Pierre Muylle Directeur du Mad Musée Le musée mangeable Nous devons être des cannibales Fraîchement diplômé, j’étais, il y a déjà longtemps, au Beursschouwburg, entouré de personnes expertes en matière de musées. Cette première expérience professionnelle tombait à pic et je saisis ma chance pour étudier le rôle que le MSK (musée des Beaux-Arts) pouvait avoir dans les quartiers de la périphérie de Gand. Après des mois de conversations avec des organisations et personnes de tout poil dans ces quartiers, je pouvais proposer un win for life potentiel pour le musée des beaux arts. L’un après l’autre, les chercheurs montèrent à la tribune. Que signifie le Musée de la Mine pour les fils de travailleurs immigrés à Zwartberg ? Quel rôle peuvent jouer les musées dans une ville comme Bruxelles ? Qui le musée en tant qu’instrument peut-il encore toucher dans notre société ? Le musée, inventé pour que la bourgeoisie du xix e siècle prenne forme, a déterminé notre rapport avec l’art : comment adapter ce rapport à la vie contemporaine ? Dans les sièges en velours rouge du Beursschouwburg, nous écoutions ces interventions et ces pirouettes permettant de faire croire que chaque musée avait sa solution. Le directeur d’un musée brugeois, après une courte introduction sur les audio-guides et la problématique de leurs traductions (dont le Japonais bien sûr), en arriva rapidement à ce qu’il aurait volontiers appelé le cœur de son discours, la vraie raison de sa présence à Bruxelles : un inventaire détaillé de la collection de son musée. Une liste de milliers de pièces de service en argent, de pots en étain, de dentelles, d’armes, calèches, pots de chambre… Ce n’est qu’après plusieurs interventions que le directeur a arrêté son énumération. Il regarda le public avec un air déconfit. À cette époque, ça me suffisait pour me lancer dans le combat contre le conservatisme brugeois qui empêchait de rendre notre ville plus vivante. Je me suis alors promis que jamais je ne travaillerais dans un milieu aussi fanatique et réactionnaire. Maintenant que cet homme est depuis longtemps pensionné – et que Bruges a heureusement évolué –, je me souviens de cette présentation comme du récit honnête d’un homme coupé de la réalité mais qui ne faisait absolument rien pour le cacher. Cet homme reste le symbole d’une génération pour qui le musée est une valeur intouchable. Il se demandait vraiment ce qu’il pouvait faire avec ses cuillères en argent et ses pots en étain, et avec les dentelles de son grenier, et qui s’y intéressait encore. Il était incapable de répondre à ces questions pertinentes. Dans sa position, il lui était impossible de parler du musée : il était dedans, il était le musée. Il conservait seul ces merveilles dans une grande maison dont lui seul avait la clé. Depuis sa fenêtre il voyait bien ce qui se passait dehors, et s’en réjouissait, mais il ne pouvait pas imaginer que son musée pourrait en faire partie. Avec le recul, je pense que c’était une très belle présentation. Il ne se cachait pas derrière des arguties : pas de programme éducatif pour faire passer la pilule, pas de petite histoire comme pièce de change du vécu. Le terme musée ne s’était jamais montré si clairement dans toute son immobilité, coupé de la réalité de façon quasi religieuse, procession de cardinaux en habit rouge avançant sous la voûte de la chapelle Sixtine pour élire un nouveau pape. Comment le musée peut-il se poser la question de son rôle dans la société, dans sa ville, sans prendre la distance nécessaire ? Les musées tentent de faire disparaître les « seuils » qui les séparent de la réalité alors que ces seuils n’existent que parce qu’ils les observent de là où ils sont. Ces seuils ne doivent pas disparaître. Laissez-les là, ces seuils, et franchissez-les vous-mêmes : dans ce sens, ils ne sont pas difficiles à franchir. Le monde ne peut plus être vu d’un point de vue fixe et unique. De plus en plus d’institutions patrimoniales se sont rendues compte qu’elles allaient elles-mêmes devenir du patrimoine si elles ne se repositionnaient pas. C’est pour cela que la notion de « communauté patrimoniale » est entrée dans le vocabulaire européen, amplifiée par le décret flamand de 2008 * sur le patrimoine culturel : faire partie d’une communauté patrimoniale implique une responsabilité concrète, une action, une activité, un engagement. Nous devons être des cannibales, dévorer et savourer notre patrimoine. Consommer dans le sens primaire du mot (rien à voir avec la valeur pécuniaire). Les communautés patrimoniales doivent utiliser les institutions pour nourrir les générations futures. Les institutions doivent utiliser les communautés patrimoniales pour établir le menu et, ensemble, assis à de longues tables, manger le service en argent, les bols en étain, les sous-plats en dentelle… • * Een cultureel-erfgoedgemeenschap is een gemeenschap die bestaat uit organisaties en personen die een bijzondere waarde hechten aan het cultureel erfgoed of specifieke aspecten ervan. Ze wil dit erfgoed en haar aspecten door publieke actie behouden en doorgeven aan toekomstige generaties. <strong>Liège</strong>•museum n° 1, hiver 2010 46
<strong>Liège</strong>•museum n° 1, hiver 2010 47