GRATUIT
0023__Lib90
0023__Lib90
- No tags were found...
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
E<br />
LA CHRONIQUE DE NORMAND BAILLARGEON<br />
Normand Baillargeon est professeur en<br />
sciences de l’éducation à l’UQAM. Aussi<br />
essayiste, il est notamment l’auteur du Petit<br />
cours d’autodéfense intellectuelle, qui a<br />
connu un franc succès.<br />
SENS CRITIQUE<br />
E S S A I<br />
La nouvelle barbarie<br />
Connaissez-vous les quatre cavaliers de l’athéisme? Ainsi nommés en<br />
clin d’œil aux quatre cavaliers de l’Apocalypse, ces quatre auteurs ont<br />
publiquement, de manière résolue et sans complexes, défendu l’athéisme.<br />
Les trois premiers, Daniel Dennett, Richard Dawkins et Christopher Hitchens<br />
ont tous été traduits en français; mais jusqu’à présent, le quatrième, Sam<br />
Harris, ne l’était pas encore.<br />
C’est désormais chose faite, puisque les éditions Cardinal ont eu l’heureuse<br />
idée de faire paraître en notre langue sa Letter to a Christian Nation, devenue<br />
La bible de l’athéisme.<br />
C’est un livre idéal à donner à qui voudrait se familiariser avec ce qu’on<br />
appelle parfois le néo-athéisme. Court (une centaine de pages), il a été écrit<br />
en réaction aux lettres vengeresses et souvent haineuses reçues par Harris à<br />
la suite de la publication de son premier livre sur la religion. L’ouvrage est<br />
essentiellement dirigé contre le christianisme en lui-même, mais aussi contre<br />
le fait qu’il occupe une si grande, si prestigieuse et, aux yeux de Harris, si<br />
dangereuse place dans la vie américaine – en particulier dans la vie politique.<br />
Harris cite de troublants sondages (dévoilant par exemple que 44% des<br />
Américains croient que Jésus reviendra d’ici cinquante ans et que 53% sont<br />
créationnistes) et soutient, avec arguments, passion et éloquence, que les<br />
croyances religieuses sont non seulement fausses et incompatibles avec la<br />
science, mais qu’elles sont aussi souvent nuisibles, dangereuses, immorales,<br />
en plus de constituer un terrain fertile pour des atrocités de toutes sortes.<br />
Ce réquisitoire est en certaines pages particulièrement mordant, notamment<br />
quand Harris commente des passages de la Bible ou des Dix Commandements.<br />
Je ne pense pas qu’un ouvrage de ce type, très militant et sans compromis<br />
aucun, puisse convertir, si je peux user de ce mot, une croyante ou un<br />
croyant à l’athéisme et au rationalisme que défend Harris. Mais il sera aux<br />
yeux de l’athée convaincu un intéressant vade-mecum et fera sans doute<br />
réfléchir les autres.<br />
***<br />
Jean Larose, un essayiste et un romancier qui a notamment enseigné la<br />
littérature à l’Université de Montréal, s’est fait plus rare ces dernières années.<br />
Le voici de retour avec Essais de littérature appliquée, un ouvrage qui réunit<br />
des textes – certains brefs – parus ici et là depuis une vingtaine d’années.<br />
Le territoire couvert est vaste. On y traite, entre autres et tour à tour, de<br />
cinéma québécois et américain; d’essayistes (Gilles Marcotte, André Malraux);<br />
de multimédia; de poètes (Paul Chamberland, Gaston Miron, Rimbaud);<br />
d’éducation; de nationalisme et de ce qu’il est advenu du Parti québécois.<br />
Larose a la plume incisive, un percutant sens de la formule et un réel talent<br />
d’écrivain. Il les met ici au service d’une description passablement noire et<br />
acerbe du projet nationaliste et de la culture au Québec. Au bout du compte,<br />
Larose décrit et décrie un recul de la culture générale littéraire et humaniste<br />
et nous enjoint de la préserver au moment où elle lui paraît menacée.<br />
Il me semble que, bien souvent, on trouverait sans trop de mal des contreexemples<br />
au diagnostic posé; la défense de la haute culture pour tous n’est<br />
pas incompatible avec une appréciation plus sereine de cette part de la<br />
culture populaire ou même commerciale qui la mérite et qui, en certains cas,<br />
pourrait bien être la haute culture de demain – comme ce fut indéniablement<br />
le cas hier. Mais il n’est pas non plus nécessaire de toujours partager avec<br />
l’auteur ce qu’on pourra, faute de mieux, appeler un certain élitisme qui<br />
anime ces pages pour ne pas admettre aussi que, bien souvent, elles nous<br />
disent manifestement quelque chose de juste et d’important qu’il serait<br />
dramatique de ne pas prendre en considération.<br />
Le texte que Larose consacre à Paul Chamberland est sur ce plan<br />
emblématique. Il soutient que la salutaire révolte des poètes comme Rimbaud<br />
contre l’insignifiance bourgeoise a désormais été récupérée par la culture<br />
marchande et par une contre-culture de consommation qui débouche (trop<br />
souvent?) sur un conformisme rebelle. « Désormais, la rage barbare de tout<br />
casser sert l’industrie du spectacle. »<br />
C’est dans les pages qu’il consacre à l’éducation que Larose me semble être<br />
le plus percutant et le plus précieux. Le voici en 2001, déplorant que l’on ait,<br />
« peu après l’adoption de la loi 101 et en contradiction avec son esprit, retiré<br />
à la littérature française [et bientôt québécoise] son rôle de guide exemplaire<br />
dans la transmission de la langue aux nouvelles générations et aux immigrés »;<br />
le voici encore se désolant de « l’imposture de l’évaluation scolaire » et de ces<br />
« correcteurs contraints d’appliquer des barèmes aberrants afin de diplômer<br />
des illettrés », tout cela témoignant du « véritable jdanovisme qui règne en<br />
pédagogie ». Larose parle même à ce propos de « négligence criminelle ».<br />
L’ouvrage s’ouvre sur le souvenir de ce moment où, en 1972, à six heures<br />
du matin, le jeune Larose croise René Lévesque à Montréal sur une rue<br />
Sherbrooke déserte. C’est que la question nationale occupe une place<br />
importante dans la réflexion de Larose, et le diagnostic posé, qui s’appuie<br />
sur celui posé sur la nouvelle barbarie, est sévère. « Le Canadien français<br />
était un épais complexé; le Québécois est un épais sans complexe, écritil,<br />
parce qu’il vit de la langue et qu’il la fait vivre, […] l’écrivain est plus<br />
sensible que d’autres à sa désaffection [...]; dans l’histoire du mouvement<br />
pour l’indépendance du Québec, le recul du français de désir coïncide avec<br />
le triomphe illusoire qui nous a fait régresser du projet – nous avons un pays<br />
à construire – à l’autosatisfaction – on est beau comme on est. L’appel au<br />
dépassement historique se rengorge en complaisance lyrique pour l’identité<br />
québécoise telle qu’elle. Ainsi s’explique peut-être l’absurde contradiction<br />
qu’au Québec, dans les médias et jusqu’au sommet de l’État, la défense de<br />
la langue française s’accompagne d’une parfaite indifférence au parler tout<br />
croche, au parler n’importe comment, en somme à ce français aliéné contre<br />
quoi […] toute une époque de notre culture et René Lévesque lui-même<br />
s’étaient dressés. »<br />
LA BIBLE DE<br />
L’ATHÉISME<br />
Sam Harris<br />
(trad. Emily<br />
Patry)<br />
Cardinal<br />
224 p. | 17,95$<br />
ESSAIS DE<br />
LITTÉRATURE<br />
APPLIQUÉE<br />
Jean Larose<br />
Boréal<br />
152 p. | 22,95$<br />
LES LIBRAIRES • SEPTEMBRE-OCTOBRE 2015 • 27