le sacrifice<br />
doit avoir réellement lieu.<br />
Dans le Coran (Sourate XXXVII, 102-109), l’id entité du f ils destiné à<br />
être imm olé n’est p as précis ée, mais la plupart des m usulmans considèrent<br />
qu’il s’agit d’Ism aël et non d’Isaac. Ce fils joue un rôle plu s actif que dans la<br />
Bible, puisqu’il accepte avec <strong>Abraham</strong> le sacrifice : « Ô mon père ! Fais ce qui<br />
t’est ordonné. Tu me trouveras patient, si Dieu le veut ! » <strong>Abraham</strong>, quant à lui,<br />
n’est pas présenté par la tradition comm e simplement soumis ou atter ré par la<br />
demande du Dieu tout-puissant. On rappor te les paroles suiv antes du prophète<br />
Muhammad : « Sache que, dans le temps où <strong>Abraham</strong> demanda un enfant à<br />
Dieu, poussé par le désir d’être père, il fit un vœu en disant : Ô Seigneur, si<br />
j’ai un enfant mâle Je te le sacrifierai. », paroles qui semblent atte ster<br />
qu’<strong>Abraham</strong> s’attendait à la demande de Dieu.
70<br />
Crainte et Tremblement de Kierkegaard.<br />
Le philosophe et théologien danois Kierkegaard a réfléchi dans son essai<br />
Crainte et Tremblement (1843) sur l’angoisse qu’enge ndre la position de l’élu<br />
devant Dieu. Pour lui, l’épreuve à laque lle est soumis <strong>Abraham</strong> est le point le<br />
plus aigu où se vit la foi du croyant : en « homme exemplaire, inégalé »,<br />
<strong>Abraham</strong> renonce au monde en gravissant le m ont Moriyya et atteint l’instant<br />
extrême où il est sur le po int d’im moler son propre enfant. D ans une<br />
« suspension de l’éthique », il o béit p arce que l’obligation m orale (la<br />
préservation de la vie de son fils) est suspendue face à l’ordre de la puissance<br />
supérieure. Cette décision est le signe d’un authentique engagem ent envers<br />
Dieu, car <strong>Abraham</strong> assume son épreuve dans une totale solitude, il porte seul la<br />
responsabilité de son choix, décide seul si la voix qu’il entend est celle de Dieu<br />
ou celle de Satan. Pourtant, <strong>Abraham</strong> redescend et réintèg re une v ie normale.<br />
Cela constitue pour Kierkegaard un « miracle inouï » qu’<strong>Abraham</strong> ait pu<br />
retourner avec autant d’aisance à la vie quotidienne, à ses habitudes, «comme si<br />
de rien n'était. »<br />
Ce livre est au centre d’un débat su r le personnage d’<strong>Abraham</strong> qui a<br />
marqué les XIX e et XX e siècles : <strong>Abraham</strong> patriarche, « père des croyants »,<br />
apparaît comme un « héros de l’absurde », il est aussi un personnage<br />
«révoltant, contradictoire et incompréhensible ». L’auteur s’oppose aux idées<br />
préconçues sur le patriarche e t no tamment à ce lle selon la quelle il ne sera it<br />
qu’une étape du passé «d’où l’on part aujourd’hui pour aller plus loin ».<br />
<strong>Abraham</strong> comparé à d’autres pères sacrifiant leur enfant.<br />
On peut rapprocher notre épisode d’ autres récits, issus ou non de la<br />
tradition biblique, dans lesquels des pères se voient contraints de sacrifier leurs<br />
enfants. Le plus célèbre d’ entre eux est bien sû r le sacrifice d’Iphigénie. Alors<br />
que la flotte grecque s’appr ête à qu itter Aulis p our Troie, des vents contraires<br />
la contraignent à rester au port. Le de vin Calchas lui ayant révélé qu’Artémis,<br />
déesse de la Chasse, punissait de la so rte les Grecs pour avoir abattu des bêtes
71<br />
sauvages et que le seul m oyen d’apaiser s a colère é tait de sacrif ier sa f ille<br />
Iphigénie, le chef des arm ées gr ecques Agamem non, désireux de conquérir<br />
Troie, accepte le s acrifice. Selon les traditions, le sacrifice est accom pli<br />
jusqu’au bout (cf. Eschyle) ou détour né par la substitution d’une biche à<br />
Iphigénie (cf. Euripide). Aga memnon obéit comme <strong>Abraham</strong> à un ordre divin,<br />
mais il est, lui, plac é devant une alterna tive et choisit de sacrif ier sa f ille au<br />
nom de ce qu’il juge être un intérêt supérieur, la victoire de son armée.<br />
Citons éga lement la te rrible histoire de Jephté, juge en Israël au X<br />
siècle avant notre ère : pour assurer la victoire des Israëlites sur les Ammonites,<br />
il f ait le v œu de sacrif ier à son r etour du combat la prem ière personne qui<br />
viendra à sa rencontre. C’est sa fille uni que qui lui apparaît. Voulant respecter<br />
son engagement vis-à-vis de Yahvé, il a ccomplit le sacrifice : « Ah ! ma fille,<br />
vraiment, tu m’accables ! Tu es de ceux qui font mon malheur ! Je me suis<br />
engagé, moi devant Yahvé, et je ne puis revenir en arrière » (Juges XI, 34-35).<br />
Cette fois, c’est parce que Jephté pr opose l’idée d’un sacrifice hum ain que<br />
Dieu le soum et à l’épreuve du sacrif ice de sa f ille qu’il n’aurait jamais exigé<br />
autrement. Le sacrifice n’est pas grat uit comme pour <strong>Abraham</strong> puisqu’il est la<br />
conséquence d’une parole donnée.<br />
Si Aga memnon et Jephté peuvent ju stifier leurs actes par des règles<br />
morales et faire état publiquem ent de leur do uleur et de leur d échirement,<br />
s’exprimer, <strong>Abraham</strong> lui est seul et silencieux face à l’arbitraire<br />
incompréhensible de D ieu. Par ailleurs, il n’ag it pas en in teraction av ec le s<br />
autres hommes, mais en face à face avec Dieu.<br />
Nous pouvons donc dire qu’<strong>Abraham</strong> n’est pas le seul à avoir été<br />
confronté à la douloureuse expérience du sacrifice. Mais contrairem ent aux<br />
autres récits, aucun enjeu extérieur n’ intervient pour aider <strong>Abraham</strong> da ns sa<br />
décision.<br />
I e<br />
II- LA FIGURE D’ABRAHAM A TRAVERS LES SIECLES.<br />
Les représentations d’<strong>Abraham</strong> dans l’art.
72<br />
De tout temps, Abraha m a inspiré de multiples artistes. Au Moyen-Age,<br />
de nom breux m ystères racontent son histoi re et m ettent en lum ière le s divers<br />
aspects de son dram e. On trouve très tô t la représentation du sacrifice d’Isaac<br />
dans les synagogues, comme par exem ple dans celle de Doura-Europos en Syrie<br />
au III e sièc le. Sur le p ortail d e la cat hédrale Not re-Dame de Paris dit « du<br />
Jugement dernier », nous pouvons v oir <strong>Abraham</strong> recevant en son sein les âm es<br />
des justes : durant tout le M oyen-Age, mais surtout au XIII e siècle, l’art chrétien<br />
a employé cette image pour représenter le lieu de la paix et du repos dans l’autre<br />
vie. L’ép isode dram atique du sacrifice fut égalem ent choisi comm e thèm e de<br />
concours par la seigneurie de Florence en 1401 lors de la comma nde des<br />
fameuses portes de bronze du baptistère a ux peintres et sculpt eurs Brunelleschi<br />
et Ghiberti. Le m otif représente le bras de l’ange qui arrête le geste d’<strong>Abraham</strong><br />
et un bélier qui s’avance vers Isaac.<br />
Mosaïque de la synagogue de Beit Alpha en Palestine.
73<br />
Dessin (schématique) d'après la Topographie chrétienne de Cosmas, Bibliothèque Vaticane,<br />
début du IX e siècle.
74<br />
<strong>Abraham</strong> portant les élus, XIV e s, cathédrale de Bourges.<br />
Le Sacrifice d'<strong>Abraham</strong>, morceau de concours de Brunelleschi, 1401.
75<br />
Un personnage humain.<br />
<strong>Abraham</strong> n’est pas seu lement l’archét ype de l’élu croyant et soum is ;<br />
c’est aussi un homme qui éprouv e des se ntiments. Une de ses vertus les plus<br />
renommées est le sens de l’hospitalité. Si l’on considère la p einture du musée<br />
byzantin d’Athènes reproduite ci-dessous qui le représente accueillant les trois<br />
anges, on le voit rester debout, tout comme Sara, et proposer aux visiteurs de se<br />
désaltérer et de se rassasi er. Son large sourire laisse paraître sa gén érosité et<br />
son amour des autres.
76<br />
<strong>Abraham</strong> offre l'hospitalité aux anges, Musée byzantin d'Athènes.<br />
Même si la Bible ne donne que pe u d’indications sur les ém otions<br />
ressenties par <strong>Abraham</strong> , auteurs et arti stes ont voulu m ettre en évidence des<br />
sentiments humains chez lui. Théodore de Bèze, dans son <strong>Abraham</strong> sacrifiant,<br />
premier dram e français sur ce thèm e, présente le personnage d’<strong>Abraham</strong><br />
comme un père très fortement attaché à son fils unique, «fruit du miracle ». Cet<br />
acte qu ’il d oit a ccomplir le f ait h orriblement souf frir ; il se sen t co upable<br />
devant l’obéissance de son enfant : « Hélas, mon fils, pardonne-moi ta mort. »<br />
Et si l’<strong>Abraham</strong> du sacrifice peint pa r Chagall reste as sez inexpressif,<br />
celui qu i tient entre ses bras sa fe mme m orte est un homme déchiré par la<br />
douleur ; les larmes coulent sur son visage et disent son impuissance. A travers<br />
cette image du deuil de l’être cher, ch acun d’entre nous peut se reconnaître :<br />
<strong>Abraham</strong> e st aussi un m ortel proche de to us les au tres autres h ommes,<br />
démythifié.<br />
CONCLUSION<br />
La scène du sacrifice d’Isaac est la plus représentée du cycle d’<strong>Abraham</strong>,<br />
même si d’autres épisodes ont fréquemment servi de source d’inspiration comme<br />
la visite à Mambré des trois anges venant annoncer au vieux couple la naissance<br />
d’un fils. Ce sac rifice n’est pas con sidéré comme une histoire légendaire, m ais<br />
comme un événement.<br />
<strong>Abraham</strong> a fait l’objet de diverses ré flexions et polém iques à travers les<br />
siècles. Mais aujourd’hui la prom esse divine semble s’être réalisée et les « Fils<br />
d’<strong>Abraham</strong> », c’es t-à-dire les cro yants qu i se ré clament de sa patern ité<br />
spirituelle, peuplent la terre entière al ors que se sont effondrées depuis des<br />
siècles et des siècles de s dynasties dont le patriarc he fut le contemporain.<br />
<strong>Abraham</strong> paraît donc représenter une sour ce spirituelle ; c’est un être unique et<br />
exceptionnel aux multiples visages. Même s’il est parfois saisi par le doute, il ne<br />
perd jam ais confiance, il r econnaît sa crainte et ses fa iblesses, m ais décide et<br />
agit. Cependant, il demeure aussi un personnage obscu r et mystérieux sur lequel<br />
nous nous interrogeons encore.
77<br />
Le Dô me du R ocher, bâti p ar les<br />
conquérants musulmans vers 700 s ur<br />
l'esplanade de l' ancien Tem ple de<br />
Jérusalem. Pour les jui fs, le roche r qui<br />
est enchâssé est celui où <strong>Abraham</strong> aurait<br />
pu sacrifier Isaac, et pour les musulmans<br />
le l ieu à part ir du quel M uhammad se<br />
serait élevé au ciel.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
Dictionnaire illustré de la Bible, Bordas, 1990.<br />
OESTERREICHER-MOLLWO Marianne, Petit dictionnaire des symboles,<br />
Brepols, 1992.<br />
CHADWICK Owen, Une histoire de la chrétienneté, Cerf, 1995.<br />
Encyclopédie Encarta, Microsoft, 1998.<br />
LABOA Juan-Maria, Atlas historique du christianisme, Cerf, 1998.<br />
LOEW Jacques, La prière à l’école des grands priants, Fayard, 1975.<br />
BOUTANG Pierre, STEINER George, Dialogues, Lattès, 1994.<br />
SEGAL <strong>Abraham</strong>, <strong>Abraham</strong> enquête sur un patriarche, Plon, 1995.<br />
EURIPIDE, Iphigénie à Aulis, traduit par J. et M. Bollock, Ed. de Minuit,<br />
1990.<br />
DE BEZE Théodore, <strong>Abraham</strong> sacrifiant, José Feijoo, 1990.<br />
carte du Croissant fertile, berceau géographique des grandes civilisations du Moyen-Orient<br />
ancien (André Paul, La Bible, Repères Pratiques, Nathan, 1995).
76<br />
LAETITIA SOUZY<br />
LB<br />
<strong>Jacob</strong> ou la question de l’élection<br />
(les patriarches).<br />
Lutte avec l'ange, Marc Chagall, 1887-1985.
77<br />
METHODOLOGIE<br />
Nous avons commencé à travailler sur le dossier dès la fin du m ois de<br />
novembre. Nous avons d’abord cherché un axe d’étude puis effectué les<br />
recherches, notamm ent à la bib liothèque de la Part-Dieu et à celle de<br />
l’Université.<br />
Nous avions quasim ent term iné le dossier en avance lorsqu’une<br />
correction vint nous expliquer que notre travail n’avait pa s pris la bonne<br />
direction. Ainsi, nous avons fait d’au tres recherches dans l’urgence,<br />
reconstruit un plan et rédigé une nouvelle fois.<br />
La plus grande difficulté que nous avons rencontrée vient du fait que<br />
<strong>Jacob</strong> n’occupe pas une place préd ominante dans le tex te bibliqu e. Il y a<br />
beaucoup de docum ents que nous n’avons m alheureusement pas pu nous<br />
procurer en français. Ayant des dom iciles éloignés, nous avons fait des<br />
recherches chacune de notre côté, puis nous avons m is tout en comm un et<br />
nous sommes partagé la rédaction, bi en que les idées directrices aient<br />
souvent été décidées lorsque nous étions ensemble.<br />
Ce travail aura donc pris près d’un m ois et dem i. Nous avons préféré<br />
nous y prendre assez tôt afin d’étaler notre travail pour avoir du recul et<br />
réfléchir de façon plus approfondie.<br />
PLAN DETAILLE<br />
I- Les premiers signes.<br />
A-Les premières prises de conscience : Rébecca.<br />
B-Le rêve de l’échelle : annonce de l’alliance.<br />
II- La confirmation de l’alliance.<br />
A-Les mariages de <strong>Jacob</strong> : une famille symbolique.<br />
B-La lutte avec l’ange : l’épreuve finale.
78<br />
INTRODUCTION<br />
Les patriarches dans la Bible sont les prem iers guides du peuple<br />
hébreu. Ils sont les porteurs de la parole divine sur terre et ont pour<br />
mission d’accomplir la volonté de Dieu et le destin qu’il a conçu pour<br />
eux. C’est Dieu qui les choisit en concluant une alliance avec eux et<br />
c’est lui qui les guide à travers leurs pérégrinations.<br />
Les trois premiers, et ceux qui vont avoir le plus d’influence sur la<br />
suite de l’histoire biblique sont <strong>Abraham</strong>, Isaac et <strong>Jacob</strong>. Ces hommes<br />
vont m ener une existence de sem i-nomades et parcourir de long en<br />
large la Palestine en essayant d’accomplir de leur mieux la volonté de<br />
Dieu. Mais les patriarches, bien qu’aspirant à une vie spiritue lle<br />
idéale, restent des homm es, et ils sont continu ellement tiraillés entre<br />
leur idéal et leurs pulsions d’humains.<br />
Ainsi, il se mble inté ressant d’é tudier les p roblèmes soulevés par<br />
l’élection divine : pourquoi Dieu choisit-il un homm e plutôt qu’un<br />
autre ? Comment le f ait-il ? Quelles peuvent être les réac tions de ces<br />
hommes ? Quelle portée aura leur vie sur la suite de la Bible ?<br />
Nous tenterons d’éclairer ces p roblèmes à travers l’étu de de<br />
différentes œuvres d’art illust rant ou s’inspirant des grands<br />
événements de la vie de <strong>Jacob</strong>. C’est en effet l’un des patriarches qui a<br />
la vie la plus mouvementée et sa conduite est parfois très ambiguë. De<br />
ce fait, il reste le plus énigm atique. Il nous a semblé bon de donner à<br />
notre étude un ordre chronologique : nous commencerons par étudier<br />
les prem iers signes annonciateurs du choix de Dieu puis verrons<br />
comment et par quelles étap es Ja cob entre pleinem ent dans ses<br />
fonctions de patriarche.<br />
I- LES PREMIERS SIGNES.<br />
Après une lecture superficielle du cycle de <strong>Jacob</strong>, nous ne pouvons<br />
affirmer que le choix de la bénédic tion divine soit totalement explicite<br />
dans le texte biblique. La subtilité des inform ations vient du fait que<br />
beaucoup de passages sem blent ne pas avoir de grande importance.<br />
Pourtant, lorsque nous nous y atta rdons, ces inform ations sont<br />
porteuses d’un sym bolisme très fort qui aura un grand retentissem ent<br />
en psychologie et dans le domaine artistique.
79<br />
A- Les premières prises de conscience : Rébecca.<br />
Femme d’Isaac, m ère de <strong>Jacob</strong> et d’Ésaü, Rébecca fut la prem ière<br />
personne à avoir conscience du choix divin. En effet, une grossesse difficile<br />
et douloureuse provoqua chez elle une « Mélancolie » qui la conduisit, dans<br />
une prière, à interroger Yahvé (Genèse XXV, 22-23). Ce dernier lui répondit<br />
en ces term es : « deux nations sont da ns ton ventre…et l’aîné servira le<br />
cadet ». D’après le liv re Les femmes célèbres de la Bible (H. Haag, J. H.<br />
Krichberger, et D. Solle, La Biblio thèque des Arts, 1993, Lausanne), cet<br />
épisode se retrouve dan s une légende juive où Rébecca dem ande à Se m et<br />
Eber pourquoi elle a dû souffrir plus que d’autres lors de sa grossesse. Se m<br />
lui répond qu’elle portait les deux nations (Rome et Israël) qui seraient haïes<br />
du monde entier. Cet ouvrage signale que le rapport entre Esaü et Rome date<br />
du I er siècle avant J. -C.<br />
Esaü et Jac ob sont jum eaux ; la gém ellité es t un thèm e f réquent des<br />
mythologies. Ils sont complémentaires et opposés, représentant la dualité de<br />
l’homme pris entre son aspiration à la divinité et sa soumission aux instincts<br />
primaires (Esaü vend son droit d’aînesse pour un plat de le ntilles). Dès leur<br />
naissance, certains éléments sym boliques m anifestent le choix de Dieu et<br />
n’échappent pas à Rébecca. Comm e nous le décrit Cav ana dans Les<br />
Ecritures, Esaü sort le p remier, telle « une grosse chenille rouge » — Esaü<br />
était roux et poilu. Or, au Moyen Âge, les personnes à la chevelure rouge<br />
étaient cons idérées com me des desce ndants du m al ou des sorciers. La<br />
position des jumeaux a également un sens : <strong>Jacob</strong> tient le talon de son frère<br />
« comme s’il ne voulait pas voir la lum ière du m onde » (Les femmes<br />
célèbres de la Bible, p. 63). La psychanalyse y voit une rivalité fraternelle<br />
pour l’attribution de la prem ière pl ace, do nc, dans la Bible, d e la<br />
bénédiction.<br />
En grandissant, Esaü devient un habile chasseur qui procure de la viande<br />
à m anger, cela sem ble indiquer qu’il s’intéresse surtout au bien-être<br />
physique, ce qui ne correspond pas à l’ image d’un guide spirituel. Quant à<br />
<strong>Jacob</strong>, c’est un homme tranquille qui préfèr e rester « près des tentes » de la<br />
Torah, donc près de la parole divine.<br />
<strong>Jacob</strong> va mentir à son père, à contr ecœur, pour obtenir sa bénédiction.<br />
D’après la légend e juive, Ja cob n’aur ait ja mais m enti par les mots :<br />
lorsqu’Isaac lui demandait qui il était, il répondait qu’il était son fils ou bien<br />
disait : « C’est m oi ». La décision du vol de la bénédiction serait<br />
entièrement assum ée par Rébecca. C’est ce qu’illustre Jusepe De
80<br />
Ribera (1591-1652) en peignan t Réb ecca po ussant Jaco b vers Isaac. Le<br />
peintre a accentué l’éclairage des m embres des personnages, m ettant ainsi<br />
en valeur les gestes de façon sym bolique, plus particulièrem ent la m ain de<br />
Rébecca poussant <strong>Jacob</strong> et la peau de chevreau qui recouv re son bras. Ces<br />
éclairages évoquent la machination de Rébecca et l’idée de ruse. Les visages<br />
des personnages sont aussi très lu mineux, contrastant avec le fond noir<br />
symbolisant l’oubli po ur Rébecca et <strong>Jacob</strong> et le fond rouge pour Isaac<br />
représentant le pouvoir (de la bénédiction). Nous remarquons que la lumière<br />
provient de Rébecca, appuyant le geste de celle-ci, comme si la lum ière<br />
divine l’av ait aid ée. Les expres sions des visages sont aussi très<br />
significatives : Rébecca a les yeux grand ouverts et un visage sûr de lui, bien<br />
que triste. S on regard, légèrem ent tourné vers la lum ière, montre qu’elle a<br />
tout à fait conscience du choix divin. Le visage de <strong>Jacob</strong> est de profil, face à<br />
Isaac : il a les yeux ouverts m ais reste dan s l’om bre, dans la d emi<br />
conscience que l’électio n divine doit lu i revenir. Quant à Is aac, la lum ière<br />
sur son visage est plus intense, m ais les yeux sont ferm és pour montrer que<br />
le personnage est aveugle, non seulem ent physiquement, mais aussi devant<br />
la volonté divine.<br />
Isaac et <strong>Jacob</strong>, Jusepe de Ribera (1591-1652).<br />
Nous pourrions croire que <strong>Jacob</strong> n’est pas digne d’être béni parce qu’il a<br />
besoin de la ruse. Or c’est bien avec l’aide de Dieu qu’il sera béni, par la<br />
médiation de Rébecca. Comm e nous l’expose Les femmes célèbres de la<br />
Bible, c’est Rébecca qui « met au point une m achination et fait preuve d’un<br />
esprit particulièrement logique. La ru se n’est pas fom entée par <strong>Jacob</strong> » (p.
81<br />
63). Mais c’est aussi Dieu, qui d’ai lleurs co ntactera J acob à plusieurs<br />
reprises, notamm ent da ns l’épisode du rêve de l’Echelle qui annoncera<br />
l’alliance.<br />
B- Le rêve de l’échelle : annonce de l’alliance.<br />
<strong>Jacob</strong>, fuyant la colère d’Esaü après le vol de la bénédiction,<br />
s’enfuit chez son oncle maternel Laban sur le conseil de Rébecca. Une<br />
nuit, il se repose et s’endort. C’es t alors qu’il rêve d’une échelle où<br />
des anges montent et descendent. Au sommet, Dieu se m anifeste<br />
« visuellement » à <strong>Jacob</strong> pour la prem ière fois. Cet épisode du cycle<br />
de <strong>Jacob</strong> a toujours été une riche source d’inspiration pour de<br />
nombreux artistes, tel le musicien A. Schoenberg (1917). Saint Benoît<br />
de Nursis semble être l’homm e qui a popularisé le thèm e de l’échelle<br />
de <strong>Jacob</strong> (p ar le chap itre VII de sa Règle sur l’humilité) en Occident.<br />
Il explique que « si nous voulons atteindre le sommet de l’humilité, il<br />
nous faut ériger, pour y faire m onter nos actes, cette échelle qui<br />
apparut en songe à <strong>Jacob</strong>, par la quelle se montraient des anges<br />
descendant et m ontant … ce qui signifie que l’orgueil nous fait<br />
descendre e t l’hum ilité m onter. Cette éche lle est no tre vie en ce<br />
monde que le Seigneur dresse jusqu’au ciel pour le cœur humilié. Les<br />
montants de l’échelle sont notre corps et notre âme ; entre eux, l’appel<br />
divin a inséré, pour nous y faire monter, divers degrés d’humilité et de<br />
discipline ». Ce qui signifie que l’échelle sy mbolise les degrés à<br />
franchir pour atteindre la perfection à l’aide de la prière et d’une vie<br />
saine.<br />
En psychologie, l’échelle est le symbole du passage d’un m ode<br />
d’être à un autre. Dans le cas de Ja cob, cette théorie peut se vérifier :<br />
<strong>Jacob</strong> est chassé de chez lui, seul, apatride, et le songe se présente<br />
alors com me une pr omesse de st abilité et de prospérité, qui<br />
commencera à se réalis er dans le m ariage avec Rachel. L’échelle<br />
représenterait ce ch angement de statut. Dans la psychologie<br />
freudienne, l’échelle symbolise l’acte sexuel, refoulé et cristallisé dans<br />
le complexe d’Œdipe (Dieu serait alors un substitutif du père).<br />
Mais c’est dans la création arti stique que nous trouvons le plus de<br />
réinterprétations de l’échelle de <strong>Jacob</strong>, sans doute à cause de la<br />
puissance symbolique du récit. Nous pouvons citer la gravure de J. de
82<br />
Mandeville nommée L’échelle de <strong>Jacob</strong> et l’arche de l’alliance. Elle<br />
nous montre <strong>Jacob</strong> endorm i, tenant le talon de l’ange le plus près de<br />
lui, faisant ainsi référence au lien qui l’unissait à son frère E saü pour<br />
rappeler le vol de la bénédiction. Nous pouvons noter que Dieu n’est<br />
pas représenté, m ais suggéré par une bande (très fine) de lum ière. Ce<br />
qu’il y a d’étonnant, c’est la présence de l’arche d’alliance, tout en<br />
hauteur. Or, dans la Bible, il n’es t pas question d’arche, m ais d’une<br />
pierre faisant office de « maison de Dieu ». Nous com prenons alors<br />
que l’échelle a aussi pour but de séparer la « réalité » du songe, donc<br />
le corps de l’âme.<br />
Jean de Mandeville, Voyages, XIV e siècle,<br />
(Paris, Bibl. nat., ms. fr. 2810, Livre des merveilles, vers 1410-12),<br />
folio 161 v, L'Echelle de <strong>Jacob</strong> et l'arche d'alliance.<br />
On trouve aussi des représentations de Dieu à l’im age de l’homme<br />
au sommet de l’échelle. Ainsi, au XVII e siècle, sur le vitrail de l’église<br />
de Wragby reproduit page suivante.<br />
L'échelle de <strong>Jacob</strong>, rosace d'origine suisse (1685), église de Wragby, Yorkshire, Angleterre.<br />
"Cette rosace n'a qu e 20 cm de di amètre. <strong>Jacob</strong> est c ouché et dort à c ôté de s on c hien,<br />
également endormi. A l'arrière-plan, on voit, au bord d'un lac, un village typiquement suisse<br />
avec son débarcadère et son église. Dans l'église de Wragby se t rouve aujourd'hui la plus<br />
importante c ollection d e vitraux s uisses du m onde — 489 pa nneaux — acq uis par u n
certain M. Winn, du prieuré de Nostell, après l'invasion de la Suisse par les Français à la fin<br />
du XVIII e siècle. "<br />
83
84<br />
La tradition chrétienne fait de l’échelle le lien entre <strong>Jacob</strong> et Jésus-<br />
Christ considéré comme le nouveau temple de Dieu : c’est une échelle<br />
de chair, de sang et de m étaphysique. Cette idée se retrouve dans le<br />
nom de certains m onastères chartr eux appelés « Escale Dieu » ou<br />
« l’Echelle- Dieu ». L’échelle de <strong>Jacob</strong> a donc so uvent été représentée<br />
comme telle, par la croix de Jésus-Christ ou Jésus-Christ lui-m ême,<br />
mais aussi sous la forme d’une colonne, comme l’indique Ephrem de<br />
Nisibe (306-373) dans une Hymne à l’épiphanie où il explique que<br />
notre esprit doit se « dilat[er] » et que nous devons « regard[er] la<br />
colonne cachée dans les airs. Sa base est dans les eaux, et elle atteint<br />
jusqu’à la porte du ciel, comm e l’éch elle que vit <strong>Jacob</strong> » (cité dans<br />
L'univers de la Bible, A. Chouraqui, Lidis, 1982, Paris, p. 174).<br />
L’idée de comparer l’échelle à une colonne, se retrouve notamment<br />
dans une pièce de théâtre de De Obaldia (XX e siècle) intitulée : …Et à<br />
la fin était le bang. Cette p ièce m et en scène un homm e nommé
85<br />
Oscar-le-Stylite qui, désabusé par la folie hum aine, dans un contexte<br />
de guerre mondiale, monte sur une très haute colonne « en pleine terre<br />
chrétienne… » de façon à « retenir la droite de Dieu » (selon une<br />
dévote nommée Adélaïde) et à « support[er] le ciel tout entier sur ses<br />
épaules ». D’après Mathilde, la se conde dévote, Oscar serait « sur<br />
cette colonne qui vogue dans sa terr ible immobilité telle une nouvelle<br />
Arche de l’Alliance ». Oscar serait le représentant de <strong>Jacob</strong>, mais à la<br />
différence de celui-ci, il est prisonnier à jamais de son songe, ses rêves<br />
ne sont que quelques moments de lucidité.<br />
L’échelle de <strong>Jacob</strong> a aussi été une source d’inspiration pour<br />
Adrian Lyne, réalisateur am éricain du film L’échelle de <strong>Jacob</strong><br />
(1990 2 ). <strong>Jacob</strong> Singer, jeune diplôm é de philosophie devenu facteur à<br />
son retou r du Viet-Nâ m, souff re depuis son expérience m ilitaire d e<br />
troubles hallucinatoires et de cauchem ars. En particulier, il se sent<br />
poursuivi et m enacé par des démons. Aya nt retrouvé d’anciens<br />
compagnons de guerre atteints des m êmes sym ptômes, il va<br />
finalement découvrir que sa sect ion a servi de cobaye pour des<br />
chimistes de l’arm ée américaine qui élaboraient une nouvelle drogue<br />
proche du LSD et baptisée « l’ échelle ». En effet, cette drogue<br />
destinée à d écupler l’ag gressivité peut fait desce ndre l’homme dans<br />
ses plus bas instincts de bestia lité, dans un m onde de pulsions<br />
démoniaques, m ais aussi lui donner l’illusion d’une sublim ation,<br />
d’une m ontée avec les anges. Les homm es dr ogués du bataillon de<br />
<strong>Jacob</strong> se so nt entretués toute une nuit et ne peuvent se libérer de ces<br />
souvenirs inaccessibles à leur mémoire consciente.<br />
C’est à trav ers la thématique du rê ve que le réalisateur nous fait<br />
percevoir l’univers mental de <strong>Jacob</strong>, de telle sorte que le spectateur ne<br />
sait jam ais avec certitude quand le personnage rêve et quand il est<br />
dans le réel. A la fin du film, lorsque <strong>Jacob</strong> meurt en rêvant, on ne sait<br />
s’il se libère enfin de la drogue ou s’il en subit enfin les effets<br />
positifs : l’échelle devient une montée d’escalier donnant sur une porte<br />
d’où jaillit la lumière divine. Gabe, le fils de <strong>Jacob</strong> devenu ange (il est<br />
mort dans u n acciden t), accompagne son père jusqu’à cette lum ière.<br />
<strong>Jacob</strong> expérimente la théorie que Louis, son ostéopathe et ami, fervent<br />
lecteur de Maître Eckhart, a développé tout au long du film : celui qui<br />
2 <strong>Jacob</strong>'s Ladder (L'échelle de <strong>Jacob</strong>), fil m a méricain d' Adrian Ly ne, 1990, avec Tim<br />
Robbins (<strong>Jacob</strong>), Elisabeth Pena (Jezzie), Danny Aiello (L ouis), Jason Alexander (Geary),<br />
scénario : Bruce Joël Rubin, musique : Maurice Jarre, 112 min. couleur.
86<br />
s’accroche à toute force à la v ie, qui refuse de mourir, est assailli de<br />
toutes parts par des démons qui ve ulent sa m ort, alors que celui qui<br />
accepte l’id ée de la mort vit dans la s implicité et les visions d e<br />
béatitude. <strong>Jacob</strong>, héros du film , est le seul à parvenir à la vérité<br />
libératrice ; la fraternité avec les su rvivants du bataillon est inten se,<br />
mais comme le <strong>Jacob</strong> bibliqu e il f ait l’expé rience de la s olitude de<br />
l’élu, dans les angoisses comme dans les rencontres avec la divinité.<br />
Signalons aussi que dans ce fi lm <strong>Jacob</strong> a deux femmes, Jézabel<br />
(Jezzie) qui ne croit pas à la réalité des menaces pesant sur son amant<br />
et ne comprend pas ses angoisses, et Sarah, avec qui <strong>Jacob</strong> était m arié<br />
avant la guerre, la m ère de ses enfants, son véritable am our dont<br />
l’univers cristallise la sublim ation angélique causée par la drogue.<br />
Cela pourrait nous faire penser à Léa et Rachel et à la confirmation de<br />
l’alliance par le mariage.<br />
II- LA CONFIRMATION DE L’ALLIANCE.<br />
Après avoir étudié les prém ices de la vie de patriarche de<br />
<strong>Jacob</strong>, il semble im portant de s’intéresser aux événem ents marquants<br />
de ses pérégrinations qui vont contri buer à l’instituer pleinem ent dans<br />
ses fonctions de patriarche : ses m ariages avec Léa et Rach el et son<br />
combat avec un ange de Dieu.<br />
A- Les mariages de <strong>Jacob</strong> : une famille symbolique.<br />
Un patriarche, c’est av ant tout un chef de fa mille : il es t donc<br />
évident que le choix de la compagne avec qui il va fonder un foyer est<br />
un élément important pour la compréhension de son élection.<br />
A cause de la ruse de Laban, J acob va être obligé d’épouser Léa<br />
pour avoir la m ain de Rachel, sa bien-aim ée. Beaucoup d’artistes se<br />
sont intéressés à ce coup le de sœurs ennem ies. Pour Dante et Goethe,<br />
Léa et Rachel sont resp ectivement les symboles de la vie active et de<br />
la vie con templative. Goethe écrit dans Maximes et réflexions :<br />
« Réfléchir et agir, telles étaient en parallèle Rachel et L éa : l’une<br />
avait plus de grâce, l’autre plus de fécondité ». C’est aussi ce qu’avait<br />
écrit Dante dans le chant 27 de son Purgatoire, et ce qu’ illustre le
87<br />
tableau de Dante Gabriel Rossetti (1828-1882). Ces sœurs sont<br />
complémentaires, tout comme Caï n et Abel ou <strong>Jacob</strong> et Esaü (le<br />
premier est le pen seur et le s econd est le chasseur actif). Ainsi, ce<br />
n’est pas une femme que <strong>Jacob</strong> épouse, mais un ensemble parfait.<br />
"Rachel et Léa, vision de Dante", D. Gabriel Rossetit (1828-1882).
88<br />
Extrait de Lire la Divine Comédie de Dante, Le Purgatoire.<br />
DANTE :<br />
v. 79 et, à l'ombre, pendant que le soleil est accablant,<br />
sans bruit, sont gardées par leur berger qui,<br />
appuyé sur son bâton, s'occupe toujours d'elles ;<br />
et comme le pâtre qui à la belle étoile<br />
passe toute la nuit à côté de son troupeau qui dort,<br />
en prenant garde qu'aucun fauve ne lui fasse de mal ;<br />
c'est ainsi que nous étions tous les trois,<br />
moi comme une chèvre, et eux comme les bergers,<br />
enserrés à droite et à gauche par les hautes parois du couloir.<br />
De là on voyait bien peu à l'extérieur ;<br />
mais par une mince fente, je voyais les étoiles,<br />
plus lumineuses et plus grandes qu'elles ne le sont d'habitude.<br />
Ainsi en ruminant et en contemplant ces étoiles,<br />
je fus saisi par le sommeil, ce sommeil qui souvent,<br />
avant qu'ils n'aient lieu, connaît les événements.<br />
Dante ruminait … : il repassait dans son esprit tout ce qu'il venait de<br />
voir.<br />
v. 94 A l'heure, je crois, où de l'orient<br />
la montagne reçut les premiers rayons de Cythérée,<br />
qui du feu d'amour semble toujours brûler,<br />
il me sembla voir en songe une femme<br />
jeune et belle qui marchait dans une prairie,<br />
en cueillant des fleurs ; et en chantant elle disait :<br />
"Si quelqu'un demande mon nom, qu'il sache<br />
que je suis Lia, et que de mes belles mains<br />
avec les fleurs qui m'entourent je me fais une guirlande.<br />
Je me fais belle, pour me plaire devant le miroir ;<br />
mais ma sœur Rachel ne s'en éloigne jamais<br />
de son miroir, et toujours elle y est assise.<br />
Elle a autant de plaisir à voir ses beaux yeux<br />
que j'en ai à me parer de mes mains ;<br />
contempler est sa raison d'être ; pour moi c'est agir.
89<br />
Néanmoins, la préférence de J acob va à Rachel (la vie<br />
contemplative). Leur scène de re ncontre est un véritable coup de<br />
foudre et leur am our sera plus fort que toutes les conventions,<br />
notamment celle qui perm ettait à un homme de répudier sa fe mme si<br />
celle-ci était stérile, ce q ui était le cas de Rachel. Le tableau de Palma<br />
Le Vieux qui m et en scène leur prem ière rencontre m ontre, par la<br />
spontanéité de leur baiser, la force de leur amour.<br />
Rencontre de <strong>Jacob</strong> et de Rachel, Palma le Vieux, 1480-1528.<br />
B- La lutte avec l’ange : l’épreuve finale.<br />
En partant de chez Laban pour rentrer chez son père à Hébron,<br />
<strong>Jacob</strong> va lutter avec un inconnu jusqu’à l’aube, puis le supplier de le<br />
bénir.<br />
Cet épisode reste très m ystérieux et se prête donc à des<br />
interprétations très diverses. Pour Lamartine, ce combat est le symbole<br />
de notre rébellion perpétuelle contre l’esprit de Dieu, sans lequel nous
90<br />
ne somm es pourtant rien. C’es t ce qu’il exprim e dans le<br />
poème L’esprit de Dieu : le poète inspiré est paradoxalem ent tenté de<br />
se rebeller contre son inspiration, comme <strong>Jacob</strong> contre l’ange, contre<br />
la volonté de Dieu.<br />
Des écrivains comme Pi erre Emmanuel et Jean Giraudoux se sont<br />
intéressés à l’ interprétation ps ychologique de ce combat. En<br />
psychologie, un com bat sym bolise souvent une lutte contre<br />
l’inconscient et le refoulé. Ai nsi, Pierre Emm anuel écrit dans <strong>Jacob</strong><br />
que « tout homme doit affronter sa propre nuit s’il veut poursuivre sa<br />
route ». Pour lui, l’homme vit dans l'aveuglement et, s’il veut en sortir,<br />
il doit se faire violence pour aller chercher l’ouverture au plus profond<br />
de son être intérieur. Ce ne serait qu’au bout de cette lutte avec soimême<br />
que l’on pourrait accéd er à une condition supérieure. Jean<br />
Giraudoux, lui, interprète cette lutte comme le point final d’une crise.<br />
Son roman Le combat avec l’ange met en scèn e deux h éros : Jacques<br />
et Maléna. Tous les deux sont tr ès am oureux, m ais un jour, Maléna<br />
décide qu’elle ne m érite pas son am ant et le quitte pour partir à la<br />
recherche d’autre chose, en quête d ’aventure. Or elle va se b attre, en<br />
rêve, avec un ange qui va la terrasser. Au terme de cette lutte, qui reste<br />
mystérieuse, les deux am ants vont se rapprocher puis se réunir. Cette<br />
même idée de cris e éta it déjà pr ésente dans le table au Combat avec<br />
l’ange de Delacroix (1861). Les troncs tortueux et noués des arbres,<br />
ainsi que l’air désem paré des cavaliers en fuite traduisent le climat de<br />
tension entre les deux antagonistes. Le combat de <strong>Jacob</strong> apparaît alors<br />
comme une épreuve que Dieu lui impose pour qu’il lui prouve sa<br />
valeur. Comme Calvin l’explique « …tous les enfants de Dieu sont en<br />
ce monde comme des lutteurs ou des com battants parce que Dieu les<br />
exerce…par diverses luttes ».<br />
Il est peut-être aussi intéressant de faire le rapp rochement entre le<br />
combat de J acob et le motif du ch evalier inconnu dans la littérature<br />
médiévale. En effet, da ns ce genr e littéraire, le héros doit souvent<br />
affronter un chevalier inconnu, surg i de nulle part, pour prouver sa<br />
valeur.
91<br />
"Combat avec l'ange", Eugène Delacroix, 1861<br />
(fresque de la chapelle Saint-Ange de St Sulpice à Paris).
92<br />
LAMARTINE, Méditation sixième (Nouvelles méditations poétiques)<br />
L'Esprit de Dieu<br />
A L. de V***<br />
Le feu divin qui nous consume<br />
Ressemble à ces feux indiscrets<br />
Qu'un pasteur imprudent allume<br />
Au bord des profondes forêts :<br />
Tant qu'aucun souffle ne l'éveille,<br />
L'humble foyer couve et sommeille ;<br />
Mais s'il respire l'aquilon,<br />
Tout à coup la flamme engourdie<br />
S'enfle, déborde, et l'incendie<br />
Embrase un immense horizon.<br />
O mon âme ! de quels rivages<br />
Viendra ce souffle inattendu ?<br />
Sera-ce un enfant des orages,<br />
Un soupir à pein entendu ?<br />
Viendra-t-il, comme un doux zéphyre,<br />
Mollement caresser ma lyre,<br />
Ainsi qu'il caresse une fleur ;<br />
Ou sous ses ailes frémissantes<br />
Briser ses cordes gémissantes<br />
Du cri perçant de la douleur ?<br />
Viens du couchant ou de l'aurore,<br />
Doux ou terrible au gré du sort :<br />
Le sein généreux qui t'implore<br />
Brave la souffrance ou la mort.<br />
Aux cœurs altérés d'harmonie<br />
Qu'importe le prix du génie ?<br />
Si c'est la mort, il faut mourir …<br />
On dit que la bouche d'Orphée,<br />
Par les flots de l'Ebre étouffée,<br />
Rendit un immortel soupir.<br />
Mais soit qu'un mortel vive ou meure,<br />
Toujours rebelle à nos souhaits,<br />
L'esprit ne souffle qu'à son heure,<br />
Et ne se repose jamais.<br />
Préparons-lui des lèvres pures,<br />
Un œil chaste, un front sans souillures,<br />
Comme, aux approches du saint lieu,<br />
Des enfants, des vierges voilées,<br />
Jonchent de roses effeuillées<br />
La route où va passer un Dieu.<br />
Fuyant les bords qui l'ont vu naître,<br />
De Laban l'antique berger<br />
Un jour devant lui vit paraître<br />
Un mystérieux étranger :<br />
Dans l'ombre, ses larges prunelles<br />
Lançaient de pâles étincelles,<br />
Ses pas ébranlaient le vallon ;<br />
Le courroux gonflait sa poitrine,<br />
Et le souffle de sa narine<br />
Résonnait comme l'aquilon.<br />
Dans un formidable silence<br />
Ils se mesurent un moment ;<br />
Soudain l'un sur l'autre s'élance,<br />
Saisi d'un même emportement :<br />
Leurs bras menaçants se replient,<br />
Leurs fron ts lu ttent, leu rs m embres<br />
crient,<br />
Leurs fl ancs p ressent l eurs fl ancs<br />
pressés ;<br />
Comme un chêne qu'on déracine,<br />
Leur tronc se balance et s'incline<br />
Sur leurs genoux entrelacés.<br />
Tous deux ils glissent dans la lutte,<br />
Et <strong>Jacob</strong> enfin terrassé<br />
Chancelle, tombe, et dans sa chute<br />
Entraîne l'ange renversé :<br />
Palpitant de crainte et de rage,<br />
Soudain le pasteur se dégage<br />
Des bras du combattant des cieux,<br />
L'abat, le presse, le surmonte,<br />
Et sur son sein gonflé de honte<br />
Pose un genou victorieux !<br />
Mais sur le lutteur qu'il domine,<br />
<strong>Jacob</strong> encor mal affermi,<br />
Sent à son tour sur sa poitrine<br />
Le poids du céleste ennemi.<br />
Enfin, depuis les heures sombres<br />
Où le soir lutte avec les ombres,<br />
Tantôt vaincu, tantôt vainqueur,<br />
Contre ce rival qu'il ignore<br />
Il combattit jusqu'à l'aurore …<br />
Et c'était l'esprit du Seigneur !<br />
Attendons le souffle suprême<br />
Dans un repos silencieux ;<br />
Nous ne sommes rien de nous-mêmes<br />
Qu'un instrument mélodieux ;<br />
Quand le doigt d'en haut se retire,<br />
Restons muets comme la lyre<br />
Qui recueille ses saints transports<br />
Jusqu'à ce que la main puissante<br />
Touche la corde frémissante<br />
Où dorment les divins accords.
93<br />
PIERRE EMMANUEL, Lutte avec l'ange<br />
La plus profonde nuit pour un homme, c'est l'homme.<br />
Profonde et dure. Nul n'y pénètre qu'il n'ait<br />
Forcé les trompe-l'œil du savoir peint, percé<br />
Les perspectives sans espace qui ne s'ouvrent<br />
Qu'à celui qui s'y met en marche et rompt le mur.<br />
Car l'homme craint l'intimité de sa ténèbre<br />
Il la mure aujourd'hui avec du verre, pour<br />
Se faire accroire qu'il se voit à son travers.<br />
Protégé par les barbelés de ses abaques<br />
Gardé de soi par tant de grilles qu'il n'entend<br />
Que de très loin mugir sous terre son cloaque<br />
Dont il ne sait qu'il y enfonce du dedans,<br />
L'homme se fait comme une chose à sa mesure<br />
Sans ciel, sans gouffre, ni sublime étonnement.<br />
Nulle part la nuit n'est plus hostilement noire<br />
Qu'en ces lieux nets où se refait l'homme inhumain :<br />
L'intelligence est du métal de ses machines<br />
L'imagination masquée pour ne semer<br />
Son souffle sur l'idée stérile. En blouse blanche<br />
L'horreur opère à sa naissance la pensée :<br />
L'homme sera clarté sans bords aveugle-né.<br />
Hérissement de concepts fous qui se déchargent<br />
Eclairs, dans la chair molle et fuyarde en tous sens !<br />
Car l'homme-idée est cette larve mais cruelle<br />
Sa dureté gît dans son rire qui secoue<br />
L'informe esprit la gelée grise trémulante,<br />
Sans nom. Je vois ton rire ô cuvée de bacchantes<br />
T'énucléer par milliards comme le moût<br />
Crever le centre afin que tous ne soient qu'un trou<br />
Pulpe d'homme éclatée vers les astres ! ton rire<br />
Philosophique le cratère de tes dents<br />
Raison démente gueule humaine du néant.<br />
En cet énorme lieu je suis seul. Multitude<br />
Déserte que l'acier frappe d'aplomb.<br />
Extrait de J. Giraudoux, Œuvres romanesques complètes, Le Combat avec l’Ange :<br />
"C'est toi, Amparo !<br />
— Calmez-vous, Madame. Vous avez la fièvre. Vous vous battez dans votre lit.<br />
— Me battre ? C'est fini de me battre. Il a vaincu.<br />
— Monsieur Carlos Pio ? Jamais !<br />
— Tu n'imagines pas sa grandeur, Amparo. Ce n'était pas un ange de ma taille, avec des ailes,<br />
aux moignons d esquelles j' aurais pu m' agripper, avec ces pieds nus qu' ont les anges, sur<br />
lesquels j'aurais pu piétiner avec mes souliers de golf. Comment ce géant des géants pouvait<br />
arriver à lut ter avec m oi, cela m'était incom préhensible ! D'au tant pl us que je rapetissais<br />
encore, qu e j 'étais à pein e h aute comme une enfant, un e pou pée. M ais c'est dans c es<br />
moments qu' il y allait le plus durement. Sur ce tte rédu ction d e moi où tout était rédu it,<br />
amour, pens ée, il tom bait en b rute e t à b ras r accourcis. S ur ce qu 'il y av ait de plus<br />
minuscule en fa it d'am our, d'ob stination, ce tte m asse énorm e se ruait , s 'abattait. Il m e<br />
prenait par la tête et me cognait à des sortes de murs. Il me prenait aux jambes et me cognait<br />
la tê te à de s sort es d' arbres, à des ombus, à de s c harmes. Il me fra ppait à mê me l e sol<br />
comme on frappe le poulpe contre le quai du port pour qu'il devienne tendre. Son orteil était<br />
plus gros que moi. Son regard plus dense que moi. Si encore j'avais su ce qu'il me voulait !<br />
Mais je n'arrivais pas à démêler l'enjeu de la lutte. Il venait lutter les jours où je désespérais,<br />
je croyais que c'était contre mon désespoir. Il venait lutter mes jours de bonheur, je cro yais<br />
que c' était con tre mon bonheur. De sorte qu e je ne sav ais si c' était un br assage ou un<br />
combat, s'il était doux ou s'il était furieux. J'avais parfois l'impression que lui-même cro yait
94<br />
à une méprise, mais qu'un ordre supérieur lui prescrivait de continuer, et qu'il se forçait à<br />
lutter contre la tendresse et le renoncement, alors qu'il était parti en guerre contre l'orgueil.<br />
Etait-il l'ange de l' orgueil ou l' ennemi de l' orgueil ? Son visag e était trop haut d ans le ciel<br />
pour que je pusse y lire. D'ailleurs moi-même étais-je une irréductible petite masse d'orgueil<br />
ou une irréductible petite masse d'humilité, je ne le sais pas davantage aujourd'hui !<br />
CONCLUSION<br />
Pour résumer, nous pouvons dire que <strong>Jacob</strong>, bien que choisi par Dieu,<br />
doit contourner l’ordre des hommes avec ruse pour être le porteur de l’alliance.<br />
Il reste aussi, selon Saint Paul et pour beaucoup, la plus flagrante manifestation<br />
de la liberté du choix divin.<br />
Grâce à son mariage avec Léa et Rachel, il sera le père des douze tribus<br />
d’Israël. Il acquerra le nom d’Israël à la suite de son combat avec l’ange et sera<br />
ainsi le fondateur de toute une na tion. Sa vie tum ultueuse et rem plie<br />
d'événements m ystérieux et très sy mboliques a été un e so urce d' inspiration<br />
riche pour de nom breux artistes, m ais pe ut aussi être inte rprétée comme une<br />
préfiguration du destin mouvementé de son peuple.<br />
Bien que le rôle qu' il joue dans la Bible puisse sembler pâle comparé à<br />
celui des protagonistes d’épisodes comme celui de la faute originelle, <strong>Jacob</strong><br />
occupe une place importante dans les traditions religieuses 3 .<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
♦ Dictionnaire culturel de la Bible - Marabout, Nathan, 1990, Paris.<br />
♦ Les femmes célèbres de la Bible - H. Haag, J. H. Kirchberger et D Sölle,<br />
La Bibliothèque Des Arts, 1993, Lausanne, Paris.<br />
♦ L’univers de la Bible - A. Chouraqui, Lidis, 1982, Paris.<br />
♦ La Bible en vitraux - Brunnen Verlag, 1991, Bâle.<br />
♦ L’échelle céleste dans l’art du Moyen Âge - Christ Van Heck,<br />
Collection «idées et recherche», Flammarion, 1997, Paris.<br />
♦ Delacroix - Alain Daguerre De Hureaux, Hazan, 1993, Paris.<br />
♦ Musée national du message biblique Marc Chagall - Editions de la<br />
réunion des musées nationaux, 1990, Paris.<br />
♦ Lire la Divine Com édie de Dante : le Purgatoire - Traduction et<br />
commentaires de François Mégros, L’âge d’Homme, 1994, Lausanne.<br />
♦ Méditations - Lam artine, Edition de F. Letessier chez Garnier Frères,<br />
1968, Paris.<br />
♦ Œuvres romanesques complètes - J. Giraudoux, Gallimard, 1994, Paris.<br />
3 Selo n le Talm ud p ar ex emple, c'est lu i q ui au rait étab li la p rière du so ir, et d epuis sa<br />
blessure à la hanche dans sa lutte avec l'ange, les juifs et les Arabes ne mangent plus le nerf<br />
sciatique.
95<br />
♦ …Et à la fin était le bang - R. De Obaldia.<br />
♦ Pierre Emmanue l- A. Bosquet, Collection «Poètes d’aujourd’hui»,<br />
Seghers, 1971, Paris.<br />
♦ Les Ecritures - Cavana, Livre de poche, 1984, Paris.
96<br />
Raphaël (1483-1520), Retour au pays de Canaan.
98<br />
Marc Chagall, Le Passage de la Mer Rouge, 1954-55, huile sur toile, 216,5x146,<br />
Musée Message Biblique, Nice.<br />
<strong>Moïse</strong><br />
de l’Egypte à la Mer Rouge.
99<br />
METHODOLOGIE ; PROTOCOLE DE TRAVAIL<br />
L’élaboration de ce dossier a été longue et non sans difficultés ! Nous sommes tout<br />
d’abord parties dans la direction d’un « hors-sujet »total ! En effet, pour commencer, nous<br />
nous sommes timidement appr ochées de l ’univers de M oïse, rencontrant au hasa rd des<br />
bibliothèques des livres trai tant du su jet, n’ayant qu’ une id ée tr ès vague du type d e<br />
recherche nécessaire à ce devoir. C’est ainsi que l’une d ’entre nous lisait et tentait<br />
d’analyser le passa ge de l’<strong>Exode</strong> co ncerné. De ux sem aines d urant n ous erri ons da ns ce<br />
vaste thème sans auc un repère. Heureusement, nous lûmes plus précisément les consignes<br />
d’élaboration du dossier. Nous avons d’abord été paniquées, ne parvenant pas à percevoir<br />
précisément l e t ravail demandé. A force d ’interrogations, de réflexions com munes, nous<br />
avons pu un p eu m ieux cern er ce q ui n ous ét ait dem andé. Fi nalement, l a part ie l a p lus<br />
difficile a bien été de comprendre quels devaient être les enjeux véritables du dossier !<br />
Les choses ont alors pu s’accélérer, bien que le départ ait été décourageant. Après<br />
nous être rendues à la Faculté Catholique et y avoir consulté le Dictionnaire Culturel de la<br />
Bible, nous a vons obtenu une l iste i mpressionnante d ’œuvres t raitant du s ujet. Il faut<br />
l’avouer, ce lieu ne nous a été u tile que dans cette mesure et les liv res nous ont été fournis<br />
par la bibliothèque de la Part-Dieu. Peut-être souffrions nous d’une trop grande abondance<br />
de livres. Le s ecret n’est pas de p rendre superficiellement connaissance de di x livres mais<br />
d’en choisir quelques-uns auxquels nous sommes plus sensibles. Bref, après un partage des<br />
ouvrages sel on n os g oûts, n ous e n av ons approfondi l a l ecture. O nt s uivi des éc hanges<br />
réguliers d’idées, des m ises en c ommun, à pa rtir de squels n ous av ons p u dégager des<br />
thèmes. C ependant, l a p roblématique ne ve nait pa s. C’est ap rès d iscussion a vec l e<br />
professeur que le plan est devenu apparent. Il ne no us restait plus qu’à r édiger, ce qui fut<br />
fait sans grande difficulté. Saisir fut une autre histoire…<br />
PLAN<br />
Introduction.<br />
I- Le rôle de <strong>Moïse</strong>.<br />
<strong>Moïse</strong> et Dieu.<br />
<strong>Moïse</strong> et les Hébreux.<br />
II- Les différentes figures de <strong>Moïse</strong> à travers les siècles.<br />
Un prophète d’exception.<br />
Un homme exemplaire.<br />
III- Les tribulations des Hébreux en Egypte : une<br />
préparation à la grande révélation.<br />
L’origine des récits.<br />
L’annonce de la Révélation.<br />
L’importance du Nom.<br />
Conclusion.
100<br />
Bibliographie.
101<br />
INTRODUCTION<br />
Le Livre de l’<strong>Exode</strong> est l’un des plus connus de la Bible, cependant<br />
nous allons tout de m ême en relater les événem ents principaux. Le peuple<br />
hébreu, asservi par les E gyptiens, inquiétait Phara on par sa croissance trop<br />
importante. Ce dernier prom ulgua un éd it pour que soient exterminés tous<br />
les garçons prem iers-nés des Hébreux, m ais <strong>Moïse</strong>, l’un d’entre eux, fut<br />
recueilli par la propre fille de Pharaon. Ayant grandi, <strong>Moïse</strong> tua un Egyptien<br />
et s’enfuit à Madian, où il épousa Çipora. C’est alors que Dieu lui apparut<br />
dans le Buisson ardent, se révèlant à lui, et lui donna pour m ission de<br />
délivrer son peuple. <strong>Moïse</strong> retourna donc auprès des siens et alla trouver<br />
Pharaon. C omme celui-ci refusait de la isser partir les Hébreux, Dieu par<br />
l’intermédiaire de <strong>Moïse</strong> frappa l’E gypte de dix plaies. Après la m ort des<br />
premiers-nés égyptiens, les Hébreux fu rent enfin libérés par Pharaon pour<br />
aller honorer leur Dieu. Cependant, Phar aon et son arm ée se lancent à leur<br />
poursuite dans le désert : c’est alors que se produit le m iracle de la Mer<br />
Rouge : Dieu l’ouvre pour laisser passer les Hébreux, m ais la referm e sur<br />
les Egyptiens. Cet épisode m arque l’ entrée dans l’<strong>Exode</strong> à proprement<br />
parler : la grande révélation de Dieu à son peuple se poursuivra au désert.<br />
De nos jours, nom breuses sont les interprétations de l’histoire d e<br />
<strong>Moïse</strong>, m ais on peut se dem ander si <strong>Moïse</strong> a été perçu de m anière<br />
« objective ». Son statut de libérateur n’a- t-il pas suscité chez la postérité le<br />
désir de le rendre plus héroïque, au détrim ent du véritable message que le<br />
texte biblique a voulu transm ettre ? N’avons-nous pas cherché à combler<br />
nos ignorances sur ce personnage pour cr éer le héros nécess aire à une aussi<br />
grande histoire ? Le culte du chef ne l’a -t-il p as em porté sur<br />
l’approfondissement de la foi qu’une ré flexion sur l’élu de Dieu devrait<br />
susciter ?<br />
Dans un premier temps, nous verrons qui était <strong>Moïse</strong> et quel était son<br />
rôle à travers le texte biblique. Ensuite , nous étudierons les caractéristiques<br />
de la figure de <strong>Moïse</strong> abordée à partir de différentes in terprétations. Enfin,<br />
nous m ontrerons que le véritable aboutissement du texte qui retrace<br />
l’histoire de <strong>Moïse</strong> (<strong>Exode</strong> I-XV) est la révélation extraordinaire de la foi.<br />
1. LE ROLE DE MOÏSE.
102<br />
<strong>Moïse</strong> et Dieu dans la Torah.<br />
Les relations entre Moïs e et Dieu sont définies étape par étape dans<br />
le tex te bib lique. Ainsi, <strong>Moïse</strong> es t en liaison constante avec Dieu, qui lui<br />
communique ses volontés, ses ordres, se s bénédictions et révélations. Il<br />
apparaît donc comm e l e nabi suprême, le prophète par excellence. <strong>Moïse</strong><br />
communique avec Dieu par la v ision et par la p arole. Il e st à la f ois roé et<br />
nabi, c’est-à-dire « appelé » par Dieu et « envoyé » pour guider son peuple.<br />
Comme l’écrit André Chouraqui dans son ouvrage <strong>Moïse</strong> (édition du<br />
Rocher, 1995), <strong>Moïse</strong> a sans cesse été en quête de celu i qu’il dénommait<br />
d’un pronom personnel, « LUI ». Et il n’a pu devenir lui-m ême qu’après<br />
l’avoir rencontré et vu f ace à face. Cependant, le statu t d’exception que lui<br />
confère l’élection ne l’empêche pas de demeurer tout simplement un homme<br />
comme les autres. Il éprouve la s ouffrance de la vocation prophétique.<br />
Prophète du doute, du refus, de la révolte, c’est à lui que l’on se réfère<br />
lorsque l’on cherche l’exem ple d’une prophétie de la douleur. La scène la<br />
plus caractéristique de son inquiétude es t celle du buisson ardent. Il semble<br />
complètement désemparé (cf. la peinture de Raphaël), effrayé devant Dieu.<br />
Par ailleurs , la To rah dépein t M oïse non p as comm e un chef<br />
indépendant et sûr de lui, m ais comme un courtisan fidèle, dont le mérite<br />
consiste à exécuter la v olonté de D ieu. On peut par exem ple constater que<br />
<strong>Moïse</strong> ne retourne pas en Egypte av ant que Dieu ne le lui ordonne. Il<br />
n’élabore pas de plan pour faire fuir les esclaves hébreux, m ais écoute les<br />
enseignements de Dieu et les suit à la lettre. Il est décrit comme un<br />
exécutant, voire com me une « marionnette » m anipulée d’en haut. Sa<br />
mission consiste à tra nsmettre le s messages de Dieu aux Hébreux et<br />
accessoirement à Pharaon. Il est un am bassadeur fidèle : le bâton dont il ne<br />
sépare plus symbolise cette dignité. Ce n’est pas une baguette de m agicien,<br />
mais l’objet au m oyen duquel la puissan ce de Dieu se fait connaître : celui<br />
qui le tient n’a qu’un pouvoir dérivé, c’es t un serviteur. Le souci prim ordial<br />
de l a Tor ah e st de ne pa s fa ire de M oïse une sorte de Dieu qui m ériterait<br />
l’adoration : il s’agit de préserver clairement l’idée d’un Dieu unique, seule<br />
puissance rédemptrice.<br />
<strong>Moïse</strong> et les Hébreux.
103<br />
Pour exécuter la volonté de Dieu, Mo ïse doit se présenter devant les<br />
Hébreux afin de leur transm ettre sa parole. <strong>Moïse</strong> est un prophète inséré<br />
dans l’h istoire d ’un peuple, s a mission l’introduit au m ilieu d’une<br />
communauté. Mais co mment a été accueilli ce «libérateur<br />
étaient les relations entre <strong>Moïse</strong> et le peuple hébreu ?<br />
» ? Quelle s<br />
Rappelons tout d’abord que <strong>Moïse</strong>, dont le nom est égyptien, est un<br />
Hébreu élevé par des Egyptiens. Il est donc partagé entre deux peuples, dont<br />
l’un réduit l’autre à l’escl avage. Ainsi, comm e le souligne Chouraqui, il a<br />
été forcé de faire un cho ix, cristallisé dans l’épisode biblique où il surprend<br />
un Egyptien en train de frapper un Hébreu : <strong>Moïse</strong> défend « son frère de<br />
sang » et par cet acte son parti est pris : il décide de devenir pleinem ent<br />
hébreu. Cependant, il a grandi dans le palais de Pharaon, il n’est pas esclave,<br />
il possède des privilèges par rapport aux sien s. Il est libre, il peut prendre de<br />
la distance par rapport à la condition des Hébre ux, cela d’autant plus qu’il<br />
part en exil. En cela, il ne pourra jamais faire réellement partie intégrante de<br />
ce peuple.<br />
Cette distance lui a sans doute pe rmis de prendre le prem ier<br />
conscience de «l’esclavage intérieur que cette situation extérieure révélait »,<br />
pour reprendre l’idée d’Annick de Souzenelle exprim ée dans l’Egypte<br />
intérieure ou les dix plaies de l’âme (Albin Michel, 199 1) ; sa situa tion<br />
marginale est peut-être une des motivations du choix que Dieu fait de lui.<br />
La tâche de <strong>Moïse</strong> ne sera pas aisée. En effet, s’il est d’abord<br />
accueilli avec enthousiasme, sa première action, qui aura pou r conséquence<br />
immédiate d’asservir p lus encore le peuple hébreu, lui vaudra de violents<br />
reproches. Nous pouvons voir par ailleurs à travers un passage biblique dans<br />
lequel deux Hébreux s’opposent que le pe uple n’est pas soudé, solidaire, et<br />
qu’il ne reconnaît pas spontaném ent la préém inence de <strong>Moïse</strong> : « qui t’a<br />
constitué notre chef et notre juge ? Penses-tu à me tuer comme tu as tué hier<br />
l’Egyptien ? » Le peuple ne sem ble pas disposé à sortir de sa condition. Il<br />
n’a pas con fiance en M oïse et n’a pa s une véritable volonté de se libérer.<br />
Elie Wiesel nous rapporte une légende selon laquelle, « pendant que <strong>Moïse</strong><br />
négociait la libération des juifs avec le Pharaon, Aaron tentait de convaincre<br />
les juifs d’accepter la liberté ». La f onction des plaies inflig ées par Dieu à
104<br />
l’Egypte sera aussi de faire reconna ître <strong>Moïse</strong> auprès de son peuple.<br />
Heureusement, comm e le constate le même auteur, que Dieu a endurci le<br />
cœur de Pharaon … car si celui-ci avai t consenti à la dem ande de <strong>Moïse</strong>, il<br />
n’est pas certain que le départ aurait été une réussite étant donné l’état<br />
d’esprit des Hébreux.<br />
Ainsi Moïs e a-t-il renco ntré de m ultiples dif ficultés. Il n ’avait pa s<br />
vraiment la carrure d’un grand m eneur de foule, rappelons qu’il avait sans<br />
doute des difficultés d’élocut ion et qu’il ne se sentai t pas apte à la m ission<br />
que lui demandait Dieu. Pour exem ple, on citera un passage de l’<strong>Exode</strong> IV,<br />
où <strong>Moïse</strong> dit à Dieu : « Excuse-moi, mon Seigneur, je ne suis pas doué pour<br />
la parole, ni d’hier ni d’ avant-hier, ni même depuis que tu adresses la parole<br />
à ton serviteur, car m a bouche et m a langue sont pesants ». E. W iesel<br />
toujours nous fait rem arquer que « <strong>Moïse</strong> nous est donné hum ain dans sa<br />
grandeur jusque dans ses faiblesses. Al ors que les autres religions tendent à<br />
transformer leurs fondateurs en dem i-dieux, le judaïsm e fait tout pour<br />
humaniser le sien. »<br />
Cependant, à travers les siècles, le s dif férentes cultu res, judaïsm e<br />
compris, n’en ont pas toujours fait auta nt. En effet, le personnage de <strong>Moïse</strong><br />
s’est peu à peu transform é en un vé ritable héros, aux dépens du m essage<br />
qu’il a délivré à son peuple.<br />
Gustave Do ré, L’extermination des<br />
premiers-nés égyptiens.<br />
Les neuf premières plaies ont été causées<br />
par des éléments naturels.<br />
La dixième est accomplie directement par<br />
la main d e Di eu (sou rce : <strong>Moïse</strong>, Claude<br />
Duvernay, é dition Aimery Som ogy,<br />
Paris,1977).
2. LES DIFFERENTES FIGURES DE MOÏSE A TRAVERS LES SIECLES.<br />
Un prophète d’exception.<br />
On peut constater que, dans de nombreux écrits, <strong>Moïse</strong> est présenté<br />
comme un prophète d’exception, comm e le chef qui conduisit le peuple<br />
d’Israël hors d’Egypte. Ce s fonctions doivent aller de pair avec des qualités<br />
exceptionnelles, comm e l’exprim e André Neher qui pense que <strong>Moïse</strong><br />
possédait des « qualités inégalables et inégalées de prophète ». P our<br />
l’écrivain, <strong>Moïse</strong> réunissait des aspects du prophétism e qui ne se<br />
retrouvaient ailleurs que séparém ent. <strong>Moïse</strong> possède donc en lui quelque<br />
chose de « l’exaltation guerrière des chophtim », tout en étant « intercesseur<br />
auprès de la divinité ».<br />
Le philo sophe ju if Mar tin Bube r 4 p erçoit au ssi <strong>Moïse</strong> co mme un<br />
prophète exceptionnel. Il le caractér ise comme étant un homm e ivre de<br />
Dieu, un chef actif, toujour s conscient de ses respons abilités, de sa charge,<br />
« l’homme non divisé, recevant comme tel le message de Dieu et s’efforçant<br />
comme tel de le traduire dans la vie ». Tout ceci en fait un être unique. Pour<br />
Daniel Jérémy Silver aussi, <strong>Moïse</strong> était ce que nul autre n’a pu être. Silver le<br />
perçoit comm e « le plus grand génie religieux de tous les tem ps » et le<br />
« fondateur de la foi ».<br />
De l’adm iration pour le prophète à l’adm iration pour l’homme, le<br />
glissement est facile. On le voit selon Chouraqui s’am orcer chez saint<br />
Augustin (354-430) : ce dernier, co mme de nom breux autres Pères de<br />
l’Eglise, prend <strong>Moïse</strong> comme exemple et admire le meneur de peuple ; mais<br />
lorsqu’il dit rêver de ressem bler à cet homm e « où il se retrouve comme<br />
dans un m iroir », n’est-ce pas parce qu’il jalou se l’humilité de Mo ïse, lui,<br />
Augustin, « qui avait tant de mal à faire taire son orgueil » ?<br />
4 Mar tin BU BER, p hilosophe isr aélien d ’origine autrichienne ( Vienne 1 878- Jérusalem<br />
1965) qui a renouvelé l’étude de la tradition juive.
106<br />
Un homme exemplaire.<br />
L’image donnée de <strong>Moïse</strong> est celle d’un grand homme qui fut le<br />
libérateur du peuple juif. Bien souven t, on le représente comme un homme<br />
imposant, rayonnant de force vitale. La figure de <strong>Moïse</strong> fut modelée au fil<br />
des nouvelles périodes culturelles en fonction de l’im age qu’on se faisait du<br />
héros.<br />
Dans la culture hellénistique 5 , <strong>Moïse</strong> devient un e personne visible<br />
(le physique peut être représenté) et définissable, possédant les qualités les<br />
plus adm irées par les élites de cett e société. On découvre alors un « un<br />
vigoureux- roi- prophète- philosophe » dont la prestance ne peut être égalée<br />
de personne.<br />
La Renaissance italienne donne lieu à de nouvelles représentations<br />
de <strong>Moïse</strong>, dont la plus célèbre est sa ns conteste la statue de Michel-Ange,<br />
exposée en 1516 à Rom e. Cette dernière nous dévoile un homme fort et<br />
grand, qui peut vaguem ent nous rappe ler Zeus. Ceci est tout à fait<br />
caractéristique de l’époque, qui aime à faire des dieux grecs les symboles de<br />
la puissance physique et morale.<br />
Le tableau de Maurice Denis, <strong>Moïse</strong> sauvé des eaux (1901), illustre<br />
également l’idée s elon laquelle les représ entations s’éloignent de la vé rité<br />
historique pour s’adapter aux goûts et critères d’un lieu ou d’une époque.<br />
Cette peinture, qui m et en scène <strong>Moïse</strong> sauvé des eaux, est très loin de la<br />
vérité historique présumée. Le paysage ne ressemble en aucun cas à celui de<br />
l’Egypte. Les fe mmes ainsi que l’enfant ont la peau blanche et les cheveux<br />
clairs, ce qui est aberrant car les Egy ptiens ont plutôt le teint basané. Enfin,<br />
la dame à droite du tableau porte un ch apeau de paille, ce qui ne correspond<br />
pas à la tradition égyptienne… A traver s cette peintu re, on ressent surtout<br />
l’influence de la Renaissance italienne sur Maurice Denis.<br />
5 Se d it d e la p ériode d e civ ilisation g recque allan t d e la co nquête d ’Alexandre à la<br />
conquête romaine.
107<br />
Michel Ange, <strong>Moïse</strong>, 1516.<br />
Eglise St Pierre-aux-Liens, Rome.<br />
Source : Dictionnaire Culturel de la<br />
Bibl<br />
La Lyre.<br />
<strong>Moïse</strong> sauvé des eaux, vers 1896.<br />
Représentation d e l’un ivers ég yptien<br />
et de l’autorité de la fille de Pharaon.<br />
Source : <strong>Moïse</strong>, Claude Duvernay.
108<br />
Maurice Denis.<br />
<strong>Moïse</strong> sauvé des eaux, 1901<br />
(source <strong>Moïse</strong> de C laude<br />
D )<br />
Dans le m ême ordre d’idées, on peut s’a ttarder sur le por trait de<br />
<strong>Moïse</strong> qu’a dressé Rudolph Kittel en 1924 dans son livre Les grandes<br />
figures et pensées en Israël. On peut en effet lire dans sa présentation de<br />
<strong>Moïse</strong> une description physique et ps ychologique très m inutieuse. C’est<br />
ainsi que l’on découvre un homm e de carrure imposante, au tem pérament<br />
dynamique et résistant. Daniel Jé rémy Silver reproche à Kittel<br />
d’« attribue[r] ses propres idées pr éconçues sur l’apparence que devrait<br />
avoir un héros » à l’im age de <strong>Moïse</strong>. On peut qualifier ces pratiques de<br />
pures inventions car les descriptions vont largem ent au-delà de ce que le<br />
texte biblique permet de conclure.<br />
L’ exaltation de <strong>Moïse</strong> ne conc erne pas seulem ent son physique.<br />
Pour Alfred de Vigny, le prophète devi ent la figure em blématique du génie<br />
solitaire et incompris à laquelle il s’id entifie en tant que poète. A propos de<br />
son poèm e <strong>Moïse</strong>, Vign y écrit à so n a mie Cam illa Maunoir : « Ce g rand<br />
nom ne sert que de m asque à un homme de tous les siècles et plus m oderne<br />
qu’antique » (cf. poèm e au chapitre su ivant). Pour certains peuples, <strong>Moïse</strong><br />
devient le chef m ythique et m ajestueux qui a perm is l’émancipation. Ainsi
109<br />
les Noir s d’A mérique du Nor d re vendiquent-ils dans les Negro-Spirituals<br />
leur désir de liberté en se référant à l’exode du peuple juif et en louant<br />
<strong>Moïse</strong>, source de rêve et d’espoir.<br />
Freud, dans son essai intitu lé <strong>Moïse</strong> et le monothéisme (1939), se<br />
demande « comment [il] se peut qu’u n homme isolé exerce une action aussi<br />
extraordinaire, qu’il form e un peuple à partir d’individus et de fam illes<br />
quelconques, qu’il lu i imprim e son carac tère définitif et déterm ine s on<br />
destin pour des m illénaires ». Il dé fend l’hypothèse s elon laquelle Mo ïse<br />
représentait la figure du père exerçant une force surprenante sur son peuple<br />
et rappelle « qu’il existe dans la masse humaine le fort besoin d’une autorité<br />
que l’on puisse adm irer, devant laqu elle on s’ incline, par laquelle on est<br />
dominé, et m ême éventuellem ent m altraité ». Selon lui, le s tra its don t est<br />
paré le « grand homm e » dans le texte biblique sont des traits paternels.<br />
Ainsi, la résolution de la pensée, la force de la volonté, l’énergie des actions,<br />
l’autonomie et l’indépendance sont communes à l’im age paternelle et à<br />
<strong>Moïse</strong>. La figure du « grand homme » se trouve même amplifiée jusqu’au<br />
divin : Freud va jusqu’à dire que <strong>Moïse</strong> fut le seul homme qui créa les juifs.<br />
La tendance à augm enter le rôle de <strong>Moïse</strong> au détrim ent de celui de<br />
Dieu est sensible dans la pensée m oderne. Cependant, ch erchant un héros,<br />
n’a-t-on pas négligé le véritable enjeu du texte biblique, puisque <strong>Moïse</strong> n’est<br />
en f ait qu’ un interm édiaire, un in tercesseur e ntre Dieu et son p euple ?<br />
L’essentiel, ce n’est pas la personne de <strong>Moïse</strong>, mais la Révélation que Dieu<br />
fait à son peuple.<br />
DESCENDS, MOÏSE. . .<br />
Descends, <strong>Moïse</strong>, et va vers le rivage,<br />
Parle au vieux roi du peuple égyptien,<br />
Dis-lui que Dieu t'a sorti d’l'esclavage,<br />
Dis-lui : not’Dieu va délivrer les siens !<br />
Vous n’peinerez plus sur la terre<br />
étrangère,<br />
L’vieux Pharaon ne vous tourmentera<br />
plus ;<br />
Descends, <strong>Moïse</strong>, et va vers la rivière,<br />
Le Seigneur Dieu va sauver 1’peuple<br />
élu !<br />
L’vieux Pharaon va s’mettre à<br />
vot’poursuite,<br />
Il se noyera dans les eaux d’la mer<br />
Rouge ;<br />
Le Seigneur Dieu va protéger vot’fuite,<br />
Vous n’mourrez pas dans les grands flots<br />
qui bougent.<br />
Les opprimés n’seront plus dans la peine,<br />
Descends, <strong>Moïse</strong>, parle au nom<br />
d’Jéhovah ;<br />
C'est1’Seigneur Dieu qui va briser nos<br />
chaînes,<br />
Dis au vieux roi que not’peuple s'en va. .<br />
.<br />
L'or de vos maîtres, vous 1’prendrez<br />
pour salaire ;<br />
Vous bénirez1’Seigneur qui vous sauva ;<br />
Descends, <strong>Moïse</strong>, au bord de la rivière,<br />
Dis au vieux roi que not’peuple s'en va. .<br />
.
Négro spiritual, Fleuve profond, sombre rivière.<br />
3. LES TRIBULATIONS EN EGYPTE : UNE PREPARATION A LA<br />
GRANDE REVELATION.<br />
La libération des Hébreux, du buisson ar dent au miracle de la mer, a<br />
été perçue de multiples façons. Certain approuvent ébahis l’action de Dieu,<br />
d’autres commentent enthousiasmés ce récit biblique si symbolique, si bien<br />
construit, d’autres encore conda mnent, à l’aide de raisonnem ents<br />
scientifiques, ces phénomènes absurdes. Cependant, malgré leurs différentes<br />
perceptions, tous reconnai ssent une véritable péné tration de l’ esprit des<br />
Hébreux par la religion.<br />
L’origine des récits.<br />
Perplexes devant des phénom ènes extraordinaires, les h istoriens, les<br />
scientifiques s’interrogent quant aux or igines du récit biblique. La m er a-telle<br />
vraiment pu se séparer en deux ? Emmanuel Velikovski, dans Le monde<br />
en collision (Stock 1967), expose une théorie selon laquelle ces phénomènes<br />
seraient d’origine cosm ique. Enfi n une explication rationnelle ! ?<br />
Qu’importe ? Est-ce vraiment là le nécessaire ? Devons-nous nous acharner<br />
à com prendre ces p hénomènes qui semblent surn aturels, tend ance<br />
irrémédiable de notre siècle ? Ne fe rions-nous pas m ieux d’être sensibles à<br />
la signification sym bolique et profonde du texte biblique ? C’est ainsi que<br />
Buber, tout en niant le surn aturel dans ces passage de l’ <strong>Exode</strong>, préfère avec<br />
sagesse s’attacher à ce qui s’est réellement produit dans l’esprit de l’homme,<br />
qui selon lui « éprouve comme miracle un phénomène de la nature (…) mais<br />
en tout cas quelque chose, qui interv ient dans sa vie à la m anière du<br />
destin ». Après avoir développé une th éorie sur l’appariti on de la légende,<br />
Buber adm et que quelque chose qui touc he l’être au plus profond de luimême<br />
l’a inspirée. An nick de Souzenelle ex prime la m ême idée en<br />
qualifiant l’illum ination qui s’es t produi te dans l’esp rit des Hébreu x de<br />
« prise de conscience » et en analys ant de façon sym bolique les différents<br />
éléments du récit.
111<br />
Une annonce de la révélation.<br />
Même si l’on peut s’in terroger sur la validité d’interprétations qui<br />
paraissent parfois un peu « tirées par les cheveux », on ne peut s’em pêcher<br />
d’être adm iratif devant le texte remp li de sens d’Annick de Souzenelle,<br />
l’Egypte intérieure ou les dix plaies de l’âme. On s’aperçoit grâce à lui de la<br />
précision du texte biblique . Ainsi, « les plaies d’Egypte » seraient une<br />
annonce de la révélation. Ces événem ents auraient eu pour finalité de<br />
disposer le peuple hébreu à accéder à la foi et de lui faire connaître la<br />
transcendance de Dieu. Selon A. de Souzenelle, il y aurait en l’homme deux<br />
parties, l’un e consciente, l’au tre in consciente, qui seraient en perpétuelle<br />
lutte pour élargir son horizon : la c onscience, ayant une adversaire, doit<br />
puiser dans ses ressources pour lui faire face. L’auteur s’appuie sur<br />
l’exemple des arts m artiaux orienta ux dans lesquels, lors d’un com bat,<br />
l’adversaire est plus un partenaire qu’un ennemi car il aide à la progression.<br />
Ainsi, le tra vail supplémentaire infligé aux Hébreux par les Egyptiens à la<br />
suite d e l’ intervention de <strong>Moïse</strong> leur pe rmettra en f ait d’é lever leur<br />
conscience. Le m al n’est donc pas uniquem ent source de souffrance, il<br />
permet une progression. Comm e le rappelle Chouraqui dans <strong>Moïse</strong>, on<br />
trouve déjà cette idée chez Philon d’Al exandrie : « Ne vous laissez pas<br />
abattre : votre faib lesse est une for ce…. Ceux qui s’att achent à dét ruire<br />
votre nation seront, sans le voul oir, vos sauveurs plutôt que vos<br />
destructeurs. Les m aux présents ne vous feront pas de m al, et quand on<br />
croira caus er, chez vou s, les p lus gr ands ravages, c’est à ce m oment-là,<br />
surtout, que vous atteindrez l’éclat de la gloire… » (La vie de <strong>Moïse</strong>).<br />
Finalement, on comprend pourquoi Dieu endurcit le cœur de Pharaon et<br />
plus généralem ent pour quoi Dieu laisse faire tant de m al sur terre. Mais<br />
Dieu n’est pas présent que par le mal, bien au contraire ! Il s’est aussi révélé<br />
au buisson ardent….<br />
L’importance du nom.
112<br />
Chouraqui retient surtout de l’ <strong>Exode</strong> le passage du buisson ardent,<br />
dans lequel Dieu révèle son nom à <strong>Moïse</strong>. En effet, en Orient, le nom d’une<br />
personne n’est pas anodin ; il a une valeur beaucoup plus affir mée qu’en<br />
Occident où il est essen tiellement « social ». Dans la tradition biblique, le<br />
nom<br />
Raphaël, <strong>Moïse</strong> devant le buisson ardent (source : <strong>Moïse</strong>, Claude Duvernay).<br />
a une valeur très symbolique. Donner un nom à quelqu’un, c’est le<br />
posséder : Adam a pour mission de nommer les animaux sur lesquels il a un<br />
pouvoir. Connaître le nom de quelqu’ un, c’est posséder l’essence de sa<br />
personne. E n cela, Dieu se révèle en tièrement, Il se fait connaître à son<br />
peuple, Il fait don de lui-m ême. Mais il fallait à Dieu un nom qui soit digne<br />
de lui. Le tétragramme dans la langue hébraïque évoque l’intemporalité (« le<br />
français ne perm et pas d’évoquer le te mps inaccom pli de l’hébreu »). Par<br />
lui, Dieu signifie qu’il est en chacun de nous : en effet, celui qui prononce<br />
ces mots les applique fo rcément à lui-même et à ceux qui l’écoutent. Ain si,<br />
selon Chouraqui : « Je suis se répercute à l’infini des âges ».<br />
Ainsi, par des chem ins différents mais c omplémentaires, D ieu se<br />
révèle à son peuple par l’intermédiaire de <strong>Moïse</strong>.
113<br />
CONCLUSION.<br />
Sans conteste, <strong>Moïse</strong> a joué un rôle capital au cours de l’<strong>Exode</strong>, et<br />
c’est un personnage très intéressant. L’Ecriture le présente comm e une<br />
figure aux multiple s facettes : lutteur infatigable et chef dé sespéré, croyant<br />
intrépide et qui cependant doute.<br />
<strong>Moïse</strong> est m édiateur entre Is raël et Dieu. Toutefois, comm e<br />
l’explique Pascale Deloche dans le magazine Lumière et vie, les liens établis<br />
sont plus complexes. En effet <strong>Moïse</strong> est « à la fois intermédiaire et en vis-àvis<br />
: face à Pharaon, il est du côté du peuple, face à Israël il interd it la<br />
facilité d’u ne m émoire perver tie par l’idolâtrie. Paradox alement, il es t<br />
homogène, à la fois à Israël et à l’E gypte. » Ainsi, Israël se définit dans une<br />
relation à trois : le peuple hébreu, Di eu et l’ « ambivalente Egypte ». <strong>Moïse</strong><br />
se trouve au centre de ce triangle, et, souvent incompris, il continue tout de<br />
même à mainten ir le s liens et les distan ces nécessair es à la f ois à<br />
l’événement et à sa transmission dans les mémoires.<br />
Les traditions religieuses m onothéistes ont la plupart du tem ps<br />
cherché à préserver l’im age bibli que de <strong>Moïse</strong>, prophète d’exception,<br />
homme qui n’est rien sans l’élection divine. Cependant, les interprétations<br />
modernes du personnage tendent parfoi s à dénaturer le m essage biblique<br />
pour faire entrer <strong>Moïse</strong> dans le moul e du héros tel qu’il existe dans un<br />
contexte donné. On ne saurait don c trop insister sur la n écessité d’un retour<br />
aux sources scripturaires.<br />
BIBLIOGRAPHIE.<br />
Martin Buber, <strong>Moïse</strong>, PUF, 1957.<br />
André Chouraqui, <strong>Moïse</strong>, Editions du Rocher, 1995.<br />
Sigmund Fr eud, L’homme <strong>Moïse</strong> et la religion monothéiste, Folio Ess ais,<br />
1950.<br />
Nicole Jeammet, Les destins de la culpabilité, PUF, 1993.<br />
Robert Michaud, <strong>Moïse</strong>, Histoire et théologie, Cerf, collection « Lire la<br />
Bible », 1979.<br />
Negro-Spirituals, trad. Marguerite Yourcenar, Fleuve profond, sombre<br />
rivière, Gallimard, 1964.<br />
André Neher, Prophètes et prophéties, PUF, 1955.<br />
Annick de Souzenelle, L’Egypte intérieure ou les dix plaies de l’âme, Albin<br />
Michel, 1991.
114<br />
Alfred de Vigny, Œuvres complètes, Seuil, 1965.<br />
Dictionnaire culturel de la Bible.<br />
Revue « Lumière et vie », n° 237, <strong>Moïse</strong>, le prophète de Dieu.
115
116<br />
L’<strong>Exode</strong> :<br />
la traversée du désert, le don de la Loi.<br />
Marc Chagall, L'<strong>Exode</strong>, 1964.
117<br />
PROTOCOLE DE RECHERCHE<br />
Etapes :<br />
• Recherche de documents : Nassira. (Bibliothèques : Lyon 2, Lyon 3, Part-Dieu.)<br />
• Recherche de problématique, élaboration du plan, répartition du travail.<br />
• Rédaction des parties : première : Nassira, deuxième et troisième : Céline.<br />
• Nouvelle recherche de documents et incorporation dans les parties du dossier.<br />
• M ise en c ommun d u t ravail et él aboration de l 'introduction, de l a conclusion et de<br />
l'annexe.<br />
Temps consacré : un mois.<br />
Difficultés :<br />
• Nassira : problèmes de binôme.<br />
• Problème du départ du travail car mauvaise compréhension du sujet.<br />
• Semaine de stage du 6 au 10 mars, ce qui réduit les possibilités de se rencontrer.<br />
PLAN<br />
Introduction.<br />
I- Le désert ou l’éducation à la liberté.<br />
1) l’expérience du désert : une épreuve …<br />
2) … formatrice<br />
3) le don de la Loi, étape constitutive d’un peuple unifié.<br />
II- La postérité de l’Alliance.<br />
1) l’affirmation du monothéisme.<br />
2) la portée pédagogique du Livre de l’<strong>Exode</strong>.<br />
3) la valeur universelle des commandements.<br />
4) la nécessité de la législation.<br />
Conclusion.<br />
Bibliographie.<br />
INTRODUCTION<br />
A sa sortie d’Egypte, le peuple hébreu connaît l’exode à travers<br />
l’immense désert du Sinaï. I l lu i f audra quarante ans pou r le travers er et<br />
parvenir enfin à la Terre Prom ise. Durant toutes ces années, de nom breuses<br />
péripéties se sont produites. Souvent, le peuple s’est lassé, a perdu confiance<br />
en son Dieu et en son guide <strong>Moïse</strong>, l’épisode de la fabrication du Veau d’Or<br />
en étant la plus c élèbre illustration. Pourtant, bon gré m al gré, le peuple<br />
hébreu devient le peuple de Dieu, ce lui qui reçoit les Dix Comm andements<br />
par l’intermédiaire de <strong>Moïse</strong> lors de la théophanie du Sinaï.<br />
Comment ce peuple « à la nuque raide », mené par un chef imparfait,<br />
a-t-il pu devenir le réceptacle de la Loi parfaite que constitue le Décalogue ?<br />
Comment une Alliance conclue d’abord avec un peuple si petit et particulier<br />
a-telle pu avoir un retentissement aussi durable ?<br />
Nous verrons tout d’abord que l’ aventure mosaïque a p ermis au<br />
peuple hébreu de rencontrer son Dieu, même si ce peuple éprouve bien des<br />
difficultés à accepter sa situation. Passant du p articulier au général, no us
118<br />
nous de manderons ensuite si l’histoi<br />
re biblique du désert, qu’elle soit<br />
mythique ou réelle, ne retrace pas en fait une expérience universelle.<br />
Nicolas Poussin, Les Israélites recueillant la manne, 1639.<br />
I- LE DESERT OU L’EDUCATION A LA LIBERTE.<br />
1) l’expérience du désert : une épreuve …<br />
Le Sinaï à travers lequel <strong>Moïse</strong> guide son peuple est un lieu rude<br />
dont la traversée ne peut que faire évoluer ceux qui l’accom plissent. Les<br />
Hébreux y feront l’expérience d’un dé passement de soi et d’une rencontre<br />
avec le Créateur qui leur permettront d’accéder à une liberté nouvelle.<br />
Les Hébreux, au vu des nouvelles conditions m atérielles qu’ils<br />
connaissent, ont pu légitim ement percev oir la sortie d’Egypte comm e un<br />
plus grand malheur que l’esclavage : nombreux sont leurs « murmures » de<br />
protestation.<br />
Selon J. Steinm ann, le désert est « le théâtre des tentations les plus<br />
redoutables et l' habitat du Diable », et le peuple s’y sent abandonné par un<br />
Dieu invisible qui l’oblige à supporter tant de difficultés. On com prend dès<br />
lors son besoin d’être rassuré en revena nt à l’idolâtrie, en se façonnant une<br />
idole, un Veau d’Or po ur honorer une divinité plus accessible et tang ible,
119<br />
d’autant plus que son chef <strong>Moïse</strong> s’attarde en haut du Mont Sinaï. Le peuple<br />
ne comprend pas son Dieu :<br />
« Je suis se dit et rien n’est pour l’entendre »<br />
(Pierre Emmanuel, Le Taureau d’Or)<br />
Il éprouve sa vacuité dans l’abandon :<br />
« Quand le peuple se vit nul et nu et qu’il était son désert à lui-même »<br />
« Rien n’est ! Qu’on<br />
nous vende un soleil à voir<br />
Forgeons de nos mains cette chose d’or pour qu’elle s’érige<br />
Et couvre le peuple<br />
Il suffira pour lui trouver forme de couler notre or dans<br />
Le vide en nous »<br />
(Pierre Emmanuel, Le Taureau d’Or).<br />
Psautier D'Ingeburge de Danemark, Adoration du Veau d'or.<br />
Pour <strong>Moïse</strong> non plus, la situation n’est pas facile. Comme le texte<br />
biblique le laiss e parf ois entendre, et comm e le soulignent de nom breux
120<br />
auteurs m odernes, <strong>Moïse</strong> souffre de s on statut de prophète , qui l’isole du<br />
reste du peuple. Vigny lui fait dire en 1822 dans son poèm e <strong>Moïse</strong> : « Je<br />
suis, Seigneur, puissant et solitaire », « Je ne suis pas heureux ». Il est rejeté<br />
de la communauté des autres : « Les homm es se sont dits : Il nous est<br />
étranger » ; « Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous ».<br />
<strong>Moïse</strong> cède parfois à de violents accès de colère, dont le plus fameux<br />
est celui qui le conduit, à la vue du Veau d’Or, à briser les Tables de la Loi.<br />
André Neher le surnomm e « l’homme aux grandes colères ». De nombreux<br />
artistes ont ét é i nspirés par cet ép isode : sur la gravure du Pirm igien<br />
reproduite ci-dessous, on voit un Moïs e furieux, le visage durci par la<br />
colère. Mais souvent l’expression de colère s’efface sous celle d e la<br />
tristesse : M oïse est déç u par son pe uple, c’est ce que m ontre son regard<br />
dans la représentation du Psautier d ’Ingeburge, c’est ce que Re mbrandt<br />
peint avec un sens aigu du pathétique. : <strong>Moïse</strong>, saisi au moment intensément<br />
dramatique où il s’app rête à briser les Tables de la Loi, semble dévoré de<br />
tristesse, et ses bras sur lesquels la lumière du tableau s e concentre tiennent<br />
encore les Tables dans un geste d’infini respect. Colère et tr istesse sont les<br />
conséquences de l’im puissance de Mo ïse qu i veut f aire a ccomplir à un<br />
peuple peu attentif à Dieu la quête d’ un absolu inaccessible. Lorsqu’il brise<br />
les Tables de la Loi, M oïse montre sa prise de conscience d u fossé entre le<br />
réel, le peuple décevant, et l’idéal dont Dieu a suscité chez lui la soif. Aucun<br />
compromis n’est possible.
Rembrandt, <strong>Moïse</strong> brisant les Tables de la Loi, Neue Staatgalerie Berlin, XVII e siècle.<br />
121
122<br />
Le Pirmigien, <strong>Moïse</strong> brisant les Tables de la Loi.<br />
2) … formatrice.<br />
Cependant, pour le peuple comm e pour son chef, le désert sera le<br />
lieu d’une progression spirituelle. Paradoxalement, le désert n’est pas le lieu<br />
de l’isolement mais celui de la rencontre avec le Créateur.<br />
« Il préfère ce désert d’hommes la Justice<br />
S’y frayant seule route à travers le néant<br />
Sa soif qu’en l’homme cette face s’accomplisse ».<br />
(Pierre Emmanuel, La Face, recueil « Tu »)<br />
Dieu met son peuple à l’épreuve en lui im posant ce long séjour en<br />
milieu hostile, il lui d onne aussi le tem ps de vivre en Sa présence,<br />
d’apprendre à le connaître. Le peupl e hébreu peut puiser à la source<br />
spirituelle qu’est le désert le courage et la foi qui lui manquent :<br />
« Ici commence l’humanité ici donc le désert commence ».<br />
(Pierre Emmanuel, Israël, recueil « Tu »)
123<br />
<strong>Moïse</strong>, prés enté par un texte é gyptien écrit sous les Ptolém ées<br />
comme un être rejeté des dieux, parti à la tê te d’une troupe de lépreux<br />
expulsés d’Egypte, est vu par les polyth éistes comm e un a dversaire de la<br />
religion. Mais dans la perspective des religions du Livre, il est un archétype<br />
du prophète soumis. Il semble qu’il a été comblé spirituellement au désert et<br />
que sa foi y a trouvé un nouvel élan. C’est en tout cas ce qu’affirme J.<br />
Steinmann dans son ouvrage Saint Jean Baptiste et la spiritualité du désert.<br />
Pour lui, le désert est « un lieu propice aux grandes ouvertures sur l’esprit ».<br />
La solitude de l’élu est aussi propice à son élévation spirituelle :<br />
« Il grandira bien au-delà de lui-même<br />
Et seul ».<br />
(Pierre Emmanuel, Le Métis, recueil « Tu »)<br />
3) le don de la Loi, étape constitutive d’un peuple unifié.<br />
On pourrait considérer le Décalogu e comme un code contraignan t,<br />
imposé par <strong>Moïse</strong>, père haï m ais respecté selon Freud, comme la<br />
manifestation d’un échec :<br />
"<strong>Moïse</strong> a cru ramener aux hommes l'amour mais c'est la Loi<br />
qu'il faudra qu'il leur jette"<br />
(Pierre Emmanuel, Le taureau d'or, recueil « Tu »)<br />
Cependant, l’idée prédom ine que le don de la Loi est une<br />
conséquence de la libération et so n accom plissement. Le désert est un<br />
passage obligé pour que le peuple soit pr êt à « recueillir la Loi », pour<br />
reprendre une expression de Ro bert Michaud dans son ouvrage <strong>Moïse</strong>,<br />
histoire et théologie. Dieu ne pouvait pas révéler sa Loi en Egypte : comme<br />
l’explique Raphaël Draï dans La Traversée du Désert, « le Dieu de la liberté<br />
ne peut se révéler en terre d ’esclavage ». Le prem ier événem ent est la<br />
libération, symbolisée par le passage de la Mer des Joncs, car la liberté est la<br />
condition sine qua non pour recev oir la Lo i qui en sera la charte : « Les<br />
exigences de Dieu sur Israël ne vie nnent pas en prem ier lieu, elles sont<br />
précédées p ar la p roclamation de la bonne no uvelle d e la libération du<br />
peuple ».<br />
Le peuple n’existe pas en tant qu’entité soudée avant que <strong>Moïse</strong><br />
n’œuvre à son unité. Comme l’affirm e le Talmud cité par P. E Ha mel, « le
124<br />
peuple juif était jadis semblable aux volai lles qui ne cessent de picorer dans<br />
leur fum ier jusqu’au mom ent où Mo ïse vint leur prescrire des repas<br />
réguliers ».<br />
Le m oment où la Loi descend sur le peuple revêt une intensité<br />
dramatique très forte et concentre le processus de rass emblement. Chez la<br />
plupart des interprètes de la théophanie du Sinaï, <strong>Moïse</strong>, recevant les Tables<br />
de la Loi, m anifeste clairem ent qu’il a conscience de l’am pleur de<br />
l’événement. Le <strong>Moïse</strong> de Philippe de Champaigne (<strong>Moïse</strong> et le Décalogue,<br />
XVII e s.) est em preint de la sévérité classique, fier et soucieux de<br />
transmettre l’enseignement de Dieu. Si l’on songe à des représentations plus<br />
récentes, le <strong>Moïse</strong> de C hagall rayonne du don de la Loi. Quant au célèbre<br />
film de Cecil B. de Mille, Les Dix Commandements (1956), il met en scène<br />
un <strong>Moïse</strong> empreint de digni té, ruisselant de pluie sous les éclairs, et un<br />
peuple terrifié et prosterné au pied du mont Sinaï.<br />
Philippe de Champaigne, <strong>Moïse</strong> et le Décalogue, XVII e siècle.
125<br />
Marc Chagall, <strong>Moïse</strong>, lithographie, 1960.<br />
II- LA POSTERITE DE L’ALLIANCE MOSAÏQUE.<br />
L’aventure mosaïque et le Décalog ue exercent aujourd ’hui encore<br />
une grande influence dans de no mbreux dom aines. Citons à ce propos<br />
Lagrange : « Ne lisons pas l’épisode de l’A lliance comm e une scène<br />
historique mais comme une commémoration que chaque génération, chaque<br />
croyant revit à chaque étape de sa vie ».<br />
1) L’affirmation du monothéisme.<br />
Le peuple juif se défi nit toujours par sa fidé lité à la Loi, à la Torah,<br />
transmise de génération en génération, et croit en l’Allian ce que Dieu a<br />
scellée au Sinaï avec le peuple élu. L’ adverbe « aujourd’hui », omniprésent<br />
dans le Deutéronome, garde tout son sens. Esther et les jeunes filles d’Israël,<br />
déportées à la cour du roi Assuérus, prient Dieu de se souvenir de son<br />
alliance avec son peuple, comme le rappelle Racine (1689).
126<br />
Les trois religions m onothéistes (j udaïsme, chris tianisme et lislam )<br />
occupent une place très im portante dans le m onde. <strong>Moïse</strong> est reconnu par<br />
elles comme celui qui a fait évolu er le peuple hébreu du polythéism e au<br />
monothéisme. Certes, comme l’écrit V. Nikiprowetsky dans Judaïca, « c’est<br />
une assertion dépourvue de toute jus tification que d’affirm er que <strong>Moïse</strong><br />
enseignait l’existence d’un seul dieu » ; Freud reprend cette idée, « jamais la<br />
Bible n’a clairem ent dit qu’il n’existait qu’un seul dieu », et fait référence<br />
aux innombrables dieux d’Egypte ai nsi qu’à l’appellation plurielle Elohim<br />
utilisée pour l’Eternel. Cependant, on peut parler d’hénothéism e dans la<br />
mesure où le Décalogu e définit clairem ent le Dieu d’Israël comm e le Dieu<br />
unique pour le peuple d’Israël , le seul qui puisse être l’objet de l’adoration<br />
du peuple, m ême si l’existen ce éventuelle d’autres dieux n’est pas encore<br />
niée.<br />
2) La portée pédagogique du Livre de l’<strong>Exode</strong>.<br />
Selon Bruno Lagrange dans La traversée de la Bible, le livre de<br />
l'<strong>Exode</strong> est pédagogique dans la mesure où "il nous m ontre le<br />
rassemblement de ce peuple nouveau, diffic ile en ses débuts , sa fidélité et<br />
son adhésion à des lois qui organisent sa je une vie. […]. Viendra ensuite le<br />
temps de l' adolescence du peuple, de se s infid élités et d e ses révoltes, à<br />
l'image de toute vie humaine commençante. ".<br />
3) La valeur universelle des commandements.<br />
Le Décalogue constitue un cadre moral et juridique auquel il est sans<br />
cesse fait référence. C e qu’il exprim e se mble posséder une dim ension<br />
universelle. On peut not er que de nom breux codes législatifs anciens<br />
comportent de nom breux points communs avec lu i : ainsi, on a trouv é sur<br />
une stèle d’Abidos postérieure à <strong>Moïse</strong> des assertions qui évoquent les<br />
commandements mosaïques : « Je n’ai pas tué le f aible, je n’ai p as volé le<br />
malheureux ». De nos jours, les inte rdictions du m eurtre, du vol, de<br />
l’adultère sont des constantes de nos législations.<br />
On peut re marquer les sim ilitudes f ormelles e ntre les Tab les de la<br />
Loi et le s ta bles de la Déclara tion des Droits d e l’Homm e et du Citoy en,<br />
également arrond ies en haut. Le caractère m oderne des dix<br />
commandements, que Michaud souligne en disant qu’ils tém oignent de
127<br />
« l’évolution avancée de la co nscience morale » ( <strong>Moïse</strong>, histoire et<br />
théologie) n’est pas sans rapport avec la volonté de pr ogrès qu’incarnent les<br />
tables de la République.<br />
On peut se servir du Décalogue pour instruire m oralement les jeunes<br />
enfants, comme l’illus trent le jeu de l’oie et les gravures reproduites cidessous.<br />
Il peut également avoir un retentissement au plan personnel. André<br />
Gide s’oppose violemm ent dans Les Nourritures Terrestres (1897) aux<br />
commandements divins que sa mère lui a inculqués et qui ont « endolori<br />
[s]on âme ». En réaction contre eux, il veut écrire un « manuel d’évasion, de<br />
délivrance ».<br />
André Gide, Les Nourritures Terrestres<br />
"Commandements de Dieu, vous avez endolori mon âme.<br />
Commandements de Dieu, serez-vous dix ou vingt ?<br />
Jusqu'où rétrécirez-vous vos limites ?<br />
Enseignerez-vous qu'il y a toujours plus de choses défendues ?<br />
De nouveaux châtiments promis à la soif de tout ce que j' aurai trouvé de beau s ur la<br />
terre ?<br />
Commandements de Dieu, vous avez rendu malade mon âme,<br />
Vous avez entouré de murs les seules eaux pour me désaltérer.<br />
… Mais j e me sen s à p résent, Nath anaël, plein d e p itié po ur les fau tes<br />
délicates des hommes. »<br />
Callot, Les Dix Commandements à usage universel, gravure.
128<br />
Jeu de l'histoire sainte depuis la naissance de <strong>Moïse</strong> jusqu'à sa mort.<br />
4) la nécessité universelle de la législation.<br />
Tout peuple a un besoin vital de lég islation : cette idée est illustr ée<br />
par Bialik lorsqu’il écrit dans une analyse de la crise spirituelle au XX e<br />
siècle « Forgez-nous la Loi ! » Mais cette législation doit être éthiquem ent<br />
fondée. De nom breux auteurs ont exprim é cette idée pendant le IIIe Reich,<br />
interprétant le nazism e comme une violation p rofonde du Décalogue —<br />
ainsi Benjam in Fondane, m ort à Auschwitz en 1943, dans son poème
129<br />
L’<strong>Exode</strong> —, ou proclamant comme Joseph Budko dans une gravure réalisée<br />
en 1942 que Le monde a soif de la Torah.<br />
CONCLUSION<br />
La traversée du désert a perm is au peuple d’Israël d’aller au-delà de<br />
lui-même et de rencontrer son Dieu, m<br />
algré ses réticences et sa fréquente<br />
lassitude. C ette aventure historiquem ent située (m ême si son existence<br />
effective n’est pas prouvée à ce jour) a eu d’immenses répercussions sur les<br />
siècles qu i l’ont su ivie, car la n écessité de s e p lacer sous u ne lég islation<br />
éthiquement fondée pour exister en tant que société est ressentie par tous les<br />
groupes humains. Evénement ou mythe, la progression difficile vers le don<br />
de la Loi fait l’écho d’une expérience uni<br />
verselle, à la fois individuelle et<br />
collective puisque c’est l’ édification d’un lien pers onnel entre Dieu et les<br />
hommes qui va permettre au message du Décalogue de devenir universel.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
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1988.<br />
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• Pastourfan et Duchet-Suchaux, La Bible et les Saints, Flammarion, 1990.<br />
• A. Cohn, Mythes et mythologie de la langue française, 1969.<br />
• S. Freud, <strong>Moïse</strong> et le monothéisme, Folio Gallimard, Paris, 1942.<br />
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• Claude Duvernoy, <strong>Moïse</strong>, Somogy, Paris, 1977.<br />
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• Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes.<br />
• Pierre Emmanuel, Tu-<strong>Moïse</strong> (Poèmes mystiques), 1978.<br />
• André Gide, Les nourritures terrestres, 1936.
130<br />
• J. Steinmann, Saint Jean-Baptiste et la spiritualité du désert, 1955.<br />
• Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, 1994.
131<br />
Alfred de VIGNY<br />
Poèmes antiques et modernes<br />
<strong>Moïse</strong><br />
Le so leil prolongeait su r la ci me d es<br />
tentes<br />
Ces obl iques ray ons, ce s fl ammes<br />
éclatantes,<br />
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les<br />
airs,<br />
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux<br />
déserts.<br />
La p ourpre et l 'or sem blaient rev êtir la<br />
campagne.<br />
Du stérile Nébo gravissant la montagne,<br />
<strong>Moïse</strong>, homme de Die u, s'arrête, et, sans<br />
orgueil,<br />
Sur le vaste ho rizon pr omène un long<br />
coup d'œil.<br />
Il v oit d' abord Phas ga, q ue des figuiers<br />
entourent,<br />
Puis, au -delà des m onts que ses regar ds<br />
parcourent,<br />
S'étend tout Galaad, Ephraïm, Manassé,<br />
Dont le pays fertile à sa droite est placé ;<br />
Vers le Midi, Juda, grand et stérile, étale<br />
Ses sa bles, où s' endort la m er<br />
occidentale ;<br />
Plus lo in, dans un vallon qu e le so ir a<br />
pâli,<br />
Couronné d'oliviers, se montre Nephtali ;<br />
Dans des plaines de fleurs magnifiques et<br />
calmes<br />
Jéricho s'ap erçoit, c'est la v ille d es<br />
palmes ;<br />
Et, pr olongeant ses boi s, des pl aines de<br />
Phogor<br />
Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor<br />
Il voit tout Chanaan et la terre promise,<br />
Où sa t ombe, il le sai t, n e sera po int<br />
admise.<br />
Il voit ; sur les Hébreux étend sa grande<br />
main,<br />
Puis vers le haut du mont il reprend son<br />
chemin.<br />
Or, des c hamps de Moab couvrant la<br />
vaste enceinte,<br />
Pressés a u l arge pi ed de l a montagne<br />
sainte,<br />
Les enfants d'Israël s'agitaient au vallon<br />
Comme les blés épais qu'agite l'aquilon<br />
Dès l'heure où la rosée hum ecte l'or des<br />
sables<br />
Et balance s a perle au s ommet des<br />
érables,<br />
Prophète centenaire , environné<br />
d'honneur,<br />
<strong>Moïse</strong> était p arti pou r trou ver le<br />
Seigneur.<br />
On le suivait des yeux aux flammes de sa<br />
tête,<br />
Et, lo rsque du g rand mont il atteig nit le<br />
faîte,<br />
Lorsque son front perça le nuage de Dieu<br />
Qui couronnait d'éclairs la cime du ha ut<br />
lieu,<br />
L'encens brûla p artout su r les au tels de<br />
pierre,<br />
Et six cent mille Hébreux, courbés dans<br />
la poussière,<br />
A l'ombre du parfum par le soleil doré,<br />
Chantèrent d'une voix le cantique sacré ;<br />
Et les fils de Lévi, s'élevant sur la foule,<br />
Tels qu'un bois de cyprès sur le sable qui<br />
roule,<br />
Du peuple a vec la harpe ac compagnant<br />
les voix,<br />
Dirigeaient ve rs le ciel l' hymne du Roi<br />
des Rois.<br />
Et, debout devant Dieu, <strong>Moïse</strong> ayant pris<br />
place,<br />
Dans le nuage obscur lui parlait face à<br />
face.<br />
Il disait au Seigneur : "Ne finirai-je pas ?<br />
Où voulez-vous encor que je porte mes<br />
pas ?<br />
Je vi vrai donc t oujours puissant et<br />
solitaire ?<br />
Laissez-moi m'endormir d u so mmeil d e<br />
la terre.<br />
Que vous ai-je donc fait pour être votre<br />
élu ?<br />
J'ai condui t v otre pe uple o ù v ous avez<br />
voulu.<br />
Voilà qu e son p ied tou che à la terre<br />
promise,<br />
De vous à lui qu' un a utre acce pte<br />
l'entremise,<br />
Au coursier d'Israël qu'il attache le frein ;<br />
Je lui lègue mon livre et la verge d'airain.<br />
Pourquoi vous fal lut-il t arir m es<br />
espérances,<br />
Ne pas m e laisser hom me avec mes<br />
ignorances,
132<br />
Puisque du mont Horeb jusques au m ont<br />
Nébo<br />
Je n' ai pas pu t rouver l e l ieu de m on<br />
tombeau ?<br />
Hélas ! vous m'avez fait sag e p armi les<br />
sages !<br />
Mon doigt du p euple erran t a gu idé les<br />
passages.<br />
J'ai fait p leuvoir le feu su r la tête d es<br />
rois ;<br />
L'avenir à genoux adorera mes lois ;<br />
Des t ombes des h umains j' ouvre l a plus<br />
antique,<br />
La m ort t rouve à m a voi x u ne voix<br />
prophétique,<br />
Je suis très grand, mes pieds sont sur les<br />
nations,<br />
Ma main fait et défait les générations.<br />
Hélas ! je sui s, Sei gneur, puissant et<br />
solitaire,<br />
Laissez-moi m'endormir d u so mmeil d e<br />
la terre !<br />
Hélas ! je sais aussi tous les secrets des<br />
cieux,<br />
Et vous m 'avez prêté la force de vos<br />
yeux.<br />
Je comm ande à la nuit de déchirer se s<br />
voiles ;<br />
Ma bo uche par l eur nom a compté l es<br />
étoiles,<br />
Et, dès q u'au fi rmament mon gest e<br />
l'appela,<br />
Chacune s'est hâtée en disant : Me voilà.<br />
J'impose mes deux mains sur le front des<br />
nuages<br />
Pour tarir dans leurs flancs la source des<br />
orages ;<br />
J'engloutis les cités sous les sables<br />
mouvants ;<br />
Je renverse les monts sous les ailes des<br />
vents ;<br />
Mon pied infatig able est p lus fo rt qu e<br />
l'espace ;<br />
Le fl euve au x g randes ea ux se range<br />
quand je passe,<br />
Et l a voi x de la mer se t ait deva nt m a<br />
voix.<br />
Lorsque mon peuple souffre, ou qu'il lui<br />
faut des lois,<br />
J'élève mes regards, votre esprit me<br />
visite ;<br />
La terre alors chancelle et le soleil hésite,<br />
Vos a nges sont jaloux et m 'admirent<br />
entre eux.<br />
Et cepen dant, Sei gneur, je ne sui s pas<br />
heureux ;<br />
Voux m'av ez fait vieillir pu issant et<br />
solitaire,<br />
Laissez-moi m'endormir d u so mmeil d e<br />
la terre.<br />
Sitôt que votre souffle a rempli le berger,<br />
Les hom mes se sont di t : Il no us est<br />
étranger ;<br />
Et l eurs y eux se bai ssaient deva nt mes<br />
yeux de flamme,<br />
Car ils venaient, hélas ! d'y voir plus que<br />
mon âme.<br />
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir,<br />
Les vierges se voilaient et craignaient de<br />
mourir.<br />
M'enveloppant alors de la colonne noire,<br />
J'ai marché devant t ous, t riste, et seul<br />
dans ma gloire,<br />
Et j'ai dit dans mon cœur : Que vouloir à<br />
présent ?<br />
Pour d ormir sur u n sei n m on f ront est<br />
trop pesant,<br />
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle<br />
touche,<br />
L'orage est da ns ma voix, l' éclair est sur<br />
ma bouche ;<br />
Aussi, lo in de m'ai mer, v oilà qu 'ils<br />
tremblent tous,<br />
Et, q uand j 'ouvre les br as, on t ombe à<br />
mes genoux.<br />
Ô Sei gneur ! j' ai véc u puissant et<br />
solitaire,<br />
Laissez-moi m'endormir d u so mmeil d e<br />
la terre. "<br />
Or, le p euple attendait, et, craign ant son<br />
courroux,<br />
Priait san s reg arder le m ont du Dieu<br />
jaloux ;
133<br />
Car s'il levait les yeux, les flancs noirs du<br />
nuage<br />
Roulaient et redo ublaient l es fo udres de<br />
l'orage,<br />
Et le feu de s éclairs, aveugla nt les<br />
regards,<br />
Enchaînait tou s les fron ts co urbés d e<br />
toutes parts.<br />
Bientôt l e h aut d u m ont reparut sa ns<br />
<strong>Moïse</strong>.<br />
Il fut pleu ré. - M archant v ers la terre<br />
promise,<br />
Josué s'avançait pensif et pâlissant,<br />
Car il était déjà l'élu du Tout-Puissant.<br />
(Ecrit en 1882)
134