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La scène suisse dans tous ses éclats - Mouvement

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cahier spécial<strong>La</strong> scène<strong>suisse</strong><strong>dans</strong> <strong>tous</strong><strong>ses</strong> éclats


Aux limitesdu fédéralisme/ Anne-Catherine Sutermeister<strong>La</strong> politique culturelle <strong>suisse</strong> repose surune accumulation de strates – communales,cantonales et fédérale – auxquelles s'ajoutentdes fonds semi-publics (comme les loteries)et privés. L'entrée en vigueur de la premièreloi fédérale sur la culture amène son lotd'interrogations.S'il existe une notion à laquelle l'on ne peut échapper, si l'on souhaitecomprendre ne serait-ce que superficiellement le fonctionnement despolitiques culturelles <strong>suisse</strong>s, c'est bien la subsidiarité.Magnifique outil de déresponsabilisation pour certains, la subsidiarité est,<strong>dans</strong> les états fédéraux, un outil d'organisation et de répartitions destâches politiques : partant du principe que la responsabilité des actionspolitiques échoit à l'échelon le plus adapté, la subsidiarité s'organise demanière ascendante en Suisse. Ainsi la culture est d'abord du ressort desvilles, puis des cantons, la Confédération n'intervenant qu'ensuite à titresubsidiaire. Les chiffres témoignent bien de ces champs de force : 48 %des subventions culturelles proviennent des villes (dont pratiquement lamoitié des villes de Genève, <strong>La</strong>usanne, Berne et Zurich), et 41 % sontattribués par les cantons, tandis que la Confédération ne participe qu'àhauteur de 11 % (265,2 millions de francs <strong>suisse</strong>s, soit 219,3 millionsd'euros). Quant aux montants provenant du secteur privé, ilsreprésentent environ 320 millions de francs <strong>suisse</strong>s par an(264,6 millions d'euros), en tenant compte d'un partenaire semi-privédéterminant en Suisse : les loteries.Les chiffres, s'ils reflètent les responsabilités financières assurées par lesdifférentes collectivités, ne peuvent rendre compte des mécanismessouvent complexes en fonction desquels s'organisent les responsabilitésentre les 26 cantons <strong>suisse</strong>s et les communes situées sur leur territoire.En effet, un même projet peut-être soutenu par les trois échelonspolitiques au terme d'un savant jeu de concertation déterminé par unautre principe éminemment helvétique, la souveraineté que revendiquechaque échelon politique. <strong>La</strong> multiplication des guichets cantonaux etcommunaux complique de toute évidence les cho<strong>ses</strong>. Alors que certainscantons comme Fribourg se sont clairement approprié un champ decompétence – en l'occurrence le soutien à la création –, laissant ladiffusion des activités culturelles aux collectivités communales, d'autrescantons souhaitent aujourd'hui énoncer de véritables politiques globales,comme en témoignent les nouveaux projets de lois <strong>dans</strong> les cantons deVaud et de Genève. Au sacro-saint principe de subsidiarité succèdedonc progressivement l'idée d'une répartition des tâches entre cantonset villes. Ainsi la boutade longtemps de mise selon laquelle « il y a enSuisse autant de politiques culturelles que de communes et de cantons » esten train d'évoluer, au rythme paisible des pendules à coucouhelvétiques. L'entrée en vigueur de la première loi fédérale surl'encouragement à la culture le 1 er janvier 2012 apporte une nouvellepierre à l'édifice. Elle confère enfin une légitimité à l'action de laConfédération, fixe <strong>ses</strong> compétences par rapport aux cantons et auxcommunes et définit selon des plans quadriennaux les lignes directricesen matière de politique culturelle.Les prémices timides de la politique culturelle <strong>suisse</strong>Si des résolutions ont été pri<strong>ses</strong> dès le XIX e siècle par les villes, lescantons et la Confédération pour soutenir le patrimoine culturel(création d'archives, bibliothèques, musées), on peut situer les prémicesd'une action politique <strong>dans</strong> le domaine de la culture en 1939, avec lafondation de la communauté de travail Pro Helvetia. Incarnant uneéphémère unité nationale <strong>dans</strong> le contexte de la Seconde Guerremondiale, Pro Helvetia n'est pas à <strong>ses</strong> débuts le fruit d'une politiquedélibérée mais bien l'expression d'une réaction visant à défendre les« valeurs spirituelles de la Suisse ».<strong>La</strong> subsidiaritéprécarise davantagequ'elle ne rassure.Le développement à partir de 1945 d'une culture professionnelle propre– et non plus importée de France ou d'Allemagne, comme c'était le casauparavant – amène les collectivités communales à lancer les premiersinstruments de soutien à la création. Les premières lois cantonalesconsacrées à l'encouragement de la culture entrent en vigueur dès lesannées 1970 et des unités administratives spécialisées sont créées pourrépondre aux sollicitations des artistes et des institutions. C'est aussi aucours de ces années que la Confédération publie le fameux RapportClottu (1975), qui analyse de manière très fouillée la vie culturelle etartistique en Suisse, identifie les besoins et propose une réflexionambitieuse sur le rôle des collectivités publiques. <strong>La</strong>rgement influencépar les réflexions sur la démocratisation culturelle en France, le rapportmet aussi en lumière les faibles<strong>ses</strong> du système fédéraliste : aucunepolitique culturelle ne pourra émerger sans une vision concertée entreles différents échelons fédéraux.Les paradoxes du fédéralismeUne trentaine d'années plus tard, les dynamiques de la vie culturelle etscène <strong>suisse</strong> / 2


Le théâtre Equilibreà Fribourg. Photo :Alexander Hana.


politique confèrent à ces questions une urgence renouvelée. Qu'ils'agisse de l'accès à la culture, de l'éducation et de la formationartistiques, du rôle déterminant que prendra la <strong>dans</strong>e <strong>dans</strong> l'offreculturelle ou encore de la situation socio-professionnelle des comédiens,le Rapport Clottu pointe en 1975 des problématiques toujours ouvertesaujourd'hui.Bien qu'il soit encore trop tôt pour évoquer les effets de la première loifédérale sur l'encouragement de la culture, soulignons pourtant quecertains projets réunissant les différents échelons politiques ont déjà vule jour : le Projet Danse, concept pour l'encouragement de la <strong>dans</strong>e enSuisse, est né d'une collaboration entre les villes, les cantons, laConfédération et les associations professionnelles. Entre 2002 et 2006,les différents partenaires ont analysé toutes les facettes de la <strong>dans</strong>e, dela formation à la reconversion professionnelle en passant par la créationet la diffusion et publié les résultats <strong>dans</strong> différents rapports. Plusieurspropositions ont été appliquées au terme du projet, notamment les« conventions de soutien conjoint » réunissant des subventions de ProHelvetia, du canton et de la ville <strong>dans</strong> lesquels sont établies lescompagnies de <strong>dans</strong>e. Ces conventions, qui visent à encourager pendanttrois ans les compagnies de <strong>dans</strong>e <strong>suisse</strong>s les plus prometteu<strong>ses</strong> et lesplus actives sur le plan international, ont le grand mérite d'impliquerpour la première fois les différents échelons politiques autour d'unprojet fédérateur.Autre projet d'envergure issu du Projet Danse, l'association Reso -Réseau <strong>dans</strong>e <strong>suisse</strong>. Centre de compétences œuvrant audéveloppement de différentes prestations spécialisées, Reso s'engagepour une politique d'encouragement globale de la <strong>dans</strong>e. Success storyd'un fédéralisme coordonné, Reso révèle aujourd'hui les failles d'unestructure politique où la multiplication des partenaires va à l'encontre del'efficience souhaitée de nos jours… En effet, malgré l'appui initial despartenaires publics, le financement de la fondation se révèle de plus enplus fragile : les subventions doivent sans cesse être sollicitées auprèsdes innombrables partenaires (près d'une cinquantaine de collectivitéspubliques), montrant une fois de plus que la subsidiarité précarisedavantage qu'elle ne rassure.Les institutions romandes : employeurs ou partenaires des compagnies ?Il fut un temps où la création théâtrale était d'une simplicitédéconcertante. Les théâtres de création avaient pour missionde produire des spectacles. Les compagnies, quant à elles, y réalisaientleurs spectacles ou se produisaient <strong>dans</strong> les rares théâtres d'accueilgrâce à des subventions ponctuelles.Aujourd'hui, les enjeux entre les institutions, les compagnies, lesdifférentes collectivités et les partenaires privés sont devenus beaucoupplus complexes. Sur un territoire comptant 1,5 millions d'habitants,l'offre en matière d'arts scéniques est devenue pléthorique.Du côté des lieux, l'Union des Théâtres Romands (UTR), rassemblanttreize théâtres de création, dont les opéras de Genève et de <strong>La</strong>usanne,et le Pool des théâtres romands, regroupant plus de quarante théâtresd'accueil, constituent le cadre institutionnel. Dès les années 1950-1960,les théâtres de création se sont engagés pour la défense de la professionet ont permis l'essor d'un art professionnel principalement concentrésur l'Arc lémanique. A deux exceptions près : Arcs en scène, ancienThéâtre populaire romand à <strong>La</strong> Chaux-de-Fonds, créé grâce àl'inlassable engagement de Charles Joris en 1959 et dirigé aujourd'huipar Andrea Novicov, et le Théâtre des Os<strong>ses</strong>, qui s'est implanté àGivisiez, près de Fribourg, dès la fin des années 1980.En parallèle, plus de quarante théâtres d'accueil et de festivals proposentune offre théâtrale sur l'ensemble de la Suisse romande. Des scènesexpérimentales comme l'Usine à Genève ou l'Arsenic à <strong>La</strong>usanne auxgrandes salles comme le Théâtre du Crochetan à Monthey et Equilibre,nouveau théâtre au centre de Fribourg, inauguré en décembre 2011(voir photo), en passant par des festivals comme le far° à Nyon ou<strong>La</strong> Bâtie à Genève, les théâtres du Pool défendent des programmationspluridisciplinaires et jouent de ce fait un rôle indispensable pour ladiffusion des formes théâtrales, performatives et chorégraphiques.Notons au passage qu'un lieu entièrement dévolu à la <strong>dans</strong>econtemporaine fait toujours défaut en Suisse romande, alors quec'est précisément <strong>dans</strong> cette discipline que la création <strong>suisse</strong> s'est forgéeune image.Aujourd'hui, même si les théâtres de création et d'accueil sedifférencient au niveau de leurs missions (les théâtres de création sont,entre autres, signataires d'une convention de travail collective), ils sont,<strong>dans</strong> les faits, de plus en plus similaires. Alors que la majorité desthéâtres de création est contrainte d'alterner créations et accueils, lesthéâtres du Pool ont élargi leurs mandats pour soutenir les compagniesavec des résidences, des préachats ou des coproductions. Cependant,les moyens plus importants dont disposent les théâtres de création leurpermettent d'explorer différents modèles d'entreprise. Que ce soitscène <strong>suisse</strong> / 4


Sous la glace, mise en scèneAndrea Novicov. Photo :Camille Mermet.d'un concours biennal. Ces exemples le montrent bien : la tendance està la concertation et à la régionalisation des fonds publics. Les frontièrescantonales ne font plus sens pour des artistes de plus en plus nomades,qui se nourrissent des échanges et travaillent selon des « affinitésélectives » et non plus géographiques.Unique impensé <strong>dans</strong> les mesures de soutien aux compagnies, lessubventions annuelles. A ce jour, seules la compagnie du TeatroMalandro, dirigée par Omar Porras, et la compagnie de <strong>dans</strong>e PhilippeSaire bénéficient d'une subvention annuelle garantie, et rares sont lescollectivités publiques qui tiennent compte des différentes étapes de vie<strong>dans</strong> les parcours artistiques. Or, de nombreux metteurs en scènetravaillant depuis plusieurs décennies se trouvent aujourd'hui confrontésà des politiques encourageant l'« émergence », l'« innovation » et les« jeunes » générations d'artistes. Il suffit de consulter les programmespour constater que les rares metteurs en scène à l'affiche ayant dépasséla cinquantaine sont directeurs de ces institutions… Que deviendront les« émergents » <strong>dans</strong> quelques années et comment évoluera la pyramidedes âges des professionnels du spectacle ?à travers des coproductions, l'idée de troupe défendue par le Théâtredes Os<strong>ses</strong> ou les tournées, comme en témoigne de manièreimpressionnante le Théâtre de Vidy-<strong>La</strong>usanne depuis l'arrivée de RenéGonzalez en 1991, mais aussi le Théâtre de Carouge sous l'impulsionde Jean Liermier, et Arcs en scène, les théâtres de création sondent despratiques susceptibles de prolonger la durée de vie des spectacles etd'assurer leur pérennité.<strong>La</strong> création au croisement des politiques institutionnelles et artistiquesComment les compagnies s'insèrent-elles <strong>dans</strong> ce tissu institutionnel ?Depuis les premières subventions allouées parcimonieusement dès la findes années 1960 aux compagnies dites « off», l'éventail des formes desoutien s'est considérablement diversifié. Aux subventions ponctuellessont venus s'ajouter des contrats de subventionnement pluriannuelsdestinés aux compagnies expérimentées ayant un rayonnement pluslarge. A côté des instruments de soutien habituels (résidences àl'étranger, mise à disposition de locaux, etc.), des soutiens plus ciblésont été conçus par certaines collectivités publiques : la Ville de <strong>La</strong>usanneet le Canton de Vaud proposent ensemble une bourse decompagnonnage pour soutenir les metteurs en scène au début de leurparcours ; le Canton du Valais offre aux compagnies la possibilité debénéficier d'une résidence subventionnée d'une durée de trois ans <strong>dans</strong>un théâtre valaisan. Dernier arrivé <strong>dans</strong> le domaine du soutien authéâtre, <strong>La</strong>bel +. Elaboré et entièrement financé par les cantonsromands <strong>dans</strong> le but de promouvoir des créations théâtralesd'envergure (grandes distributions, équipes artistiques plus étoffées,etc.), ce dispositif, offre l'opportunité à deux compagnies de recevoir unmontant maximal de 200 000 francs <strong>suisse</strong>s, (165 000 euros) au termeLes frontièrescantonales ne fontplus sens pourdes artistes de plusen plus nomades.Autre bémol exprimé par plusieurs théâtres : le fait que la plupart desinstitutions, qui n'ont pas les moyens de financer intégralement lesproductions des compagnies, sont tributaires des choix effectués par lescommissions cantonales et communales. En effet, certaines compagniesreçoivent des soutiens sans pour autant disposer d'un lieu d'accueil,tandis que d'autres projets, pourtant défendus par les théâtres, ne sontpas soutenus par ces mêmes commissions. D'un côté, les commissionsatténuent le pouvoir des institutions, mais de l’autre, les institutions nedoivent-elles pas bénéficier d'une liberté artistique aussi large quepossible ? Une gouvernance institutionnelle plus affirmée ne permettraitellepas de clarifier les missions générales des théâtres, quitte à leurlaisser ensuite les rênes libres ?<strong>La</strong> diffusion au chevet de la création ?Depuis plusieurs années, la diffusion est devenue un enjeu majeur pourla vitalité de la scène théâtrale et chorégraphique. Qu'elle soit unremède pour certains théâtres, un indicateur de qualité et de notoriétépour les compagnies, la diffusion est une réponse pertinente à lafragilisation du milieu théâtral. Grâce aux tournées, acteurs, techniciens,régisseurs et metteurs en scène voient leurs contrats se prolonger, etsur le plan artistique, les bénéfices sont évidents. Pour toutes cesraisons, les différentes collectivités ont accordé une attentionparticulière aux politiques de diffusion. <strong>La</strong> Commission romande dediffusion des spectacles (CORODIS), mise sur pied par un groupe de


professionnels <strong>dans</strong> les années 1990 et financée ensuite par les cantons,les villes et la Loterie romande, a distribué 640 000 francs <strong>suisse</strong>s(529 280 euros) en 2010, toutes disciplines confondues.Pro Helvetia, dont la mission est de « contribuer aux échanges culturelsà l'intérieur du pays et de soutenir la diffusion de la culture <strong>suisse</strong> àl'étranger », a attribué en 2011 près de 2,2 million de francs <strong>suisse</strong>s(1,64 million d’euros) à des compagnies de <strong>dans</strong>e et de théâtreromandes, conventions de soutien conjoint inclu<strong>ses</strong>. Si la Suisseromande – Gilles Jobin, Alias, 7273, Cie Greffe, Perrine Valli ou Marie-Caroline Hominal – a le vent en poupe, ce sont les artistes performeurscomme <strong>La</strong> Ribot, Yan Duyvendak, les <strong>suisse</strong>s allemands Zimmermann &de Perrot et Massimo Furlan qui remportent actuellement le plusde succès à l'étranger.Au-delà des soutiens financiers, les professionnels se sont chargés dedévelopper des outils de promotion. Au niveau romand, la CORODISs'est associée au Pool des théâtres et à l'Union des Théâtres Romandspour proposer chaque année une interface entre programmateurs etcompagnies et présenter des compagnies romandes au sein de certainsréseaux de diffusion français. Toujours <strong>dans</strong> la perspective d'améliorer ladiffusion et la notoriété des compagnies romandes, ils ont aussi créédernièrement le site Internet www.plateaux.ch. De son côté, ProHelvetia édite et diffuse régulièrement des DVD contenant des extraitsde spectacle et présente sur son site les spectacles en diffusion ainsi quetoutes les données techniques. <strong>La</strong> diffusion et la promotion du théâtreromand sont ainsi devenues les clés de voûte d'une scène artistique enpleine effervescence.Quels défis pour les politiques des arts de la scène ?Les politiques culturelles <strong>suisse</strong>s résultent d'impulsions provenant tantdes collectivités que des acteurs culturels. Ce dialogue de plus en plusconstant entre les nombreux partenaires du secteur culturel contribueà l'élaboration de politiques souples mais peu profilées. <strong>La</strong> grandeliberté d'action dont bénéficient les institutions et l'accroissement descompagnies <strong>tous</strong> azimuts sont à l'image d'un pays où domine larecherche de consensus, où la culture n'est pas affaire de l’Etat maisrelève des particuliers, comme le spécifient plusieurs ba<strong>ses</strong> légales.Aujourd'hui, vu le développement massif de l'offre et la nouvelle loi surle chômage, il s'agit de réfléchir à des corrélations plus judicieu<strong>ses</strong> entreles institutions, les compagnies et les collectivités publiques. Au final, lesopportunités seront certainement du côté de politiques non plussectorielles mais globales, voire systémiques, <strong>dans</strong> lesquelles fluxfinanciers, missions artistiques et culturelles, dynamiques de diffusionrégionales et internationales, et développement durable pourrontconverger et interagir./ Anne-Catherine Sutermeister est responsable de la recherche à la Manufacture -Haute école de théâtre de Suisse romande et vice-présidente du conseil de fondationde Pro Helvetia.Le théâtre deVidy-<strong>La</strong>usanne. Photo :Mario Del Curto.scène <strong>suisse</strong> / 6


Le théâtre de Genève :cet obscur objet du désir./ Philippe Macasdar« GENEVA ! », c'est le mot que prononce Robert de Niro <strong>dans</strong> le film deKenneth Branagh, découvrant depuis le Jura enneigé la ville natale de sonpère, le docteur Frankenstein, patricien genevois et créateur dumonstre. C'est sur les bords du <strong>La</strong>c Léman qu'une jeune fille, MaryShelley, a écrit un livre qui va faire le tour du monde.« Genève, c'est le cerveau du monstre et le lieu de ton combat », dit leChe, assignant à domicile un jeune sociologue, Jean Ziegler, refroidissant<strong>ses</strong> ardeurs de guérilla et fixant son destin au cœur des banques.« Il eût suffi que Genève et la Suisse donnent un peu d'argent, un tout petitpeu d'argent. Et Genève et la Suisse auraient eu le premier théâtre d'artd'Europe », note Georges Hébertot alors que les Pitoëff doivent serésoudre à quitter Genève, faute de soutiens financiers, pour rejoindreParis. Genève où Georges Pitoëff, fuyant la Révolution russe, s'estinventé metteur en scène en une soixantaine de spectacles magiques.Genève, qu'un autre Jean, Calvin, réfugié, expulsé puis rappelé, a choisipour réaliser la mission que l'on sait. Calvin qui, avec la Réforme, a faitd'une frontière une capitale en donnant son premier grand rôle à unepetite cité.« Une ville qui n'est guère grande, mais plus européenne que toute autreville d'Europe. Impossible de dire si les habitants de la ville sont français,allemands ou italiens. Même le climat a quelque chose de cosmopolite. »Vue par August Strindberg, bien qu'il y ait grelotté de froid, Genèvec'est aussi – depuis le refuge donné aux protestants persécutés – unhavre de paix miraculeux <strong>dans</strong> lequel Albert Cohen et Borges ont vécuavec bonheur, et qui a accueilli, plus ou moins bien, les anarchisteset les pacifistes, Lénine, Frans Masereel, Romain Rolland, Robert Musil,John Berger, les réfugiés hongrois et chiliens…Ville contradictoire par excellence, Genève est le berceau des initiativesde paix et de (ré)conciliation : la Croix-Rouge, la Société des Nations,les Conventions de… Genève. Mais également le siège de l'OrganisationMondiale du Commerce.Sur le théâtre du globe, Genève est à la fois scène, salle et coulis<strong>ses</strong>,sans que ces fonctions soient clairement conscientes et liées. Chaquejour, on y traite des affaires du monde, des messagers viennenttémoigner d'événements tragiques, demander reconnaissance et justice.Il y a toutes sortes de refugiés et de motifs à l'exil : les guerres et lesoppressions, mais aussi le travail et l'amour ont nourri la vie culturelle.Et ce sont des immigrés qui, pour une bonne part, contribuent à la viedes arts de la scène : Jacques Copeau, Germaine Montero, Guy Tréjeanen leur temps et, aujourd'hui, Omar Porras, Oskar Gómez Mata, Noemi<strong>La</strong>psezon, <strong>La</strong> Ribot.C'est à Genève, pendant la Seconde Guerre mondiale, <strong>dans</strong> « ladésolation d'un vieux théâtre délabré, aux confins d'une cité que nospersonnages ont, pour quelques mois, tirée de son sommeil » qu'un certainGeorges Firmy, alias Giorgio Strehler, réfugié en Suisse pour caused'antifascisme, dit avoir eu la révélation de sa destinée d'homme dethéâtre en dirigeant les jeunes comédiens genevois réunis pour lacréation de Meurtre <strong>dans</strong> la Cathédrale de Thomas Eliot. « A Genève, jem'aperçus que je serai metteur en scène, comme si j'avais été investi d'unemission par les circonstances. » <strong>La</strong> guerre finie, Strehler rejoint Milan poury fonder le Piccolo Teatro, l'une des plus fameu<strong>ses</strong> aventures théâtralesd'Europe.Quarante ans plus tard, Genève accueille sans s'en douter le plus grandmetteur en scène <strong>suisse</strong> de renommée internationale, Benno Besson,puis, sans mesurer la portée du travail accompli par celui-ci, elle lepousse insidieusement vers la sortie. Entre-temps, il a réussi à réveillerla Comédie, pour la plus grande joie d'un public nombreux, touten donnant aux comédiens genevois l'occasion de rayonner à l'étranger.Au moment de partir, Besson suggère que Matthias <strong>La</strong>nghoff, figureemblématique du théâtre européen, lui succède. <strong>La</strong>s, son Projet pourle Théâtre de la Comédie de Genève, manifeste architectural etdramaturgique génial, restera lettre morte.Genève, ville charnière, ville de <strong>tous</strong> les débuts, de <strong>tous</strong> les possibles :ville d'art et d'essai ? Mais aussi ville indifférente et oublieuse, ville auxmonstres fantomatiques et des rendez-vous manqués ?« Riche par sa liberté et son commerce, Genève voit souvent autour d'elletout en feu sans jamais s'en ressentir. Les événements qui agitent l'Europene sont pour elle qu'un spectacle dont elle jouit sans y prendre part. » C'estpar ces mots que d'Alembert ouvre son article sur Genève <strong>dans</strong>l'Encyclopédie. Quelques pages plus loin, c'est précisément cette villequ'il désigne comme la plus propice à l'établissement d'une troupe decomédiens. Cette proposition suscite un débat virulent sur la fonctiondu théâtre et l'on sait que Rousseau s'est opposé fermement à ce projet<strong>dans</strong> sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles.Si l'on met en perspective cette querelle historique et esthétique,et si on la place <strong>dans</strong> une dynamique contemporaine, il est possiblede formuler une double et complémentaire question : quel rôle pourGenève <strong>dans</strong> le théâtre du monde, quel théâtre pour Genève ? Rejetantun théâtre élitiste importé de Paris, coupé de la réalité et du peuple,Rousseau imagine une alternative participative où chaque spectateurdeviendrait acteur lui-même : « Que chacun se voie et s'aime <strong>dans</strong> lesautres, afin que <strong>tous</strong> en soient mieux unis », préconise-t-il. En annulantla distance propre à la représentation, il fait le pari d'un spectateurcitoyen actif <strong>dans</strong> l'espace public. Quant à d'Alembert, en proposantde reconnaître – <strong>dans</strong> une ville conditionnée par la méfiance protestanteface au théâtre – la profession de comédien par un statut et un salaire,il fait œuvre de progrès en le plaçant « sur la même ligne que les autrescitoyens ».Comment faire pour que Genève et <strong>ses</strong> habitants s'approprient cedouble héritage ? Là est la question. Etre acteur de son destin, c'est« jouir du spectacle du monde » et « y prendre part », « riche de sa libertéet de son commerce » pour mieux contribuer à éteindre les incendies dumonde. En définissant ainsi les conditions d'une vie responsable etheureuse à Genève, se dessinent les enjeux d'une profession de théâtreà la hauteur d'un héritage inouï, qui reste à saisir à la mesure de notreépoque et de <strong>ses</strong> mutations. Un théâtre où les comédiens seraientpleinement acteurs de la cité, œuvrant à son développement, soutenuset encouragés par les autorités.Oui, à Genève, décidément, le théâtre a un rôle particulier à jouer./ Philippe Macasdar est directeur du théâtre Saint-Gervais de Genève.


Positiv GRÜtli/ Sylvia BotellaAvant que cela ne prenne fin, faire retour(s)sur le GRÜ/Transthéâtre, première plateformetransdisciplinaire institutionnelle<strong>suisse</strong>, avec la dramaturge Michèle Pralonget la metteure en scène / performeuseMaya Bösch. Coulis<strong>ses</strong> d'un duo à la bombequi a normalisé l'exceptionnel.« Je fuis le théâtre qui m'a jusqu'à présent dégoûtée et voudrais le voir mesuivre. » Elfriede Jelinek« Le GRÜ n'est pas un musée, prévient Maya Bösch. C'est une tentativequi reste une tentative. » « A côté », précise Michèle Pralong. Un lieu quidoit son intensité aux rêves de liberté créatrice mis en œuvre auquotidien qui creusent des sillons <strong>dans</strong> le champ institutionnel culturelgenevois, depuis 2006. Une sorte de petite cour des miraclesexpérimentale, revendiquée par l'alliance Pralong/Bösch qui porte un« Revendiquer lapossibilité de l’échec,créer une générationtransversale. »regard hors champ, conscient de la déchirure existant entre lesnécessités propres à la création et la réalité des conditions deproduction étrangère à l'errance, un peu « mono-corps », souvent glacée.« L'art, c'est le meurtre de l'habitude », dit Jean Cocteau. « Ça sert à sedéporter, dit Michèle Pralong. A se confronter à de nouvelles exigences afinde trouver d’autres formes. » Une black box et une white box auxdimensions et couleurs presque « dangereu<strong>ses</strong> », intensément exploréespar les artistes, où le miracle est celui d'une singulière radicalitéartistique, intime, – non recluse – qui décide quel chemin prendre, quel'on ne maîtrise pas. Au risque d'un spectateur souvent ébranlé, devenu,au fil des saisons, complice réel d'un projet d'évasion transdisciplinaire.« Revendiquer la possibilité de l'échec », « briser les lignes narratives »,« créer une nouvelle socialisation, une génération transversale », « se donnerson art », prend généralement trois ans pour être visible, recevable.Une « mise en visions » pour Genève – toujours prête à imploser.Un transthéâtre qui tire sa puissance expressive de sa capacité aiguëà donner le monde tel qu'il est, sans complaisance, toujours à l'affûtde frictions créatives, collaboratives. A rendre plausibles cesexpérimentations artistiques en « offrant du temps et de l'espace à desartistes qui les transforment et les restituent au public », précise MichèlePralong. En proposant des saisons en fonction de thématiques oumots/moteurs de recherche puisés <strong>dans</strong> les ob<strong>ses</strong>sions des artistes.Et inventant des protocoles de travail adéquats – longs ou courts. Desprototypes de recherche. Pour mieux éventrer le plateau à plusieurs,rêver à un langage autre, interrogeant le vivant qui peut déraper versdes zones artistiques, culturelles, économiques dérangeantes.Richard Maxwell, Claudia Bosse, Mathieu Bertholet, Marc Liebens,Josef Szeiler, Dorothea Schürch, Jacques Demierre, Maya Bösch, CindyVan Acker, Sylvie Kleiber ou des collectifs « agitant autant l'engagementscène <strong>suisse</strong> / 8


Les voitures renversées,installation Régis Golay /federal studio, Théâtredu Grütli, Genève, 2006.Photo : Régis Golay.contractuel – interprètes salariés pendant six ou dix mois – quel'engagement physique, intellectuel d'un interprète <strong>dans</strong> un lieu », pointeMichèle Pralong. Autant d'artistes expérimentaux, metteurs en scène,chorégraphes, plasticiens, comédiens défricheurs accueillis, parmid'autres, par le GRÜ. Selon Maya Bösch, les artistes sont les seuls « réelsavant-gardistes qui peuvent redéfinir une scène, penser de nouveaux lieux,de nouvelles relations, de nouvelles perspectives ». Des gestes d'horizonsdifférents partagés, des formes XXL ou XXS, un festival TRANS axé surdes petites créations/laboratoires in situ – et de nombreux« contrepoints » à la programmation qui transmuent le plateau enmachine émancipatrice, vibrante, fabriquant du contrechamp. Le GRÜcoproduit, programme ou collabore avec écoles d'art, festivals demusiques électroniques et maintes institutions ou lieux contemporainsnationaux et internationaux… Le but affirmé : performer, expérimenter,cliver plus que simplement produire et diffuser des mi<strong>ses</strong> en scène.Là où est le corps, la voix est ici. L'espace-temps bouleversé du GRÜs'affirme absolument politique. « Cela pourrait devenir une référence pourl'élaboration des cahiers des charges de nouveaux lieux, influençant ainsi laconscience politique de ce que peut-être un lieu de création pour le futur »,souligne Maya Bösch.En juin 2012, le duo de directrices quittera les lieux. Une page se tournepeut-être. Mais les énergies sont toujours présentes, prêtes à resurgircomme des « virus » <strong>dans</strong> les marges ou ailleurs. Car c'est précisémentlorsque cela « dégénère » que le plateau devient le plus intéressant.Pas seulement lorsque les creusets métamorphiques l'emportent plusloin que lui-même, branché à des matériaux, des objets peu habituels.Ou lorsque que tout s'y retrouve de manière syncrétique ettransformatrice. Mais surtout lorsque s'y agencent et ré-agencent,<strong>dans</strong> une logique de chocs, les défis violents, les métamorpho<strong>ses</strong> d'unecommunauté artistique et d'une communauté humaine en constanteévolution. Une contemporanéité souvent insuffisamment lue./ Sylvia Botella est rédactrice en chef de la revue Scènes (Bruxelles).En juin 2012, le GRÜ produira deux traces de mémoire : un site d'archives rassemblant demanière exhaustive toutes les propositions artistiques qui ont fait vibrer ces six saisonstransdisciplinaires et expérimentales (textes, photos, vidéos) ; un livre GRÜ. Ecrire un théâtreexpérimental, coédité par A*Types Editions et <strong>Mouvement</strong>.


Les bâtisseurs/ Anne-Pascale MittazEn Suisse, nombre de lieux de création et demanifestations se sont construits sur desrevendications culturelles et sociales. Regardssur les années des débuts et sur les pratiquesactuelles de programmateurs sensibles à laquestion de nouvelles esthétiques.En 1989, le centre d'arts scéniques contemporains – Arsenic – voyait lejour à <strong>La</strong>usanne <strong>dans</strong> un contexte où les compagnies ditesindépendantes avaient peu de lieux de création. Une vingtaine d'entreelles revendiquait un espace que la ville leur attribua en mettant à leurdisposition d'anciens ateliers industriels. Aujourd'hui, en pleine mutation,avec d'importants travaux de rénovation et de transformations, l'Arsenicfera peau neuve en 2013 avec des espaces de répétitionsupplémentaires et des salles aménagées, signe d'un développementfortement soutenu par les autorités.Revendications culturelles et sociales de la baseCet engagement actif de la scène indépendante ne constitue pas un faitunique en Suisse. De nombreux lieux de la création contemporaine sontnés de cette impulsion (Dampfzentrale à Berne, TheaterhausGessnerallee à Zurich) ou suite à des actions plus individuelles, commele Festival Belluard Bollwerk International, fondé par des artistes etorganisateurs de la région de Fribourg en 1983, le Théâtre Sévelin 36créé par la Cie Philippe Saire, ou encore le far° festival des arts vivants àNyon, imaginé par une association d'animation théâtrale en 1984.Si l'Arsenic a eu pour origine la volonté de compagnies de s'émanciperdes institutions et de se mobiliser face au manque d'espaces de création,d'autres théâtres et festivals en Suisse ont vu le jour au travers demotivations sociales plus vastes. Ainsi, en 1977, le festival de <strong>La</strong> Bâtie estconçu <strong>dans</strong> le « désir de donner un espace à une idéologie – qui était aussiun mode de vie – alors marginale, où fusionnent mouvement artistique ditd'avant-garde, mouvement politique de contestation, mouvement sociald'aspiration à une vie conviviale non conventionnelle. » <strong>La</strong> programmationd'artistes locaux absents des scènes institutionnelles est un autreélément déterminant de cette initiative festivalière. Celle-cis'accompagne de formes de militantisme social, d'une utopiecommunautaire et d'une remise en question des valeurs dominantes quise traduisent par la préférence pour des spectacles à forte chargepolitique, la gratuité, l'absence de hiérarchie <strong>dans</strong> la structureorganisationnelle, la proximité des artistes et du public. L'idée du festivalcomme moment libre de fête, en plein air, et le bois de <strong>La</strong> Bâtie, <strong>dans</strong>lequel le festival se déroulait initialement, symbolisaient un espace detransgression potentiel.Cette origine militante <strong>dans</strong> la fondation de lieux et de manifestationsculturelles se retrouve d'un bout à l'autre de la Suisse. Lesrevendications de la jeunesse des années 1980 contribuent égalementà la création de plusieurs lieux de rassemblement culturel, autonomeset autogérés, défendant souvent une vision plurielle de la culture. AGenève, quelques années après la fondation du festival de <strong>La</strong> Bâtie, lecollectif Etat d'urgences dénonce la disparition de lieux culturels pourles jeunes. En 1989, les autorités lui attribuent l'Usine, qui rassembleplusieurs associations culturelles, dont le Théâtre de l'Usine, défendantdes productions en marge de la diffusion dominante. Au début desannées 1980, la Rote Fabrik à Zurich ouvre <strong>ses</strong> portes, aprèsl'occupation du bâtiment par des jeunes Zurichois dont le mouvement,face à la votation du crédit de 60 millions de francs <strong>suisse</strong>s pour l'Opéra,se transforma en révolte <strong>dans</strong> les rues de la ville. <strong>La</strong> Reithalle à Berne,Fri-son à Fribourg, la Dolce Vita à <strong>La</strong>usanne et la Kultur Kaserne à Bâlenaissent sous l'impulsion de mouvements similaires.Portés par les professionnels de la scène indépendante et desmouvements sociaux, issus de la société civile, ces anciens ateliers,usines, casernes, réhabilités en théâtre, marquaient, <strong>dans</strong> l'espacecomme <strong>dans</strong> leur programmation, leur distance avec une culture« officielle » et défendaient une culture alternative à celle des théâtresmunicipaux et des grandes institutions.Un processusd'institutionnalisationdes scènes alternatives.Vers une institutionnalisationCes revendications culturelles et sociales satisfaites, les identités de ceslieux se sont peu à peu modifiées au gré des directions, poussées par undésir de professionnalisation et de reconnaissance. Les structuresalternatives, comme le théâtre de l'Usine, deviennent des lieuxsubventionnés. Les liens avec les autorités se resserrent, certainesstructures (Arsenic, les Urbaines) passent du statut d'association à celuide fondation, plus stable politiquement. Très vite, le festival de <strong>La</strong> Bâtiequitte le bois pour investir la ville et <strong>ses</strong> salles, abandonnant la gratuitéet devenant un événement majeur de la vie culturelle genevoise.<strong>La</strong> quête d'une reconnaissance des nouvelles formes artistiquesdéfendues par ces lieux participe également à ce processusd'institutionnalisation des scènes indépendantes et alternatives. Le<strong>ses</strong>thétiques ne sont pas toujours compri<strong>ses</strong> par les autorités quimanquent de commissions spécialisées. Il faut convaincre de la nécessitéd'offrir les conditions de production à des formes hybrides quibousculent les codes, à des performances, des projets interdisciplinairesportés par des artistes venant d'autres champs que le théâtre (Massimoscène <strong>suisse</strong> / 10


Domenico Billari, 2010.Photo : Nelly Rodriguez.


Yves Mettler, 2011. Photo :Nelly RodiguezFurlan, Yan Duyvendak, Velma, Marco Berrettini, Gilles Jobin, <strong>La</strong>Ribot…). Thierry Spicher, ancien directeur de l'Arsenic, évoque la findes années 1990 : « Il fallait être inattaquable au niveau de la gestiondu lieu, afin d'assurer la liberté de programmation. <strong>La</strong> gratuité du festival« Les Urbaines offraitune occasion uniquede développer desprojets exigeants. »Les Urbaines offrait une occasion unique de développer des projetsexigeants, via des financements spécifiques. <strong>La</strong> gratuité pour les spectateursnous semblait une bonne raison pour oser la radicalité. <strong>La</strong> consigne était deprésenter tout ce que nous n'aurions jamais osé programmer en saison.C'était ainsi un moment privilégié pour amener un large public vers denouvelles esthétiques. » Grâce à une communication percutante et à uneinscription <strong>dans</strong> un réseau international avec le succès du chorégrapheGilles Jobin et du collectif musical Velma, l'Arsenic – dirigé par SandrineKuster depuis 2003 – affirme petit à petit son identité de laboratoire,dévolu aux expériences esthétiques aventureu<strong>ses</strong>, tant auprès du publicque des autorités.L'opposition entre culture alternative et culture institutionnelle s'estainsi atténuée au fil des années. Aujourd'hui, les lieux et les compagniesn'ont plus d'attaches identitaires aussi fortes. Si cette confrontationproductive des années 1980 et 1990 a perdu de sa réalité, où se situentaujourd'hui ces espaces de frottement, de tensions entre un désird'intégration et une volonté de démarcation propice à la créationd'esthétiques originales ?De l'éclosion des lieux à des dynamiques d'éclosionOn peut se demander si le modèle contestataire ne s'est pas transforméen un modèle plus « intégrationniste », <strong>dans</strong> lequel il s'agit d'inventerles conditions d'éclosion et d'émulation. Certains festivals et théâtresmettent en place des mécanismes de repérage et d'accompagnementtrès originaux, intégrant à leur programmation la question du risqueet la réactivité aux besoins artistiques.Focus subjectif sur trois festivals, petits par la taille et le budget, maisscène <strong>suisse</strong> / 12


Cynthia Odier, âme de FluxPourquoi évoquer ici le Flux <strong>La</strong>boratory, espace genevois dédié auxarts <strong>dans</strong> un sens large – expositions, concerts, performances,projections, résidences – et sa fondatrice et directrice artistiqueCynthia Odier ? Cynthia Odier est née en Egypte, et c’est peutêtrede là que lui vient sa passion première, la <strong>dans</strong>e. Car sanounou, le soir venu, ouvrait la fenêtre et faisait la <strong>dans</strong>e du ventre,pour séduire le garçon d’en face. Cynthia l’observait, puis semettait à <strong>dans</strong>er elle aussi. Arrivée en Suisse, la jeune fille suit uneformation classique au Conservatoire de Genève, passe enprofessionnelle et fait <strong>ses</strong> débuts sur scène. Plus tard, mariée etmère de quatre enfants, elle renoue avec la <strong>dans</strong>e à l’occasiond’une exposition que le Musée d’art et d’histoire de Genèveconsacre à Fernand Léger. Cynthia Odier produit la reconstructionet la représentation <strong>dans</strong> la cour du Musée de <strong>La</strong> Création dumonde, ballet de Darius Milhaud, avec costumes et décor de Léger.Puis Cynthia Odier a créé, il y a dix ans, la Fluxum Foundation, oùelle officie comme vice-présidente. Le Flux <strong>La</strong>boratory, lui, est unlieu indépendant sis à Carouge ; il héberge la fondation et uneboîte de production. Espace expérimental de rencontres, deperformances et d’expositions, il a pour mission de susciter uneinteraction entre les milieux culturels et le monde des affaires. Desartistes y répètent, s’y produisent, et des entrepri<strong>ses</strong> peuvent yorganiser des séminaires ou autres manifestations. Sonbouillonnement créatif, le Flux le tient de sa directrice, de sacuriosité, de <strong>ses</strong> passions. Cynthia Odier possède en effet cettecapacité de s’enflammer, de s’acharner, aussi quand elle s’estdonné un but, qui confère son âme à un projet artistique qui osefaire le premier pas en direction de l’économie. Anna Hohlerwww.fluxumfoundation.orgwww.fluxlaboratory.comqui développent, chacun à leur manière, des stratégies audacieu<strong>ses</strong>.Le far° – festival des arts vivants à Nyon – associe un artiste à saprogrammation pour une durée de deux ans. Outre un soutien à laproduction, cette formule d'artiste associé se traduit par uncompagnonnage avec diver<strong>ses</strong> personnalités avec lesquelles l'artistedésire dialoguer et partager <strong>ses</strong> préoccupations. Celles-ci concernent lesprojets en cours, mais aussi des questions méthodologiques et deprocessus créatif, ou une problématique particulière. Pour VéroniqueFerrero Delacoste, directrice du far°, il s'agit par le biais de cette cellulede réflexion de provoquer des rencontres qui puissent nourrirl'expérience de création. Dans cette mise en perspective, l'artisteassocié du festival se voit également offrir plusieurs plages deprogrammation : « Pour encourager la prise de risque, il me paraîtimportant de multiplier les regards et d'offrir plusieurs entrées à laprésentation du travail d'un artiste. Ceci met les projets d'un même artisteen parallèle, tant pour lui-même que pour le public. Cette multiplicité deplages permet aussi à de petites explorations d'exister. Elles peuvent paraîtrebalbutiantes parfois, mais je pense qu'elles sont des occasions de rebondsprivilégiés <strong>dans</strong> une démarche artistique plus large. » Le festival proposeégalement aux artistes associés de travailler en dehors de leur disciplinehabituelle. Ainsi, par exemple, la chorégraphe Young Soon Cho Jaqueta-t-elle pu éditer un livre : une manière de déterritorialiser sa pratiqueet d'élargir le champ de recherche.A Fribourg, outre les productions du festival, le Belluard BollwerkInternational lance chaque année un concours de création. Depuis 2008,le concours est thématique et s'adresse aussi bien à des professionnelsdes arts qu'à des spécialistes d'autres domaines, aux habitants deFribourg ou d'ailleurs, à des individus ou à des associations. Pour Sallyde Kunst, directrice du Belluard Festival, le concours représente uneoccasion d'ouverture et de risque <strong>dans</strong> sa programmation : il permetla rencontre d'artistes hors des réseaux habituels. <strong>La</strong> sélection par unjury invite aussi à diversifier les regards. « Le concours est comme unepierre que l'on jette <strong>dans</strong> l'eau et qui fait des ondes. On ne sait pas vraimentoù ces ondes vont s'arrêter. Les artistes lauréats se retrouvent en amont dufestival pour une semaine de résidence à Fribourg. Pour leur séjour, ils ontla possibilité d'inviter des spécialistes de différentes questions techniques,thématiques liées à leur projet. Ces différentes personnes de Fribourg invitéescomme "spécialistes" constituent au fil des années une communauté active,impliquée <strong>dans</strong> les projets du festival. » Le concours, dont les projetss'inscrivent bien souvent <strong>dans</strong> l'espace public, offre ainsi l'occasiond'élargir la programmation du festival tout en créant des liens privilégiésavec les habitants de la ville de Fribourg.Festival de pure découverte, concentré sur un week-end, Les Urbainesà <strong>La</strong>usanne propose gratuitement au public des projets contemporains,toutes disciplines confondues. A l'époque, les lieux qui accueillaient lefestival étaient en charge de la programmation. Aujourd'hui, à sa missionde défricheur, les Urbaines répondent à l'inverse par une structure deprogrammation extérieure aux lieux. « Les programmateurs sont despersonnalités étrangères aux institutions existantes, des non-programmateursen quelque sorte, parfois des artistes, qui viennent défendre, au sein de cecomité, des démarches artistiques qui leur tiennent à cœur. Le festival LesUrbaines est ainsi un terrain pour éprouver ces propositions <strong>dans</strong> la plusgrande liberté, y compris le droit à l'erreur, explique Patrick de Rham,directeur du festival. Il y a toujours quelque chose de l'ordre de lacontestation <strong>dans</strong> l'émergence, une remise en question des anciennesformes. Un surgissement là où on ne l'attend pas. »Décloisonnement des disciplines, des publics, des espaces, de laprogrammation. Ces trois exemples témoignent des déplacementsnécessaires pour la vitalité des pôles culturels. On retrouve certaines deces préoccupations <strong>dans</strong> des manifestations telles que le Festival de laCité à <strong>La</strong>usanne, qui a fêté <strong>ses</strong> 40 ans en 2011, et le tout jeune festivalAntigel à Genève. De pareilles dynamiques de programmation nesauraient toutefois pallier le besoin de lieux de production forts, offrantdes espaces-temps indispensables à l'affirmation de nouvelle<strong>ses</strong>thétiques./ Anne-Pascale Mittaz est responsable de la formation continue à la Manufacture - Hauteécole de théâtre de Suisse romande.1 Virginie Bercher et Vincent Barras, <strong>La</strong> Bâtie, Festivalde Genève, chap. « Le Festival de <strong>La</strong> Bâtie et son histoire »,éd. Saint-Gervais Genève, 1997, p. 20.


Letzte Welten de ChristophFrick. Photo : MauriceKorbel.


Marges etfrontières,appartenances,familles et clans/ Dagmar WalserEn Suisse alémanique, derrière l'arbreChristoph Marthaler, se dresse une forêtthéâtrale contrastée : des lieux institutionnelsen pleine crise structurelle, une scèneindépendante, foisonnante et stimulante.Fin 2011, au Théâtre de Bâle, Christoph Marthaler se voit décernerl'Anneau Hans-Reinhart (1) , la plus haute distinction du théâtre helvétique.Jubilation autour du maître. Une seule question reste sans réponse :pourquoi si tard ?Marthaler est sans aucun doute l'homme de théâtre <strong>suisse</strong> le plus connu,ici comme à l'étranger. En Suisse, depuis <strong>ses</strong> années mouvementées dedirecteur artistique au Schauspielhaus de Zurich, de 2000 à 2004, <strong>tous</strong>connaissent son nom, même ceux qui ne s'intéressent pas à son art et,à l'étranger, son travail a comme nul autre marqué l'idée qu'on se faitdu théâtre <strong>suisse</strong>.<strong>La</strong> mélancolie du chant, l'individualisme extravagant des personnages,cette façon de persister <strong>dans</strong> l'impasse : les œuvres créées parMarthaler et son ensemble prennent racine <strong>dans</strong> la culture populaire<strong>suisse</strong>, ainsi que <strong>dans</strong> le Lied, sous sa forme théâtrale de récital. Lemusicien de théâtre et diplômé de l'Ecole Lecoq, qui, au début desannées 1990, avait percé au firmament international comme une étoileà vocation tardive – il avait 40 ans –, s'éleva en un temps record austatut de star établie dont la réputation n'est plus à faire. Et même si lelangage de Marthaler est resté à plus d'un égard « <strong>suisse</strong> », nombreuxsont ceux qui à l'étranger ont pu s'identifier aux paysages subjectifs qu'ildessine. Cela montre bien qu'un enracinement local et un écho plusglobal ne sont pas nécessairement antinomiques, au contraire.Aujourd'hui, quantité de <strong>ses</strong> spectacles sont de si lourdes coproductionsinternationales que la plupart ne peuvent même pas être présentés enSuisse : trop grands, trop coûteux.Son travail n'est possible que grâce à <strong>ses</strong> interprètes, a insisté Marthalerlors de la remise du prix à Bâle. Certains l'accompagnent depuis desdécennies – ce n'est pas un hasard si l'on parle souvent d'une familleMarthaler. Ce même soir, il a aussi rappelé, avec un brin de nostalgiepeut-être, qu'il venait de la scène indépendante. C'est là qu'il a puréaliser <strong>ses</strong> premières créations, et même si <strong>ses</strong> conditions deproduction ne peuvent plus se comparer à celles du milieu indépendantdepuis longtemps, son esthétique débordant les genres renvoieaujourd'hui encore à des libertés et tendances qu'on trouve plusspécifiquement <strong>dans</strong> ce milieu. Il n'y a pas à proprement parler d'élèvesou d'épigones de Marthaler, mais il représente une référenceincontestable <strong>dans</strong> le théâtre <strong>suisse</strong>. Et il a tout aussi incontestablementconféré la légitimité de l'évidence à un théâtre performatif qui se jouedes frontières, en allant au-delà du « faire comme si » classique et del'interprétation de textes dramatiques existants.Un système théâtral bipartiteL'on dit volontiers que les innovations viennent de la périphérie. Dans lemême ordre d'idées, il y a controverse, en Suisse comme en Allemagne,autour de la thèse selon laquelle les théâtres municipaux, subventionnéspar l'Etat, soignent la norme et l'institution, tandis que les impulsion<strong>ses</strong>thétiques sont données par la scène indépendante, moins bien dotéefinancièrement.Cette opposition est bien sûr réductrice à plus d'un titre, maisla diversité et la vivacité du théâtre de langue allemande résidentcertainement <strong>dans</strong> les différences entre ces deux modes de production :ici les théâtres municipaux avec leurs ensembles fixes et leur programmede répertoire, là les compagnies indépendantes, qui travaillent surprojet <strong>dans</strong> les maisons de production. Et si, depuis la fin des années1990, la démarcation entre théâtres institutionnels et scèneindépendante s'est assouplie, au regard de l'esthétique aussi bienque du personnel, les deux systèmes de théâtre se sont au cours desdernières années à nouveau différenciés, avant tout du point de vuede leur fonction sociale.Un théâtre performatifqui se jouedes frontières.Qui parle de théâtre <strong>suisse</strong> alémanique doit avoir à l'esprit que ni lesthéâtres municipaux, ni la scène indépendante ne peuvent être pensésindépendamment des pays germanophones voisins. Outre le fait que lesstructures sont similaires (système bipartite), les praticiens <strong>suisse</strong>sapprennent souvent leur métier <strong>dans</strong> des écoles allemandes et lesmetteurs en scène travaillent en Suisse comme en Allemagne ou enAutriche, liés par la langue au sein d'espaces culturels qui par là mêmese rejoignent. Et lorsqu'on parle, comme souvent actuellement, d'unecrise de légitimité du système théâtral municipal, c'est, de part et d'autredes frontières, sur fond de questions politiques et sociales semblables.Ainsi les structures démographiques ont-elles beaucoup évolué au cours


des dernières décennies, l'ancienne « bourgeoisie éclairée » (leBildungsbürgertum allemand), autrefois cliente principale des théâtresmunicipaux, est en voie d'extinction, tandis que la part de la populationissue de l'immigration augmente au contraire régulièrement. Pour lepublic jeune toutefois, le théâtre n'est qu'un prestataire culturel parmitant d'autres. Cette évolution, nombre de théâtres municipaux n'en ontlongtemps pas tenu compte. S'ajoute à cela le fait que, en temps deComment attirerde nouveaux publics ?Pour qui joue-t-on ?budgets serrés, les subsides publics sont eux aussi partiellement remisen cause, de sorte que, <strong>dans</strong> certaines villes, on parle non seulement dela diminution des subventions, mais encore de la fermeture des théâtres.Se pose donc la question du public, liée à celle du rôle de cesinstitutions à la longue tradition et aux grands mérites culturels, hiercomme aujourd'hui, mais si chères et gourmandes en personnel.Comment attirer de nouveaux publics ? Pour qui joue-t-on ? Quelle estla mission de ces institutions <strong>dans</strong> notre société ? Doivent-elles avanttout répondre aux besoins de la politique éducative ? N'ont-elles devaleur et une chance de survie qu'à condition de faire la preuve de leurpertinence sociale ? Quels risques artistiques pourraient-elles, oudevraient-elles prendre ? Il va de soi qu'un théâtre <strong>dans</strong> une petite villeà l'offre culturelle limitée répondra à ces défis par d'autres stratégies queles grandes maisons de Zurich ou Bâle. Alors que les uns misent toutsur leur troupe pour gagner de haute lutte le cœur du public local, lesautres cherchent à exploiter l'atout du théâtre municipal pour en faireun temple de l'art ou un lieu de débat, tandis que les troisièmes sebornent à consolider les acquis, jusqu'à perdre toute identité.Une scène indépendante vivanteCes dernières années, la scène indépendante semble avoir mis à profit lasituation générale, <strong>dans</strong> la mesure où l'« approvisionnement de base »est précisément garanti par les théâtres municipaux, et où, en retour,elle peut offrir – à un public plus restreint et aux intérêts plus ciblés –des propositions sortant de l'ordinaire. Comme les structuresd'encouragement <strong>suisse</strong>s, grâce à un bon réseau d'instances publiqueset privées, permettent à la scène indépendante aussi de travaillersérieusement, celle-ci fait preuve d'une inventivité qu'on ne lui avaitplus vue depuis longtemps. Elle est soutenue en cela par une nouvellegénération de programmateurs, qui ont repris la direction denombreu<strong>ses</strong> maisons de production et cherchent à offrir auxcompagnies indépendantes, disposant elles-mêmes de bonnesconnexions nationales et internationales, des conditions localesattrayantes, afin qu'elles puissent montrer leurs productions <strong>dans</strong>des villes et des contextes divers.Le bref parcours qui suit présente quelques-uns des protagonistes duthéâtre performatif indépendant et, au travers de leurs travaux récents,leur appréhension de la réalité contemporaine.En janvier 2012, Klara, l'une des plus anciennes compagniesindépendantes de Suisse, montrait sa nouvelle création à la KaserneBasel, espace culturel alternatif fondé – comme de nombreux autres enSuisse – <strong>dans</strong> les années 1980 et installé <strong>dans</strong> un centre d'équitationmilitaire désaffecté. Il y a vingt ans, à Bâle, des diplômés de la ScuolaTeatro Dimitri suscitaient l'attention avec leur premier travail, unmélodrame alpestre qui donna son nom au groupe, avant de devenirune valeur sûre de la scène au cours des années suivantes. A l'époque,Klara a développé, comme aucun autre groupe en Suisse, la notion de« théâtre postdramatique », forgée par le théoricien allemand Hans-Thies Lehmann à la fin des années 1990. En dehors du collectif, lemetteur en scène Christoph Frick travaille également, depuis une dizained'années, auprès de théâtres municipaux en Suisse et en Allemagne,mais n'a jamais abandonné le champ expérimental que représente Klara.Ses deux derniers projets ont été coproduits avec pvc, le collectif de<strong>dans</strong>e du Théâtre de Fribourg-en-Brisgau, dont Frick est l'un desmetteurs en scène attitrés. <strong>La</strong> toute dernière création, Letzte Welten(Derniers mondes) est fondamentalement interdisciplinaire : <strong>dans</strong>eurs,acteurs et musiciens investissent le plateau sur un scénario d'apocalypse,créant un tableau sombre et halluciné de la crise actuelle qui, <strong>dans</strong> sonintensité physique et <strong>ses</strong> multiples enchevêtrements, menace enpermanence de basculer vers l'absurde.C'est à côté de la Kaserne Basel que le Junges Theater Basel a pris <strong>ses</strong>quartiers : depuis des années, il pratique avec succès un théâtre pouret par des jeunes. Le metteur en scène Sebastian Nübling y a débutésa carrière et y retourne régulièrement, bien que lui aussi travaille depuislongtemps auprès de grands théâtres municipaux en Suisse et enAllemagne. En collaboration avec le chorégraphe belge Yves Thuwis,il vient de mettre en scène Sand (Sable), une coproduction duSchauspielhaus Zürich, du Junges Theater Basel et de la Kaserne Basel.Ce sont rien moins que 40 tonnes de sable qui jouent le rôle principalde ce spectacle, <strong>dans</strong> lequel des acteurs professionnels, de jeunesamateurs et les musiciens du groupe bâlois James Legeres luttentscène <strong>suisse</strong> / 16


Sand de Sebastian Nübling.Photo : Matthias Horn.ensemble contre la matière humide et perfide. Ils courent à en tomberd'épuisement, bâtissent et démolissent des châteaux de sable, seheurtent, se mesurent, se charment, transformant avec une belleénergie et un plaisir visible le bac à sable théâtral en un laboratoire desjeux de pouvoir et de séduction – la vie.D'une génération plus jeune que Christoph Frick et Sebastian Nübling,Michel Schröder a travaillé autrefois avec Christoph Marthaler commeassistant à la mise en scène. Depuis 2011, il est codirecteur du théâtrede la Rote Fabrik, l'autre maison importante (avec le TheaterhausGessnerallee) pour les indépendants zurichois. Schröder et sacompagnie kraut_produktion font depuis longtemps partie desreprésentants majeurs de la scène <strong>suisse</strong> et, <strong>dans</strong> leur plus récent projet,Von der Kürze des Lebens (De la brièveté de la vie), ils impressionnent ànouveau par leur manière de mêler musique, vidéo, espace et jeu en uncollage d'images et d'atmosphères tantôt débordant, tantôt délicat. Seconfrontant eux aussi aux grandes questions existentielles, ils cherchentles répon<strong>ses</strong> <strong>dans</strong> les médias de divertissement et l'industrie pop,rejouant par exemple des talkshows connus tandis que des imageshistoriques sont projetées sur les parois du décor. Ou bien ils intègrentdu matériau intime, comme lorsqu'une actrice, dont le père s'est suicidédes années auparavant, lit le discours prononcé par un ecclésiastique àson enterrement. Le privé et le public, des thèmes comme la mort ou lasexualité et la médiatisation qui les accompagne, sont ainsi mixéscomme des pistes audio, le jeu des acteurs restant constammentsuspendu entre l'être et l'agir.Si le principe dont Michel Schröder joue avec brio est le collage, ThomLuz, fonde quant à lui son théâtre sur la composition musicale, le jeunetrentenaire étant également le chanteur du groupe My heart belongs toCecilia Winter. Dans son nouveau travail, There Must Be Some Kind ofWay Out of Here, Luz s'empare d'un thème prisé en Helvétie aussi, celuide cette Heimat symbolisant tout à la fois le pays natal, le terroir et lapatrie. Dans la lignée de <strong>ses</strong> travaux antérieurs, il se donne une tâcheaussi inspirante que difficile à comprendre, impossible ou presque àaccomplir : comment se débarrasser de l'attachement à son pays,échapper au sentiment d'appartenance nationale ? Ainsi les seizeperformeurs professionnels et amateurs de Luz entonnent-ils toutd'abord, et <strong>dans</strong> l'ombre, un chant populaire – on n'est pas sans penserà Marthaler –, pour être ensuite soumis à un exercice gymniqued'exorcisme (le spectacle a pour sous-titre Eine exorzistische Turnübung).Luz a fait appel au chorégraphe Arthur Kuggeleyn, qui, à partir de petitsgestes individuels, a développé une chorégraphie répétitive aux accentsde transe, au cours de laquelle certains tentent dé<strong>ses</strong>pérément des'évader, échappant de peu à de terrifiantes manipulations de masse. Enfin de compte, Luz les fait se retrouver <strong>dans</strong> une cabane en bois etfonder une communauté, en chantant tout doucement.Y a-t-il là quelque chose de spécifiquement <strong>suisse</strong> (alémanique) ? Peutêtre.Mais il s'agit avant tout – et n'est-ce pas le plus important ? – debon théâtre contemporain./ Journaliste, Dagmar Walser officie notamment comme critique de théâtre pour la stationde radio <strong>suisse</strong> DRS2.1 A l'occasion de la remise de l'Anneau à ChristophMarthaler, la Société <strong>suisse</strong> du théâtre a publié un ouvragetrilingue (allemand, français et italien), qui aborde sonesthétique aussi bien que sa réception <strong>dans</strong> les espacesculturels germanophone et francophone sous diver<strong>ses</strong>perspectives : Christoph Marthaler, Mimos 2011, Peter <strong>La</strong>ngVerlag, Berne 2011.


Le Valais joueson va-tout/ Marie ParvexLoin des places fortes pri<strong>ses</strong> d'assaut,le Valais offre un terreau intéressant pourles jeunes artistes et rêve l'avenir en grand.Volontariste et originale, la politiqueculturelle actuelle dynamise la créationartistique <strong>dans</strong> ce canton montagnard.Denis Maillefer, metteur en scène vaudois et fondateur du Théâtre enFlammes avec Massimo Furlan, codirige depuis peu le Théâtre des Hallesà Sierre, petite ville de la plaine du Rhône, à plus d'une heure de train dela côte lémanique. Pour la première soirée de la nouvelle direction, lesspectateurs ont chaussé des escarpins malgré le froid de ce mois dejanvier. Ils sont venus depuis <strong>La</strong>usanne ou Fribourg pour voir Le PetitChaperon rouge de Joël Pommerat. L'ambiance très habillée des soiréesd'antan à l'opéra détonne <strong>dans</strong> ce canton montagnard. Mais qu'est-cequi pousse Denis Maillefer, grand nom de la scène romande, à passer lamoitié de son temps si loin du cœur culturel de la Suisse francophone ?« C'est très intéressant de travailler ici parce que l'on sent que la région esten pleine émulation, explique-t-il. Le public est enthousiaste, chaleureux,plein d'envies et de curiosité. » <strong>La</strong> plupart des artistes reconnaissent cesqualités au public valaisan, souvent friand, et parfois acteur, de théâtreamateur, mais extrêmement novice pour la scène contemporaine.Le Théâtre des Halles était géré par une association valaisanne jusqu'àl'été passé. Puis la ville a décidé d'en reprendre la gestion et d'ouvrirle poste de directeur. « Ce lieu est un rêve, poursuit Denis Maillefer.Qui ne voudrait pas d'un grand théâtre, avec une salle de répétition, un bar,des bureaux, des logements pour les artistes ? » Ancienne halle industrielleà l'extérieur de la ville, le bâtiment offre des possibilités devenues rares<strong>dans</strong> les grandes villes. C'est souvent le cas <strong>dans</strong> le Valais, où entrepôts,usines électriques ou même caves deviennent des lieux de scènesoriginaux. Le canton s'est aussi donné les moyens de faire vivre sa scèneet <strong>ses</strong> lieux d'exception. En 2006, il amorce un virage significatifen se dotant d'un nouveau système de subventionnement du théâtre(ThéâtrePro-VS). Six lieux labellisés par le canton peuvent accueillir descompagnies dont les créations sont largement soutenues par la Loterieromande et la collectivité publique. Entre 70 000 et 140 000 francs<strong>suisse</strong>s (soit entre 58 000 et 115 000 euros) sont accordés à chacun descinq à huit projets sélectionnés chaque année. Le but avoué du chef duservice de la culture, Jacques Cordonier, est de professionnaliser lethéâtre en Valais. « Il est évident que ce dispositif a joué un rôle lorsque j'aichoisi de venir travailler à Sierre, reconnaît Denis Maillefer. J'ai pensé queles gens ici avaient envie de développer quelque chose avec intelligence etque nous aurions affaire à un interlocuteur intéressant », poursuit-il enparlant de Jacques Cordonier. Alexandre Doublet, codirecteur desHalles, a d'ailleurs reçu l'une de ces bour<strong>ses</strong> cette année.Les premiers temps, le dispositif a surtout soutenu des compagnies déjàinstallées en Valais. Peu nombreu<strong>ses</strong>, elles recevaient très régulièrementles subventions de l'Etat. Et puis, petit à petit, des Valaisans établisailleurs sont venus créer leurs pièces <strong>dans</strong> la plaine du Rhône. RafaëleGiovanola, établie à Bonn, rentre chaque année <strong>dans</strong> sa terre natalepour y créer un spectacle de <strong>dans</strong>e-théâtre. Armand Deladoëy,domicilié à <strong>La</strong>usanne, a créé une filiale de son « Crochet à nuage »en Valais. Il est le premier à bénéficier d'un nouveau programmede résidence, au Théâtre des Halles justement, étalé sur trois ans.Plus récemment, la compagnie Lunatik a vu le jour. « A peine sortied'une école de théâtre, Elphie Pambu est venue s'installer ici, note MichaëlAbbet, directeur du Petithéâtre de Sion et observateur critiquede la vie culturelle. Le canton est devenu un lieu propice à l'émergencede nouvelles troupes. »« Les Valaisansont changé leur regardsur eux-mêmes. »L'émulation, encore balbutiante, suscitée par ce nouveau mécanisme desubventionnement n'a pas privé les autres projets des moyens qui leurétaient alloués autrefois. Le politique ne choisit pas de soutenirmassivement quelques spectacles d'envergure mais continue desaupoudrer <strong>ses</strong> deniers sur la plupart des projets présentés. « Ici, toutle monde a sa chance, tant que le spectacle ne coûte pas trop cher »,résume Michaël Abbet. Ce projet unique en Suisse romande a faitconnaître le canton au-delà de <strong>ses</strong> frontières. Et a changé un peu l'imaged'une sorte de tiers-monde culturel. « Aujourd'hui, on considère mieuxles spectacles valaisans quand ils sont proposés en Suisse romande, estimeMichaël Abbet. Mais cela ne veut pas dire qu'ils tournent davantage. »Le rayonnement à l'extérieur du canton reste extrêmement difficile tantque la qualité des spectacles n'oblige pas programmateurs et critiquesà remonter le cours du Rhône.« Avant, quand je disais que j'étais comédienne en Valais, on me regardaitcomme si j'avais dit que j'étais capitaine au long cours en Appenzell ! »,lâche Olivia Seigne, comédienne valaisanne. Grâce à ThéâtrePro, elle adavantage de travail. En outre, le contact avec certains metteurs enscène lui a permis d'évoluer considérablement <strong>dans</strong> son métier. « Lesscène <strong>suisse</strong> / 18


Valaisans ont changé leur regard sur eux-mêmes. Ils sont conscients de lavaleur de leurs lieux, alors qu'hier ils étaient prêts à dire merci quandquelqu'un venait travailler ici. » Le dispositif a fait son effet, mais il a aussides désavantages. Les dossiers à remplir, leur suivi, les liens decoproduction obligatoires avec les théâtres alourdissent la procédure, aupoint que certains renoncent, faute de moyens administratifs pour yfaire face. <strong>La</strong> manne financière a aussi attiré des compagnies d'autrescantons qui espéraient décrocher le pactole en engageant un acteurvalaisan, prétexte pour justifier un quelconque lien avec la région. Surquels critères juge-t-on qu'un artiste a des liens assez forts avec le Valaispour que l'on puisse le soutenir ? « Nous ne disons pas qu'il faut uneorigine ethnique valaisanne, ni qu'il faut être domicilié ici, mais simplementqu'il faut une relation artistique avec le canton pour avoir droit à dessubventions, répond Jacques Cordonier. Cette analyse est en partiesubjective et nous l'assumons. »L'enjeu aujourd'hui est de professionnaliser suffisamment les acteursculturels pour faire du Valais un réceptacle aussi propice à des créationsayant un rayonnement en Suisse. « C'est consciemment que le Valais asouhaité devenir cette terre d'émergence pour le théâtre, souligne JacquesCordonier. <strong>La</strong> prochaine étape est d'en faire aussi un lieu de cultureconfirmée. » Dans cette perspective, le canton tente de profiler chacunedes cinq grandes villes de la plaine. « Le Valais compte 300 000 habitants,cela correspond à une ville <strong>suisse</strong> de taille moyenne, estime JacquesCordonier. Nous devons avoir une vision globale de cette cité culturelle etexercer une complémentarité entre les municipalités, comme cela s'organiseentre les quartiers d'une ville. »Sierre sera une ville de théâtre avant tout, avec un lieu géré par lamunicipalité, dirigé par des professionnels, et l'ambition politique dedevenir un centre de création cantonal. « Pour se positionner, lespolitiques ont renoncé à d'autres projets, <strong>dans</strong> le domaine des beaux-artspar exemple », affirme Jacques Cordonier. Monthey, à l'autre extrémitédu canton, s'illustre aussi par son théâtre municipal, alors que Martigny,entre les deux cités, est un pôle pour les arts visuels et la musique dumonde. Entre <strong>tous</strong> ces lieux de culture, une ligne ferroviaire traverse lecanton toutes les trente minutes en une heure et quart à peine. Commeune ligne de métro, ou presque./ Marie Parvex est journaliste et fondatrice de Valais-Mag, un magazine en ligne dédié à laculture. www.valais-mag.chInauguration du théâtrede Sierre. Photo : FabienneDegoumois.


Uneconstellationde singularités/ Jean-Marc Adolphe<strong>La</strong> Suisse fut au début du XX e siècle l'undes berceaux de la <strong>dans</strong>e moderne. Aprèsle tournant manqué des années 1970-1980,elle retrouve une incontestable vigueurchorégraphique sous de multiples formes.« Je ne pourrais croire qu'à un dieu qui saurait <strong>dans</strong>er », écrivait Nietzsche<strong>dans</strong> Ainsi parlait Zarathoustra. C'est sans doute en Suisse, où il séjourneen mai 1882 avec Paul Rée et Lou Andreas-Salomé, que le philosopheallemand, qui fut professeur de philologie à l'université de Bâle, couchasur papier les développements du Gai Savoir. En effet, où, ailleurs qu'enSuisse, l'idée d'un dieu <strong>dans</strong>ant aurait-elle pu germer ? Si le monde estinachevé, c'est bien que Dieu, las de travailler du lundi au samedi, auraconsacré son dimanche non à se reposer, comme le prétend la vulgate,mais à <strong>dans</strong>er ! Et d'ailleurs, ajouterions-nous avec l'écrivain zurichoisHugo Loetscher (1) , si Dieu avait été <strong>suisse</strong>, le monde serait-il ce qu'ilest ? Pas sûr ! Car, comme tout bon Helvète qui se respecte, il attendraittoujours et encore le moment propice pour agir. Si Dieu avait été <strong>suisse</strong>,le monde n'existerait donc pas. Tout comme n'existe toujours pas, enSuisse, une véritable Maison de la Danse digne de ce nom : les politiquesattendent le moment propice… Dieu lui-même est pourtant venu jeterun œil sur l'avancement d'éventuels travaux, ainsi que l'attestent desimages de Google Street View pri<strong>ses</strong> <strong>dans</strong> différentes régions de Suisseallemande en octobre 2010 !Un berceau de la <strong>dans</strong>e moderneBon, trêve d'hallucinations : la Suisse est bel et bien un terrain propicepour la <strong>dans</strong>e (et pas seulement pour la célébrissime Danse macabre quiornait au Moyen-Age le cimetière du couvent des Dominicains, sur larive gauche du Rhin à Bâle, et dont les fragments sauvegardés reposentaujourd'hui au Musée historique de Bâle). Elle fut même l'un desberceaux de la <strong>dans</strong>e moderne. Certes, exception faite d'Emile Jaques-Dalcroze – génial créateur d'une méthode de rythmique, fondateur d'unInstitut à Genève dès 1915, auprès de qui un certain « fou de Dieu »(Nijinsky) vint chercher conseil (mais à Hellerau, en Allemagne) avantd'attaquer la chorégraphie du Sacre du Printemps –, elle doit davantagece privilège aux bienfaits de sa légendaire neutralité qu'à un éventuelgénie national ! En effet, qu'eut été, en Europe, l'art chorégraphiquedu XX e siècle, si Rudolf <strong>La</strong>ban et Mary Wigman n'avaient, de la collinede Monte Verità (<strong>dans</strong> le Tessin, au bord du <strong>La</strong>c Majeur) à Zurich, oùils se réfugièrent de 1913 à 1919, jeté les ba<strong>ses</strong> de la <strong>dans</strong>e moderne ?Les y accompagnèrent certes les <strong>dans</strong>eu<strong>ses</strong> <strong>suisse</strong>s Suzanne Perrottet,Berthe Trümpy ou Sophie Täuber, laquelle devenue Sophie Täuber-Arp,égaya de quelques happenings précurseurs les soirées du CabaretVoltaire à Zurich. Ce sont toutefois surtout des étrangers de passagequi marquèrent, en ce début de siècle, l'histoire de la <strong>dans</strong>e <strong>suisse</strong> :de Charlotte Bara (d'origine belge, qui fonda à la fin des années 1920,à Ascona, le théâtre de poche San Materno où se produisirent TrudiSchoop, Valeska Gert ou Rosalia Chladek) à Serge Diaghilev, quireforma les Ballets rus<strong>ses</strong> en 1916 à <strong>La</strong>usanne (où il rencontra IgorStravinski) avant de partir en tournée aux Etats-Unis. Cette histoiremigratoire se poursuivra avec les expressionnistes allemands HaraldKreutzberg et Sigurd Leeder, qui firent école après-guerre à Berneet Herisau, sans oublier, évidemment, le maestro Maurice Béjart avecla création du Béjart Ballet <strong>La</strong>usanne en 1987.Inversement, nombre de <strong>dans</strong>eurs <strong>suisse</strong>s s'exileront pour faire carrière.Citons, parmi les plus connus, Fritz Lüdin, admis en 1963 <strong>dans</strong> lacompagnie de José Limon, aux Etats-Unis (où il épousera Betty Jones),et Hans Züllig, le légendaire interprète de Kurt Jooss (<strong>dans</strong> <strong>La</strong> TableVerte, notamment) qui enseignera après-guerre à l'école d'Essen, où ilaura comme élève une certaine Pina Bausch. En Suisse, les années 1970et 1980 semblent à peu près ignorer l'effervescence chorégraphiqueL'ADC, une structuredont le rôle fondateurest aujourd'huiincontesté.que connaissent la France et la Belgique. L'heure est à l'esthétique néoclassique,avec Heinz Spoerli au Ballet de Bâle et le sous-balanchinienAlfonso Cata au Ballet du Grand Théâtre de Genève. Ni l'abstractioncunninghamienne, ni le Tanztheater cher à Pina Bausch, ne franchissentalors la barrière des Alpes. Pour prendre le relais, la Suisse n'a eu niun Dominique Bagouet, ni un Jean-Claude Gallotta, ni une Anne TeresaDe Keersmaeker.Années 1980, amorce d'un renouveauPionnière parmi les pionnières, Noemi <strong>La</strong>pzeson. Argentine denaissance, <strong>dans</strong>euse, chorégraphe et grande pédagogue, issue de lacompagnie Martha Graham, elle s'installe à Genève en 1980, mais n'yfonde sa compagnie qu'en 1989, en même temps qu'elle prend ladirection d'une structure dont le rôle fédérateur est aujourd'huiincontesté, l'ADC (Association pour la Danse Contemporaine).scène <strong>suisse</strong> / 20


Foofwa d'Imobilité,Musings, 2009, enhommage à MerceCunningham, John Cageet Robert Rauschenberg.Photo : Gregory Batardon.Sensiblement aux mêmes dates, Fabienne Abramovitch s'installe elleaussi à Genève : recherche du geste fluide, robuste et rigoureux,imbrication poétique de modes d'expression (texte, son, image, <strong>dans</strong>e)affirment une démarche singulière, dont l'une des réalisationsmarquantes sera, en 1993, <strong>La</strong> Danse des aveugles, qualifié de « solocontre l'épuration ethnique », et qui se poursuivra par un travail encollaboration avec le Ballet National de Sarajevo en 1995-1996, <strong>dans</strong>le cadre d'un échange culturel entre la Suisse et la Bosnie soutenupar Pro Helvetia.Ces mêmes années 1980 voient apparaître les figures de FabienneBerger (qui remporte le premier prix, <strong>dans</strong> la catégorie solo, auconcours de Nyon en 1983, avec Et l'autre…), et de <strong>La</strong>ura Tanner, quis'illustre d'abord par des solos avant de créer sa compagnie à Genèveen 1993. Par l'improvisation, qui est au cœur de son travail, elledéveloppe un vocabulaire chorégraphique qu'elle articule enconstructions complexes faites de séquences de mouvement répétées,permutées ou juxtaposées. Ajoutons, pour la forme, Muriel Bader, côtéalémanique, qui eut son quart d'heure de célébrité, avec un travailquelque peu (trop) inspiré d'Anne Teresa De Keersmaeker.Philippe Saire, de son côté, se forme tout d'abord en France avantde remporter en 1988, avec Etude sur la Légèreté, le Grand Prixde la Fondation vaudoise pour la culture, ainsi que le Prix d'auteurdu Conseil général de Seine-Saint-Denis aux Rencontreschorégraphiques internationales. Il lui faut cependant attendre1995 pour obtenir son propre lieu de travail et de création,le Théâtre Sévelin 36, à <strong>La</strong>usanne. Gilles Jobin, enfin, initialementformé à l'Ecole supérieure de <strong>dans</strong>e de Rosella Hightower à Cannes,a <strong>dans</strong>é pour Fabienne Berger et Philippe Saire avant de volerde <strong>ses</strong> propres ailes, à partir de 1993 où il prend la codirectiondu théâtre de l'Usine à Genève. <strong>La</strong> Suisse serait-elle décidémenttrop étriquée ? Toujours est-il que, deux ans plus tard, avec<strong>La</strong> Ribot, chorégraphe espagnole très distinguée versée sur laperformance, Jobin met le cap sur Madrid où il réalise <strong>ses</strong> premierssolos, Bloody Mary (1995), Middle Suisse et Only You (1996), puisLondres, avant de faire retour en terre helvète, où il devientchorégraphe-résident à l'Arsenic de <strong>La</strong>usanne, créant pour le festivalLes Urbaines en 1997 sa première pièce de groupe, A+B=X (trio).Au Festival Montpellier Danse, où la pièce est présentée en 1999,


Je pense comme une filleenlève sa robe, de PerrineValli. Photo : DorothéeThébert.voilà Gilles Jobin propulsé « chef de file d'une nouvelle générationde chorégraphes <strong>suisse</strong>s indépendants ».En ordre disperséBien malin, pour autant, qui saurait reconnaître à la <strong>dans</strong>e <strong>suisse</strong>contemporaine des attributs identitaires, à l'instar de ce que fut, parexemple, la « nouvelle vague flamande » du milieu des années 1980 enBelgique. En ce sens, Gilles Jobin peut en effet passer pour « chef defile »… d'une file inexistante ! Quelles que soient <strong>ses</strong> qualités dechorégraphe, <strong>ses</strong> pièces hésitent à se poser <strong>dans</strong> un sillon. Franchementradicales, comme Blinded by Love (1998) réalisé avec le performeurLe projet d'uneMaison de la Danseà Genève va-t-il enfinse concrétiser?anglais Franko B, répondant à un principe de « mouvement organiquementorganisé » <strong>dans</strong> Two-Thousand-and-Three (créé en 2003 pour les 22<strong>dans</strong>eurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève), aimantées par lesnouvelles technologies <strong>dans</strong> Text to Speech (2008), ou encore délivréesde toute structure narrative avec Spider Galaxies (2011). Faute demieux, l'on dira que la <strong>dans</strong>e contemporaine <strong>suisse</strong> apparaît comme uneconstellation de singularités, que l'on ne saurait réunir sous unquelconque étendard esthétique.Imaginerait-on ainsi, non sans quelque coupable paresse intellectuelle,que la Suisse, pays de tradition horlogère, ait pu accoucher d'une <strong>dans</strong>echronométriquement réglée, indexée au tic-tac du métronome etajustée à la mécanique de précision de ballets mathématiques ? C'esttout le contraire qui s'affirme avec des chorégraphes de l'intime commePerrine Valli et Cindy van Acker. <strong>La</strong> première, <strong>dans</strong> Je pense comme unefille enlève sa robe, abordait délicatement le thème de la prostitution.« Plutôt qu'une reconstitution réaliste », elle choisissait « l'évocationabstraite du corps en liberté », écrivait Marie-Pierre Genecand (2) . Pour saprochaine création en solo, Si <strong>dans</strong> cette chambre un ami attend, PerrineValli s'inspire de tableaux de Balthus et Hopper pour « créer un espaceintérieur, tel une chambre ». De formation classique (elle a <strong>dans</strong>é au seindu Ballet Royal de Flandres puis de celui du Grand Théâtre de Genève),Cindy van Acker a opéré une mue complète à partir de 2002 et d'unpremier solo, Corps 00:00, qui « se concevait comme une explorationsystématique des jeux d'influences entre le mental et le physique ». En2007, Alexandre Demidoff parlait d'« état de grâce au ralenti » (3) pourqualifier la « grâce sidérale » de Kernel, un trio conçu avec Tamara Bacciet Perrine Valli.Forte d'un riche parcours international (formation à DasArts àAmsterdam, passage par le Cirque du Soleil en France, le WoosterGroup à New York, Sasha Waltz en Allemagne, et les Ballets C de la Ben Belgique), la Zurichoise Alexandra Bachzetsis appartient à unegénération qui se réclame plus volontiers de la performance que de la<strong>dans</strong>e stricto sensu. Une attitude très « pop » qu'elle a lancé à l'assautdes clichés de la féminité (Handwerk et Undressed, 2005), avant descène <strong>suisse</strong> / 22


Claude Ratzé, fluide antigelNe dites surtout pas à Claude Ratzé que son action pour la <strong>dans</strong>eà Genève pourrait être comparée au rôle qui fut celui d'un GérardViolette au Théâtre de la Ville à Paris, ou d'un Guy Darmet à laMaison de la Danse de Lyon : sa modestie risquerait d'en souffrir.Directeur artistique de l'ADC (Association pour la DanseContemporaine) depuis 1992, il n'a pas pris la grosse tête pourautant. Venu du théâtre et de la communication (il travailla authéâtre Saint-Gervais et fut attaché de presse du festival de <strong>La</strong>Bâtie), il rencontre la <strong>dans</strong>e au début des années 1990, en mêmetemps que Noemi <strong>La</strong>pzeson (lire ci-contre). Cela tombe bien :la <strong>dans</strong>e contemporaine est alors, à Genève, en train de sortirde terre. L'ADC est une structure associative, qui regroupe desspectateurs désireux de soutenir l'art chorégraphique. ClaudeRatzé va s'employer à professionnaliser son fonctionnement,et à l'ouvrir à des partenariats internationaux, notamment avecles Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, puis avec le réseau européen des Repérages. Présidentde le l'association nationale Reso- Réseau de <strong>dans</strong>e <strong>suisse</strong> de 2006à 2011, il va en parallèle s'efforcer de mener à bien le projet deMaison de la Danse à Genève : lequel, toujours <strong>dans</strong> les cartons,verra le jour au mieux en 2015. De quoi vous ancrer une fois pourtoutes <strong>dans</strong> le flegmatisme. Antidote, pour Claude Ratzé : ne pasmettre <strong>tous</strong> <strong>ses</strong> œufs <strong>dans</strong> le même panier. De 1994 à 2001, il estainsi le « Monsieur Danse » du festival de <strong>La</strong> Bâtie. Et l'an passé, ils'est lancé <strong>dans</strong> une nouvelle aventure, celle du festival Antigel, quientreprend de séduire les communes de l'agglomération genevoiseavec des formes hybrides et contemporaines. Cumul des mandats ?Non. Simple désir de faire partager, toujours davantage, unepassion chevillée au corps. J-M. A.malmener les lois et codes qui régissent l'espace de représentation <strong>dans</strong>A Piece danced alone (2011). Néo-Zélandaise d'origine anglaise,aujourd'hui installée à Zurich après avoir participé à trois créations deMeg Stuart, Simone Aughterlony cherchait elle aussi, <strong>dans</strong> son premiersolo, Public Property (2004), à mettre à l'épreuve les liens de connivenceentre scène et public. Dans We Need to Talk, qui sera créé fin mars auHebbel Theater à Berlin avant d'être présenté en mai à la Kaserne Basel,Simone Aughterlony glisse pour la première fois des élémentsautobiographiques. « Ses principales interrogations, écrit Julia Wehren,concernent la représentation et la feinte sur scène, la frontière entre fictionet réalité, l'authenticité des gestes et des émotions. » (4)Un maillage fédéralImpossible de tendre à l'exhaustivité <strong>dans</strong> ce rapide tour d'horizonde la scène chorégraphique <strong>suisse</strong> contemporaine. Citons encore JessicaHuber (qui crée fin mars à <strong>La</strong>usanne The Rebellion of The Silent Sheep),Pascal Gravat et Prisca Harch, le Brésilien de Genève GuilhermeBotelho et sa compagnie Alias, le collectif Delgado Fuchs, lescompagnies Linga et Da Motus, Nicole Seiler (dont on attend uneinstallation multimédia au Musée historique de <strong>La</strong>usanne à partirdu 22 mars, et un projet de performance cet été au Festival de la Citéà <strong>La</strong>usanne), sans oublier le très prolifique Foofwa d'Imobilité, énergiquesurvivant de la compagnie Merce Cunningham, qui a rallié la Suisse avecla besace pleine de désirs de création, comme on a pu en juger lors dudernier festival de <strong>La</strong> Bâtie. Le 5 avril à l'Usine de Genève, il vaparticiper à l'hommage rendu par l'Orchestre symphonique de Genève àJohn Cage, avant d'attaquer les répétitions d'un nouveau projet prévupour la Fenice de Venise, en juillet 2012.En Suisse, la <strong>dans</strong>e contemporaine ne manque donc pas d'artistes,fussent-ils « venus d'ailleurs ». Une quarantaine de théâtres et defestivals s'en font les promoteurs plus ou moins assidus. Entre 2002 et2006, Pro Helvetia et l'Office Fédéral de la Culture ont lancé le « ProjetDanse », d'envergure nationale, qui avait pour mission d'améliorer lasituation de la <strong>dans</strong>e contemporaine en Suisse. Plutôt que d'importer lemodèle français, centralisé, d'un Centre national de la <strong>dans</strong>e, il a étéchoisi de favoriser un maillage fédéral, en développant spécificités deslieux et esprit de coopération. Certains budgets pour la <strong>dans</strong>e ont étéaugmentés (Dampfzentrale à Berne, Kaserne à Bâle, Tanzhaus à Zurich,ADC à Genève), en même temps que certaines administrations localesétaient sensibilisées à la <strong>dans</strong>e contemporaine, ce qui a permisd'impliquer des régions rurales. En outre, une plate-forme communede travail, de réflexions et d'actions a été instaurée : Reso - Réseau<strong>dans</strong>e <strong>suisse</strong> (5) .Le projet d'une Maison de la Danse, porté depuis 1998 par l'ADCà Genève, reste pour sa part <strong>dans</strong> les starting blocks, après plusieursmalencontreux « faux départs » (6) . Une perspective semble enfinse dégager, autour d'un Pavillon de la <strong>dans</strong>e, inspiré du bâtiment duCentre chorégraphique de Rillieux-la-Pape conçu par Patrick Bouchain,qui s'immiscerait place Sturm, <strong>dans</strong> le centre historique de Genève.Un lieu resté résiduel après la destruction en 1850 des anciennesfortifications qui encerclaient Genève, <strong>dans</strong> la foulée de la Révolutionradicale de 1846. Tout au long du XX e siècle, divers projets prévus placeSturm (un musée d'Histoire naturelle, un Musée d'ethnographie, unHôtel des Archives) sont restés lettre morte. Dans le dernier journalde l'ADC (janvier-mars 2012), l'historien de l'art David Ripoll écrit :« <strong>La</strong> place Sturm mérite une palme, celle des lieux qui résistent auxaspirations sinon d'une ville entière, du moins de ceux qui travaillentà son avenir. » <strong>La</strong> <strong>dans</strong>e contemporaine réussira-t-elle, avec sonmodeste mais nécessaire Pavillon, à conjurer cette fatalité et à obtenirenfin un « droit de cité » que Genève ne lui accorde encore quetrès parcimonieusement ?/ Jean-Marc Adolphe est directeur et rédacteur en chef de la revue <strong>Mouvement</strong>.1 Hugo Loetscher, Der Waschküchenschlüssel und andereHelvetica (1983) - Si Dieu était Suisse, traduction parGilbert Musy, Fayard.2 Marie-Pierre Genecand, « Lignes abstraites pour corpsofferts », Le Phare, journal du CCS, mai-juillet 2010.3 Alexandre Demidoff, « Danseu<strong>ses</strong> en état de grâcesidérale », Le Temps, 7 juin 2007.4 Julia Wehren, « Les mots, à la source du mouvement »,Passages, magazine culturel de Pro Helvetia, n° 57, mars2011.5 www.reso.ch6 Voir, sur le site Internet de l'ADC, la chronologie préciseet détaillée des nombreu<strong>ses</strong> péripéties qui ont entravéjusqu'à aujourd'hui la concrétisation de ce projet de Maisonde la Danse. www.adc-geneve.ch


Un théâtred'après le texte/ Bruno TackelsAprès Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt,comment le théâtre, en Suisse, invente-t-il<strong>ses</strong> dramaturgies contemporaines ?Portrait d'une scène qui compose avecde nouvelles formes d'écritures.C'est en plongeant <strong>dans</strong> les eaux profondes de l'Histoire, la grande,celle qui grandit <strong>tous</strong> ceux qui la font, nos « héros » réconciliateurs, queMathieu Bertholet fait de la scène l'ultime occasion de les voir repasserdevant nous. Les vieux héros grecs ravivés, bien sûr, Ajax, Orphée,Œdipe, mais aussi des figures politiques comme Rosa Luxembourg ouPasolini, et des parcours plus insolites, comme Clara Immerwahr,première femme chimiste allemande, et épouse de Fritz Farber,l'inventeur des gaz de combat, ou encore Sainte Kümmenis, figuremythique des régions alpines. Derrière leur diversité, ces personnagespartagent <strong>tous</strong> le même engagement <strong>dans</strong> la bataille de l'Histoire.Comment leur redonner vie ? Mathieu Bertholet répond en déposantleurs mots sur le plateau, comme pour vérifier les effets qu'ilsproduiront. En s'immergeant <strong>dans</strong> le monde de Rosa Luxembourg,l'écrivain et <strong>ses</strong> acteurs ont très vite senti qu'à dire ces mots deconviction et de luttes pour la justice, les relations entre l'auteuret <strong>ses</strong> interprètes ne pouvaient en sortir indemnes. Dans ce milieu« révolutionnaire », l'autorité ne pouvait plus s'exercer en surplomb.L'écrivain, au milieu des acteurs inventeurs et décideurs, a accepté deleur livrer son texte comme une partition, qu'ils pouvaient découper etrecomposer chaque soir à leur guise. L'engagement et la responsabilitédes artistes sont au cœur de cette écriture, comme le montremagistralement Rien qu'un acteur, un texte mis en scène à la Comédie deGenève par Anne Bisang, où l'on suit la descente aux enfers nazis d'unacteur qui choisit de collaborer avec le régime plutôt que de s'enfuir oud'entrer en résistance.D'une tout autre manière, Oskar Gómez Mata affirme lui aussi uneœuvre scénique résolument politique, en prise directe avec l'époque.Depuis quinze ans, cet artiste basque émigré en Suisse réaffirme lapuissance immédiatement subversive du théâtre, sa capacité de dire nonau temps présent. Nourri au lait de Brecht et de Rodrigo García, il bâtitune œuvre entièrement faite de paradoxes. Ludique et sérieuse,engagée et légère, concrète et délirante, elle affole <strong>tous</strong> les codes envigueur sur les scènes.Depuis longtemps abrité au Théâtre Saint-Gervais, le travail de L'Alakrantourne radicalement le dos à toute forme de constructiondramaturgique préétablie, pour favoriser la poésie drolatique du purprésent, <strong>dans</strong> une logique de performance assumée. Les acteursélaborent les représentations en prise directe avec le public, qui occupeune part essentielle <strong>dans</strong> l'écriture scénique de Gomez Mata. Cettelogique est poussée à bout <strong>dans</strong> Optimistic Versus Pessimistic, une« performance » <strong>dans</strong> laquelle les spectateurs sont conviés à être libreset autonomes. Un « théâtre libre » sous forme d'injonction paradoxale,qui révèle instantanément les rapports de pouvoir et les pulsionsviolentes qui peuplent notre imaginaire collectif. Après avoir humilié les« figurants » de la pièce, et dévoilé son caractère odieux, le maître decérémonie propose aux spectateurs de le canarder avec des poivrons,vaguement protégé par une armure en plastique. <strong>La</strong> diversité dessituations, soir après soir, révèle magistralement toute la palette despossibles humains.Tel est également le dessein de Yan Duyvendak, même si la forme et lechemin emprunté sont très loin de la fougue baroque du performeurgenevo-catalan. Avec calme et méthode, il entraîne les spectateurs <strong>dans</strong>des voyages singuliers, qui convoquent explicitement leur intimité. Dans<strong>ses</strong> performances, il n'hésite pas à exposer sa propre histoire, et lestribulations hésitantes de sa vie d'artiste. Comme le démontremagistralement Made in Paradise, le projet « évolutif » qu'il construit,mois après mois, avec l'artiste égyptien Omar Ghayatt, pour tenter dedire la complexité de l'islam, vu de l'intérieur et de l'extérieur. Cedouble point de vue leur a permis de construire une vingtaine defragments qu'ils présentent rapidement au public, de la burqa au Jihad,en passant par le Coran, l'homosexualité ou l'amour. Les spectateurssont ensuite amenés à voter (de manière <strong>suisse</strong>, d'abord, puis àl'égyptienne quand ça coince…) pour les cinq fragments qu'ils souhaitentvoir exposés <strong>dans</strong> leur intégralité.Une écriture quin'existe que tissée parceux qui la lisent.Une logique d'exposition qui, très vite, explose les limites de lasimple culture, pour s'engager sur la voie d'une véritable confrontation,où s'expriment clairement malentendus, incompréhensions et blocagesen face de la culture de l'autre. <strong>La</strong> scène cruciale de la performances'intitule : « Où étiez-vous le jour du 11 septembre ? » Yan Duyvendakévoque <strong>ses</strong> souvenirs <strong>suisse</strong>s, plutôt ordinaires, et Omar prend lerelais pour raconter l'atmosphère <strong>dans</strong> son quartier du Caire, la fête,les cris de joie toute la nuit… Il s'arrête net et nous demande sinous l'avons cru. Malaise <strong>dans</strong> le public, renvoyé à <strong>ses</strong> préjugés,scène <strong>suisse</strong> / 24


L'Avenir seulement, deMathieu Bertholet à laBelle-Usine, Fully. Photo :Pierre-André Bertholet.


à toutes ces images vaguement vraies qui tordent la réalité.Dans le dernier fragment, les spectateurs sont conviés à mettreen commun tout ce qu'ils savent sur l'islam, avant de repartiravec le « carnet de bord » des deux protagonistes, qui montrebien que leur histoire commune est pavée de tensions qui auraient pubriser leur dialogue artistique. Celui-ci a d'ailleurs été relancé à lafaveur des révolutions <strong>dans</strong> le monde arabe, qui ont immédiatementsuscité l'écriture d'autres fragments. Dans les pièces suivantes,consacrées au monde de la télévision et au phénomène de l'échec(SOS), Duyvendak continue de dévoiler devant le public toutes lesfaus<strong>ses</strong> images que lui-même produit <strong>dans</strong> sa vie. Une écriture quin'existe que tissée par ceux qui la lisent.Cette tentative de dire le réel au plus près par les moyens (forcémenttransformés) de la scène se retrouve au cœur de la démarche de DorianRossel, qui renouvelle l'écriture dramaturgique en y important d'autresmanières de raconter le monde, qu'elles proviennent de la bandedessinée, du roman ou du cinéma. Pour Soupçons, la dramaturgie s'écrità partir d'un film documentaire <strong>dans</strong> lequel Jean-Xavier de Lestrade suitle procès d'un écrivain célèbre, accusé du meurtre de sa femme, etscène <strong>suisse</strong> / 26


Quartier Lointain,librement adapté de JirôTaniguchi, mise en scèneDorian Rossel. Photo :Carole Parodi.du monde, sur les traces de Nicolas Bouvier, le voyageur absolu, encompagnie de son ami Thierry Vernet ou encore Libération sexuelle, quiinterroge, par une écriture de plateau véritablement collective, la crisequi affecte les individus <strong>dans</strong> un monde où le progrès lui-même est encrise : que se passe-t-il pour un homme quand les liens, sociaux,amoureux, viennent à se rompre ?Dans cette génération de quadragénaires qui renouvellent les modalitésde l'écriture théâtrale, il convient de mentionner Fabrice Gorgerat,formé à l'INSAS de Bruxelles, qui considère littéralement le plateaucomme un chantier d'écriture ouvert, qui intègre <strong>tous</strong> les métiers duspectacle à l'acte d'invention. Dieudonné Niangouna, qui a croisé saroute au Burkina Faso, et engagé avec lui un travail de longue duréeayant mené au spectacle Poiscaille Paradis, décrit parfaitement l'esprit deleur collaboration : « Il y a distorsion, certes, il y a fusion d'idées, fourbi oucompilation des images, je le veux, car il n'y a qu'une histoire à raconter,celle du spectacle. […] Je peux d'ores et déjà affirmer que l'écriture de lafable est trouvée. Reste à étayer le cheminement de cette pensée. Nommerla fable en d'autres termes. » C'est tout l'enjeu de ces nouvellesdramaturgies, qui agencent des fragments par montage, au senscinématographique. Il apparaît que les enjeux de l'Afrique, par exemple,ne se laissent pas réduire à des petits récits, mais pour révéler <strong>ses</strong>réelles problématiques, la filiation, l'héritage, la femme comme « champde bataille », nécessitent une langue fracassée, puissante et traumatique.Que raconte unefemme lorsqu'ellese glisse <strong>dans</strong> la peaudes hommes ?montre les différentes étapes de la machinerie judiciaire, qui broie le réelavec au moins autant d'efficacité que la fiction. Dorian Rossel se laisseguider par le canevas de ce « polar du réel » pour en chercher la bonnetraduction scénique. Même défi <strong>dans</strong> Quartier lointain, qui tente de saisirsur scène l'âme de l'auteur de bande dessinée japonais Jirô Taniguchi.L'univers manga se déplie <strong>dans</strong> l'espace et le temps, devenant monderêve, avec cette possibilité inouïe de montrer le hors-champ de la BD.Il y eut également <strong>La</strong> Maman et la putain, et <strong>ses</strong> personnages arrachésde la pellicule de Jean Eustache pour trouver leur nouvelle forme <strong>dans</strong>les acteurs de la compagnie STT. Sans oublier la traversée de L'UsageMarie Fourquet s'est retrouvée devant un défi similaire, lorsqu'elle adécidé de partir sur les ruines de l'Ex-Yougoslavie, pour faire le récit decette histoire, de notre Europe, perforée en son cœur par une villemonstrueusement assiégée par des nationalistes serbes, cette Europekidnappée par un taureau, dont les côtes sont truffées de vieuxblockhaus qui servent maintenant d'abris aux migrants. Cette quête s'esttraduite <strong>dans</strong> un spectacle en dialogue avec les premiers Grecs (ceux dela démocratie et de la tragédie), intitulé Europe, l'échappée belle, etprésenté en 2012 au Théâtre Saint-Gervais. Proche de Fabrice Gorgerat(qui signe <strong>ses</strong> lumières), elle travaille en duo avec Philippe Soltermann etcherche la forme juste pour raconter l'Histoire, <strong>ses</strong> déraillements, <strong>ses</strong>contradictions insoutenables.C'est en regardant des images de migrants retrouvés sur les côte<strong>ses</strong>pagnoles, le corps gonflé d'eau, que Soltermann se met à écrire Je -Me - Déconstruction, un texte vibrant de rage et de colère, d'un seul jet,comme un poison à expurger. Et Marie Fourquet vient de reprendre,<strong>dans</strong> le même théâtre, Pour l'instant, je doute, un spectacle aigu <strong>dans</strong>lequel elle plonge courageusement son regard <strong>dans</strong> le monde chahutédes hommes à l'époque de l'égalité (du moins revendiquée). Queraconte une femme lorsqu'elle se glisse <strong>dans</strong> la peau des hommes ?


Sylvie Kleiber, l’écriture de l’espaceSi quelqu'un peut parfaitement illustrer le geste d'un écrivain deplateau, c'est assurément Sylvie Kleiber. Diplômée d'architecture,formée à l'Ecole polytechnique fédérale de <strong>La</strong>usanne, elle s'estd'abord intéressée aux contenants (en construisant ou rénovantdes salles de spectacle), puis aux contenus, qui s'élaborent <strong>dans</strong> cesmaisons. Longtemps assistante de Jacques Gabel, qui l'introduit<strong>dans</strong> les univers d'Alain Françon, Joël Jouanneau ou Philippe vanKessel, elle s'est formée à l'artisanat de la scénographie, unenouvelle manière de reprendre sa question initiale : commentl'espace nous forme et nous transforme ? Quel travail opère-t-il ?Comment le geste plastique fait-il sens ?Revenue en Suisse, Sylvie Kleiber accompagne pendant dix ans letravail de Simone Audemars, et prolonge <strong>ses</strong> recherchesscénographiques en travaillant avec Robert Bouvier, GenevièvePasquier, Andrea Novicov ou Denis Maillefer. Elle signe égalementdes scénographies pour des chorégraphes tels que Gilles Jobin ouPhilippe Saire. Ce parcours pour le moins éclectique l'a amenée àquestionner radicalement la fonction de scénographe.Ses rencontres avec la nouvelle génération de la scène <strong>suisse</strong>(Yan Dyuvendak et Alexandra Bachzetsis, la compagnie STTde Dorian Rossel pour Quartier lointain, la compagnie MuFuThede Mathieu Bertholet pour Sainte Kümmerniss, Case Study Hou<strong>ses</strong>et L'Avenir, seulement, sans oublier sa collaboration avec GuillaumeBéguin, avec lequel elle a conçu deux spectacles, Autoportraitd'après le livre du regretté Edouard Levé, et <strong>La</strong> Ville, pièce dudramaturge anglais Martin Crimp.En résidence au Théâtre du Grütli durant la saison 2010-2011,Sylvie Kleiber démarre son inscription <strong>dans</strong> le lieu en renversanttout : « Que peut une scénographe <strong>dans</strong> un théâtre sans metteuren scène, sans acteurs et sans texte ? Comment penser cerenversement théorique qui me met, moi scénographe, au débutde la chaîne de travail <strong>dans</strong> un théâtre ? » Le questionnement d'uneécrivaine de plateau, qui sait que l'espace est nécessairementaccueillant pour celui ou celle qui ose en faire une page blanche,et cherche à collecter des histoires. B. T.Le Théâtre Saint-Gervais, avec l'Arsenic de <strong>La</strong>usanne (qui a accueillipresque <strong>tous</strong> les artistes ici évoqués), et le Grütli (cf. page 8), est l'un deces lieux précieux qui ont su accueillir les nouvelles aventures artistiquesen train d'éclore. On a pu y découvrir le travail de Julie Gilbert,scénariste, auteur et performeuse, qui s'est posé la question inverse decelle de Marie Fourquet : « C'est quoi, être femme aujourd'hui ? » Cettequestion, nourrie par de nombreux entretiens réalisés avec des femmesqui exposent directement leur vie amoureuse et sexuelle sur Internet, adonné lieu à une vingtaine de monologues de femmes, qui parlentdepuis l'envers du décor des désirs. Par un dispositif sonore, elle distille<strong>ses</strong> confessions par téléphone, comme les ro<strong>ses</strong> du même nom, maisqui se livrent ici à de singulières traversées du désir, du corps marchandet de <strong>ses</strong> relations au pouvoir.témoigne leur projet « Zone d'écriture », cherchant à faire rentrer lesauteurs et leur écriture <strong>dans</strong> les processus de production théâtrale, quiles avaient largement éloignés des plateaux, durant la seconde moitié duXX e siècle. Durant la saison 2010/2011, c'est le modèle du Royal Courtà Londres qui s'est cherché une traduction genevoise : outre huitrésidences d'écrivains, deux auteures ont été accueillies <strong>dans</strong> le théâtre,Antoinette Rychner et Julie Gilbert, pour y écrire des textes qui serontensuite mis en scène durant la saison. Tous sont de véritables salariésdu théâtre. « Zone d'écriture » est un premier « camp de base » pourconstruire de nouveaux spectacles. Toute la philosophie du GRÜ, quele non-renouvellement du mandat de Maya Bösch et Michèle Pralong vainterrompre, reposait sur cette conviction : l'écriture juste et présenten'est possible qu'en réconciliant le plateau et ceux qui écrivent. Ce qui adonné lieu à une collaboration fructueuse entre Maya Bösch et SofieKokaj. Avec Déficit de larmes, celle-ci prélève les textes à la manièred'une collectionneuse, et les met sur le plateau comme une monteusede cinéma sur son banc de montage, les rendant disponibles à unnouveau texte, surgissant sur la scène.Impossible d'achever ce tour de piste des nouvelles écrituresdramaturgique sans mentionner l'univers de Marielle Pinsard, à plus d'untitre évocateur de l'imaginaire collectif <strong>suisse</strong>. Son regard sur le mondequi l'entoure est toujours construit comme un jeu. Comédienne et DJen même temps qu'écrivain, elle part du lieu commun pour regarder cequi l'entoure. Elle écrit depuis la moyenne des gens, et ne craint pas des'engager sur un chemin peu confortable, comme lorsque desbourgeoi<strong>ses</strong> se plaignent des effets négatifs de la pauvreté. Ainsi quel'écrit Philippe Macasdar, « son œuvre multiplie les angles d'attaque pourraconter le monde d'aujourd'hui. Elle n'a pas peur d'épouser les points devue les plus communs, ceux que la doxa impose et que nous sommesnombreux à reprendre à notre compte, intelligentsia et petite bourgeoisieconfondues, mas<strong>ses</strong> médiocres face à la consommation. Elle en fait lematériau de pièces qui irritent, déroutent et fascinent à la fois. »Et pour finir, cette belle allégorie, que l'on aimerait plus fréquente.Fondé par Charles Joris en 1961, le Théâtre Populaire Romand, situé àla Chaux-de-Fonds à mille mètres d'altitude, est aujourd'hui repris par lemetteur en scène Andrea Novicov, qui, avec Arc en Scènes, a fait de celieu historique de la décentralisation <strong>suisse</strong> un laboratoire de la scènepublique de demain. Re-créateur de <strong>La</strong> Servante d'Olivier Py, RobertSandoz, qui était en résidence à la Chaux-de-Fonds, vient d'être invitéà rejoindre le Centre dramatique de Besançon, à l'invitation du nouveaudirecteur Christophe Maltot. Des relations qui se tissent de part etd'autre de la frontière, comme l'atteste la récente nomination de FabriceMelquiot à la tête du théâtre Am Stram Gram de Genève. Celui-ci, avecle CDN de Besançon, s'apprête à coproduire le prochain spectacle deRobert Sandoz, d’après Mémoires de l'estomac d'Antoinette Rychner.<strong>La</strong> boucle est bouclée, la querelle entre Rousseau et d'Alembert sembleprovisoirement close, la scène <strong>suisse</strong> restant une plaque sensible auxbruits du monde./ Ecrivain et philosophe, Bruno Tackels collabore à <strong>Mouvement</strong> depuis 1998Le même souci de renouer avec les écritures théâtrales contemporaineshabite le projet de Maya Bösch et Michèle Pralong au Grütli, comme enscène <strong>suisse</strong> / 28


Comme unyoghourt nature/ Eric DemeyFrançois Grémaud, metteur en scènede la 2b Company, qu'il a créée en 2005,subvertit l'esprit de sérieux du théâtreen puisant du côté des arts plastiques le goûtde l'audace et de la liberté.« Comme un yoghourt nature parce que je suis neutre. » Voilà unéchantillon de la poésie absurde aux allures surréalistes que la 2bCompany développe <strong>dans</strong> KKQQ, spectacle qui l'a propulsée surles devants de la scène helvétique. « A Fribourg, les spectateurs étaientassez dubitatifs face à KKQQ, tandis qu'on cartonnait à <strong>La</strong>usanne »,raconte François Grémaud, précisant par ailleurs qu'il n'est pas « fandu mouvement surréaliste. C'est simplement venu comme ça sur KKQQ. »Natif de Fribourg, Grémaud discerne des parallèles entre la scèneromande et la scène wallonne. « Nous avons un peu le même humour.L'irrévérence est sans doute un truc de minorité. Comme nous développonsun complexe d'infériorité, nous n'avons pas peur de dire : “Je suis ungros con.” »<strong>La</strong> Belgique, il connaît bien, lui qui a mené des études à l'Institut nationalsupérieur des arts du spectacle (INSAS) de Bruxelles, où il dit avoirdécouvert et « adoré la scène flamande. Jan <strong>La</strong>uwers et Jan Fabre viennentdes arts plastiques et abordent l'objet théâtral comme un objet plastique.Dans ce domaine, le spectateur se sent plus libre de comprendre les cho<strong>ses</strong>comme il l'entend. Il y a longtemps que la révolution copernicienne deDuchamp est passée par là. Tandis qu'au théâtre, on laisse moins de placeà cette liberté. Le théâtre est une grosse machine, qui dépend beaucoup dessubventions. Il faut séduire des commissions qui te demandent : “Quel texteallez-vous monter ?” Et si vous leur dites que ce n'est pas un texte… »En Belgique, il rencontre aussi Christoph Marthaler, Antoine Defoort etPhilippe Quesne, auquel il voue une affection toute particulière. « Nousnous sentons en parenté. Nous avons des parcours similaires, un mêmeamour des arts plastiques mais aussi, je crois, un fond mélancolique. »Grand, doux et calme, François Grémaud est nature comme unyoghourt, tirant peut-être de cette vie en terres de minorités unemodestie qui ne se dément pas avec le succès. Sur son travail, il avoueprocéder « de manière très empirique ». Pour KKQQ, des impros menéesen tchat, derrière l'ordinateur, avec <strong>ses</strong> compar<strong>ses</strong> régulières, MichèleGurtner et Tiphanie Bovay-Klameth (toutes deux également augénérique de Récital). Pour son projet Re, créé à Fribourg fin févrierdernier, retour à « une méthode de travail antérieure : les comédiensdoivent créer des mondes à partir d'objets ». Cette démarche artistiquelaisse volontiers la part belle aux acteurs – « Je préfère voir les comédienss'amuser que s'appliquer à dire un texte » – et ne se fige jamais.Faire et refaire, toujours sur le métier, remettre son ouvrage. S'il laissetoute latitude à l'interprétation du spectateur – « Dans mes œuvres, je nedéfends pas l'absence de sens, mais il n'y a pas de sens caché » –, FrançoisGrémaud n'en défend pas moins une approche rigoureuse de sontravail. « Dans les cabines de KKQQ, il ne faut pas cabotiner, et se méfierd'être trop efficace ou malin », explique-t-il avant d'évoquer <strong>ses</strong> craintesdevant le changement de lieu et de public qu'engendre sa prochainevenue au Théâtre Vidy-<strong>La</strong>usanne. Une vraie rupture pour cet habituédes scènes ouvertes à toutes sortes d'expérimentation, telles que cellesdes festivals du far°, où il est artiste associé, ou des Urbaines, dont il estcoprogrammateur. « A Vidy, les spectacles sont plus chers aussi. Quand jevais voir un spectacle de Marthaler, je me dis que je peux payer tant. Maisnous, nous sommes toujours en recherche… »Se maintenir toujours là, en déséquilibre, sur le fil de la fragilité, de ladécouverte, de l'inattendu. Comme une mise en abyme, Re porte surle fait « de refaire les cho<strong>ses</strong> sans cesse, sur ce que ça implique, sur larépétition chère à Deleuze… ». Le spectacle s'appuie sur unescénographie de Denis Savary, plasticien avec lequel Grémaud a souventtravaillé, et part de son exposition de reproductions de la poupée àl'image d'Alma Mahler : une femme soyeuse, toute recouverte de poils,qu'Oskar Kokoschka, amoureux éconduit, avait demandé à sa couturièrede lui confectionner. « En fait, l'exposition constitue notre scénographie.Les comédiens sont habillés comme ces grandes poupées et nous cherchonsà voir comment cette exposition peut faire théâtre. » Des arts plastiques,encore et toujours retrouver la créativité./ Journaliste indépendant, Eric Demey collabore notamment à <strong>Mouvement</strong>.Re, de François Grémaud,2012. Photo : D. R.


Ah les beauxjours !/ Jean-Marc AdolpheAu sein d'un territoire scénique <strong>suisse</strong>en pleine expansion, de jeunes pous<strong>ses</strong>continuent d'éclore à un rythme soutenu.puis à l'Arsenic, elle proposait « une expérimentation sur le contacthumain » en s'enfermant avec un spectateur à la fois, pendant cinqminutes où « tout était possible ». Egalement interprète auprès de <strong>La</strong>Ribot et tout récemment de Marco Berrettini, <strong>La</strong>etitia Dosch appartientà une génération qui a appris à brouiller les genres, piochant aussi bien<strong>dans</strong> l'art conceptuel que <strong>dans</strong> la tradition du cabaret.Mais au fait, comment émerge-t-on, en Suisse ? Jusqu'en 2007, le théâtrede l'Usine offrait avec le Festival Local une rampe de lancement dont abénéficié <strong>La</strong>etitia Dosch. Une fois le projet sélectionné, les artistesétaient accompagnés par des intervenants tels que <strong>La</strong> Ribot ou YanDuyvendak. Tous les 15 jours, ils devaient montrer et partager l'avancéede leur création. A l'école de la Manufacture, Sandrine Kuster, directricede l'Arsenic, joue un rôle similaire à travers des ateliers de« dramaturgie active ». On ignore le profit qu'a pu en tirer AlexandreDoublet, mais à l'issue de sa formation, en 2007, il a illico entrepris uncycle sur le Platonov de Tchekhov, prévu pour se dérouler sur quatreans, en quatre épisodes, interprétés par la même équipe de comédiens.« Depuis quelques années, écrivent Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser<strong>dans</strong> le journal du Centre culturel <strong>suisse</strong> de Paris, des formes scéniqueshybrides sont développées avec des langages novateurs, défricheurs etaudacieux. » « Cette nouvelle scène en plein essor est en danger et pourraitvite battre de l'aile », estiment cependant les deux directeurs du CCS.Soulignant que cette émergence a été soutenue par des lieux et festivalstels que le GRÜ, l'ADC le théâtre de l'Usine, l'Arsenic, le festival desarts de Nyon, <strong>La</strong> Bâtie ou encore la Comédie de Genève, ils s'inquiètentde ce que les changements de direction intervenus au GRÜ et à laComédie de Genève ne sonnent « le retour de formes plus classiques,préférant revisiter le répertoire ».Une génération qui a appris à brouiller les genres<strong>La</strong>etitia Dosch est l'une des jeunes représentantes de cette « nouvellescène en plein essor ». Après avoir fait « péter Ardanthé » (sic) au théâtrede Vanves, en février dernier, elle va revenir en mai à Paris, sur la scènedu CCS, avec un « one woman show en décomposition » qu'elle ditadapter à chaque situation nouvelle. Elle y joue « un personnage qui ne vapas réussir à tenir le rôle de divertisseur qu'elle devait assurer ». Dans cequ'elle dit être « un travail sur le cynisme », il s'agit de questionner « lesattentes du public, de savoir ce qu'on attend de l'humour et jusqu'où on peutaller ». Cette comédienne franco-<strong>suisse</strong>, issue de l'école de laManufacture, a un début de parcours atypique. Du théâtre commeil se doit, avec Jean-Yves Ruf, Eric Vigner, Krystian Lupa et Oskar GómezMata. Mais aussi, et simultanément, des embardées bien plusétonnantes : en femme à barbe chanteuse réaliste pour des soiréesFavela Chic à l'Elysée Montmartre en 2004, à la réalisation d'un docufictioninteractif sur Youtube, aux commandes d'une invasion massivede personnages géants semant la zizanie lors du festival LUFF à <strong>La</strong>usanneen 2007. Le nom de la compagnie qu'elle a fondée à sa sortie de laManufacture est tout un programme : « Viande Hachée des Grisons. »Avec sa première création, BRRRUU, présentée au théâtre de l'Usinescène <strong>suisse</strong> / 30


Plusieurs plates-formespermettent auxartistes de faire leurspremiers pas.Le premier volet lui a déjà valu le premier prix du concours Premio,organisé par le Pour-cent culturel Migros. De nouveaux talents ne vontsans doute pas tarder à apparaître lorsque la Haute école de théâtrede Suisse romande aura mis en place à l'automne prochain, en lien avecles écoles de Berne, de Zurich et de Verscio, un Master de mise enscène. Préfiguration de ce nouveau diplôme, un colloque se tient les30 et 31 mars au Grütli : « Le travail du metteur en scène recouvreaujourd'hui de plus en plus d'activités. <strong>La</strong> Manufacture organise ce colloquepour questionner les différentes approches souvent radicales de la miseen scène contemporaine à travers des témoignages de metteurs en scèneet praticiens du plateau et des analy<strong>ses</strong> de spécialistes. Le colloque réunitaussi des metteurs en scène-pédagogues autour d'une table ronde sur unequestion cruciale : comment concevoir aujourd'hui la formation à la miseen scène en tenant compte des mutations en cours ? »Plates-formes créativesPlusieurs plates-formes existent, qui permettent aux jeunes artistes defaire leurs premiers pas, parmi lesquelles les « Quarts d'Heure » duthéâtre Sévelin à <strong>La</strong>usanne, ou les festivals Treibstoff à Bâle etFreischwimmer à Zurich. A l'initiative du Tanzbüro Basel, est né en 2000le projet Tanzfaktor, aujourd'hui piloté par Reso-Réseau <strong>dans</strong>e <strong>suisse</strong> :il s'agit d'offrir à des artistes émergents une tournée groupée surl'ensemble du territoire helvétique. Avec un budget annuel d'environ400 000 francs <strong>suisse</strong>s (330 000 euros), le théâtre de l'Usine, que dirigeaujourd'hui Myriam Kridi, produit chaque saison quatre à huit jeunescréations théâtrales ou chorégraphiques. Le Belluard Festival, à Fribourg,<strong>La</strong>etitia Dosch <strong>dans</strong>un « one-woman-showen décomposition ».Photo : D. R.


dirigé par Sally de Kunst, n'est pas en reste pour sortir de l'anonymatde jeunes artistes prometteurs. Lors de l'édition 2011, cinq d'entre euxy ont été invités pour assister au festival après avoir bénéficié d’unerésidence au Theaterspektakel de Zurich : la metteure en scènelausannoise Muriel Imbach, la <strong>dans</strong>euse et chorégraphe Valentine Paley(originaire de Vevey), l'auteure et dramaturge zurichoise Anna Papst,l'indisciplinaire Gregory Stauffer, qui a étudié aux Beaux-arts et quitravaille principalement <strong>dans</strong> l'espace urbain où il intervient avec desinstallations sonores et des sculptures in situ, et la <strong>dans</strong>euse LucieEidenbenz. Après avoir suivi la formation EX.E.R.CE au Centrechorégraphique national de Montpellier, cette dernière a étésélectionnée pour participer en 2006 au Danceweb du festivalImpulstanz à Vienne, où elle a bénéficié des ateliers de Loïc Touzé,Marco Berrettini, Benoît <strong>La</strong>chambre et DD D'Orviller. Tout entravaillant avec Jennifer <strong>La</strong>cey et Nadia <strong>La</strong>uro, avec la compagnieQuivala puis Oskar Gómez Mata, et en participant au projet Inferno 6au théâtre du Grütli, elle commence à créer <strong>ses</strong> premiers solos et duos :Dreaming pool est présenté à la Rote Fabrik, à Zurich, en 2008, et TraumProject au théâtre de l'Usine en 2010. Dans le cadre de la formationaccompagnée Transforme à la Fondation Royaumont (sous la directionde Myriam Gourfink), elle crée le solo The Boiling Point, puis en 2011,à la Tanzhaus de Zurich, Animals Are Like Water in Water. Ces deuxderniers projets ont été soutenus par Brøcøliwald, une structureassociative fondée en 2009 qui se donne précisément pour missionde soutenir des artistes émergents en Suisse et à l'étranger.Avec son compatriote Chris Leuenberger, lui aussi promis à un belavenir, Lucie Eidenbenz est par ailleurs fort active au sein du réseauinformel Sweet and tender collaborations, constitué en 2006 parde jeunes artistes chorégraphes ayant participé cette année-làau Danceweb du festival Impulstanz. A l'exact opposé d'un espritde compétition qui pourrait animer de jeunes artistes en quête dereconnaissance, Sweet and tender collaborations offre une basecommune pour impulser des projets collaboratifs, visant à créer desarticulations nouvelles entre recherche, production et diffusion, touten respectant la diversité artistique de <strong>ses</strong> participants : « Cetteresponsabilité constante de maintenir le groupe actif incombe doncà chacun des membres du réseau, qui partage ce désir commun d'apprendreen collaborant, par-delà les filiations esthétiques particulières. […]<strong>La</strong> mutualisation des ressources vise à générer une dynamique de groupepropice à l'émancipation artistique de chacun des membres qui lacompose. » L'une des prochaines actions de Sweet and tender auraprécisément lieu en Suisse, à Berne, à l'initiative de Lucie Eindenbezet Chris Leuenberger. Du 25 juillet au 19 août, « Sweet&Tender forthe End of the World » réunira dix artistes <strong>suisse</strong>s et sept jeunes artistesinternationaux. Ce sera un nouveau petit Monte Verità ! Autant direqu'en Suisse, l'émergence a encore de beaux jours devant elle. Pour peu,cependant, que son écosystème reste suffisamment bien irrigué. Caril ne suffit pas d’émerger. Encore faut-il durer…Lucie Eidenbenz. Photo :Thomas Nie.scène <strong>suisse</strong> / 32


Quand jouer,c'est faire/ Anna HohlerPlus directs, plus efficaces, plusproches des spectateurs : qu'ils viennentdes arts visuels ou du spectacle vivant,les artistes d'aujourd'hui appréhendentla performance comme un espaced'expérimentation et de remise enquestion des codes de la représentation.« Who's afraid of performance art ? » <strong>La</strong> question a récemment faitl'affiche du théâtre du Grütli et de Piano Nobile et Ex-Machina, deuxespaces d'art contemporain genevois. En fait, il s'agit du nom,légèrement ironique, d'un nouveau festival dédié exclusivement à laperformance qui a eu lieu en novembre dernier, parallèlement au Prix<strong>suisse</strong> de la performance 2011, attribué pour la première fois àGenève (1) . Organisée au Bâtiment d'art contemporain selon trois axesde progammation indépendants, cette belle quinzaine a fait défiler plusde quarante intervenants, <strong>suisse</strong>s ou non, connus ou moins connus, quise sont interrogés tour à tour sur l'histoire de la performance, sur <strong>ses</strong>liens avec la sculpture et l'image, avec la narration et la parole.Février 2012, à Genève de nouveau. Un dimanche après-midi, pointculminant de la quatrième édition de TRANS, « chantier rayonnant »du Grütli (encore) consacré aux petites formes pluridisciplinaires,Cindy van Acker et trois de <strong>ses</strong> interprètes interviennent au milieud'une exposition consacrée aux « partitions matérialisées » de lachorégraphe – maquettes, installations lumineu<strong>ses</strong>, panneaux noircisde signes que l'on déchiffre comme un alphabet inconnu. Quatre corpsexécutent des extraits de ces modes d'emploi chorégraphiques, clésde lecture intrigantes. Le soir même, Yann Marussich présente saperformance Glassed, la tête enfouie sous 25 kilos de débris de verre,sur une musique live de Franz Treichler.A Paris, le performeur <strong>suisse</strong> Yan Duyvendak et son acolyte égyptienOmar Ghayatt ont investi en janvier dernier les 2 000 mètres carrés dela mosquée provisoire installée depuis l'automne dernier <strong>dans</strong> uneancienne caserne de pompiers du XVIII e arrondissement. Prèsde 150 personnes ont assisté à plus de quatre heures de spectacle.Intitulée Made in Paradise, cette pièce en constante évolution consisteen une collection de « fragments performatifs » sur la mise en jeude nos préjugés envers l'autre, qui sont interprétés <strong>dans</strong> l'ordre choisipar les spectateurs.Tout aussi insolite, si ce n'est plus, Massimo Furlan, en collaborationavec l'historienne de l'art et dramaturge Claire de Ribaupierre, arécemment mis en scène Les Héros de la pensée, une performanced'un après-midi, d'une nuit et d'une matinée, <strong>dans</strong> un café-bar, organiséeen coproduction avec le Centre d'Art de Neuchâtel. Troisanthropologues, trois philosophes, un historien et un artiste ont étéinvités à débattre selon un abécédaire (26 heures, 26 lettres) etd'après des règles préci<strong>ses</strong> (temps de parole, temps de repos, interludesmusicaux improvisés) tout en buvant régulièrement de l'alcool.Pour Massimo Furlan, il y avait là « la question du savoir, de l'intelligencejoyeuse, du jeu. Celle de la résistance aussi : à l'alcool, à la fatigue,au temps pour ainsi dire infini. »Si besoin était, ce petit tour d'horizon montre que les performeurshelvétiques ont le vent en poupe. De nombreu<strong>ses</strong> institutions et festivalsse dédient explicitement aux arts vivants et font du croisement desdisciplines leur pain frais. Assiste-t-on alors à un nouvel essor de laperformance ? Si oui, pourquoi ? Ou, au contraire, le mélange desgenres serait-il devenu banal ? <strong>La</strong> performance aurait-elle perdu l'acuitéqui a marqué <strong>ses</strong> débuts, de Dada aux dernières décennies du XX esiècle, moment où la scène helvétique – <strong>suisse</strong> alémanique surtout –« fait partie des plus influentes du monde entier » (2) ? Pour la critique de<strong>dans</strong>e Christina Thurner, les performances plus spécifiquementchorégraphiques ont en tout cas « perdu leur position dominante – aucontraire de ce qui se passait <strong>dans</strong> les années 1990 ». D'après elle, « iln'est plus d'abord question de décloisonner l'art – il y a longtemps que cesfrontières-là sont perméables. <strong>La</strong> performance a bien plutôt comme objectifaujourd'hui, à l'ère des médias virtuels, de transmettre l'expérience duphysique, du réel. » (3)Les performeurshelvétiques ont le venten poupe.Interrogée sur les raisons qui la poussent à faire des performances,l'artiste Marie-Caroline Hominal, <strong>dans</strong>euse de formation classique,évoque « quelque chose de simple, d'honnête, de direct qui me touche,quelque chose qui fait que je suis plus facilement à l'aise en faisant uneperformance qu'en interprétant un spectacle ». Elle réfléchit, puis prend ducoup <strong>ses</strong> propos par le revers, en une sorte de conclusion spontanée etséduisante : « En fait, je préfère assister à de mauvai<strong>ses</strong> performancesplutôt qu'à de mauvais spectacles. »Yan Duyvendak, d'origine hollandaise mais établi à Genève depuis fortlongtemps, vient des arts visuels, mais apprécie lui aussi le genre de laperformance pour son immédiateté. « A l'époque, je me sentais gêné parl'objet physique – toile, sculpture, installation – qui empêche le contact


Véronique Ferrero Delacoste, plein far°Danseuse de formation, née en 1968, Véronique FerreroDelacoste s’est tournée très vite du côté de l’organisationd’événements, réalisant divers mandats pour des compagniesindépendantes et pour l’ADC – Association pour la <strong>dans</strong>econtemporaine avec qui elle met en place un festival de vidéo<strong>dans</strong>e. Durant l’été 1995, elle s’occupe des rencontres publicartistedu far° festival des arts vivants à Nyon. Ariane Karcher,alors directrice, lui propose la programmation de la <strong>dans</strong>e et de laperformance. C’est le début de plusieurs années de collaborationau sein de ce festival interdisciplinaire dont elle reprend la directionfin 2009. En parallèle, de 1995 à 2005, elle dirige <strong>La</strong> Bavette au P’titthéâtre de la Vièze à Monthey, un théâtre pour le jeune public, etassure la programmation de la <strong>dans</strong>e à <strong>La</strong> Bâtie – Festival deGenève, de 2002 à 2005.Directrice aujourd’hui à part entière du far°, Véronique FerreroDelacoste envisage le festival non seulement en terme deproduction et d’accueil, mais initie des opportunités et denombreu<strong>ses</strong> rencontres : résidence de jeunes artistes WATCH &TALK, projets de médiation et artistique avec des associationslocales et en lien avec le territoire et <strong>ses</strong> habitants, résidenced’écriture critique, édition de diver<strong>ses</strong> publications, présentation deprojets de recherche en lien avec la Haute école de théâtre deSuisse romande. Parmi les artistes fidèles à ce rendez-vous du moisd'août, citons YoungSoon Cho Jaquet, François Gremaud, AntoniaBaehr, l’Alakran, Gilles Jobin, Philippe Quesne, Grand Magasin,Eszter Salamon, Jérôme Bel, <strong>La</strong>ura Kalauz, Martin Schick, RaimundHoghe et Massimo Furlan. A.-P. M.direct avec les spectateurs. En plus, j'étais un plasticien trop sérieux,et me mettre à la performance m'a permis de puiser <strong>dans</strong> l'humour. »Le chorégraphe Gilles Jobin, proche du Live Art quand il vivaità Londres, au début de sa carrière (4) , pense que la performance estparticulièrement difficile à définir. Selon lui, de l'acte éphémère nonreproductible qu'elle était à <strong>ses</strong> débuts, la notion a évolué avecl'apparition du Live Art, qui se définit non pas comme un genreobéissant à des règles, mais comme une stratégie culturelle pour inclurede nouvelles formes et pratiques expérimentales exclues desprogrammations traditionnelles. Il s'avoue fasciné par le geste de l'artisteperformeur, orienté vers l'efficacité picturale. « C'est l'opposé du gestethéâtral, qui vise un certain effet, une esthétique. Pour moi, l'interprétationest un faux problème. Sur scène, je veux des <strong>dans</strong>eurs qui soient concentréssur l'acte, sur les tâches à accomplir. »Cette exigence physique – de précision, de concentration,à ne pas confondre avec la virtuosité – fait souvent défaut, même<strong>dans</strong> les rangs de la performance. Assistante au sein de l'optionart/action de la Haute école d'art et de design de Genève (HEAD),un enseignement initié en 2004 par Yan Duyvendak et <strong>La</strong> Ribot,Jeanne Macheret se souvient du jour où elle allait présenter, en tantqu'étudiante de la même filière, une performance pour son jury de find'année : « Le conseil de <strong>La</strong> Ribot était de faire chaque geste avec amour,Les frontièresentre les domaines,heureusement,restent floues.façon très heureuse d'inciter à être précis et concentré, et mêmeun peu plus. »En 2004, avant d'intégrer la HEAD, Jeanne Macheret avait créé un soloremarqué aux Printemps de Sévelin, festival de <strong>dans</strong>e contemporaineà <strong>La</strong>usanne. « A l'époque, j'étais très attirée par ce qu'on appelait la non<strong>dans</strong>e,par le retour réflexif qu'elle mettait en avant. Lorsque j'ai monté monsolo, je ne pensais pas faire une performance, mais on pourrait tout à faitl'appeler ainsi. Certaines problématiques perdurent, en particulier l'espace,le temps, la présence. » <strong>La</strong> difficulté de définir précisément ce qu'est laperformance ? « Il est important de continuer à proposer des définitionssur un mode positif », répond-elle. Même si l'enseignement en art/actionne se pense pas comme un lieu disciplinaire, soumis à un médium ouscène <strong>suisse</strong> / 34


Glassed, de YannMarussich, Théâtre duGrütli, avril 2011. Photo :Gregory Batardon.à une catégorie spécifique de la représentation, mais au contrairecomme un lieu d'ouverture à la recherche et au développement d'unecréativité <strong>dans</strong> l'action.Gaspard Buma, performeur et metteur en scène lausannois, soulignequ'au-delà des différentes terminologies et approches de laperformance, les artistes ont besoin de lieux d'expérimentation.« Monter un projet de théâtre ou de <strong>dans</strong>e demande aujourd'hui uneorganisation et un savoir-faire ainsi que des moyens financiers conséquents,ce qui n'est pas à la portée de tout le monde et tend à diminuer la prise derisque. » Il déplore la disparition des Studios Perfos organisés à <strong>La</strong>usannede 1995 à 2005 par le <strong>dans</strong>eur et chorégraphe Jean-Marc Heim.Plusieurs fois par an, des chorégraphes pouvaient y présenter desextraits ou des esquis<strong>ses</strong> de projets en cours. Non rémunérés, défrayésgrâce aux quelques entrées payantes, ils profitaient ainsi d'une premièreconfrontation avec le public, de conseils, de discussions.Les frontières entre les domaines, heureusement, restent floues. Toutcomme la définition du genre de la performance et l'appartenance de telartiste à ce domaine. Quand dire, c'est faire, s'intitule un célèbre ouvragede John L. Austin, publié en 1962. Le philosophe anglais y démontrel'existence de phra<strong>ses</strong> qui, quand elles sont prononcées, accomplissentl'acte qu'elles désignent. Lorsque le maire dit : « Je vous déclare mari etfemme », il fait changer les fiancés de statut. En linguistique, on parlealors d'un énoncé performatif – qui n'est ni vraini faux –, par contraste avec un énoncé constatif. Peut-être que lesartistes performeurs, au fond, rêvent de cela : que jouer, c'est faire.Leur désir d'être authentique et efficace, de transformer littéralementle spectateur et de se soustraire ainsi aux catégories du vrai et du faux,du beau et du mauvais, du réussi et du raté, ce désir-là en tout caspourrait le laisser croire./ Critique de <strong>dans</strong>e et d'architecture, Anna Hohler écrit notamment <strong>dans</strong> la revue <strong>suisse</strong>d'architecture et d'urbanisme Tracés, <strong>dans</strong> la revue allemande Tanz et <strong>dans</strong> <strong>Mouvement</strong>.1 Le prix est organisé en partenariat et selon un tournusentre Genève et les cantons de Bâle-Ville et d'Argovie.Voir www.performanceartaward.ch. Pour le festivalWho's afraid of performance art ?. voir www.waopa.ch2 Rayelle Niemann, « Le corps comme instrument : laperformance et son réseau en Suisse », in Le « performatif ».Les arts de la performance en Suisse, textes rassembléspar Sibylle Omlin, Pro Helvetia, 2004, p. 35.3 Ibid, p. 57.4 Il avait filmé le performeur anglais Franko B. en action puisintégré la vidéo <strong>dans</strong> une de <strong>ses</strong> premières pièces, A+B=X(1997).


<strong>La</strong> musique,en avant !/ Jérôme ProvençalSuite au surgissement du précurseurChristoph Marthaler, la Suisse a vu déferlerune nouvelle vague de créateurs assignantà la musique une fonction essentielle <strong>dans</strong>des spectacles résolument transversaux.Qu'aujourd'hui la musique ne soit pas (ou plus) cantonnée au rôle defaire-valoir <strong>dans</strong> le domaine des arts de la scène, cela saute aux yeux etaux oreilles, et avec plus de netteté encore lorsqu'on s'attache à dresserun état des lieux de la création en Suisse. Inutile de beaucoups'approcher pour voir se détacher, surplombant les cimes helvètes, lafigure emblématique de Christoph Marthaler. Après avoir travaillé entant que musicien de théâtre <strong>dans</strong> les années 1970, Marthaler s'est lancé<strong>dans</strong> la mise en scène au début des années 1980 et s'est affirmé peu àpeu comme l'une des personnalités les plus singulières et novatrices dela scène européenne grâce à de splendides spectacles musicaux, plus oumoins fortement teintés d'absurdité, ne pouvant se ranger <strong>dans</strong> aucunecatégorie bien définie. Récipiendaire l'an dernier du prestigieux AnneauReinhart, il est désormais officiellement prophète en son pays et, del'autre côté des Alpes, apparaît comme une référence non pas écrasante– car son théâtre musical est tout de légèreté et d'alacrité – mais bienplutôt éclairante, tant il est vrai qu'il a ouvert des perspectives scéniqueslittéralement inouïes. Dans cette brèche s'est notamment engouffré unautre Suisse Allemand, Ruedi Häusermann, lequel a d'ailleursrégulièrement collaboré avec Marthaler. Actif <strong>dans</strong> le milieu du jazzdepuis les années 1980, notamment au sein du trio The Immervollesäle,il a basculé vers le théâtre à partir de 1990 et <strong>ses</strong> créations hybrides,peu visibles en France, réjouissent le public autant que la critique <strong>dans</strong>l'espace germanophone (1) .une plate-forme internationale de médiation culturelle axée enparticulier sur la musique et les problématiques de globalisation etnumérisation. Editant diver<strong>ses</strong> publications (magazine en ligne, livres,CD, documentaires…), Norient organise par ailleurs des événementstels que le Norient Music Film Festival et Sonic Traces, ce dernier projetse concrétisant sous la forme évolutive de performanceskaléidoscopiques, au cours desquelles scientifiques et artistesjuxtaposent textes, sons, musiques, images et autres données en direct.Faisant suite à Soundscapes From The Edges (2006-2008) et Sonic Traces :From The Arab World (2009-2012), Sonic Traces : From Switzerland aspireà donner une traduction scénique la plus complète possible de l'identitésonore de la Suisse contemporaine. <strong>La</strong> performance a été présentée enavant-première en octobre 2011 durant le Salon du livre de Francfort (2) .Parmi les musiciens s'étant déjà impliqués <strong>dans</strong> le projet, outre RuediHäusermann, se trouve notamment Jonas Kocher, électron majeur de lasphère des musiques improvisées (cf. page 38), qui n'hésite pas à déplierson accordéon sur la scène du théâtre musical le plus expérimental.Rock en scèneAu tournant du siècle a surgi sur le proscenium <strong>suisse</strong> un groupe derock lausannois qui, non content de sortir d'excellents disques, allaitdonner l'impulsion d'une nouvelle dynamique scénique, <strong>dans</strong> laquelle lamusique est inscrite au cœur même du processus dramaturgique :Velma. Christian Garcia, l'un des trois membres du groupe, se souvient :« A la sortie de notre deuxième album (Cyclique, 1999), nous avons étéinvités par le festival Les Urbaines. A l'époque, nos concerts avaient déjà unevraie dimension scénique (avec des projections et une part de jeu). Vu queTraces de sonsRuedi Häusermann a récemment pris part à Sonic Traces : FromSwitzerland, projet s'inscrivant <strong>dans</strong> le cadre des actions menées parNorient, association créée en 2002 par Thomas Burkhalter afin, tirantparti des nouvelles possibilités offertes par Internet, de mettre en placescène <strong>suisse</strong> / 36


« Nous voulionstordre les codesde représentation. »Les Urbaines a pour ligne directrice le mélange des genres, nous avons euenvie de tendre plus encore <strong>dans</strong> la direction du spectacle vivant. Or, ils'avère que ce spectacle/concert a suscité un accueil enthousiaste. ThierrySpicher nous a ensuite proposé de venir travailler en résidence à l'Arsenic,aux côtés d'une compagnie de <strong>dans</strong>e (Gilles Jobin) et d'une compagnie dethéâtre (Denis Maillefer). Nous voulions tordre les codes de représentationen vigueur aussi bien au théâtre que <strong>dans</strong> le rock. »Aux mots de Christian Garcia font écho ceux de Stéphane Vecchione,l'un de <strong>ses</strong> deux partenaires de jeu : « Nous savions parfaitement ce quenous ne voulions pas faire, mais nous ne savions jamais exactement ce quenous voulions faire. Alors nous cherchions comme des fous <strong>dans</strong> <strong>tous</strong> lessens. C'était assez dur mais j'avais, un peu naïvement, l'impression dedéfendre quelque chose de vraiment particulier. En tout cas, il y avait uneremise en question perpétuelle, ce n'était jamais figé. » Après dix ansd'expérimentations collectives, et un (superbe) dernier spectacle au titreadéquat (Requiem), le trio a décidé de mettre un terme (au moinsprovisoire…) à l'aventure Velma, de façon à permettre à chacun de seconsacrer entièrement à des projets personnels. Le troisième larron,Christophe Jaquet, apporte à ce sujet la précision suivante : « AvecStéréo de ChristopheJaquet. Photo : Arya Dil.Velma, nous avons découvert qu'il était possible de mettre en scène desspectacles qui, à la manière de symphonies, sont construits avec méthode etpourtant restent abstraits. Je continue à créer des spectacles abstraits ou desperformances mais sans recourir à la musique de manière systématique ouévidente. A vrai dire, je cherche désormais à concevoir des objets artistiquessans plus me demander si cela relève de telle ou telle discipline. » De fait, InYour Face (2010) ou Stéréo (2011), pour prendre comme exemples <strong>ses</strong>deux créations les plus récentes, s'avèrent de purs prototypes,irréductibles à quelque discipline que ce soit – et si musique il y a, ellen'est en rien conventionnelle ou consensuelle.Génération hors normesDans le sillage ou <strong>dans</strong> le voisinage immédiat de Velma est apparuetoute une nouvelle génération d'artistes œuvrant <strong>dans</strong> un no man's landcontinûment fluctuant entre théâtre, performance, musique etinstallation plastique. Côté alémanique, se démarquent en particulier leduo Minimetal (formé en 1994 par Nik Emch et <strong>La</strong>urent Goei), à la foisconceptuel et primal, qui livre des prestations souvent abrasives (voirpar exemple le fulgurant Kill Them All), et Thom Luz, qui, en dehors deson activité de chanteur/guitariste du groupe de rock indépendant Myheart belongs to Cecilia Winter, met en scène des pièces composites<strong>dans</strong> la structuration desquelles la musique joue un rôle déterminant(voir par exemple le récent Tag der hellen Zukunft). Côté italien, ressortavant tout la silhouette de Massimo Furlan qui semble n'avoir peur derien, et surtout pas de relever d'improbables défis scéniques (qu'ils'agisse de performances en solo ou de créations collectives), deux desplus musicaux étant You Can Speak, You Are an Animal (spectacle élaboréavec Claire de Ribaupierre et scandé par des chansons de Killing Joke,Furlan, grimé, incarnant Jaz Coleman, le chanteur du groupe anglais) et1973 (show haut en couleurs, inspiré par le Concours de l'Eurovisionqui fit les délices télévisuels du petit Massimo). Enfin, côté romand, deuxmusiciens, évoluant quelque part entre folk-rock anglo-saxon et chansonfrancophone, ont noué de longue date des liens très étroits avecle spectacle vivant : d'une part, Stéphane Blok qui a notammentcollaboré avec le metteur en scène Fabrice Gorgerat (au sein de lacompagnie Jours tranquilles), et d'autre part, Eric Linder, qui revendiquecomme une nécessité intérieure le fait d'être à la fois musicien (auteur,sous le pseudo Polar, de plusieurs albums, il compose aussi beaucouppour la scène ou le cinéma) et programmateur (il a travaillé pendantdix ans pour le festival <strong>La</strong> Bâtie avant de monter Antigel avec ClaudeRatzé). « Avec le festival Antigel, explique Eric Linder, Claude Ratzé, quis'occupe de la programmation <strong>dans</strong>e, et moi, désirons avant tout favoriserdes rencontres, des croisements entre des gens n'ayant encore jamaiseu l'occasion de travailler ensemble. » Toujours plus de rencontresinédites, de croisements insolites : voilà qui laisse présager du meilleurpour l'avenir./ Journaliste indépendant, Jérôme Provençal travaille en particulier avec <strong>Mouvement</strong>, dontil coordonne la rubrique Musique.1 Sa prochaine création, Vielzahl leiser Pfiffe, est présentéeau Schauspielhaus de Zurich, à partir du 20 avril.2 D'autres représentations sont prévues à partir d'avril,en Suisse et en Italie.


Uneimprovisation<strong>suisse</strong>/ Guillaume BelhommeParmi les plus dynamiques d'Europe,la scène <strong>suisse</strong> des musiques improviséescherche à consolider <strong>ses</strong> vibrants acquisen veillant à ne pas galvauder son énergie.Microclimat ? Microcircuit ? Microcrédit ? Quelles qu'en soient lesraisons, la Suisse peut se targuer d'avoir vu grandir nombre de musiciensd'importance, œuvrant notamment <strong>dans</strong> le domaine de l'improvisation.Il n'y a qu'à lire Jazz in der Schweiz, pour s'en convaincre : ce livre, publiéen 2005 (chez Chronos Verlag), raconte la grande histoire du jazzdéveloppé en cantons. Dans <strong>ses</strong> pages, aux côtés de George Gruntz,Werner Lüdi ou Daniel Humair, sont cités quelques musiciens qui surentaller voir au-delà du genre, animés par le désir d'inventer sur l'instant– librement : c'est le cas de la pianiste Irène Schweizer, dupercussionniste Pierre Favre, du saxophoniste Urs Leimgruber etdu pianiste Jacques Demierre.Après Leimgruber et Demierre – mais aussi Markus Eichenberger, FritzHauser, Günter Müller, etc. –, de jeunes musiciens façonnent aujourd'huileur propre vocabulaire en prenant note des pratiques musicales qui lesprécédèrent. <strong>La</strong> liste serait longue s'il fallait les citer <strong>tous</strong> [la sélectiondiscographique ci-après retient quelques noms d'importance], si longueque le musicien Dragos Tara rêve aujourd'hui de mettre sur pied une« Fédération des Musiques Improvisées ». Si l'heure est aurassemblement, c'est que les gestes diffèrent d'un improvisateur à l'autreet que les aspirations sont multiples (musiques électroacoustique,électronique ou contemporaine, jazz libre, noise…). C'est pourquoi,<strong>dans</strong> un texte intitulé « <strong>La</strong> Fédération improvisée », publié en janvierdernier sur le site improv.ch, Tara plaide en faveur d'un dialogueconstructif entre les différents animateurs de la scène improvisée de sonpays : « L'action collective des représentants de la musique improvisées'inscrit pour moi <strong>dans</strong> une politique culturelle <strong>dans</strong> laquelle les institutionspubliques jouent un rôle social libérateur pour la création, palliant un marchéde la musique souvent bien plus contraignant. » Plus loin, il précise :« Une des premières missions d'une délégation pourrait être d'aller à larencontre des acteurs culturels fédéraux comme Pro Helvetia et SUISA,mais aussi d'autres organisations, même <strong>dans</strong> les pays voisins, pour signalerson existence. »Porteu<strong>ses</strong> d'un idéal qui pourrait passer pour naïf, les propositions deTara n'en soulignent pas moins la plus que délicate adaptation despraticiens de l'improvisation aux transformations du monde. Lespratiques ont partout changé en matière de mécénat, en Suisse aussi,même si la situation semble plus favorable qu'ailleurs, à en croire leclarinettiste Markus Eichenberger : « Il est difficile de vivre de la musiqueimprovisée, la majorité des improvisateurs travaillent à côté… Moi-même,j'enseigne depuis 30 ans la clarinette et le saxophone <strong>dans</strong> une écolepublique. Pour produire des disques ou monter des projets, nous pouvonsrecevoir des subsides des villes, des cantons ou de la Fédération – grâce àquoi mes disques ont pu être édités – mais il est en ce moment question dedistribuer moins d'argent aux associations… Pour ce qui est des salles, cellesqui payent les musiciens sont moins nombreu<strong>ses</strong> qu'avant. Certes, lasituation est de plus en plus délicate, mais comparée à celle de l'Allemagne,de la France ou de l'Angleterre, elle reste enviable… »Tout comme les mots d'Eichenberger, les propositions de Tara laissententendre qu'en Suisse l'espoir est encore permis. Aux efforts déjàfournis par des labels installés (et même historiques si l'on pense à HatHut, Intakt, For 4 Ears ou Unit) et des endroits incontournables (leWIM à Zürich ou la Cave 12 à Genève, <strong>tous</strong> deux subventionnés), lessoutiens qu'il sollicite pourraient profiter à des associations ou à deslieux encore fragiles dont Jonas Kocher, accordéoniste prometteur– aller entendre ///grapeskin (Another Timbre), Solo (Insubordinations)ou Action mécanique (Flexion) –, établit la liste : « Depuis une dizained'années, de nombreux lieux sont apparus, comme les atelierkonzerte deChristoph Schiller à Bâle ou Mullbau à Lucerne, qui ne reçoivent aucunesubvention et sont souvent tenus par les musiciens eux-mêmes. Il y a aussides festivals réguliers (Rue du Nord à <strong>La</strong>usanne, Akouphène à Genève, ZweiTage Zeit à Zürich, Zoom In à Berne, Uncool à Poschiavo, Ear We Are àBienne…) et des organisateurs (Plattfon à Bâle, Musik-Forum à Lucerne…).Et puis à Genève, il y a l'association Insubordinations qui, en 2010, a montéle Microfestival : Cyril Bondi, d'incise et moi-même avons organisé à cetteoccasion plus de 110 concerts en une semaine <strong>dans</strong> toute la Suisse. Ceprojet a créé des liens entre Suisse romande et Suisse alémanique, maisaussi entre générations, et surtout a permis de révéler un réseau souterraind'une trentaine de lieux… Cet événement est pour moi l'un des plusimportants de ces dernières années pour l'improvisation en Suisse et reflètebien le dynamisme de la scène actuelle, multiple et foisonnante. <strong>La</strong> grandequestion est maintenant de voir comment cette énergie se développera <strong>dans</strong>les années à venir. Il faut que les musiciens s'engagent, il en va de lapertinence de cette musique. »Cet enthousiasme dont parle Kocher est sans doute le premier garantde la survie de l'espèce : soutenu ou non par les institutions,l'improvisateur <strong>suisse</strong> saura sans nul doute trouver de quelle manièrecréer encore. Et même, pourquoi pas, aussi bien qu'hier./ Critique musical, auteur de plusieurs livres, Guillaume Belhomme dirige le magazine enligne Le Son du grisli. www.lesondugrisli.comscène <strong>suisse</strong> / 38


Fritz Hauser. Photo : PriskaKetterer.Huit disques pour une décennieFritz Hauser : Schraffur (Shiiin, 2012)Sur un simple gong, le percussionniste (et illusionniste) Fritz Hausergratte et peint des paysages de landes et de reliefs. De cette pièce,Schraffur, il a fait d'autres versions, oscillant entre performance etthéâtre, qu'on a récemment pu entendre (et voir) aux théâtres deBâle ou de Zug.Antoine Chessex : Dust (Cave 12, 2011)S'il peut improviser seul au saxophone et même briller <strong>dans</strong>l'exercice, Antoine Chessex signe ici une pièce électroacoustique surlaquelle il dirige trois violons, augmentés de Valerio Tricoli aux bandeset à l'électronique. Un bel exposé de musique cinétique.Jason Kahn, Günter Müller, Christian Wolfarth : Limmat (Mikroton,2010)En compagnie de Jason Kahn, musicien américain installé à Zürich,Günter Müller et Christian Wolfarth rendent hommage à la rivièreLimmat. Ingénieur sonore de premier ordre, Müller draine le litde la rivière avant d'y déverser des strates d'une électroacoustiqueombreuse.Lucas Niggli, Peter Conradin-Zumthor : Profos (Not Two, 2009)Ce sont là deux batteurs qui donnent parfois l'impression d'être unedizaine : plus qu'une performance, Profos est un hommage aux sonstaillés <strong>dans</strong> la roche à force de frappes réfléchies, bien senties.Strotter Inst : Bolzplatz (Everest, 2009)Sous le nom de Strotter Inst, Christoph Hess agit seul aux platines :son art musical hésite entre minimalisme technologique et indus surfintout en profitant de déstabilisations rythmiques que l'hommes'impose et transforme en sources d'inspiration.Mersault : Raymond & Marie (Formed, 2007)Enregistré au festival Rue du Nord, à <strong>La</strong>usanne, Raymond & Marie estle deuxième disque de Mersault, association du guitariste TomasKorber, du contrebassiste Christian Weber et du batteur ChristianWolfarth. De <strong>ses</strong> discrétions, cette électroacoustique enveloppe etenvoûte l'auditeur.Urs Leimgruber, Jacques Demierre, Barre Phillips : LDP Cologne (Psi,2005)Pour Jacques Demierre, le concert est l'occasion pour un musicien etson public de vivre « ensemble et simultanément le temps du son etl'espace du son ». Lorsqu'il improvise avec son compatriotesaxophoniste Urs Leimgruber et le contrebassiste américain BarrePhillips, ce temps de partage est intense.Markus Eichengerber : Domino Concept for Orchestra (Emanem, 2003)Le clarinettiste Markus Eichenberger a peu enregistré – mais de quellemanière ! – et souvent seul. Ici, on peut l'entendre en grandecompagnie. A <strong>ses</strong> côtés, quelques compatriotes de choix : la vocalisteMarianne Schuppe, la violoniste Charlotte Hug ou les contrebassistesDaniel Studer et Peter K. Frey. Une sorte de Who's Who.


Plus decrédibilité ! Plusde pertinence !/ Dagmar WalserComment mettre plus de réalité <strong>dans</strong> lethéâtre ? Le travail documentaire, un courantqui a fortement marqué le théâtre de langueallemande ces dernières années, produit denombreu<strong>ses</strong> formes interrogeant le rapportentre réalité et art sur un mode nouveau.sciences théâtrales appliquées de l'université de Giessen, un lieu deformation d'où sortent régulièrement des performeurs, auteurs oumetteurs en scène novateurs, avec un net penchant pour une critiqueproductive des structures théâtrales conventionnelles. C'estprobablement leur scepticisme fondamental envers le principed'imitation au fondement du théâtre classique, tout comme le fait de nepas dépendre d'acteurs professionnels, qui leur a ouvert la voie dusuccès international. Rétrospectivement, l'approche de Rimini Protokollsemble en tout cas avoir déclenché un véritable boom de travauxdocumentaires variés – avec ou sans « véritables » comédiens.Montrer plutôt qu'accuserDans l'espace germanophone, le théâtre documentaire renvoie auxannées 1960, durant lesquelles des auteurs comme Rolf Hochhuth ouPeter Weiss faisaient apparaître <strong>dans</strong> leurs textes les dysfonctionnementsde l'histoire, et de l'historiographie, faisant ainsi du théâtre un lieu demémoire. Rolf Hochhuth dénonce par exemple <strong>dans</strong> sa pièce DerStellvertreter (Le Vicaire) l'action de Pie XII sous le régime nazi, tandisque Peter Weiss, <strong>dans</strong> Die Ermittlung (L'instruction), concentre les actesdu procès d'Auschwitz à Francfort en un oratorio où se mêlent les voixde gardes et de prisonniers <strong>dans</strong> les camps de concentration. A ladifférence de ces formes précoces du théâtre documentaire, quis'immisçaient consciemment <strong>dans</strong> le processus d'établissement de lavérité et prenaient aussi une position morale sans équivoque, la plupartdes formes actuelles cherchent à montrer plutôt qu'à accuser.« Experts du quotidien », c'est ainsi que le collectif germano-<strong>suisse</strong> RiminiProtokoll nomme <strong>ses</strong> protagonistes, amenant régulièrement des acteursnon formés à monter sur scène. L'on a ainsi vu des retraités spécialistesdu modélisme ferroviaire parler de leur passion au milieu d'un immensepaysage miniature, ouvrant par là même des considérations critiquessur les problèmes que rencontrent actuellement les exploitants agricolesen Suisse (Mnemopark). L'on a vu aussi des muezzins égyptiens donnerun aperçu de leur métier et vocation, créant un support de réflexion surl'islam, la religion, mais aussi les traditions théâtrales et leurs différencesd'un espace culturel à l'autre (Radio Muezzin). L'on a vu encore RiminiProtokoll transformer en 2009 l'assemblée générale de la sociétéDaimler Benz à Berlin en « ready-made théâtral », auquel prirent part,outre les membres du conseil de surveillance et les « vrais »actionnaires, des spectateurs de théâtre devenus actionnairestemporaires (Hauptversammlung).En affirmant que ces mondes authentiques importés sur scènepermettent non seulement de faire l'expérience d'une réalité extérieureau théâtre, mais encore de donner une nouvelle théâtralité à l'espaceartistique, le travail de Rimini Protokoll se focalise ainsi en permanencesur le rapport variable entre le réel et la fiction.Le Suisse Stefan Kaegi et les deux Allemands Helgard Haug et DanielWetzel sont les trois têtes pensantes du Rimini Protokoll. Ils se sontrencontrés <strong>dans</strong> les années 1990, lors de leurs études à l'Institut desscène <strong>suisse</strong> / 40


Une redéfinitionde la notion de théâtrepolitique.C'est à une forme particulière de théâtre documentaire que se réfère,quant à lui, le groupe IIPM (International Institute of Political Murder),fondé en 2007 autour du metteur en scène <strong>suisse</strong> Milo Rau. Il axe sontravail sur le principe du re-enactment, la reconstruction authentiqued'événements historiques (par exemple, des batailles militaires entières).A l'intérieur des arts performatifs, le re-enactment fonctionne depuisquelques années comme une mémoire physique des premières œuvres<strong>dans</strong> l'histoire de la performance. Milo Rau et son équipe ont réussià transposer le re-enactment sur le plateau de manière saisissante. Il y adeux ans, le groupe rejouait avec des acteurs roumains le procès d'Elenaet Nicolae Ceau<strong>ses</strong>cu. Noël 1989 : les images du couple lors del'interrogatoire, puis celles de leurs dépouilles gisant côte à côte, fontle tour du monde, marquant la mémoire collective comme peu d'autres.Le spectacle Die letzten Tage der Ceau<strong>ses</strong>cus (Les Derniers Jours desCeau<strong>ses</strong>cu) donne une nouvelle vie à ces images, l'événement historiquese (re)matérialise : cette (re)mise en scène de la condamnation etde l'exécution du couple de dictateurs, fidèle <strong>dans</strong> <strong>ses</strong> moindres détails,a déclenché de nombreux débats – lors de la tournée en Roumanie,mais au-delà aussi – sur la manière dont on assume l'histoire et surle rôle que l'art peut jouer à cet égard.Dans son nouveau projet, Hate Radio, le groupe met en lumière le rôlecentral de la station radio RTLM (Radio Télévision Libre des Millecollines) pendant le génocide rwandais en 1994 – un thème explosif.Dans un mélange de musique pop, de bonne humeur et d'incitation à laguerre, l'émetteur s'est rendu complice du génocide de près d'un millionde Tutsis et de Hutus modérés, ce pourquoi il a été ultérieurementcondamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. DansHate Radio, puisant <strong>dans</strong> de nombreu<strong>ses</strong> heures de matérielauthentique, des acteurs rwandais – encadrés par une installation vidéorejouant des interviews de témoins – interprètent un condensé d'uneémission de RTLM, au cours de laquelle trois animateurs et un DJtransmettent des nouvelles de guerre et de sport, diffusent de la bonnemusique et font les imbéciles tout en dispensant des idéologies racistes.Des auditeurs interviennent à l'antenne pour révéler où se cachentencore des Tutsis, les animateurs invitant alors explicitement leur publicà chercher et à tuer les « cafards ». Le discours pop rencontre la réalitéde la guerre, et l'éducation politique, l'art. Le studio de radio a étéconstruit d'après l'original, un cube de verre avec une table ronde, troissièges, un paperboard, des bouteilles de bière, un cendrier plein. Cenaturalisme est déterminant : c'était comme ça aussi, le génocide, dit lamise en scène, et en reconstruisant une atmosphère, elle réussitDie letzen Tage derCeaucescus, mise en scèneMilo Rau. Photo : D. R.


effectivement <strong>dans</strong> certaines scènes à rendre tangible l'impensable.L'un des crimes les plus sombres des dernières décennies devient notreaffaire, à nous aussi.Politique et mécanique quantiquePar ce mélange d'immédiateté et de pertinence, les projets de théâtreusant de stratégies documentaires ont également contribué àrepositionner, au cours des dernières années, la notion de théâtrepolitique. A ce propos, l'on remarque qu'à côté de travaux traitant ensoi de thèmes politiques, les projets documentaires ont donné naissanceà un genre qui se révèle politique par la forme plus que par le fond,étant plus enclin à la présentation qu'à la représentation. En effet, que latransposition sur scène d'une enquête <strong>dans</strong> le monde dit réel ait conduità l'une des tendances les plus intéressantes de ces dernières années<strong>dans</strong> le théâtre de langue allemande n'est bien sûr pas sans rapport avecle malaise de nombreux praticiens de théâtre face à la mise en scèneconventionnelle de textes littéraires, <strong>dans</strong> le cadre de laquelle ce n'estpas la réalité mais l'art qui constitue le motif d'une soirée théâtrale.Fondé en 2006, le groupe bâlois Capri Connection se voue lui aussiau travail documentaire et joue à sa façon du matériel de <strong>ses</strong> enquêtes.Les acteurs récitent sur scène les textes trouvés lors de leurs recherches– dossiers, lettres, interviews –, composant sciemment des situationsthéâtrales aux limites de l'artificialité. Dans Ars Moriendi, spectacle invitéau festival Impulse 2011 (qui rassemble le meilleur de la scèneindépendante de langue allemande), ils confrontent par exemple lescomptes rendus d'un débat-fleuve mené à Tübingen en 1983 parquelques philosophes allemands autour de L'Echange symbolique etla mort de Baudrillard à de la musique baroque, pour une soirée touteen légèreté sur l'inexorabilité de la mort et notre rapport à celle-ci.Le thème de leur nouveau projet semble en revanche n'avoir rien dethéâtral, puisqu'il s'agit de recherche fondamentale en physique. PourDer Urknall oder die Suche nach dem Gottesteilchen (Le Big Bang ou lachasse à la particule divine), le groupe a enquêté au Centre européende recherche nucléaire, le CERN, à Genève, où les scientifiques tententà l'aide du plus grand accélérateur de particules de débusquer le bosonde Higgs (cette fameuse particule divine), qui n'a pour l'heured'existence que théorique. Ce que les scientifiques ont expliqué àpropos d'antimatière, de physique des particules ou de mécaniquequantique, les acteurs le racontent au public sur une scène dépouillée,meublée de tables de conférence, de vidéo-projecteurs et de panneauxd'affichage. Leur jeu reste, ce faisant, très proche du comportement despersonnes qu'ils ont rencontrées, que ce soit <strong>dans</strong> le geste duconférencier, mais aussi <strong>dans</strong> le cheminement de la réflexion ou <strong>dans</strong> lavolonté de convaincre. Au sérieux de cette attitude se mêlentl'étonnement et parfois le sourire, face à cette masse de connaissancesqui évolue aux frontières du savoir. <strong>La</strong> capitulation fait partie du projet,constitue peut-être même la condition préalable à l'émergence, au-delàdes explications scientifiques, de questions aussi existentielles quepersonnelles : qu'en est-il de nous les humains, <strong>dans</strong> cet univers dontnous savons tant de cho<strong>ses</strong>, mais pas (encore) tout, justement ?Ici encore, le théâtre documentaire est un théâtre construit, qui jouesur la corde raide entre pièce à conviction et artifice, à la poursuited'authenticité et de crédibilité. Il met en évidence – <strong>dans</strong> le meilleurdes cas – que l'art et la réalité ne se contredisent pas. Du moins pasau théâtre.Hate Radio, parl’International Instituteof Political Murder.Photo : Daniel Seiffertscène <strong>suisse</strong> / 42


Faire école/ Bruno TackelsLes « accords de Bologne », qui visentà l'harmonisation des diplômes à l'échelleeuropéenne, ont déclenché en Suisseune véritable mutation des établissementsde formation artistique. Approche d'unedynamique qui pourrait bien faire école…A <strong>La</strong>usanne, l'ancienne manufacture de taille de pierres précieu<strong>ses</strong>accueille depuis 2003 une école de théâtre atypique, qui expérimenteune nouvelle manière de concevoir la formation des artistes de la scène.<strong>La</strong>boratoire destiné à construire une pédagogie en prise directe avec laréalité des métiers de la scène, ce projet novateur démontre clairementqu'il est possible de faire des contraintes une force, et que l'applicationdes accords de Bologne, si laborieuse en France (voire inquiétante, tantchaque école semble livrée à elle-même, sans aucune vision, ni boussoleministérielle), peut engendrer un processus dynamique, capable derenforcer largement les écoles. Tel est le défi relevé par la Manufacture,confiée dès sa création en 2003 à des artistes en activité : YvesBeaunesne, puis Jean-Yves Ruf, et aujourd'hui Frédéric Plazy, qui adécidé de faire de ce projet pédagogique, pour lui et pour l'école,un enjeu artistique à part entière.Devenant « Haute école spécialisée », la Manufacture a mis en placede nouveaux diplômes qui valorisent à la fois la dimension pratiqueet artistique, ainsi que la reconnaissance d'un véritable travail théoriqueet universitaire. Cette nouvelle situation est pleine de promes<strong>ses</strong> :comment les écoles artistiques peuvent-elles s'enrichir en délivrant uneformation de rang équivalent à celui de l'université ? Pour être à lahauteur de ce nouveau défi, les autorités <strong>suisse</strong>s ont su se donner lesmoyens de leur politique. L'école de la Manufacture est ainsi devenue« Haute école spécialisée », un statut qui lui a permis d'intégrer demanière harmonieuse les exigences des nouveaux diplômes de valeuruniversitaire. <strong>La</strong> formation de comédien en trois ans a ainsi pu devenirune licence en bonne et due forme, mêlant des cours pratiques etthéoriques, dispensés par l'équipe pédagogique de l'école.L'enjeu est considérable, mais pas sans embûches. Avec le risque de voirla règle l'emporter sur l'exception, et les artistes, essentiels <strong>dans</strong> lesécoles, relégués au rang de variable d'ajustement. Le moule desstructures européennes risque en effet de formater les différents projetsartistiques, et d'en assécher les contrastes. Ce risque, qui n'épargneévidemment pas la Suisse, semble trouver <strong>dans</strong> le paysage helvétiquel'amorce de quelques véritables répon<strong>ses</strong>, dont on souhaite qu'ellesse généralisent d'urgence en Europe. Comme celle-ci : les écoles d'artpeuvent produire et délivrer par elles-mêmes leurs diplômes deBachelor (licence) et de Master.Assumer les exigences d'un diplôme supérieur a donc permis à l'écolede la Manufacture de se doter d'un véritable pôle théoriqued'enseignement et de recherche, comme l'explique Frédéric Plazy :« <strong>La</strong> Manufacture est entrée <strong>dans</strong> le giron <strong>suisse</strong> des Hautes écolesspécialisées en 2008 avec pour mission d'accueillir d'autres disciplinesartistiques et de développer d'autres champs spécifiques comme laRecherche-création et la Formation continue notamment. » Cette ambitions'est traduite par l'inscription <strong>dans</strong> l'école d'un pôle « Recherche etdéveloppement », animé par Anne-Catherine Sutermeister,délibérément orienté sur la relation que la scène entretient avec l'autre :l'autre discipline, le monde, la science. A également été créé « Sinlab »,un laboratoire international, conduit par Jeffrey Huang, en partenariatavec l'Ecole Polytechnique fédérale de <strong>La</strong>usanne, la Haute école des artsde Zürich et le département des arts du spectacle de Munich. Cegroupe de chercheurs, notamment animé par le philosophe Jens Badura,vient de lancer un programme d'expérimentations <strong>dans</strong> le cadre duquelles nouvelles technologies seront mi<strong>ses</strong> au service de la scène, en liendirect avec les étudiants du nouveau Master « Mise en scène », quiouvre <strong>ses</strong> portes à la rentrée 2012.De nouveaux modesde transmissionet de coopération.Un tel projet permet d'imaginer de nouvelles relations entre le mondede la formation et celui de la recherche, celui de l'expérimentation, quipermet d'observer une même question depuis deux points de vuedifférents, celui de la création, et celui de la construction intellectuelle– l'ensemble au service de la transmission aux jeunes artistes enformation. Pour assumer un tel projet, il était nécessaire d'accueillir desartistes en résidence, comme c'est le cas pour Fabrice Gorgerat,actuellement en résidence avec un travail de recherche et de créationautour de Médée, transposée <strong>dans</strong> le contexte de Fukushima.Concrètement, ce contact direct avec des artistes porteurs de nouvellesformes d'écriture scénique permet aux élèves d'appréhender toute lacomplexité de la création contemporaine, en assumant de véritableschoix artistiques. D'où l'éclectisme des intervenants choisis par l'école,à charge pour le directeur de les coordonner pour faire apparaître« une véritable dramaturgie cohérente du cursus de formation ».Cette exigence de recherche pratique est également en train depermettre l'élaboration de nouveaux modes de coopération entre lesécoles, et même entre les zones linguistiques. C'est ainsi que les quatre


Frédéric Plazy, laboratoire en actesLe parcours de Frédéric Plazy est tout sauf linéaire. Comédiende formation, mais aussi astrophysicien, le nouveau directeurde la Manufacture a le parcours atypique d'un homme qui cherche.Cela tombe bien puisque l'école qu'il administre est un chantierouvert à <strong>tous</strong> les possibles.D'ailleurs, même si l'échelle est différente, l'on ne peut s'empêcherde penser aux « Chantiers nomades », une structure mobile deformation continue et de recherche, créée en 1999 par le mêmeFrédéric Plazy. Basée à Grenoble, cette structure inclassable a suimposer un nouveau style d'enseignement, qui remet l'artisteau cœur du processus de formation. Son principe ? « Des tempsd'expérimentations et de formation continue, offerts à des artistesprofessionnels du théâtre et du cinéma, qui cherchent des espaceslibres, déconnectés de la nécessité de produire » – plus de 120chantiers en 10 ans… <strong>La</strong> pédagogie perçue comme lieu d'inventionet d'expérimentation suivant une logique de laboratoire plus quede formation, qui permet de « soustraire la création à laproduction ».A l'horizon, de multiples projets : les nouveaux diplômesde Bachelor et de Master (consacré dès l'automne 2012à l'apprentissage de la mise en scène – un chantier essentiel),la création d'un pôle Danse, le diplôme récemment proposéde technicien de la scène, le lien étroit avec d'autres structuresde formation, dont l'ECAL, le développement de la structurede recherche, en dialogue avec les différentes communautésculturelles et linguistiques.Tout l'enjeu des années à venir réside <strong>dans</strong> le fait de transformerla Manufacture en « pôle des Arts de la Scène, unique en SuisseRomande, de formation, de recherche et d'expérimentation où secôtoient artistes en formation, artistes en résidence, et chercheurs ».B. T.écoles de théâtre venant des trois communautés linguistiques, laManufacture, la Haute école des arts de Zürich, la Haute école des artsde Berne, et l'Ecole Théâtre Dimitri à Versio, avec le soutien du Fondsnational <strong>suisse</strong> de la Recherche Scientifique, sont en train d'élaborerun programme de recherche en commun, traversant et interrogeant lesfrontières linguistiques, culturelles et disciplinaires. Cette même transrégionalitéa permis l'élaboration du Master des arts du théâtre, pourlequel chaque site propose une option spécifique.A Genève, la Haute école d'art et de design (HEAD) cherche égalementà susciter rencontres et frottements entre les disciplines, de l'art à lamode, en passant par le design d'exposition, le cinéma, l'architecture, laperformance, le spectacle vivant, l'écriture ou encore le media design.Même si chaque pratique a son autonomie <strong>dans</strong> l'école, tout l'enjeu estd'inventer de nouvelles articulations entre art et design, art noble et artappliqué, en démontrant que ces clivages n'ont aucun sens, ni pour lacréativité, ni pour <strong>ses</strong> capacités de diffusion. <strong>La</strong> HEAD n'est passeulement espace de formation, mais lieu de production intellectuelle etartistique. Par son action culturelle, elle est devenue un pôle deproduction et de diffusion qui compte <strong>dans</strong> la région, par un travailUn rêve devenuréalité, au milieudes montagnes.mêlant expositions, éditions, colloques, conférences, projections,partenariats avec le Mamco et autres institutions culturelles genevoi<strong>ses</strong>.<strong>La</strong> HEAD propose également l'Institut curatorial LiveInYourHead, unprojet original que Jean-Pierre Greff, directeur de l'école, décrit en cestermes : « Un espace-temps de recherche et d'expérimentation à l'échelle1/1 consacré aux multiples formes de mise en visibilité des pratiquesscène <strong>suisse</strong> / 44


Matthieu Fayette, FlorianeMésenge, Anne-<strong>La</strong>ureBrasey, Raphaël Defour,atelier professionnel dirigépar Yves-Noël Genod à laManufacture, Haute écolede théâtre de SuisseRomande, mars 2011.Photo : Nora Rupp/<strong>La</strong> Manufacture.esthétiques actuelles. Ni simple galerie d'école, ni centre d'art traditionnel,LiveInYourHead propose chaque année à une série de figures internationalesissues de différents horizons de réaliser un projet original, spécifique (œuvre,exposition, événement) avec l'étroite collaboration d'un groupe d'étudiants. »En septembre 2011, l'école a inauguré le Design Project Room, « unespace d'exposition entièrement dédié au design. Il organise saprogrammation annuelle autour de projets inédits de qualité qui peuventaussi bien rendre hommage à des designers oubliés qu'accompagner pourun projet spécifique des figures internationalement reconnues ou encore offrirun espace à de jeunes designers prometteurs. Chaque projet d'expositionimplique les étudiants de l'école, en particulier ceux de l'option Design. »habitants et quarante étudiants. Elle a été inaugurée en 1975 par leclown Dimitri, qui rêvait d'une école où l'on enseigne toutes lestechniques de son art : musique, <strong>dans</strong>e, acrobatie, pantomime et jeude masques. Son rêve est devenu réalité, et il continue d'abriter,au milieu des montagnes, de jeunes artistes venus du monde entier,pour y apprendre l'art du mouvement. On pense évidemmentà Monte Verità, le rêve collectif du siècle dernier, qui n'est qu'àcinq kilomètres…Impossible d'achever ce tour des écoles sans évoquer la « Scuola TeatroDimitri », nichée <strong>dans</strong> le petit village de Verscio, qui abrite mille


Une ambassadedes arts/ Pascaline ValléeSitué au cœur du Marais, à Paris, le Centreculturel <strong>suisse</strong> tient le rôle de passeur entreles mondes culturels <strong>suisse</strong>s et français, etdéfend avec force une certaine créationcontemporaine.Le Phare. Au jeu des devinettes, on ne mettrait pas ce titre spontanémenten rapport avec la Suisse. Pourtant, si le pays n'a ni côtes ni marins,l'image se révèle lorsqu'on regarde une carte de l'Union européenne,sur laquelle les pays membres sont souvent colorés en bleu : entourée,la Suisse fait figure d'île. Le Phare, c'est le titre que Jean-Paul Felley etOlivier Kaeser, directeurs du Centre culturel <strong>suisse</strong> (CCS) parisien, ontdonné à la publication qui accompagne leur travail depuis octobre 2008et traite plus généralement de l'actualité culturelle <strong>suisse</strong>. Les métaphoresfilent : relais de la Suisse en mer européenne, projecteurs, porte ouvrantvers de nouveaux horizons… « Le centre ne doit pas être considéré commeune finalité, expliquent de concert les deux directeurs, mais commeun lieu passeur. Notre but est de faire se rencontrer artistes <strong>suisse</strong>s etprogrammateurs, professionnels et spectateurs. » Comme avec les FrèresChapuisat qui, après avoir transformé l'espace du CCS fin 2011, sontinvités <strong>dans</strong> d'autres lieux d'art. Plus qu'un balayage systématique, c'estl'image d'une toile qui symbolise le mieux l'action du duo.Situé <strong>dans</strong> le III e arrondissement de Paris, entre magasins, galeries d'artet bâtiments historiques, le Centre culturel <strong>suisse</strong> organise trois grandesexpositions par an, assorties d'autres plus petites, de nombreuxspectacles, concerts et conférences, à quoi s'ajoute une riche librairiecentrée sur auteurs et éditeurs <strong>suisse</strong>s. Il fut la première antenne dePro Helvetia à l’étranger, bien que née d'initiatives et d'envies fédéréeset non d'une volonté gouvernementale. Conçu pour présenter <strong>tous</strong> lesarts, ou du moins sept grandes disciplines (arts visuels, théâtre, <strong>dans</strong>e,cinéma, littérature, musique, architecture), il ne les a cependant pastoujours soutenues également, inclinant vers l'une ou l'autre selon ledomaine privilégié du directeur. Si le spectacle vivant a toujours été trèsbien représenté, quelques expositions (comme celle de Fischli & Weisspour l'inauguration) ont marqué l'histoire du lieu. Jean-Paul Felley etOlivier Kaeser affirment, quant à eux, vouloir « mettre la même énergie<strong>dans</strong> chaque discipline ». En restant <strong>dans</strong> l'axe de départ : parler decréation contemporaine.Avec pour seules restrictions la taille de la scène et un budget qui est loind'égaler ceux des « vrais » théâtres, le Centre mélange nouveaux venuset artistes reconnus. Pour faire avec les moyens du bord, certains commeGilles Jobin ou Omar Porras laissent de côté leurs productions plusimposantes pour revenir à des formes plus anciennes ou plus réduites.Parfois sont aussi suscitées des collaborations inédites, comme ce fut lecas en 2010 autour de l'influent groupe de rock The Young Gods.Côté découvertes scéniques, le festival Extraball constitue un tempsfort. « Nous profitons de la dynamique de festival pour présenter plusieursnoms peu ou pas connus et prendre des risques », explique Olivier Kaeser.Le CCS s'attache aussi à faire circuler les trouvailles, en nouant descollaborations avec des structures <strong>suisse</strong>s. Après le festival far° en 2011,l'Arsenic de <strong>La</strong>usanne, théâtre devenu itinérant le temps d'importantstravaux, est cette année invité à proposer des artistes.Lieu de passage, espace de circulation des artistes et des formes, lecentre constitue également une étape obligée pour qui, <strong>suisse</strong> oufrançais, s'intéresse à l'art helvète. « Nous devons être forts <strong>dans</strong> plusieursréseaux professionnels, puisqu'il y a plusieurs disciplines, et par conséquentavoir des publics mélangés, analysent les directeurs. Le CCS doit être vucomme un lieu où ils peuvent venir chercher des cho<strong>ses</strong> : un réseau dediffusion, un tremplin pour d'autres projets. » Ce travail de fond s'effectueen France, mais aussi en Suisse, où Jean-Paul Felley et Olivier Kaeserse rendent très régulièrement pour voir expositions et spectacles,mais aussi rencontrer directeurs de festivals ou de lieux, journalistes,commissaires d'expositions et artistes. « C'est aussi un moyen de capterles cho<strong>ses</strong> avant qu'elles se passent. » Et cela permet parfois, satisfactionmajeure, d'étonner les programmateurs <strong>suisse</strong>s eux-mêmes./ Pascaline Vallée est rédactrice en chef adjointe de la revue <strong>Mouvement</strong>.Vue de l’expositionAncholia, d’Alain Huck, du3 février au 15 avril 2012au CCS. Photo : MarcDomage pour le Centreculturel <strong>suisse</strong>.scène <strong>suisse</strong> / 46

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