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Sur les traces de Virginia Woolf, à la rencontre d ... - Philippe Legouis

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un drame familial : « j’avais treize ans et je pourrais remplir toute une page <strong>de</strong> ce que je ressentis ce<br />

jour-l<strong>à</strong>, parfois douloureusement, et que je cachai aux gran<strong>de</strong>s personnes, mais qui, pour cette raison<br />

même, m’est d’autant mieux resté en mémoire » 5/5/1924.<br />

Quant <strong>à</strong> son père et <strong>de</strong> par sa qualité d’homme, il sera considéré par <strong>Virginia</strong> et au fil du temps d’une<br />

manière tout <strong>à</strong> fait singulière et complexe. En effet, <strong>de</strong>ux axes forts et totalement opposés vont se<br />

dégager pour qualifier <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son père :<br />

- le poids <strong>de</strong> son éducation d’origine et <strong>de</strong> ses principes tendant <strong>à</strong> une oppression socioculturelle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

femme : un ressentiment réel et motivé envers le système masculin symbolisé par son père qui sera, en<br />

outre, causalité originelle indirecte <strong>de</strong> <strong>la</strong> perte prématurée <strong>de</strong> sa mère tant aimée (se rapprocher en<br />

outre <strong>de</strong> l’analyse par <strong>la</strong> romancière <strong>de</strong> cette société au pouvoir masculin dans son essai : « Une<br />

chambre <strong>à</strong> soi »). Au fond d’elle-même, <strong>Virginia</strong> en voudra <strong>à</strong> son père d’avoir égoïstement privilégié<br />

ses propres activités littéraires élevant l’esprit <strong>de</strong> l’homme qu’il représentait, au lieu d’épauler sa<br />

femme dans ses nombreuses tâches <strong>de</strong> mère <strong>de</strong> famille (huit enfants issus <strong>de</strong> leur premier et <strong>de</strong>uxième<br />

mariage). Ensuite, elle lui reprochera également d’avoir gâché <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Stel<strong>la</strong>, sa <strong>de</strong>mi-sœur aînée, en<br />

<strong>la</strong> nommant officiellement remp<strong>la</strong>çante <strong>de</strong> sa femme disparue comme nouvelle gran<strong>de</strong> ordonnatrice<br />

<strong>de</strong>s tâches ménagères et familia<strong>les</strong> au détriment <strong>de</strong> pouvoir jouir librement <strong>de</strong> sa propre vie <strong>de</strong> jeune<br />

femme. Stel<strong>la</strong> mourut en effet très jeune <strong>de</strong>ux années plus tard. De même, elle lui reprochera d’avoir<br />

conféré <strong>à</strong> ses fils Thoby et Adrian le privilège <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s dont elle-même, assoiffée <strong>de</strong> connaissances<br />

et <strong>de</strong> découvertes, aurait pourtant adoré jouir, ce qui, <strong>de</strong> fait, scel<strong>la</strong>it <strong>de</strong>s droits spécifiques aux<br />

hommes (accé<strong>de</strong>r <strong>à</strong> <strong>la</strong> Culture et <strong>à</strong> l’intellect) et qui était proscrit aux femmes. <strong>Virginia</strong> se souviendra<br />

toute sa vie <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> ses frères partant au collège alors qu’elle et sa sœur étaient contraintes <strong>de</strong><br />

rester <strong>à</strong> <strong>la</strong> maison. Ce sentiment <strong>de</strong> révolte, très présent dans toute son Œuvre, jamais ne <strong>la</strong> quittera.<br />

- Deuxième vecteur en forme d’antithèse : l’admiration et l’amour pour son père, véritable veine<br />

littéraire <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle elle héritera et homme qui, malgré sa rigidité, adorait sa femme et ses enfants :<br />

« Comme il était beau ce couple ; je veux dire mon père et ma mère. Simp<strong>les</strong>, naturels, sereins. Je<br />

viens <strong>de</strong> me plonger dans <strong>de</strong>s lettres anciennes et <strong>les</strong> Mémoires <strong>de</strong> mon père. Il aimait ma mère. Et il<br />

était candi<strong>de</strong>, si raisonnable, si sincère ! Il avait un esprit si délicatement exigeant, si cultivé, si pur !<br />

Leur vie m’apparaît égale et même gaie. Ni boue, ni remous. Et si humains avec <strong>les</strong> enfants et le petit<br />

ronronnement et le chant <strong>de</strong> <strong>la</strong> nursery. Mais si je lis ce<strong>la</strong> avec mes yeux <strong>de</strong> maintenant, alors je<br />

perdrai ma vision d’enfant et il me faudra m’arrêter. Rien d’agité, rien d’engagé, pas d’introspection »<br />

« Journal » 22/12/1940. <strong>Virginia</strong> adorait également son père pour certaines <strong>de</strong> ses singulières qualités<br />

comme une forme d’excentricité par exemple et ce malgré <strong>la</strong> rigueur <strong>de</strong> celui-ci, ou encore pour son<br />

côté passionné duquel, il est c<strong>la</strong>ir, elle héritera aussi. Cette profon<strong>de</strong> admiration s’opposera donc<br />

totalement <strong>à</strong> ce ressentiment évoqué plus avant et amoindrira, sans toutefois <strong>les</strong> pardonner<br />

fondamentalement, <strong>les</strong> défauts paternels amèrement vécus pendant son ado<strong>les</strong>cence.<br />

Un point complémentaire <strong>à</strong> cette étonnante dualité peut être apporté sous forme <strong>de</strong> réflexion. En effet,<br />

l’on peut affirmer sans risque d’erreur que l’éducation pendant <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfance ou <strong>de</strong><br />

l’ado<strong>les</strong>cence détermine <strong>de</strong> manière cruciale l’avenir <strong>de</strong> l’enfant (ou <strong>de</strong> l’ado<strong>les</strong>cent), celui-ci étant<br />

littéralement imprégné et ce d’une manière indélébile, du vécu et <strong>de</strong>s principes qui lui auront été<br />

inculqués au cours <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>. Certes il évoluera en même temps que <strong>la</strong> société et au fil <strong>de</strong> sa<br />

propre expérience, mais conservera en lui <strong>de</strong>s repères essentiels liés <strong>à</strong> l’enfance et, lorsqu’il passera<br />

plus tard <strong>de</strong> rôle d’éduqué <strong>à</strong> celui d’éducateur, il aura tendance <strong>à</strong> transmettre inexorablement une<br />

partie <strong>de</strong> son patrimoine éducatif. Dans le cas <strong>de</strong> Leslie Stephen, l’on peut réaffirmer d’abord qu’il<br />

aimait sans aucun doute sa femme Julia et ses enfants (et que sa femme l’aimait aussi, d’une manière<br />

plus complexe), mais que son comportement masculin était socialement, culturellement inscrit dans<br />

son époque. L’on peut <strong>à</strong> travers ce principe affirmer que Leslie Stephen <strong>de</strong>vait lui aussi être très<br />

imprégné <strong>de</strong> l’éducation austère qu’il avait reçue et que, en toute logique, il aura plus tard transmis <strong>à</strong><br />

sa famille cet aspect hérité du milieu dans lequel il avait grandi- Leslie Stephen est né fin 1832 dans<br />

une famille aisée <strong>de</strong> <strong>la</strong> haute bourgeoisie ang<strong>la</strong>ise ; si l’on pense <strong>à</strong> ce que <strong>de</strong>vait être <strong>la</strong> société<br />

britannique <strong>à</strong> cette époque, <strong>les</strong> termes « soup<strong>les</strong>se » ou « ouverture d’esprit » ne <strong>de</strong>vaient pas, en <strong>la</strong><br />

matière éducative, symboliser <strong>les</strong> maîtres mots…<br />

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