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8. Éric M<strong>au</strong>rin, La<br />
peur du déclassement.<br />
Une sociologie<br />
des récessions, Seuil,<br />
2009.<br />
plus en plus importante. Cette vision simpliste du vote <strong>FN</strong> n’a<br />
jamais été majoritaire ; on votait <strong>FN</strong> en raison des immigrés<br />
présents à travers la télévision, surtout ; ce phénomène connu<br />
comme l’effet « halo » a été décrit par plusieurs analystes dès<br />
les années 1990. De ce point de vue, les cartes électorales ont<br />
un peu bougé, ces dernières années : les villes et les banlieues<br />
voient le vote <strong>FN</strong> baisser, tandis qu’il progresse dans certains<br />
bourgs rur<strong>au</strong>x et espaces interstitiels. Il y a eu, depuis une<br />
quinzaine d’années (certains analystes n’ont vu le phénomène<br />
que très récemment), une migration de ce vote vers le monde<br />
périurbain et rural. Une nouvelle carte de la « France qui<br />
souffre et se plaint » se dessine ainsi à chaque nouvelle<br />
consultation électorale.<br />
Ce ne sont pas les plus p<strong>au</strong>vres qui votent <strong>FN</strong> en priorité, mais<br />
surtout ceux qui ont peur de le devenir ; comme le sentiment<br />
d’insécurité, le sentiment « d’insécurité sociale » fait be<strong>au</strong>coup<br />
pour le vote Le Pen. Ces populations qui ont peur de perdre<br />
ce qu’elles ont acquis, ou qui craignent de ne plus avoir assez,<br />
par rapport <strong>au</strong>x plus p<strong>au</strong>vres qu’eux (et qui cherchent donc à<br />
être rassurées sur leur capacité à s’en distinguer) sont issues<br />
des classes moyennes inférieures, salariés, employés, ouvriers,<br />
parfois <strong>au</strong> chômage, ou craignant de l’être prochainement. Elles<br />
vivent ou ont le sentiment de vivre un déclassement social, qui<br />
renforce une peur de l’avenir, une angoisse, qui repose sur la<br />
conviction que personne n’est à l’abri, que « tout un chacun<br />
risque à un moment de perdre son emploi, son salaire, ses<br />
prérogatives, en un mot son statut » 8 . En rendant la menace<br />
plus tangible, le discours médiatique sur les crises porte cette<br />
anxiété à son paroxysme.<br />
Du global <strong>au</strong> local : rest<strong>au</strong>ration d’un statut « ethnique »<br />
On peut prendre cette question d’un point de vue plus global<br />
et général. C’est l’Europe qui est touchée par une épidémie de<br />
malaise social ; et particulièrement les pays jusque-là considérés<br />
comme riches. Ce qui se joue, pour des individus peu diplômés,<br />
menacés dans leur statut et incertains de l’avenir, c’est un<br />
sentiment de relégation à l’échelle individuelle parallèle à celui<br />
vécu par l’Europe <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> mondial. Pour ces « petits Blancs »,<br />
en Suède comme en Autriche, la perte de puissance du continent<br />
face à la concurrence globalisée est vécue comme une perte de<br />
statut. Dans leur quotidien, les immigrés semblent être venus<br />
pour les concurrencer directement, en mettant en question leur<br />
prééminence d’<strong>au</strong>tochtone, <strong>au</strong> nom d’une égalité de principe.<br />
C’est à ce sentiment de spoliation que les mouvements<br />
nationalistes viennent répondre en proposant une « préférence<br />
nationale ». Ébranlés par cette concurrence nouvelle et<br />
mondialisée, les individus en viennent à regretter le temps où<br />
leur pays les protégeait et leur assurait un statut social. La<br />
dérégulation et le développement des sociétés multiethniques<br />
apparaissent alors comme un abandon d’une classe laborieuse<br />
<strong>au</strong> nom de grands principes et d’un réalisme économique<br />
défendu par les élites. Dans de nombreux pays d’Europe,<br />
un vote de repli se développe, qui gagne des pans entiers de<br />
population en demande de protection particulière de la part<br />
de l’État, instance nationale à laquelle certains voudraient<br />
demander une reconnaissance « ethnique ».<br />
Une crise des territoires :<br />
le sentiment de relégation « périurbaine »<br />
L’amplification des effets territori<strong>au</strong>x des crises qui frappent<br />
simultanément notre pays – mais <strong>au</strong>ssi d’<strong>au</strong>tres pays d’Europe<br />
et du monde, on l’oublie parfois – est <strong>au</strong> cœur de l’explication<br />
apportée par des géographes férus de politologie qui forme la<br />
trame principale d’une série d’ouvrages publiés ces dernières<br />
années sur ces questions. Souvent justes et très documentées,<br />
ces analyses de la relégation sociale ont tenté d’expliquer la<br />
montée d’un vote <strong>FN</strong> récent par le sentiment d’abandon que<br />
ressentent des populations entières, reléguées à la banlieue<br />
extrême des villes métropoles d’<strong>au</strong>jourd’hui : les fameuses<br />
« zones périurbaines », dans lesquelles on retrouve la notion<br />
initiale de « banlieue » (ce lieu du ban) 9 . Les banlieues et <strong>au</strong>tres<br />
quartiers ont rapidement été remplacés, dans les agendas<br />
du pouvoir, par ces nouve<strong>au</strong>x territoires en déshérence :<br />
mélange de villages sans bourg anciennement rur<strong>au</strong>x et de<br />
zones conquises récemment sur les champs et les entrepôts<br />
pour édifier de vastes entités pavillonnaires, cités-dortoirs<br />
horizontales, sans âme ni services publics.<br />
Le rêve d’accession à la propriété de millions de locataires de<br />
HLM a été encouragé par des vendeurs de maisons individuelles<br />
et des banquiers sans vergogne qui ont accompagné<br />
le projet résumé par Nicolas Sarkozy et sa « France de petits<br />
propriétaires ». Ni villes ni campagnes, ces nouvelles zones<br />
de résidence mitent le territoire et créent de nouve<strong>au</strong>x parias<br />
soci<strong>au</strong>x ; après des heures de trajet, ils voient le monde<br />
s’effondrer <strong>au</strong>tour d’eux <strong>au</strong> travers de la fenêtre principale qui<br />
leur reste : leur écran de télévision relié à la TNT. Ces lieux<br />
sans urbanité, sans espaces collectifs ni services publics, où<br />
chacun doit trouver les ressources pour sortir de l’isolement<br />
spatial et culturel dans lequel il a choisi de résider, dessinent<br />
le portrait d’une crise profonde du vivre ensemble.<br />
9. Notamment le<br />
livre très commenté<br />
de Christophe<br />
Guilluy, Fractures<br />
françaises,<br />
F. Bourin, 2010.<br />
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