<strong>La</strong> musique,en avant !/ Jérôme ProvençalSuite au surgissement du précurseurChristoph Marthaler, la Suisse a vu déferlerune nouvelle vague de créateurs assignantà la musique une fonction essentielle <strong>dans</strong>des spectacles résolument transversaux.Qu'aujourd'hui la musique ne soit pas (ou plus) cantonnée au rôle defaire-valoir <strong>dans</strong> le domaine des arts de la scène, cela saute aux yeux etaux oreilles, et avec plus de netteté encore lorsqu'on s'attache à dresserun état des lieux de la création en Suisse. Inutile de beaucoups'approcher pour voir se détacher, surplombant les cimes helvètes, lafigure emblématique de Christoph Marthaler. Après avoir travaillé entant que musicien de théâtre <strong>dans</strong> les années 1970, Marthaler s'est lancé<strong>dans</strong> la mise en scène au début des années 1980 et s'est affirmé peu àpeu comme l'une des personnalités les plus singulières et novatrices dela scène européenne grâce à de splendides spectacles musicaux, plus oumoins fortement teintés d'absurdité, ne pouvant se ranger <strong>dans</strong> aucunecatégorie bien définie. Récipiendaire l'an dernier du prestigieux AnneauReinhart, il est désormais officiellement prophète en son pays et, del'autre côté des Alpes, apparaît comme une référence non pas écrasante– car son théâtre musical est tout de légèreté et d'alacrité – mais bienplutôt éclairante, tant il est vrai qu'il a ouvert des perspectives scéniqueslittéralement inouïes. Dans cette brèche s'est notamment engouffré unautre Suisse Allemand, Ruedi Häusermann, lequel a d'ailleursrégulièrement collaboré avec Marthaler. Actif <strong>dans</strong> le milieu du jazzdepuis les années 1980, notamment au sein du trio The Immervollesäle,il a basculé vers le théâtre à partir de 1990 et <strong>ses</strong> créations hybrides,peu visibles en France, réjouissent le public autant que la critique <strong>dans</strong>l'espace germanophone (1) .une plate-forme internationale de médiation culturelle axée enparticulier sur la musique et les problématiques de globalisation etnumérisation. Editant diver<strong>ses</strong> publications (magazine en ligne, livres,CD, documentaires…), Norient organise par ailleurs des événementstels que le Norient Music Film Festival et Sonic Traces, ce dernier projetse concrétisant sous la forme évolutive de performanceskaléidoscopiques, au cours desquelles scientifiques et artistesjuxtaposent textes, sons, musiques, images et autres données en direct.Faisant suite à Soundscapes From The Edges (2006-2008) et Sonic Traces :From The Arab World (2009-2012), Sonic Traces : From Switzerland aspireà donner une traduction scénique la plus complète possible de l'identitésonore de la Suisse contemporaine. <strong>La</strong> performance a été présentée enavant-première en octobre 2011 durant le Salon du livre de Francfort (2) .Parmi les musiciens s'étant déjà impliqués <strong>dans</strong> le projet, outre RuediHäusermann, se trouve notamment Jonas Kocher, électron majeur de lasphère des musiques improvisées (cf. page 38), qui n'hésite pas à déplierson accordéon sur la scène du théâtre musical le plus expérimental.Rock en scèneAu tournant du siècle a surgi sur le proscenium <strong>suisse</strong> un groupe derock lausannois qui, non content de sortir d'excellents disques, allaitdonner l'impulsion d'une nouvelle dynamique scénique, <strong>dans</strong> laquelle lamusique est inscrite au cœur même du processus dramaturgique :Velma. Christian Garcia, l'un des trois membres du groupe, se souvient :« A la sortie de notre deuxième album (Cyclique, 1999), nous avons étéinvités par le festival Les Urbaines. A l'époque, nos concerts avaient déjà unevraie dimension scénique (avec des projections et une part de jeu). Vu queTraces de sonsRuedi Häusermann a récemment pris part à Sonic Traces : FromSwitzerland, projet s'inscrivant <strong>dans</strong> le cadre des actions menées parNorient, association créée en 2002 par Thomas Burkhalter afin, tirantparti des nouvelles possibilités offertes par Internet, de mettre en placescène <strong>suisse</strong> / 36
« Nous voulionstordre les codesde représentation. »Les Urbaines a pour ligne directrice le mélange des genres, nous avons euenvie de tendre plus encore <strong>dans</strong> la direction du spectacle vivant. Or, ils'avère que ce spectacle/concert a suscité un accueil enthousiaste. ThierrySpicher nous a ensuite proposé de venir travailler en résidence à l'Arsenic,aux côtés d'une compagnie de <strong>dans</strong>e (Gilles Jobin) et d'une compagnie dethéâtre (Denis Maillefer). Nous voulions tordre les codes de représentationen vigueur aussi bien au théâtre que <strong>dans</strong> le rock. »Aux mots de Christian Garcia font écho ceux de Stéphane Vecchione,l'un de <strong>ses</strong> deux partenaires de jeu : « Nous savions parfaitement ce quenous ne voulions pas faire, mais nous ne savions jamais exactement ce quenous voulions faire. Alors nous cherchions comme des fous <strong>dans</strong> <strong>tous</strong> lessens. C'était assez dur mais j'avais, un peu naïvement, l'impression dedéfendre quelque chose de vraiment particulier. En tout cas, il y avait uneremise en question perpétuelle, ce n'était jamais figé. » Après dix ansd'expérimentations collectives, et un (superbe) dernier spectacle au titreadéquat (Requiem), le trio a décidé de mettre un terme (au moinsprovisoire…) à l'aventure Velma, de façon à permettre à chacun de seconsacrer entièrement à des projets personnels. Le troisième larron,Christophe Jaquet, apporte à ce sujet la précision suivante : « AvecStéréo de ChristopheJaquet. Photo : Arya Dil.Velma, nous avons découvert qu'il était possible de mettre en scène desspectacles qui, à la manière de symphonies, sont construits avec méthode etpourtant restent abstraits. Je continue à créer des spectacles abstraits ou desperformances mais sans recourir à la musique de manière systématique ouévidente. A vrai dire, je cherche désormais à concevoir des objets artistiquessans plus me demander si cela relève de telle ou telle discipline. » De fait, InYour Face (2010) ou Stéréo (2011), pour prendre comme exemples <strong>ses</strong>deux créations les plus récentes, s'avèrent de purs prototypes,irréductibles à quelque discipline que ce soit – et si musique il y a, ellen'est en rien conventionnelle ou consensuelle.Génération hors normesDans le sillage ou <strong>dans</strong> le voisinage immédiat de Velma est apparuetoute une nouvelle génération d'artistes œuvrant <strong>dans</strong> un no man's landcontinûment fluctuant entre théâtre, performance, musique etinstallation plastique. Côté alémanique, se démarquent en particulier leduo Minimetal (formé en 1994 par Nik Emch et <strong>La</strong>urent Goei), à la foisconceptuel et primal, qui livre des prestations souvent abrasives (voirpar exemple le fulgurant Kill Them All), et Thom Luz, qui, en dehors deson activité de chanteur/guitariste du groupe de rock indépendant Myheart belongs to Cecilia Winter, met en scène des pièces composites<strong>dans</strong> la structuration desquelles la musique joue un rôle déterminant(voir par exemple le récent Tag der hellen Zukunft). Côté italien, ressortavant tout la silhouette de Massimo Furlan qui semble n'avoir peur derien, et surtout pas de relever d'improbables défis scéniques (qu'ils'agisse de performances en solo ou de créations collectives), deux desplus musicaux étant You Can Speak, You Are an Animal (spectacle élaboréavec Claire de Ribaupierre et scandé par des chansons de Killing Joke,Furlan, grimé, incarnant Jaz Coleman, le chanteur du groupe anglais) et1973 (show haut en couleurs, inspiré par le Concours de l'Eurovisionqui fit les délices télévisuels du petit Massimo). Enfin, côté romand, deuxmusiciens, évoluant quelque part entre folk-rock anglo-saxon et chansonfrancophone, ont noué de longue date des liens très étroits avecle spectacle vivant : d'une part, Stéphane Blok qui a notammentcollaboré avec le metteur en scène Fabrice Gorgerat (au sein de lacompagnie Jours tranquilles), et d'autre part, Eric Linder, qui revendiquecomme une nécessité intérieure le fait d'être à la fois musicien (auteur,sous le pseudo Polar, de plusieurs albums, il compose aussi beaucouppour la scène ou le cinéma) et programmateur (il a travaillé pendantdix ans pour le festival <strong>La</strong> Bâtie avant de monter Antigel avec ClaudeRatzé). « Avec le festival Antigel, explique Eric Linder, Claude Ratzé, quis'occupe de la programmation <strong>dans</strong>e, et moi, désirons avant tout favoriserdes rencontres, des croisements entre des gens n'ayant encore jamaiseu l'occasion de travailler ensemble. » Toujours plus de rencontresinédites, de croisements insolites : voilà qui laisse présager du meilleurpour l'avenir./ Journaliste indépendant, Jérôme Provençal travaille en particulier avec <strong>Mouvement</strong>, dontil coordonne la rubrique Musique.1 Sa prochaine création, Vielzahl leiser Pfiffe, est présentéeau Schauspielhaus de Zurich, à partir du 20 avril.2 D'autres représentations sont prévues à partir d'avril,en Suisse et en Italie.
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