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Sur les traces de Virginia Woolf, à la rencontre d ... - Philippe Legouis

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constituera un choc et ne favorisera pas ses rapports futurs déj<strong>à</strong> complexes avec <strong>les</strong> hommes, ni même<br />

bien sûr son épanouissement sexuel, mais ne représentera pas non plus, comme il l’est trop souvent<br />

affirmé, un traumatisme incontournable et primordial dans <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> son personnage et <strong>de</strong><br />

ses tourments <strong>les</strong> plus intimes ; <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> résidait en bien d’autres causes<br />

profon<strong>de</strong>s et multip<strong>les</strong>. Elle affirmera tout <strong>de</strong> même plus tard, en tant que femme, trouver <strong>les</strong> p<strong>la</strong>isirs<br />

sexuels « suspects », évoquant en filigrane <strong>la</strong> consistance <strong>de</strong>s choses et induisant qu’<strong>à</strong> ses yeux, <strong>les</strong><br />

p<strong>la</strong>isirs charnels n’élèvent pas l’esprit, doux euphémisme <strong>à</strong> son sens, le corps étant quasiment<br />

escamoté dans sa hiérarchie personnelle au profit <strong>de</strong> l’esprit et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> aura<br />

vécu une vie plus torturée que celle <strong>de</strong> sa sœur et certains <strong>de</strong> ses amis, très certainement dans ce<br />

domaine <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>isirs aussi, mais <strong>de</strong> quel droit imputer cet état <strong>de</strong> fait <strong>à</strong> cet événement initial ? Sa façon<br />

d’en parler interdit toute affirmation hâtive (<strong>la</strong>issons au lecteur le soin d’en juger), elle raconte : « il y<br />

avait, <strong>à</strong> l’extérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle <strong>à</strong> manger, une dalle <strong>de</strong> pierre où l’on posait <strong>les</strong> p<strong>la</strong>ts. Un jour, quand<br />

j’étais très petite, Gérald Duckworth m’y assit et se mit <strong>à</strong> parcourir mon corps. Je me rappelle le<br />

contact <strong>de</strong> sa main sous mes vêtements, qui avançait fermement, toujours plus bas. Je me rappelle<br />

avoir espéré qu’il s’arrêterait ; je me raidissais et me tortil<strong>la</strong>is lorsque sa main approchait mes parties<br />

intimes. Mais ce<strong>la</strong> ne s’arrêta pas. Sa main explora aussi mes parties intimes. Je me rappelle que je<br />

n’aimais pas ce<strong>la</strong>, ce<strong>la</strong> me dép<strong>la</strong>isait- comment exprimer un sentiment aussi muet et mêlé ? Il <strong>de</strong>vait<br />

être vif, puisque je m’en souviens. Ce<strong>la</strong> semble prouver qu’il doit exister un sentiment instinctif quant<br />

<strong>à</strong> certaines parties du corps qui ne doivent pas être touchées, qu’il ne faut pas <strong>la</strong>isser toucher ». Cette<br />

narration reflète l’aptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> traduire par <strong>de</strong>s mots toujours distingués <strong>les</strong> événements<br />

même <strong>les</strong> plus diffici<strong>les</strong> <strong>à</strong> évoquer. Jamais rien n’est dép<strong>la</strong>cé dans son récit. Il n’y a aucune haine.<br />

Même si ce fait, grave, l’a b<strong>les</strong>sée, elle l’évoque avec précision, avec <strong>de</strong>s termes simp<strong>les</strong> mais<br />

poignants, avec objectivité. Sans fausse pu<strong>de</strong>ur et sans vulgarité, sans aucune passion et avec<br />

honnêteté, finesse et justesse, voil<strong>à</strong> plutôt ce qu’<strong>à</strong> mon sens ces mots traduisent. Mais, par <strong>la</strong> postérité<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> très nombreuses biographies qui lui sont consacrées, le nom <strong>de</strong><br />

Gerald Duckworth restera <strong>à</strong> jamais gravé dans <strong>la</strong> médiocrité, c’est un euphémisme (j’avais écrit<br />

« immondice »). Quant <strong>à</strong> Georges Duckworth, son autre <strong>de</strong>mi-frère, il incarnera par son comportement<br />

quotidien une outrageuse prédominance et une autre forme <strong>de</strong> brutalité masculine. Il agira avec peu <strong>de</strong><br />

délicatesse et <strong>de</strong> manière ascendante sur ses <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-sœurs et ce surtout après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Julia<br />

(Duckworth) Stephen, sa mère et <strong>de</strong> sa sœur Stel<strong>la</strong> et se présentera alors aux yeux <strong>de</strong> <strong>la</strong> société comme<br />

un éducateur, un sauveur voire un tuteur <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> Vanessa. Il se servira d’el<strong>les</strong> un<br />

peu comme un faire valoir en souhaitant que par leur mariage el<strong>les</strong> assoient ainsi sa propre notoriété<br />

sociale. Il agira sur <strong>Virginia</strong> (plus que sur Vanessa, moins fragile et plus affirmée) en <strong>la</strong> manipu<strong>la</strong>nt <strong>de</strong><br />

manière écrasante et insensible : « je me faisais traîner malgré moi par mes <strong>de</strong>mi-frères, d’où peut-être<br />

un sentiment <strong>la</strong>tent d’indignation » écrivit <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> son amie Ethel Smyth le 11/3/1931. Issus d’une<br />

vieille famille coloniale <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nteurs <strong>de</strong> coton, <strong>les</strong> Duckworth étaient riches alors que <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sœurs<br />

Stephen l’étaient beaucoup moins. Georges Duckworth fera alors <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>aux <strong>à</strong> ses <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-sœurs,<br />

démarche s’inscrivant bien évi<strong>de</strong>mment dans cette même logique spectacu<strong>la</strong>ire du bon samaritain.<br />

Pour résumer l’impact très important <strong>de</strong> ces faits <strong>à</strong> mieux cerner certaines structures essentiel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

psychologie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, l’on peut dire que cette forme d’arrogance masculine constatée<br />

pendant son enfance et son ado<strong>les</strong>cence <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> position paternelle, ainsi que, <strong>de</strong> façons toutes<br />

différentes, par ces attitu<strong>de</strong>s pour le moins gauches et dép<strong>la</strong>cées <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-frères, conforteront<br />

<strong>Virginia</strong> dans une opinion re<strong>la</strong>tivement tendue <strong>à</strong> l’égard d’une certaine « brutalité » masculine et <strong>de</strong><br />

ses différentes manifestations, mais ne <strong>la</strong> traumatiseront pas au sens strict du terme. Pour ce qui est<br />

<strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s liés aux Duckworth, <strong>Virginia</strong> avait en effet suffisamment d’intelligence et <strong>de</strong> sens <strong>de</strong><br />

l’observation pour analyser pleinement et <strong>de</strong> manière très précoce toute <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong> ces événements<br />

ainsi que leurs causes, alors plutôt ressentis comme une douloureuse expérience <strong>la</strong>issant un goût<br />

infiniment amer.<br />

Une dimension psychologique forte et complexe due <strong>à</strong> une sensibilité hors norme accompagnera<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> pendant toute son existence ; cette singu<strong>la</strong>rité <strong>la</strong> mènera vers une vie riche, mais<br />

instable ; elle vivra <strong>de</strong> grands moments <strong>de</strong> bonheur, essentiellement par l’écriture et <strong>la</strong> lecture, mais<br />

souffrira sa vie durant d’horrib<strong>les</strong> accès dépressifs <strong>de</strong>squels, toujours, elle se relèvera avec un grand<br />

courage et un très sincère amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, pour <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière et ses infinies<br />

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