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Sur les traces de Virginia Woolf, à la rencontre d ... - Philippe Legouis

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« <strong>Sur</strong> <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>rencontre</strong> d’Angelica Bell »<br />

1


Préface<br />

J’ai fait <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>Philippe</strong> il y a un peu plus <strong>de</strong> trois ans. Sa lettre, qui m’était adressée en<br />

Angleterre, venait du Havre et me fut réexpédiée dans le sud <strong>de</strong> <strong>la</strong> France. Elle était écrite en ang<strong>la</strong>is<br />

mais je lui répondis en français. Et voil<strong>à</strong> qu’il se tenait sur le pas <strong>de</strong> ma porte avec un bouquet <strong>de</strong><br />

fleurs <strong>à</strong> <strong>la</strong> main. Pendant le thé, nous avons parlé en français comme nous l’avons toujours fait <strong>de</strong>puis.<br />

Il était évi<strong>de</strong>nt que nous allions <strong>de</strong>venir amis. Il était mince, grand et avait bonne allure. Il ne vint pas<br />

en voiture (il ne conduit pas) mais en train et en car. Au lieu <strong>de</strong> conduire, il pilote un avion. Il m’a<br />

offert un jour <strong>de</strong> m’emmener mais j’ai refusé, peut-être <strong>à</strong> tort. Personnellement, je conduisais autrefois<br />

avec p<strong>la</strong>isir mais maintenant ne le fais plus.<br />

Il me dit qu’il était tombé amoureux <strong>de</strong> ma tante et qu’il écrivait un livre <strong>à</strong> son sujet. Il par<strong>la</strong>it avec<br />

enthousiasme tandis que je l’écoutais avec désespoir. Je ne lui dis pas, même approximativement,<br />

combien <strong>de</strong> livres avaient déj<strong>à</strong> été faits sur elle ou le peu que je connaissais, mais je promis <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r<br />

et me suis très rapi<strong>de</strong>ment retrouvée <strong>à</strong> répondre <strong>à</strong> ses questions et être enregistrée. Il s’avéra en fin <strong>de</strong><br />

compte que son livre était bien plus un travail sur lui-même que sur ma tante et, par extension, sur ma<br />

propre personne. J’y <strong>de</strong>vins d’ailleurs bien plus intéressée- mais je ne voyais toujours pas comment<br />

tout ce<strong>la</strong> pouvait se lier ensemble...<br />

Néanmoins, nous avons continué <strong>à</strong> nous voir. Durant <strong>les</strong> trois années qui ont suivi, <strong>Philippe</strong> est venu<br />

ici pour dix ou douze jours environ tous <strong>les</strong> trois mois et nous avons alors appris <strong>à</strong> mieux nous<br />

connaître. J’ai ensuite réalisé que son livre était le fruit d’une passion dévorante et qu’il n’arrêtait<br />

jamais d’y penser, en nette opposition avec son travail qui était parfaitement inadapté <strong>à</strong> son profil.<br />

Finalement, il me dit que son ouvrage était achevé et me confia le manuscrit très bien tapé et mis en<br />

forme sur son ordinateur. Je m’étais préparée <strong>à</strong> être très critique, redoutant le superficiel. Je savais<br />

qu’il n’avait pu lire tout ce qui doit être lu sur <strong>Virginia</strong> : mais comment avait-t-il fait alors pour <strong>la</strong><br />

connaître <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte ?<br />

J’ai donc été immensément surprise quand, après <strong>les</strong> quelques premières pages, je dus me rendre <strong>à</strong><br />

l’évi<strong>de</strong>nce qu’il y avait l<strong>à</strong> quelque chose <strong>de</strong> puissant, original et personnel. Il était le reflet <strong>de</strong> ses<br />

questionnements intérieurs et révé<strong>la</strong>it une nouvelle personnalité.<br />

Je recomman<strong>de</strong> ce livre <strong>à</strong> quiconque s’intéresse <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et accepte <strong>de</strong> se <strong>la</strong>isser gui<strong>de</strong>r par<br />

<strong>Philippe</strong> <strong>Legouis</strong> dans un mon<strong>de</strong> très personnel.<br />

Angelica Garnett (Bell) novembre 2006<br />

2


Chapitre I<br />

« The Hours » (<strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion)<br />

Mon premier contact avec <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> eut lieu en avril 2003 avec <strong>la</strong> projection du film : « The<br />

Hours ». « The Hours » : comment pourrais-je définir ces simp<strong>les</strong> mots qui sonnent en moi comme un<br />

séisme, une révé<strong>la</strong>tion, un raz <strong>de</strong> marée dans ma vie qui bascu<strong>la</strong> alors ? Un événement majeur venait<br />

<strong>de</strong> se produire : une voie s’ouvrait <strong>à</strong> moi. Le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> romancière fit chavirer mon cœur<br />

et mon esprit et me guida désormais <strong>de</strong> manière c<strong>la</strong>ire et fougueuse vers l’écriture ; il m’apparut ce<br />

jour et <strong>de</strong> manière profon<strong>de</strong> semb<strong>la</strong>ble au mien, pas dans sa forme bien sûr, mais dans son fond, dans<br />

sa sensibilité. Au fil <strong>de</strong>s heures, je ressentis envers le personnage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> une gran<strong>de</strong><br />

attirance qui se transforma très vite en fascination, en envie incommensurable d’en savoir plus et<br />

d’aller bien au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong> : <strong>de</strong> décrypter <strong>les</strong> mystères <strong>de</strong> cette femme et d’appréhen<strong>de</strong>r le plus justement<br />

possible sa vie et son <strong>de</strong>stin, son Œuvre...<br />

Après l’émotion provoquée par cette première projection je décidai, le surlen<strong>de</strong>main, d’assister <strong>à</strong> une<br />

séance supplémentaire… puis <strong>à</strong> une autre… Je cherchais inexorablement <strong>à</strong> comprendre pourquoi ce<br />

film me touchait tant. Pourtant, « The Hours » n’al<strong>la</strong>it être que l’étape initiatrice <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong><br />

Aventure, mais il me mit indubitablement sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Je fus, dès le début <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

première séance, littéralement submergé d’idées et <strong>de</strong> sensations, appréhendant très c<strong>la</strong>irement et<br />

intensément <strong>la</strong> dimension intérieure <strong>de</strong> cette femme ; le vécu <strong>de</strong> l’état dépressif semb<strong>la</strong>it me<br />

rapprocher considérablement <strong>de</strong> son personnage et <strong>de</strong> ses vérités intimes...<br />

Le sujet du film traite du <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> trois femmes : <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, rédigeant « Mrs Dalloway »,<br />

principalement dans <strong>la</strong> banlieue <strong>de</strong> Londres <strong>à</strong> Hogarth House (Richmond), en 1923 et celui <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

autres femmes : Laura Brown, dans <strong>les</strong> années 50 et C<strong>la</strong>rissa Vaughan, en 2001, ces <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières<br />

subissant <strong>à</strong> <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> ce roman un étrange et profond bouleversement dans leur vie, trouble qui<br />

semble alors se transmettre…<br />

« The Hours » trace le portrait d’une <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> éc<strong>la</strong>irée et géniale, profondément intuitive et<br />

visionnaire, mais foncièrement dépressive, au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> folie et du suici<strong>de</strong>. Je souhaite <strong>à</strong> jamais me<br />

souvenir <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux phrases clés du film et <strong>les</strong> retranscris ici pour <strong>les</strong> fixer : « on ne trouve pas <strong>la</strong><br />

paix en fuyant <strong>la</strong> Vie... regar<strong>de</strong>r <strong>la</strong> Vie en face, toujours <strong>la</strong> regar<strong>de</strong>r en face et <strong>la</strong> reconnaître, l’aimer<br />

pour ce qu’elle est... et puis... il y a <strong>les</strong> Heures... »- <strong>la</strong> romancière évoque ensuite <strong>la</strong> quintessence <strong>de</strong><br />

son ouvrage : « Une journée et dans cette journée, <strong>la</strong> vie toute entière d’une femme ». Cette citation<br />

al<strong>la</strong>it s’avérer capitale dans <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> ce roman et surtout du message essentiel qu’il<br />

génère : l’action se déroule en une seule journée, mais cette journée contient l’Eternité, contient toute<br />

<strong>la</strong> vie <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa Dalloway. Le Temps, comme concept essentiel dans l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> :<br />

chaque journée qui passe est un Trésor contenant <strong>la</strong> Vie. Comment <strong>les</strong> souvenirs vivent-ils et vers où<br />

nous mène <strong>la</strong> fuite du Temps : quelle consistance absolue <strong>à</strong> notre existence ? Comment graver, fixer<br />

l’intensité qui nous entoure et comment traduire <strong>la</strong> Vie et ses contradictions, ses mystères ? Ce sera<br />

souvent pour elle un constat d’impuissance et donc une source d’éternelle frustration qui <strong>la</strong> mènera<br />

parfois au vertige et <strong>à</strong> une mé<strong>la</strong>ncolie philosophiquement et noblement légitime face <strong>à</strong> ce<br />

questionnement existentiel qui ferait vaciller tout être sensible, tout être conscient <strong>de</strong> <strong>la</strong> fugacité du<br />

Temps...<br />

3


Profondément touché par ce film, je décidai dès mon retour <strong>de</strong> <strong>la</strong> première séance d’envoyer une lettre<br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> gérante du cinéma « Le Sirius », petite salle <strong>de</strong> quartier c<strong>la</strong>ssée « Art & Essai », qui venait d’être<br />

le théâtre <strong>de</strong> mon étrange tumulte intérieur- cette réaction, d’elle-même s’imposait :<br />

« 8/4/2003<br />

Madame,<br />

Je suis <strong>la</strong> personne qui suis venue voir : « The Hours » avec tant d’émotion et qui vous en ai fait part<br />

en sortant <strong>de</strong> <strong>la</strong> projection, je souhaitais ce soir achever mon propos. Hormis cette histoire si intense et<br />

si déroutante pour <strong>la</strong>quelle <strong>les</strong> mots semblent vains, ce film est également, pour un homme, un<br />

formidable voyage dans <strong>la</strong> finesse <strong>de</strong>s sentiments féminins, sans oublier le rapprochement troub<strong>la</strong>nt <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> finesse homosexuelle avec <strong>la</strong> délicatesse et <strong>les</strong> approches féminines <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie- <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois instructifs et<br />

poignants, j’ai vécu chacun <strong>de</strong> ces instants dans un état second d’extrême attention et d’hyper<br />

émotivité. Cette façon <strong>de</strong> traduire <strong>les</strong> émotions liées <strong>à</strong> <strong>la</strong> sensibilité dépressive, ainsi que <strong>les</strong> reflets<br />

successifs <strong>de</strong>s atmosphères <strong>à</strong> travers le Temps : quelle beauté et quelle profon<strong>de</strong>ur ! Un hommage <strong>à</strong><br />

rendre aussi aux acteurs qui y vivent plus qu’ils n’y jouent et <strong>à</strong> l’envoûtante <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, alias<br />

Nicole Kidman. Merci encore pour cette qualité, pour ces moments très forts.<br />

Mon histoire avec « Le Sirius » a débuté il y a <strong>de</strong>ux ans et <strong>de</strong>mi. Je traversais alors <strong>la</strong> pire pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

ma vie, étant <strong>à</strong> cette époque en arrêt <strong>de</strong> travail <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> cinq mois pour une grave dépression.<br />

Après une telle étape dans l’Existence on n’est plus jamais <strong>la</strong> même personne mais, au plus profond <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>de</strong>scente aux enfers, <strong>de</strong>s sursauts nous font alors, pendant ces « Heures » qui passent, décrypter <strong>de</strong><br />

manière étonnante <strong>les</strong> mystères <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, pour toujours et désormais d’une façon diamétralement<br />

différente. Ainsi, un formidable apprentissage et un rebond positif vital succè<strong>de</strong>nt <strong>à</strong> cette spirale<br />

infernale : une leçon d’amour et d’énergie, une renaissance ; l’on découvre brutalement et <strong>de</strong> manière<br />

éc<strong>la</strong>irée une foule <strong>de</strong> vérités et <strong>de</strong> contre vérités. C’est d’abord troub<strong>la</strong>nt et déséquilibrant, puis, peu <strong>à</strong><br />

peu et comme une profon<strong>de</strong> sérénité, une formidable non peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort s’installe, un tout autre goût<br />

pour <strong>la</strong> Vie et pour l’observation, une vision tout <strong>à</strong> fait forte, contemp<strong>la</strong>tive et attentive, beaucoup plus<br />

sensible qu’avant, puissamment intuitive et c<strong>la</strong>irvoyante : mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong> rêve, <strong>de</strong> poésie et <strong>de</strong><br />

terriblement rationnel aussi...<br />

Dans le fond, par le vécu <strong>de</strong> <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die et celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissante mutation qu’elle induit, le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> semble me « concerner » et je me sens, moi aussi, plus vraiment l<strong>à</strong>, ou plus<br />

exactement l<strong>à</strong>, quand il le faut et <strong>à</strong> ma manière (adaptée aux événements) ; mon esprit semble<br />

indubitablement <strong>à</strong> contre-courant <strong>de</strong> <strong>la</strong> mentalité contemporaine souvent très matérialiste et peu<br />

sensible, donc infiniment réductrice. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> a vécu une pathologie dépressive <strong>à</strong> travers une<br />

sensibilité hors norme ainsi qu’une remise en question permanente <strong>de</strong> sa propre existence qui <strong>la</strong><br />

menèrent <strong>à</strong> une mé<strong>la</strong>ncolie quasi chronique que je peux comprendre...<br />

J’achève ce courrier en vous disant encore un grand merci pour vos choix dans vos programmations et<br />

pour ces moments d’intensité. <strong>Philippe</strong> <strong>Legouis</strong> ».<br />

(Réflexion complémentaire : <strong>les</strong> dépressifs <strong>à</strong> forte propension intellectuelle ont, <strong>de</strong> par leur expérience<br />

propre, une notion plus poussée du sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie et <strong>de</strong> sa finalité, ils sont torturés par ces questions.<br />

Quel but, quelle consistance aux choses ? Voil<strong>à</strong> leur obsession. Leur c<strong>la</strong>irvoyance et leur sensibilité<br />

en font <strong>de</strong>s êtres qui savent ce que <strong>les</strong> autres ne savent pas. C’est pourquoi <strong>les</strong> uns font parfois peur<br />

aux autres, car ils touchent un terrain inconnu et fort peu stable pour ces <strong>de</strong>rniers, <strong>à</strong> l’encontre <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sécurité affective et psychique que tout le mon<strong>de</strong> recherche. Ils découvrent et évoquent <strong>à</strong> autrui <strong>de</strong>s<br />

vérités troub<strong>la</strong>ntes et dérangeantes, déstabilisantes, qui remettent en cause le pourquoi <strong>de</strong> notre<br />

existence parfois organisée autour <strong>de</strong> valeurs futi<strong>les</strong>. Ils apparaissent alors en noir, dangereux pour<br />

l’être humain, mais aucune analyse ne porte <strong>la</strong> Vie aussi profondément que <strong>la</strong> leur. Un ex-dépressif<br />

n’est plus le même individu qu’avant, je l’ai dit. Il est fragile, certes, mais dès lors bien plus complet<br />

et plus mature ; il émane <strong>de</strong> sa personne une sagesse, une aisance, une force surprenante qui ont été<br />

acquises dans <strong>la</strong> douleur et qui étonnent <strong>les</strong> autres, mais aussi une consistance, une <strong>de</strong>nsité très forte<br />

4


<strong>de</strong> son savoir, <strong>de</strong> ses ressentis et <strong>de</strong> ses intuitions. La dépression est une profon<strong>de</strong> aventure humaine<br />

intérieure qui aboutit, si l’on aimait <strong>la</strong> Vie auparavant et qu’on ne se <strong>la</strong>isse pas échouer, <strong>à</strong> un<br />

décuplement formidable du potentiel d’énergie que nous avons tous en nous et que nous ne<br />

soupçonnons jamais <strong>à</strong> son juste niveau : c’est une leçon <strong>de</strong> l’Existence).<br />

Au fil <strong>de</strong>s jours, j’acquis <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> que le film : « The Hours » et le roman : « Mrs Dalloway », ainsi<br />

que C<strong>la</strong>rissa Dalloway et <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> étaient, pour <strong>les</strong> premiers, le signe d’une construction se<br />

vou<strong>la</strong>nt i<strong>de</strong>ntique et ainsi un hommage habile <strong>de</strong> <strong>la</strong> part du réalisateur du film mais encore, pour ces<br />

<strong>de</strong>ux personnages clés, le reflet d’un certain mimétisme qui se fit entre <strong>la</strong> romancière et l’actrice<br />

centrale <strong>de</strong> son roman. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et C<strong>la</strong>rissa Dalloway sont intimement liées en un univers<br />

commun. Exemple concret (réducteur) : <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion au domestique, qui put parfois être vécue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

sorte par <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> dans sa vie réelle, est mise en scène dans le film <strong>de</strong> <strong>la</strong> même manière et<br />

vécue par C<strong>la</strong>rissa Dalloway <strong>de</strong> façon i<strong>de</strong>ntique dans le roman- c’est le choc <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité contre le<br />

pragmatisme parfois vulgaire et borné ; mais encore leur attirance commune envers <strong>la</strong> cité<br />

londonienne, <strong>la</strong>quelle, dans l’ouvrage, submerge C<strong>la</strong>rissa Dalloway et ne sera jamais démentie par<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, revenant tout au long <strong>de</strong> sa vie et périodiquement revivre en plein cœur <strong>de</strong> Londres <strong>à</strong><br />

Bloomsbury. Sans parler pour l’instant <strong>de</strong> <strong>la</strong> dimension psychologique qui <strong>les</strong> unit…<br />

Résolument, « The Hours » semb<strong>la</strong>it avoir été construit comme : « Mrs Dalloway », prouesse<br />

intellectuelle, certes, mais surtout émotionnelle. L’imbroglio du Temps avec <strong>les</strong> personnages du film<br />

était donc très réussi : ces <strong>de</strong>rniers semb<strong>la</strong>ient tous avoir, <strong>à</strong> un certain moment, un lien avec <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />

l’un <strong>de</strong>s personnages du roman. L’interaction <strong>de</strong>s êtres humains avec le concert du Temps al<strong>la</strong>it<br />

effectivement constituer un thème <strong>de</strong> tout premier ordre dans le mécanisme <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> cet<br />

ouvrage, voire dans l’Œuvre toute entière <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière. Dans le film, <strong>la</strong> femme <strong>les</strong>bienne qui vit <strong>à</strong><br />

New-York (C<strong>la</strong>rissa Vaughan), atteinte subitement <strong>de</strong> dépression <strong>à</strong> <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> l’ouvrage : « Mrs<br />

Dalloway », est C<strong>la</strong>rissa Dalloway bien plus que par son simple prénom- son ami Richard, atteint du<br />

SIDA, l’appelle d’ailleurs « Mrs Dalloway », elle organise elle aussi une réception et souffre elle aussi<br />

d’un mal être existentiel ; elle exécute, tout comme C<strong>la</strong>rissa Dalloway dans le roman, <strong>la</strong> même action<br />

d’acheter <strong>de</strong>s fleurs au tout début <strong>de</strong> sa journée et ce avant <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> soirée qu’elle va donner. Examant<br />

<strong>à</strong> elle faisant partie <strong>de</strong>s invités, c’est encore ce garçon, Richard, écrivain atteint du SIDA,<br />

lequel, dans ce rôle, a celui dans l’ouvrage <strong>de</strong> Peter Walsh <strong>à</strong> <strong>la</strong> réception <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa Dalloway. Cet<br />

écrivain <strong>de</strong>vient ensuite, lorsqu’il se suici<strong>de</strong> en se jetant par une fenêtre pour mettre fin <strong>à</strong> tout,<br />

Septimus Warren-Smith, le poète, le visionnaire du roman. D’ailleurs, ce <strong>de</strong>rnier personnage<br />

n’incarne-t-il pas aussi, par son côté intuitif, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> elle-même ? A une autre époque et<br />

comme je l’ai mentionné auparavant, Laura Brown (que l’on apprend plus tard être <strong>la</strong> mère <strong>de</strong><br />

Richard) est également atteinte d’un étrange bouleversement <strong>à</strong> <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway » et<br />

<strong>de</strong>vient elle aussi C<strong>la</strong>rissa Dalloway, se résignant <strong>à</strong> affronter l’Existence face <strong>à</strong> l’ombre <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. A<br />

travers cette éclipse, c’est en fait un formidable message <strong>de</strong> vie : dans son ouvrage, <strong>la</strong> romancière tue<br />

le poète Septimus <strong>à</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa « pour que celle qui reste se tourne vers <strong>la</strong> Vie » « The<br />

Hours »...<br />

Se reporter alors au passage du livre où C<strong>la</strong>rissa Dalloway, lors <strong>de</strong> sa réception, échappe <strong>à</strong> ses invités<br />

et médite seule dans une pièce repensant au suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Septimus, moment suave mais solennel (serein)<br />

illustrant parfaitement le concept précé<strong>de</strong>nt : « Le jeune homme s’était tué ; mais elle ne le p<strong>la</strong>ignait<br />

pas ; avec l’horloge qui sonnait l’heure, un, <strong>de</strong>ux, trois, elle ne le p<strong>la</strong>ignait pas (…) D’une certaine<br />

façon, elle se sentait très semb<strong>la</strong>ble <strong>à</strong> lui (...) Elle était heureuse qu’il l’ait fait ; qu’il ait tout rejeté<br />

pendant qu’eux continuaient <strong>à</strong> vivre. L’horloge sonnait. Les cerc<strong>les</strong> <strong>de</strong> plomb se dissolvaient dans<br />

l’air. Mais il fal<strong>la</strong>it qu’elle y retourne. Qu’elle se ressaisisse (…) Et elle sortit <strong>de</strong> <strong>la</strong> petite pièce »<br />

« Mrs Dalloway »...<br />

Par cette volonté du réalisateur <strong>de</strong> mimétisme entre <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> son film et celle <strong>de</strong> l’ouvrage,<br />

ses personnages semb<strong>la</strong>ient donc bien, intemporellement et résolument, liés entre eux par <strong>la</strong> lecture<br />

<strong>de</strong> : « Mrs Dalloway » dont <strong>la</strong> quintessence leur est transmise avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> étrangeté. Le<br />

spectateur, comme le lecteur du roman, voit <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> ces personnages se dérouler et se croiser. « The<br />

Hours » parvient donc <strong>à</strong> ap<strong>la</strong>nir le Temps en réunissant ces trois femmes dans leur <strong>de</strong>stin : quel plus<br />

bel hommage <strong>à</strong> rendre alors <strong>à</strong> : « Mrs Dalloway » ? Ces trois femmes appréhen<strong>de</strong>nt avec force<br />

5


émotion ce grand message <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière et souffrent <strong>à</strong> l’i<strong>de</strong>ntique : cette souffrance est<br />

intemporelle…<br />

Au fil <strong>de</strong>s jours et <strong>à</strong> mesure que j’approfondis par diverses lectures passionnées ma connaissance <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, je pris néanmoins quelque distance avec le film et subodorai <strong>de</strong> plus en plus <strong>à</strong> travers<br />

cette mise en scène un aspect décevant irréaliste et « romancé » : un phénomène semb<strong>la</strong>nt toutefois<br />

pleinement inscrit dans <strong>la</strong> façon contemporaine <strong>de</strong> toucher <strong>la</strong> sensibilité <strong>de</strong>s spectateurs- le terme<br />

« spectacle » prenant alors toute son essence. (Mon voyage en Angleterre <strong>de</strong> l’été 2003 lors duquel<br />

j’al<strong>la</strong>is découvrir quelques incohérences frappantes, mais surtout <strong>la</strong> fabuleuse <strong>rencontre</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> nièce<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> au cours du mois <strong>de</strong> septembre <strong>de</strong> cette année-l<strong>à</strong> al<strong>la</strong>ient bientôt et définitivement<br />

rétablir <strong>la</strong> vérité ou, du moins, une vérité digne cette fois du plus grand respect : Angelica Bell,<br />

épouse Garnett, connut bien évi<strong>de</strong>mment <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>de</strong> façon intime).<br />

Je convins alors, au sujet <strong>de</strong> ce film, qu’il n’offre, en ce qui concerne <strong>les</strong> passages <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong>, qu’un aspect forcément restrictif <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité complexe <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière et qu’il est axé<br />

exclusivement sur le côté dépression et folie. Certes ce côté fut, mais il y en eût bien d’autres et <strong>de</strong>s<br />

plus colorés. Les étapes du film qui traitent directement <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> retracent, au<br />

mieux, un aspect ponctuel <strong>de</strong> l’état d’esprit <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière. (Afin <strong>de</strong> corroborer mes propos, je puis<br />

citer <strong>de</strong>ux exemp<strong>les</strong> d’incohérences détectées lors <strong>de</strong> ce futur voyage <strong>à</strong> Rodmell <strong>de</strong> juillet 2003 : au<br />

début du film, l’on voit <strong>Virginia</strong> errer dans <strong>les</strong> herbes fol<strong>les</strong> au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière Ouse, emplissant ses<br />

poches <strong>de</strong> gros cailloux avant <strong>de</strong> commettre son suici<strong>de</strong>. On <strong>la</strong> voit ensuite dans sa chambre,<br />

conva<strong>les</strong>cente, quand le mé<strong>de</strong>cin est passé. Sans connaître <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> l’on peut, <strong>à</strong> ce<br />

moment du film, en déduire que ce fut une tentative <strong>de</strong> suici<strong>de</strong> échouée- il n’en est rien : <strong>la</strong> scène du<br />

suici<strong>de</strong>, par rapport <strong>à</strong> cette scène qui lui succè<strong>de</strong>, est une avancée dans le temps. Soit. Mais <strong>Virginia</strong> a<br />

le même aspect physique dans sa chambre et <strong>à</strong> chaque apparition dans le film, que lorsqu’elle met fin<br />

<strong>à</strong> ses jours, ce<strong>la</strong> impliquerait que <strong>les</strong> actions se situent sensiblement <strong>à</strong> <strong>la</strong> même époque. Or, dans sa<br />

vie réelle, <strong>Virginia</strong> abandonna l’Existence <strong>à</strong> l’âge <strong>de</strong> 59 ans. Inévitablement, <strong>les</strong> spectateurs auront<br />

associé le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> cette époque <strong>de</strong> conception du roman « Mrs Dalloway ». Or,<br />

dix-huit années séparent ces <strong>de</strong>ux pério<strong>de</strong>s. Ensuite et dans <strong>la</strong> réalité, <strong>les</strong> berges <strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière Ouse<br />

sont jonchées <strong>de</strong> cailloux : rien n’y pousse, aucune végétation abondante comme dans le film- cadre<br />

incomparable / Avec un ton fataliste empreint d’un sincère détachement, Angelica Bell al<strong>la</strong>it me<br />

déc<strong>la</strong>rer en septembre 2003 : « je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> me croire, cette horrible femme n’était pas ma<br />

tante. L<strong>à</strong>, c’est le côté négatif <strong>de</strong>s gens, le côté spectacu<strong>la</strong>ire qui ressort et un goût malsain pour <strong>la</strong><br />

morbidité ; c’est <strong>la</strong>id et inexact. Ma tante était gaie, elle ne montrait jamais qu’elle était ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, ou<br />

alors elle surmontait ses crises avec humour.... <strong>de</strong> toutes façons, c’est sans importance…»).<br />

« The Hours » avait donc suscité l’émotion, mais sur <strong>de</strong>s valeurs fausses attachées au personnage <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, ou incomplètes, déformées et exagérées. Le film touche <strong>les</strong> gens exclusivement sur le<br />

côté dépressif, c’est effectivement une démarche négative- mais dans quel but : faire du spectacle <strong>à</strong><br />

tout prix ? La vie <strong>de</strong>s gens n’est pas un parcours homogène constitué d’un tempérament unique, elle<br />

est <strong>de</strong> mille facettes et autant <strong>de</strong> situations et d’humeurs différentes ou complexes qui fluctuent selon<br />

le Temps. C’est exactement ce même « système » qu’évoque avec magie <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> tout au long<br />

<strong>de</strong> son Œuvre et que, tout autant, je ressens merveilleusement, intensément et avec certitu<strong>de</strong> face au<br />

grand Mystère <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Certes, l’état dépressif génère <strong>de</strong>s rechutes, mais <strong>de</strong> formidab<strong>les</strong> embellies<br />

aussi. Les gens évoluent dans une vie, dans leur vie. Par essence-même, <strong>les</strong> personnages, <strong>les</strong> gens, ne<br />

peuvent être finis, clos et sertis dans <strong>de</strong>s pages et par <strong>de</strong>s mots : ils vivent et se transforment dans leur<br />

corps et leur esprit et <strong>la</strong>issent d’innombrab<strong>les</strong> <strong>traces</strong> tout au long <strong>de</strong> leur existence, comme <strong>de</strong>s pas<br />

dans <strong>la</strong> neige. C’est pourquoi <strong>les</strong> personnages <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ne sont jamais décrits <strong>de</strong><br />

manière figée, ils voguent dans le courant <strong>de</strong> leur conscience et dans le flux <strong>de</strong> maints autres esprits.<br />

Le côté dépressif a été, chez <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, mais aussi bien d’autres aspects <strong>de</strong> sa personnalité très<br />

différents <strong>de</strong> ceux qui lui sont systématiquement dévolus. Pour autant, il est vrai que <strong>la</strong> romancière<br />

traversa <strong>de</strong>s moments particulièrement diffici<strong>les</strong> pendant l’é<strong>la</strong>boration <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway », entre<br />

1922 et 1924, pério<strong>de</strong> pendant <strong>la</strong>quelle elle constata bien souvent que <strong>les</strong> mots peinaient comme<br />

jamais auparavant <strong>à</strong> sortir <strong>de</strong> son esprit. Mais, bien qu’elle ait vécu <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte cette époque et qu’il<br />

faut peut-être focaliser le film sur ces délicats mais intenses passages <strong>de</strong> sa vie, rien ne permet<br />

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d’affirmer qu’elle vécut ces moments <strong>de</strong> manière linéairement noire- c’est d’ailleurs faux : son<br />

humeur fluctuait parfois <strong>de</strong> manière très contrastée dans <strong>la</strong> même journée ou <strong>de</strong> jour en jour. Dans son<br />

« Journal » et pendant cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong>s réflexions luci<strong>de</strong>s, équilibrées et posées peuvent être<br />

appréhendées par le lecteur. Je cite alors <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> qui déc<strong>la</strong>re quelques années après : « (…) ces<br />

étapes curieuses dans <strong>la</strong> vie- j’en ai connu beaucoup- sont <strong>les</strong> plus profitab<strong>les</strong> du point <strong>de</strong> vue<br />

artistique. El<strong>les</strong> vous fertilisent- je pense <strong>à</strong> ma folie <strong>à</strong> Hogarth House et <strong>à</strong> toutes <strong>les</strong> petites ma<strong>la</strong>dies<br />

(…) » « Journal » 10/09/1929.<br />

Ce portrait <strong>de</strong> l’écrivain évoqué dans le film apparaît donc pour le moins comme une sombre<br />

caricature se focalisant uniquement sur <strong>les</strong> moments noirs <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière.<br />

Résolument, il <strong>de</strong>meurait donc restrictif et inexact (ce sont <strong>de</strong>s euphémismes) <strong>de</strong> portraiturer <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> au crépuscule plutôt qu’au zénith <strong>de</strong> sa vie. (Je me rappellerai alors définitivement <strong>de</strong>s mots<br />

d’Angelica Bell qu’elle évoquera lors <strong>de</strong> notre <strong>rencontre</strong> <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong> : « The Hours » :<br />

« cette horrible femme n’était pas ma tante »)...<br />

Hormis ces restrictions fondamenta<strong>les</strong>, ce néanmoins très beau film possédait incontestablement le<br />

mérite d’avoir provoqué en moi comme en d’autres personnes, <strong>à</strong> une échelle que je suppose toutefois<br />

incomparable, ce choc, cette émotion, cette révé<strong>la</strong>tion. Beaucoup <strong>de</strong> gens avaient été bouleversés et un<br />

regain d’intérêt <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> voire une découverte <strong>de</strong> l’Œuvre <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong><br />

romancière (ce qui fut mon propre cas) pouvaient être observés du côté du grand public- suite <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

sortie du film, <strong>les</strong> ventes <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway » quintuplèrent chez <strong>les</strong> libraires...<br />

Le but <strong>de</strong> : « The Hours » n’est pas d’être précis quant <strong>à</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière, mais traite <strong>de</strong><br />

l’influence <strong>à</strong> travers le Temps <strong>de</strong> son ouvrage : « Mrs Dalloway ». Il souhaite révéler le schéma d’une<br />

émotion curieusement transmise et reproduire ainsi <strong>les</strong> mécanismes atypiques <strong>de</strong> ce roman en<br />

perpétrant <strong>les</strong> mystères <strong>de</strong> celui-ci et en provoquant une atmosphère fascinante. A travers ses<br />

ouvrages, le bouleversement incroyable que produit <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> sur certains lecteurs aptes, <strong>de</strong> par<br />

leur sensibilité, <strong>à</strong> capter ses précieux messages, est une réalité. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> trouble et fascine, c’est<br />

également une vérité. En re<strong>la</strong>tion avec cette fascination, il est d’ailleurs une symbolique très forte<br />

voulue par le réalisateur du film qui lie « The Hours » <strong>à</strong> « Mrs Dalloway » et qui, curieusement,<br />

semble marquer fortement l’esprit <strong>de</strong>s gens- il s’agit <strong>de</strong>s fleurs et <strong>de</strong> <strong>la</strong> première phrase <strong>de</strong> l’ouvrage :<br />

« Mrs Dalloway dit qu’elle achèterait <strong>les</strong> fleurs elle-même » (se rapprocher, dans un chapitre <strong>à</strong> venir<br />

sur mes premiers voyages, d’une discussion en juillet 2003 avec le chauffeur <strong>de</strong> taxi qui m’emmena <strong>à</strong><br />

Rodmell, discussion en lien fortuit avec ces fleurs)...<br />

Avec émotion et quelque temps après cette séance <strong>de</strong> cinéma révé<strong>la</strong>trice, je pris connaissance d’une<br />

interview <strong>de</strong> Michael Cunningham, auteur du livre : « The Hours » qui reçut en 1998 le prix Pulitzer<br />

duquel le film est tiré et qui, parallèlement, s’inscrivait pleinement dans <strong>la</strong> logique <strong>de</strong> mon histoire. En<br />

effet, Michael Cunningham découvrit : « Mrs Dalloway » <strong>à</strong> une époque où il ne lisait pas, pas plus<br />

qu’il n’écrivait- cette révé<strong>la</strong>tion lui vint alors. Dès cet instant, il dévora l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et<br />

se mit <strong>à</strong> écrire une histoire inspirée <strong>de</strong> son personnage ; or, le même phénomène m’a touché, je ne<br />

lisais pas et n’écrivais pas. Depuis, ma vie a basculé : je lis et analyse avec passion <strong>les</strong> ouvrages <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et rédige ce livre comme le livre <strong>de</strong> ma vie…<br />

Ce film m’a emporté sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> ce grand écrivain <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>rencontre</strong> d’Angelica Bell et il est une o<strong>de</strong><br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> sensibilité féminine et <strong>à</strong> cet étrange système woolfien <strong>de</strong> transmission intemporelle <strong>de</strong>s messages<br />

sensib<strong>les</strong>, voil<strong>à</strong> <strong>de</strong> manière indéniable <strong>les</strong> trois qualités que je lui confère. Il m’appartient maintenant,<br />

<strong>à</strong> travers <strong>les</strong> chapitres qui suivent, <strong>de</strong> rendre justice <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>...<br />

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Chapitre II<br />

« Mrs Dalloway »<br />

Le roman : « Mrs Dalloway » fut conçu <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> l’automne 1920 en même temps que <strong>la</strong> romancière<br />

écrivait : « La Chambre <strong>de</strong> Jacob ». Elle le rédigea principalement <strong>à</strong> Hogarth House (Richmond) et il<br />

fut publié au printemps 1925, pério<strong>de</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> ont alors réintégré le cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cité<br />

londonienne pour vivre <strong>à</strong> Tavistock Square (Bloomsbury) pendant <strong>les</strong> quatorze années qui vont suivre.<br />

Le lecteur peut se surprendre <strong>à</strong> confondre, lorsqu’il <strong>les</strong> évoque, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et Mrs Dalloway,<br />

comme si, dans certaines parties <strong>de</strong> l’ouvrage, el<strong>les</strong> par<strong>la</strong>ient d’une même voix. L’action du roman se<br />

situe au mois <strong>de</strong> juin 1923 ce qui, temporellement, contribue également <strong>à</strong> cette transposition.<br />

Au risque d’appréhen<strong>de</strong>r d’abord cet ouvrage d’une façon formelle et donc réductrice, l’on ne peut<br />

parler, au sens premier du terme, d’une histoire structurée. « Mrs Dalloway » marqua en effet un<br />

tournant radical dans l’anti-construction romanesque c<strong>la</strong>ssique au profit d’une autre quête : se <strong>la</strong>isser<br />

gui<strong>de</strong>r <strong>à</strong> écrire librement au rythme du « stream of consciousness » (courant <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience). Je<br />

trahirais pourtant cette quintessence essentielle en précisant que l’ouvrage évoque un personnage<br />

central : C<strong>la</strong>rissa Dalloway, qui prépare une gran<strong>de</strong> réception ayant lieu le soir-même. Une journée<br />

entière va alors s’écouler... C<strong>la</strong>rissa Dalloway est une femme mondaine aimant l’aspect fastueux <strong>de</strong>s<br />

réceptions et donnant aux autres l’impression qu’elle va bien mais vivant, par opposition, un profond<br />

et fondamental bouleversement intérieur en une recherche vitale <strong>de</strong> consistance dans sa vie ; en elle,<br />

<strong>de</strong> longs monologues vont suivre un étrange courant intemporel…<br />

C<strong>la</strong>rissa Dalloway (comme <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>) est intuitive et dotée d’une formidable sensibilité, d’une<br />

singulière faculté <strong>de</strong> ressentir, observer, analyser <strong>les</strong> choses et <strong>les</strong> gens et ainsi « disséquer » <strong>les</strong><br />

différentes scènes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie ; mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong> sens, <strong>de</strong> cœur, d’intuition (presque visionnaire parfois) et<br />

d’intelligence, réceptrice <strong>de</strong>s éléments qui l’entourent, le Temps n’a pas <strong>de</strong> prise sur elle, elle s’en<br />

échappe <strong>à</strong> l’envi, du présent au passé, éphémère et furtive, s’interrogeant parfois sur le futur et sur <strong>la</strong><br />

mort : « (...) n’était-ce pas conso<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> croire que <strong>la</strong> mort était le terme <strong>de</strong> tout ? Mais que d’une<br />

certaine façon, dans <strong>les</strong> rues <strong>de</strong> Londres, dans le flux et le reflux <strong>de</strong>s choses, ici, l<strong>à</strong>, elle survivrait,<br />

Peter survivrait, ils survivraient l’un et l’autre, elle ferait partie, elle en était sûre, <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong> chez<br />

elle, <strong>de</strong> cette maison, l<strong>à</strong>, pourtant si <strong>la</strong>i<strong>de</strong> et dé<strong>la</strong>brée ; elle serait mêlée <strong>à</strong> <strong>de</strong>s gens qu’elle n’avait<br />

jamais rencontrés ; étendue comme une brume entre ceux qu’elle connaissait le mieux, qui <strong>la</strong><br />

soulèveraient sur leurs branches, comme elle avait vu <strong>les</strong> arbres soulever <strong>la</strong> brume, mais elle s’étendait<br />

si loin, sa vie, elle-même (…) ».<br />

« Mrs Dalloway » est une formidable leçon <strong>de</strong> Vie- <strong>les</strong> mots reflètent cette intensité. Le Temps se<br />

distille tout au long <strong>de</strong> cette journée <strong>de</strong> juin. Le lecteur ressent une <strong>de</strong>nsité émotionnelle forte et<br />

déroutante. Densité <strong>de</strong>s sensations, <strong>de</strong>s sentiments, <strong>de</strong>s actions, même <strong>les</strong> plus anodines et propices <strong>de</strong><br />

suite <strong>à</strong> une envolée méditative : une petite portion <strong>de</strong> temps si <strong>de</strong>nse, si <strong>de</strong>nse...<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> flirte avec le Temps <strong>à</strong> travers une introspection <strong>de</strong> chaque être et <strong>de</strong> chaque moment,<br />

présent ou passé. Aucun chapitre n’existe vraiment ; jusque dans <strong>la</strong> construction-même <strong>de</strong> l’ouvrage,<br />

tout s’enchaîne et tout se lie. Une journée passe et dans cette journée, c’est effectivement <strong>la</strong> vie toute<br />

entière <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa Dalloway qui se déroule...<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> traduit <strong>les</strong> vibrations <strong>de</strong> ses personnages par <strong>de</strong>s liens hors du Temps qui se tissent<br />

entre eux. Les faits et <strong>les</strong> époques sont suggérés <strong>de</strong> manière décousue mais liée et déroutent le lecteur,<br />

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ils intensifient en profon<strong>de</strong>ur mais également en complexité l’analyse <strong>de</strong>s sentiments. Ces<br />

ramifications multip<strong>les</strong> et intemporel<strong>les</strong>, ces Heures, ces vies et leurs <strong>de</strong>stins (leur richesse) survivent<br />

au Temps. Mais quelle est <strong>la</strong> consistance, le but, le <strong>de</strong>venir absolu <strong>de</strong> ces profonds cheminements<br />

intimes ? Tous ces personnages ont un rapport étroit avec <strong>les</strong> lieux qui sont décrits avec un rare<br />

raffinement, une gran<strong>de</strong> beauté et une profon<strong>de</strong> poésie aussi, comme une vaste construction où chaque<br />

élément constituerait <strong>les</strong> morceaux d’un immense puzzle jamais fini : le jeu et l’enjeu <strong>de</strong> ce<br />

« système » forment le Mystère <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie…<br />

La construction (ou plutôt l’anti-construction) <strong>de</strong> cet ouvrage est d’une rare intelligence pour<br />

provoquer, au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong>s mots, une émotion profon<strong>de</strong>. Une interaction entre <strong>les</strong> différents acteurs se<br />

déroule <strong>de</strong> manière flui<strong>de</strong> sur une petite portion <strong>de</strong> temps. L’atmosphère est troub<strong>la</strong>nte. A lire, l’on a<br />

effectivement l’impression que le Temps ne s’écoule pas, voire qu’il rend <strong>les</strong> faits ou <strong>les</strong> gens<br />

immortels, comme gravés quelque part. L’esprit se dép<strong>la</strong>ce très rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> souvenirs en<br />

sensations, renforçant ce sentiment d’immortalité. La rapidité <strong>de</strong> ces passages est fulgurante. <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> maîtrise ce procédé- son procédé. En magicienne, elle jongle avec le Temps- <strong>les</strong> personnages,<br />

éc<strong>la</strong>irés <strong>de</strong> l’intérieur, sont alors pris dans ce vaste tourbillon. Selon ses propres termes, elle fit « une<br />

gran<strong>de</strong> découverte » : <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> l’intemporalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie spirituelle, <strong>de</strong> <strong>la</strong> consistance<br />

et <strong>de</strong> l’inconsistance <strong>de</strong>s choses, d’un Absolu impalpable (<strong>de</strong>s heures qui s’égrènent vers quoi et vers<br />

où ?). Le Temps ne serait en rien une donnée absolue et n’aurait aucune prise sur <strong>les</strong> vies intérieures,<br />

sur leurs réflexions et leurs ressentis, sur leur mémoire qui serait alors dotée, <strong>de</strong> par <strong>la</strong> nature-même du<br />

fonctionnement <strong>de</strong> l’esprit humain, d’innombrab<strong>les</strong> existences et interconnexions. Dans son<br />

« Journal », <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> déc<strong>la</strong>re en 1923 : « le temps me manque pour exposer mon projet. J'aurais<br />

pourtant beaucoup <strong>à</strong> dire au sujet <strong>de</strong>s "Heures" et <strong>de</strong> ma découverte, comment je creuse <strong>de</strong> bel<strong>les</strong><br />

grottes <strong>de</strong>rrière mes personnages. Je crois que ce<strong>la</strong> donne exactement ce qu'il me faut : humanité,<br />

humour, profon<strong>de</strong>ur. Mon idée est <strong>de</strong> faire communiquer ces grottes entre el<strong>les</strong> et que chacune s'offre<br />

au grand jour, le moment venu ». Le <strong>la</strong>byrinthe complexe, le long fil ininterrompu <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience est<br />

alors en ses termes parfaitement suggéré. L'écriture <strong>de</strong>vait, selon <strong>la</strong> romancière, se rapprocher le plus<br />

possible du cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée humaine. Par cette sincérité appliquée <strong>à</strong> ses écrits, elle souhaitait<br />

atteindre l’Absolu, <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong>s sentiments. Cette approche, qui lui permet d’analyser en profon<strong>de</strong>ur<br />

<strong>les</strong> fonctionnements humains, lui permet tout aussi aisément <strong>de</strong> s'i<strong>de</strong>ntifier aux acteurs <strong>de</strong> ses romans :<br />

« je crois que l'écriture, mon écriture est une sorte <strong>de</strong> voyance. Je <strong>de</strong>viens <strong>la</strong> personne »...<br />

La complexité <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway », sa « construction » rend parfois sa lecture difficile, elle<br />

déconcerte. Les personnages sont déroutants ; cette nouvelle conception fondamentale, d’une gran<strong>de</strong><br />

efficacité, <strong>de</strong>vient alors l’outil parfait du <strong>de</strong>ssein recherché : ne rien figer, ne rien réduire. Cette<br />

approche, fidèle au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée humaine, <strong>de</strong>viendra pour <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et tout au long <strong>de</strong> sa<br />

vie une obsession <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son système <strong>de</strong> retranscription <strong>de</strong>vant, <strong>de</strong> manière essentielle, répondre<br />

le plus possible <strong>à</strong> ce fonctionnement, <strong>à</strong> cette logique. Le thème du Temps (et <strong>de</strong> son Mystère) sera<br />

effectivement omniprésent dans l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> hésita (comme ce fut le cas<br />

pour d’autres romans qu’elle conçut) <strong>à</strong> appeler cet ouvrage : « The Hours », qu’elle nomma<br />

finalement : « Mrs Dalloway »- le sentiment d’intemporalité semb<strong>la</strong>it néanmoins originellement<br />

inscrit. (Réflexion : je ressens souvent moi-même cette notion d’intemporalité ou, plus précisément,<br />

cette re<strong>la</strong>tivité du Temps ; ce <strong>de</strong>rnier me paraît très certainement basé sur <strong>de</strong>s calculs conventionnels<br />

imposés et non absolus qui n’ont rien <strong>à</strong> voir avec une foule <strong>de</strong> perceptions différentes qui vivent en<br />

chacun <strong>de</strong> nous, donnant ainsi <strong>à</strong> nos vies <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> voies, recherches, sens, rythmes et ressentis,<br />

« réalités » ou « irréalités » différentes. Ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée peut d’ailleurs engendrer un certain<br />

ma<strong>la</strong>ise pour <strong>les</strong> gens <strong>les</strong> plus fins et <strong>les</strong> plus sensib<strong>les</strong> et, mathématiquement, nos calculs s’effondrent<br />

et font palpiter le cœur <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> astrophysiciens au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière donnée comme<br />

base théoriquement indépassable et donc absolue <strong>à</strong> <strong>la</strong> mesure du Temps et <strong>de</strong> l’Univers, au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong>quelle notre savoir, confronté alors <strong>à</strong> l’inconnu, re<strong>de</strong>vient poussière cosmique, ce qu’il n’a jamais<br />

cessé d’être).<br />

Les horloges (le Temps) sont, au fil du récit, fréquemment mises en scène <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> promena<strong>de</strong>s<br />

londoniennes trésors d’observation et <strong>de</strong> sensibilité ; ces horloges sont, par <strong>de</strong> très bel<strong>les</strong> images<br />

poétiques, presque personnifiées, comme <strong>de</strong>s actrices égrenant <strong>les</strong> heures : « découpant et tranchant,<br />

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divisant et subdivisant, <strong>les</strong> horloges <strong>de</strong> Harley Street grignotaient <strong>la</strong> journée <strong>de</strong> juin ». Marquant <strong>la</strong><br />

temporalité, <strong>les</strong> horloges sonnent vigoureusement, mais leur son sourd semble absorbé dans un<br />

brouil<strong>la</strong>rd <strong>de</strong> ouate intemporel : cette danse du Temps enivre le lecteur et le submerge…<br />

Nous sommes le dimanche 4 mai 2003 et je rassemble dès mon lever <strong>les</strong> notes prises durant <strong>la</strong> nuit<br />

pour <strong>les</strong> sceller sur le « disque dur » <strong>de</strong> mon ordinateur ; j’ai achevé le roman : « Mrs Dalloway » <strong>à</strong> 3<br />

heures 40 :<br />

L’intensité <strong>de</strong>s mots, dans cet ouvrage, est singulière et déstabilisante, elle vous emporte dans un<br />

tourbillon et provoque en vous une sensation troub<strong>la</strong>nte, comme un choc. Les personnages vivent<br />

émotionnellement dans le récit plus que logiquement, ils évoluent d’une manière chimérique selon le<br />

courant <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience- ils vivent, <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière, dans le cœur et l’esprit <strong>de</strong><br />

C<strong>la</strong>rissa Dalloway et dans ceux <strong>de</strong> Peter Walsh. Aucun détail n’est l<strong>à</strong> par hasard : tout s’enchaîne avec<br />

<strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> intelligence, finesse, observation et beauté esthétique. Le Temps est compressé ; <strong>les</strong><br />

actions, <strong>les</strong> scènes, sont étrangement mêlées dans un Temps qui <strong>les</strong> unit- cette danse étonnante vous<br />

grise et vous touche en profon<strong>de</strong>ur pour vous faire tomber en complète « addiction ». Curieusement,<br />

l’on ne peut se détacher <strong>de</strong> ces pages si envoûtantes, un climat saisissant vous déstabilise sans<br />

violence, en douceur, sans même que l’on puisse s’en rendre compte ; le lecteur se trouve alors fasciné<br />

par cette subtile intensité qui <strong>de</strong>nsifie chaque mot...<br />

Dans « Mrs Dalloway », <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> a transposé certains <strong>de</strong> ses traits personnels <strong>les</strong> plus sensib<strong>les</strong>.<br />

En outre et <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> dimension <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa Dalloway, son personnage central,<br />

mais également <strong>de</strong> par <strong>les</strong> rapports que Septimus Warren-Smith entretient avec <strong>les</strong> mé<strong>de</strong>cins par<br />

exemple. En effet, <strong>la</strong> romancière règle ses propres comptes avec ces messieurs <strong>les</strong> savants <strong>de</strong> <strong>la</strong> santé ;<br />

<strong>à</strong> travers <strong>la</strong> fiction, elle évoque en fait <strong>les</strong> mé<strong>de</strong>cins qu’elle côtoyait elle-même dans <strong>la</strong> réalité pour sa<br />

propre pathologie et pour <strong>la</strong>quelle ceux-ci ne lui étaient <strong>la</strong> plupart du temps d’aucune utilité : ils lui<br />

prescrivaient notamment <strong>de</strong> longues cures <strong>de</strong> repos qui <strong>la</strong> ressourçaient un peu physiquement sans<br />

toutefois apporter <strong>à</strong> son mal une solution durable. C’est pourquoi dans ses ouvrages elle <strong>les</strong> caricature<br />

fréquemment <strong>de</strong> manière incisive. Septimus représente aussi le visionnaire, l’inspiration géniale<br />

(éc<strong>la</strong>irée) dans <strong>les</strong> phases hautes voire obsessionnel<strong>les</strong> <strong>de</strong> sa pathologie dépressive mais également<br />

l’herméticité <strong>à</strong> n’être pas compris d’autrui : voil<strong>à</strong> en ces termes le concept <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>s angoisses<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son art (NB : le thème <strong>de</strong> <strong>la</strong> « folie » sera un concept et sous <strong>de</strong>s formes<br />

différentes souvent repris et analysé par <strong>la</strong> romancière au cours <strong>de</strong> son Œuvre- il <strong>la</strong> concernait <strong>de</strong><br />

près comme le spectre <strong>de</strong> ses rechutes). Septimus apparaît également dans <strong>la</strong> nouvelle : « Le Premier<br />

Ministre »- sa lucidité <strong>à</strong> appréhen<strong>de</strong>r le mon<strong>de</strong> au travers <strong>de</strong> ses apparences <strong>les</strong> plus trompeuses et<br />

immédiates y est, une fois encore, nettement mise en évi<strong>de</strong>nce : comme <strong>la</strong> romancière, il voit ce que<br />

<strong>les</strong> autres ne voient pas.<br />

Pour achever tout <strong>à</strong> fait l’analyse <strong>de</strong> certains éléments <strong>de</strong> cette transposition, l’on peut encore mettre<br />

en évi<strong>de</strong>nce le phénomène <strong>de</strong>s bals et <strong>de</strong>s dîners, aussi importants pour <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> que pour<br />

C<strong>la</strong>rissa Dalloway ; el<strong>les</strong> y trouvent <strong>la</strong> Vie et une source unique d’observation et <strong>de</strong> communication,<br />

une beauté esthétique et fastueuse aussi en ces mondanités au travers <strong>de</strong>s décors et par l’habillement<br />

<strong>de</strong>s invités par exemple, mais el<strong>les</strong> y <strong>rencontre</strong>nt également une singulière inconsistance, une très<br />

gran<strong>de</strong> superficialité- au milieu <strong>de</strong> tous ses invités, C<strong>la</strong>rissa semble finalement bien isolée : elle<br />

papillonne <strong>de</strong> l’un <strong>à</strong> l’autre, mais se retrouve enfin elle-même alors qu’elle est seule dans une pièce<br />

(c’est un trait propre <strong>à</strong> l’état dépressif : même entouré, vous êtes seul, terriblement c<strong>la</strong>irvoyant et<br />

hypersensible, comme vivant un état d’extériorité par rapport aux choses et aux gens ; une<br />

« radiographie » <strong>de</strong> votre entourage se déclenche alors)...<br />

Pour en revenir <strong>à</strong> présent au pouvoir <strong>de</strong>s mots <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière, l’on peut affirmer qu’ils reflètent dans<br />

cet ouvrage, comme <strong>à</strong> travers toute son Œuvre, une puissance, une beauté incomparab<strong>les</strong> qui touchent<br />

le cœur du lecteur au plus profond. Empreint d’une fine sensibilité toute féminine, ce roman provoque<br />

alors un double émoi pour tout homme qui sait <strong>la</strong> décrypter et l’apprécier, <strong>la</strong> comprendre. Pour<br />

exemp<strong>les</strong> <strong>de</strong> sensibilités homme-femme naturellement et foncièrement différentes, il faut citer <strong>la</strong> force<br />

d’une femme, C<strong>la</strong>rissa, par rapport <strong>à</strong> celle d’un homme, Peter Walsh qui, au fond <strong>de</strong> lui, a parfois bien<br />

du mal <strong>à</strong> assumer son <strong>de</strong>stin, mais aussi <strong>la</strong> force et <strong>la</strong> sensibilité <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa (osmose parfaitement<br />

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féminine) <strong>à</strong> faire face aux invités avec beaucoup <strong>de</strong> mondanité (et parfois d’hypocrisie), par rapport <strong>à</strong><br />

un Peter Walsh qui n’a, certes pas <strong>les</strong> mêmes obligations que <strong>les</strong> siennes, mais qui, par opposition,<br />

réagit spontanément et avec sincérité par rapport aux gens qu’il observe. C<strong>la</strong>rissa est sincère et<br />

intimement profon<strong>de</strong> elle aussi, mais, en l’occasion, également mondaine et formelle. Je par<strong>la</strong>is <strong>de</strong><br />

force, auparavant ; l’on pourrait tout aussi bien dire que <strong>la</strong> force est du côté <strong>de</strong> Peter Walsh, dans <strong>la</strong><br />

sincérité et l’aptitu<strong>de</strong> <strong>à</strong> profiter <strong>de</strong> l’instant présent pour observer ces gens avec une sensibilité<br />

masculine plus libérée, par rapport au personnage <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa tenue en ces moments-l<strong>à</strong> et en son rôle<br />

difficile <strong>de</strong> maîtresse <strong>de</strong> maison <strong>à</strong> un certain snobisme. Peter Walsh n’a pas, quant <strong>à</strong> lui et pour se<br />

retrouver lui-même, besoin <strong>de</strong> s’isoler comme le fera C<strong>la</strong>rissa (<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> prouve d’ailleurs<br />

qu’elle avait parfaitement saisi <strong>la</strong> nature générale <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité masculine notoirement<br />

différenciable <strong>de</strong> <strong>la</strong> fine mais complexe sensibilité féminine).<br />

Ce livre, qui sonne ces Heures, m’a bouleversé. Bizarrement, je ressens ce matin un état presque<br />

mé<strong>la</strong>ncolique rendant chaque geste lourd et vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens. Mon appartement, d’habitu<strong>de</strong> si lumineux <strong>à</strong><br />

une telle heure <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée (<strong>de</strong> surcroît, le ciel est bleu et le soleil brille ce dimanche 4 mai), me<br />

paraît sombre aujourd’hui, presque suffocant- il fait pourtant vingt-quatre <strong>de</strong>grés <strong>de</strong>hors et <strong>la</strong> fenêtre<br />

est ouverte, mais j’ai froid... Paradoxalement et étonnamment, je me sens bien et ressens une<br />

chaleureuse plénitu<strong>de</strong> <strong>à</strong> avoir vécu ces instants essentiels. Chaque dimanche passé <strong>à</strong> « dévorer » :<br />

« Mrs Dalloway » a été un long moment privilégié où le Temps s’est arrêté, s’est échappé et pendant<br />

lequel je n’ai jamais ressenti, <strong>de</strong> ma vie entière, un tel délice et un tel trouble <strong>à</strong> lire <strong>de</strong>s mots- un p<strong>la</strong>isir<br />

intarissable. Sans oublier l’insolite et pénétrante sensation <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière scène <strong>de</strong> l’ouvrage. Je<br />

voudrais citer un passage du roman, il est long mais intense et traduit le côté extraordinaire <strong>de</strong> cette<br />

réception et voluptueux, serein, voluptueux dans <strong>la</strong> sérénité <strong>de</strong> cette nuit et met ainsi en évi<strong>de</strong>nce l’état<br />

d’esprit intime <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa Dalloway <strong>à</strong> ce moment précis : « (…) Une fois, elle avait jeté un shilling<br />

dans <strong>la</strong> Serpentine, jamais rien d’autre. Lui (Septimus, qui s’est suicidé) avait tout jeté en l’air. Eux<br />

(<strong>les</strong> invités), ils continuaient <strong>à</strong> vivre… Eux (toute <strong>la</strong> journée elle avait pensé <strong>à</strong> Bourton, <strong>à</strong> Peter, <strong>à</strong><br />

Sally), ils vieilliraient. Il y avait une chose qui comptait ; une chose qui dans sa vie <strong>à</strong> elle était<br />

enrubannée <strong>de</strong> bavardages, mutilée, voilée, une chose qu’elle <strong>la</strong>issait chaque jour s’écouler goutte <strong>à</strong><br />

goutte dans <strong>la</strong> corruption, <strong>les</strong> mensonges, <strong>les</strong> bavardages. Lui l’avait sauvegardée. La mort était un<br />

défi… Mais ce jeune homme qui s’était donné <strong>la</strong> mort, avait-il plongé en tenant son trésor ? Si le<br />

moment était venu <strong>de</strong> mourir, ce serait maintenant le bonheur suprême, s’était-elle dit une fois en<br />

<strong>de</strong>scendant, toute en b<strong>la</strong>nc… Et puis- ce matin même elle l’avait aperçu- il y avait <strong>la</strong> terreur ;<br />

l’impuissance qui submergeait, cette vie dont nous chargent nos parents, qu’il faut vivre jusqu’<strong>à</strong> son<br />

terme, qu’il faut parcourir sereinement ; au plus profond <strong>de</strong> son cœur, il y avait une peur affreuse (…)<br />

alors elle aurait pu mourir. Elle en avait réchappé. Mais ce jeune homme s’était tué. D’une certaine<br />

façon, c’était son échec <strong>à</strong> elle, sa honte. C’était sa punition <strong>de</strong> voir sombrer et disparaître ici un<br />

homme, l<strong>à</strong> une femme, dans cette obscurité profon<strong>de</strong> tandis qu’elle était forcée <strong>de</strong> rester ici dans sa<br />

robe du soir… Etonnant, incroyable ; elle n’avait jamais été aussi heureuse. Rien ne pouvait être assez<br />

lent ; rien ne pouvait durer trop longtemps. Il n’y avait pas <strong>de</strong> plus grand p<strong>la</strong>isir (…) que d’en avoir<br />

fini avec <strong>les</strong> triomphes <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeunesse, après s’être perdue <strong>à</strong> force <strong>de</strong> vivre, que <strong>de</strong> trouver le bonheur,<br />

dans un choc délicieux, quand le soleil se levait, quand le jour finissait. Bien souvent, <strong>à</strong> Bourton, elle<br />

était sortie, quand tous <strong>les</strong> autres étaient entrain <strong>de</strong> parler, pour voir le ciel (...) Elle marcha jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

fenêtre. Si fou que ce<strong>la</strong> paraisse, il contenait quelque chose d’elle, ce ciel <strong>de</strong> campagne, ce ciel au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> Westminster. Elle ouvrit <strong>les</strong> ri<strong>de</strong>aux ; elle regarda (...) Ce sera un ciel solennel, avait-elle<br />

pensé, un ciel crépuscu<strong>la</strong>ire (...) Mais voil<strong>à</strong>- il était d’une pâleur <strong>de</strong> cendre, traversé rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong><br />

grands nuages effilochés (...) Elle <strong>de</strong>vait retourner vers eux. Mais quelle nuit extraordinaire ! »...<br />

Les gens ne meurent jamais. Au fil du Temps, ils vivent et mutent dans l’esprit <strong>de</strong> ceux qui restent…<br />

11


Chapitre III<br />

Profil psychologique et biographique<br />

Comment oser tracer un portrait <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ? D’une manière plus générale, comment pourrait-<br />

on même prétendre, philosophiquement, faire le moindre portrait fidèle et donc absolu <strong>de</strong> quelqu’un<br />

qui serait, dirais-je, infiniment moins complexe et moins élevé que <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ? Ce serait déj<strong>à</strong>,<br />

par essence, une gageure. Néanmoins, par défi, j’ose…<br />

A<strong>de</strong>line <strong>Virginia</strong> Stephen est née <strong>à</strong> Londres <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin du XIX ème siècle dans le quartier aisé <strong>de</strong><br />

Kensington, précisément au 22, Hy<strong>de</strong> Park Gate le 25 janvier 1882, au sein d’une famille <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

moyenne bourgeoisie ancestralement intellectuelle et artistique, <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois stricte mais permettant<br />

également l’éveil <strong>à</strong> <strong>la</strong> critique littéraire, <strong>à</strong> <strong>la</strong> culture et <strong>à</strong> l’intellect, qui étaient en ce lieu c<strong>la</strong>irement<br />

stimulés. Après un premier mariage illustre avec Minny Thackeray (<strong>la</strong> fille aînée du célèbre écrivain<br />

ang<strong>la</strong>is du milieu du XIX ème siècle William Makepeace Thackeray), le père <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, Leslie<br />

Stephen, alors veuf, épousa en 1878 Julia Duckworth (Prinsep-Jackson <strong>de</strong> son nom <strong>de</strong> jeune fille),<br />

issue elle-même d’un milieu hautement cultivé et artistique, sa tante Julia Margaret Cameron<br />

(<strong>de</strong>uxième <strong>de</strong>s sept sœurs Pattle) ayant été une photographe <strong>de</strong> génie <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième moitié du XIX<br />

ème siècle qui fit <strong>de</strong>s portraits saisissants, en outre <strong>de</strong> sa nièce, mais aussi <strong>de</strong>s plus grands artistes et<br />

personnages éc<strong>la</strong>irés inscrits dans ce siècle <strong>de</strong> lumières vives. A ce titre, Julia Jackson et sa famille<br />

fréquentèrent notamment le peintre préraphaélite et sculpteur G.F. Watts qui trouva <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong><br />

cette re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s modè<strong>les</strong> féminins sources d’esthétique et d’inspiration, alors phares étince<strong>la</strong>nts<br />

(resplendissants) <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux arts majeurs et complémentaires. Julia Jackson était fille d’une <strong>de</strong>s sept<br />

sœurs Pattle connues pour leur beauté et leur implication dans <strong>la</strong> vie intellectuelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> société<br />

victorienne <strong>à</strong> l’image du salon londonien réputé tenu au milieu du XIX ème siècle par une <strong>de</strong> ses<br />

tantes : Sarah Prinsep, qui accueillera dans sa rési<strong>de</strong>nce « Little Hol<strong>la</strong>nd House » une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong><br />

l’intelligentsia (intellectuelle et artistique) victorienne, tels l’écrivain W.M. Thackeray mentionné<br />

auparavant, Sir John Fre<strong>de</strong>rick William Herschel, scientifique et astronome britannique mais aussi le<br />

peintre, poète et écrivain Dante Gabriel Rossetti pour n’en citer que trois, ou bien encore, <strong>de</strong> surcroît,<br />

en re<strong>la</strong>tion d’amitiés avec le peintre G.F. Watts évoqué ci-avant et le poète Alfred Tennyson (voisins<br />

immédiats <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> maison <strong>de</strong> Freshwater sur l’île <strong>de</strong> Wight où vivait <strong>la</strong> famille Cameron <strong>de</strong>puis<br />

1860). Culturellement, une partie <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> famille du côté <strong>de</strong> Julia Jackson avait vécu dans <strong>les</strong><br />

colonies indiennes, son père, John Jackson, ayant exercé sur p<strong>la</strong>ce <strong>la</strong> profession <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cin ; elle<br />

naquit elle-même en In<strong>de</strong> en 1846, tout comme sa tante Julia Margaret Cameron née <strong>à</strong> Calcutta le 11<br />

juin 1815 <strong>de</strong> l’union <strong>de</strong> A<strong>de</strong>line <strong>de</strong> l’Etang, fille d’aristocrates français et <strong>de</strong> James Pattle qui exerçait<br />

<strong>de</strong> hautes fonctions <strong>à</strong> <strong>la</strong> Compagnie <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s, comptoir colonial britannique.<br />

Les époux Leslie Stephen et Julia (Jackson) Duckworth <strong>de</strong>venue Stephen eurent quatre enfants :<br />

Vanessa en 1879, Thoby en 1880, <strong>Virginia</strong> en 1882 et Adrian en 1883, auxquels s'ajoutaient déj<strong>à</strong> <strong>de</strong><br />

leur union précé<strong>de</strong>nte respective <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> (Stel<strong>la</strong> Duckworth née en 1869 et Laura, enfant déficiente<br />

mentale issue du premier mariage <strong>de</strong> Leslie Stephen) et <strong>de</strong>ux garçons (George né en 1868 et Gerald<br />

Duckworth né en 1870 issus du premier mariage <strong>de</strong> Julia Jackson avec Herbert Duckworth).<br />

Leslie Stephen, homme <strong>de</strong> lettres agnostique éminemment cultivé, était un personnage doté d’un<br />

caractère plutôt rationnel et austère, introverti. De fins talents critiques lui seront unanimement<br />

reconnus et il achèvera notamment d’établir, en 1900, une monumentale édition en vingt-six volumes<br />

du Dictionnaire National <strong>de</strong>s Biographies dont <strong>la</strong> réalisation lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> très nombreuses années<br />

d’un travail gigantesque assidu. Il fut également un alpiniste renommé, le premier <strong>à</strong> gravir pendant<br />

12


l’âge d’or <strong>de</strong> <strong>la</strong> discipline plusieurs grands sommets comme le Wildstrubel (1858), le Bietschhorn et le<br />

Rimpfischhorn (1859), le Blümlisalp (1860), le Schreckhorn (1861), sommet <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 4.000 mètres<br />

considéré par <strong>les</strong> spécialistes comme l'un <strong>de</strong>s plus diffici<strong>les</strong> <strong>de</strong>s Alpes bernoises, voire <strong>de</strong>s Alpes<br />

suisses, le Monte Disgrazia et le Zinalrothorn culminant lui-aussi <strong>à</strong> plus <strong>de</strong> 4.000 mètres. Il fut<br />

pendant quelques années prési<strong>de</strong>nt du Club alpin dont il était le cofondateur et fut aussi éditeur <strong>de</strong><br />

l’« Alpine Journal » <strong>de</strong> 1868 <strong>à</strong> 1871.<br />

Leslie Stephen régnera sur sa famille en homme <strong>de</strong> son éducation et <strong>de</strong> son époque, en patriarche,<br />

mais, paradoxalement, favorisera toujours en son foyer une ému<strong>la</strong>tion culturelle et intellectuelle (NB :<br />

avec restrictions sco<strong>la</strong>ires pour <strong>les</strong> fil<strong>les</strong>- l’événement revêt, en cette histoire, une importance <strong>de</strong> tout<br />

premier ordre). Des idées non conventionnel<strong>les</strong> et d’avant-gar<strong>de</strong> pour l’époque circuleront dans cette<br />

maison, comme l’anti-esc<strong>la</strong>vage par exemple, ouvrant ainsi <strong>la</strong> voie (<strong>les</strong> prémices) <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’ère<br />

victorienne colonisatrice. Cette image bipo<strong>la</strong>ire d’un père <strong>à</strong> <strong>la</strong> figure dure mais au cerveau érudit <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>issant librement, lorsqu’elle était petite fille, parcourir sa bibliothèque personnelle, restera en<br />

<strong>Virginia</strong> comme un élément du passé constitutif et essentiel. En lui ouvrant <strong>les</strong> portes <strong>de</strong> cet univers<br />

riche et protecteur, Leslie Stephen <strong>la</strong> portera en fait dans l’arche <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature et le berceau <strong>de</strong><br />

l’écriture...<br />

Vanessa et sa sœur <strong>Virginia</strong> recevront une éducation, mais, contrairement <strong>à</strong> leurs frères, non sco<strong>la</strong>ire<br />

et privée (par <strong>de</strong>s cours <strong>à</strong> domicile). Vanessa semblera toutefois avoir profité en 1896 d’une<br />

opportunité, celle <strong>de</strong> suivre <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssin dispensés par Sir Arthur Cope <strong>à</strong> Cope’s School, ainsi<br />

que d’être inscrite <strong>à</strong> <strong>la</strong> Royal Aca<strong>de</strong>my School en 1901- elle poursuivra son enseignement artistique <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> S<strong>la</strong><strong>de</strong> School of Arts courant 1904 (NB : l’on remarque tout <strong>de</strong> même qu’il s’agira initialement<br />

pour elle d’un enseignement <strong>à</strong> orientation artistique et non intellectuelle– mais se rapprocher <strong>de</strong><br />

l’interview d’Angelica Bell <strong>de</strong> septembre 2003 pour un éc<strong>la</strong>ircissement crucial sur le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong><br />

sa mère Vanessa au sujet <strong>de</strong> l’éducation en général et précisément <strong>de</strong> <strong>la</strong> prépondérance <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière<br />

artistique dans l’Existence). Vanessa sera notamment élève du peintre Walter Richard Sickert (1860–<br />

1942, élève lui-même du maître James Abbott McNeill Whistler, il travaillera notamment avec Edgar<br />

Degas <strong>à</strong> Paris. D’origine alleman<strong>de</strong> et habitant <strong>à</strong> Londres avec sa famille <strong>de</strong>puis 1868, il initiera le<br />

groupe <strong>de</strong> Cam<strong>de</strong>n Town et fréquentera ponctuellement le Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury. Il <strong>de</strong>viendra l'un<br />

<strong>de</strong>s principaux peintres impressionnistes britanniques). <strong>Virginia</strong>, quant <strong>à</strong> elle, révèlera avec<br />

singu<strong>la</strong>rité et précocité une somme <strong>de</strong> très rare intelligence, <strong>de</strong> curiosité et <strong>de</strong> sensibilité hors du<br />

commun. Devenue immensément cultivée, elle sera bientôt dotée d’une formidable puissance<br />

créatrice, mais sera durant toute son existence victime <strong>de</strong> ses dons rares qui <strong>la</strong> feront appréhen<strong>de</strong>r <strong>la</strong><br />

Vie <strong>de</strong> manière complexe- <strong>Virginia</strong> sera transcendée mais bien souvent torturée…<br />

Afin <strong>de</strong> situer au plus près son parcours en tant qu’écrivain, c’est-<strong>à</strong>-dire <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son père<br />

Leslie Stephen le 22 février 1904, le profil synthétique qui suit ai<strong>de</strong>ra en tous moments le lecteur <strong>à</strong> lier<br />

<strong>les</strong> dates aux lieux et événements principaux <strong>de</strong> son cheminement :<br />

CHRONOLOGIE<br />

• 46, GORDON SQUARE : octobre 1904–1906 – <strong>Virginia</strong> a 22 ans. Huit mois après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son<br />

père Leslie Stephen, elle s’installe <strong>à</strong> Bloomsbury avec ses frères et sœur : Thoby, Adrian et<br />

Vanessa. Les quatre orphelins y mènent une vie artistique et intellectuelle vouée <strong>à</strong> <strong>la</strong> peinture et <strong>à</strong><br />

l’écriture ainsi qu’<strong>à</strong> une toute nouvelle mentalité. Le Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury est atypique et<br />

révolutionnaire, personnages bril<strong>la</strong>nts et non conventionnels, tous <strong>à</strong> contre-courant <strong>de</strong>s vieil<strong>les</strong><br />

règ<strong>les</strong> socioculturel<strong>les</strong> victoriennes. La vraie vie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> commence <strong>à</strong> cette adresse ; libre <strong>de</strong><br />

découvrir et <strong>de</strong> créer, une Culture nouvelle naît en elle. Elle y débute sa carrière d’écrivain comme<br />

critique littéraire : une « révolution » dans sa vie, un épanouissement <strong>à</strong> exercer ses talents sans<br />

aucune contrainte extérieure. Epoque unique pour <strong>Virginia</strong> et pour eux tous, ils se reçoivent en ce<br />

lieu le jeudi soir <strong>de</strong> manière assidue : Léonard <strong>Woolf</strong> fera partie du cercle <strong>de</strong>s fidè<strong>les</strong> / Vie<br />

heureuse / (NB : cet endroit <strong>de</strong>viendra <strong>la</strong> maison maritale <strong>de</strong> Vanessa et <strong>de</strong> Clive Bell <strong>à</strong> partir <strong>de</strong><br />

13


février 1907 et sera également momentanément occupé, après août 1912, par Adrian au moment<br />

<strong>de</strong> sa séparation avec sa sœur <strong>Virginia</strong>, cette <strong>de</strong>rnière se mariant avec Léonard <strong>Woolf</strong>. Puis, en<br />

1916, cette adresse <strong>de</strong>viendra le lieu où J. M. Keynes vivra <strong>les</strong> trente <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> sa vie.<br />

Enfin, Vanessa et ses enfants ainsi que Duncan Grant s’y installeront, en co-voisinage avec J. M.<br />

Keynes entre 1919 et 1929. C’est pour dire <strong>la</strong> singulière importance <strong>de</strong> ce lieu mythique-<br />

l’ensemble <strong>de</strong> ces personnages est présenté par <strong>la</strong> suite).<br />

• 29, FITZROY SQUARE : 1907-1911 – après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son frère Thoby le 20 novembre 1906 et<br />

suite au mariage <strong>de</strong> sa sœur aînée Vanessa en février 1907 qui <strong>la</strong> <strong>la</strong>isse seule avec son frère ca<strong>de</strong>t<br />

Adrian, <strong>Virginia</strong> quitte Gordon Square <strong>la</strong>issant p<strong>la</strong>ce <strong>à</strong> Vanessa et son mari et emménage avec son<br />

frère dans ce nouveau lieu, non loin <strong>de</strong> Gordon Square. Le charme et l’intensité <strong>de</strong> l’époque<br />

mythique <strong>de</strong> Gordon Square sont révolus mais <strong>les</strong> réunions du jeudi soir avec le Cercle <strong>de</strong><br />

Bloomsbury perdurent malgré tout.<br />

• ASHEHAM HOUSE (dans l’East Sussex, près <strong>de</strong> Beddingham au sud-est proche <strong>de</strong> Lewes, non<br />

loin <strong>de</strong> Firle, l’une <strong>de</strong>s paroisses civi<strong>les</strong> du district <strong>de</strong> Lewes et <strong>de</strong> Rodmell) : <strong>de</strong> 1910 <strong>à</strong> janvier<br />

1912 (résid. sec.) – <strong>Virginia</strong> loue cette maison avec Vanessa (le couple Bell est alors en crise).<br />

Les <strong>de</strong>ux sœurs vont, en outre, y recevoir Léonard <strong>Woolf</strong>, Roger Fry et Duncan Grant.<br />

• 38, BRUNSWICK SQUARE : 1911 – <strong>à</strong> Bloomsbury, <strong>la</strong> maison qui succè<strong>de</strong> <strong>à</strong> celle <strong>de</strong> Fitzroy<br />

Square, plus gran<strong>de</strong>, pour y loger <strong>à</strong> plusieurs et ne plus être uniquement avec Adrian : colocation<br />

entre le frère et <strong>la</strong> sœur donc, ainsi qu’avec Léonard <strong>Woolf</strong>, John Maynard Keynes et Duncan<br />

Grant. De l<strong>à</strong>, Léonard <strong>Woolf</strong> se rapproche plus intimement <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> (il l’épousera le 10 août<br />

1912). (NB : Adrian va alors reprendre le 46, Gordon Square. Une recomposition <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieille<br />

équipe va ainsi se produire et certains d’entre eux vont cohabiter <strong>à</strong> cette adresse. Le Groupe<br />

avait-il vraiment cessé d’exister ? Non. Quand bien même <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> prédilection était passée,<br />

<strong>les</strong> soirées d’antan animant ce Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury vont perdurer sous une forme différente).<br />

• LITTLE TALLAND HOUSE, <strong>à</strong> Firle près <strong>de</strong> Lewes (East Sussex) : <strong>de</strong> janvier 1911 <strong>à</strong> janvier<br />

1912 (résid. sec.) - <strong>Virginia</strong> loue sa propre maison pour y vivre <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> tranquillité en<br />

fins <strong>de</strong> semaines ou lors <strong>de</strong> courts séjours. Le nom donné par <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> cette maison sera un<br />

hommage aux moments heureux <strong>de</strong> son enfance passés <strong>à</strong> St Ives. Elle y recevra notamment celui<br />

qui <strong>de</strong>viendra bientôt son mari en <strong>la</strong> personne <strong>de</strong> Léonard <strong>Woolf</strong>.<br />

• 13, CLIFFORD’S INN, <strong>à</strong> Londres : 1912-1913 – sa première année <strong>de</strong> mariage. L’endroit est peu<br />

spacieux. Elle y fera, en 1913, une tentative <strong>de</strong> suici<strong>de</strong> dont elle mettra <strong>de</strong>s mois <strong>à</strong> se remettre.<br />

• 17, THE GREEN, <strong>à</strong> Richmond : 1914-début 1915 – <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> n’y restent pas longtemps<br />

car le lieu est trop petit et peu intime.<br />

• ASHEHAM HOUSE (près <strong>de</strong> Beddingham) : <strong>de</strong> janvier 1912 au 1 er septembre 1919 (résid.<br />

sec.)- Asheham House poursuit pour <strong>Virginia</strong> son rôle <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce secondaire <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> janvier<br />

1912 et <strong>de</strong>vient un lieu <strong>de</strong> détente <strong>à</strong> <strong>la</strong> campagne et <strong>de</strong> visites familia<strong>les</strong> pour <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> qui,<br />

<strong>à</strong> partir <strong>de</strong> 1917, s’y reposent <strong>à</strong> l’envi <strong>de</strong>s activités prenantes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press <strong>à</strong> Richmond.<br />

Monk’s House re<strong>la</strong>yera ce rôle <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’été 1919. Vanessa habite alors <strong>à</strong> partir<br />

d’octobre 1916 <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton « Farm House » dans le vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Firle non loin <strong>de</strong> cet endroit et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> future Monk’s House <strong>à</strong> Rodmell (Vanessa louait <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton <strong>de</strong>puis 1912).<br />

• HOGARTH HOUSE, <strong>à</strong> Richmond- <strong>Sur</strong>rey (Paradise Road) : 1915-1924 – bourga<strong>de</strong> située dans <strong>la</strong><br />

banlieue ouest sud-ouest <strong>de</strong> Londres, endroit <strong>de</strong> repos et <strong>de</strong> calme nécessaires pour <strong>la</strong> santé fragile<br />

et <strong>la</strong> créativité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, mais également lieu d’activité liée <strong>à</strong> l’exploitation <strong>de</strong> <strong>la</strong> Presse qui y<br />

est fondée en 1917 ; d’où leur futur choix d’acquérir Monks House en 1919, maison <strong>de</strong> campagne<br />

parfaite pour le calme recherché : le havre <strong>de</strong> paix nécessaire <strong>à</strong> l’équilibre mental et physique <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong>. A Hogarth House <strong>la</strong> romancière écrivit entre autre : « Mrs Dalloway » / Pério<strong>de</strong><br />

heureuse avec Léonard (époque excitante <strong>de</strong> <strong>la</strong> création <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press), quand bien même<br />

<strong>Virginia</strong> eut <strong>à</strong> déplorer plusieurs rechutes dépressives.<br />

• (« THE ROUND HOUSE », <strong>à</strong> Lewes : juin 1919 (résid. sec.)- épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Lewes<br />

achetée précipitamment par <strong>Virginia</strong> et revendue quelques semaines plus tard. De l<strong>à</strong> va<br />

s’enchaîner <strong>à</strong> <strong>la</strong> vente aux enchères <strong>de</strong> juillet 1919 l’acquisition <strong>de</strong> <strong>la</strong> prochaine rési<strong>de</strong>nce<br />

secondaire <strong>de</strong>s époux <strong>Woolf</strong> mentionnée ci-après. Se reporter au chapitre suivant pour <strong>les</strong> phases<br />

détaillées <strong>de</strong> cet épiso<strong>de</strong>).<br />

14


• MONK’S HOUSE <strong>à</strong> Rodmell (<strong>à</strong> moins <strong>de</strong> cinq kilomètres au sud <strong>de</strong> Lewes) : septembre 1919<br />

(achat juillet 1919)–1940 (résid. sec.)– endroit <strong>de</strong> repos total contrastant avec le caractère très<br />

prenant <strong>de</strong>s activités liées <strong>à</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press <strong>à</strong> Richmond. Création, calme et bonheur. La maison<br />

poursuivra son rôle <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce secondaire lorsque <strong>Virginia</strong> et Léonard <strong>Woolf</strong> se réinstalleront<br />

dans le centre <strong>de</strong> Londres pour y vivre <strong>de</strong> 1924 <strong>à</strong> 1940 (NB : Monk’s House est un cottage du<br />

XVIII ème siècle).<br />

• 52, TAVISTOCK SQUARE : 1924 <strong>à</strong> 1939 – <strong>de</strong> 42 <strong>à</strong> 57 ans, retour <strong>à</strong> Londres dans son quartier <strong>de</strong><br />

prédilection, retour <strong>à</strong> ses amours : Bloomsbury ! <strong>Virginia</strong> sera heureuse <strong>de</strong> retrouver sa chère Cité<br />

londonienne. La Presse occupera le sous-sol <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison et <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> logeront dans <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>ux étages supérieurs.<br />

• 37, MECKLENBURGH SQUARE : 1939 <strong>à</strong> 1940 – <strong>de</strong> 57 <strong>à</strong> 58 ans, toujours <strong>à</strong> Bloomsbury. Ce<br />

sera sa <strong>de</strong>rnière année dans son quartier d’attaches et sa <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>meure londonienne aussi. Les<br />

époux <strong>Woolf</strong> ne purent y vivre que peu <strong>de</strong> temps, l’atmosphère <strong>de</strong> guerre étant <strong>de</strong>venue réellement<br />

suffocante : repli alors définitif sur Monk’s House. La maison sera bombardée successivement en<br />

septembre et novembre 1940, obligeant Léonard <strong>à</strong> <strong>la</strong> vi<strong>de</strong>r définitivement <strong>de</strong> son contenu et <strong>à</strong><br />

transférer <strong>la</strong> Presse, lequel, jusqu’alors, y perdurait son activité, aidé dans sa tâche par son fidèle<br />

associé.<br />

• MONK’S HOUSE <strong>à</strong> Rodmell : 1940-1941 - <strong>de</strong>venue dès lors rési<strong>de</strong>nce principale et refuge <strong>de</strong><br />

guerre, <strong>la</strong> romancière y vivra <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière année <strong>de</strong> sa vie et Léonard y restera jusqu’<strong>à</strong> sa mort.<br />

Revenons <strong>à</strong> présent sur <strong>les</strong> fon<strong>de</strong>ments psychologiques et biographiques qui lient <strong>la</strong> romancière <strong>à</strong> son<br />

milieu.<br />

<strong>Virginia</strong> Stephen aura dès son plus jeune âge évolué dans un milieu intellectuel. Elle <strong>de</strong>viendra très tôt<br />

fascinée par <strong>la</strong> lecture et l’observation <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie et commencera elle-même <strong>à</strong> écrire dès l’âge <strong>de</strong> dix<br />

ans. A sa naissance, un être et un <strong>de</strong>stin exceptionnels venaient <strong>de</strong> voir le jour. Sa <strong>de</strong>stinée prendra sa<br />

véritable tournure <strong>à</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son père, le 22 février 1904, dès lors que <strong>les</strong> enfants Stephen se<br />

retrouveront orphelins, livrés <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> leur avenir et passant ainsi d’une certaine rigidité <strong>à</strong> <strong>la</strong> liberté<br />

totale. Un seul nom, celui d’un quartier atypique <strong>de</strong> Londres dans lequel ils s’installeront en octobre<br />

suivant au 46, Gordon Square : Bloomsbury ! Ils vont alors y fon<strong>de</strong>r un cercle d’amis <strong>de</strong> toute<br />

première importance…<br />

En effet, le Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury sera, bien plus qu’un simple groupe, une véritable révolution,<br />

culturelle, certes, mais fondamentale <strong>de</strong> par sa naissance après <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> d’austérité en Angleterre. Il<br />

constituera un milieu très intellectuel et artistique, un groupe <strong>de</strong> jeunes gens pour <strong>la</strong> plupart issus <strong>de</strong><br />

l’université <strong>de</strong> Cambridge et <strong>de</strong> ce fait amis <strong>de</strong> Thoby, qui débutera ses étu<strong>de</strong>s au Clifton College <strong>de</strong><br />

Bristol et <strong>de</strong> Adrian Stephen, qui étudiera au Trinity College <strong>de</strong> Cambridge, <strong>les</strong>quels se <strong>rencontre</strong>ront<br />

régulièrement lors <strong>de</strong> riches soirées prolongées au 46, Gordon Square. Un art <strong>les</strong> unira : celui <strong>de</strong><br />

l’expression et <strong>de</strong> <strong>la</strong> communication en un vaste réseau serré <strong>de</strong> liens sensib<strong>les</strong> et inspirés. Certains<br />

futurs grands talents naîtront <strong>à</strong> cet endroit, parmi <strong>les</strong>quels le peintre et critique d'art Roger Fry, John<br />

Maynard Keynes, qui fera une partie <strong>de</strong> ses étu<strong>de</strong>s au King’s College <strong>de</strong> Cambridge et <strong>de</strong>viendra un<br />

éminent économiste, Lytton Strachey, écrivain et notamment fin biographe, Duncan Grant, peintre et<br />

cousin <strong>de</strong> Lytton Strachey ainsi que le romancier et critique littéraire Edouard Morgan Forster, puis<br />

aussi Léonard <strong>Woolf</strong>, homme très cultivé et écrivain, féru et expérimenté en politique, lequel quittera<br />

le Trinity College en octobre 1904 (date « officielle » <strong>de</strong> <strong>la</strong> création du Groupe) pour <strong>de</strong>venir ensuite<br />

élève officier au Cey<strong>la</strong>n Civil Service et <strong>de</strong>viendra en outre administrateur d’un district (Hambantota)<br />

dans ces colonies britanniques <strong>à</strong> partir d’août 1908, oscil<strong>la</strong>nt entre <strong>la</strong> vie insu<strong>la</strong>ire dans l’hémisphère<br />

sud et <strong>de</strong>s séjours avec ses amis du Cercle dans <strong>la</strong> Cité, jusqu’<strong>à</strong> un retour définitif <strong>à</strong> <strong>la</strong> vie londonienne<br />

en mai 1911. Il y aura également Clive Bell, critique d’art, personnage alors intellectuellement très<br />

proche <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> notamment par son esprit critique affûté et sa gran<strong>de</strong> culture littéraire et artistique<br />

qui feront sa réputation. De manière complémentaire <strong>à</strong> ces réunions, Vanessa créera le Friday Club en<br />

1905 qui constituera quant <strong>à</strong> lui un forum <strong>de</strong> <strong>rencontre</strong>s <strong>à</strong> l’attention <strong>de</strong>s peintres.<br />

15


Les précurseurs <strong>de</strong> ce Groupe se <strong>rencontre</strong>ront initialement en 1899 au Trinity College <strong>de</strong> Cambridge,<br />

en <strong>les</strong> personnes <strong>de</strong> Clive Bell, Lytton Strachey, Léonard <strong>Woolf</strong>, Thoby Stephen et Saxon Sydney-<br />

Turner, qui formeront ainsi ce que <strong>les</strong> historiens dénomment « le vieux Bloomsbury ». Saxon Sydney-<br />

Turner était un passionné <strong>de</strong> musique, notamment d’opéra et <strong>de</strong> poésie, mais, <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> membres du<br />

Groupe, il sera le personnage dont <strong>la</strong> carrière sera <strong>la</strong> moins bril<strong>la</strong>nte et ce malgré son énorme<br />

érudition- il restera mo<strong>de</strong>stement fonctionnaire durant toute sa vie.<br />

Les fidè<strong>les</strong> du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury réfuteront <strong>les</strong> valeurs bourgeoises <strong>de</strong> <strong>la</strong> feue société victorienne<br />

et promouvront d’autres formes d’amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, voire d’amour au sens re<strong>la</strong>tions humaines. Ils<br />

rechercheront une autre vérité et un autre bonheur, une autre voie artistique vers une consécration <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> liberté : celle <strong>de</strong> créer, <strong>de</strong> penser et <strong>de</strong> ressentir différemment, mais également <strong>de</strong> communiquer et<br />

d’échanger <strong>les</strong> valeurs qu’ils prônaient et dont ils étaient sûrs qu’el<strong>les</strong> constituaient <strong>les</strong> bases<br />

incontournab<strong>les</strong> et éc<strong>la</strong>irées d’un nouveau mon<strong>de</strong>. Ils se sentaient libres et libérés. Certains d’entre<br />

eux étaient d’ailleurs homosexuels voire également hétérosexuels comme Duncan Grant, Adrian<br />

Stephen et Lytton Strachey, ou encore exemptés du service militaire ou objecteurs <strong>de</strong> conscience<br />

comme Lytton Strachey, Adrian Stephen et Duncan Grant, <strong>les</strong>quels, <strong>à</strong> ce titre, seront contraints <strong>à</strong> <strong>de</strong>s<br />

travaux d’intérêt général <strong>à</strong> <strong>la</strong> campagne dans une ferme <strong>de</strong> l’Essex dès 1914. Ce milieu sera <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois<br />

résolument tourné vers l’avenir, par <strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong> valeurs qu’ils affectionnaient comme un idéal et<br />

qu’ils transmettaient <strong>à</strong> travers leurs œuvres, mais sera encore, <strong>de</strong> par son éducation d’origine et, <strong>de</strong><br />

manière liée, par ses goûts, très ancré dans le XIX ème siècle. Pourtant, une véritable révolution<br />

intellectuelle et artistique se produira, mais également une forte ému<strong>la</strong>tion entre eux, surtout lorsqu’ils<br />

pratiqueront le même art avec <strong>la</strong> même passion...<br />

L’on peut pour autant affirmer et c’est un point très important <strong>de</strong> <strong>la</strong> psychologie <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sœurs<br />

Stephen, que <strong>Virginia</strong> et Vanessa ne vivront pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> même façon cette explosion culturelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin<br />

<strong>de</strong> l’année 1904 qui succéda aux années d’éducation qu’el<strong>les</strong> vécurent. En effet, <strong>Virginia</strong> vivra son art<br />

et sa liberté par une puissante et complexe Aventure intérieure, alors que Vanessa vivra son existence<br />

et sa créativité <strong>de</strong> manière moins torturée, si l’on excepte l’aspect sentimental <strong>de</strong> son parcours.<br />

Vanessa vivra <strong>à</strong> sa guise une vie créatrice riche et sensible, hors règ<strong>les</strong> et normes établies, basée sur <strong>de</strong><br />

profon<strong>de</strong>s valeurs artistiques transformées alors en véritable éthique <strong>de</strong> vie (NB : le concept du « non<br />

conventionnel » s’applique d’ailleurs au phénomène « Bloomsbury » dans son ensemble, <strong>la</strong> face <strong>la</strong><br />

plus visible étant celle d’une gran<strong>de</strong> liberté <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> mœurs et notamment celle d’une<br />

démystification <strong>de</strong>s grands et vieux principes <strong>de</strong> pu<strong>de</strong>ur liés au corps, appréhendant alors ce <strong>de</strong>rnier<br />

comme un sujet artistique naturel et comme un phénomène <strong>de</strong> libération sexuelle s’accompagnant<br />

d’idées très libres et créatrices : un phénomène humano culturel était né). D’une sensibilité différente,<br />

plus posée tout en ayant ses propres complexités, plus stable, plus soli<strong>de</strong> que sa soeur tout en étant<br />

sensible, très droite comme <strong>Virginia</strong> mais moins cérébrale, plus calme qu’elle, immensément<br />

distinguée elle aussi, Vanessa semblera être l<strong>à</strong> pour équilibrer <strong>Virginia</strong> et tiendra en effet bien souvent<br />

ce rôle maternel auprès <strong>de</strong> sa sœur ca<strong>de</strong>tte. Mais, paradoxalement, Vanessa était moins chaleureuse<br />

que <strong>Virginia</strong> dans son rapport affectif. Les <strong>de</strong>ux sœurs seront pourtant extrêmement et sincèrement<br />

liées toutes <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux et ce toute leur vie durant : « penses-tu que nous ayons <strong>la</strong> même paire d’yeux,<br />

voyant seulement différents spectac<strong>les</strong> » écrivit <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> Vanessa. C’est l’une <strong>de</strong>s raisons qui fait<br />

que l’on ne peut en aucun cas portraiturer <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> sans évoquer, <strong>de</strong> manière fondamentalement<br />

associée, son environnement culturel et affectif, familial et familier et leur contexte <strong>de</strong> l’époque.<br />

Vanessa exercera son propre talent dans le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> peinture en créant <strong>de</strong>s oeuvres sensib<strong>les</strong> et<br />

subti<strong>les</strong>, dotées notamment d’une spécificité étrange, celle <strong>de</strong> peindre <strong>les</strong> visages en y <strong>la</strong>issant un<br />

flou ; peut-être sa façon <strong>à</strong> elle d’évoquer le mystère et l’intemporalité ? Une forme <strong>de</strong> non<br />

personnification et d’opposition. <strong>Virginia</strong> sera éveillée <strong>à</strong> <strong>la</strong> peinture dès son plus jeune âge et ce bien<br />

évi<strong>de</strong>mment <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> propre sensibilité <strong>de</strong> Vanessa en <strong>la</strong> matière, mais, au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong> cette influence<br />

familiale remontant aux sources culturel<strong>les</strong> du milieu dans lequel elle grandit et hormis l’évi<strong>de</strong>nte<br />

ascendance artistique du milieu <strong>de</strong> Bloomsbury dans lequel elle évoluera (notamment <strong>de</strong> par <strong>la</strong><br />

fréquentation rapprochée <strong>de</strong> Roger Fry et <strong>de</strong> Clive Bell), il s’agira bien pour <strong>Virginia</strong> d’une acuité<br />

personnelle toute particulière, d’une vision très picturale <strong>de</strong>s multip<strong>les</strong> scènes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie et d’un grand<br />

art <strong>à</strong> dépeindre (portraiturer) avec une extrême finesse et une profon<strong>de</strong> sensibilité personnages et<br />

16


situations au sein <strong>de</strong> ce vaste Spectacle quotidien. A ce titre, son style maniera bien souvent <strong>de</strong>s<br />

images contrastées, comme <strong>de</strong>s « f<strong>la</strong>shs » lumineux, <strong>de</strong>s clichés photographiques ava<strong>la</strong>nches <strong>de</strong><br />

couleurs et <strong>de</strong> lumières <strong>les</strong>quels, par leur aspect intense et fulgurant, imprègneront plus encore <strong>la</strong><br />

mémoire <strong>de</strong>s lecteurs : un génie qui unira l’écriture <strong>à</strong> l’art <strong>de</strong> l’image et <strong>de</strong> <strong>la</strong> peinture par <strong>de</strong>s jeux<br />

d’ombre et <strong>de</strong> lumière- <strong>les</strong> différentes scènes et personnages revêtent alors en ses ouvrages une <strong>de</strong>nsité<br />

et une présence d’autant plus fortes qu’ils impressionnent l’esprit du lecteur comme sur une p<strong>la</strong>que<br />

photosensible (NB : le concept crucial <strong>de</strong> l’image dans l’approche existentielle <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière<br />

constituera également un principe déterminant dans <strong>la</strong> démarche artistique <strong>de</strong>s principaux acteurs du<br />

Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury et ce <strong>à</strong> travers leurs différents outils <strong>de</strong> retranscription <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, notamment<br />

<strong>la</strong> peinture et l’écriture, <strong>de</strong>ux arts pour <strong>les</strong>quels l’aspect visuel <strong>de</strong> l’Existence s’avère intimement lié <strong>à</strong><br />

une quête systématique <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur : il s’agira bien l<strong>à</strong> et une fois encore <strong>de</strong> traduire le grand<br />

Mystère <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> jours). Mais son art mènera parfois <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, d’un contraste d’une toute<br />

autre nature, <strong>à</strong> une vision hermétique, noire et défaitiste <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, traduisant ainsi avec <strong>la</strong> même<br />

intensité un vi<strong>de</strong>, une incommunicabilité reflétant un profond vertige. <strong>Virginia</strong> transmettra cette<br />

impression dès son premier roman et, <strong>à</strong> travers son Œuvre entière, criera tout autant <strong>la</strong> beauté et<br />

l’émotion <strong>de</strong> l’Existence que son obscurité : elle lui cherchera un sens Suprême en ces <strong>de</strong>ux pô<strong>les</strong>...<br />

L’art <strong>de</strong> Vanessa sera, comme <strong>la</strong> création <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, foncièrement libre et spontané, mais peut-être<br />

plus flui<strong>de</strong> <strong>à</strong> certains égards ; son pinceau semblera pour autant s’unir <strong>à</strong> <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> sa sœur dans l’art<br />

<strong>de</strong> traduire leurs impressions visuel<strong>les</strong> et intimes : il s’agira bien l<strong>à</strong> d’une fusion artistique et<br />

sentimentale essentielle...<br />

La famille Stephen aura donc fait naître <strong>de</strong>ux êtres éc<strong>la</strong>irés : <strong>Virginia</strong> et Vanessa qui auront toutes<br />

<strong>de</strong>ux, pourtant issues du même passé tourmenté développé plus loin dans ce chapitre, vécu leur art et<br />

leur vie <strong>de</strong> manière liée mais différente (réflexion : fondamentalement et hormis <strong>les</strong> caractères<br />

propres <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux soeurs, l’écriture est un art plus torturé que celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> peinture- <strong>la</strong><br />

cérébralité prenait <strong>de</strong> surcroît chez <strong>Virginia</strong> une dimension <strong>de</strong> premier ordre). Néanmoins, Vanessa<br />

vivra, <strong>de</strong> par ses choix affectifs et ce qu’ils induiront, <strong>de</strong>s moments parfois diffici<strong>les</strong> au cours <strong>de</strong> son<br />

existence ; elle vouera au peintre Duncan Grant une intense passion, au détriment parfois, en cet<br />

amour qui se révélera impossible, <strong>de</strong> son propre équilibre et <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité personnelle et vivra par l<strong>à</strong>-<br />

même sa propre tragédie. A ce titre, elle souffrira <strong>de</strong> pério<strong>de</strong>s dépressives entre 1911 et 1913, sans<br />

pour autant commune mesure avec <strong>la</strong> pathologie chronique <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>. Vanessa, qui était une très<br />

jolie femme (tout comme <strong>Virginia</strong> l’était dans ses jeunes années), cherchera d’abord en son couple un<br />

épanouissement, qu’elle trouvera au tout début <strong>de</strong> sa re<strong>la</strong>tion avec Clive Bell et ensuite le grand<br />

amour, qu’elle tentera <strong>de</strong> trouver (en vain) avec le peintre Duncan Grant, alors que <strong>Virginia</strong><br />

recherchera et trouvera en Léonard le compagnon <strong>de</strong> sa vie, le complice intellectuel et culturel.<br />

L’existence <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sœurs sera donc très différente l’une <strong>de</strong> l’autre et celle <strong>de</strong>s époux <strong>Woolf</strong> sera<br />

notamment beaucoup plus intellectuelle et austère <strong>à</strong> certains égards, plus centrée sur elle-même (selon<br />

<strong>les</strong> termes d’Angelica Bell) : un cadre et une façon <strong>de</strong> vivre incomparab<strong>les</strong> mais inséparab<strong>les</strong>...<br />

Pour en revenir <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> l’esprit d’origine <strong>de</strong> ces soirées au sein du Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury, il y<br />

avait très certainement un côté orgueilleux dans <strong>les</strong> <strong>rencontre</strong>s <strong>de</strong> ces jeunes gens, mais, dans le<br />

contexte <strong>de</strong> l’époque, ce Cercle formait avant tout un milieu innovant foisonnant <strong>de</strong> talents émergents-<br />

<strong>la</strong> « compétition », l’ému<strong>la</strong>tion étaient <strong>de</strong> haut niveau, tous sûrs d’être <strong>de</strong> très grands ; ils le seront<br />

effectivement pour certains d’entre eux, mais étaient encore précoces dans le succès et donc en proies<br />

<strong>à</strong> <strong>de</strong>s réactions pas forcément objectives, fougueuses ou méfiantes, en tous cas passionnées. Somme<br />

toute, une forme <strong>de</strong> vanité pouvait se lire en certains <strong>de</strong> ces jeunes artistes sûrs <strong>de</strong> <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> leur art,<br />

mais également angoissés par <strong>la</strong> nouveauté <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier, par son état <strong>de</strong> balbutiement, <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois<br />

persuadés <strong>de</strong> l’intensité vécue mais incertains <strong>de</strong> <strong>la</strong> survie <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière : « je crois que nous, <strong>les</strong><br />

écrivains mo<strong>de</strong>rnes, manquons <strong>de</strong> tendresse. Notre angoisse nous crispe atrocement » déc<strong>la</strong>rera<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> dans son « Journal » bien <strong>de</strong>s années après <strong>la</strong> naissance du phénomène, le 14/9/1940.<br />

L’attachement affectif <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> aux souvenirs <strong>de</strong> son enfance <strong>de</strong>meurera très fort et <strong>la</strong> suivra durant<br />

toute sa vie ; ces souvenirs traduiront <strong>de</strong>s marques sentimenta<strong>les</strong> indélébi<strong>les</strong> principalement liées au<br />

choc et au manque occasionnés par <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> sa mère Julia <strong>à</strong> l’âge <strong>de</strong> treize ans qui constituera en fait<br />

17


un drame familial : « j’avais treize ans et je pourrais remplir toute une page <strong>de</strong> ce que je ressentis ce<br />

jour-l<strong>à</strong>, parfois douloureusement, et que je cachai aux gran<strong>de</strong>s personnes, mais qui, pour cette raison<br />

même, m’est d’autant mieux resté en mémoire » 5/5/1924.<br />

Quant <strong>à</strong> son père et <strong>de</strong> par sa qualité d’homme, il sera considéré par <strong>Virginia</strong> et au fil du temps d’une<br />

manière tout <strong>à</strong> fait singulière et complexe. En effet, <strong>de</strong>ux axes forts et totalement opposés vont se<br />

dégager pour qualifier <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son père :<br />

- le poids <strong>de</strong> son éducation d’origine et <strong>de</strong> ses principes tendant <strong>à</strong> une oppression socioculturelle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

femme : un ressentiment réel et motivé envers le système masculin symbolisé par son père qui sera, en<br />

outre, causalité originelle indirecte <strong>de</strong> <strong>la</strong> perte prématurée <strong>de</strong> sa mère tant aimée (se rapprocher en<br />

outre <strong>de</strong> l’analyse par <strong>la</strong> romancière <strong>de</strong> cette société au pouvoir masculin dans son essai : « Une<br />

chambre <strong>à</strong> soi »). Au fond d’elle-même, <strong>Virginia</strong> en voudra <strong>à</strong> son père d’avoir égoïstement privilégié<br />

ses propres activités littéraires élevant l’esprit <strong>de</strong> l’homme qu’il représentait, au lieu d’épauler sa<br />

femme dans ses nombreuses tâches <strong>de</strong> mère <strong>de</strong> famille (huit enfants issus <strong>de</strong> leur premier et <strong>de</strong>uxième<br />

mariage). Ensuite, elle lui reprochera également d’avoir gâché <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Stel<strong>la</strong>, sa <strong>de</strong>mi-sœur aînée, en<br />

<strong>la</strong> nommant officiellement remp<strong>la</strong>çante <strong>de</strong> sa femme disparue comme nouvelle gran<strong>de</strong> ordonnatrice<br />

<strong>de</strong>s tâches ménagères et familia<strong>les</strong> au détriment <strong>de</strong> pouvoir jouir librement <strong>de</strong> sa propre vie <strong>de</strong> jeune<br />

femme. Stel<strong>la</strong> mourut en effet très jeune <strong>de</strong>ux années plus tard. De même, elle lui reprochera d’avoir<br />

conféré <strong>à</strong> ses fils Thoby et Adrian le privilège <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s dont elle-même, assoiffée <strong>de</strong> connaissances<br />

et <strong>de</strong> découvertes, aurait pourtant adoré jouir, ce qui, <strong>de</strong> fait, scel<strong>la</strong>it <strong>de</strong>s droits spécifiques aux<br />

hommes (accé<strong>de</strong>r <strong>à</strong> <strong>la</strong> Culture et <strong>à</strong> l’intellect) et qui était proscrit aux femmes. <strong>Virginia</strong> se souviendra<br />

toute sa vie <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> ses frères partant au collège alors qu’elle et sa sœur étaient contraintes <strong>de</strong><br />

rester <strong>à</strong> <strong>la</strong> maison. Ce sentiment <strong>de</strong> révolte, très présent dans toute son Œuvre, jamais ne <strong>la</strong> quittera.<br />

- Deuxième vecteur en forme d’antithèse : l’admiration et l’amour pour son père, véritable veine<br />

littéraire <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle elle héritera et homme qui, malgré sa rigidité, adorait sa femme et ses enfants :<br />

« Comme il était beau ce couple ; je veux dire mon père et ma mère. Simp<strong>les</strong>, naturels, sereins. Je<br />

viens <strong>de</strong> me plonger dans <strong>de</strong>s lettres anciennes et <strong>les</strong> Mémoires <strong>de</strong> mon père. Il aimait ma mère. Et il<br />

était candi<strong>de</strong>, si raisonnable, si sincère ! Il avait un esprit si délicatement exigeant, si cultivé, si pur !<br />

Leur vie m’apparaît égale et même gaie. Ni boue, ni remous. Et si humains avec <strong>les</strong> enfants et le petit<br />

ronronnement et le chant <strong>de</strong> <strong>la</strong> nursery. Mais si je lis ce<strong>la</strong> avec mes yeux <strong>de</strong> maintenant, alors je<br />

perdrai ma vision d’enfant et il me faudra m’arrêter. Rien d’agité, rien d’engagé, pas d’introspection »<br />

« Journal » 22/12/1940. <strong>Virginia</strong> adorait également son père pour certaines <strong>de</strong> ses singulières qualités<br />

comme une forme d’excentricité par exemple et ce malgré <strong>la</strong> rigueur <strong>de</strong> celui-ci, ou encore pour son<br />

côté passionné duquel, il est c<strong>la</strong>ir, elle héritera aussi. Cette profon<strong>de</strong> admiration s’opposera donc<br />

totalement <strong>à</strong> ce ressentiment évoqué plus avant et amoindrira, sans toutefois <strong>les</strong> pardonner<br />

fondamentalement, <strong>les</strong> défauts paternels amèrement vécus pendant son ado<strong>les</strong>cence.<br />

Un point complémentaire <strong>à</strong> cette étonnante dualité peut être apporté sous forme <strong>de</strong> réflexion. En effet,<br />

l’on peut affirmer sans risque d’erreur que l’éducation pendant <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfance ou <strong>de</strong><br />

l’ado<strong>les</strong>cence détermine <strong>de</strong> manière cruciale l’avenir <strong>de</strong> l’enfant (ou <strong>de</strong> l’ado<strong>les</strong>cent), celui-ci étant<br />

littéralement imprégné et ce d’une manière indélébile, du vécu et <strong>de</strong>s principes qui lui auront été<br />

inculqués au cours <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>. Certes il évoluera en même temps que <strong>la</strong> société et au fil <strong>de</strong> sa<br />

propre expérience, mais conservera en lui <strong>de</strong>s repères essentiels liés <strong>à</strong> l’enfance et, lorsqu’il passera<br />

plus tard <strong>de</strong> rôle d’éduqué <strong>à</strong> celui d’éducateur, il aura tendance <strong>à</strong> transmettre inexorablement une<br />

partie <strong>de</strong> son patrimoine éducatif. Dans le cas <strong>de</strong> Leslie Stephen, l’on peut réaffirmer d’abord qu’il<br />

aimait sans aucun doute sa femme Julia et ses enfants (et que sa femme l’aimait aussi, d’une manière<br />

plus complexe), mais que son comportement masculin était socialement, culturellement inscrit dans<br />

son époque. L’on peut <strong>à</strong> travers ce principe affirmer que Leslie Stephen <strong>de</strong>vait lui aussi être très<br />

imprégné <strong>de</strong> l’éducation austère qu’il avait reçue et que, en toute logique, il aura plus tard transmis <strong>à</strong><br />

sa famille cet aspect hérité du milieu dans lequel il avait grandi- Leslie Stephen est né fin 1832 dans<br />

une famille aisée <strong>de</strong> <strong>la</strong> haute bourgeoisie ang<strong>la</strong>ise ; si l’on pense <strong>à</strong> ce que <strong>de</strong>vait être <strong>la</strong> société<br />

britannique <strong>à</strong> cette époque, <strong>les</strong> termes « soup<strong>les</strong>se » ou « ouverture d’esprit » ne <strong>de</strong>vaient pas, en <strong>la</strong><br />

matière éducative, symboliser <strong>les</strong> maîtres mots…<br />

18


<strong>Virginia</strong> <strong>de</strong>vra se construire toute seule et si, au fil <strong>de</strong> sa vie, l’image <strong>de</strong> son père évoluera en fonction<br />

<strong>de</strong> sa maturité et <strong>de</strong>s compréhensions qu’elle induira, ce sera gran<strong>de</strong>ment dû au fait qu’elle tenait <strong>de</strong><br />

son père <strong>la</strong> passion pour <strong>la</strong> lecture et l’écriture, pour <strong>la</strong> littérature en général. C’est donc <strong>à</strong> travers ce<br />

joyau qui leur était commun que <strong>Virginia</strong> ressemblera en fait plus <strong>à</strong> son père qu’<strong>à</strong> sa mère, bien<br />

qu’elle admirait et adorait indiscutablement cette <strong>de</strong>rnière pour son dévouement ainsi que pour sa<br />

condition et sa sensibilité <strong>de</strong> femme (sa sœur Vanessa adorait également sa mère). Mais malgré ce<br />

don héréditaire qui <strong>la</strong> liera <strong>de</strong> manière incontestable <strong>à</strong> son père, ce <strong>de</strong>rnier lui aurait pourtant, <strong>de</strong> son<br />

vivant et tant qu’elle logeait sous son toit, interdit <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r officiellement sa vie sur l’écriture- il lui<br />

aurait, en ce domaine, tout au plus toléré une passion, <strong>les</strong> tâches suivantes incontournab<strong>les</strong> étant<br />

généralement réservées aux femmes <strong>à</strong> cette époque : <strong>la</strong> maison, <strong>les</strong> enfants et <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions avec <strong>les</strong><br />

domestiques. De même que sa mère (selon Angelica Bell) n’aurait quant <strong>à</strong> elle jamais accepté pour sa<br />

fille une union avec quelqu’un comme Léonard <strong>Woolf</strong>, elle lui aurait imposé un mari riche et<br />

bourgeois. L’on appréhen<strong>de</strong> ici tout le poids <strong>de</strong> son éducation initiale dans l’existence que vivra<br />

<strong>Virginia</strong> : « Anniversaire <strong>de</strong> Père. Il aurait eu (…) oui 96 ans aujourd’hui ; et aurait pu avoir 96 ans,<br />

comme d’autres qu’on a connus ; mais fort heureusement ça n’a pas été le cas. Sa vie aurait mis fin <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> mienne. Que serait-il arrivé ? Pas d’écriture. Pas <strong>de</strong> livres– inconcevable »- lettre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> sa<br />

sœur Vanessa. Cette citation peut paraître extrêmement dure <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son père, mais il faut <strong>de</strong> suite<br />

<strong>la</strong> rep<strong>la</strong>cer dans son contexte- elle révèle uniquement une forme <strong>de</strong> ressentiment <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> l’homme<br />

que représentait son père (symbolisant ici <strong>la</strong> frustration) et plus précisément envers le pouvoir que<br />

celui-ci aurait eu, s’il avait vécu, <strong>de</strong> lui ôter sa raison d’être : que serait-il alors advenu <strong>de</strong> sa propre<br />

vie se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>-t-elle ?...<br />

Mais <strong>Virginia</strong> était « née écrivain » et détenait bien ce don singulier hérité <strong>de</strong> son père Leslie Stephen.<br />

Par sa naissance mais surtout ses dons propres, elle sera vouée <strong>à</strong> un <strong>de</strong>stin d’exception mais gar<strong>de</strong>ra en<br />

elle toute sa vie le trait profond d’une petite fille b<strong>les</strong>sée, sensible <strong>à</strong> fleur <strong>de</strong> peau et, <strong>de</strong> surcroît, dotée<br />

d’une formidable soif <strong>de</strong> connaissances qui jamais ne se tarira, <strong>de</strong> sa plus tendre enfance jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> fin<br />

<strong>de</strong> sa vie. L’écriture, comme élément vital pour <strong>Virginia</strong>, ne pouvait donc en aucun cas lui être retirée.<br />

Par cette citation probante évoquée ci- avant, c’était <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> son père contre sa propre vie, l’une tuant<br />

nécessairement l’autre : un sacrifice affectif était <strong>à</strong> faire...<br />

L’art <strong>de</strong>s mots comme rempart contre <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie, comme énergie créatrice libératrice. A n’importe<br />

quelle heure du jour ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit, l’inspiration qui <strong>la</strong> submergeait <strong>de</strong>vait immédiatement être traduite.<br />

Ainsi, lorsqu’elle vivra avec Léonard <strong>à</strong> Monk’s House, elle disposera dans sa petite chambre<br />

particulière d’un écritoire tout près <strong>de</strong> son lit au cas où une idée germerait dans son esprit durant <strong>la</strong><br />

nuit : tout retranscrire, traduire son tumulte et sa dimension intérieurs, tel était son grand <strong>de</strong>ssein...<br />

Parallèlement, mais <strong>de</strong> manière liée <strong>à</strong> ce contexte familial complexe et originel, un point <strong>de</strong><br />

contradiction peut être mis en lumière. En effet, hormis le manque naturel qui sera provoqué par <strong>la</strong><br />

mort prématurée <strong>de</strong> Julia Stephen, <strong>les</strong> enfants vivront quelques années auparavant une disponibilité<br />

ponctuellement réduite <strong>de</strong> leur mère, <strong>la</strong>quelle, en plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> leur éducation, était<br />

spontanément dévouée <strong>à</strong> <strong>la</strong> cause <strong>de</strong>s pauvres. Le point <strong>de</strong> contradiction rési<strong>de</strong> dans le fait que ces<br />

absences auraient pu conduire plus tard <strong>Virginia</strong> vers un soutien du rôle primordial <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

maison près <strong>de</strong> ses enfants (mais il est vrai qu’il s’agira au départ d’une situation d’enfants dans un<br />

contexte particulier- <strong>la</strong> pensée évolue avec l’âge. L’on peut alors évoquer l’état d’esprit <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong><br />

l’égard <strong>de</strong> son père qui évoluera entre ressentiment vécu pendant ses jeunes années eu égard <strong>à</strong><br />

l’attitu<strong>de</strong> patriarcale <strong>de</strong> Leslie Stephen et une forme <strong>de</strong> compréhension, <strong>de</strong> mansuétu<strong>de</strong> par <strong>la</strong> suite <strong>à</strong><br />

considérer son enfance comme le bonheur sans ombre d’un couple heureux : se rapprocher <strong>à</strong> ce titre<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> citation du 22/12/40 mentionnée auparavant en n’oubliant pas pour autant que le ressentiment<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> envers <strong>la</strong> prédominance, <strong>la</strong> prépondérance masculine, jamais ne s’apaisera totalement).<br />

Or et pour continuer le raisonnement inhérent <strong>à</strong> ce point <strong>de</strong> paradoxe, <strong>Virginia</strong> s’attaquera bien<br />

souvent par <strong>la</strong> suite au rôle <strong>de</strong> mère au foyer systématiquement dévolu <strong>à</strong> <strong>la</strong> femme dans <strong>la</strong> société,<br />

rêvant d’une époque où <strong>la</strong> femme aurait droit aux mêmes activités que <strong>les</strong> hommes, c’est <strong>à</strong> dire<br />

travailler et gagner sa vie pareillement. Peut-être aurait-elle pu, avec le recul, revenir <strong>à</strong> cette pério<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> l’enfance et <strong>à</strong> ses frustrations ponctuel<strong>les</strong> et penser alors <strong>à</strong> cette nuance : se dire qu’une société<br />

19


dans <strong>la</strong>quelle <strong>les</strong> hommes et <strong>les</strong> femmes travailleraient <strong>à</strong> l’i<strong>de</strong>ntique risquerait, d’une manière<br />

indirecte, <strong>de</strong> faire « souffrir » <strong>les</strong> enfants. Lors d’un court passage, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> épinglera d’ailleurs<br />

dans son essai : « Trois Guinées » l’aspect négatif d’une vie professionnelle riche mais trop remplie au<br />

regard d’une influence éventuellement néfaste au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> cellule familiale (réflexion : l’on voit<br />

d’ailleurs ce que donne notre société actuelle sur <strong>la</strong> base effondrée <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> valeurs<br />

essentiel<strong>les</strong>- <strong>les</strong> coup<strong>les</strong> semblent perdus et en proies aux contradictions face aux « rô<strong>les</strong> » <strong>de</strong><br />

l’homme et <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme dans leur vie affective, parentale, professionnelle et sociale où l’exigence<br />

imp<strong>la</strong>cable <strong>de</strong> <strong>la</strong> réussite totale sur tous <strong>les</strong> tableaux se conjugue parfois avec médiocrité absolue et<br />

en tous cas avec idéalisme, utopie et déni <strong>de</strong>s différences essentiel<strong>les</strong> et sensibilités naturel<strong>les</strong><br />

inhérentes <strong>à</strong> chaque sexe). Pour achever tout <strong>à</strong> fait <strong>la</strong> démarche intellectuelle paradoxale inhérente aux<br />

rapports sociaux, culturels et affectifs dans <strong>la</strong> famille Stephen, l’on peut affirmer que <strong>Virginia</strong> aura<br />

initialement, dans une certaine mesure, reproché <strong>à</strong> son père son manque <strong>de</strong> soutien <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> sa<br />

femme dans son énorme tâche d’élever leur huit enfants et ce en privilégiant <strong>de</strong> manière égoïste son<br />

activité solitaire (mais artistique) d’écrivain ; or, <strong>Virginia</strong> revendiquera en 1929 dans son essai : « Une<br />

chambre <strong>à</strong> soi » ce droit fondamental pour <strong>les</strong> femmes que d’accé<strong>de</strong>r au libre exercice <strong>de</strong> cet art en<br />

ayant une chambre <strong>à</strong> el<strong>les</strong> où el<strong>les</strong> pourraient sans contrainte créer en s’iso<strong>la</strong>nt : ce que fit Leslie<br />

Stephen, son père, en fait ! En toute logique et <strong>à</strong> l’égal d’un homme, une femme écrivain ne saurait,<br />

semble-t-il, se consacrer pleinement <strong>à</strong> ses enfants ; pour cause, <strong>Virginia</strong> savait ce<strong>la</strong> et <strong>les</strong> faits <strong>la</strong><br />

rendront honnête avec elle-même quand elle privilégiera définitivement son art au détriment <strong>de</strong> toute<br />

vie maternelle. L’écriture, comme tout art, est un exercice difficile et solitaire s’avérant alors bien<br />

incompatible avec le temps nécessaire qu’il convient obligatoirement <strong>de</strong> consacrer aux enfants pour<br />

leur éducation. Quand bien même cette <strong>de</strong>rnière se ferait <strong>à</strong> domicile assistée par une cohorte <strong>de</strong><br />

domestiques et <strong>de</strong> précepteurs, ce qui ne fut pas le cas chez <strong>les</strong> Stephen, <strong>les</strong> enfants ont, d’une manière<br />

affective aiguë, un besoin essentiel <strong>de</strong> leurs parents ; en ce<strong>la</strong>, <strong>les</strong> considérations et contradictions <strong>de</strong>s<br />

adultes ne <strong>les</strong> concernent absolument pas…<br />

Parallèlement, l’on retrouve en filigrane cette ambivalence évoquée auparavant quant <strong>à</strong> l’image du<br />

père évoluant chez <strong>Virginia</strong> au fil <strong>de</strong>s années- nous évoquons en ces réflexions <strong>les</strong> mutations et<br />

paradoxes <strong>de</strong>s cheminements <strong>de</strong> notre pensée <strong>à</strong> travers le Temps. Partant d’une « culpabilité »<br />

attribuée <strong>à</strong> celui-ci eu égard <strong>à</strong> son attitu<strong>de</strong> égoïste passée et au système oppressant qu’il représentait,<br />

c’est finalement une vision qui tempère <strong>à</strong> travers le souvenir sincère d’un couple uni et équilibré, tout<br />

aussi profondément gravée, noble et monolithique, l’irrépressible passion commune pour l’écriture<br />

aidant également <strong>à</strong> supp<strong>la</strong>nter, <strong>de</strong> manière inconsciente et éventuellement contre toute logique<br />

première, toute autre considération. En fait et <strong>à</strong> maturité, <strong>à</strong> travers son futur combat <strong>de</strong> femme<br />

engagée, <strong>Virginia</strong> déplorera surtout le principe systématique <strong>de</strong> <strong>la</strong> suprématie masculine<br />

originellement incarnée par son père et celui <strong>de</strong>s rô<strong>les</strong> autoritairement induits au sein <strong>de</strong> ce système<br />

culturellement imposé comme incontournable...<br />

D’un point <strong>de</strong> vue affectif, <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> sa mère et celle <strong>de</strong> sa sœur Stel<strong>la</strong> qui lui succéda ainsi que<br />

celle <strong>de</strong> son frère Thoby fin 1906 auront constitué pour <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong>s événements psychologiques<br />

majeurs, d’importants traumatismes dont elle souffrira très longtemps- ces chocs seront <strong>la</strong> clé <strong>de</strong> voûte<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> complexité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> très haute sensibilité <strong>de</strong> son psychisme et seront certainement <strong>les</strong> causes<br />

intimes <strong>de</strong>s nombreux accès dépressifs qui empoisonneront si souvent sa vie <strong>de</strong> jeune femme. A noter<br />

que le décès <strong>de</strong> Thoby bouleversera également <strong>les</strong> autres enfants Stephen et constituera un grand choc<br />

familial. Pour autant et <strong>de</strong> manière incontestable, l’enfance <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> sera aussi celle <strong>de</strong> moments <strong>de</strong><br />

cohésion et <strong>de</strong> bonheur familiaux qui resteront <strong>à</strong> vie intensément ancrés dans ses souvenirs- il y aura<br />

notamment ces fabuleux week-ends et vacances <strong>à</strong> Saint Ives qui inspireront plus tard <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses plus<br />

grands romans : « La promena<strong>de</strong> au Phare » et : « Les Vagues ». Mais cet attachement aux souvenirs<br />

sera particulièrement lié au manque qu’elle ressentira toute sa vie d’avoir perdu sa mère au début <strong>de</strong><br />

son ado<strong>les</strong>cence, pério<strong>de</strong> trouble intrinsèque <strong>à</strong> cet âge, <strong>à</strong> celui d’être une fille <strong>à</strong> cette époque aussi,<br />

mais également au fait d’être <strong>Virginia</strong>, <strong>la</strong> personne immensément sensible qui marquera <strong>de</strong> sa finesse<br />

sentimentale et spirituelle <strong>la</strong> littérature contemporaine. Julia Stephen symbolisait pour elle le rêve et <strong>la</strong><br />

douceur féminine, elle était le pivot central <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions entre Leslie et ses enfants. <strong>Virginia</strong> connaîtra<br />

dès son plus jeune âge <strong>de</strong>s amitiés privilégiées avec certaines femmes, tel<strong>les</strong> Violet Dickinson, amie<br />

<strong>de</strong>puis son enfance au 22, Hy<strong>de</strong> Park Gate, mais encore Marny, Emma et Madge Vaughan, amies <strong>de</strong><br />

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<strong>Virginia</strong> avant son ado<strong>les</strong>cence. Mais <strong>Virginia</strong> ressentira toujours au cours <strong>de</strong> son existence le manque<br />

dû <strong>à</strong> l’amour maternel perdu, le recherchant d’une manière dérivée dans d’autres sensibilités et<br />

finesses féminines tel<strong>les</strong> Ethel Smyth, femme <strong>de</strong> vingt-quatre ans son aînée qu’elle <strong>rencontre</strong>ra en<br />

février 1930 et qui était une compositrice et chef d’orchestre ang<strong>la</strong>ise très engagée dans le combat<br />

féminin, lea<strong>de</strong>r d’un mouvement <strong>de</strong> suffragettes ; sans oublier Katherine Mansfield, femme <strong>de</strong> lettres<br />

néo-zé<strong>la</strong>ndaise, Elisabeth Bowen, romancière ir<strong>la</strong>ndaise plus jeune que <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong> dix-sept ans<br />

qu’elle connut après le décès <strong>de</strong> Katherine Mansfield en 1923, mais surtout Victoria (Vita) Sackville-<br />

West, romancière britannique et <strong>les</strong>bienne avérée, littéralement fascinée et amoureuse <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>. En<br />

ces femmes, elle retrouvera <strong>la</strong> douceur féminine, l’aptitu<strong>de</strong> <strong>à</strong> l’observation, l’attention (si chère <strong>à</strong><br />

<strong>Virginia</strong>) et <strong>la</strong> compréhension, mais aussi parfois <strong>la</strong> sensualité voire l’érotisme avec Vita Sackville-<br />

West et également, dans une manifestation bien différente mais importante <strong>à</strong> souligner, <strong>la</strong> rivalité<br />

littéraire parfois aiguisée, notamment envers Katherine Mansfield (NB : l’intensité <strong>de</strong> ce sentiment<br />

<strong>de</strong>vait d’ailleurs très certainement, en toutes circonstances, refléter <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> l’écrivain<br />

« adverse »). En ces <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers cas, <strong>la</strong> complicité littéraire se transformera en complicité tout<br />

simplement, en connivence féminine tranchant en quelque sorte avec <strong>la</strong> « brutalité » masculine,<br />

s’approfondira en jeu <strong>de</strong> découvertes et d’affirmation d’el<strong>les</strong>-mêmes et <strong>de</strong> leur art, en re<strong>la</strong>tions<br />

humaines subti<strong>les</strong> mais parfois aussi en compétition pour ce qui était <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>. Pour achever<br />

brièvement d’évoquer <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux personnages <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et <strong>de</strong> Victoria Sackville-West, l’on<br />

peut dire que ce qui <strong>les</strong> unira, hormis leur histoire intime toute personnelle, sera, <strong>à</strong> travers leurs écrits,<br />

leur état d’ambassadrices et <strong>de</strong> pionnières <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> cause féminine et, peut-être avant tout, <strong>de</strong> celle<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> femme écrivain...<br />

Revenons <strong>à</strong> présent au fil événementiel originel. Quand, suite au décès <strong>de</strong> son frère Thoby le 20<br />

novembre 1906, Vanessa acceptera <strong>de</strong>ux jours après ce douloureux événement d’épouser Clive Bell et<br />

<strong>de</strong> quitter <strong>Virginia</strong>, ce qu’elle fera définitivement trois mois plus tard <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> son mariage, elle<br />

<strong>la</strong>issera sa sœur seule et désorientée, sans plus aucune femme autour d’elle et, qui plus est, seule <strong>à</strong><br />

partager une <strong>de</strong>meure avec Adrian, celui <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux frères avec lequel elle s’entendait le moins. Ce<br />

sera un choc terrible pour elle, un retour <strong>de</strong> plus <strong>à</strong> <strong>la</strong> réalité, mais celui-ci revêtira alors l’aspect d’un<br />

point <strong>de</strong> non retour. Elle <strong>de</strong>vra dès lors s’assumer mais le vivra péniblement, ressentant un sentiment<br />

<strong>de</strong> vi<strong>de</strong> qui générera chez elle une gran<strong>de</strong> angoisse et un profond désarroi : le refus <strong>de</strong> <strong>la</strong> séparation et<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> maturité. En effet, <strong>Virginia</strong>, qui souffrait d’un manque d’amour maternel, vivait un équilibre très<br />

fragile basé sur un amour maternel <strong>de</strong> substitution, rôle qu’elle attribuera en premier lieu et<br />

naturellement <strong>à</strong> sa sœur Vanessa.<br />

Dans sa fragilisation, <strong>Virginia</strong> sera victime d’une éternelle angoisse et <strong>de</strong> fréquents doutes quant <strong>à</strong> sa<br />

propre valeur d’écrivain, quant <strong>à</strong> <strong>la</strong> consistance <strong>de</strong> son Œuvre et aussi, parfois, quant au fait d’être ou<br />

n’être pas reconnue- ce côté s’estompera d’ailleurs avec l’âge et avec une forme évi<strong>de</strong>nte d’assurance<br />

qui naîtra et l’accompagnera : elle vivra bien plus mal ses propres incertitu<strong>de</strong>s que <strong>les</strong> critiques <strong>de</strong>s<br />

autres. Mais, en tant que jeune écrivain, elle ressentira parfois une dévalorisation dès qu’un rival<br />

l’approchera et souffrira d’un manque ma<strong>la</strong>dif <strong>de</strong> confiance en elle : « c’est dans ma nature <strong>de</strong><br />

toujours douter » « Journal » 25/4/1933. Aussi, quand elle rencontrait <strong>de</strong>s écrivains masculins, l’on<br />

peut supposer que sa méfiance envers ces <strong>de</strong>rniers se décup<strong>la</strong>it ; certes <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> leur statut<br />

d’hommes <strong>de</strong> lettres, mais également <strong>de</strong> par leur état d’hommes qui lui rappe<strong>la</strong>it sa gran<strong>de</strong> b<strong>les</strong>sure<br />

originelle. Son manque d’assurance remontera <strong>à</strong> son enfance et particulièrement au fait qu’elle ait été<br />

privée d’étu<strong>de</strong>s publiques et donc <strong>de</strong> compétition naturelle avec d’autres enfants, ému<strong>la</strong>tion qui fait<br />

partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> construction normale et fondamentale <strong>de</strong>s individus. L’on peut alors en déduire une<br />

conséquence logique et dramatique pour <strong>Virginia</strong> : une méconnaissance d’elle-même, <strong>de</strong> ses qualités,<br />

<strong>de</strong> ses défauts, <strong>de</strong> ses aptitu<strong>de</strong>s et, logiquement, un manque <strong>de</strong> confiance dont elle souffrira pendant<br />

toute sa vie. Les vecteurs principaux <strong>de</strong> cette faib<strong>les</strong>se rési<strong>de</strong>ront donc dans le fait qu’elle ne fut pas<br />

sco<strong>la</strong>risée et fut ainsi dépourvue <strong>de</strong> possibilités d’évaluation <strong>de</strong> ses propres forces et talents, mais<br />

aussi dans le fait qu’elle assista, <strong>à</strong> travers le comportement <strong>de</strong> son père et <strong>de</strong> <strong>la</strong> société masculine <strong>de</strong><br />

l’époque, <strong>à</strong> une marginalisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme- toute ouverture ou tout apprentissage intellectuels lui<br />

étaient généralement refusés ou tout du moins restreints. <strong>Virginia</strong> subira donc ce complexe<br />

psychologique qui trouvera également sa source en <strong>les</strong> disparitions <strong>de</strong> sa mère et <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>mi-sœur<br />

Stel<strong>la</strong>, symbo<strong>les</strong> victimes alors <strong>de</strong> cette condition féminine éprouvée ne donnant <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> et en toute<br />

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logique aucune matière <strong>à</strong> se construire pleinement. Cette b<strong>les</strong>sure qu’elle gar<strong>de</strong>ra au fond d’elle-même<br />

<strong>la</strong> renverra bien souvent vers ce doute originel, al<strong>la</strong>nt jusqu’au doute <strong>de</strong> son existence-même. A ce<br />

titre, son manque d’assurance induira fréquemment en elle l’opposition voire le paradoxe et, par<br />

conséquent, l’instabilité. Mais <strong>Virginia</strong> s’attachera avant tout <strong>à</strong> faire parler l’intérieur, son intérieur,<br />

avec profon<strong>de</strong>ur, puissance et vérité. Elle privilégiera en tous temps le côté essentiel…<br />

<strong>Virginia</strong> était « self-conscious », comme se regar<strong>de</strong>r dans un miroir, littéralement « auto-conscience »<br />

et : comment <strong>les</strong> autres me voient-ils ? Elle était formelle et véhicu<strong>la</strong>it une image raffinée aux yeux<br />

<strong>de</strong>s autres ; il s’agissait d’un formalisme comportemental n’ayant rien <strong>à</strong> voir avec une quelconque<br />

superficialité, bien au contraire et d’une éducation, d’une c<strong>la</strong>sse et d’un raffinement naturels. Sa mère<br />

était notamment d’une gran<strong>de</strong> beauté et était dotée d’une élégance et d’une distinction innées très<br />

impressionnantes dont <strong>Virginia</strong> et Vanessa héritèrent- l’esthétique et l’immense c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> Julia<br />

Stephen pouvaient en effet s’apparenter <strong>à</strong> <strong>la</strong> sincérité p<strong>la</strong>stique d’une Œuvre d’art.<br />

Il s’agissait essentiellement pour <strong>Virginia</strong> d’auto-conscience, d’un regard tourné vers elle-même,<br />

d’une recherche d’i<strong>de</strong>ntité personnelle <strong>à</strong> se situer, au plus profond <strong>de</strong> son être, mais aussi aux yeux <strong>de</strong>s<br />

autres (NB : se reporter <strong>à</strong> l’interview d’Angelica Bell <strong>de</strong> septembre 2003 dans le chapitre suivant pour<br />

mesurer pleinement <strong>la</strong> teneur <strong>de</strong> ce concept). Cette notion <strong>de</strong> formalisme fondamentalement ancré<br />

était évi<strong>de</strong>mment liée <strong>à</strong> sa complexité personnelle, mais aussi, d’une manière indirecte, <strong>à</strong> l’impact <strong>de</strong><br />

son héritage éducatif (voire génétique).<br />

En re<strong>la</strong>tion avec ce concept <strong>de</strong> l’apparent, <strong>Virginia</strong> pouvait, dans certaines circonstances, <strong>la</strong>isser<br />

paraître un côté froid <strong>de</strong> sa personnalité : éducation certes, mais protection aussi. Elle connaissait<br />

parfaitement le jeu <strong>de</strong>s apparences et savait l’utiliser pour se protéger. Protéger son art et ses<br />

questionnements intimes <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> <strong>rencontre</strong>s entre écrivains par exemple, se préserver ainsi<br />

elle-même <strong>de</strong> sa fragilité qui <strong>la</strong> menait parfois <strong>à</strong> <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie, en délivrant alors une forme forte,<br />

froi<strong>de</strong> et impénétrable, une carapace, tel était alors un autre art dans lequel elle excel<strong>la</strong>it : celui <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

dualité vie intérieure et vie extérieure- <strong>la</strong> gestion quotidienne <strong>de</strong> son tumulte intérieur, <strong>de</strong> sa vie<br />

secrète, non apparente celle-ci : « (...) ce moi, une fois défait <strong>de</strong> ses accessoires, se trouvait sans<br />

entraves, prêt aux plus étranges aventures (...) le champ <strong>de</strong> l’expérience paraissait sans limites. Et<br />

chacun possédait constamment ce sentiment <strong>de</strong> ressources illimitées (...) nos manifestations, <strong>les</strong><br />

choses par <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> on nous connaît sont tout bonnement puéri<strong>les</strong>. Au-<strong>de</strong>ssous, c’est tout sombre,<br />

touffu, d’une insondable profon<strong>de</strong>ur ; mais <strong>de</strong> temps <strong>à</strong> autre nous montons <strong>à</strong> <strong>la</strong> surface et ce<strong>la</strong><br />

constitue l’image que <strong>les</strong> autres ont <strong>de</strong> nous » « La promena<strong>de</strong> au Phare ».<br />

<strong>Virginia</strong> savait percer <strong>les</strong> apparences et s’attachait <strong>à</strong> <strong>la</strong> dimension intérieure <strong>de</strong>s gens ; elle aimait<br />

discuter intensément avec ceux qui, <strong>à</strong> ses yeux, en va<strong>la</strong>ient <strong>la</strong> peine et elle se faisait très vite et ce<br />

d’une manière empathique une idée sur leurs qualités fondamenta<strong>les</strong>. Elle savait que <strong>la</strong> Vie est bien<br />

souvent faite d’apparences qui cachent une autre existence intime presque intraduisible. Comment ne<br />

pas penser alors <strong>à</strong> C<strong>la</strong>rissa Dalloway qui donne apparemment l’impression qu’elle va bien alors<br />

qu’elle vit un ouragan au fond d’elle- même ? <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> était donc formelle et « self-conscious »<br />

mais se nourrissait avec une curiosité avi<strong>de</strong> et essentielle <strong>de</strong> <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, elle vivait une<br />

puissante Aventure personnelle...<br />

Le concept <strong>de</strong> l’image, du paraître par rapport <strong>à</strong> <strong>la</strong> réalité hantait <strong>la</strong> romancière. Où se loge <strong>la</strong> pleine<br />

mesure <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité : en cette image que le miroir reflète <strong>de</strong> nous ou en celle que l’on lit <strong>à</strong> travers le<br />

regard <strong>de</strong>s autres ? La vérité, l’idéal ou le jugement ? Où se situe le côté absolu (objectif) <strong>de</strong> notre<br />

être ? Au fond <strong>de</strong> nous-même, assurément. Dans <strong>la</strong> vie extérieure, c’est notre silhouette que <strong>les</strong> autres<br />

et nous-mêmes voyons <strong>à</strong> travers un miroir en forme <strong>de</strong> kaléidoscope. Ces concepts sont déj<strong>à</strong> fortement<br />

ancrés chez <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> dès <strong>la</strong> parution en 1915 <strong>de</strong> son premier roman : « La Traversée <strong>de</strong>s<br />

apparences » et se font écho en 1917 dans <strong>la</strong> nouvelle : « La Marque sur le mur », puis bien<br />

évi<strong>de</strong>mment dans le roman : « Mrs Dalloway » paru en 1925, ainsi que dans <strong>la</strong> nouvelle : « La Dame<br />

dans le miroir » conçue fin 1927 et éditée en décembre 1929 : « (...) qu’est- ce que soi- même ? L’être<br />

que l’on voit ou l’être que l’on est ? » « Flush » 1933.<br />

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En lien <strong>à</strong> ces concepts opposés <strong>de</strong> l’apparence et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie intérieure, il est important d’évoquer ici le<br />

phénomène <strong>de</strong>s mondanités, <strong>de</strong>s réceptions. En effet, hormis le faste <strong>de</strong> ces soirées que <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> appréciait comme une source <strong>de</strong> lumière et d’éblouissement (formel), elle trouvait également<br />

en ces moments une matière inépuisable <strong>de</strong> détails comportementaux d’une immense fécondité pour<br />

son travail <strong>de</strong> romancière, curieuse, psychologue et observatrice- une observation sociale <strong>de</strong>s êtres<br />

humains et <strong>de</strong> leurs rô<strong>les</strong> en collectivité dans <strong>de</strong>s moments uniques <strong>de</strong> communication et <strong>de</strong><br />

compétition humaine. Les réceptions pouvaient d’ailleurs être vues par <strong>Virginia</strong> comme <strong>de</strong>s moments<br />

<strong>de</strong> haute médiocrité lorsqu’il s’agissait <strong>de</strong> mondanités entre gens superficiels et suffisants. Elle<br />

détestait <strong>les</strong> discussions p<strong>la</strong>tes ou empreintes <strong>de</strong> fatuité ou d’arrogance <strong>à</strong> travers <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> certaines<br />

gens arborent fièrement une attitu<strong>de</strong> ridicule mal p<strong>la</strong>cée, privilégiant donc définitivement et<br />

résolument <strong>les</strong> valeurs du cœur et <strong>de</strong> l’esprit, appréciant en outre certaines occasions uniques<br />

d’échanger <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue profonds (en ce sens bril<strong>la</strong>nts et souvent littéraires) avec <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong><br />

qualité, ce que <strong>Virginia</strong> adorait au plus haut point, sans oublier également l’intérêt qu’on pouvait, en<br />

ces moments, porter <strong>à</strong> son art personnel. Sans être foncièrement proche du peuple, qu’elle observait un<br />

peu d’une manière « exotique » mais souple et humaine, empreinte d’une éducation plutôt<br />

aristocratique, elle n’épargnera néanmoins en sa logique essentielle aucun milieu, sans aucune<br />

compromission intellectuelle. « Ce ne sont pas ces esprits distingués qui méritent le plus d’être<br />

observés, ce sont <strong>les</strong> humb<strong>les</strong>, <strong>les</strong> détraqués, <strong>les</strong> excentriques » écrira-t-elle. Son sens <strong>de</strong> l’observation<br />

détectera en tous temps <strong>la</strong> beauté (tant extérieure qu’intérieure), mais traquera également <strong>la</strong> vulgarité,<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>i<strong>de</strong>ur et <strong>la</strong> grossièreté, ou bien encore <strong>la</strong> médiocrité ou l’inconsistance, tant spirituel<strong>les</strong> et<br />

intellectuel<strong>les</strong> que comportementa<strong>les</strong>. Petit exemple alors d’«épaisseur» épinglée, témoin <strong>de</strong> son œil<br />

affûté et <strong>de</strong> son ironie aiguisée : « Mabel- <strong>la</strong> cuisinière- vient <strong>de</strong> partir <strong>à</strong> dix heures en clopinant sur<br />

ses cors aux pieds et en portant ses valises : merci bien pour toutes vos gentil<strong>les</strong>ses a-t-elle dit <strong>à</strong><br />

chacun <strong>de</strong> nous. Et elle m’a <strong>de</strong>mandé un certificat : j’espère que nous nous retrouverons un jour lui aije<br />

dit. Et elle me répond : oh, pour sûr, croyant que je me réfère <strong>à</strong> l’au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong>. Ainsi s’achèvent cinq<br />

années d’un contact muet, pas toujours commo<strong>de</strong>, mais calme et d’une gran<strong>de</strong> passivité. Une lour<strong>de</strong><br />

poire pas mûre, tombée d’une branche. Seuls, nous nous sentons plus libres. Plus <strong>de</strong> responsabilités <strong>à</strong><br />

son sujet. La solution pour <strong>la</strong> maison c’est <strong>de</strong> ne pas avoir <strong>de</strong> domestique <strong>à</strong> <strong>de</strong>meure » « Journal »<br />

16/9/1940 (NB : <strong>à</strong> préciser tout <strong>de</strong> même que <strong>les</strong> domestiques, tant chez <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> que sous le<br />

toit <strong>de</strong> Vanessa Bell, revêtaient une dimension tout <strong>à</strong> fait proche et familière- ils vivaient et<br />

vieillissaient avec <strong>les</strong> patrons et leurs enfants et faisaient eux aussi battre le cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison).<br />

Poursuivons alors <strong>à</strong> présent sur <strong>les</strong> fon<strong>de</strong>ments déterminants <strong>de</strong> <strong>la</strong> psychologie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>.<br />

D’une manière très personnelle, elle attaquera dans son essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi » <strong>la</strong> société<br />

masculine prédominante et oppressante <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme. Comme nous en avons posé le principe<br />

au début <strong>de</strong> ce chapitre, elle percevra en fait cette forme <strong>de</strong> « brutalité » masculine dès son enfance par<br />

le biais <strong>de</strong> son père qu’elle rendra <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois indirectement responsable <strong>de</strong> l’épuisement et du décès<br />

prématuré <strong>de</strong> sa mère Julia, mais également <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie qu’il imposera <strong>à</strong> sa <strong>de</strong>mi-sœur aînée Stel<strong>la</strong>,<br />

<strong>la</strong>quelle, comble <strong>de</strong> malchance, décé<strong>de</strong>ra en 1897 cent jours après s’être mariée avec Jack Hills. Le<br />

père <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> sera, sur ce p<strong>la</strong>n, l’archétype parfait <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> son époque abusant <strong>de</strong> sa position<br />

d’homme. A noter tout <strong>de</strong> même que cet abus <strong>de</strong> pouvoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> Leslie Stephen se fera <strong>de</strong><br />

manière naturelle, sans vice et avec sincérité, c’est <strong>à</strong> dire foi en ses valeurs. Le décès <strong>de</strong> Stel<strong>la</strong><br />

choquera profondément <strong>Virginia</strong> mais également sa sœur Vanessa.<br />

Cette source éducative, dont <strong>la</strong> compréhension est prépondérante, étaye le concept <strong>de</strong> l’intime<br />

connivence <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> envers <strong>la</strong> subtilité féminine par opposition <strong>à</strong> une forme naturelle <strong>de</strong> moindre<br />

finesse masculine ; l’on peut en outre se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>les</strong> membres du Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury ne<br />

formaient pas en fait un compromis entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux causes (féminine et masculine), <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions<br />

homosexuel<strong>les</strong> y étant librement et spontanément vécues, démystifiant ainsi <strong>les</strong> tabous, interdits ou<br />

inhibitions et ce au sein d’une même cause : considérer l’homme et <strong>la</strong> femme sur un même p<strong>la</strong>n- <strong>la</strong><br />

finesse et <strong>la</strong> sensibilité. La romancière révélera très tôt certains événements inhérents <strong>à</strong> son enfance<br />

qui ai<strong>de</strong>nt <strong>à</strong> mieux comprendre encore l’état d’esprit complexe <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et surtout certaines <strong>de</strong> ses<br />

racines. Comme le retrace Hermione Lee dans son ouvrage : « <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ou l’Aventure<br />

intérieure », <strong>Virginia</strong> sera abusée sexuellement par son <strong>de</strong>mi-frère Gérald Duckworth, ce qui<br />

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constituera un choc et ne favorisera pas ses rapports futurs déj<strong>à</strong> complexes avec <strong>les</strong> hommes, ni même<br />

bien sûr son épanouissement sexuel, mais ne représentera pas non plus, comme il l’est trop souvent<br />

affirmé, un traumatisme incontournable et primordial dans <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> son personnage et <strong>de</strong><br />

ses tourments <strong>les</strong> plus intimes ; <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> résidait en bien d’autres causes<br />

profon<strong>de</strong>s et multip<strong>les</strong>. Elle affirmera tout <strong>de</strong> même plus tard, en tant que femme, trouver <strong>les</strong> p<strong>la</strong>isirs<br />

sexuels « suspects », évoquant en filigrane <strong>la</strong> consistance <strong>de</strong>s choses et induisant qu’<strong>à</strong> ses yeux, <strong>les</strong><br />

p<strong>la</strong>isirs charnels n’élèvent pas l’esprit, doux euphémisme <strong>à</strong> son sens, le corps étant quasiment<br />

escamoté dans sa hiérarchie personnelle au profit <strong>de</strong> l’esprit et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> aura<br />

vécu une vie plus torturée que celle <strong>de</strong> sa sœur et certains <strong>de</strong> ses amis, très certainement dans ce<br />

domaine <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>isirs aussi, mais <strong>de</strong> quel droit imputer cet état <strong>de</strong> fait <strong>à</strong> cet événement initial ? Sa façon<br />

d’en parler interdit toute affirmation hâtive (<strong>la</strong>issons au lecteur le soin d’en juger), elle raconte : « il y<br />

avait, <strong>à</strong> l’extérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle <strong>à</strong> manger, une dalle <strong>de</strong> pierre où l’on posait <strong>les</strong> p<strong>la</strong>ts. Un jour, quand<br />

j’étais très petite, Gérald Duckworth m’y assit et se mit <strong>à</strong> parcourir mon corps. Je me rappelle le<br />

contact <strong>de</strong> sa main sous mes vêtements, qui avançait fermement, toujours plus bas. Je me rappelle<br />

avoir espéré qu’il s’arrêterait ; je me raidissais et me tortil<strong>la</strong>is lorsque sa main approchait mes parties<br />

intimes. Mais ce<strong>la</strong> ne s’arrêta pas. Sa main explora aussi mes parties intimes. Je me rappelle que je<br />

n’aimais pas ce<strong>la</strong>, ce<strong>la</strong> me dép<strong>la</strong>isait- comment exprimer un sentiment aussi muet et mêlé ? Il <strong>de</strong>vait<br />

être vif, puisque je m’en souviens. Ce<strong>la</strong> semble prouver qu’il doit exister un sentiment instinctif quant<br />

<strong>à</strong> certaines parties du corps qui ne doivent pas être touchées, qu’il ne faut pas <strong>la</strong>isser toucher ». Cette<br />

narration reflète l’aptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> traduire par <strong>de</strong>s mots toujours distingués <strong>les</strong> événements<br />

même <strong>les</strong> plus diffici<strong>les</strong> <strong>à</strong> évoquer. Jamais rien n’est dép<strong>la</strong>cé dans son récit. Il n’y a aucune haine.<br />

Même si ce fait, grave, l’a b<strong>les</strong>sée, elle l’évoque avec précision, avec <strong>de</strong>s termes simp<strong>les</strong> mais<br />

poignants, avec objectivité. Sans fausse pu<strong>de</strong>ur et sans vulgarité, sans aucune passion et avec<br />

honnêteté, finesse et justesse, voil<strong>à</strong> plutôt ce qu’<strong>à</strong> mon sens ces mots traduisent. Mais, par <strong>la</strong> postérité<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> très nombreuses biographies qui lui sont consacrées, le nom <strong>de</strong><br />

Gerald Duckworth restera <strong>à</strong> jamais gravé dans <strong>la</strong> médiocrité, c’est un euphémisme (j’avais écrit<br />

« immondice »). Quant <strong>à</strong> Georges Duckworth, son autre <strong>de</strong>mi-frère, il incarnera par son comportement<br />

quotidien une outrageuse prédominance et une autre forme <strong>de</strong> brutalité masculine. Il agira avec peu <strong>de</strong><br />

délicatesse et <strong>de</strong> manière ascendante sur ses <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-sœurs et ce surtout après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Julia<br />

(Duckworth) Stephen, sa mère et <strong>de</strong> sa sœur Stel<strong>la</strong> et se présentera alors aux yeux <strong>de</strong> <strong>la</strong> société comme<br />

un éducateur, un sauveur voire un tuteur <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> Vanessa. Il se servira d’el<strong>les</strong> un<br />

peu comme un faire valoir en souhaitant que par leur mariage el<strong>les</strong> assoient ainsi sa propre notoriété<br />

sociale. Il agira sur <strong>Virginia</strong> (plus que sur Vanessa, moins fragile et plus affirmée) en <strong>la</strong> manipu<strong>la</strong>nt <strong>de</strong><br />

manière écrasante et insensible : « je me faisais traîner malgré moi par mes <strong>de</strong>mi-frères, d’où peut-être<br />

un sentiment <strong>la</strong>tent d’indignation » écrivit <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> son amie Ethel Smyth le 11/3/1931. Issus d’une<br />

vieille famille coloniale <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nteurs <strong>de</strong> coton, <strong>les</strong> Duckworth étaient riches alors que <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sœurs<br />

Stephen l’étaient beaucoup moins. Georges Duckworth fera alors <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>aux <strong>à</strong> ses <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-sœurs,<br />

démarche s’inscrivant bien évi<strong>de</strong>mment dans cette même logique spectacu<strong>la</strong>ire du bon samaritain.<br />

Pour résumer l’impact très important <strong>de</strong> ces faits <strong>à</strong> mieux cerner certaines structures essentiel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

psychologie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, l’on peut dire que cette forme d’arrogance masculine constatée<br />

pendant son enfance et son ado<strong>les</strong>cence <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> position paternelle, ainsi que, <strong>de</strong> façons toutes<br />

différentes, par ces attitu<strong>de</strong>s pour le moins gauches et dép<strong>la</strong>cées <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-frères, conforteront<br />

<strong>Virginia</strong> dans une opinion re<strong>la</strong>tivement tendue <strong>à</strong> l’égard d’une certaine « brutalité » masculine et <strong>de</strong><br />

ses différentes manifestations, mais ne <strong>la</strong> traumatiseront pas au sens strict du terme. Pour ce qui est<br />

<strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s liés aux Duckworth, <strong>Virginia</strong> avait en effet suffisamment d’intelligence et <strong>de</strong> sens <strong>de</strong><br />

l’observation pour analyser pleinement et <strong>de</strong> manière très précoce toute <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong> ces événements<br />

ainsi que leurs causes, alors plutôt ressentis comme une douloureuse expérience <strong>la</strong>issant un goût<br />

infiniment amer.<br />

Une dimension psychologique forte et complexe due <strong>à</strong> une sensibilité hors norme accompagnera<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> pendant toute son existence ; cette singu<strong>la</strong>rité <strong>la</strong> mènera vers une vie riche, mais<br />

instable ; elle vivra <strong>de</strong> grands moments <strong>de</strong> bonheur, essentiellement par l’écriture et <strong>la</strong> lecture, mais<br />

souffrira sa vie durant d’horrib<strong>les</strong> accès dépressifs <strong>de</strong>squels, toujours, elle se relèvera avec un grand<br />

courage et un très sincère amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, pour <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière et ses infinies<br />

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amifications. <strong>Virginia</strong> adorait l’Existence et son intensité, ses multip<strong>les</strong> possibilités : « (...) ce qui<br />

importe, c’est ce qui est inutile, soudain, violent ; qui coûte <strong>la</strong> vie ; rouge, bleu, pourpre ; un é<strong>la</strong>n ; une<br />

éc<strong>la</strong>boussure (...) quelque chose d’impétueux et fou (...) » « Or<strong>la</strong>ndo ». <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> adorait <strong>les</strong><br />

p<strong>la</strong>isanteries et était sociable, elle luttait, lors <strong>de</strong> ses crises dépressives, avec dignité, humour bien<br />

souvent, force et énergie. Pour autant, son parcours jusque vers <strong>les</strong> années 1915 aura été ponctué <strong>de</strong><br />

pério<strong>de</strong>s très diffici<strong>les</strong> et <strong>de</strong> souffrances réel<strong>les</strong>. En mai 1895, <strong>à</strong> l'âge <strong>de</strong> treize ans, elle perdra donc sa<br />

mère, ce qui, <strong>à</strong> <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> cet événement traumatisant, provoquera sa première grave dépression. Deux<br />

ans plus tard, sa <strong>de</strong>mi-sœur Stel<strong>la</strong>, alors chargée <strong>de</strong> famille, disparaîtra elle aussi, le 19 juillet, ce qui<br />

occasionnera pour <strong>Virginia</strong> un nouveau bouleversement ainsi qu’une grave rechute et fera endosser <strong>à</strong><br />

Vanessa, dès lors sœur aînée <strong>de</strong>s enfants Stephen, le rôle <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> mère <strong>de</strong> <strong>la</strong> petite famille. Ce rôle<br />

sera, il est vrai, prédisposé chez Vanessa, mais conforté par ses proches également, ce qui ne sera pas<br />

sans peser sur <strong>les</strong> constructions re<strong>la</strong>tionnel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille Stephen alors livrée <strong>à</strong> elle-même. Vanessa<br />

veillera sur sa sœur, si complexe et parfois si redoutable et profitera donc, par <strong>la</strong> suite, <strong>de</strong> l’opportunité<br />

<strong>de</strong> son mariage avec Clive Bell le 7 février 1907 pour égayer et contraster sa vie en se distançant<br />

quelque peu <strong>de</strong>s sombres voire obscurs problèmes familiaux.<br />

<strong>Virginia</strong> avait vingt-<strong>de</strong>ux ans quand son père mourut le 22 février 1904, lequel <strong>la</strong> chargera avant sa<br />

mort <strong>de</strong> rédiger ses <strong>de</strong>rniers mots <strong>à</strong> ses enfants qui al<strong>la</strong>ient donc <strong>de</strong>venir tous <strong>les</strong> quatre orphelins (le<br />

fait que son père lui ait confié <strong>la</strong> rédaction <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>rnière lettre ne semble pas être un hasard). Ce<br />

nouveau décès provoquera en elle une troisième grave dépression le 10 mai 1904 face <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle trois<br />

mois <strong>de</strong> repos lui seront nécessaires avant <strong>de</strong> recouvrer un fragile équilibre. Elle ressentira cette<br />

année-l<strong>à</strong> <strong>de</strong>s hallucinations auditives et fera sa première tentative <strong>de</strong> suici<strong>de</strong> en se jetant par une<br />

fenêtre. Puis <strong>la</strong> typhoï<strong>de</strong> enlèvera son frère Thoby au retour d’un voyage en Grèce, le 20 novembre<br />

1906, ce qui occasionnera chez elle une quatrième grave rechute, notamment en raison <strong>de</strong> liens<br />

sensib<strong>les</strong> majeurs et d’intimes ressemb<strong>la</strong>nces entre elle et son frère qu’elle adorait. A <strong>la</strong> mi-août 1910,<br />

<strong>Virginia</strong> entrera en cure <strong>de</strong> repos dans une maison spécialisée <strong>à</strong> Twickenham. En 1911, <strong>Virginia</strong><br />

subira encore beaucoup <strong>de</strong> passages perturbés, puis, un an après son mariage personnel, elle fera cette<br />

année-l<strong>à</strong> au mois d’août 1913 une cinquième grave dépression : elle commettra une <strong>de</strong>uxième<br />

tentative <strong>de</strong> suici<strong>de</strong> le 7 septembre suivant et sera sauvée <strong>de</strong> justesse après avoir ingéré <strong>de</strong>s comprimés<br />

<strong>de</strong> Véronal, mais elle restera <strong>de</strong>ux jours dans le coma. Beaucoup <strong>de</strong> rechutes vont alors jalonner son<br />

parcours entre 1913 et 1915, année où elle repartira en maison <strong>de</strong> repos et subira une crise <strong>de</strong> démence<br />

d’une rare violence (délires et surexcitation extrême) lors <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle <strong>Virginia</strong> parlera sans interruption<br />

pendant <strong>de</strong>ux jours, souffrant encore <strong>de</strong> graves hallucinations auditives ainsi que d’insomnie et<br />

d’anorexie. Cette horrible pério<strong>de</strong> durera huit mois entre Asheham House et Hogarth House. D’autres<br />

rechutes se produiront après 1915, notamment au cours <strong>de</strong> l’été 1921 ainsi qu’en août 1925 après <strong>la</strong><br />

parution <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway » (<strong>Virginia</strong> rechutera alors quatre mois). Puis, en septembre 1929, elle<br />

sera <strong>à</strong> nouveau ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. Elle souffrira énormément <strong>de</strong> ses crises dépressives, déployant sans cesse<br />

toute son énergie et son amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie pour <strong>les</strong> endiguer avec force et détermination. Des vecteurs<br />

différents, quoique interdépendants, alimenteront <strong>la</strong> pathologie maniaco-dépressive chronique <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Cette chronicité ne sera pas absolument inhérente <strong>à</strong> un état intrinsèque <strong>à</strong> sa<br />

personnalité, mais <strong>à</strong> <strong>de</strong>s causes multip<strong>les</strong> et complexes qui agiront au cours du temps- elle évoluera<br />

alors sous bien <strong>de</strong>s formes au fil <strong>de</strong> l’éclosion individuelle <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Ainsi, <strong>la</strong> mort, côtoyée<br />

<strong>à</strong> l’aube <strong>de</strong> son ado<strong>les</strong>cence, mais aussi <strong>à</strong> l’occasion du décès <strong>de</strong> son frère Thoby en 1906, sera le<br />

vecteur responsable <strong>de</strong> ses plus graves chocs émotionnels (au nombre total <strong>de</strong> cinq crises dépressives<br />

majeures au cours <strong>de</strong> sa vie). L’autre vecteur incontournable et essentiel rési<strong>de</strong>ra en un manque<br />

ma<strong>la</strong>dif <strong>de</strong> confiance en elle et en son rapport vital et fragile <strong>à</strong> l’écriture. Cette causalité puisera elle<br />

aussi ses racines dans l’époque <strong>de</strong> son enfance et dans ses nombreuses déstabilisations vécues durant<br />

cette pério<strong>de</strong>, ainsi que par l’éducation qu’elle reçut et plus précisément par cette absence <strong>de</strong><br />

sco<strong>la</strong>risation qui favorisera (engendrera) cette future propension chronique <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> ses propres<br />

capacités, dans <strong>les</strong> doutes qui en résultaient. Mais au fil du temps et notamment après l’âge <strong>de</strong><br />

quarante ans, avec l’expérience et <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> que l’écriture était son plus grand remè<strong>de</strong> en <strong>la</strong> matière,<br />

<strong>Virginia</strong> acquérra une plus gran<strong>de</strong> maturité et une plus profon<strong>de</strong> assurance. La tendance<br />

neurasthénique (mé<strong>la</strong>ncolique) <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière évoluera alors en une dimension physique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

dépression. En effet, chaque fin d’ouvrage sera bien souvent ressentie comme <strong>la</strong> fin d’une Aventure<br />

dans <strong>la</strong>quelle elle avait mis toute son énergie, <strong>la</strong> conduisant parfois jusqu’<strong>à</strong> l’épuisement ou, dans une<br />

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moindre mesure, au retour <strong>de</strong>s doutes ou bien encore vers une rechute nerveuse et émotionnelle<br />

brutale, contrecoup physique et moral évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> cet investissement démesuré pouvant éventuellement<br />

<strong>la</strong> mener vers une nouvelle crise. Mais, <strong>la</strong> plupart du temps, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> se <strong>la</strong>ncera<br />

immédiatement, ou peu après ce chaos (K.O) passager <strong>à</strong> l’assaut énergique d’un nouvel ouvrage, sa<br />

créativité et son inspiration étant tout <strong>à</strong> fait exceptionnel<strong>les</strong>. Cette dimension physique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

dépression se traduira également par une somatisation exténuante en <strong>de</strong>s symptômes aussi<br />

handicapants que <strong>de</strong> très violentes migraines répétitives ou encore <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s anorexiques<br />

affaiblissantes. Afin <strong>de</strong> compléter tout <strong>à</strong> fait l’analyse <strong>de</strong> ces vecteurs ma<strong>la</strong>difs (cyclothymiques), il<br />

peut être précisé que <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> subira également bon nombre <strong>de</strong> sautes <strong>de</strong> moral fugaces et<br />

inexpliquées, toujours vécues <strong>de</strong> manière impromptue et brutale par l’intéressée. Ces manifestations<br />

mé<strong>la</strong>ncoliques seront vraisemb<strong>la</strong>blement le reflet d’un système dépressif inconscient ancré en elle<br />

<strong>de</strong>puis fort longtemps (où l’être humain s’habitue alors, par moments, <strong>à</strong> auto-alimenter ce<br />

fonctionnement). <strong>Virginia</strong> verra au cours <strong>de</strong> son existence bon nombre <strong>de</strong> ses proches, <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille<br />

mais aussi d’écrivains ou d’amis <strong>de</strong> sa génération, disparaître. Ce sera par exemple le cas pour le<br />

décès <strong>de</strong> son amie Katherine Mansfield le 9 janvier 1923 pour lequel, dans un premier temps, elle<br />

réagira <strong>de</strong> manière assez froi<strong>de</strong>, puis se sentira ensuite très affectée voire, <strong>de</strong> façon étrange mais<br />

sincère, culpabilisée <strong>à</strong> <strong>de</strong>meurer en vie alors même que <strong>la</strong> romancière néo-zé<strong>la</strong>ndaise ait quitté ce<br />

mon<strong>de</strong> sans avoir pu achever son Œuvre personnelle : « sa mort, comme celle <strong>de</strong> Katherine Mansfield,<br />

m’est une sorte <strong>de</strong> reproche » écrivit-elle dans son Journal le 7 décembre 1933 (NB : elle évoque ici <strong>la</strong><br />

mort d’une autre <strong>de</strong> ses contemporaines : Stel<strong>la</strong> Benson). Il y aura encore <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> Lytton<br />

Strachey le 21 janvier 1932, puis celle <strong>de</strong> Roger Fry le 9 septembre 1934 et malheureusement<br />

l’occasion du décès <strong>de</strong> Julian, fils aîné <strong>de</strong> sa sœur Vanessa, le 18 juillet 1937 : Julian, qui avait rejoint<br />

comme ambu<strong>la</strong>ncier <strong>les</strong> rangs <strong>de</strong>s Républicains pendant <strong>la</strong> guerre civile espagnole, meurt dans<br />

l’exercice <strong>de</strong> sa mission pendant <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong> Brunete, <strong>de</strong>rnière bataille livrée par <strong>les</strong> Républicains<br />

pour briser l’encerclement <strong>de</strong> Madrid par <strong>les</strong> fascistes. Fidèle <strong>à</strong> ses convictions humaines et politiques,<br />

il était poète et engagé dans un idéal antifasciste, pacifiste et révolutionnaire (NB : onze mois<br />

auparavant, le poète espagnol Fe<strong>de</strong>rico Garcia Lorca paya lui aussi au prix <strong>de</strong> sa vie son engagement<br />

pour <strong>la</strong> liberté- il fut fusillé le 18 août 1936 <strong>à</strong> Viznar par <strong>de</strong>s rebel<strong>les</strong> anti-Républicains et son corps,<br />

jeté dans une fosse commune, ne fut jamais retrouvé et fait toujours en 2010 l’objet <strong>de</strong> recherches<br />

officiel<strong>les</strong>). <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, qui était très proche <strong>de</strong> Julian, soutiendra sa sœur Vanessa dans cette<br />

épreuve infiniment douloureuse qui <strong>la</strong>issera cette <strong>de</strong>rnière, malgré le soutien assidu <strong>de</strong> sa sœur,<br />

inconso<strong>la</strong>ble. Enfin, le 15 janvier 1941, <strong>Virginia</strong> apprendra <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> James Joyce, célèbre écrivain<br />

ir<strong>la</strong>ndais <strong>de</strong> sa génération (« je l’aime car il décrit l’Ir<strong>la</strong>n<strong>de</strong> comme personne » me dit un jour un exami<br />

ir<strong>la</strong>ndais, Tom, rencontré <strong>à</strong> Sydney en janvier 1987).<br />

En ces épreuves <strong>de</strong> <strong>de</strong>uils ou <strong>de</strong> peine, l’écriture sera pour elle salvatrice et, avec l’âge, <strong>la</strong> romancière<br />

apprendra, <strong>à</strong> défaut <strong>de</strong> se préserver totalement <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance, <strong>à</strong> s’endurcir, <strong>à</strong> se construire <strong>de</strong>s<br />

protections <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. Les idées noires et <strong>les</strong> moments <strong>de</strong> dépression qui <strong>les</strong><br />

accompagneront parfois seront donc suivis <strong>de</strong> longues pério<strong>de</strong>s d'accalmies et <strong>de</strong> bonheur réel, voire<br />

d’intense exaltation ; ce sera toujours l’occasion lorsqu’elle écrira et <strong>à</strong> mesure qu’elle connaîtra un<br />

succès grandissant, assidûment aidée par Léonard. Mais durant toute sa vie elle souffrira<br />

régulièrement <strong>de</strong> ces accès <strong>de</strong> mé<strong>la</strong>ncolie qui <strong>la</strong> forceront fréquemment <strong>à</strong> un repos total et qui se<br />

manifesteront parfois d’une manière très inquiétante. A l’époque, l’analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépression était<br />

moins fine que <strong>de</strong> nos jours et bien souvent apparentée <strong>à</strong> <strong>la</strong> « folie ». En effet, <strong>les</strong> mé<strong>de</strong>cins étaient peu<br />

armés pour combattre ce genre <strong>de</strong> fléau et l’équilibre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, malgré le fait qu’elle en consultera<br />

pas moins d’une douzaine dans sa vie, restera donc très fragile. Ils lui prescriront <strong>de</strong>s hypnotiques<br />

divers <strong>à</strong> <strong>la</strong>rge spectre et <strong>à</strong> forts effets secondaires, sans efficacité profon<strong>de</strong> et durable, voire produisant<br />

<strong>de</strong>s contre effets non escomptés, comble d’une mé<strong>de</strong>cine alors ignorante et donc impuissante. Ce<br />

besoin <strong>de</strong> repos sera, en vieillissant, <strong>de</strong> plus en plus envahissant, <strong>la</strong> gênant considérablement dans son<br />

énorme tâche d’écrivain qu’elle s’était assignée et <strong>la</strong> rendant ainsi plus vulnérable. Mais, <strong>de</strong> manière<br />

constructive, elle fera toujours face <strong>à</strong> ses accès dépressifs et gar<strong>de</strong>ra une approche curieuse, positive et<br />

humaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, vivant ainsi une formidable Aventure personnelle.<br />

La fragilité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> se traduira par <strong>de</strong> fréquents déménagements qui, tout au long <strong>de</strong> sa vie et en<br />

rapport avec sa pathologie chronique, lui seront physiquement nécessaires pour se ressourcer et<br />

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ecouvrer un fragile équilibre, notamment <strong>à</strong> <strong>la</strong> campagne hors <strong>de</strong> l’excitante Cité londonienne, mais<br />

qui montreront également un signe évi<strong>de</strong>nt d’instabilité lié <strong>à</strong> un réel étouffement qui reviendra parfois<br />

après <strong>de</strong> longues pério<strong>de</strong>s d’euphorie et d’embellie. Ses pério<strong>de</strong>s fastes seront toujours liées <strong>à</strong> une<br />

époque <strong>de</strong> création acharnée d’un nouvel ouvrage qu’elle vivra chaque fois comme un immense<br />

bonheur. A chaque endroit <strong>de</strong> vie, elle se créera un univers, un mon<strong>de</strong> <strong>à</strong> elle dans lequel elle construira<br />

son confort et sa protection, mais <strong>de</strong>vra parfois, face aux affres <strong>de</strong> son existence, affronter une sécurité<br />

fragile et éphémère : il y aura <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s chutes en ces moments-l<strong>à</strong>, mais aussi <strong>de</strong> longues pério<strong>de</strong>s<br />

stab<strong>les</strong> et heureuses par <strong>la</strong> suite. Tout changement radical dans sa vie provoquera en elle<br />

déstabilisation voire accès dépressifs, l’ébranlera en tous cas fortement. Son attache affective familiale<br />

et amicale constituera en tous temps un soutien très précieux <strong>à</strong> ses yeux et une trame indispensable<br />

pour <strong>la</strong> compréhension du contexte psychologique et socioculturel évoluant autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière ;<br />

en outre, <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> déménagements <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> accompagnaient bien souvent ceux <strong>de</strong> sa sœur<br />

Vanessa. Ainsi, en 1912, Char<strong>les</strong>ton, louée par Vanessa Bell comme rési<strong>de</strong>nce secondaire et située<br />

non loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> future Monk’s House <strong>de</strong>s époux <strong>Woolf</strong>, <strong>de</strong>viendra un lieu convivial hautement<br />

artistique où tous <strong>les</strong> amis du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury se retrouveront régulièrement pour passer <strong>de</strong><br />

grands moments <strong>de</strong> détente <strong>à</strong> <strong>la</strong> campagne, <strong>de</strong> discussions et <strong>de</strong> création. Cet endroit <strong>de</strong>viendra un<br />

sanctuaire culturel très important. Les <strong>Woolf</strong> recevront également ces mêmes amis dans leur rési<strong>de</strong>nce<br />

secondaire <strong>de</strong> Asheham House <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> 1915 ainsi qu’<strong>à</strong> Monk’s House <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> 1919, <strong>les</strong> trois<br />

endroits étant peu éloignés <strong>les</strong> uns <strong>de</strong>s autres. Ce<strong>la</strong> correspondra <strong>à</strong> une logique qui consistera tant pour<br />

Vanessa que pour <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> vivre <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> calme et d’inspiration dans cette partie sud-est <strong>de</strong><br />

l’Angleterre.<br />

Malgré leur séparation <strong>à</strong> l’amiable qui interviendra après <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> leur premier enfant Julian, né<br />

le 4 février 1908 (« <strong>à</strong> Bloomsbury, on ne divorce pas, on se réorganise juste » dira Clive Bell) <strong>les</strong><br />

« Bell » (Vanessa, Clive et leurs <strong>de</strong>ux enfants Julian et Quentin) établiront un lien précoce privilégié<br />

avec <strong>la</strong> France méridionale (Cassis) où ils loueront une maison pour y passer <strong>de</strong> fréquents séjours,<br />

Clive Bell étant notamment, dès l’origine <strong>de</strong> sa <strong>rencontre</strong> avec Vanessa, très attaché <strong>à</strong> <strong>la</strong> culture et au<br />

raffinement français et leur ami Roger Fry en étant également un fervent ambassa<strong>de</strong>ur. Clive et<br />

Vanessa Bell auront donc un <strong>de</strong>uxième enfant, Quentin, le 19 août 1910, qui <strong>de</strong>viendra plus tard<br />

historien d’art et artiste lui-même, notamment biographe <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Après cette <strong>de</strong>uxième<br />

naissance <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion entre <strong>les</strong> époux Bell évoluera définitivement en re<strong>la</strong>tion amicale et ce dès <strong>la</strong> fin<br />

<strong>de</strong> l’année 1910. Vanessa débutera alors une re<strong>la</strong>tion avec Roger Fry en 1911 qui perdurera jusque<br />

courant 1913 puis vivra entre 1913 et 1915 <strong>les</strong> débuts d’une gran<strong>de</strong> re<strong>la</strong>tion amoureuse avec le peintre<br />

Duncan Grant qu’elle connaissait <strong>de</strong>puis 1905 (époque du fameux 46, Gordon Square <strong>à</strong> Bloomsbury).<br />

En octobre 1916, Vanessa ira donc s’installer <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton avec le nouvel homme <strong>de</strong> sa vie ainsi<br />

qu’avec David Garnett, surnommé « Bunny », ami homo sexuel alors inséparable <strong>de</strong> Duncan Grant et<br />

écrivain non encore confirmé, objecteur <strong>de</strong> conscience comme son ami peintre, <strong>à</strong> ce titre et comme lui<br />

aussi travailleur d’intérêt général dans <strong>les</strong> champs <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> <strong>la</strong> « gran<strong>de</strong> guerre », Vanessa<br />

acceptant par obligation ce ménage partagé. Les trois amis iront s’installer <strong>à</strong> <strong>la</strong> campagne avec<br />

suffisamment d’argent et quelques fidè<strong>les</strong> domestiques. Hormis le fait que Vanessa jouissait d’une<br />

situation financière correcte, Clive subvenait en outre <strong>la</strong>rgement aux besoins matériels <strong>de</strong> sa femme et<br />

<strong>de</strong> ses enfants, leur accord leur permettant ainsi <strong>de</strong> vivre une liberté mutuelle confortable sans être<br />

tenus <strong>de</strong> casser leur mariage. La vie <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton ne revêtira pour autant ni opulence ni même confort,<br />

sans eau courante ni électricité <strong>à</strong> l’origine, mais elle aura le grand mérite d’être une vie libre et<br />

notamment <strong>de</strong> permettre aux <strong>de</strong>ux peintres <strong>de</strong> s’adonner sans limite <strong>à</strong> leur art et d’y créer un univers<br />

qui s’avèrera bien plus tard <strong>de</strong> tout premier ordre pour <strong>la</strong> richesse du patrimoine culturel britannique<br />

(NB : l’on peut également remarquer, <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> « ménage <strong>à</strong> trois », le concept<br />

prononcé <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et du non conventionnel qui émanait <strong>de</strong>s mœurs du milieu <strong>de</strong> Bloomsbury et qui<br />

tranchait diamétralement avec <strong>la</strong> rigidité <strong>de</strong> l’ex-époque victorienne). Peu après leur instal<strong>la</strong>tion <strong>à</strong><br />

Char<strong>les</strong>ton, Duncan, qui était un homme foncièrement libre et aux attirances plutôt homosexuel<strong>les</strong>, ne<br />

répondit pas entièrement aux attentes affectives <strong>de</strong> Vanessa, au grand désespoir <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière, ce<br />

qui changea <strong>les</strong> rapports entre eux et qui, au fil du temps, affecta le comportement général <strong>de</strong> Vanessa<br />

et rapprocha Duncan Grant <strong>de</strong> Clive Bell dans le camp <strong>de</strong> ses échecs sentimentaux majeurs. En effet,<br />

Vanessa sera trompée dès le début <strong>de</strong> son mariage par Clive, très attiré par le sexe féminin et, pour ne<br />

rien arranger, Vanessa subira un affront sans précé<strong>de</strong>nt en découvrant un flirt entre <strong>Virginia</strong> et Clive<br />

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alors qu’elle se sentait <strong>de</strong>puis toujours et d’une manière qui lui semb<strong>la</strong>it irrémédiable, intimement<br />

proche <strong>de</strong> sa sœur. Ce choc (trahison) affectera sensiblement <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sœurs, sans<br />

pour autant que leurs attaches essentiel<strong>les</strong> ne soient rompues : el<strong>les</strong> <strong>de</strong>meureront toujours privilégiées<br />

mais quelque part entachées. De par ces <strong>de</strong>ux faits, l’union entre Clive et Vanessa sera alors anéantie<br />

sitôt éclose. Dans son ouvrage : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se », Angelica Bell explique cette idylle entre<br />

Clive et <strong>Virginia</strong> par <strong>de</strong>ux éléments qui semblent parfaitement expliquer le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> cette<br />

re<strong>la</strong>tion. En effet, Clive et <strong>Virginia</strong> étaient en premier lieu et initialement <strong>de</strong> grands complices<br />

intellectuels, leur rapprochement privilégié se produira donc initialement sur cette base. Mais il est<br />

vrai aussi qu’après <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> son premier enfant Julian le 4 février 1908 et très certainement<br />

aussi <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> l’infidélité d’origine <strong>de</strong> Clive, Vanessa se replia sur elle-même et sur son enfant, au<br />

désespoir <strong>de</strong> Clive qui écrira alors ces mots <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> : « Je ne vois pas Nessa le moins du mon<strong>de</strong>. Je<br />

ne dors même plus avec elle. Le bébé accapare tout son temps ». Il serait logique <strong>de</strong> penser que cette<br />

attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> repli aura nui également <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> qui se sera sentie rejetée par sa sœur, <strong>la</strong>quelle tenait<br />

pour elle, comme il a déj<strong>à</strong> été mentionné auparavant, un rôle « maternel » primordial pour son<br />

équilibre : Clive et <strong>Virginia</strong>, se sentant tous <strong>de</strong>ux rejetés, se seraient donc naturellement et par affinités<br />

momentanément rapprochés autour d’un sort qui leur était commun.<br />

Le peintre Duncan Grant était un artiste profondément sensible, respectant et observant <strong>la</strong> Vie sous<br />

toutes ses formes. Il trouvera en Vanessa <strong>la</strong> tranquillité et une forme <strong>de</strong> protection <strong>à</strong> travers <strong>les</strong><br />

qualités fortes qui <strong>la</strong> dépeignaient et l’amour qu’elle lui vouait, mais aussi une passion commune pour<br />

<strong>la</strong> peinture qui se transformera pour eux en art <strong>de</strong> vivre et en fascination pour leurs œuvres mutuel<strong>les</strong><br />

et <strong>les</strong> mon<strong>de</strong>s qu’el<strong>les</strong> créaient. Malgré leur impasse sentimentale, Vanessa et Duncan vivront<br />

ensemble en harmonie par et pour <strong>la</strong> peinture. De leur re<strong>la</strong>tion naîtra <strong>à</strong> Noël 1918 une petite<br />

« Angelica » (qui épousera en 1942 David Garnett dit Bunny), née <strong>de</strong> <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> Vanessa <strong>de</strong><br />

stabiliser <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion affective entre elle et Duncan, lequel acceptera <strong>de</strong> lui faire un enfant sans<br />

engagement personnel sur ses futurs <strong>de</strong>voirs paternels. Le but <strong>de</strong> Vanessa sera donc d’apporter une<br />

note (une attache) terrestre <strong>à</strong> leur re<strong>la</strong>tion sentimentale qu’elle ne pouvait maîtriser : ce sera sceller,<br />

d’une manière non réellement mesurée, l’amour et l’admiration qu’elle vouait <strong>à</strong> ce personnage rêveur<br />

doté d’un esprit éc<strong>la</strong>iré mais vo<strong>la</strong>tile, « indomptable » et insaisissable…<br />

Après <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> « <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> guerre », Vanessa et ses enfants ainsi que Duncan retourneront vivre <strong>à</strong><br />

Londres Bloomsbury au 46, Gordon Square et ce jusqu’en 1929, en co-voisinage avec J.M. Keynes<br />

avec, comme autres voisins : au 51, Lady Strachey mère <strong>de</strong> Lytton, Adrian Stephen, sa femme Karin<br />

et ses <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> au 50 (<strong>de</strong> 1920 <strong>à</strong> 1939) avec Clive Bell en haut du même immeuble, ainsi qu’au 41 :<br />

James et Alix Strachey frère et belle-sœur <strong>de</strong> Lytton qui étaient notamment <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux traducteurs<br />

officiels en <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise <strong>de</strong> Sigmund Freud (lequel fut <strong>de</strong> ce fait publié <strong>à</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press)- ils<br />

sous loueront cet endroit <strong>à</strong> Lytton Strachey et <strong>à</strong> sa future compagne Dora Carrington ainsi qu’<strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

future épouse <strong>de</strong> J.M. Keynes, Lydia Lopokova. Sans oublier bien sûr <strong>la</strong> proximité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et<br />

Léonard <strong>Woolf</strong> résidant non loin au 52, Tavistock Square et ce <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> 1924. Vanessa et sa famille<br />

continueront également, au fil <strong>de</strong>s saisons et <strong>de</strong>s humeurs, <strong>à</strong> profiter <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton, notamment dès <strong>les</strong><br />

beaux jours arrivés, Char<strong>les</strong>ton conservant <strong>de</strong> fait une importance <strong>de</strong> tout premier ordre <strong>à</strong> part égale<br />

très complémentaire <strong>à</strong> <strong>la</strong> vie londonienne et re<strong>de</strong>viendra d’ailleurs le lieu <strong>de</strong> vie principal pendant <strong>la</strong><br />

pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> bombar<strong>de</strong>ments sur Londres <strong>de</strong> 1940 (NB : l’on voit une fois encore, dans ce choix <strong>de</strong> vie<br />

londonienne, <strong>la</strong> prépondérance <strong>de</strong> ce quartier <strong>de</strong> Bloomsbury, véritable attache affective voire<br />

familiale <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> membres du Groupe <strong>à</strong> ce <strong>de</strong>rnier et également <strong>les</strong> liens d’amitié prépondérants<br />

qui existaient et primaient entre eux au fil <strong>de</strong>s années. J’évoque précé<strong>de</strong>mment <strong>les</strong> années 1920 : ils se<br />

connaissaient pour <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>puis quinze années déj<strong>à</strong> et, si l’on se réfère <strong>à</strong> l’année <strong>de</strong> disparition<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> comme <strong>la</strong> fin du Groupe, l’on peut alors énoncer trente-six ans <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions<br />

d’amitié entre eux- <strong>la</strong> quintessence, l’esprit et <strong>la</strong> forme originale du Groupe n’existèrent pour autant,<br />

selon Vanessa, que quelques mois <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin 1904).<br />

Suite au retour <strong>à</strong> Londres après <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> première guerre <strong>de</strong> Vanessa et <strong>de</strong> ses enfants et <strong>de</strong> Duncan,<br />

le « ménage <strong>à</strong> trois » avec Bunny se dissoudra donc dans sa forme « officielle », dans sa vie régulière,<br />

sans pour autant que le lien affectif entre Duncan et Bunny ne cesse réellement. Vanessa maintiendra<br />

également le lien avec Cassis où elle et ses proches continueront <strong>à</strong> y vivre <strong>de</strong> fréquents séjours<br />

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ensoleillés et inspirateurs jusqu’en 1938. Les époux <strong>Woolf</strong> y feront d’ailleurs quelques incursions<br />

appréciées (dans son « Journal », <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> évoque ces moments <strong>de</strong> voyage en France d’une<br />

manière presque exaltée). Vanessa sera une fervente francophone et, <strong>à</strong> ce titre, se sentira en tant que<br />

peintre plus reconnue en France qu’en Angleterre ; <strong>la</strong> France constituera donc pour elle et sa famille<br />

une forte attache culturelle et sensible.<br />

En ce qui concerne le volet après-guerre <strong>de</strong> leur vie londonienne, Vanessa, Duncan et Angelica<br />

habiteront <strong>à</strong> partir <strong>de</strong>s années 1929-1930 et ce jusqu’en 1940 (Angelica sera envoyée en pension <strong>de</strong><br />

1929 <strong>à</strong> 1934 et en 1940 le « blitz » ravagera <strong>les</strong> immeub<strong>les</strong> du quartier, obligeant <strong>à</strong> un repli sur<br />

Char<strong>les</strong>ton) dans leurs ateliers au 8, Fitzroy Street, au cadre moins bourgeois qu’<strong>à</strong> Gordon Square et<br />

alors partiellement aménagés en studios, adresse qu’ils occupaient déj<strong>à</strong> pour l’exercice <strong>de</strong> leur art dès<br />

1928 (<strong>à</strong> ce titre, Duncan occupera d’ailleurs en ce lieu l’ancien atelier du peintre James Abbott<br />

McNeill Whistler (1834-1903), peintre américain qui fréquenta le milieu réaliste parisien <strong>à</strong> partir <strong>de</strong><br />

1855 et se rapprocha ensuite <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité <strong>de</strong>s jeunes impressionnistes <strong>de</strong> l’époque. Il s'instal<strong>la</strong> <strong>à</strong><br />

Londres en 1858, ville dans <strong>la</strong>quelle il passa une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> sa vie et sera considéré comme<br />

l'initiateur <strong>de</strong> l'impressionnisme ang<strong>la</strong>is) / (Au 8, Fitzroy street, se situaient également <strong>les</strong> anciens<br />

ateliers du peintre Walter Richard Sickert évoqué au début <strong>de</strong> ce chapitre).<br />

Malgré l’impasse affective entre Vanessa et Duncan, leur re<strong>la</strong>tion sentimentale évoluera donc entre un<br />

soutien, une complicité, une ému<strong>la</strong>tion artistique et un immense respect l’un pour l’autre, notamment<br />

envers leurs travaux respectifs et une admiration, un amour presque fasciné <strong>de</strong> Vanessa <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong><br />

Duncan- elle restera avec lui jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> sa vie…<br />

Par rapport <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton, <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> gar<strong>de</strong>ront une certaine indépendance, une tranquillité en<br />

tous temps nécessaire <strong>à</strong> l’équilibre physique et mental <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, mais seront toujours jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> fin<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière assidus dans sa fréquentation, maintenant notamment pendant <strong>la</strong> secon<strong>de</strong><br />

guerre <strong>les</strong> rapports familiaux indispensab<strong>les</strong> <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> et perdurant également du mieux qu’ils le<br />

pourront <strong>les</strong> liens amicaux très importants au sein du groupe <strong>de</strong> Bloomsbury. Ces visites mutuel<strong>les</strong> se<br />

centreront <strong>à</strong> Rodmell (maison <strong>de</strong>s époux <strong>Woolf</strong>) ainsi qu’<strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton (fief, <strong>à</strong> Firle, <strong>de</strong> Vanessa Bell et<br />

Duncan Grant) et ce malgré <strong>la</strong> dangerosité <strong>de</strong> l’époque qui limitera considérablement <strong>les</strong><br />

dép<strong>la</strong>cements et <strong>les</strong> <strong>rencontre</strong>s <strong>de</strong>s uns et <strong>de</strong>s autres (se reporter <strong>à</strong> l’interview d’Angelica Bell <strong>de</strong><br />

septembre 2003). Le milieu affectif amical et familial <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> aura donc toujours<br />

énormément compté pour elle et géographiquement et principalement évolué entre Londres<br />

(Bloomsbury), Richmond et le sud-est <strong>de</strong> l’Angleterre, précisément le East Sussex, en <strong>les</strong> ville et<br />

vil<strong>la</strong>ges <strong>de</strong> Lewes, Rodmell, Firle et Beddingham.<br />

Ce groupe d’amis qui gravitait autour <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et Vanessa était générateur d’énergie, <strong>de</strong> création et<br />

<strong>de</strong> très riches re<strong>la</strong>tions. Tous seront liés en une gran<strong>de</strong> Aventure artistique et tisseront <strong>de</strong>s<br />

ramifications <strong>de</strong> tout premier ordre dans <strong>les</strong> vastes domaines <strong>de</strong> l’Art et notamment dans ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

littérature et <strong>de</strong> <strong>la</strong> peinture (<strong>les</strong> <strong>de</strong>ux cœurs <strong>de</strong> Bloomsbury seront, dans son ouvrage, dénommés <strong>de</strong><br />

cette manière par Angelica Bell : le cœur peintre et le cœur littéraire). De nombreuses connexions se<br />

feront donc avec <strong>les</strong> plus grands peintres <strong>de</strong> l’époque, notamment sur le sol français par<br />

l’intermédiaire <strong>de</strong> Clive Bell et <strong>de</strong> Roger Fry, tous <strong>de</strong>ux éminents connaisseurs en <strong>la</strong> matière, ou par<br />

Vanessa qui <strong>rencontre</strong>ra en outre Pablo Picasso et Henri Matisse <strong>à</strong> Paris en 1914, ou bien encore par<br />

Duncan Grant.<br />

Des expositions majeures seront organisées, promues par Roger Fry (avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Clive Bell), lequel,<br />

le 8 novembre 1910, initiera <strong>à</strong> Londres aux « Grafton Galleries » une exposition post-impressionniste<br />

intitulée : « Manet and the post-impressionists » réunissant volontairement <strong>de</strong>s toi<strong>les</strong> <strong>de</strong> diverses<br />

inspirations associant sensibilité impressionniste et mo<strong>de</strong>rnité, en outre <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> Edouard Manet,<br />

Paul Cézanne, Paul Gauguin, Vincent Van Gogh, Henri Matisse et Pablo Picasso (NB : Paul Cézanne<br />

constituera l’exemple d’un maître français inconditionnellement admiré par l’ensemble <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille).<br />

Une secon<strong>de</strong> exposition post-impressionniste sera organisée dans <strong>les</strong> mêmes conditions par Roger Fry<br />

aux « Grafton Galleries » <strong>de</strong> Londres le 5 octobre 1912 (NB : entre ces <strong>de</strong>ux expositions d’impact<br />

majeur, aura lieu <strong>à</strong> Londres en novembre 1911, <strong>à</strong> un an d’intervalle, l’exposition : « Cézanne and<br />

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Gaughin » qui se déroulera <strong>à</strong> <strong>la</strong> « Stafford Gallery » et qui permettra <strong>de</strong> renforcer <strong>la</strong> lecture postimpressionniste<br />

initiée par Roger Fry lors <strong>de</strong> l’exposition <strong>de</strong> novembre 1910). Cette secon<strong>de</strong><br />

exposition organisée par Roger Fry en octobre 1912 p<strong>la</strong>cera Cézanne, décédé six ans auparavant, au<br />

centre <strong>de</strong>s attentions, prédominant et père <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle école, détrônant Manet et fortement<br />

représenté par une trentaine <strong>de</strong> ses œuvres alors que Gaughin et Van Gogh seront volontairement<br />

sous-exposés, sans pour autant remettre en question leur génie.<br />

Clive Bell <strong>rencontre</strong>ra lui aussi Pablo Picasso, notamment <strong>à</strong> l’Académie <strong>de</strong> France <strong>à</strong> Rome (Vil<strong>la</strong><br />

Médicis) ou encore <strong>à</strong> Paris rue <strong>de</strong> La Boëtie vers <strong>les</strong> années 1919-1920 où, en cette occasion, il fera <strong>la</strong><br />

connaissance d’amis et col<strong>la</strong>borateurs du grand maître en <strong>les</strong> personnes d’Erik Satie ou encore <strong>de</strong> Jean<br />

Cocteau. Clive Bell connaîtra également Henri Matisse mais <strong>de</strong> manière moins proche qu’<strong>à</strong> travers sa<br />

re<strong>la</strong>tion avec Pablo Picasso (NB : Henri Matisse, qui fut notamment chef <strong>de</strong> file du fauvisme, était un<br />

grand ami <strong>de</strong> Simon Bussy, personnage évoqué ci- après). Le lien <strong>à</strong> <strong>la</strong> peinture française se créera<br />

aussi par <strong>la</strong> sœur <strong>de</strong> Lytton Strachey, Dorothy, qui épousera le peintre français Simon Bussy, lequel<br />

donnera, un temps, <strong>de</strong>s cours <strong>à</strong> Duncan Grant. Dorothy <strong>de</strong>viendra par ailleurs <strong>la</strong> traductrice officielle<br />

en <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise <strong>de</strong> André Gi<strong>de</strong>. Le lien se fera encore par <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Jacques Raverat, autre<br />

peintre français, grand ami <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> décédé le 7 mars 1925 : « (...) Depuis mes <strong>de</strong>rnières notes dans<br />

ce journal il y a quelques mois <strong>de</strong> ce<strong>la</strong>, Jacques Raverat est mort ; après avoir longtemps désiré<br />

mourir. Il m’avait écrit au sujet <strong>de</strong> Mrs Dalloway une lettre <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle je dois un <strong>de</strong>s plus beaux jours<br />

<strong>de</strong> ma vie. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si je n’ai pas vraiment accompli quelque chose cette fois-ci » <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong>, « Journal » 7/4/1925. La connexion française se fera également par <strong>la</strong> <strong>rencontre</strong> <strong>de</strong> André<br />

Dunoyer <strong>de</strong> Segonzac, peintre naturaliste aux accents expressionnistes, mais encore par Pierre C<strong>la</strong>irin,<br />

peintre <strong>de</strong> grand talent qui occupera notamment <strong>les</strong> anciens ateliers du célèbre peintre Paul Gauguin<br />

au manoir <strong>de</strong> Lezavarn <strong>à</strong> Pont-Aven en Bretagne. Sans oublier l’influence <strong>de</strong> André Derain, un <strong>de</strong>s<br />

peintres <strong>les</strong> plus audacieux du fauvisme, remarquable <strong>de</strong>ssinateur et sculpteur également, grand ami <strong>de</strong><br />

Clive Bell qui se rapprochera du cubisme en <strong>de</strong>venant ami <strong>de</strong> Pablo Picasso ; André Derain travaillera<br />

aussi avec Henri Matisse qu’il connaîtra en 1898 <strong>à</strong> l’Académie <strong>de</strong> Paris et avec le peintre Maurice <strong>de</strong><br />

V<strong>la</strong>minck qu’il <strong>rencontre</strong>ra en 1900 avec lequel il <strong>de</strong>viendra ami également. André Derain fera en<br />

outre <strong>la</strong> connaissance du poète Guil<strong>la</strong>ume Apollinaire fin 1904 (NB : A noter <strong>de</strong> manière<br />

complémentaire au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion avec le peintre Simon Bussy, qu’Angelica Bell re<strong>la</strong>tera en<br />

détails dans l’interview <strong>de</strong> septembre 2003 qu’elle me consentira, que celui-ci était également un ami<br />

<strong>de</strong> Paul Valéry, d’André Gi<strong>de</strong> et <strong>de</strong> Roger Martin du Gard- le lien entre <strong>la</strong> peinture et l’écriture est<br />

ici, me semble-t-il et une fois encore, nettement mis en exergue).<br />

Des liaisons prépondérantes vont donc s’établir entre le milieu culturel français et <strong>les</strong> membres du<br />

Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury. De nombreux contacts se produiront ainsi entre certains <strong>de</strong>s plus grands<br />

artistes <strong>de</strong> l’époque qui al<strong>la</strong>ient <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s grands noms du XX ème siècle et ce par <strong>les</strong> connexions <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Hogarth Press, <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> avec ses amis écrivains et avec ceux qui y<br />

seront publiés, mais aussi par <strong>les</strong> liens très riches avec le milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> peinture entretenus par Vanessa<br />

Bell et Duncan Grant, ainsi que par Roger Fry et Clive Bell, qui connaîtront tous quatre <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s<br />

maîtres <strong>de</strong> leur génération, <strong>de</strong> cette historique époque <strong>de</strong> foisonnement culturel où <strong>de</strong>ux arts majeurs<br />

sembleront s’unir au sein d’une même sensibilité- « Bloomsbury » traduira alors <strong>la</strong> fusion <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

milieux en une gran<strong>de</strong> cause artistique commune...<br />

En tant que peintres talentueux, Vanessa et Duncan seront <strong>de</strong>ux moteurs très importants <strong>de</strong> ce volet<br />

prépondérant au sein du Groupe. Mais c’est tout <strong>de</strong> même l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> qui confortera<br />

définitivement <strong>la</strong> renommée du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury, ainsi que <strong>la</strong> bril<strong>la</strong>nte carrière (non artistique il<br />

est vrai) <strong>de</strong> John Maynard Keynes, sans pour autant obérer le caractère avéré et reconnu <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong><br />

ces artistes. John Maynard Keynes sera effectivement un économiste internationalement réputé et<br />

officiellement missionné dans ce domaine par le gouvernement britannique et dont certaines <strong>de</strong>s<br />

théories économiques sont toujours <strong>à</strong> <strong>la</strong> base <strong>de</strong>s grands principes d’équilibre en <strong>la</strong> matière ; il sera en<br />

outre l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux pères créateurs du Fonds Monétaire International (avec Harry Dexter White) lors<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> conférence <strong>de</strong> Bretton-Woods du 20 juillet 1944, vingt et un mois avant sa mort.<br />

30


A travers cette vaste toile et ses ramifications riches et variées, le vingtième siècle semb<strong>la</strong>it dès lors né<br />

avec le génie...<br />

Après avoir tissé ce réseau <strong>de</strong> liens familiaux et amicaux indispensab<strong>les</strong> pour comprendre <strong>les</strong> rapports<br />

affectifs, culturels et artistiques <strong>de</strong> ce vaste milieu et notamment pour déterminer l’immense système<br />

re<strong>la</strong>tionnel évoluant autour <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> sa sœur Vanessa, revenons <strong>à</strong> présent au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et <strong>à</strong> son approche psychologique et biographique.<br />

Malgré ses accès dépressifs qui <strong>la</strong> suivront et l’handicaperont tout au long <strong>de</strong> sa vie, sa dimension<br />

d’écrivain ne cessera <strong>de</strong> croître au fil <strong>de</strong>s années. C’est après huit ans <strong>de</strong> vie intense au sein du Groupe<br />

<strong>de</strong> Bloomsbury que <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> prendra une autre direction en se mariant avec Léonard <strong>Woolf</strong> <strong>à</strong><br />

Saint-Pancras Town Hall le 10 août 1912, débutant ainsi <strong>de</strong> p<strong>la</strong>in-pied sa « carrière » <strong>de</strong> romancière.<br />

Léonard ai<strong>de</strong>ra considérablement <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> s’accomplir en <strong>la</strong> respectant pour elle-même, certes, mais<br />

aussi en tant que femme <strong>de</strong> lettres qu’elle était, en pressentant dès le début <strong>de</strong> leur mariage qu’elle<br />

accomplirait une Œuvre exceptionnelle. <strong>Virginia</strong> fascinait Léonard et il l’aimait. Il était sans doute <strong>de</strong><br />

tous <strong>les</strong> amis du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury celui qui était le plus <strong>de</strong>stiné <strong>à</strong> <strong>de</strong>venir le mari <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

Stephen. Celle-ci fera donc le bon choix, incitée par sa sœur Vanessa, soucieuse, au vu <strong>de</strong>s<br />

nombreuses crises dangereuses antérieurement traversées par <strong>Virginia</strong>, <strong>de</strong> <strong>la</strong> voir soli<strong>de</strong>ment épaulée<br />

et « surveillée » par quelqu’un. Dans sa biographie, Béatrice Mousli cite certaines réflexions <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> émanant <strong>de</strong> cette époque traduisant parfaitement l’état d’esprit <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière <strong>à</strong> l’égard du<br />

mariage (en général) et <strong>de</strong> son union personnelle : « Je vais épouser Léonard <strong>Woolf</strong>. Il est juif et sans<br />

le sou » (NB : un article du « Mon<strong>de</strong> » du 13/11/2004 prétend que <strong>Virginia</strong> était, dans ses jeunes<br />

années et par son éducation d’origine, antisémite et qu’elle se ravisa par <strong>la</strong> suite, sans compromission<br />

avec elle-même et fidèle <strong>à</strong> son honnêteté habituelle serait-on tenté d’ajouter ; son union avec Léonard<br />

en sera, me semble-t-il, <strong>la</strong> plus belle preuve. Même si <strong>Virginia</strong> ne fut pas amenée <strong>à</strong> fréquenter sa belle<br />

famille : qui peut pour autant affirmer que <strong>la</strong> cause en était leurs origines et non l’exubérance qui<br />

peut parfois caractériser le côté matriarcal <strong>de</strong>s mères juives possessives, surtout dans <strong>les</strong> très gran<strong>de</strong>s<br />

famil<strong>les</strong> comme c’était le cas pour celle <strong>de</strong> Léonard et qui expliquerait, eu égard <strong>à</strong> <strong>la</strong> discrétion<br />

mythique et le raffinement <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, qu’elle ne ressentit pas naturellement une gran<strong>de</strong> propension <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> fréquentation <strong>de</strong> sa belle famille et <strong>à</strong> toute forme, même infime ou dérivée, <strong>de</strong> « vulgarité » et qu’en<br />

sait-on vraiment d’ailleurs, ni même Mme Forrester, se croyant obligée, dans son ouvrage médiatisé<br />

<strong>de</strong> 2009 paru aux « Editions Albin Michel », après avoir brillé antérieurement et précisément en cette<br />

matière biographique, connaissant indéniablement son sujet, d’utiliser <strong>de</strong>s penchants racoleurs <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

prose spectacu<strong>la</strong>ire contemporaine ? <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> émanait d’un milieu, d’une famille issue tout<br />

droit <strong>de</strong> son époque évoluant en pleine ère victorienne au milieu <strong>de</strong> valeurs qui <strong>la</strong> constituaient ;<br />

nombre <strong>de</strong> biographes commettent l’erreur majeure <strong>de</strong> juger avec presque cent trente années <strong>de</strong><br />

déca<strong>la</strong>ge si l’on se réfère <strong>à</strong> <strong>la</strong> date <strong>de</strong> naissance <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, une culture et tout un contexte passés<br />

avec nos références actuel<strong>les</strong> : quelle ineptie et quel anachronisme intellectuel ! Se véhicu<strong>la</strong>ient <strong>à</strong><br />

cette époque <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s décennies <strong>de</strong>s idées rétrogra<strong>de</strong>s, préconçues et sectaires, finalement racistes<br />

envers <strong>les</strong> juifs accompagnées <strong>de</strong> symbo<strong>les</strong>, le nez crochu, le commerce, <strong>la</strong> réussite et le sens <strong>de</strong>s<br />

affaires- <strong>les</strong> banquiers ang<strong>la</strong>is étaient juifs pour une partie d’entre eux, riches et cultivés, puissants<br />

donc jalousés. Même dans <strong>la</strong> famille Stephen, il se pouvait très bien que <strong>de</strong> tel<strong>les</strong> idées, pour un père<br />

né en 1832 et néanmoins homme <strong>de</strong> lettres <strong>à</strong> l’intellect développé, soient plus ou moins véhiculées, <strong>de</strong><br />

manière plus ou moins consciente, se <strong>la</strong>issant abuser par ces clichés malsains. Quand <strong>Virginia</strong><br />

déc<strong>la</strong>re : « Je vais épouser Léonard <strong>Woolf</strong>. Il est juif et sans le sou », ce<strong>la</strong> prouve indéniablement<br />

qu’elle n’était pas antisémite mais prouve néanmoins qu’elle ne méconnaissait pas pour autant cette<br />

image du juif près <strong>de</strong> ses sous, elle affiche par l<strong>à</strong>-même une certaine provocation, selon son habitu<strong>de</strong>,<br />

pour démonter <strong>les</strong> démons qui sont liés aux juifs- Vivianne Forrester affirme également que <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> servit d’exutoire <strong>à</strong> son mari Léonard pour ses propres tourments, pour ses propres démons, ce<br />

qui est un contresens, une contre vérité diamétralement absolus, une aberration mêlée <strong>à</strong> une calomnie<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong> envergure : Léonard était juif et par l<strong>à</strong>-même d’une culture différente, d’un comportement<br />

différent mais, <strong>de</strong> manière indiscutable aux dires <strong>de</strong> sa nièce Angelica Bell, même s’il était <strong>à</strong> part du<br />

Groupe <strong>de</strong> par son statut primairement non artistique, le milieu <strong>de</strong> Blooomsbury l’adorait et le<br />

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espectait pour ses qualités propres, il était un phare, un moteur d’une extrême importance, en<br />

premier lieu pour sa femme <strong>Virginia</strong>).<br />

« Je pense beaucoup au mariage, qui pourtant ne me p<strong>la</strong>ît pas parce qu’<strong>à</strong> <strong>de</strong>ux on va moins vite »<br />

(réflexion : le fait d’être seul exacerbe, il est vrai, <strong>la</strong> sensibilité ainsi que l’éveil aux autres et <strong>à</strong> tout ce<br />

qui vous entoure- libre <strong>de</strong> notre cheminement et gestionnaire <strong>de</strong> notre propre temps, l’on a tout loisir<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong>isser, <strong>à</strong> l’envi, divaguer notre curiosité. A <strong>de</strong>ux, l’autre monopolise parfois d’une manière très<br />

mobilisatrice votre attention, au détriment peut-être d’autres découvertes fondamenta<strong>les</strong> ; en ce sens,<br />

côté fort restrictif et frustrateur du couple. De plus, l’on comprend bien ici le dilemme personnel <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> en liaison avec son caractère foncièrement libre eu égard <strong>à</strong> ce changement <strong>de</strong> vie radical<br />

imminent). (1912) : « je me sens si bizarrement enfiévrée, si exigeante, si difficile <strong>à</strong> vivre, excessive,<br />

changeante, tantôt d’un avis, tantôt d’un autre »...<br />

Léonard représentera pour elle l’esprit concret et <strong>la</strong> stabilité, <strong>la</strong> force. Il n’était pas comme <strong>les</strong> autres,<br />

notamment doté d’une expérience et d’un caractère tout <strong>à</strong> fait différents. Il était un homme plus<br />

pragmatique sans être pour autant insensible et il sera sans faille pour elle. Il était strict, peu enclin <strong>à</strong><br />

l’humour et un peu rigi<strong>de</strong>, mais juste, honnête et homme <strong>de</strong> morale. <strong>Virginia</strong> se résolut donc au<br />

mariage. Dans son choix (c’est <strong>à</strong> dire le choix <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> qualités qui convenait <strong>à</strong> son équilibre)<br />

<strong>Virginia</strong> sera donc bien inspirée. Léonard était, <strong>de</strong> plus, très travailleur et courageux, entièrement<br />

dévoué <strong>à</strong> sa femme et loyal comme personne n’aurait pu l’être. Le couple <strong>Woolf</strong> vivra dans d’assez<br />

bonnes conditions financières qui évolueront au fil <strong>de</strong>s succès littéraires <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong>s ventes <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Hogarth Press, mais sans opulence et du fruit <strong>de</strong> leur travail commun, un couple mo<strong>de</strong>rne en quelque<br />

sorte (clin d’œil <strong>à</strong> l’essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi »). La romancière sera en outre, durant toute son<br />

existence, déterminée <strong>à</strong> gagner et vivre sa vie par sa plume, <strong>à</strong> être toujours très luci<strong>de</strong>, combative et<br />

engagée, ci dans ses écrits critiques, ci aux côtés <strong>de</strong> Léonard politiquement <strong>de</strong> gauche et<br />

personnellement investi en ce domaine, mais encore <strong>à</strong> refuser <strong>les</strong> honneurs, <strong>à</strong> être honnête<br />

intellectuellement, <strong>à</strong> dire tout ce qu’elle souhaitait et sans retenue au risque <strong>de</strong> fâcher le milieu établi ;<br />

ce grand combat prouvera que sa situation re<strong>la</strong>tivement aisée d’origine jamais n’altérera sa pensée.<br />

D’ailleurs, le choix <strong>de</strong> l’homme qui partagera sa vie ne sera pas un choix basé sur <strong>la</strong> fortune ou <strong>la</strong><br />

notoriété : Léonard était l’un <strong>de</strong>s personnages <strong>les</strong> moins riches du milieu <strong>de</strong> Bloomsbury et également<br />

le moins connu d’entre eux (NB : le moins riche était le peintre Duncan Grant). <strong>Virginia</strong> était assez<br />

ma<strong>la</strong>droite ou mal <strong>à</strong> l’aise envers certains actes concrets <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie quotidienne, comme par exemple<br />

l’argent, <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions avec <strong>les</strong> domestiques, ou encore <strong>les</strong> négociations pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> Léonard, <strong>à</strong><br />

l’esprit plus pratique, <strong>la</strong> re<strong>la</strong>yait aisément. Résolument, il fal<strong>la</strong>it <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> un homme comme lui. En<br />

tant que maris potentiels, <strong>les</strong> artistes et rêveurs du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury, bien qu’immensément<br />

intéressants pour <strong>Virginia</strong> en tant que tels, lui inspiraient probablement en ce sens une certaine<br />

réticence. Elle ne connaissait que trop leurs angoisses et leurs aspirations, leur transcendance mais<br />

aussi leurs vertiges et leur complexité (<strong>les</strong> travers <strong>de</strong>s gens trop sensib<strong>les</strong>) ; il faut alors citer<br />

l’exemple <strong>de</strong> Lytton Strachey qui <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra en mariage en février 1909 : cette avance se traduira<br />

par un échec. <strong>Virginia</strong> avait donc assurément besoin d’un mari plus cartésien. Léonard avait<br />

l’intelligence et une très gran<strong>de</strong> culture sans avoir le génie <strong>de</strong> son épouse, mais il était sensible sans<br />

pour autant être torturé. Il résistera plus tard avec beaucoup <strong>de</strong> courage au traumatisme provoqué par<br />

<strong>la</strong> disparition brutale <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et s’attachera par <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> manière passionnée, honnête et assidue <strong>à</strong><br />

faire vivre l’Œuvre <strong>de</strong> sa femme : quel plus bel hommage aurait-il pu lui rendre ? Léonard survivra <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> secon<strong>de</strong> guerre mondiale et <strong>à</strong> cette terrible défaite humaine et disparaîtra le 14 août 1969 <strong>à</strong> l’âge <strong>de</strong><br />

89 ans.<br />

Léonard <strong>de</strong>vra être très attentif <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> et particulièrement rôdé <strong>à</strong> sa fragilité dont il connaissait le<br />

caractère complexe. Néanmoins, <strong>Virginia</strong> s’efforcera toujours, lors <strong>de</strong> ses crises neurasthéniques qui<br />

émailleront le cours <strong>de</strong> son existence, <strong>de</strong> <strong>les</strong> gérer avec courage et dignité. Léonard sera en tout temps<br />

l’homme <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation aux côtés <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et il tendra notamment <strong>à</strong> <strong>la</strong> ramener souvent <strong>à</strong> <strong>la</strong> réalité.<br />

Il écrira, certes, avisé et reconnu en <strong>la</strong> matière, mais sera sûrement plus renommé encore dans le rôle<br />

<strong>de</strong> professionnel <strong>de</strong> l’écriture, notamment dans celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> maîtrise <strong>de</strong> l’outil d’édition et <strong>de</strong> promotion<br />

éditoriale, étant pour autant doté <strong>de</strong> connaissances politiques, historiques, sociologiques et littéraires<br />

pointues. Il était un homme stable et mature, rassurant pour son épouse et faisant tout pour qu’elle<br />

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puisse créer librement, favorisant comme personne n’aurait pu y parvenir son <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> gran<strong>de</strong><br />

romancière (quand il évoquera sa femme après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière, il parlera parfois <strong>de</strong><br />

« <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> » et non <strong>de</strong> « <strong>Virginia</strong> »). Dans un engagement inconditionnel, Léonard <strong>la</strong> protègera<br />

le plus possible et veillera attentivement comme un ange gardien sur l’Œuvre <strong>de</strong> sa femme. <strong>Virginia</strong><br />

l’aimera pour sa dévotion, pour sa gran<strong>de</strong> culture et pour ses qualités rares, mais Léonard n’aura pas<br />

sa transcendance et, sur ce point, elle <strong>de</strong>meurera dans son intimité seule jusqu’<strong>à</strong> sa mort, seule avec<br />

ses propres tourments. Mais Léonard et <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> se respecteront tous <strong>de</strong>ux pour leur<br />

engagement mutuel, ils vivront en l’espèce une gran<strong>de</strong> histoire d’amour complice et un mariage<br />

heureux, <strong>à</strong> l’image <strong>de</strong> ce passage du « Journal d’un écrivain » témoignant très c<strong>la</strong>irement <strong>de</strong> ces<br />

pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> grâce qui succédèrent <strong>à</strong> leur union <strong>de</strong> 1912 et notamment <strong>de</strong>s instants d’euphorie qui<br />

accompagnèrent quelques années plus tard l’acquisition <strong>de</strong> Hogarth House et entérinèrent dès 1915 le<br />

principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> création <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press. Ce court extrait démontre très distinctement, encore une<br />

fois contre toute idée trop systématiquement véhiculée, le côté enjoué, passionné et parfois presque<br />

candi<strong>de</strong>, du tempérament <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière : « je ne me souviens pas avoir, <strong>de</strong> ma vie, autant apprécié<br />

un anniversaire- pas <strong>de</strong>puis mon enfance en tous cas. Assis <strong>à</strong> prendre le thé, nous avons décidé trois<br />

choses : en premier lieu d’acquérir, si nous le pouvons, Hogarth (House, <strong>à</strong> Richmond) ; en second lieu,<br />

d’acheter une presse d’imprimerie ; enfin, d’acheter un bouledogue, que nous appellerons<br />

probablement John. Je suis follement excitée <strong>à</strong> l’idée <strong>de</strong> ces trois décisions- en particulier pour <strong>la</strong><br />

presse (...) » 25/1/1915.<br />

Pour autant, <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> n’eurent pas d’enfants. <strong>Virginia</strong> le souhaitait au début <strong>de</strong> leur re<strong>la</strong>tion<br />

mais fut dissuadée avec succès par <strong>les</strong> mé<strong>de</strong>cins eu égard <strong>à</strong> sa fragilité. Sa vie entière semblera<br />

absorbée par son Œuvre, par l’écriture, <strong>la</strong> recherche et l’observation, par une tâche gigantesque sans<br />

fin : une existence non terrestre et hors du Temps...<br />

Pour en revenir <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> son art, ligne directrice <strong>de</strong> sa vie, l’on doit réaffirmer qu’il y aura en <strong>la</strong><br />

matière une dimension spirituelle et physique très influente sur l’équilibre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, dans le sens où<br />

l’écriture constituera sa forme vitale d’expression qu’elle vivra alors pleinement et sans compromis :<br />

ce sera réussir ou être condamné au bâillon, <strong>à</strong> l’herméticité. Au fur et <strong>à</strong> mesure que l’âge avancera,<br />

l’écriture <strong>la</strong> fatiguera physiquement, car <strong>Virginia</strong> travail<strong>la</strong>it énormément et était dotée d’une réelle<br />

puissance en <strong>la</strong> matière, guidée par <strong>la</strong> passion mais également par le perfectionnisme, ne bridant<br />

jamais l’énergie nécessaire pour parvenir <strong>à</strong> ses fins. En outre, le fait que Léonard, homme cultivé,<br />

écrivait lui aussi, <strong>de</strong>vait approfondir <strong>à</strong> travers leur intérêt commun pour <strong>la</strong> littérature leur découverte<br />

mutuelle- soutien, certes, mais aussi raffinement...<br />

Léonard <strong>Woolf</strong> sera publié une première fois en 1913 pour son roman : « The Vil<strong>la</strong>ge in the Jungle »<br />

inspiré <strong>de</strong> ses expériences en terres colonia<strong>les</strong>, colonialisme qu’il apprendra graduellement <strong>à</strong> détester,<br />

suivi en 1914 d’un autre roman : « The Wise Virgins » et en 1916 d’un essai politique majeur :<br />

« International Government » qui prône l’émergence d’une agence internationale <strong>à</strong> vocation <strong>de</strong><br />

renforcer <strong>la</strong> paix mondiale, ouvrage qui servira d’exemple <strong>de</strong> proposition par le gouvernement<br />

britannique dans ses projets <strong>de</strong> fondation d’une Ligue <strong>de</strong>s Nations <strong>à</strong> Genève (NB : <strong>la</strong> « League of<br />

Nations Society », initiée en 1916 et dont Léonard <strong>Woolf</strong> fut le moteur intellectuel principal, a induit<br />

le concept plus <strong>la</strong>rge d’une « League of Nations Union » fondée le 13 octobre 1918 par <strong>la</strong> jointure <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong>dite « League of Nations Society » avec <strong>la</strong> « League of Free Nations Association », ces <strong>de</strong>ux<br />

<strong>de</strong>rnières organisations ayant été précurseurs d’une organisation internationale <strong>à</strong> vocation <strong>de</strong><br />

maintien <strong>de</strong> <strong>la</strong> paix, alors même que le conflit <strong>de</strong> <strong>la</strong> première guerre mondiale faisait rage- Léonard<br />

<strong>Woolf</strong> sera actif au sein <strong>de</strong> ces organisations durant toute <strong>la</strong> durée <strong>de</strong> <strong>la</strong> « gran<strong>de</strong> guerre ». C’est<br />

finalement le projet d’une « Société <strong>de</strong>s Nations », appelée en ang<strong>la</strong>is « League of Nations », qui<br />

achèvera sa forme finale le 14 février 1919 et dont <strong>la</strong> ville <strong>de</strong> Genève sera choisie comme siège le 28<br />

avril suivant, création qui sera définitivement entérinée <strong>à</strong> l’occasion du Traité <strong>de</strong> Versail<strong>les</strong> le 28 juin<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> même année, traité lui-même é<strong>la</strong>boré lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> conférence <strong>de</strong> paix <strong>de</strong> Paris <strong>de</strong> 1919 dont le but<br />

était d’asseoir une paix durable en Europe. C’est le 26 juin 1945 que <strong>la</strong> charte donnant naissance <strong>à</strong><br />

l’« Organisation <strong>de</strong>s Nations Unies- O.N.U »- succédant <strong>à</strong> <strong>la</strong> « Société <strong>de</strong>s Nations », sera scellée).<br />

(NB : il est <strong>à</strong> noter combien <strong>de</strong>s gens comme Léonard <strong>Woolf</strong> et John Maynard Keynes seront, au<br />

niveau politique pour l’un et politico-économique pour l’autre, <strong>de</strong>s précurseurs en leur matière par<br />

33


<strong>les</strong> travaux qu’ils entreprirent et <strong>les</strong> références qu’ils <strong>la</strong>issèrent). A l’arrivée <strong>de</strong> <strong>la</strong> première guerre<br />

mondiale, Léonard <strong>Woolf</strong> accroîtra son intérêt pour <strong>la</strong> sociologie et <strong>la</strong> politique et militera pour le<br />

Labour Party (parti travailliste) dans lequel il continuera <strong>à</strong> s’investir entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux guerres notamment<br />

sur <strong>les</strong> questions colonia<strong>les</strong>. Il commencera <strong>à</strong> écrire pour le New Statesman <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> première<br />

guerre et éditera en 1919 <strong>la</strong> « International Review » ainsi que <strong>la</strong> section internationale <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

« Contemporary Review » entre 1920 et 1922. Il sera directeur littéraire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nation Athenaeum entre<br />

1923 et 1929, directeur adjoint <strong>de</strong> The Political Quarterly entre 1931 et 1959 et accessoirement<br />

secrétaire <strong>de</strong>s comités consultatifs du Labour Party sur <strong>les</strong> questions colonia<strong>les</strong> et internationa<strong>les</strong>.<br />

Léonard <strong>Woolf</strong> sera l’auteur jusqu’en 1969, année <strong>de</strong> sa disparition, <strong>de</strong> pas moins <strong>de</strong> quatorze autres<br />

ouvrages, essais d’orientations géopolitique et sociologique pour <strong>la</strong> plupart et <strong>de</strong> six récits<br />

autobiographiques dont son « Journal <strong>à</strong> Cey<strong>la</strong>n : 1908-1911 ».<br />

En mai 1917, Léonard et <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> fon<strong>de</strong>ront officiellement <strong>à</strong> Richmond (banlieue ouest sudouest<br />

<strong>de</strong> Londres) leur maison d'édition : <strong>la</strong> Hogarth Press. Cette création représentera une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

très grand bonheur pour le couple, une expérience fascinante qui liera <strong>la</strong> forme (l’outil) au service du<br />

fond et qui scellera définitivement <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> en une passion commune : <strong>la</strong> lecture et l’écriture.<br />

Cette époque sera celle d’un rêve : ils vivront cette immense Aventure comme <strong>de</strong>ux formidab<strong>les</strong><br />

moteurs respectifs au sein <strong>de</strong> leur histoire d’amour personnelle. La forme (<strong>la</strong> Presse) au service du<br />

fond (en outre <strong>les</strong> écrits <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>), exemple unique <strong>de</strong> symbiose dans l’Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature :<br />

n’était- ce pas, dans leur cas, le cadre d’une union parfaite ?…<br />

La Presse sera bientôt dotée d’un associé prépondérant : John Lehmann et publiera, directement <strong>de</strong><br />

l’ang<strong>la</strong>is ou en version traduite en ang<strong>la</strong>is <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue originale, outre <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, <strong>de</strong> nombreux<br />

jeunes talents qui <strong>de</strong>viendront pour certains <strong>de</strong> grands noms, mais aussi d’autres auteurs déj<strong>à</strong> réputés<br />

ou en passe <strong>de</strong> l’être ainsi que <strong>de</strong> grands maîtres c<strong>la</strong>ssiques tels, dans <strong>les</strong> tous premiers temps, l’amieécrivain<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> : Katherine Mansfield pour « Prelu<strong>de</strong> » en 1918, puis le romancier et critique<br />

littéraire britannique Edouard Morgan Forster pour : « The story of the Siren » en 1920, <strong>les</strong> romanciers<br />

russes Maxime Gorki, Léon Tolstoï et Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, le poète espagnol Fe<strong>de</strong>rico<br />

Garcia Lorca, le poète américain et critique littéraire Thomas Stearns-Eliot (pour notamment :<br />

« Poems » en 1919 et : « The Waste <strong>la</strong>nd » en 1923), ou bien encore le psychanalyste autrichien<br />

Sigmund Freud pour lequel <strong>la</strong> Presse éditera l’intégralité <strong>de</strong> ses travaux en vingt-quatre volumes ;<br />

mais aussi <strong>la</strong> romancière ang<strong>la</strong>ise amie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> Victoria Sackville West pour : « Sissinghurst » en<br />

1931 et également John Middleton Murry, mari <strong>de</strong> Katherine Mansfield et critique littéraire<br />

britannique pour son ouvrage : « The Critic in Judgment » publié en 1919, mais encore William<br />

Plomer, jeune romancier et poète sud africain, pour son roman : « Turbott Wolfe » (NB : <strong>Virginia</strong> était<br />

en outre une gran<strong>de</strong> alliée <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie, adorant <strong>les</strong> bel<strong>les</strong> œuvres poétiques, mais goûtant peut-être<br />

avant tout <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie- son style <strong>à</strong> travers ses ouvrages en est le reflet permanent). La Presse<br />

publiera aussi Mary Hutchinson, amie <strong>de</strong> Clive Bell, pour ses « Fugitive Pieces » et également<br />

Marjorie Strachey, sœur <strong>de</strong> Lytton (NB : cette liste <strong>de</strong>meure bien sûr non exhaustive). La Presse al<strong>la</strong>it<br />

donc <strong>de</strong>venir un instrument cosmopolite prépondérant <strong>de</strong> promotion culturelle et notamment <strong>de</strong><br />

promotion <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature mo<strong>de</strong>rne non exclusivement britannique, un outil <strong>de</strong> très gran<strong>de</strong> qualité qui<br />

éditera pas moins <strong>de</strong> cinq cent vingt cinq ouvrages <strong>de</strong> 1917 <strong>à</strong> 1946, <strong>à</strong> cet effet une aventure inégalée<br />

dans l’Histoire littéraire ang<strong>la</strong>ise <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle d’ailleurs col<strong>la</strong>boreront bon nombre d’amis issus ou<br />

gravitant autour du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury, très noble cause alors que se seront assignés <strong>les</strong> époux<br />

<strong>Woolf</strong> (NB : parallèlement, il convient également <strong>de</strong> mettre en exergue l’immense richesse <strong>de</strong><br />

l’Histoire culturelle britannique qui fut le cas aussi du foisonnement culturel et idéologique qui s’est<br />

exercé sur <strong>la</strong> pensée et <strong>la</strong> sensibilité européennes du premier tiers du XXème siècle).<br />

<strong>Virginia</strong> et Léonard <strong>Woolf</strong> ouvriront donc leur propre voie éditoriale en publiant en 1917 un livre <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux histoires courtes écrites par chacun d’eux : « The Mark on the wall » / « Three Jews » (le style <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> y est encore, <strong>à</strong> ce sta<strong>de</strong>, <strong>de</strong> facture c<strong>la</strong>ssique).<br />

Son premier roman : « La Traversée <strong>de</strong>s apparences » sera publié antérieurement <strong>à</strong> <strong>la</strong> création<br />

officielle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press, en 1915, chez Gerald Duckworth son <strong>de</strong>mi-frère. Ce tout premier<br />

ouvrage, pièce maîtresse <strong>de</strong> son Œuvre, reflète certains <strong>de</strong>s futurs thèmes <strong>de</strong> prédilection <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

34


omancière <strong>à</strong> travers une i<strong>de</strong>ntification avérée <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière avec le personnage central <strong>de</strong><br />

l’ouvrage, en l’occurrence Rachel Vinrace. En effet, le roman traduit en <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> Rachel un<br />

profond tumulte intérieur reflet <strong>de</strong> questionnements existentiels essentiels caractéristiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> propre<br />

complexité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> elle-même. Cette propension tranche radicalement avec le<br />

comportement <strong>de</strong>s autres personnages (passagers <strong>de</strong> cette traversée) issus <strong>de</strong> <strong>la</strong> bourgeoisie postvictorienne,<br />

ennuyeux et rigi<strong>de</strong>s, médiocres et superficiels voire pédants, prétentieux et suffisants pour<br />

certains, orgueilleux et égocentriques, tous inconsistants et cherchant <strong>à</strong> trouver leur substance <strong>à</strong> travers<br />

le regard <strong>de</strong>s autres (notion liée <strong>à</strong> l’apparence bien évi<strong>de</strong>mment) ; en ang<strong>la</strong>is : « The Voyage Out »,<br />

littéralement et en français : « Le Voyage extérieur », par opposition bien sûr au « Voyage intérieur ».<br />

Ces personnages traduisent dans leur ensemble l’indélicatesse face <strong>à</strong> <strong>la</strong> dimension intime <strong>de</strong> Rachel<br />

Vinrace, phare central <strong>de</strong> ce théâtre humain, <strong>de</strong>venue presque médium lorsqu’elle disparaît subitement<br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> fin du roman, vidant ainsi brutalement <strong>la</strong> scène <strong>de</strong> son contenu : <strong>les</strong> différents acteurs apparaissent<br />

alors plus que jamais dans toute leur inconsistance, leur superficialité et leur désoeuvrement, Rachel<br />

semb<strong>la</strong>nt, <strong>de</strong> manière médiumnique, vouloir éc<strong>la</strong>irer leur inexistence <strong>à</strong> travers le déchaînement subit<br />

<strong>de</strong>s éléments...<br />

Ce canevas obscur, d’une gran<strong>de</strong> beauté et d’une immense profon<strong>de</strong>ur, l’un <strong>de</strong>s romans <strong>les</strong> plus<br />

satiriques <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et aussi le plus conventionnel dans sa structure, augure pour autant une<br />

singu<strong>la</strong>rité évi<strong>de</strong>nte eu égard <strong>à</strong> cette étrange sensibilité reflétée. Le lecteur est transformé avec<br />

ravissement en spectateur éc<strong>la</strong>iré <strong>de</strong> cette vie sociale embarquée (et débarquée) mais également en<br />

témoin <strong>de</strong> cette vie toute intérieure traduisant un hermétisme qui fait vaciller, une essentielle<br />

incommunicabilité entre <strong>les</strong> êtres...<br />

Ce roman reflète une nette et haute aptitu<strong>de</strong> <strong>à</strong> l’art <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise en scène (plus que <strong>de</strong> <strong>la</strong> narration),<br />

notamment par un style infiniment suggestif, une structure d’une gran<strong>de</strong> solidité et un récit doté <strong>de</strong><br />

portraits acérés. Les différentes situations sont fondées sur une observation humaine très fine et<br />

perspicace : un art totalement maîtrisé. Il est <strong>à</strong> préciser <strong>à</strong> ce sujet que <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> ce premier<br />

ouvrage <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra <strong>à</strong> <strong>la</strong> romancière <strong>de</strong> nombreuses années d’un travail acharné mais aussi <strong>de</strong><br />

difficultés et <strong>de</strong> crises émotionnel<strong>les</strong> <strong>à</strong> le mettre au point, tant <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> transposa en son<br />

personnage central ses tourments <strong>les</strong> plus intimes. Enfin, noter l’apparition pendant <strong>la</strong> traversée, avec<br />

bril<strong>la</strong>nce et élégance, <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa Dalloway et remarquer également une certaine dimension intérieure<br />

annonçant une autre facette <strong>de</strong> ce personnage <strong>à</strong> ce sta<strong>de</strong> non encore développée- elle disparaît <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

scène lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> première escale et réapparaîtra dans six nouvel<strong>les</strong>, dont : « Mrs Dalloway dans Bond<br />

Street » parue en juillet 1923 dans <strong>la</strong> revue Dial, dans : « Le Premier Ministre » qui succè<strong>de</strong>ra au texte<br />

précé<strong>de</strong>nt et dans : « La Robe neuve », nouvelle écrite en 1925 et publiée dans <strong>la</strong> revue Forum en<br />

1927. Le personnage <strong>de</strong> C<strong>la</strong>rissa prendra bien évi<strong>de</strong>mment toute son essence dans le roman : « Mrs<br />

Dalloway » publié en 1925.<br />

« Nuit et Jour », débuté en 1918 et publié fin 1919, sera son <strong>de</strong>uxième roman, édité également, mais<br />

pour <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois, chez Duckworth (<strong>la</strong> Hogarth Press publiera dans l’entre fait en mai 1919 une<br />

nouvelle écrite par <strong>Virginia</strong> : "Kew Gar<strong>de</strong>ns"). Encore conventionnel au niveau structurel, il évoque<br />

notamment, <strong>de</strong> manière autobiographique quant aux thèmes <strong>de</strong> prédilection qui animent <strong>la</strong> romancière,<br />

<strong>la</strong> position <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme dans <strong>la</strong> société londonienne du début du XX ème <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> mise en scène <strong>de</strong><br />

jeunes gens vivant <strong>de</strong>s vies différemment éc<strong>la</strong>irées au sein <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> valeurs socioculturel<strong>les</strong>- le<br />

lien au « berceau <strong>de</strong> Bloomsbury » apparaît alors en filigrane. Le personnage <strong>de</strong> Katharine, née dans<br />

une famille distinguée et cultivée (<strong>les</strong> Hilbery), ne croit pas en l’amour passionné et construit sur <strong>les</strong><br />

souvenirs et attaches <strong>de</strong> son passé sa propre échelle <strong>de</strong> valeurs et sa vision <strong>de</strong> l’Existence. Elle forme<br />

avec Mary, William et Ralph, un milieu affectif où <strong>les</strong> contrastes, mais aussi <strong>les</strong> rapprochements<br />

idéologiques et sentimentaux, se révèlent habilement sous <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière, chacun <strong>de</strong>s<br />

protagonistes cherchant <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> changements <strong>de</strong> société <strong>à</strong> définir leur voie propre et surtout <strong>de</strong>s<br />

sentiments profonds- le livre en est une exploration. La peinture <strong>de</strong>s milieux s’avère finalement, en<br />

l’espèce, <strong>de</strong> moins premier ordre que <strong>les</strong> analyses intérieures, toujours maîtresses chez <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

et toujours essentiellement insaisissab<strong>les</strong>...<br />

35


Viendra ensuite en mars 1921 l’heure d’une nouvelle publication <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press<br />

illustrée par sa sœur Vanessa : « Lundi ou Mardi » (« Monday or Tuesday »), recueil <strong>de</strong> sept<br />

nouvel<strong>les</strong> : « Blue and Green ; An Unwriten Novel ; A Haunted house ; The String Quartet ; A<br />

Society ; Monday or Tuesday ; Solid Objects » publié <strong>la</strong> même année chez Harcourt Brace &<br />

Company aux Etats-Unis sous <strong>la</strong> forme d’un recueil <strong>de</strong> huit nouvel<strong>les</strong> dont <strong>de</strong>ux déj<strong>à</strong> publiées par <strong>la</strong><br />

Hogarth Press évoquées précé<strong>de</strong>mment qui ne s’imposaient donc pas dans <strong>la</strong> version <strong>de</strong> ce recueil<br />

éditée par <strong>la</strong> Hogarth Press : « The Mark on the wall » antérieurement éditée en 1917 et « Kew<br />

Gar<strong>de</strong>ns » en mai 1919. Dans cette version américaine, il s’agira <strong>de</strong> l’ensemble suivant : « Blue and<br />

Green ; The Mark on the wall ; Kew Gar<strong>de</strong>ns ; An Unwriten Novel ; A Haunted house ; The String<br />

Quartet ; A Society ; Monday or Tuesday ». (NB : <strong>la</strong> nouvelle « An Unwriten Novel »- « Un Roman<br />

qu’on n’a pas écrit » fera l’objet en juillet 1920 d’une première publication dans <strong>la</strong> revue London<br />

Mercury et sera maintenue dans le recueil « Lundi ou Mardi » publié en mars 1921 par <strong>la</strong>dite Presse<br />

ainsi que dans <strong>la</strong> version américaine du recueil). La voie littéraire <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> semblera dès lors se<br />

tracer inéluctablement...<br />

En tant que femme extrêmement sensible, l’écriture et <strong>la</strong> lecture <strong>la</strong> plongeaient dans un univers qui<br />

l’accaparait totalement et elle vivra ce schéma passionnel pour chacune <strong>de</strong> ses créations. La<br />

romancière oscillera toute sa vie entre le mon<strong>de</strong> réel et son mon<strong>de</strong> <strong>à</strong> elle ; <strong>la</strong> lecture sera en outre<br />

primordiale pour <strong>Virginia</strong> et sa culture pourrait difficilement <strong>de</strong> nos jours être égalée. Enfant, elle lira<br />

<strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> volumes d’histoire en <strong>la</strong>tin et suivra <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> grec <strong>à</strong> domicile. De même, elle<br />

apprendra et lira plus tard le russe (elle sera notamment une fervente a<strong>de</strong>pte <strong>de</strong> Tolstoï), ou encore<br />

l’italien en 1932, puis s’intéressera <strong>à</strong> bon nombre d’auteurs étrangers qu’elle lira bien souvent dans <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue originale, comme ce sera le cas pour certains auteurs français par exemple. Au fil <strong>de</strong> son<br />

Œuvre et <strong>à</strong> chaque ouvrage entrepris, correspondra toujours un investissement démesuré qui fera<br />

parfois ressurgir au fond d’elle <strong>de</strong>s souvenirs douloureux qui <strong>la</strong> feront chuter. L’achèvement <strong>de</strong> son<br />

travail sera souvent vécu au plus profond <strong>de</strong> sa sensibilité comme un bouleversement, un retour<br />

régressif et brutal vers <strong>la</strong> réalité et elle perdra momentanément, dans ces instants, <strong>la</strong> dynamique qui <strong>la</strong><br />

faisait vivre. Mais presque aussitôt, hormis <strong>les</strong> pério<strong>de</strong>s diffici<strong>les</strong> qui ont accompagné entre autre<br />

l’écriture <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway », ou bien qui ont succédé <strong>à</strong> <strong>la</strong> recomposition <strong>de</strong> son plus long roman :<br />

« Les Années », ou bien encore qui ont été vécues pendant <strong>la</strong> création et après l’achèvement <strong>de</strong>s<br />

« Vagues » ou <strong>de</strong> son ouvrage-clef : « La promena<strong>de</strong> au Phare », comme le Phénix renaissant <strong>de</strong> ses<br />

cendres, elle s’envolera chaque fois vers une nouvelle Aventure, avec enthousiasme et singulière<br />

intensité dans sa créativité, <strong>la</strong>quelle, presque toujours, débouchera sur une œuvre majeure...<br />

<strong>Virginia</strong> comparera l’écriture <strong>à</strong> une drogue, <strong>à</strong> un formidable remè<strong>de</strong> anti-dépressif qui lui sera<br />

quotidiennement nécessaire pour son équilibre et ainsi ne plus se consacrer qu’<strong>à</strong> cette puissante<br />

manière <strong>de</strong> retranscrire <strong>la</strong> Vie. La passion <strong>de</strong> l’écriture, <strong>la</strong> joie (ou <strong>la</strong> « torture ») <strong>de</strong> se relire, <strong>de</strong><br />

corriger un mot, une phrase, une virgule et ce d’une manière toujours plus fine et consistante, le<br />

bonheur <strong>de</strong> ressentir cette formidable énergie qui, chaque jour <strong>de</strong> votre existence, vous comble et vous<br />

transporte, cette soif <strong>de</strong> retranscrire l’évi<strong>de</strong>nce et <strong>la</strong> puissance, elle <strong>la</strong> détenait également. Ce choix que<br />

fera <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong> consacrer sa vie entière <strong>à</strong> l’écriture et que Léonard acceptera, correspondra <strong>à</strong> une<br />

énergie créatrice qu’elle ne pourra réfréner et qui <strong>la</strong> submergera <strong>de</strong> sensations toutes plus intenses <strong>les</strong><br />

unes que <strong>les</strong> autres, comme si tout <strong>à</strong> coup <strong>Virginia</strong> levait le voile d’un grand Mystère : comme si elle<br />

pressentait, elle découvrait <strong>les</strong> fon<strong>de</strong>ments essentiels <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Viviane Forrester écrira en préface <strong>de</strong> :<br />

« Trois Guinées » : « Solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Et, dans ces pages vigoureuses, ironiques, quelle<br />

somme <strong>de</strong> souffrance enfouie ! Voyez cette femme, on <strong>la</strong> dit privilégiée. Elle suffoque, solitaire,<br />

même parmi <strong>les</strong> autres femmes aveuglées » (apparence assurée et privilégiée– aventure intérieure<br />

profon<strong>de</strong> et tumultueuse). <strong>Virginia</strong> ressentait l’immense richesse <strong>de</strong> l’Existence, mais elle faisait <strong>de</strong><br />

cette <strong>de</strong>rnière un Idéal jamais atteint et ce parfois <strong>à</strong> son grand désarroi. Le mot « solitu<strong>de</strong> » peut être<br />

corroboré pour dépeindre cette approche toute personnelle <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. L’écriture<br />

est un acte solitaire et <strong>Virginia</strong> appréciait fortement <strong>les</strong> longues bal<strong>la</strong><strong>de</strong>s seule <strong>à</strong> parcourir <strong>la</strong> campagne<br />

<strong>de</strong> Rodmell, <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> suscitaient en elle une forte inspiration sans distorsions humaines extérieures.<br />

Elle captait comme personne <strong>la</strong> beauté qui l’entourait, jouissant <strong>de</strong> ces spectac<strong>les</strong> comme une « orgie »<br />

d’images, <strong>de</strong> sons, <strong>de</strong> senteurs et <strong>de</strong> lumières, <strong>de</strong> sensations (« une orgie », selon ses propres termes).<br />

Son style reflète d’ailleurs parfaitement l’intensité <strong>de</strong> ces moments, révé<strong>la</strong>nt un grand sens <strong>de</strong>s bel<strong>les</strong><br />

36


images poétiques, toujours fines et sensib<strong>les</strong> et généralement liées aux <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong>s Eléments et <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Nature avec <strong>les</strong>quels elle se sentait en communion, en osmose et qui revêtent alors une puissance<br />

étonnante et pénétrante. Pour autant, lorsque l’on sait qu’elle appréciait également <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions<br />

humaines <strong>de</strong> qualité et <strong>les</strong> discussions raffinées et subti<strong>les</strong>, voire l’activité mondaine <strong>de</strong> certains salons<br />

londoniens attisant <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte sa curiosité naturelle et qu’elle était également, <strong>à</strong> ses heures,<br />

investie dans l’activité <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> Rodmell qu’elle connaissait toutes très bien, l’on peut y voir un<br />

côté opposé <strong>de</strong> sa personnalité, l’opposition, voire parfois le paradoxe, ayant bien souvent constitué un<br />

fil directeur tout au long <strong>de</strong> sa vie, reflétant ainsi un intellect complexe et une très gran<strong>de</strong> sensibilité,<br />

une volonté <strong>de</strong> vision complète et « absolue » : un franc penchant pour <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>, mais aussi une<br />

attitu<strong>de</strong> ouverte et généreuse envers <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions humaines et <strong>les</strong> activités qu’el<strong>les</strong> génèrent. Il<br />

convient <strong>de</strong> préciser qu’elle adorait également <strong>les</strong> ragots et que, sommes toutes, ces multip<strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions<br />

humaines lui apportaient avant tout une source unique et inépuisable d’expériences et d’exercices<br />

psychologiques, <strong>de</strong> réflexions et <strong>de</strong> connaissances, alors formidable terreau pour <strong>la</strong> fertilité <strong>de</strong> sa<br />

création.<br />

Cette singulière et rare honnêteté, cette franchise <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, palpable <strong>à</strong> travers toute son<br />

Œuvre et tout au long <strong>de</strong> son existence, <strong>la</strong> mènera tout aussi spontanément sur <strong>la</strong> voie d’un<br />

engagement inconditionnel envers <strong>la</strong> cause féminine ; <strong>à</strong> ce titre, l’on doit d’ailleurs ajouter qu’elle<br />

s’investira en 1910 avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> sincérité dans un mouvement <strong>de</strong> suffragettes et recevra le 4<br />

juin 1928, <strong>à</strong> <strong>la</strong> veille <strong>de</strong> concevoir l’essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi », fer <strong>de</strong> <strong>la</strong>nce <strong>de</strong> son combat<br />

entrepris avec, plus tard, l’essai : « Trois Guinées », le prix « Fémina Vie Heureuse » qui ne semblera<br />

pas <strong>la</strong> ravir outre mesure : tout semble alors, en <strong>la</strong> matière, être énoncé.<br />

Viviane Forrester écrira encore, au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière : « <strong>Virginia</strong> qui sait si bien<br />

transcrire le silence et troubler <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. <strong>Virginia</strong> qui sait tant dire et faire entendre ce qu’elle ne dit<br />

pas (…) Oui, solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. De <strong>la</strong> femme et <strong>de</strong> l’écrivain. De <strong>la</strong> femme écrivain (...) elle<br />

sait lire le mon<strong>de</strong> sans passer par <strong>la</strong> traduction qu’en donnent <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, <strong>les</strong> discours, <strong>la</strong> syntaxe et…<br />

<strong>les</strong> livres. Elle perçoit aussitôt ce qui circule (et comment ça circule) (...) Elle voit. Elle entend. Un<br />

mon<strong>de</strong> nu, cru, âcre, dépouillé <strong>de</strong> ses atours (…) ».<br />

A travers ses engagements, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> était donc profondément sincère face <strong>à</strong> <strong>la</strong> Vie ; elle vou<strong>la</strong>it<br />

et va bientôt <strong>de</strong> manière essentiellement contraire aux structures c<strong>la</strong>ssiques romanesques, retranscrire<br />

<strong>les</strong> cheminements <strong>de</strong> l’esprit et ainsi traduire le courant fulgurant <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée humaine qui échappe <strong>à</strong><br />

toute structure établie. Voil<strong>à</strong> ce que vou<strong>la</strong>it <strong>Virginia</strong>, son but : transcrire ses impressions <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

perfection et ce comme un fidèle reflet <strong>de</strong> l’Existence. Formidable source d’impressions, <strong>Virginia</strong><br />

captait <strong>les</strong> signes qui circu<strong>la</strong>ient autour d’elle que sa puissante sensibilité personnelle lui donnait<br />

l’occasion d’apprécier avec le plus grand bonheur : « Je vou<strong>la</strong>is parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, mais <strong>la</strong> vie a fait<br />

irruption comme d’habitu<strong>de</strong> » « Journal » 17/2/1922. Une zone où elle oscil<strong>la</strong>it, entre <strong>la</strong> perception <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Vie et l’intuition <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, <strong>de</strong>s capteurs <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés. La vie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> sera un<br />

formidable voyage au fond d’elle-même et dans <strong>les</strong> tréfonds <strong>de</strong> l’Existence...<br />

En 1922 paraîtra son troisième roman : "La chambre <strong>de</strong> Jacob", commencé en 1920. Ce <strong>de</strong>rnier, en<br />

hommage <strong>à</strong> son frère Thoby disparu, annoncera alors un style nouveau en nette démarcation avec <strong>la</strong><br />

structure rigi<strong>de</strong> du roman c<strong>la</strong>ssique et ébauchera une toute nouvelle métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> narration, ou plutôt<br />

d’anti-narration (ce procédé mûrira par <strong>la</strong> suite). Au cours d'une conférence <strong>à</strong> Cambridge en 1924,<br />

elle se positionnera d’ailleurs fermement contre le c<strong>la</strong>ssicisme romanesque : "L'écrivain semble se<br />

croire obligé (...) <strong>de</strong> fournir une intrigue, <strong>de</strong> fournir <strong>de</strong> <strong>la</strong> comédie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> tragédie, <strong>de</strong> l'amour et une<br />

apparence <strong>de</strong> p<strong>la</strong>usibilité qui enrobe le tout si impeccablement que si toutes <strong>les</strong> silhouettes prenaient<br />

vie, el<strong>les</strong> se retrouveraient habillées jusqu'au <strong>de</strong>rnier bouton <strong>de</strong> leurs guêtres <strong>à</strong> <strong>la</strong> toute <strong>de</strong>rnière mo<strong>de</strong><br />

(...) La vie est-elle ainsi ? Est-ce ainsi que doivent être <strong>les</strong> romans ?". A partir <strong>de</strong> : « La chambre <strong>de</strong><br />

Jacob », l’écriture <strong>de</strong> facture c<strong>la</strong>ssique chez <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> cè<strong>de</strong>ra donc <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>à</strong> <strong>de</strong>s romans<br />

beaucoup moins traditionnels (mais pas systématiquement). L’exaltation qu’elle ressentira <strong>à</strong> manier<br />

ses idées et le pouvoir qu’elle aura d’utiliser <strong>les</strong> mots avec grâce et profon<strong>de</strong>ur lui conféreront un style<br />

totalement innovant et une intensité saisissante. <strong>Virginia</strong> a quarante ans <strong>à</strong> l’époque <strong>de</strong> : « La chambre<br />

<strong>de</strong> Jacob », elle est une femme qui semble suivre sa voie d’une manière alors plus assurée. Elle<br />

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dérogera donc <strong>à</strong> <strong>la</strong> tendance structurelle c<strong>la</strong>ssique du roman en construisant <strong>les</strong> siens sur un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

fonctionnement infiniment plus proche <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée humaine (« the stream of consciousness » : le<br />

courant <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience), cherchant <strong>à</strong> décrire <strong>la</strong> Vie par ses sens et son esprit, en « temps réel » pour<br />

reprendre une expression actuelle, en suivant le cours <strong>de</strong> ses vibrations intérieures, en suivant le vrai<br />

fonctionnement <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée humaine, <strong>la</strong>quelle, par essence, n’est jamais structurée et est<br />

foncièrement vo<strong>la</strong>tile, évoluant avec une rapidité fulgurante d’une pensée vers une autre, d’une<br />

humeur <strong>à</strong> une autre ou du présent au passé, définissant alors l’individu sous mille et une facettes-<br />

l’être humain n’est donc jamais fini, il évolue jusqu’<strong>à</strong> sa mort : chaque jour, chaque minute, je suis un<br />

autre. Se trouve alors démontée <strong>la</strong> structure traditionnelle du roman et ses procédés usuels <strong>de</strong> narration<br />

qui ont tendance <strong>à</strong> sertir <strong>les</strong> personnages dans <strong>de</strong>s pages, <strong>à</strong> <strong>les</strong> fixer, <strong>à</strong> <strong>les</strong> figer. Le Temps prendra<br />

alors, en ses écrits, une toute autre dimension et glissera <strong>à</strong> l’envi, comme par magie, <strong>la</strong> fiction<br />

supp<strong>la</strong>ntant <strong>la</strong> réalité, puis l’inverse ; le dialogue ou <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription, <strong>la</strong> narration fera alors p<strong>la</strong>ce au<br />

ressenti : tout s’enchaînera sans logique, mais avec vie et <strong>à</strong> <strong>la</strong> vitesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée. L’entre<strong>la</strong>cement<br />

d’idées et <strong>de</strong> sensations, semb<strong>la</strong>nt <strong>à</strong> priori anarchique, se révèlera finalement en un tissu <strong>de</strong> liens<br />

complexes, un tourbillon traduisant une fois encore une formidable propension <strong>à</strong> l’évasion. Il doit<br />

d’ailleurs être mis en évi<strong>de</strong>nce que le style <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, ou même <strong>la</strong> syntaxe dans ses ouvrages,<br />

traduisent cette liberté <strong>de</strong> vagabondage <strong>de</strong> son esprit, toujours fulgurant et transperçant. Le lecteur qui<br />

<strong>la</strong> découvre peut être dérouté par <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> ses écrits, ce qui sera particulièrement le cas du<br />

roman : « Les Vagues » ou encore, dans une moindre mesure, <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway ». <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

créera donc bien un nouveau style <strong>de</strong> roman et même d’écriture et <strong>de</strong> retranscription, <strong>de</strong> traduction,<br />

mais il est très important <strong>de</strong> noter également que ses textes, malgré leur aspect parfois déroutant et<br />

impalpable, gar<strong>de</strong>ront en tous temps une très gran<strong>de</strong> cohérence, une maîtrise totale <strong>de</strong> <strong>la</strong> forme, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

structure, au service d’une déstructuration fondamentale. Elle s’avèrera aussi, en plus <strong>de</strong> ses qualités<br />

aiguisées d’essayiste en son combat pour <strong>la</strong> défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause féminine, une redoutable critique<br />

littéraire et également une talentueuse mais atypique biographe. Il convient enfin <strong>de</strong> préciser que<br />

malgré l’aspect complètement innovant <strong>de</strong> son style romanesque et ses facultés personnel<strong>les</strong> <strong>à</strong><br />

appréhen<strong>de</strong>r et analyser avec sagacité <strong>les</strong> mutations du XX ème siècle, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>de</strong>meurera tout<br />

<strong>de</strong> même très imprégnée <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments et valeurs c<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> précé<strong>de</strong>nts, garants pour elle<br />

d’une finesse précieuse et d’une culture inouïe.<br />

Le roman : « La chambre <strong>de</strong> Jacob » met en scène Mrs F<strong>la</strong>n<strong>de</strong>rs, veuve et ses trois garçons. Jacob<br />

F<strong>la</strong>n<strong>de</strong>rs est c<strong>la</strong>irement l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> Thoby, le frère disparu <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> : il évolue dans un cadre<br />

estudiantin qui est, <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> fiction, le contexte re<strong>la</strong>tionnel originel <strong>de</strong> Thoby et <strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s<br />

étudiants <strong>de</strong> Cambridge, terreau idéologique du « groupe <strong>de</strong> Bloomsbury ». Dans <strong>la</strong> fiction, Jacob<br />

F<strong>la</strong>n<strong>de</strong>rs entre en ce milieu en 1906, il a dix-neuf ans et, voué <strong>à</strong> un <strong>de</strong>stin tragique, sera tué lors <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

gran<strong>de</strong> guerre. Thoby est, dans <strong>la</strong> réalité, décédé brutalement <strong>de</strong> <strong>la</strong> fièvre typhoï<strong>de</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’année<br />

1906, il avait alors vingt-six ans. Le lecteur entre donc, par le biais <strong>de</strong> ce roman, dans <strong>les</strong> sources<br />

intellectuel<strong>les</strong>, spirituel<strong>les</strong> et culturel<strong>les</strong> <strong>de</strong> ce milieu estudiantin et, <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> cette évocation,<br />

constate combien <strong>les</strong> uns et <strong>les</strong> autres étaient férus <strong>de</strong> lecture voire d’écriture et assoiffés <strong>de</strong><br />

connaissances, <strong>de</strong> romans et <strong>de</strong> poésie, l’intellect et <strong>les</strong> sens en tous temps stimulés par <strong>la</strong> fougue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

jeunesse. Thoby (Jacob), comme sa sœur <strong>Virginia</strong>, est toujours en déca<strong>la</strong>ge avec <strong>la</strong> réalité qui lui est<br />

étrangère et avec <strong>la</strong> société dont il scrute <strong>les</strong> faib<strong>les</strong>ses et au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle il ne trouve pas sa p<strong>la</strong>ce.<br />

Au fil <strong>de</strong> l’ouvrage et par une subtile métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> narration où le présent se lie au passé et au futur, le<br />

lecteur découvre peu <strong>à</strong> peu Thoby <strong>de</strong> manière intime en mesurant, <strong>à</strong> travers l’évocation flui<strong>de</strong>, vivante<br />

et contrastée <strong>de</strong>s Eléments et personnages qui l’entourent et lui donnent sa substance, <strong>la</strong> dimension du<br />

personnage, ce qui, <strong>à</strong> ce sta<strong>de</strong>, annonce bien évi<strong>de</strong>mment une façon toute intérieure d’animer <strong>la</strong><br />

f<strong>la</strong>mme <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène romanesque.<br />

Son quatrième roman : « Mrs Dalloway » (1925) poursuivra et <strong>de</strong>nsifiera considérablement cette<br />

singulière approche, ce « système », constituant alors un véritable tournant dans l’intensité et <strong>la</strong><br />

construction <strong>de</strong> l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : une pièce maîtresse <strong>de</strong> sa création romanesque, l’une <strong>de</strong><br />

ses œuvres majeures (NB : se reporter au <strong>de</strong>uxième chapitre consacré <strong>à</strong> son analyse).<br />

En 1925, <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> l’ouvrage : « The Common rea<strong>de</strong>r » (« Le lecteur ordinaire ») reflétera cette fois<br />

le côté critique <strong>de</strong> son travail. Elle commencera en fait dès son ado<strong>les</strong>cence <strong>à</strong> exercer ce don avec une<br />

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il<strong>la</strong>nte acuité qui débutera alors <strong>de</strong> p<strong>la</strong>in-pied quelques années après sa « carrière » d’écrivain.<br />

<strong>Virginia</strong> écrira en effet dès 1904 <strong>de</strong> fins artic<strong>les</strong> avisés, perspicaces voire acérés dans <strong>de</strong>s journaux et<br />

magazines nationaux spécialisés, tels le « Guardian » ou par <strong>la</strong> suite le « Times Literary Supplement »,<br />

ou bien encore « The Nation ». Son activité journalistique se limitera d’ailleurs dès lors que sa<br />

créativité <strong>de</strong> romancière libèrera son génie et ce <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> 1919-1920. En 1938, elle stoppera<br />

définitivement sa col<strong>la</strong>boration avec le « Times Literary Supplement » pour en entreprendre une<br />

nouvelle avec le «New Statesman ». « The Common rea<strong>de</strong>r » sera dédié <strong>à</strong> son grand ami et « rival »<br />

intellectuel Lytton Strachey. L’ouvrage se présente sous <strong>la</strong> forme d’une collection d’essais ; son titre<br />

évoque <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> l’auteur d’une littérature lue par le plus grand nombre <strong>de</strong> lecteurs ordinaires non<br />

particulièrement lettrés : une noble cause encore.<br />

Son cinquième roman : « La promena<strong>de</strong> au Phare » (1927) dresse le portrait <strong>de</strong> ses parents et retrace<br />

le cadre <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> son enfance et <strong>de</strong> son ado<strong>les</strong>cence dans l’univers heureux <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison familiale <strong>de</strong><br />

vacances <strong>de</strong> St-Ives en Cornouail<strong>les</strong>. La Famille Ramsay est <strong>la</strong> famille Stephen : le fictif comme mise<br />

en scène <strong>de</strong>s « éléments » du réel, schéma omniprésent dans l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Ses parents,<br />

au centre <strong>de</strong> l’ouvrage, semblent y vivre par <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et le lecteur capte notamment<br />

l’extrême finesse <strong>de</strong>s émois <strong>de</strong> Julia Stephen. Elle apparaît d’une gran<strong>de</strong> droiture, d’une haute<br />

nob<strong>les</strong>se <strong>de</strong> coeur et d’esprit, formelle, digne et réservée, froi<strong>de</strong> et secrète, rigoureuse, paraissant<br />

presque triste (<strong>à</strong> <strong>la</strong> passion érodée) mais très attentive au bien-être <strong>de</strong> ses enfants, portant <strong>à</strong> elle seule<br />

l’équilibre affectif <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> petite famille Stephen et palliant <strong>à</strong> certains égards <strong>les</strong> faib<strong>les</strong>ses <strong>de</strong> son<br />

mari. Au fil <strong>de</strong> l’ouvrage, le récit reflète c<strong>la</strong>irement une connivence sensible et privilégiée <strong>de</strong> Julia<br />

avec ses enfants : <strong>de</strong>s vibrations <strong>à</strong> l’unisson. Julia apparaît extrêmement respectueuse, admirative et<br />

révérencieuse <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son mari, soli<strong>de</strong> aussi, dévouée et honnête quant <strong>à</strong> ses <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> mère et<br />

d’épouse, mais orgueilleuse. Le lecteur ressent également l’extrême complicité entre <strong>Virginia</strong> et sa<br />

mère sur <strong>de</strong>s bases essentiel<strong>les</strong> <strong>de</strong> sensibilité féminine, mais aussi sur <strong>de</strong>s traits et fonctionnements<br />

psychologiques qui leur étaient communs : vo<strong>la</strong>tilité <strong>de</strong> l’esprit, angoisses et questionnements<br />

existentiels, caractère sombre et dépité parfois face <strong>à</strong> <strong>la</strong> Vie, gran<strong>de</strong> faculté d’analyse et profon<strong>de</strong><br />

curiosité naturelle, acuités perceptives et émotionnel<strong>les</strong> face <strong>à</strong> l’Existence, ainsi qu’un côté ascendant<br />

et impressionnant <strong>de</strong> leur personne sur autrui. L’on capte également une connivence prononcée entre<br />

<strong>Virginia</strong> et son frère Thoby ainsi que, d’une manière transitive, entre Thoby et sa mère Julia : <strong>la</strong><br />

sensibilité comme fil conducteur.<br />

Leslie Stephen apparaît quant <strong>à</strong> lui comme un créateur solitaire bourru et un peu « tyrannique », sans<br />

toutefois aucune méchanceté, fidèle <strong>à</strong> une approche masculine plus rationnelle qu’intuitive, mais pour<br />

autant inspirée et humaine, passionnée et méditative. Son personnage s’avère inscrit dans une attitu<strong>de</strong><br />

patriarcale rigi<strong>de</strong> et exigeante <strong>à</strong> certains égards, en tout cas prédominante, mais Leslie Stephen se<br />

révèle également être un père très protecteur au tempérament plutôt optimiste. L’on ressent toutefois<br />

l’aspect « brutal » du comportement masculin par rapport <strong>à</strong> <strong>la</strong> finesse comportementale et <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

sensibilité <strong>de</strong> Julia Stephen. Ce trait met alors en évi<strong>de</strong>nce <strong>les</strong> véritab<strong>les</strong> qualités cachées <strong>de</strong> cette mère<br />

en comparaison avec l’attitu<strong>de</strong> parfois démonstrative du père visant <strong>de</strong> manière directive <strong>à</strong> une<br />

reconnaissance personnelle (<strong>à</strong> une valorisation) et ce <strong>à</strong> travers l’amour <strong>de</strong>s siens, mais démontrant par<br />

l<strong>à</strong>-même <strong>de</strong> véritab<strong>les</strong> faib<strong>les</strong>ses- <strong>les</strong> qualités et forces <strong>de</strong> Julia, alors personnage <strong>de</strong> l’ombre,<br />

apparaissent au grand jour et, <strong>à</strong> travers ces portraits saisissants, c’est un véritable miroir <strong>de</strong> l’enfance<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> que <strong>la</strong> romancière offre au lecteur, révé<strong>la</strong>nt ainsi par <strong>la</strong> même occasion toute <strong>la</strong> complexité<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> psychologie familiale.<br />

Mais, l’espace d’une phrase et au beau milieu du roman, Mrs Ramsay (Mrs Stephen) disparaît aussi<br />

brutalement que l’événement se produisit dans <strong>la</strong> réalité : <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> St-Ives semble alors, <strong>de</strong><br />

manière solitaire, palpiter au rythme <strong>de</strong>s vagues qui s’échouent sur le rivage et vivre un calme et une<br />

beauté éternels. Un fracas sourd mais affirmé paraît pourtant, au beau milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit, vouloir rendre<br />

hommage <strong>à</strong> cette existence passée- <strong>la</strong> maison et <strong>les</strong> Eléments qui l’entourent revivent alors, d’une<br />

manière étrange et orpheline, dressant l’échine, mais semb<strong>la</strong>nt pour autant voués <strong>à</strong> une nuit éternelle.<br />

L’on retrouve <strong>à</strong> ce moment précis <strong>la</strong> forte empreinte médiumnique i<strong>de</strong>ntifiée dans <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s<br />

grands romans <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Au fil du « récit », <strong>la</strong> maison va se désagréger pour renaître alors-<br />

c’est <strong>la</strong> fuite du Temps et <strong>la</strong> magie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie : « (…) était arrivé cet instant, ce flottement où l’aube<br />

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tremble et <strong>la</strong> nuit hésite, où visité par une plume, le p<strong>la</strong>teau <strong>de</strong> <strong>la</strong> ba<strong>la</strong>nce penchera. Une unique plume<br />

et <strong>la</strong> maison, s’affaiblissant, s’écrou<strong>la</strong>nt, serait allée s’engloutir dans <strong>les</strong> profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong>s ténèbres (…)<br />

pour reposer sur <strong>les</strong> sab<strong>les</strong> <strong>de</strong> l’oubli ». La disparition <strong>de</strong> Julia Stephen <strong>la</strong>isse <strong>la</strong> petite famille<br />

tétanisée, figée, désorganisée et désemparée, vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens ; ces passages <strong>de</strong> l’ouvrage prouvent<br />

d’ailleurs <strong>à</strong> quel point Julia constituait le pivot central au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> maisonnée. La mort <strong>de</strong> Julia fait <strong>de</strong><br />

Leslie Stephen un homme maussa<strong>de</strong> et anxieux. La mère <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> va alors continuer <strong>à</strong> « vivre » <strong>à</strong><br />

travers le personnage <strong>de</strong> Lily Briscoe revenue sur <strong>les</strong> lieux plusieurs années après et <strong>la</strong> promena<strong>de</strong> au<br />

Phare s’effectuera finalement longtemps après <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> Julia : Lily Briscoe observera pendant<br />

<strong>de</strong>s heures <strong>les</strong> enfants Ramsay et leur père s’éloigner en voilier, jusqu’<strong>à</strong> ce qu’ils disparaissent<br />

totalement <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’ouvrage, arrivés au Phare au terme <strong>de</strong> leur traversée. Cette longue observation<br />

sera pour elle l’occasion d’intenses réflexions et sensations intérieures qui se traduiront par une<br />

étrange transmission <strong>de</strong> pensée avec un voisin immédiat témoin indirect <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène et occupé <strong>à</strong> lire…<br />

Le personnage <strong>de</strong> Lily Briscoe est <strong>de</strong> tout premier ordre au sein <strong>de</strong> ce vaste tableau. On <strong>la</strong> voit peindre<br />

<strong>la</strong> même toile <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> années, ouvrage qui prend alors l’aspect d’un exutoire reflet photosensible<br />

<strong>de</strong> ses questionnements intimes ainsi que <strong>de</strong>s énergies et vibrations environnantes. Mais cette création<br />

reflète un très grand hermétisme et une réelle incapacité, dans le sens fécondité artistique, une stérilité<br />

profon<strong>de</strong> (thème <strong>de</strong> tout premier ordre pour <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>). Le chevalet <strong>de</strong> Lily se positionne, année<br />

après année, au même endroit du jardin : <strong>la</strong> haie et l’arbre semblent fixer <strong>les</strong> bases soli<strong>de</strong>s et concrètes<br />

du décor, inaliénab<strong>les</strong> au Temps et pourtant, mille impressions, visions et humeurs vont faire <strong>de</strong> cette<br />

composition et au fil <strong>de</strong>s ans un tableau inachevé et inachevable aux facettes infinies, symbolisant en<br />

fait le grand Schéma <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. La plume <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> semble alors, une fois encore, traduire une<br />

symbiose artistique essentielle entre l’écriture et <strong>la</strong> peinture, virtuose <strong>de</strong>s mots, artiste née vouée <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

profon<strong>de</strong>ur. L’ouvrage dévoile également, au contact <strong>de</strong>s Eléments, <strong>de</strong> très bel<strong>les</strong> et puissantes<br />

envolées poétiques infiniment suggestives et extraordinairement pictura<strong>les</strong> parfaitement maîtrisées par<br />

son auteur (NB : parallèlement, <strong>Virginia</strong> démontre en cette occasion <strong>de</strong> hautes connaissances<br />

techniques en matière <strong>de</strong> peinture).<br />

A travers ce roman, est aussi c<strong>la</strong>irement révélée une <strong>de</strong>s facettes <strong>de</strong> son travail critique d’écrivain et<br />

notamment le sentiment précoce <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong> nécessaire défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause féminine, lequel fut<br />

tout simplement vécu pendant son enfance comme une évi<strong>de</strong>nce et comme un combat naturel et<br />

spontané, légitime contre une forme d’oppression insoutenable. Il sera inscrit dans un féminisme non<br />

directement politique, qui eût prôné aveuglément une égalité naturelle absur<strong>de</strong>, mais dans un<br />

féminisme intelligent érigeant et honorant foncièrement <strong>la</strong> féminité comme une valeur essentielle au<br />

même titre que le respect et l’équité.<br />

Il convient enfin d’ajouter qu’une fois encore, <strong>la</strong> singulière finesse stylistique <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> tisse avec<br />

une gran<strong>de</strong> intuitivité et une profon<strong>de</strong> psychologie <strong>la</strong> trame intime <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions humaines et<br />

notamment <strong>de</strong>s rapports affectifs et éducatifs originels <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille Stephen : « Autrefois, je pensais <strong>à</strong><br />

lui et <strong>à</strong> maman tous <strong>les</strong> jours ; mais le fait d’écrire Le Phare <strong>les</strong> a exorcisés dans mon esprit (je crois<br />

vraiment que tous <strong>de</strong>ux m’obsédaient <strong>de</strong> façon malsaine et qu’écrire sur eux fut un acte nécessaire) »<br />

écrira-t-elle dans son « Journal » le 28/11/1928. La rédaction <strong>de</strong> cet ouvrage touchera et épuisera<br />

<strong>Virginia</strong> au point qu’elle écrira avoir ressenti l’envie <strong>de</strong> se suici<strong>de</strong>r comme jamais elle ne l’avait<br />

ressentie <strong>de</strong>puis 1913. Il s’agissait pour elle, en l’écriture <strong>de</strong> ce roman, <strong>de</strong> conjurer <strong>les</strong> vieux démons<br />

<strong>de</strong> son enfance, <strong>à</strong> savoir l’aspect émotionnel <strong>de</strong> ses souvenirs et certains <strong>de</strong>s traits parentaux évoqués<br />

ci avant. L’on peut donc aisément comprendre toute l’énergie et l’émotion qu’elle mit en cet ouvrage<br />

qui constitue lui aussi l’une <strong>de</strong>s œuvres capita<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : « (…) Nessa est pleine<br />

d’enthousiasme : spectacle sublime et presque bouleversant. Elle dit que c’est un portrait étonnant <strong>de</strong><br />

notre mère, que je suis un peintre <strong>de</strong> portraits inouï. Elle a vécu le livre et trouvé cette réincarnation<br />

<strong>de</strong>s morts presque douloureuse » « Journal » 11/05/1927.<br />

« Or<strong>la</strong>ndo (une biographie) » (1928) sera dédié <strong>à</strong> sa gran<strong>de</strong> amie écrivain Victoria Sackville-West. Il<br />

brillera comme un ouvrage tout <strong>à</strong> fait atypique dans son Œuvre : « c’est une farce », c’est ainsi que le<br />

qualifiera <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> peu après sa parution. Il est le roman le plus accessible <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et<br />

sûrement le plus fantasque. D’un coup <strong>de</strong> cape et dès <strong>les</strong> premières pages <strong>de</strong> cette surprenante<br />

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iographie en forme <strong>de</strong> conte fantastique, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> plonge le lecteur dans un univers légendaire,<br />

somptueux et grandiose où <strong>la</strong> beauté et <strong>la</strong> richesse semblent avoir trouvé leur Saint-Siège. Le style <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, une fois encore d’une haute esthétique, est totalement maîtrisé, mais, <strong>à</strong> l’unisson,<br />

c’est par ses sens et sa sensibilité, sa poésie et sa jeunesse, sa vitalité que le personnage d’Or<strong>la</strong>ndo est<br />

appréhendé. Au fil <strong>de</strong>s pages, l’étrangeté s’installe et <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, symbole figé et féerique <strong>de</strong> cette nuit<br />

d’amour cristalline, semble fusionner avec le cœur passionné d’Or<strong>la</strong>ndo...<br />

C’est le roman d’une mutation d’un sexe vers l’autre et <strong>de</strong> <strong>la</strong> découverte, pour Or<strong>la</strong>ndo, d’une<br />

existence androgyne et ainsi <strong>de</strong>s voluptés et finesses <strong>de</strong> <strong>la</strong> féminité tout en jouissant <strong>de</strong> son expérience<br />

masculine passée, ce qui provoquera en « elle » force paradoxes, émois et dilemmes déconcertants <strong>à</strong><br />

parfois ne plus savoir <strong>à</strong> quel sein se vouer. Ille vivra alors cette dualité avec une gran<strong>de</strong> curiosité, <strong>les</strong><br />

yeux écarquillés sur <strong>la</strong> Vie, sur ses vies. Au fil du récit, Or<strong>la</strong>ndo va vivre <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> existences<br />

(mille rebonds) <strong>à</strong> <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong>s nombreux événements insolites qui vont ponctuer son long parcours <strong>à</strong><br />

travers le Temps : Or<strong>la</strong>ndo va peu <strong>à</strong> peu et <strong>de</strong> manière très douce renoncer <strong>à</strong> sa masculinité et <strong>de</strong>venir<br />

femme, résolument et irrémédiablement. Le lecteur capte également, en l’occasion rêvée <strong>de</strong> cette<br />

mutation et <strong>de</strong>s analyses qu’elle implique, <strong>de</strong> petites touches <strong>de</strong> féminisme parfaitement ajustées par <strong>la</strong><br />

romancière qui mettent notamment en exergue <strong>la</strong> part <strong>de</strong> féminité qu’il y a en chaque homme mais<br />

également <strong>la</strong> situation inverse. A travers son personnage, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> traduit en fait différents états<br />

d’âme <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne humaine et reflète une fois encore une profon<strong>de</strong> connaissance <strong>de</strong>s multip<strong>les</strong><br />

fonctionnements intimes <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière ; pour exemple, <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong>s humeurs qui fluctuent et<br />

<strong>de</strong>s changements radicaux <strong>de</strong> visions qu’el<strong>les</strong> impliquent.<br />

Or<strong>la</strong>ndo est un jeune noble d’une gran<strong>de</strong> beauté, foncièrement libre et vo<strong>la</strong>tile, qui vit quatre-cents ans<br />

entre le XVI ème et le XX ème siècle, rejoignant le présent le 11 octobre 1928, jour exact <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

parution du roman <strong>à</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press.<br />

Or<strong>la</strong>ndo semble prise au dépourvu par le passage au XIX ème siècle qui parait trancher radicalement<br />

avec <strong>les</strong> us et coutumes du siècle précé<strong>de</strong>nt et <strong>la</strong> <strong>la</strong>isse pantoise et « old fashioned », mais réactive-<br />

son intelligence et ses sens sont très vifs. Un accent est alors mis, <strong>de</strong> manière satirique, sur <strong>les</strong><br />

prémices du mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne qui s’installe inéluctablement, le basculement s’opérant <strong>de</strong> manière<br />

perceptible <strong>à</strong> l’entrée dans l’ère Victorienne qui va ouvrir <strong>les</strong> portes du XX ème siècle et dont le décor<br />

apparaît en fin d’ouvrage sous <strong>les</strong> yeux médusés et dans le cœur serré d’Or<strong>la</strong>ndo : <strong>les</strong> bribes d’un futur<br />

et proche bouleversement socioculturel sont alors annoncées qui va mener l’Angleterre, dans un<br />

premier temps, dans une époque <strong>de</strong> transition plus étriquée et moins stylée, moins trépidante aussi,<br />

avant ce bond dans le XX ème siècle qui achèvera alors le panache et <strong>la</strong> nob<strong>les</strong>se <strong>de</strong> ces sièc<strong>les</strong><br />

échus...<br />

Le Temps passe très vite, <strong>les</strong> actions s’enchaînent <strong>de</strong> façon épique <strong>à</strong> un rythme effréné, renforçant<br />

ainsi le sentiment <strong>de</strong> mille vies qui se succè<strong>de</strong>nt. Or<strong>la</strong>ndo est dotée d’une gran<strong>de</strong> puissance méditative<br />

et vibre <strong>à</strong> l’idée d’écrire. Or<strong>la</strong>ndo jouit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie mais appréhen<strong>de</strong> <strong>la</strong> mort et <strong>les</strong> multip<strong>les</strong><br />

questionnements liés <strong>à</strong> l’Existence : « ce désir <strong>de</strong> mort l’envahissait (...) elle (...) poursuivait son<br />

chemin, telle un spectre, parmi <strong>les</strong> hêtres pâ<strong>les</strong> et fantomatiques et s’envo<strong>la</strong>it vers <strong>les</strong> cimes <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

solitu<strong>de</strong> comme si, libérée <strong>de</strong>s bruits et <strong>de</strong>s mouvements éphémères <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, elle pouvait enfin<br />

prendre son essor (...) ». Or<strong>la</strong>ndo communie avec <strong>la</strong> Nature : « Comme <strong>les</strong> corbeaux continuaient <strong>à</strong><br />

tourner et tournoyer au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête et leurs plumes <strong>à</strong> tomber (...) elle se mit <strong>à</strong> <strong>les</strong> suivre <strong>à</strong> travers<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>n<strong>de</strong>, <strong>à</strong> f<strong>la</strong>nc <strong>de</strong> colline, son long manteau flottant <strong>de</strong>rrière elle. Elle n’avait pas marché aussi loin<br />

<strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années. Elle en était <strong>à</strong> six plumes ramassées sur l’herbe (...) Une plume solitaire palpita<br />

dans l’air et tomba au milieu <strong>de</strong>s eaux. Une étrange extase s’empara alors d’Or<strong>la</strong>ndo : l’idée folle<br />

qu’elle pourrait suivre <strong>les</strong> oiseaux jusqu’aux confins du mon<strong>de</strong> et, parvenue l<strong>à</strong>, se jeter sur l’herbe<br />

spongieuse et boire <strong>à</strong> <strong>la</strong> source <strong>de</strong> l’oubli (...) Elle humait le trèfle d’eau et <strong>la</strong> reine-<strong>de</strong>s-prés ; entendait<br />

le ricanement rauque <strong>de</strong>s corbeaux. J’ai trouvé mon âme sœur, murmura-t-elle : C’est <strong>la</strong> <strong>la</strong>n<strong>de</strong>. Je suis<br />

l’épouse <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature »- <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> se serait-elle, <strong>à</strong> certains égards, i<strong>de</strong>ntifiée une fois encore <strong>à</strong><br />

son personnage ? (<strong>la</strong> scène qui suit le corrobore)...<br />

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L’exagération, <strong>la</strong> démesure voire l’absurdité sont fréquemment utilisées en cet ouvrage au service <strong>de</strong><br />

l’humour et <strong>de</strong> l’irrationnel ; l’humour est parfois mordant, mais encore en tous temps le fruit d’une<br />

imagination débordante : « il avait eu très tôt le goût <strong>de</strong>s livres. Un page le trouvait parfois, encore<br />

enfant, occupé <strong>à</strong> lire jusqu’<strong>à</strong> minuit. On lui confisquait sa bougie et il élevait <strong>de</strong>s vers luisants pour <strong>la</strong><br />

remp<strong>la</strong>cer ». <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> s’est fait p<strong>la</strong>isir <strong>à</strong> écrire : « Or<strong>la</strong>ndo ». L’humour est partout, le lecteur<br />

est surpris et saisi <strong>à</strong> chaque page- un jeu d’une gran<strong>de</strong> habileté se développe et prend vie sous ses<br />

yeux, un jeu <strong>de</strong> fond comme <strong>de</strong> forme, témoin une fois encore d’un grand art sous <strong>la</strong> plume vagabon<strong>de</strong><br />

et puissante <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière.<br />

Comme en toutes <strong>les</strong> fins <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, cette « biographie » fantastique s’achève<br />

dans l’émotion et <strong>la</strong> somptuosité : l’intensité et le rythme s’accélèrent. Or<strong>la</strong>ndo semble alors, tout<br />

comme le lecteur, revenir d’un voyage <strong>de</strong> quatre cents ans pour se réveiller, éberlué et hors du Temps,<br />

dans un présent g<strong>la</strong>cial et minuscule, dans un tourbillon <strong>de</strong> souvenirs, <strong>de</strong> sensations et d’émotions,<br />

revivant ainsi le film passionnel <strong>de</strong> sa singulière Aventure <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> sièc<strong>les</strong> : « (...) Elle s’imaginait<br />

que <strong>les</strong> pièces (...) s’agitaient et ouvraient leurs yeux après avoir somnolé en son absence. Elle<br />

imaginait aussi que ces pièces, qu’elle avait vues <strong>de</strong>s centaines et <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> fois, étaient toujours<br />

différentes d’une fois sur l’autre, comme si el<strong>les</strong> avaient amassé au cours d’une si longue existence<br />

une myria<strong>de</strong> d’états d’âme qui changeaient avec l’été et l’hiver, le soleil et <strong>les</strong> nuages, avec <strong>les</strong> aléas<br />

<strong>de</strong> sa propre vie et le tempérament <strong>de</strong>s visiteurs (...) El<strong>les</strong> se connaissaient <strong>de</strong>puis bientôt quatre<br />

sièc<strong>les</strong>. El<strong>les</strong> n’avaient rien <strong>à</strong> cacher (...) <strong>les</strong> pièces connaissaient tous <strong>les</strong> états d’âme et toutes <strong>les</strong><br />

métamorphoses d’Or<strong>la</strong>ndo (...) Or<strong>la</strong>ndo, qui ne croyait pas <strong>à</strong> l’immortalité, ne pouvait s’empêcher <strong>de</strong><br />

penser que son âme ne cesserait d’aller et venir <strong>à</strong> tout jamais avec <strong>les</strong> rouges <strong>de</strong>s boiseries et <strong>les</strong> verts<br />

du canapé. Car <strong>la</strong> pièce (...) avait l’éc<strong>la</strong>t d’un coquil<strong>la</strong>ge qui repose au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />

sièc<strong>les</strong> (...) Elle était fragile comme un coquil<strong>la</strong>ge, aussi vi<strong>de</strong> et iri<strong>de</strong>scente (...) elle savait où battait<br />

encore le cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison (...) son battement était sans doute faible et bien lointain mais c’était le<br />

cœur fragile et indomptable <strong>de</strong> l’immense bâtisse (...) La maison n’était plus tout <strong>à</strong> fait <strong>à</strong> elle, soupirat-elle.<br />

Elle appartenait désormais au temps, <strong>à</strong> l’histoire ; elle ne dépendait plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> main et <strong>de</strong><br />

l’autorité <strong>de</strong>s vivants »...<br />

« Une chambre <strong>à</strong> soi », publié en 1929, représentera un essai <strong>de</strong> toute première importance<br />

cristallisant l’aptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> critique aci<strong>de</strong> et incisive en son éternel combat pour <strong>la</strong><br />

défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause féminine et notamment <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l’écrivain féminin. Cet ouvrage, qui sonne<br />

comme un pamphlet, se rapprochera par <strong>la</strong> suite, dans son fond comme dans sa forme, <strong>de</strong> l’essai :<br />

« Trois guinées », induisant ainsi une réelle continuité dans l’engagement <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière.<br />

Dès le début <strong>de</strong> l’ouvrage, un changement radical <strong>de</strong> ton surprend et amuse : il est humoristique et<br />

semble, dans un premier temps, plus léger et moins obscur que dans certains <strong>de</strong> ses romans. Un ton<br />

gai, positif, mais énergique et caustique, « mordant », emmène très vite le lecteur dans un univers<br />

vivant et imaginaire où le réel et <strong>la</strong> fiction se juxtaposent avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> finesse. L’attaque, <strong>la</strong><br />

manière avec <strong>la</strong>quelle <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> présente, développe et tisse ses idées, est amusante et ce quand<br />

bien même le sujet <strong>de</strong>meure infiniment sérieux. Pour autant, il s’agit bien l<strong>à</strong> d’un engagement <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

romancière sur l’un <strong>de</strong> ses thèmes <strong>de</strong> prédilection : <strong>la</strong> femme et le roman, <strong>la</strong> femme dans une société<br />

entièrement tenue et dirigée par et pour <strong>les</strong> hommes. « Il est indispensable qu’une femme possè<strong>de</strong><br />

quelque argent et une chambre <strong>à</strong> elle si elle veut écrire une œuvre <strong>de</strong> fiction ». Le message est le<br />

suivant : il est essentiel que <strong>les</strong> femmes se dégagent <strong>de</strong>s obligations matériel<strong>les</strong> auxquel<strong>les</strong> leur <strong>de</strong>stin<br />

est irrémédiablement lié (rôle préétabli par <strong>les</strong> hommes) et qui leur interdisent toute élévation <strong>de</strong><br />

l’esprit, <strong>les</strong> hommes se conférant pour eux-mêmes ce privilège. Pour <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, cette<br />

émancipation intellectuelle et sociale doit irrémédiablement passer par une élévation matérielle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

condition féminine. La femme, selon elle, a toujours été, socio-culturellement, considérée par<br />

l’homme comme étant son inférieure. L’on ressent d’ailleurs c<strong>la</strong>irement en cet essai l’accent mis sur<br />

<strong>les</strong> interdits qui étaient, dans <strong>la</strong> société ang<strong>la</strong>ise du début du XX ème siècle et <strong>de</strong>puis nombre <strong>de</strong><br />

décennies auparavant, toujours opposés aux femmes et qui pesaient fortement sur l’esprit <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong>. Le lecteur a l’impression, tout le poids du ressentiment est alors mis en exergue, qu’elle est <strong>la</strong><br />

seule femme <strong>à</strong> ressentir <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte cette oppression et <strong>à</strong> en souffrir ainsi, <strong>à</strong> en avoir une telle forte<br />

conscience ; même si <strong>les</strong> concepts sont parfois amenés avec humour, il y a au fond d’elle, en ces<br />

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moments-l<strong>à</strong>, un profond sentiment <strong>de</strong> révolte qu’elle cache parfois habilement, par pu<strong>de</strong>ur et avec<br />

humour, ou alors qu’elle exalte. Dans cet ouvrage, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> attaque tous <strong>les</strong> milieux sans<br />

distinction, tous ceux dans <strong>les</strong>quels <strong>la</strong> femme souffre d’un traitement d’infériorité par rapport <strong>à</strong><br />

l’homme. Par <strong>la</strong> dérision et <strong>la</strong> moquerie, elle vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur substance <strong>les</strong> institutions <strong>les</strong> plus sérieuses et<br />

<strong>les</strong> plus établies mais aussi leurs représentants masculins. Dégager le côté hi<strong>de</strong>ux d’un comportement<br />

ou le rendre hi<strong>de</strong>ux ou dérisoire, elle savait, par son pouvoir <strong>de</strong>s mots, le faire d’une manière<br />

infiniment perspicace, humoristique et foudroyante, redoutable : elle excel<strong>la</strong>it en <strong>la</strong> matière et elle le<br />

prouve en cet essai par un don du contre-pied (mettre <strong>à</strong> mal toutes règ<strong>les</strong> admises comme<br />

incontournab<strong>les</strong> et s’imposant au détriment <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexion). Elle décortique <strong>les</strong> concepts tacitement<br />

admis pour en arriver <strong>à</strong> sa propre conclusion, jamais conventionnelle et souvent déroutante. L’ironie,<br />

très présente dans cet essai, est sa meilleure arme et démontre également une gran<strong>de</strong> aptitu<strong>de</strong> <strong>à</strong><br />

l’élévation, vivant ces moments comme supp<strong>la</strong>ntation d’une forme <strong>de</strong> vulgarité et <strong>de</strong> bassesse.<br />

L’intellect et le cœur représentaient pour elle <strong>la</strong> forme suprême <strong>de</strong> <strong>la</strong> respectabilité et échappaient <strong>à</strong><br />

toute norme conventionnellement établie. La prédominance masculine, <strong>la</strong> jouissance inique du pouvoir<br />

au détriment <strong>de</strong> tout raisonnement et <strong>de</strong> toute juste sensibilité prouvent alors plus, sous sa plume, une<br />

faib<strong>les</strong>se qu’une supériorité : « <strong>les</strong> femmes ont pendant <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> servi aux hommes <strong>de</strong> miroirs, el<strong>les</strong><br />

possédaient le pouvoir magique et délicieux <strong>de</strong> réfléchir une image <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong>ux fois plus gran<strong>de</strong><br />

que nature ». (Notion complémentaire : l’homme possé<strong>de</strong>rait toutefois <strong>de</strong> manière naturelle un<br />

charme spirituel et comportemental très apprécié par <strong>les</strong> femmes, mais c’est le schéma social qui lui<br />

conférerait cette détestable position con<strong>de</strong>scendante et prédominante <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> gent féminine,<br />

<strong>la</strong>quelle puisant naturellement <strong>la</strong> source <strong>de</strong> son équilibre sensible dans <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> procréer- concept<br />

développé dans <strong>la</strong> nouvelle : « Une Société » publiée dans le recueil : « Lundi ou Mardi » en 1921).<br />

La femme a <strong>de</strong> tout temps inspiré <strong>la</strong> poésie et nourri l’imaginaire voire le fantasme masculins et<br />

<strong>de</strong>meure pour autant insignifiante voire absente <strong>de</strong> l’Histoire.<br />

Les mots <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière vont former un réquisitoire contre <strong>la</strong> condition féminine affligée par <strong>la</strong><br />

société masculine et le p<strong>la</strong>isir du lecteur va se trouver renforcé par <strong>la</strong> finesse du style <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> qui parvient toujours <strong>à</strong> étayer sa propre conclusion avec une gran<strong>de</strong> efficacité : « (...) Mais<br />

Or<strong>la</strong>ndo était une femme (...) Et lorsqu’on écrit <strong>la</strong> biographie d’une femme, il est communément<br />

admis qu’on peut renoncer <strong>à</strong> l’action pour y substituer l’amour. L’amour, a dit le poète, c’est toute<br />

l’existence d’une femme (tant qu’une femme pense <strong>à</strong> un homme, personne ne lui reproche <strong>de</strong> penser).<br />

Alors elle lui écrira un petit mot (et tant qu’elle écrit <strong>de</strong>s petits mots, personne ne reproche <strong>à</strong> une<br />

femme d’écrire non plus (...) » « Or<strong>la</strong>ndo ». L’un <strong>de</strong>s thèmes forts mis en exergue par <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

dans : « Une chambre <strong>à</strong> soi » est celui d’une réforme nécessaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> biographie ancestralement axée<br />

sur l’action masculine et sclérosant <strong>la</strong> femme une fois encore et <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> dans un rôle<br />

secondaire réducteur. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> évoque alors l’évolution <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme écrivain qui, au fil du<br />

temps, passa tout d’abord par <strong>la</strong> naissance timi<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme romancière, le roman, par essence <strong>de</strong><br />

fiction, étant bien moins subversif que l’essai, engagé quant <strong>à</strong> lui dans <strong>la</strong> défense d’une cause.<br />

Antérieurement <strong>à</strong> cette évolution, <strong>la</strong> femme passa <strong>de</strong> l’écriture quasiment interdite <strong>à</strong> l’autorisation<br />

dérogatoire d’exercer ses talents dans le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie, toujours selon le même principe <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

non subversion. Mais une fois encore, rappelle-t-elle et même <strong>à</strong> ce sta<strong>de</strong>, <strong>la</strong> femme ne disposait pour<br />

écrire toujours pas <strong>de</strong> chambre <strong>à</strong> elle et d’indépendance financière (NB : exception faite pour certaines<br />

gran<strong>de</strong>s plumes c<strong>la</strong>ssiques issues <strong>de</strong> <strong>la</strong> haute nob<strong>les</strong>se <strong>de</strong>s XVII et XVIII ème sièc<strong>les</strong> qui apportèrent <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> fiction leur contribution <strong>de</strong>s plus distinguées). De manière un peu paradoxale d’ailleurs, ayant ellemême<br />

été privée d’éducation publique, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> va alors étendre son raisonnement <strong>à</strong> travers<br />

une vision dure <strong>de</strong>s universités et <strong>de</strong>s collèges en donnant quelques conférences <strong>à</strong> Londres vers 1925<br />

ainsi que <strong>de</strong>vant <strong>les</strong> étudiants <strong>de</strong> Cambridge en 1928 sur le thème : « <strong>les</strong> femmes et le roman ». Pour<br />

elle, cette pseudo libération que représente l’ouverture tardive et distillée (en tous cas balbutiante voire<br />

conditionnelle) <strong>de</strong>s universités <strong>à</strong> <strong>la</strong> gent féminine obère le caractère vrai et profond <strong>de</strong> l’émancipation<br />

féminine ne pouvant, <strong>à</strong> son sens, rési<strong>de</strong>r pleinement qu’<strong>à</strong> travers le seul « métier » <strong>à</strong> conférer aux<br />

femmes lettrées une réelle affirmation, <strong>à</strong> savoir celui d’écrivain : <strong>la</strong> libre vie d’une plume rebelle,<br />

vagabon<strong>de</strong> et revendicatrice (réflexion : personnellement, je pense que rien ou personne n’aurait, en<br />

toutes conditions, pu empêcher <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>de</strong> lire et, <strong>à</strong> terme, d’écrire <strong>à</strong> sa guise... pas même son<br />

père).<br />

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L’on va ensuite, d’une manière très nette, retrouver au fil <strong>de</strong> cet essai le goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière pour<br />

l’imaginaire et également son don tout <strong>à</strong> fait particulier pour passer rapi<strong>de</strong>ment, dans le Temps, d’une<br />

scène <strong>à</strong> une autre, alors interactives. Comme on le remarque bien souvent tout au long <strong>de</strong> son Œuvre,<br />

<strong>la</strong> romancière jongle avec le Temps et excelle en <strong>la</strong> matière. L’on retrouve aussi, comme dans tous <strong>les</strong><br />

ouvrages <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, qu’il s’agisse <strong>de</strong> romans ou <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong>, voire d’essais en l’occurrence,<br />

une gran<strong>de</strong> intelligence et une immense culture ainsi qu’une intuition très développée presque<br />

visionnaire.<br />

Parallèlement, il convient également <strong>de</strong> relever un passage charmant presque candi<strong>de</strong> qui connote et<br />

confirme <strong>à</strong> quel point elle était plus une femme intellectuelle transcendée réalisant une gran<strong>de</strong> Œuvre<br />

que femme inscrite dans <strong>les</strong> penchants habituels et naturels féminins. A un certain moment, elle<br />

évoque <strong>la</strong> maternité d’une manière presque mathématique, cartésienne et ce quand bien même elle<br />

adorait <strong>les</strong> enfants et était, en ce domaine, pourvue d’indiscutab<strong>les</strong> instincts maternels dans son<br />

comportement <strong>à</strong> leur égard (se rapprocher <strong>de</strong> l’interview d’Angelica Bell <strong>de</strong> septembre 2003). Elle<br />

déc<strong>la</strong>re : « Considérons, tout d’abord, <strong>les</strong> faits. Il faut neuf mois avant que naisse un bébé. Puis il y a<br />

<strong>la</strong> naissance du bébé, puis trois ou quatre mois passés <strong>à</strong> nourrir le bébé. Après le sevrage on peut<br />

compter sur cinq années <strong>à</strong> jouer avec le bébé. Car il semble qu’on ne puisse pas <strong>la</strong>isser <strong>les</strong> enfants se<br />

débrouiller seuls dans <strong>les</strong> rues. Les gens qui <strong>les</strong> ont vus se débrouiller seuls, en Russie, disent que ce<br />

n’est pas l<strong>à</strong> un spectacle bien agréable ».<br />

Pour finir, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> affectionne <strong>de</strong> penser <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune sœur <strong>de</strong> Shakespeare dont elle<br />

évoque le parcours imaginé, qu’elle vit encore et que, <strong>à</strong> travers le génie familial et une sensibilité<br />

proprement féminine, elle avait tant <strong>à</strong> réaliser qu’elle vivra inexorablement en d’autres femmes<br />

écrivains et que ces <strong>de</strong>rnières se <strong>de</strong>vront alors d’être irréprochab<strong>les</strong>, elle <strong>les</strong> missionne : en face, dans<br />

le camp <strong>de</strong>s hommes, aucun écart intellectuel ne sera toléré et sera même raillé, éventuellement avec<br />

mauvaise foi et subjectivité. Et <strong>Virginia</strong> termine par ces mots intenses : « si nous vivons encore un<br />

siècle environ- je parle ici <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie qui est réelle et non pas <strong>de</strong> ces petites vies séparées que nous<br />

vivons en tant qu’individus (...) si nous acquérons l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté et le courage d’écrire<br />

exactement ce que nous pensons ; si nous parvenons <strong>à</strong> (…) voir <strong>les</strong> humains non pas seulement dans<br />

leurs rapports <strong>les</strong> uns avec <strong>les</strong> autres, mais dans leur re<strong>la</strong>tion avec <strong>la</strong> réalité, et aussi le ciel et <strong>les</strong> arbres<br />

et le reste en fonction <strong>de</strong> ce qu’ils sont ; (…) alors l’occasion se présentera pour <strong>la</strong> poétesse morte qui<br />

était <strong>la</strong> sœur <strong>de</strong> Shakespeare <strong>de</strong> prendre cette forme humaine <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle il lui a si souvent fallu<br />

renoncer. Tirant sa vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s inconnues qui furent ses <strong>de</strong>vancières, ainsi qu’avant elle le fit son<br />

frère, elle naîtra, enfin. Mais il ne faut pas, car ce<strong>la</strong> ne saurait être, nous attendre <strong>à</strong> sa venue sans<br />

effort, sans préparation <strong>de</strong> notre part, sans que nous soyons résolues <strong>à</strong> lui offrir, <strong>à</strong> sa nouvelle<br />

naissance, <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> vivre et d’écrire. Mais je vous assure qu’elle viendrait si nous travaillions<br />

pour elle et que travailler ainsi, même dans <strong>la</strong> pauvreté et dans l’obscurité, est chose qui vaut <strong>la</strong><br />

peine»...<br />

Paraîtra ensuite en 1931 ce que beaucoup <strong>de</strong> spécialistes considèreront être le chef-d’œuvre <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, le roman : « Les Vagues ». Un élément commun unira ce <strong>de</strong>rnier <strong>à</strong> : « La promena<strong>de</strong><br />

au Phare », ce sont <strong>les</strong> vagues, symbole flui<strong>de</strong> éternel <strong>de</strong>s plus profonds souvenirs <strong>de</strong> son enfance.<br />

(NB : il est <strong>à</strong> noter que l’année 1929 sera une année fertile pour <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> qui concevra <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois<br />

son essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi » et qui débutera <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> ce roman). <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> sera,<br />

comme je l’ai souligné auparavant, très imprégnée par ses souffrances passées qui succédèrent <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

disparition <strong>de</strong> certains <strong>de</strong> ses proches <strong>les</strong> plus chers. Mais elle gar<strong>de</strong>ra également <strong>de</strong> très heureux et<br />

suaves souvenirs, <strong>les</strong> plus beaux <strong>de</strong> son enfance : <strong>les</strong> vagues <strong>de</strong> son roman sont cel<strong>les</strong> qu’elle se<br />

délectait <strong>à</strong> entendre jadis lors <strong>de</strong> ses week-ends en famille <strong>à</strong> St Ives- el<strong>les</strong> sont l’écume nacrée <strong>de</strong> ses<br />

jeunes années. Les associations auditives ou visuel<strong>les</strong> <strong>à</strong> <strong>de</strong>s souvenirs précis intensément ancrés en<br />

elle seront d’ailleurs, <strong>à</strong> travers ses écrits, fréquentes chez <strong>la</strong> romancière, témoignant une fois encore<br />

d’une sensibilité hors du commun : « Le passé est magnifique parce que l’on ne ressent jamais une<br />

émotion dans toute sa réalité sur le moment. Elle se développe par <strong>la</strong> suite, si bien que nous n’avons<br />

pas d’émotion complète dans le présent, mais seulement dans le passé » 18/3/1925. « Je le vois- le<br />

passé- comme une avenue qui s’étend <strong>de</strong>rrière moi ; un long ruban <strong>de</strong> scènes et d’émotions »...<br />

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« Les Vagues » constituera indiscutablement le roman le plus déroutant (au niveau structurel mais<br />

aussi au niveau du fond), l’ouvrage le plus expérimental <strong>de</strong> toute son Œuvre et émergera comme un <strong>de</strong><br />

ses plus gros succès. Léonard affirmera, comme le plus éminent <strong>de</strong>s spécialistes <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>,<br />

que ce roman est le chef-d’œuvre <strong>de</strong> sa femme, mais il le dira aussi <strong>de</strong> : « La promena<strong>de</strong> au Phare » et<br />

du roman : « Les Années ». Finalement, longtemps après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, il réaffirmera que : « Les<br />

Vagues » est <strong>la</strong> pièce maîtresse <strong>de</strong> l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. A ce titre, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> chargera<br />

Léonard du verdict <strong>à</strong> chaque nouvel ouvrage achevé et son mari incarnera toujours son juge et son<br />

meilleur allié en le rôle <strong>de</strong> son premier lecteur.<br />

D’une gran<strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur et d’un grand esthétisme, mais aussi d’une déroutante complexité, <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> l’aura conçu comme le reflet d’une écriture puissante et instinctive dégagée <strong>de</strong> tous détails<br />

réducteurs, <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong>venant alors <strong>la</strong> résultante d’une extrême <strong>de</strong>nsité. L’ouvrage met en scène<br />

un groupe d’amis ; l’évocation (en rien récit ni narration) est rythmée par le va et vient incessant <strong>de</strong>s<br />

monologues, tel le sac et le ressac <strong>de</strong>s vagues vivant ce rythme inéluctable et intemporel. Cette forme<br />

structurelle traduit avec une gran<strong>de</strong> poésie <strong>la</strong> dimension intérieure <strong>de</strong> chaque personnage mais<br />

également et <strong>de</strong> manière paradoxale, un troub<strong>la</strong>nt hermétisme : <strong>les</strong> mots sont forts, dépouillés <strong>de</strong> tout<br />

superflu et puissamment suggestifs, mais non communicatifs comme si, sitôt exprimés, ils se<br />

heurtaient au vi<strong>de</strong> et se fondaient dans l’immensité- une vague qui s’échoue, un cri dans l’atmosphère,<br />

déchirant mais sitôt étouffé. Dès le début <strong>de</strong> l’ouvrage, cette étrange et envoûtante sensation est<br />

exprimée après une introduction d’une page décrivant <strong>de</strong> manière riche et lyrique le paysage et <strong>les</strong><br />

Eléments, mais également <strong>de</strong> manière très contrastée et hermétique : « Chaque vague se soulevait en<br />

s’approchant du rivage, prenait forme, se brisait et traînait sur le sable un mince voile d’écume<br />

b<strong>la</strong>nche. La houle s’arrêtait, puis s’éloignait <strong>de</strong> nouveau avec le soupir d’un dormeur dont le souffle<br />

al<strong>la</strong>it et venait sans en avoir conscience (...) Tout au fond, le ciel lui aussi <strong>de</strong>vint transluci<strong>de</strong> comme si<br />

un b<strong>la</strong>nc sédiment s’en était détaché (...) Le store frémit doucement, mais tout dans <strong>la</strong> maison restait<br />

vague et sans substance. Au <strong>de</strong>hors, <strong>les</strong> oiseaux chantaient leurs mélodies vi<strong>de</strong>s ». Au fil <strong>de</strong>s pages, <strong>les</strong><br />

personnages semblent suivre <strong>de</strong>s chemins parallè<strong>les</strong> et vivre leur profon<strong>de</strong>ur personnelle comme une<br />

singulière et ténébreuse solitu<strong>de</strong> qui semble s’inscrire alors dans <strong>la</strong> structure humaine fondamentale.<br />

Ils parlent mais ne s’enten<strong>de</strong>nt pas. Peu <strong>à</strong> peu <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> cet ouvrage provoque alors chez le lecteur<br />

un sentiment troub<strong>la</strong>nt voire oppressant, car, paradoxalement, ces différents acteurs semblent parler<br />

d’une même voix au sein d’un univers qui leur serait commun, mais semb<strong>la</strong>nt néanmoins rester sourd<br />

<strong>à</strong> leurs vibrations. Les monologues enchaînent réflexions et sensations saccadées paraissant ne jamais<br />

<strong>de</strong>voir aboutir : <strong>les</strong> mots vont et viennent au rythme <strong>de</strong> <strong>la</strong> houle ; ils traduisent le chaos mais aussi <strong>la</strong><br />

vie éternelle et intemporelle du flux <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience humaine (l’énergie vitale positive comme <strong>la</strong><br />

torpeur et <strong>la</strong> nuit).<br />

Chaque début <strong>de</strong> chapitre est rythmé par une <strong>de</strong>scription très poétique <strong>de</strong>s éléments (<strong>la</strong> mer, le ciel, <strong>la</strong><br />

lumière, <strong>la</strong> Nature) et ce avec <strong>de</strong>s mots d’une gran<strong>de</strong> beauté et d’une gran<strong>de</strong> intensité, pour<br />

« retomber » ensuite dans une espèce <strong>de</strong> fange terrestre, <strong>de</strong> « spleen » après l’idéal, ou encore dans<br />

une atmosphère stérile, pâle et g<strong>la</strong>cée, tourmentée ou défaite. Ces passages reflètent alors un<br />

changement focal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie extérieure vers <strong>la</strong> vie intérieure intimement liées : <strong>les</strong> couleurs et <strong>les</strong><br />

formes se mêlent d’une manière minérale, se font et se défont <strong>à</strong> l’unisson d’un rythme intemporel ; au<br />

fil <strong>de</strong> ce courant, chaque personnage prend sa substance <strong>à</strong> travers le regard <strong>de</strong>s autres. Le Temps, une<br />

fois encore et <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> perception <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> ces acteurs, est mis en avant comme un Elément<br />

mystérieux fuyant, indomptable et non Absolu et, en filigrane, c’est <strong>la</strong> mort qui peu <strong>à</strong> peu se <strong>de</strong>ssine :<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s intermè<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s débuts <strong>de</strong> chapitres marque d’ailleurs le lever et le coucher du soleil sur<br />

une seule journée (<strong>la</strong> compression du Temps symbolise <strong>la</strong> fuite, <strong>la</strong> <strong>de</strong>nsité mais aussi le chaos et forme<br />

un procédé utilisé d’une manière simi<strong>la</strong>ire dans le roman : « Mrs Dalloway »)- le rapprochement <strong>de</strong><br />

toute une vie (celle <strong>de</strong>s personnages) avec <strong>la</strong> course du Temps sur vingt-quatre heures marque <strong>la</strong><br />

mutation en un cycle inéluctable, mais aussi l’intemporalité et l’absence <strong>de</strong> repères conventionnels<br />

(d’Absolu). La mort vient frapper Perceval au beau milieu <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>à</strong> l’occasion d’un voyage <strong>de</strong><br />

celui-ci <strong>à</strong> l’étranger ; il disparaît tout aussi brutalement que Thoby quitta l’Existence dans <strong>la</strong> réalité et<br />

c’est alors « <strong>les</strong> lumières du mon<strong>de</strong> qui s’éteignent », qui sombrent dans <strong>les</strong> ténèbres (<strong>la</strong> douleur<br />

extrême ressentie par <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son frère Thoby est ici et <strong>à</strong> travers <strong>la</strong> fiction<br />

parfaitement restituée, ainsi que le très grand respect et <strong>la</strong> haute admiration qu’elle éprouvait pour<br />

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son « maître » spirituel qui l’équilibrait, <strong>la</strong> guidait et nuançait ses fougues et ses excès : « En moi, une<br />

p<strong>la</strong>ce centrale reste vi<strong>de</strong> » écrivit-elle). « Quelque chose gît en moi, profondément enseveli. Par<br />

moments, je crois m’en saisir. Mais mieux vaut que ce secret reste enfoui dans <strong>les</strong> profon<strong>de</strong>urs,<br />

jusqu’au jour où il pourra germer. A <strong>la</strong> fin d’une longue vie, par hasard, dans un instant <strong>de</strong> révé<strong>la</strong>tion,<br />

je parviendrai <strong>à</strong> poser <strong>la</strong> main sur ce secret, qu’en ce moment mes doigts risquent <strong>de</strong> briser » (« (...) <strong>la</strong><br />

silhouette <strong>de</strong> Thoby... cet étrange fantôme. Je pense parfois <strong>à</strong> <strong>la</strong> mort comme <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin d’une excursion<br />

que j’aurais entreprise lorsqu’il mourut. Il me semble que je vais rentrer et dire : « Tiens, tu es l<strong>à</strong> ! »<br />

« Journal » 26/12/1929). Peu <strong>à</strong> peu, <strong>la</strong> mort va revêtir <strong>la</strong> forme d’un ennemi insidieux et brutal contre<br />

lequel il convient en toutes circonstances <strong>de</strong> résister. Il s’agit bien l<strong>à</strong> d’un défi et d’une attitu<strong>de</strong><br />

réactive <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie supp<strong>la</strong>ntant alors <strong>la</strong> mort avec courage et panache. Et c’est alors, dans une fiction<br />

transposée pour <strong>Virginia</strong>, <strong>la</strong> curiosité <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie qui revient <strong>à</strong> petits pas, quand bien même <strong>la</strong><br />

torpeur et le <strong>de</strong>uil perdurent et que <strong>les</strong> souvenirs restent présents, douloureux et sacrés (NB : ce<br />

schéma constructif et combatif est fondamental dans <strong>la</strong> compréhension du personnage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> et notamment pour sceller ce <strong>de</strong>rnier dans une image définitivement positive- ô justice !).<br />

Pourtant, au fil <strong>de</strong> l’ouvrage et du Temps qui passe, <strong>les</strong> personnages vont s’étioler, entre Vie et<br />

ténèbres, <strong>à</strong> l’image <strong>de</strong> Bernard flottant au Crépuscule ; mais finalement et <strong>à</strong> travers lui, dans <strong>la</strong> beauté,<br />

l’émotion et <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur, c’est le sentiment <strong>de</strong> vie et d’éternel combat qui triomphent...<br />

Son art pour <strong>la</strong> biographie-fiction, initié en 1928 avec <strong>la</strong> parution <strong>de</strong> : « Or<strong>la</strong>ndo », prendra une<br />

tournure tout <strong>à</strong> fait exceptionnelle et une rare finesse en <strong>la</strong> parution en 1933 <strong>de</strong> : « Flush (une<br />

biographie) », qui fut un très grand succès public. En effet voici l’ouvrage, en une idée géniale, d’une<br />

autre forme <strong>de</strong> mutation. Le personnage qui eût pu être au centre <strong>de</strong> cette biographie est Elizabeth<br />

Barrett, poétesse, essayiste et pamphlétaire britannique née en 1806 et décédée en 1861. Cette artiste<br />

se maria <strong>à</strong> Robert Browning (1812-1889), poète et dramaturge britannique, reconnu, avec Alfred<br />

Tennyson, comme l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux plus grands créateurs poétiques <strong>de</strong> l'Angleterre victorienne, avec<br />

lequel elle entretint avant son mariage une longue re<strong>la</strong>tion épisto<strong>la</strong>ire enf<strong>la</strong>mmée et assidue. Robert<br />

Browning enleva finalement sa dulcinée pour <strong>la</strong> soustraire <strong>à</strong> l’austérité familiale et notamment<br />

l’autorité paternelle et l’épouser en Italie le 12 septembre 1846, pays dans lequel <strong>les</strong> amoureux<br />

émigreront pour y vivre une quinzaine d’années jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> mort d’Elizabeth Barrett. Cet enlèvement<br />

au service d’un amour puissant qui <strong>la</strong> ressuscitera soustraira <strong>de</strong> fait miss Barrett <strong>à</strong> l’ennui et <strong>à</strong> son<br />

existence morne et figée, sclérosée qui lui était imposée <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> son ado<strong>les</strong>cence quand elle<br />

tomba gravement ma<strong>la</strong><strong>de</strong>.<br />

Dans cet ouvrage, fiction inspirée d’une idylle épique et chevaleresque <strong>de</strong>venue légendaire en<br />

Angleterre et d’une biographie néanmoins bien réelle (celle <strong>de</strong> miss Barrett, mais aussi celle <strong>de</strong> Mr<br />

Browning et qui plus est celle du chien Flush qui a réellement existé), <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> dressera non<br />

pas un premier p<strong>la</strong>n direct <strong>de</strong> <strong>la</strong> poétesse mais elle personnifiera avec une virtuosité et un talent<br />

étonnants son chien, un cocker « spaniel », en lui prêtant une intelligence supérieure. Elle fera ainsi <strong>de</strong><br />

lui un miroir, un compagnon (philosophe) pourvu d’un rôle d’observateur hors pair au centre <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

gran<strong>de</strong> histoire d’amour <strong>de</strong> sa maîtresse, Flush l’accompagnant notamment en Italie dans ses<br />

pérégrinations et aventures amoureuses. Il s’agira pour <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux protagonistes d’une personnification<br />

en forme d’i<strong>de</strong>ntification presque physique <strong>à</strong> certains égards, <strong>la</strong> coiffure pourvue <strong>de</strong> lour<strong>de</strong>s ang<strong>la</strong>ises<br />

dont était parée Elizabeth Barrett éc<strong>la</strong>irant sans aucun doute en <strong>la</strong> matière.<br />

C’est le chien le héro car c’est <strong>à</strong> travers lui que <strong>les</strong> scènes sont animées : l’animal est celui qui observe<br />

et raconte. Le récit est mené <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois directement par <strong>la</strong> romancière qui exprime <strong>la</strong> vision et <strong>les</strong><br />

ressentis <strong>de</strong> Flush (<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, qui connaît très bien <strong>les</strong> chiens- certainement initiée aussi en <strong>la</strong><br />

matière par Léonard qui <strong>les</strong> aimait beaucoup- <strong>de</strong>vient le chien), mais est aussi éc<strong>la</strong>iré <strong>à</strong> travers <strong>la</strong><br />

correspondance d’Elizabeth Barrett. L’occasion est aussi <strong>de</strong> décrire l’Italie par le prisme olfactif et<br />

entêtant <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs méditerranéennes estiva<strong>les</strong> (rappelons que <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> est alors dotée d’une<br />

truffe qui s’ajoute <strong>à</strong> ses sens légendaires et son acuité non moins légendaire <strong>de</strong> retranscription<br />

sensorielle). Mais, comme dans : « Or<strong>la</strong>ndo », le message dépasse le cadre <strong>de</strong> l’histoire annoncée, une<br />

allégorie satirique se dégage, mettant <strong>à</strong> nu <strong>les</strong> conventions et illusions <strong>de</strong> l’ère victorienne et<br />

propé<strong>de</strong>utique philosophique existentielle. Flush, initialement brimé <strong>à</strong> l’image <strong>de</strong> sa maîtresse va, <strong>à</strong><br />

l’occasion <strong>de</strong> cet enlèvement chevaleresque Apennin, se débarrasser <strong>de</strong> sa rigidité et <strong>de</strong> son éducation<br />

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puritaine pour enfin vivre et respirer l’air frais <strong>de</strong> l’Existence- « Flush », biographie romancée, alors<br />

en forme <strong>de</strong> conte philosophique...<br />

La conception <strong>de</strong> : « Flush » (1932–1933) va donner du fil <strong>à</strong> retordre <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et provoquer<br />

chez elle <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s fatigues. En effet, hormis le lien presque incontournable avec ses « démons »<br />

personnels que l’on retrouve dans chacun <strong>de</strong>s ouvrages que <strong>la</strong> romancière écrivit au cours <strong>de</strong> son<br />

existence, ce conte biographique n’en est pas moins dressé sur une trame biographique réelle qui se<br />

<strong>de</strong>vait, avec le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> perfectionnisme que l’on lui connaît, d’être respectée avec le plus <strong>de</strong> précision<br />

et <strong>de</strong> véracité possib<strong>les</strong>. La conception <strong>de</strong> : « Flush » vint aussi s’entrechoquer avec un projet <strong>de</strong> taille<br />

dans l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, projet encore appelé <strong>à</strong> cette époque : « Les Pargiter ».<br />

Dès le commencement <strong>de</strong> l’ouvrage, l’humour (pince sans rire) se profile. L’origine du « spaniel »,<br />

qui remonte aux temps reculés <strong>de</strong> <strong>la</strong> création <strong>de</strong> l’Espagne (il semble que ce point soit avéré),<br />

viendrait selon l’auteur d’une explication rationnelle historique presque scientifique qui lierait<br />

étymologiquement <strong>les</strong> « spaniel » aux <strong>la</strong>pins et <strong>les</strong> <strong>la</strong>pins <strong>à</strong> l’Espagne alors même que ce pays<br />

balbutiait dans son histoire. Puis elle oppose une secon<strong>de</strong> et une troisième explication. Le ton, <strong>à</strong> michemin<br />

entre <strong>la</strong> p<strong>la</strong>isanterie et <strong>la</strong> rigueur, est donné et l’Histoire écrite sérieusement- le lecteur est prié<br />

<strong>de</strong> <strong>les</strong> considérer et ne point rire. D’une manière affirmée, <strong>la</strong> romancière démontre que <strong>la</strong> nob<strong>les</strong>se<br />

canine du « spaniel » est inscrite <strong>de</strong>puis <strong>les</strong> temps <strong>les</strong> plus anciens, continuant son argumentation avec<br />

un ton qui ne <strong>la</strong>isse aucune p<strong>la</strong>ce au doute, mais toute p<strong>la</strong>ce <strong>à</strong> l’humour. Ensuite, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

dresse sur le même ton l’arbre racial du « spaniel » et décline <strong>les</strong> différentes morphologies et<br />

particu<strong>la</strong>rités qui <strong>les</strong> composent démontrant, <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> sa « thèse », un véritable talent pour<br />

l’analyse documentée d’une thématique. Le problème est qu’aucune limite nette ne sépare le réel (le<br />

sérieux historique) <strong>de</strong> <strong>la</strong> supercherie, selon son goût et son acuité légendaires en <strong>la</strong> matière. <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> oriente ensuite son récit et crée le lien, prépondérant au sein <strong>de</strong> ce conte (<strong>de</strong> cette fable), vers<br />

l’être humain et ce sans transition, mais avec <strong>la</strong> même démarche « scientifique ». Puis débute<br />

l’histoire qui lie Flush, offert par sa maîtresse d’origine lors <strong>de</strong> l’été 1842, <strong>à</strong> miss Barrett : leur<br />

première <strong>rencontre</strong> dans <strong>la</strong> maison familiale <strong>de</strong>s Barrett au 50, Wimpole street <strong>à</strong> Londres semble<br />

annoncée <strong>de</strong>puis toujours...<br />

Flush, d’emblée personnifié, découvre une toute nouvelle vie citadine très différente <strong>de</strong> celle ô<br />

combien libre, bucolique ou chasseresse <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle il était habitué. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> dresse une fois<br />

encore, <strong>de</strong> senteurs et <strong>de</strong> sons, <strong>de</strong> mouvements, l’atmosphère typique <strong>de</strong> sa chère Cité londonienne<br />

dont elle évoque <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité et qu’elle érige en étendard <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation (toute <strong>la</strong> fierté et<br />

l’admiration proprement britanniques <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> l’Angleterre sont ici et une fois encore restituées et<br />

éc<strong>la</strong>irées). Flush apprend peu <strong>à</strong> peu <strong>les</strong> bonnes manières et <strong>les</strong> différences <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sses anima<strong>les</strong>. Mais le<br />

rythme <strong>de</strong> vie aux côtés <strong>de</strong> miss Barrett, ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, s’avère plus que lent, presque figé. Mr Barrett, qui<br />

apparaît seulement l’espace <strong>de</strong> quelques instants, inspire le plus grand respect et impressionne : il prie<br />

pour que sa fille guérisse. Flush observe, analyse, ressent, souffre et palpite aux sons et <strong>traces</strong> <strong>de</strong> vie<br />

extérieurs qui viennent réveiller et tirailler son cœur et son esprit. Peu <strong>à</strong> peu, pour le lecteur, le chien<br />

mute en un être sympathique envers lequel il compatit. Flush, inexorablement, <strong>de</strong>vient aux côtés <strong>de</strong><br />

miss Barrett un intellectuel avec forces anecdotes humoristiques mises en avant par <strong>la</strong> romancière et<br />

qui crédibilisent plus encore cette étrangeté. Les <strong>de</strong>ux êtres développent au fil du temps une affection<br />

mutuelle...<br />

Mais un jour, une lettre pas comme <strong>les</strong> autres vient bouleverser <strong>la</strong> paisible harmonie qui règne dans <strong>la</strong><br />

chambre <strong>de</strong> miss Barrett et l’équilibre affectif qui unit <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux protagonistes : miss Barrett est<br />

courtisée par un inconnu. Les semaines passent et <strong>la</strong> <strong>rencontre</strong> tant attendue se produit : il s’agit du<br />

poète Robert Browning. Dès l’instant où <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux êtres se <strong>rencontre</strong>nt, Flush perd sa maîtresse (au<br />

sens affectif du terme) ; ses repères s’écroulent, son mon<strong>de</strong> familier et <strong>la</strong> vision-même qu’il en a, s’en<br />

trouvent profondément, essentiellement affectés, modifiés. L’art particulier <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> fixer<br />

ces moments <strong>de</strong> transition brutale, ces chutes vertigineuses, s’exerce une fois encore <strong>de</strong> manière<br />

remarquable. Miss Barrett a trahi Flush <strong>à</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong>-même où Mr Browning est entré. Flush n’est plus<br />

au centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie affective <strong>de</strong> miss Barrett et Flush, avec sa singulière acuité observatrice, sensible et<br />

intellectuelle, assiste <strong>à</strong> ce transfert, <strong>à</strong> cette trahison sentimentale dans ses moindres manifestations (<strong>les</strong><br />

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années passées aux côtés <strong>de</strong> miss Barrett lui ont naturellement appris <strong>à</strong> <strong>la</strong> connaître parfaitement).<br />

(NB : <strong>la</strong> romancière met aussi ici en exergue ce processus d’infidélité affective proprement humain,<br />

proprement si l’on ose dire, <strong>à</strong> dé<strong>la</strong>isser du jour au len<strong>de</strong>main ce que l’on a choyé pendant <strong>de</strong> longues<br />

années au bénéfice d’un nouvel arrivant ô combien plus méritant et qui nous fait vibrer, alors que<br />

l’habitu<strong>de</strong> a érodé <strong>les</strong> amours que l’on disait jadis inextinguib<strong>les</strong>. C’est le cas fréquent <strong>de</strong> l’arrivée<br />

d’un bébé par exemple qui déloge immédiatement le chien ou le chat sur lequel on avait transféré,<br />

reporté notre affection et qui <strong>de</strong>viennent tout <strong>à</strong> coup obsolètes, peu intéressants voire gênants ou pire,<br />

<strong>à</strong> jeter : c’est une injustice et une trahison. Un bébé va d’ailleurs arriver plus tard chez <strong>les</strong> Browning<br />

qui provoquera chez Flush un nouveau séisme, toutefois moins crucial et traumatisant que l’arrivée<br />

initiale <strong>de</strong> Mr Browning dans le cocon familial <strong>de</strong>s Barrett).<br />

Elizabeth Barrett <strong>de</strong>vient indéniablement amoureuse et montre une énergie inhabituelle : elle est<br />

transformée (<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> traduit très bien en l’occasion <strong>les</strong> mirac<strong>les</strong> énergétiques du sentiment<br />

amoureux). Son changement brutal <strong>de</strong> comportement <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son chien apparaît odieux dans toute<br />

sa psychologie et est particulièrement et avec force épinglé par <strong>la</strong> romancière dans son intensité<br />

dramatique (vécue du côté <strong>de</strong> Flush qui semble ne plus exister, ou, pis encore, être désormais <strong>de</strong>venu<br />

ridicule aux yeux <strong>de</strong> sa maîtresse). Peu <strong>à</strong> peu, <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion amoureuse <strong>de</strong> miss Barrett et Robert<br />

Browning <strong>de</strong>vient assidue et <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> son ancienne vie <strong>de</strong> liberté et <strong>de</strong> chasse reviennent, dans<br />

ses rêves, <strong>à</strong> l’esprit <strong>de</strong> Flush. Mais <strong>la</strong> réalité est amère et Flush développe envers Mr Browning, qui<br />

l’ignore d’ailleurs totalement, un profond mépris ; Flush a bel et bien perdu sa p<strong>la</strong>ce privilégiée et tout<br />

le malheur <strong>de</strong> l’« animal » est restitué avec un humour décapant. Puis, un jour, Flush se fait voler et<br />

atterrit dans <strong>les</strong> bas-fonds londoniens <strong>de</strong> White Chapel où il va côtoyer <strong>la</strong> misère animale organisée<br />

par <strong>de</strong>s bandits vivant du rançonnement <strong>de</strong>s animaux <strong>de</strong> compagnie. Flush, <strong>les</strong> yeux grand ouverts, y<br />

analyse toute <strong>la</strong> puanteur, l’horreur et l’ignominie ambiantes et se remémore et regrette amèrement sa<br />

vie <strong>de</strong> château désormais révolue : comment a-t-il pu détester jadis ce qu’il adorerait retrouver alors<br />

qu’il pourrit dans cette misère (une nouvelle leçon se <strong>de</strong>ssine) ?<br />

La rançon, après <strong>de</strong> longues journées d’incertitu<strong>de</strong>, est finalement payée et Flush ressuscité. L’épreuve<br />

a ressoudé Flush <strong>à</strong> sa maîtresse en <strong>de</strong>s sentiments apaisés. Puis, le temps passe mais, <strong>de</strong> manière<br />

indéniable, quelque chose <strong>de</strong> majeur se produit dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> miss Barrett, Flush le perçoit sans<br />

ambiguïté, tout corrobore. A <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’été 1846, miss Barrett et Flush fuient le domicile familial pour<br />

vivre l’aventure en Italie : le mariage d’Elizabeth Barrett en premier lieu, <strong>de</strong>venue désormais Mrs<br />

Browning...<br />

L’Italie transforme, libère Elizabeth Browning d’une manière ô combien radicale et Flush bénéficie <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> même mutation. Leur co<strong>de</strong> <strong>de</strong> valeurs s’effondre totalement et leur bonheur, dorénavant sans<br />

entraves, semble être désormais <strong>à</strong> son apogée...<br />

Puis, un beau jour, Mrs Browning <strong>de</strong>vient maman, nouvelle secousse dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Flush qui, b<strong>les</strong>sé,<br />

réagit avec jalousie et mé<strong>la</strong>ncolie durable (selon l’horloge <strong>de</strong>s chiens s’entend)... Mais <strong>la</strong> vie apaisée<br />

et heureuse au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> Casa Guidi reprend son cours pour Flush qui gamba<strong>de</strong> dans Florence au fil<br />

<strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs qu’il <strong>rencontre</strong>. La suggestion olfactive est d’une gran<strong>de</strong> variété et <strong>de</strong> premier ordre- le nez<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> s’est bel et bien transformé en truffe ; <strong>de</strong> même, l’aspérité <strong>de</strong>s choses, <strong>les</strong> couleurs,<br />

<strong>les</strong> volumes, tout ce qui entoure Flush est appréhendé avec <strong>de</strong>s sens décuplés...<br />

Après un voyage <strong>à</strong> Londres qui a réveillé chez Elizabeth Browning et Flush <strong>de</strong>s souvenirs et suscité<br />

<strong>de</strong>s émotions, Flush, aimé maintenant <strong>de</strong> tout Florence, a vieilli et s’enfonce peu <strong>à</strong> peu dans <strong>la</strong><br />

pénombre, il rejette <strong>les</strong> énergies qui l’animaient avec ferveur auparavant. Mrs Browning se prend <strong>de</strong><br />

passion pour le spiritisme et ne prête plus <strong>à</strong> Flush aucune attention particulière : il est <strong>de</strong>venu un<br />

« élément » familier. Mais Flush va s’enquérir une fois encore <strong>de</strong>s couleurs et <strong>de</strong>s senteurs, <strong>de</strong>s<br />

énergies et <strong>de</strong> l’amour pour cette ville fabuleuse qui l’habitaient jadis. Il lit cette vie dans celle <strong>de</strong>s<br />

jeunes chiens qu’il n’est plus et qu’il considère avec sérénité, il n’aspire plus désormais qu’au repos,<br />

un œil ouvert pour profiter jusqu’au bout <strong>de</strong>s joies qui l’avaient autrefois ressuscité et animé dans<br />

toute son innocence. Les autres chiens qu’il voit autour <strong>de</strong> lui boivent <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> leur tour le calice <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> Vie et Flush, <strong>de</strong>venu sage, en est heureux pour eux. Il considère Reading, l’épagneule qui fut son<br />

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premier amour et se remémore sa vie exceptionnelle : ils se sont tant aimés avec Elizabeth et se<br />

ressemb<strong>la</strong>ient tant, elle femme et lui chien... Un beau jour, Flush s’éteint paisiblement sur <strong>les</strong> genoux<br />

<strong>de</strong> sa complice <strong>de</strong> toujours : Flush n’est plus... (Après lecture <strong>de</strong> ce conte fabuleux, l’on ne voit plus<br />

<strong>les</strong> chiens <strong>de</strong> <strong>la</strong> même façon qu’avant : Flush est <strong>de</strong>venu un ami que l’on quitte avec émotion)...<br />

Son art. « Je crois que me voil<strong>à</strong> <strong>de</strong>venue une personnalité maintenant- en tant qu’écrivain. On ne se<br />

moque plus <strong>de</strong> moi. Bientôt on me prendra au sérieux. Je serai peut-être un écrivain célèbre »<br />

6/6/1927. Cette phrase montre, <strong>à</strong> ce moment <strong>de</strong> sa vie et ce presque <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière candi<strong>de</strong> d’une petite<br />

fille, une réelle humilité mais également un formidable besoin d’être reconnue et témoigne sur ce<br />

point d’une gran<strong>de</strong> souffrance accumulée. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> sera consciente <strong>de</strong> ses qualités d’écrivain<br />

mais témoignera toujours d’une certaine retenue et d’un certain doute aussi quant <strong>à</strong> une<br />

reconnaissance pleine et définitive <strong>de</strong> son public. Mais, <strong>à</strong> quarante cinq ans, elle montre l<strong>à</strong> une<br />

ostensible confiance en elle. A travers cette citation, elle met d’ailleurs en exergue toutes ces années<br />

passées où elle a douté d’elle et montre qu’<strong>à</strong> son âge, elle se sent résolument plus mûre et plus assurée.<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> vivra ses réussites <strong>à</strong> sa manière, selon son humeur, sa perception et même si, il est<br />

vrai, <strong>les</strong> succès ne seront pas toujours réguliers ou unanimes. En effet, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> fera parfois<br />

l’objet <strong>de</strong> critiques cing<strong>la</strong>ntes et <strong>de</strong> controverses auxquel<strong>les</strong> elle réagira toujours <strong>de</strong> manière sensible<br />

et touchée, provoquant généralement en elle un encouragement dans l’adversité, un renforcement<br />

autour <strong>de</strong> son art et une réaction <strong>de</strong> protection et surtout <strong>de</strong> combativité évi<strong>de</strong>nte, même si, parfois, <strong>la</strong><br />

critique négative induira en elle un abattement temporaire. Ce sera alors comme un coup reçu qui <strong>la</strong><br />

« sonnera », dans un premier temps, puis <strong>la</strong> renforcera et décuplera sa hargne, sa rage d’écrire,<br />

l’attaque déchaînée <strong>de</strong> ses détracteurs induisant implicitement <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> qualités certaines<br />

(seule l’indifférence marque, induit <strong>la</strong> médiocrité) : « Auraient-ils éprouvé <strong>la</strong> moindre émotion si<br />

j’avais été médiocre ? » « Journal » 2/11/1934. La critique, qu’elle fut positive ou négative, stimulera<br />

donc indiscutablement <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>.<br />

Malgré <strong>les</strong> débuts irréguliers <strong>de</strong> certains <strong>de</strong> ses ouvrages (comme exemple : « Trois guinées », qui fit<br />

scandale lors <strong>de</strong> sa parution et qui fut, un temps, mal accueilli aux Etats-Unis), une reconnaissance <strong>de</strong><br />

son vivant sera donc peu <strong>à</strong> peu mais résolument grandissante et lui apportera un accueil <strong>de</strong> plus en<br />

plus favorable voire parfois un succès inattendu : tels « Or<strong>la</strong>ndo » (après un départ hésitant), « Les<br />

Vagues », « La promena<strong>de</strong> au Phare », « Mrs Dalloway », « Une chambre <strong>à</strong> soi », « Flush » ou bien<br />

encore : « Les Années ». Cette reconnaissance graduelle, qui s’affirmera avec le temps, sera due au<br />

caractère nouveau <strong>de</strong> ses écrits et <strong>à</strong> leur grand impact sur <strong>les</strong> lecteurs, ainsi qu’au soutien intellectuel<br />

inconditionnel <strong>de</strong> son mari, mais aussi matériel (possé<strong>de</strong>r sa propre maison d’édition <strong>à</strong> domicile,<br />

n’est-ce pas, il est vrai, <strong>la</strong> situation rêvée pour tout écrivain ?).<br />

Mais malgré ses succès grandissants, <strong>de</strong>s questionnements profonds re<strong>la</strong>tifs <strong>à</strong> son art, <strong>de</strong>s angoisses<br />

envahiront régulièrement <strong>Virginia</strong> même si, aidée par Léonard qui <strong>la</strong> soutiendra sans faille dans sa vie<br />

comme dans son Œuvre, elle s’assurera <strong>de</strong> plus en plus et vivra <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> haute satisfaction<br />

littéraire et <strong>de</strong> grand bonheur personnel. Quoi qu’il en soit, le fait d’écrire primera pour elle sur toute<br />

notion superficielle <strong>de</strong> succès. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> gar<strong>de</strong>ra toujours son libre arbitre et son honnêteté<br />

intellectuelle au détriment d’une recherche systématique <strong>de</strong> réussite publique et ce sans aucune<br />

compromission sur ses idées personnel<strong>les</strong>. « Il ne <strong>de</strong>vrait pas être difficile <strong>de</strong> transformer ce vieil idéal<br />

<strong>de</strong> chasteté corporelle en un nouvel idéal <strong>de</strong> chasteté mentale et <strong>de</strong> déc<strong>la</strong>rer que s’il était mauvais <strong>de</strong><br />

vendre son corps pour <strong>de</strong> l’argent, il est pire <strong>de</strong> vendre son esprit pour <strong>de</strong> l’argent puisque l’esprit, au<br />

dire <strong>de</strong>s gens, est plus noble que le corps » « Trois Guinées ». Pour autant, <strong>les</strong> succès et une graduelle<br />

reconnaissance seront quand même très importants pour <strong>la</strong> romancière : ils l’encourageront et<br />

renforceront son assurance eu égard <strong>à</strong> <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> son art et, <strong>de</strong> manière liée, en f<strong>la</strong>ttant son ego.<br />

<strong>Virginia</strong> était en effet, <strong>de</strong> manière complémentaire et non paradoxale <strong>à</strong> sa combativité naturelle, très<br />

sensible aux compliments sincères, donc motivés qui participaient indéniablement <strong>à</strong> <strong>la</strong> conforter dans<br />

sa créativité. Elle en aura besoin, certes, mais <strong>à</strong> d’autres moments <strong>de</strong> sa vie, plus confiante, n’en aura<br />

cure. Le 27/10/1928, elle déc<strong>la</strong>rera dans son « Journal » : « Je commence <strong>à</strong> être assez indifférente <strong>à</strong> ce<br />

que pensent <strong>les</strong> gens. La joie <strong>de</strong> vivre est dans ce qu’on fait (…) Je veux dire que c’est le fait d’écrire<br />

et non d’être lue qui me stimule. Et comme je suis incapable d’écrire pendant qu’on me lit, le cœur me<br />

manque toujours un peu et puis je reprends le <strong>de</strong>ssus, mais je ne suis pas aussi heureuse que dans <strong>la</strong><br />

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solitu<strong>de</strong> ». L’écriture, acte solitaire, insuff<strong>la</strong>it en elle une intensité incomparable au simple p<strong>la</strong>isir<br />

d’être lue. Sa formidable puissance créatrice <strong>la</strong> mènera d’ailleurs bien souvent <strong>à</strong> écrire plusieurs<br />

ouvrages simultanément et <strong>de</strong> genres différents et <strong>à</strong> abattre ainsi un travail monumental (et<br />

éventuellement <strong>à</strong> lire intensivement pendant <strong>la</strong> même pério<strong>de</strong>). Ce sera le cas pour <strong>la</strong> réalisation du<br />

roman : « La chambre <strong>de</strong> Jacob » en même temps que <strong>la</strong> conception (en pensées) du roman : « Mrs<br />

Dalloway », ou pour son projet <strong>de</strong> biographie sur : « Roger Fry » en même temps que l’écriture <strong>de</strong><br />

l’essai : « Trois guinées », ou encore pour l’écriture du roman : « Les Années » en même temps qu’un<br />

énorme travail d’informations pour réaliser <strong>la</strong> biographie sur : « Roger Fry » et qu’une ébauche (en<br />

pensées) du futur essai : « Trois guinées », ou enfin <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> l’essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi »<br />

dans <strong>les</strong> mêmes pério<strong>de</strong>s qu’une ébauche <strong>de</strong> conception du roman : « Les Vagues ». « Je crois que<br />

cette division du travail est <strong>la</strong> bonne formule et je m’étonne <strong>de</strong> ne pas l’avoir trouvée plus tôt. Une<br />

lecture ou un travail sur un autre livre qui occuperait entre-temps l’autre partie <strong>de</strong> mon cerveau. C’est<br />

l<strong>à</strong> <strong>la</strong> seule manière d’arrêter <strong>les</strong> roues et <strong>de</strong> <strong>les</strong> faire tourner en sens inverse pour mon plus grand<br />

renouvellement » « Journal » 15/10/1935. « (…) Ce désir insatiable d’écrire avant <strong>de</strong> mourir, ce<br />

sentiment dévorant <strong>de</strong> <strong>la</strong> brièveté, <strong>de</strong> <strong>la</strong> fébrilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie m’obligent <strong>à</strong> me cramponner comme un<br />

homme le fait <strong>à</strong> son rocher, <strong>à</strong> <strong>la</strong> seule ancre que je possè<strong>de</strong> » 20/12/1927. « Je voudrais m’attaquer <strong>à</strong><br />

mes livres comme si j’avais conscience du passage du temps, <strong>de</strong> l’âge et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort » Journal<br />

21/3/1927. Soif <strong>de</strong> vivre <strong>à</strong> fond et ne perdre aucune minute pour achever son Œuvre. Soif <strong>de</strong> <strong>de</strong>nsité<br />

(et donc <strong>de</strong> non facilité). Soif (avoir assez <strong>de</strong> temps ?) d’aller au fond <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong> tout décrypter et<br />

<strong>de</strong> tout traduire. Tâche impossible évi<strong>de</strong>mment et quelle torture pour une personne comme elle, si<br />

complexe et si perfectionniste. Alors, elle redoublera d’énergie, <strong>de</strong> travail et <strong>de</strong> ténacité, <strong>de</strong> force pour<br />

y parvenir, cherchant tous <strong>les</strong> moyens pour arriver <strong>à</strong> son but, jusqu’<strong>à</strong> l’épuisement total fin mars 1941.<br />

« Maintenant, il s’agit <strong>de</strong> vivre avec énergie et décision, éperdument. Expédier chaque journée avec<br />

autorité. Presser le mouvement. Sentir chaque jour comme une vague qui se jette contre vous »<br />

18/5/1930 (le début du printemps est qui plus est une pério<strong>de</strong> faste et lumineuse où l’énergie sursaute,<br />

concept important en matière <strong>de</strong> propensions dépressives. De nos jours, <strong>la</strong> luminothérapie est<br />

d’ailleurs une <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s utilisées pour soigner certaines pathologies). Sa disparition <strong>de</strong> fin mars<br />

1941 (saison dans <strong>les</strong> pays du nord aux luminosités et aux p<strong>la</strong>fonds pesants) sera due <strong>à</strong> un accès<br />

dépressif <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> gravité causé essentiellement par le sentiment d’avoir définitivement perdu<br />

l’écriture, mais aussi aggravé par l’ambiance générale liée <strong>à</strong> <strong>la</strong> guerre et <strong>à</strong> ses implications, notamment<br />

aux changements radicaux sur sa vie qui ont pu <strong>à</strong> cette pério<strong>de</strong> accentuer par sacca<strong>de</strong>s (plus<br />

précisément <strong>de</strong> manière très irrégulière) son mal-être...<br />

Un lien évi<strong>de</strong>nt en rapport avec son idéalisme se reflétera <strong>à</strong> travers l’ensemble <strong>de</strong> son Œuvre, celui<br />

d’avoir toute sa vie durant été hantée par le perfectionnisme. Et c’est gran<strong>de</strong>ment <strong>à</strong> ce titre que<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, nous l’avons noté antérieurement, sera parfois victime <strong>de</strong> doutes et d’insatisfaction, <strong>à</strong><br />

cause d’une angoisse profon<strong>de</strong> due <strong>à</strong> un questionnement obsessionnel sur le manque <strong>de</strong> consistance<br />

<strong>de</strong>s mots, <strong>à</strong> savoir <strong>de</strong>s outils <strong>de</strong> traduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Tout en <strong>les</strong> vénérant, elle se méfiera d’une<br />

herméticité <strong>de</strong>s mots eux-mêmes, il lui faudra trouver pour chaque instant <strong>de</strong> l’Existence le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

juste expression : « Ce qui compte, ce ne sont pas <strong>les</strong> choses n’est-ce pas ? C’est <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> <strong>les</strong> dire »<br />

« La traversée <strong>de</strong>s apparences ». Elle redoutera aussi un tarissement <strong>de</strong> l’esprit : « Comment atteindre<br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur sans se figer ? » « Journal » 25/4/1933. La crainte <strong>de</strong> l’inconsistance <strong>de</strong>s mots, <strong>de</strong><br />

l’herméticité d’une part et l’angoisse <strong>de</strong> <strong>la</strong> feuille b<strong>la</strong>nche d’autre part, <strong>de</strong>ux pô<strong>les</strong> différents mais<br />

complémentaires dans l’obsession du vi<strong>de</strong> et ce quand bien-même <strong>les</strong> messages que <strong>la</strong> romancière<br />

générait <strong>à</strong> travers son Œuvre étaient l’inverse <strong>de</strong> l’hermétisme, basés essentiellement sur <strong>la</strong> curiosité et<br />

l’observation <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie tout en témoignant <strong>de</strong> manière presque obsessionnelle et en ce sens paradoxale<br />

<strong>de</strong> l’herméticité qui caractérise <strong>la</strong> pleine communication entre <strong>les</strong> êtres humains et l’incapacité <strong>de</strong> ces<br />

<strong>de</strong>rniers <strong>à</strong> capter <strong>de</strong> manière absolue le vaste Système qui gravite autour d’eux.<br />

D’une manière plus concrète, le besoin permanent <strong>de</strong> renouveler <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong> ses sources<br />

d’inspiration sera d’ailleurs une <strong>de</strong>s raisons qui <strong>la</strong> fera bien souvent osciller entre un choix <strong>de</strong> vie <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

campagne, pour ses paysages aux senteurs et couleurs évoluant au fil <strong>de</strong>s saisons avec une gran<strong>de</strong><br />

palette <strong>de</strong> diversité, ou bien, dans <strong>les</strong> balbutiements <strong>de</strong> ce jeune siècle, se <strong>la</strong>isser attirer par <strong>les</strong> charmes<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie trépidante londonienne offrant dans ses tréfonds <strong>à</strong> qui sait <strong>les</strong> découvrir <strong>la</strong> douceur, <strong>la</strong><br />

convivialité et le caractère historique <strong>de</strong> ses jardins accueil<strong>la</strong>nts- se référer alors aux multip<strong>les</strong><br />

50


sensations et images évoquées notamment dans : « Mrs Dalloway » : Bond Street, Harley street,<br />

Regent street, mais encore Kensington et Piccadilly, ou se reporter enfin <strong>à</strong> un extrait <strong>de</strong> cette très<br />

courte et belle nouvelle : « Les éping<strong>les</strong> <strong>de</strong> chez S<strong>la</strong>tter n’ont pas <strong>de</strong> pointe » : « (...) une visite <strong>à</strong><br />

Hampton Court le jour où s’épanouissaient <strong>les</strong> crocus, ces fleurs si bril<strong>la</strong>ntes qui étaient ses préférées,<br />

c’était une victoire. Une chose durable, une chose <strong>à</strong> jamais significative. Elle enfi<strong>la</strong>it <strong>la</strong> perle <strong>de</strong> cet<br />

après-midi sur le collier <strong>de</strong> ses jours mémorab<strong>les</strong>, qui n’était pas d’une telle longueur qu’elle pût en<br />

oublier aucune ; cette vue ; cette cité ; <strong>la</strong> toucher, <strong>la</strong> palper, en savourer dans un soupir <strong>la</strong> qualité qui <strong>la</strong><br />

rendait unique »...<br />

C’est pourquoi l’époque du « tan<strong>de</strong>m » Monk’s House–Tavistock Square (<strong>à</strong> partir <strong>de</strong> 1924) sera idéale<br />

pour <strong>Virginia</strong>, car il conciliera <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux attraits qui lui apporteront un grand bonheur et un plus grand<br />

équilibre, <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s très fastes dans sa vie. Pour exemple pratique, tout en s’imprégnant <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />

citadine <strong>à</strong> Tavistock Square, elle partira un temps s’isoler <strong>à</strong> Monk’s House pendant <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> :<br />

« Une chambre <strong>à</strong> soi » (1929) afin <strong>de</strong> se concentrer et travailler en paix. Travailler, oui ; et ne pas<br />

perdre l’inspiration qui aurait signifié pour elle stérilité dans son art, retour <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépression et <strong>de</strong> ses<br />

horrib<strong>les</strong> conséquences. L’enjeu sera donc <strong>de</strong> tout premier ordre : porter son Œuvre au plus haut<br />

niveau. Dans sa démarche perfectionniste angoissée, <strong>Virginia</strong> ne sera d’ailleurs pas exempte <strong>de</strong><br />

défauts, ceux-ci trouvant leur source en sa psychologie complexe certes, mais aussi en son contexte<br />

littéraire environnemental <strong>de</strong> l’époque. Elle sera notamment jalouse <strong>de</strong> Katherine Mansfield quand<br />

celle-ci lui semblera avancer plus qu’elle-même dans sa création et ses réussites, ou bien encore en<br />

« conflit » avec son vieil ennemi Arnold Bennett, mais surtout en « compétition » avérée avec son ami<br />

Lytton Strachey, bril<strong>la</strong>nt écrivain dont elle enviera parfois <strong>les</strong> succès. <strong>Virginia</strong> sera <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois consciente<br />

<strong>de</strong> son génie mais également et <strong>de</strong> manière paradoxale inquiète face au défi permanent <strong>de</strong> traduire sur<br />

le papier cette intensité <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie qui <strong>la</strong> submergeait. En ces moments, elle se questionnera sur le côté<br />

réducteur et hermétique <strong>de</strong>s mots et sa confiance en elle fluctuera <strong>à</strong> <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> ses angoisses : « Mrs<br />

Ramsay <strong>de</strong>meurait assise sans rien dire. Elle était heureuse (...) <strong>de</strong> se reposer dans le silence et le<br />

secret <strong>de</strong> ses pensées ; <strong>de</strong> se reposer dans l’obscurité extrême <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions humaines. Qui sait ce que<br />

nous sommes, ce que nous éprouvons ? Qui le sait, même <strong>à</strong> l’instant <strong>de</strong> l’intimité. Nous voici <strong>de</strong>vant<br />

<strong>la</strong> connaissance ? Dans ce cas, ne gâte-t-on pas <strong>les</strong> choses (...) en <strong>les</strong> exprimant ? » « La promena<strong>de</strong> au<br />

Phare ».<br />

En rapport direct avec son angoisse d’écrivain, l’on peut par ailleurs attribuer <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> le<br />

défaut d’avoir succombé parfois <strong>à</strong> <strong>la</strong> mauvaise foi lorsqu’il s’agissait du succès d’autres auteurs, amis<br />

ou pas, redoutant plus ou moins consciemment une certaine « concurrence » <strong>de</strong> leur part, une<br />

notoriété, une reconnaissance grandissante dont elle-même aurait été privée. Elle se savait dotée <strong>de</strong><br />

talents littéraires nous l’avons dit et, <strong>à</strong> ce titre, avait une haute idée <strong>de</strong> l’écriture, elle savait que dans<br />

cet art elle excel<strong>la</strong>it (elle ne sera pourtant en rien et jamais « suffisante »). Il lui tenait <strong>à</strong> cœur <strong>de</strong><br />

réaliser une Œuvre exceptionnelle et consistante, mais elle verra parfois au contact d’un écrivain <strong>de</strong><br />

qualité un concurrent potentiel qui, mieux qu’elle, parviendrait peut-être sur le terrain où elle<br />

échouerait, ce qui provoquera parfois chez elle un jugement mauvais et hâtif, une forme <strong>de</strong> jalousie.<br />

Elle vou<strong>la</strong>it aboutir (pour elle-même) et être reconnue : « Il n’est pas un écrivain créateur qui puisse<br />

encaisser un autre <strong>de</strong> ses contemporains » « Journal » 20/4/1935. Pour autant, dotée d’une gran<strong>de</strong><br />

probité intellectuelle, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> savait aussi avec un certain recul reconnaître ses défauts. Elle<br />

était avant tout exigeante et rigoureuse, voire intraitable en certains domaines, envers <strong>les</strong> autres<br />

comme envers elle-même. Léonard était ainsi également. Le moral <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, son énergie, sa<br />

créativité, ne cesseront pendant toute sa vie d’osciller dans <strong>les</strong> extrêmes ; dans l’instabilité, mais aussi<br />

dans le génie. Mais hormis le fait qu’elle vivait très mal tout accès <strong>de</strong> doute lié <strong>à</strong> son art et l’aspect<br />

ému<strong>la</strong>tion très poussée entre écrivains qui peut expliquer ce contexte compétitif précis, <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> jugera toujours <strong>les</strong> gens sur leurs qualités fondamenta<strong>les</strong> personnel<strong>les</strong>, sur ce qui émanait<br />

d’eux, <strong>de</strong> leurs conversations comme <strong>de</strong> leurs écrits. Elle détestait effectivement <strong>la</strong> médiocrité<br />

humaine et adorait <strong>la</strong> franchise et <strong>les</strong> valeurs vraies et ne jugeait d’ailleurs jamais personne en terme<br />

<strong>de</strong> rang social. Enfin, pour resituer précisément le cadre <strong>de</strong> ses rapports dans le contexte littéraire <strong>de</strong><br />

l’époque, l’on peut affirmer qu’il y avait une forte dynamique intellectuelle et culturelle au sein du<br />

Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury. Ces jeunes artistes vivaient une révolution culturelle historique et euphorique,<br />

un foisonnement incommensurable d’idées et <strong>de</strong> créativité, une époque unique dans l’histoire <strong>de</strong> l’Art<br />

51


itannique. Ce fait suffirait déj<strong>à</strong> amplement <strong>à</strong> expliquer certaines expressions extérieures<br />

s’apparentant <strong>à</strong> <strong>de</strong>s positions orgueilleuses. Dotés d’une gran<strong>de</strong> intelligence et d’une sensibilité hors<br />

norme, ils évoluaient dans une sphère éc<strong>la</strong>irée et le savaient. En ce qui concerne <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, elle<br />

vivra son génie, tout comme ses condiscip<strong>les</strong>, avec une profon<strong>de</strong> cérébralité mais d’une manière plus<br />

complexe. Face <strong>à</strong> une certaine vulnérabilité, son instinct <strong>de</strong> protection se manifestera donc parfois<br />

d’une manière froi<strong>de</strong> presque hautaine, expression extérieure d’une angoisse témoignant pour<br />

l’essentiel d’un besoin d’affirmation (réflexion : d’une manière parallèle mais liée aux rapports entre<br />

écrivains, il faut tout <strong>de</strong> même se rappeler que <strong>de</strong> tous temps <strong>de</strong>s auteurs talentueux se sont toujours<br />

opposés, tous persuadés d’avoir découvert <strong>de</strong>s valeurs semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>voir s’imposer <strong>à</strong> <strong>la</strong> postérité).<br />

« J’ai tergiversé avec <strong>les</strong> confessions <strong>de</strong> Mr Williamson et suis sidérée par son égocentrisme. Tous <strong>les</strong><br />

écrivains se voient-ils ainsi, sublimes <strong>à</strong> leurs yeux. Il n’arrive pas <strong>à</strong> faire un pas hors du rayonnement<br />

<strong>de</strong> sa propre personnalité, <strong>de</strong> sa renommée » « Journal » 16/9/1940. <strong>Virginia</strong> était elle aussi et<br />

indubitablement égotiste, mais elle était également très ouverte au mon<strong>de</strong> qui l’entourait- une dualité<br />

en forme d’ambivalence : <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois une gran<strong>de</strong> importance <strong>de</strong> sa propre personne, un regard<br />

introspectif permanent et en même temps, <strong>de</strong> manière presque paradoxale, une vie tournée vers<br />

l’observation extérieure et l’analyse <strong>de</strong>s autres, une <strong>la</strong>rge ouverture d’esprit. Un égotisme prononcé<br />

d’un côté et une nette empathie <strong>de</strong> l’autre. Elle était exigeante envers <strong>la</strong> Vie mais juste et passionnée,<br />

ce qu’elle attendait en fait <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions humaines et artistiques, <strong>de</strong>s autres comme d’elle-même. Elle<br />

savait reconnaître <strong>la</strong> valeur en d’autres écrivains mais savait aussi <strong>les</strong> châtier <strong>de</strong> manière incisive et<br />

également s’autocritiquer sans compromission. La haute idée qu’elle avait <strong>de</strong> son art était<br />

essentiellement alimentée par sa volonté <strong>de</strong> traduire l’Existence <strong>à</strong> <strong>la</strong> perfection. C’est pourquoi elle<br />

était aussi exigeante envers elle-même qu’<strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong>s autres écrivains ; critique mais également<br />

contemp<strong>la</strong>trice <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, elle souhaitait traduire l’Absolu...<br />

Cette recherche <strong>de</strong> forte <strong>de</strong>nsité se lit <strong>à</strong> travers toute son Œuvre. Sa construction syntaxique traduit<br />

toujours avec efficacité <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur du message délivré, consistant bien souvent <strong>à</strong> lier <strong>de</strong>s<br />

qualificatifs entre eux <strong>de</strong> manière forte et opposée, formant ainsi <strong>de</strong>s images très suggestives<br />

définissant <strong>de</strong>s portraits <strong>de</strong>nses, puissants et réalistes. Son aisance <strong>à</strong> manier <strong>les</strong> images induit alors<br />

toute <strong>la</strong> subtilité du sens <strong>de</strong> ses écrits et révèle un don pour passer notamment <strong>de</strong> scènes posées <strong>à</strong> forte<br />

dimension psychologique <strong>à</strong> <strong>de</strong>s déchaînements d’intensité : le contraste brutal, produit notamment par<br />

<strong>la</strong> puissance <strong>de</strong>s éléments environnants, enveloppe et <strong>de</strong>nsifie alors <strong>la</strong> scène antérieure et lui apporte<br />

même toute sa lumière. Son art, d’une haute précision et d’une saisissante beauté, tantôt mordant et<br />

pertinent, parfois cru et très dur aussi, humoristique, ironique, mais encore merveilleux ou onirique,<br />

lyrique, fantaisiste ou fantasque, d’une extrême finesse et toujours sensible (bien au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong>s mots),<br />

son art reflet d’une écriture puissante reflète <strong>à</strong> travers son Œuvre entière cette gran<strong>de</strong>ur d’âme<br />

exceptionnelle qui fit d’elle une magicienne <strong>de</strong>s mots. Comme le ferait un orfèvre, ces <strong>de</strong>rniers sont<br />

ciselés, nuancés et pesés avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> précaution, faisant ainsi <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> ses ouvrages une<br />

œuvre d’art alliant profon<strong>de</strong>ur et esthétisme.<br />

Trois éléments communs <strong>à</strong> l’ensemble <strong>de</strong> ses écrits, si différents soient-ils dans leur forme comme<br />

dans leur fond, peuvent alors être reliés : une singulière intensité et une immense sensibilité, mais<br />

aussi et bien souvent une très gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>nsité. Ses ouvrages forment une Œuvre d’une rare richesse et<br />

d’un grand éclectisme. A <strong>la</strong> question : « <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> est-elle un auteur popu<strong>la</strong>ire ?», je répondrais<br />

en <strong>de</strong>ux teintes. Oui, elle l’est dans le sens où, par son écriture envoûtante, elle a au fil du Temps<br />

bouleversé <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> gens, ce serait une contre-vérité que <strong>de</strong> prétendre le contraire. Pour autant,<br />

l’on pourrait également concevoir une réponse opposée. En effet, le très exceptionnel niveau <strong>de</strong> sa<br />

culture, <strong>de</strong> son savoir et <strong>de</strong> son art se ressent en chaque page <strong>à</strong> travers ses écrits, alors parfois d’une<br />

gran<strong>de</strong> complexité, lui conférant ainsi dans <strong>la</strong> beauté et <strong>la</strong> puissance une dimension inaccessible. Mais<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> vivait cette transcendance avec le plus grand naturel : elle était comme ça.<br />

Sa faculté et sa délectation <strong>à</strong> observer : une curiosité spontanée cristallisant un amour inconditionnel<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Une étonnante aptitu<strong>de</strong> <strong>à</strong> observer avec une gran<strong>de</strong> finesse et une profon<strong>de</strong> intuitivité : « La<br />

vie, c’est ce qu’on voit dans <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong>s gens ; <strong>la</strong> vie c’est ce qu’ils apprennent et, une fois qu’ils<br />

savent, jamais, bien qu’ils cherchent <strong>à</strong> le cacher, jamais ils ne cessent d’en avoir conscience- quoi<br />

donc ? Que <strong>la</strong> vie est ainsi faite, <strong>à</strong> ce qu’il semble (...) c’est vous, silhouettes inconnues ; vous que<br />

j’adore ; si j’ouvre mes bras, c’est vous que j’étreins, vous que j’attire vers moi- mon<strong>de</strong> adorable !<br />

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(...) » « Un roman qu’on n’a pas écrit ». De ce fait, un don pour percer <strong>les</strong> apparences et <strong>les</strong><br />

fonctionnements intimes <strong>de</strong>s gens, mais aussi une profon<strong>de</strong> humanité, un art <strong>de</strong> vivre et une passion<br />

que d’observer <strong>la</strong> Vie et d’appréhen<strong>de</strong>r en permanence ses multip<strong>les</strong> mystères, mais également <strong>les</strong><br />

plus simp<strong>les</strong> ou <strong>les</strong> plus surprenantes <strong>de</strong> ses petites curiosités quotidiennes : « J’ai quarante-huit ans.<br />

Nous sommes allés <strong>à</strong> Rodmell ; encore une journée humi<strong>de</strong> et venteuse. Mais le jour <strong>de</strong> mon<br />

anniversaire, nous nous sommes promenés sur <strong>les</strong> <strong>la</strong>n<strong>de</strong>s, pareil<strong>les</strong> <strong>à</strong> <strong>de</strong>s oiseaux gris, <strong>les</strong> ai<strong>les</strong><br />

repliées. Nous avons vu un premier renard, très long (...) Un spectacle très rare. Combien y a-t-il <strong>de</strong><br />

renards en Angleterre ? » « Journal » 26/01/1930. <strong>Virginia</strong> était dotée d’une curiosité sans limite,<br />

assoiffée <strong>de</strong> connaissances. Ces singulières aptitu<strong>de</strong>s irriguaient en permanence sa veine créatrice <strong>de</strong><br />

romancière.<br />

Une quête permanente <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> Découverte- une quête du Réel et ce tout au long <strong>de</strong> son<br />

existence : « (…) je jouis <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>à</strong> <strong>la</strong> façon épicurienne, buvant <strong>à</strong> petits coups, puis fermant <strong>les</strong><br />

yeux pour mieux savourer. Presque tout m’amuse. Mais il y a en moi un explorateur impatient.<br />

Pourquoi ne découvre-t-on rien dans <strong>la</strong> vie ? Quelque chose sur lequel on pourrait poser <strong>les</strong> mains en<br />

disant : c’est ce<strong>la</strong>. Ma dépression vient <strong>de</strong> ce que je me sens harassée. Je cherche, mais ce n’est pas<br />

ce<strong>la</strong>, ce n’est pas encore ce<strong>la</strong>. Qu’est-ce que c’est ? Mourrai-je avant <strong>de</strong> l’avoir trouvé ? » « Journal »<br />

27/02/1926. Irrépressible soif <strong>de</strong> connaissances certes, mais éternelle insatisfaction face <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

consistance pleine et entière <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie que <strong>Virginia</strong> cherchait <strong>à</strong> découvrir et retranscrire, en quête alors<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> et fondamentale Découverte. Elle poursuit : « Et puis (…) voil<strong>à</strong> que je vois <strong>de</strong>s<br />

montagnes dans le ciel, <strong>de</strong> grands nuages et <strong>la</strong> même lune qui s’est levée sur <strong>la</strong> Perse. J’éprouve <strong>la</strong><br />

notion vague et stupéfiante <strong>de</strong> quelque chose qui est l<strong>à</strong>, qui est ça. Ce n’est pas exactement <strong>la</strong> beauté<br />

que je veux dire. C’est simplement que <strong>la</strong> chose en soi se suffit. Qu’elle est satisfaisante, achevée. Il y<br />

a aussi cette étrange impression d’être l<strong>à</strong>, <strong>de</strong> marcher sur cette terre et l’infinie étrangeté <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

condition humaine, moi trottant le long <strong>de</strong> Russell Square avec <strong>la</strong> lune l<strong>à</strong>-haut et ces montagnes <strong>de</strong><br />

nuages. Qui suis-je, que suis-je ? Et ainsi <strong>de</strong> suite. Ces questions flottent sans cesse autour <strong>de</strong> moi (…)<br />

Mais <strong>à</strong> côté <strong>de</strong> cette évi<strong>de</strong>nce qui est, je crois, <strong>la</strong> vérité, il m’arrive <strong>de</strong> me heurter souvent <strong>à</strong> ce ça et je<br />

me sens alors en paix avec moi-même ». Le lecteur traduira un profond questionnement existentiel<br />

ainsi qu’une recherche passionnée <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> vouloir décrypter ce grand Mystère qui nous entoure<br />

et, pour <strong>la</strong> première fois, elle évoque l’existence d’une Force supérieure, d’une Présence qu’elle ne<br />

nomme pour autant <strong>à</strong> aucun moment « Dieu », au contraire, qu’elle ne nomme pas (réflexion<br />

personnelle : je suis très troublé par sa façon <strong>de</strong> concevoir ce mystère, ayant pour ma part et <strong>de</strong>puis<br />

bien longtemps une approche tout <strong>à</strong> fait i<strong>de</strong>ntique en <strong>la</strong> matière. Un grand Mystère existe, certes,<br />

quelque chose qui nous dépasse, mais que je me refuserai toujours <strong>à</strong> nommer « Dieu » car le simple<br />

fait <strong>de</strong> le nommer limite son concept, lui donne une forme et donc l’affaiblit essentiellement et le<br />

dénature alors). A travers ses différents ouvrages, l’écriture <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> reflète d’ailleurs bien<br />

souvent une approche métaphysique et philosophique <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie qui lui ferait trouver sa p<strong>la</strong>ce, son<br />

i<strong>de</strong>ntité <strong>à</strong> elle au sein <strong>de</strong> ce vaste Système où tout est dualité et donc non absolu, approche qui confère<br />

<strong>à</strong> son Œuvre une dimension intemporelle. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> philosophe, comme romancière ou comme<br />

essayiste, tant dans sa fiction que dans son approche sociologique et « politique » <strong>de</strong> son époque, il<br />

s’agissait bien pour elle d’une appréhension fondamentale <strong>de</strong> l’Existence : « Quel est le sens <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vie ? Rien <strong>de</strong> plus- question simple ; qui tendait <strong>à</strong> vous cerner <strong>de</strong> toutes parts au fur et <strong>à</strong> mesure <strong>de</strong>s<br />

années. La gran<strong>de</strong> révé<strong>la</strong>tion n’était jamais venue. Peut-être <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> révé<strong>la</strong>tion ne venait-elle jamais.<br />

A sa p<strong>la</strong>ce, <strong>de</strong> petits mirac<strong>les</strong> quotidiens, <strong>de</strong>s illuminations, <strong>de</strong>s allumettes inopinément craquées dans<br />

le noir » « La promena<strong>de</strong> au Phare ».<br />

Un don exacerbé pour l’imaginaire. « (...) j’ai pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> me <strong>la</strong>isser envahir par une biographie<br />

ou une autre, en cherchant <strong>à</strong> peindre <strong>à</strong> ma manière le portrait imaginaire du personnage <strong>à</strong> l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

plus petits détails que je pourrais g<strong>la</strong>ner sur lui (…) ». Un singulier potentiel mêlé d’intelligence et <strong>de</strong><br />

sensibilité au service <strong>de</strong> sa puissante propension <strong>à</strong> imaginer, véritable moteur <strong>de</strong> sa création. <strong>Virginia</strong><br />

appréciait <strong>la</strong> fiction comme un jeu d’une gran<strong>de</strong> finesse dont elle contrô<strong>la</strong>it parfaitement <strong>les</strong> rennes,<br />

mê<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> réalité au fictif avec magie et très haute habileté, transportant le lecteur <strong>à</strong> son gré.<br />

L’eau, source d’inspiration chez <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et ce <strong>à</strong> travers toute son Œuvre : un long courant<br />

continu <strong>de</strong> sensations et <strong>de</strong> souvenirs, symbole <strong>de</strong> pureté et <strong>de</strong> mystère, <strong>de</strong> fascination et parfois <strong>de</strong><br />

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prémonition <strong>de</strong> sa propre fin : « (…) Une fois, elle avait jeté un shilling dans <strong>la</strong> Serpentine, jamais rien<br />

d’autre. Lui (Septimus, qui s’est suicidé) avait tout jeté en l’air. Eux (<strong>les</strong> invités), ils continuaient <strong>à</strong><br />

vivre (...) Il y avait une chose qui comptait ; une chose qui dans sa vie <strong>à</strong> elle était enrubannée <strong>de</strong><br />

bavardages, mutilée, voilée, une chose qu’elle <strong>la</strong>issait chaque jour s’écouler goutte <strong>à</strong> goutte dans <strong>la</strong><br />

corruption, <strong>les</strong> mensonges, <strong>les</strong> bavardages. Lui l’avait sauvegardée. La mort était un défi… Mais ce<br />

jeune homme qui s’était donné <strong>la</strong> mort, avait-il plongé en tenant son trésor ? » « Mrs Dalloway ».<br />

Un don pour <strong>la</strong> psychologie, une surprenante faculté d’analyser profondément, <strong>de</strong> disséquer <strong>les</strong><br />

situations, <strong>les</strong> gens, <strong>la</strong> Vie, partout et en tous temps. Une connaissance très pointue <strong>de</strong> <strong>la</strong> complexité<br />

<strong>de</strong>s fonctionnements humains, tant affectifs que spirituels et <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Un état <strong>de</strong> veille<br />

perpétuel qui revêt aussi, il est vrai, un côté négatif comme je l’explique ci-après. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

témoignait d’une psychologie raffinée, décryptant <strong>la</strong> Vie <strong>à</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés élevés et donnant par l<strong>à</strong>- même<br />

une gran<strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>à</strong> ses <strong>de</strong>scriptions romanesques : un état permanent d’analyse qui peut<br />

engendrer <strong>de</strong>s erreurs d’appréciation, certes, mais qui voit souvent juste et bien au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong>. Ce don génère<br />

il est vrai <strong>de</strong>s êtres compliqués, voire « torturés » par leur intelligence exacerbée, qui est<br />

indéniablement une gran<strong>de</strong>ur, mais également un « handicap » <strong>à</strong> ne pas savoir goûter plus simplement<br />

<strong>les</strong> événements <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> jours. Dans cette démarche compulsivement analytique, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

avait également l’honnêteté <strong>de</strong> s’appliquer <strong>à</strong> elle-même cette systématicité et possédait donc le<br />

pouvoir <strong>de</strong> se dédoubler pour s’auto-analyser (se voir <strong>de</strong> l’extérieur) avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> c<strong>la</strong>irvoyance.<br />

Mais cette tournure d’esprit induit aussi chez ces sujets une vision <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie très complexe, voire<br />

pessimiste <strong>à</strong> certains égards, car l’Existence semble alors bien imparfaite. <strong>Virginia</strong> percevait toutes <strong>les</strong><br />

imperfections <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie et était perfectionniste, profil d’un être surdoué (comme a pu l’être Kafka pour<br />

n’en citer qu’un, ou Bau<strong>de</strong><strong>la</strong>ire pour en citer un autre... parmi quelques rares autres).<br />

Un autre point (au second <strong>de</strong>gré) est que ces analystes éc<strong>la</strong>irés semblent et ce<strong>la</strong> est souvent très<br />

désagréable aux autres, avoir une haute opinion <strong>de</strong> leurs vérités, <strong>de</strong> leurs valeurs : c’est parce qu’ils<br />

ressentent <strong>à</strong> travers leur approche personnelle que certaines découvertes qui <strong>les</strong> submergent, dont ils<br />

sont sûrs qu’ils ont vécu dans leur esprit <strong>la</strong> quintessence et <strong>la</strong> Vérité, se doivent d’être transmises au<br />

mon<strong>de</strong> entier. Ils sont sincères dans leur démarche et veulent crier cette intensité qui <strong>les</strong> anime. Ils<br />

peuvent paraître parfois con<strong>de</strong>scendants, durs <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong>s autres et <strong>de</strong> leur travail, montrer <strong>de</strong><br />

manière défiante une certaine nob<strong>les</strong>se face <strong>à</strong> <strong>la</strong> médiocrité- nob<strong>les</strong>se au sens hautain en l’occasion. Il<br />

n’en est rien. Leur critère <strong>de</strong> sélection n’est pas sur <strong>la</strong> forme, mais sur <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur et <strong>la</strong> consistance-<br />

ils ne sont pas con<strong>de</strong>scendants, ils sont transcendés…<br />

Une gran<strong>de</strong> sagacité, une fine intuitivité mêlées <strong>à</strong> une singulière pertinence, résultantes directes <strong>de</strong> sa<br />

très gran<strong>de</strong> intelligence et <strong>de</strong> son immense sensibilité.<br />

Une gran<strong>de</strong> opiniâtreté, une gran<strong>de</strong> dignité (avec bien souvent l’humour comme moteur <strong>de</strong> cette<br />

<strong>de</strong>rnière), une gran<strong>de</strong> rigueur et une force, une énergie dans son existence <strong>de</strong> femme engagée, pour <strong>la</strong><br />

Vie comme dans son Œuvre, dans sa lutte contre ses tendances mé<strong>la</strong>ncoliques chroniques comme dans<br />

<strong>la</strong> construction effrénée <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> ses ouvrages et dans <strong>la</strong> démarche perfectionniste qui<br />

l’accompagnait. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> était en effet très ambitieuse et, dans un souci <strong>de</strong> perfection toujours<br />

plus avant, possédait une capacité <strong>de</strong> travail hallucinante : elle recomposait, restructurait, con<strong>de</strong>nsait<br />

chaque ouvrage achevé pendant <strong>de</strong> longs mois, avec acharnement et parfois épuisement.<br />

Un don pour graver <strong>de</strong>s moments exceptionnels. Par sa gran<strong>de</strong> acuité observatrice, elle possédait le<br />

don rare <strong>de</strong> transformer <strong>les</strong> moments <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie en <strong>de</strong>s moments d’exception : chaque jour revêt alors<br />

<strong>de</strong>s instants uniques dont il faut jouir et <strong>de</strong>squels il convient d’extraire le maximum ; chaque instant<br />

est précieux et contient l’Eternité. Que signifie d’ailleurs <strong>la</strong> fuite du Temps : pouvons-nous affirmer<br />

que <strong>la</strong> perception que nous en avons, ainsi que nos valeurs et notre savoir sont absolus ? « On ne<br />

connaît pas assez ce déca<strong>la</strong>ge entre le temps <strong>de</strong> l’horloge et le temps <strong>de</strong> l’esprit ; il mériterait une<br />

enquête approfondie » « La promena<strong>de</strong> au Phare ». Chaque minute, chaque heure est une source <strong>de</strong><br />

richesse infinie et quotidienne qui force le doute, le questionnement et donc l’humilité. La profon<strong>de</strong><br />

sensibilité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> décup<strong>la</strong>it ses visions et ses ressentis en gravant <strong>à</strong> jamais dans sa mémoire tous<br />

<strong>les</strong> moments <strong>de</strong> l’Existence. Aidée par sa propension naturelle <strong>à</strong> l’imagination, elle transformait ainsi<br />

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chaque moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie en moments d’exception, en scènes uniques inoubliab<strong>les</strong>, conférant ainsi <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> romancière une distance infinie avec le commun <strong>de</strong>s mortels.<br />

Un sens fin et prononcé <strong>de</strong> l’humour et <strong>de</strong> l’ironie, parties intégrantes <strong>de</strong> son tempérament et<br />

fréquemment mis au service <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong>s êtres humains (notamment <strong>à</strong> travers son<br />

« Journal »), mais aussi, <strong>de</strong> manière plus générale, dans sa vie et ce d’une manière naturelle et<br />

spontanée ainsi que dans son Œuvre entière (NB : sa sœur Vanessa possédait elle aussi un grand sens<br />

<strong>de</strong> l’humour et <strong>de</strong> l’ironie, mais toutefois <strong>de</strong> nature différente et moins systématique). A travers <strong>les</strong><br />

écrits <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, le lecteur constate, lorsqu’il parvient <strong>à</strong> mieux appréhen<strong>de</strong>r le personnage, que son<br />

humour revêtait <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> formes. En effet, celui-ci est tantôt adulte, <strong>à</strong> savoir caustique ou ironique,<br />

en tous cas fréquemment et terriblement incisif et perspicace, tout comme il peut paraître, d’une<br />

manière diamétralement différente et très touchante, enfantin, c'est-<strong>à</strong>-dire <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière presque pure<br />

d’une petite fille curieuse et étonnée qui découvre le Mon<strong>de</strong> ; un peu <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière d’une enfant qui<br />

aurait eu entre ses mains <strong>les</strong> armes d’un adulte. Puis, son humour peut être cru, très étonnant <strong>de</strong> <strong>la</strong> part<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> qui ne cesse <strong>de</strong> surprendre par <strong>les</strong> différentes facettes <strong>de</strong> sa personnalité. Il peut en effet<br />

revêtir cette forme et être parfaitement ajusté <strong>à</strong> <strong>la</strong> situation, perspicace une fois encore.<br />

Un goût pour <strong>les</strong> honneurs sincères (pour <strong>les</strong> compliments motivés <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son Œuvre) mais une<br />

aversion épi<strong>de</strong>rmique envers <strong>les</strong> honneurs démonstratifs empreints <strong>de</strong> superficialité, pour <strong>les</strong> « hochets<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire » décernés en ces occasions : « Et maintenant, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> doit écrire- Dieu que c’est<br />

assommant- au vice-chancelier <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Manchester pour lui dire qu’elle refuse d’être<br />

nommée docteur ès lettres (...) Nous avons donc dîné avec Susan Lawrence, il y a <strong>de</strong>ux soirs. Une<br />

certaine Mrs Stocks <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Manchester était l<strong>à</strong>. Comme mon mari sera charmé <strong>de</strong> vous<br />

remettre votre diplôme en juillet, commença-t-elle. Et elle avait déj<strong>à</strong> pa<strong>la</strong>bré longuement sur <strong>la</strong> joie<br />

qu’éprouverait Manchester <strong>à</strong> se voir ainsi honorée, avant que j’aie pu rassembler le courage nécessaire<br />

pour dire : mais je ne veux pas l’accepter (...) Rien n’aurait pu me pousser <strong>à</strong> me faire complice d’une<br />

telle fumisterie. Pas plus d’ailleurs que ce<strong>la</strong> me causerait, même illicitement, le moindre p<strong>la</strong>isir. Je<br />

crois vraiment que Nessa et moi (elle m’avait accompagnée et utilisa <strong>les</strong> mêmes arguments que moi<br />

quant <strong>à</strong> <strong>la</strong> stupidité <strong>de</strong>s titres décernés <strong>à</strong> <strong>de</strong>s femmes) sommes dénuées <strong>de</strong> tout sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> publicité »<br />

« Journal » 25/3/1933.<br />

Puis, un portrait par sa nièce Angelica : « <strong>Virginia</strong> était ou toute bril<strong>la</strong>nce ou toute mé<strong>la</strong>ncolie (…)<br />

<strong>Virginia</strong> (…) était timi<strong>de</strong> et ma<strong>la</strong>droite, souvent silencieuse, parfois en verve mais, alors, capable<br />

d’extravagances et <strong>de</strong> folies qui terrifiaient <strong>les</strong> malheureux non avertis. Sa beauté limpi<strong>de</strong> alliée <strong>à</strong> sa<br />

<strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> vipère était fatale aux timi<strong>de</strong>s, trop craintifs pour répondre et qui, séduits sans s’en rendre<br />

compte, se réveil<strong>la</strong>ient, comme Bottom, dans une contrée féerique bruissant <strong>de</strong> rires malveil<strong>la</strong>nts<br />

(Bottom : personnage métamorphosé en âne <strong>de</strong> : « Songe d’une nuit d’été », <strong>de</strong> Shakespeare). <strong>Virginia</strong><br />

eut toujours le talent <strong>de</strong> démolir ceux qui n’étaient pas sur leurs gar<strong>de</strong>s : ça lui était tellement facile<br />

qu’elle résistait mal <strong>à</strong> <strong>la</strong> tentation (…) Un cours d’eau c<strong>la</strong>ire comme le diamant, dure et scintil<strong>la</strong>nte,<br />

transparente, bouillonnante, âpre, génératrice <strong>de</strong> vie. Quand je l’ai le mieux connue, l’âge et<br />

l’expérience, l’ayant adoucie, l’éc<strong>la</strong>iraient <strong>de</strong> manière plus tendre. Elle avait toujours l’air<br />

vulnérable » Angelica Bell (Garnett) : « Les <strong>de</strong>ux cœurs <strong>de</strong> Bloomsbury ». Ce portrait saisissant tracé<br />

par sa nièce apparaît d’une extrême importance pour compléter avec fidélité le profil psychologique<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. En effet, ses attitu<strong>de</strong>s parfois ironiques, empreintes d’humour aci<strong>de</strong> voire<br />

sarcastique et qui s’exerçaient notamment <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> ses rapports avec certains écrivains, étaient<br />

avant tout une propension naturelle reflet d’une extrême intelligence, décuplée en ces moments et<br />

incisive, mais témoignaient peut-être aussi d’une b<strong>les</strong>sure, d’une souffrance, d’un tumulte intérieur :<br />

l’attaque <strong>de</strong>vient alors une forme <strong>de</strong> défense, <strong>de</strong> protection, une préservation <strong>de</strong> l’intégrité <strong>de</strong> son art<br />

ou encore <strong>de</strong> ses questionnements intimes- l’attaque exprime aussi bien évi<strong>de</strong>mment une vulnérabilité<br />

et, encore une fois, une sensibilité hors norme ; elle <strong>de</strong>meure avant tout le reflet d’une franchise<br />

naturelle chez <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : « (…) ou toute bril<strong>la</strong>nce ou toute mé<strong>la</strong>ncolie / timi<strong>de</strong> ou parfois en<br />

verve »- l’effacement ou <strong>la</strong> mise en avant <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne. Ce côté extrémiste du tempérament <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> peut être rapproché d’un symptôme <strong>de</strong> <strong>la</strong> pathologie dépressive : le maniement <strong>de</strong>s<br />

extrêmes ; l’abattement, <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie faisant p<strong>la</strong>ce <strong>à</strong> l’euphorie, <strong>à</strong> <strong>la</strong> passion pour <strong>la</strong> Vie. Une vision<br />

<strong>de</strong> l’Existence chaque jour différente, jamais définitivement conquise <strong>de</strong> manière positive, jamais non<br />

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plus irrémédiablement perdue. Ce côté cyclothymique et paradoxal <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> se retrouve notamment tout au long <strong>de</strong> son « Journal », alors véritable miroir : il est <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong>. Elle vécut dans ses mon<strong>de</strong>s avec <strong>la</strong> même force et <strong>la</strong> même volonté <strong>de</strong> traduire leur essence- en<br />

cette noble démarche, son génie jamais ne l’abandonna…<br />

Parlons <strong>à</strong> présent <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> sa vie- le roman : « Les Années » (1937), l’essai : « Trois<br />

Guinées » (1938), une biographie sur le peintre « Roger Fry » (1940) et son <strong>de</strong>rnier roman : « Entre<br />

<strong>les</strong> Actes » (1941).<br />

Le roman : « Les Années » (1937) constituera un monument, un long fleuve initial <strong>de</strong> plusieurs<br />

centaines <strong>de</strong> pages dont <strong>la</strong> création, qui lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra plusieurs années <strong>de</strong> travail acharné, épuisera<br />

<strong>Virginia</strong> et pour lequel elle fournira en outre un très gros <strong>la</strong>beur <strong>de</strong> plusieurs mois pour le reprendre et<br />

le con<strong>de</strong>nser. <strong>Virginia</strong> débutera peu après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son ami Roger Fry décédé le 9 septembre 1934<br />

un énorme travail <strong>de</strong> collecte <strong>de</strong>s informations spécifique <strong>à</strong> l’art <strong>de</strong> <strong>la</strong> biographie et mènera donc <strong>de</strong><br />

front, alors que <strong>les</strong> genres induisaient <strong>de</strong>s recherches, aptitu<strong>de</strong>s et créations différentes, <strong>la</strong> conception<br />

monumentale <strong>de</strong> son roman : « Les Années » et l’exercice bien différent <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalisation d’une<br />

biographie sérieuse. Le travail fourni pour mener <strong>à</strong> terme ces <strong>de</strong>ux créations sera très préjudiciable <strong>à</strong><br />

son équilibre et <strong>à</strong> sa santé et, physiquement, <strong>les</strong> accès dépressifs répétés conséquents <strong>à</strong> son<br />

investissement sans partage auront visiblement marqué <strong>la</strong> romancière. Pour autant, cet ouvrage<br />

constituera un <strong>de</strong> ses plus grands succès et l’un <strong>de</strong>s plus conséquents <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press et il sortira <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> même époque aux Etats-Unis avec le même entrain chez « Harcourt Brace & Company ».<br />

L’ouvrage, qui révèle d’ailleurs une véritable prouesse dans l’art d’imbriquer <strong>les</strong> personnages en leurs<br />

<strong>de</strong>stins croisés, a pour cadre une saga familiale sur trois générations, celle d’une gran<strong>de</strong> famille <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

bourgeoisie londonienne, <strong>de</strong> 1880 <strong>à</strong> 1936. Le roman met en scène <strong>les</strong> Pargiter et <strong>de</strong>vait d’ailleurs un<br />

temps, comme il l’a été mentionné précé<strong>de</strong>mment, se dénommer ainsi. D’une structure plutôt<br />

traditionnelle et avec une volonté <strong>de</strong> réalisme et <strong>de</strong> dimension politique, certains <strong>de</strong>s grands thèmes <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> y sont, <strong>à</strong> travers l’existentialité <strong>de</strong>s personnages, éc<strong>la</strong>irés en filigrane, <strong>à</strong> savoir <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />

famille dans <strong>la</strong> bonne société ang<strong>la</strong>ise et bien sûr l’épanouissement personnel <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme dans cette<br />

hiérarchie sociale. Mais encore et par sa composition, une empreinte bien moins c<strong>la</strong>ssique se reflète :<br />

celle du Temps (NB : « Les Pargiter » s’est finalement appelé : « Les Années » et, treize ans<br />

auparavant, « Les Heures » fut finalement intitulé : « Mrs Dalloway ». Une fois encore le Temps<br />

comme fil d’Ariane au sein <strong>de</strong> l’Oeuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière).<br />

La famille Pargiter, issue <strong>de</strong> valeurs éducatives traditionnel<strong>les</strong>, est confrontée <strong>à</strong> un mon<strong>de</strong> qui évolue<br />

rapi<strong>de</strong>ment autour <strong>de</strong> leur univers en vase clos. La course du Temps y est omniprésente, elle est<br />

palpable. Le récit s’écoule simplement, mais le cadre familial est composé avec le plus grand soin- <strong>les</strong><br />

actions, décors et acteurs y sont détaillés avec douceur et minutie <strong>à</strong> l’image <strong>de</strong> cet univers féminin<br />

privé <strong>de</strong> mère (gravement ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et alitée) et constitué <strong>de</strong> quatre sœurs : Eleanor, Delia, Milly et Rose<br />

gravitant, avec leurs frères Martin et Morris autour du patriarche : le colonel Abel Pargiter. Le<br />

troisième frère : Edward, le plus âgé <strong>de</strong>s garçons, vit en <strong>de</strong>hors du domicile paternel.<br />

La lumière printanière extérieure du début du récit est distillée, furtive et évanescente et constitue<br />

l’éc<strong>la</strong>irage du décor familial intérieur, tantôt azur, tantôt diaphane. A l’extérieur, <strong>la</strong> nature est en éveil<br />

et semble, en un ballet parfaitement réglé, ceindre avec harmonie <strong>les</strong> différents <strong>de</strong>stins <strong>de</strong>s passants<br />

qui circulent : <strong>la</strong> poétique stylistique <strong>de</strong> l’écrivain apparaît une fois encore totalement épanouie, elle<br />

diffuse chez le lecteur <strong>de</strong> délicieuses sensations, en contraste avec <strong>la</strong> scène où celui-ci entre dans <strong>la</strong><br />

chambre <strong>de</strong> Mrs Pargiter au contact <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort qui s’éternise, suspendant <strong>la</strong> famille toute entière dans<br />

l’immobilisme et créant chez Délia un froid attentisme. Chacun vit le calvaire <strong>de</strong> manière différente <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> son propre tempérament et le colonel Pargiter attend lui aussi, sans le montrer, un<br />

dénouement « tragique »- il possè<strong>de</strong> une maîtresse : Mira.<br />

Peu <strong>à</strong> peu et <strong>de</strong> manière sous-jacente, sous le toit <strong>de</strong>s Pargiter, le climat s’alourdit malgré le<br />

ronronnement quotidien et rôdé <strong>de</strong> <strong>la</strong> maisonnée : s’installe alors une atmosphère <strong>de</strong> non-dits et <strong>de</strong><br />

faux semb<strong>la</strong>nts où chacun joue son propre rôle, excepté <strong>la</strong> petite et adorable Rose, fille ca<strong>de</strong>tte, ainsi<br />

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que Milly, paraissant sincèrement éprouvée. Finalement, au crépuscule <strong>de</strong> l’ère victorienne, Mrs<br />

Pargiter décè<strong>de</strong>...<br />

Les années ont passé. A l’aube du nouveau siècle, certains <strong>de</strong>s enfants Pargiter ont fondé une famille<br />

ou exercent une profession. Eleanor, fille aînée, vit avec son père qui a vieilli et goûte avec délectation<br />

<strong>les</strong> senteurs et atmosphères londoniennes <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> saisons. Les sensations suggérées au lecteur<br />

sont cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> en son rapport affectif avec <strong>la</strong> Cité, <strong>la</strong>quelle change pourtant<br />

inexorablement (<strong>la</strong> romancière pressent d’une façon plus solennelle et plus grave que dans le roman :<br />

«Or<strong>la</strong>ndo » <strong>les</strong> mutations majeures qu’augurent le XX ème siècle, dans ses multip<strong>les</strong> aspects comme<br />

dans son âme). La focale <strong>de</strong> l’objectif traduit <strong>la</strong> fuite du Temps en centrant sur le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s<br />

Pargiter (et <strong>de</strong> leur famille directe) pour n’en faire qu’un seul souffle...<br />

Au fil <strong>de</strong>s années qui s’écoulent, une osmose puissante et sereine s’installe entre Eleanor, qui vieillit et<br />

<strong>les</strong> éléments qui l’entourent- le lecteur lui même se trouve emporté. Aux côtés du vieux colonel<br />

Pargiter, Eleanor semble vivre une vie suave, aisée et réglée : l’existence mâture et équilibrée d’une<br />

vieille fille qui partage <strong>la</strong> <strong>de</strong>meure patriarcale. Parallèlement l’on doit noter, <strong>à</strong> propos <strong>de</strong>s passages où<br />

<strong>de</strong>s enfants sont mis en scène, <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> précision <strong>de</strong> l’écrivain re<strong>la</strong>tive <strong>à</strong> <strong>la</strong> psychologie <strong>de</strong> ces<br />

<strong>de</strong>rniers, ce qui démontre <strong>de</strong> sa part un don pour <strong>la</strong> psychologie infantile remontant très certainement<br />

aux sources <strong>de</strong> sa propre enfance et <strong>de</strong> son éveil personnel...<br />

Le Temps s’égrène et parfois s’efface. Chaque nouveau chapitre s’ouvre avec lyrisme sur une<br />

nouvelle saison, sur une nouvelle époque : <strong>la</strong> course lente mais inéluctable se poursuit- le colonel Abel<br />

Pargiter ouvre plus grands <strong>les</strong> yeux sur sa vie et entrevoit <strong>la</strong> mort. Malgré l’utilisation d’un style<br />

évi<strong>de</strong>mment plus narratif, plus c<strong>la</strong>ssique que dans ses ouvrages-clés où le courant <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience<br />

mène le lecteur avec fluidité vers un mon<strong>de</strong> intuitif plus complexe, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> allie alors avec<br />

virtuosité beauté stylistique structurelle et message fondamental : <strong>la</strong> fuite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie face <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

temporalité. Cette course effrénée insuffle d’ailleurs chez <strong>les</strong> différents personnages une propension<br />

<strong>de</strong> plus en plus marquée <strong>à</strong> <strong>la</strong> méditation et aux souvenirs. Chaque scène est ciselée avec précision- <strong>la</strong><br />

beauté narrative, mais aussi sa simplicité, renforce le sentiment <strong>de</strong> réalisme <strong>de</strong>s différentes situations<br />

profondément humaines. Un charme et un attachement indicib<strong>les</strong> <strong>à</strong> voir vieillir et ressentir chacun <strong>de</strong>s<br />

acteurs séduit le lecteur avec finesse. (Eleanor est en visite chez son frère Morris- 1911) : « Ils<br />

formaient <strong>à</strong> eux tous un <strong>de</strong>mi-cercle, en face <strong>de</strong>s prairies et <strong>de</strong>s collines qui s’estompaient. La <strong>la</strong>rge<br />

ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> vert qui barrait l’horizon avait disparu. Une teinte unique subsistait dans le ciel. Tout était<br />

paisible et frais. En eux-mêmes quelque chose semb<strong>la</strong>it être ap<strong>la</strong>ni. Parler était inutile ».<br />

Au fil du Temps et notamment <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> souvenirs qui résonnent, <strong>les</strong> personnages se dédoublent sur<br />

<strong>de</strong>ux époques. Il se dégage <strong>de</strong> ce roman une émotion tout <strong>à</strong> fait singulière et c’est bel et bien une façon<br />

propre <strong>à</strong> <strong>la</strong> romancière <strong>de</strong> décrypter le grand Mystère <strong>de</strong> cette course sans fin. A <strong>la</strong> manière d’une<br />

valse, <strong>les</strong> « danseurs » sont éc<strong>la</strong>irés dans le présent comme dans le passé <strong>à</strong> travers <strong>de</strong>s scènes qui se<br />

font écho et semblent fondre ceux-ci dans une existence <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois réelle et chimérique- le lecteur lui-<br />

même se <strong>la</strong>isse emporter par cette résonance, entendant, voyant et sentant ce qu’Eleanor écoute,<br />

admire et respire, se remémorant <strong>les</strong> actions passées semb<strong>la</strong>b<strong>les</strong> <strong>à</strong> <strong>de</strong>s phares gravés dans son esprit.<br />

A mi-ouvrage, le pouvoir <strong>de</strong> transmission (<strong>de</strong> suggestion) <strong>de</strong> l’écrivain est <strong>à</strong> son apogée : l’intensité et<br />

<strong>la</strong> puissance animent chaque mot- l’émotion est <strong>à</strong> son comble...<br />

1913, le colonel Abel Pargiter est décédé. La maison d’Abercorn Terrace est aux mains d’un agent<br />

immobilier en proie aux tristes logiques du mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne, totalement insensible <strong>à</strong> l’âme <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>meure. Eleanor <strong>de</strong>vient peu <strong>à</strong> peu le personnage phare du roman portant l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille- il<br />

lui faut <strong>à</strong> présent faire ses adieux <strong>à</strong> Crosby, <strong>la</strong> servante qui a vieilli <strong>à</strong> ses côtés quarante années durant<br />

et ce <strong>de</strong>puis son ado<strong>les</strong>cence. Le récit, <strong>à</strong> travers cette scène poignante et <strong>les</strong> souvenirs qu’il re<strong>la</strong>te, fait<br />

résonner <strong>à</strong> nouveau certains éléments du passé dans l’esprit du lecteur- <strong>la</strong> sensation est très troub<strong>la</strong>nte.<br />

Pour autant, un jugement brutal <strong>de</strong> Martin <strong>à</strong> l’encontre <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> mensonge originel <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille<br />

Pargiter va faire entendre sa voix différemment- le passage est court mais l’intervention est cing<strong>la</strong>nte.<br />

A cette occasion, Martin révèle d’ailleurs un caractère pour le moins outrecuidant et prétentieux voire<br />

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moqueur, notamment <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> ses rapports avec <strong>les</strong> femmes et en l’occurrence <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong><br />

Crosby <strong>la</strong> servante, désormais en retraite mais toujours <strong>à</strong> son humble service : elle vénère <strong>la</strong> famille<br />

Pargiter et fait <strong>de</strong> son mieux pour survivre <strong>à</strong> cette rupture majeure...<br />

Les années courent et <strong>la</strong> troisième génération arrive <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> maturité en plein conflit <strong>de</strong> <strong>la</strong> première<br />

guerre mondiale, véritable traitement <strong>de</strong> choc qui augure <strong>la</strong> venue d’un mon<strong>de</strong> plus étriqué et égoïste<br />

et ba<strong>la</strong>yera très certainement <strong>les</strong> valeurs mora<strong>les</strong> anciennes sur <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> <strong>les</strong> Pargiter ont érigé leur<br />

univers. La vieille bonne Crosby se traîne <strong>à</strong> présent dans ce nouveau siècle, en gromme<strong>la</strong>nt et sans<br />

rien comprendre <strong>de</strong>s changements fondamentaux qui se jouent : elle symbolise alors <strong>à</strong> elle seule, <strong>de</strong><br />

manière pathétique et émouvante, l’effondrement <strong>de</strong>s repères qui ont existé au sein <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong><br />

Famille. Dans <strong>les</strong> rues <strong>de</strong> Londres, elle se heurte <strong>à</strong> cette société qui émerge, <strong>à</strong> l’intérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle<br />

elle ne semble plus avoir aucune p<strong>la</strong>ce...<br />

1936- North, le fils <strong>de</strong> Morris, a <strong>à</strong> présent <strong>les</strong> tempes grisonnantes et Eleanor est septuagénaire ; elle a<br />

au cours <strong>de</strong> son existence beaucoup voyagé et revient <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s, belle, digne, sage et respectable dans<br />

son âge avancé. A Londres, le rythme <strong>de</strong> vie s’accélère et <strong>la</strong> société se mo<strong>de</strong>rnise : « Crois-tu qu’un <strong>de</strong><br />

ces jours nous pourrons voir ce qu’il y a <strong>à</strong> l’autre bout du téléphone, <strong>de</strong>manda Peggy en se levant (<strong>la</strong><br />

sœur <strong>de</strong> North) » (NB : ici et <strong>de</strong> manière tout <strong>à</strong> fait étonnante, <strong>la</strong> romancière pressent soixante-dix ans<br />

en avance l’évolution du téléphone dont nous pouvons jouir dans sa forme contemporaine)...<br />

Peu <strong>à</strong> peu, le passé apparaît comme <strong>les</strong> temps révolus d’une humanité et d’une sécurité qui n’existent<br />

déj<strong>à</strong> plus. Les enfants Pargiter vivent <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> leur existence et se souviennent <strong>de</strong>s plus petits détails<br />

<strong>de</strong> leur enfance (<strong>les</strong> lieux, leurs formes, leurs lumières, leurs couleurs et leurs ombres sont suggérés <strong>de</strong><br />

manière émotionnelle et presque vivante). Mais ils ont vieilli dans tout leur être. Une gran<strong>de</strong> réception<br />

chez Delia est l’occasion d’un savoureux mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong> générations (frères et sœurs, fils et fil<strong>les</strong>,<br />

cousines et cousins, nièces et neveux, onc<strong>les</strong> et tantes). Certaines paro<strong>les</strong>, réminiscences du passé,<br />

semblent ne s’être jamais éteintes et, curieusement, peuvent même, par le plus grand <strong>de</strong>s hasards (?)<br />

être re-prononcées plusieurs dizaines d’années après par le même individu qui a vieilli : l’étrange<br />

fluidité ici présente rappelle le sentiment d’intemporalité et sort alors tout <strong>à</strong> fait le récit <strong>de</strong> <strong>la</strong> structure<br />

c<strong>la</strong>ssique. « Est-ce que tout se reproduit ainsi avec <strong>de</strong>s variantes se dit-elle ? En ce cas, existerait- il un<br />

motif, un thème, qui reprendrait un autre thème comme dans une symphonie, <strong>à</strong> <strong>de</strong>mi rappelé, <strong>à</strong> <strong>de</strong>mi<br />

pressenti... un motif gigantesque, momentanément perceptible ? (...) Mais qui le <strong>de</strong>ssine ? Qui<br />

l’invente ? Son esprit s’égara. Elle ne put achever sa pensée ». La réception est aussi, en l’occasion, un<br />

jeu <strong>de</strong> miroirs où <strong>les</strong> invités, autour <strong>de</strong> Eleanor et North, personnages centraux <strong>de</strong> cette soirée, se<br />

reflètent un <strong>à</strong> un dans leurs yeux sous d’innombrab<strong>les</strong> facettes ; <strong>les</strong> portraits, fidè<strong>les</strong> au grand art <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, sont d’une sagacité et parfois d’une ironie fort bien ajustée (Milly et son mari,<br />

engoncés désormais dans leur graisse et leur égocentrisme bonace, en font <strong>les</strong> frais). Eleanor respire<br />

quant <strong>à</strong> elle un parfum <strong>de</strong> plénitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> sérénité, elle vit une profon<strong>de</strong> joie <strong>à</strong> goûter <strong>les</strong> instants<br />

présents, ceux d’une gran<strong>de</strong> soirée familiale et amicale d’exception où <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> voix, paro<strong>les</strong>,<br />

images et sensations affluent vers elle (et vers North). Mais soudain, <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> impressions <strong>de</strong><br />

Peggy (nièce d’Eleanor), l’atmosphère londonienne s’alourdit et insuffle en elle une couleur grise<br />

uniforme. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> se transpose alors c<strong>la</strong>irement en son personnage et traduit (radiographie) en<br />

quelques lignes extrêmement prémonitoires <strong>de</strong> nos réalités actuel<strong>les</strong> toute <strong>la</strong> teneur <strong>de</strong> <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce<br />

humaine, mais peut-être aussi, <strong>de</strong> manière induite et essentiellement philosophique, toute <strong>la</strong><br />

problématique du bien-être et <strong>de</strong> l’honnêteté intellectuelle qui y est liée et donc <strong>de</strong> notre responsabilité<br />

directe <strong>à</strong> influer sur <strong>les</strong> visions et <strong>les</strong> approches quotidiennes <strong>de</strong> l’Existence. Peggy, très cérébrale, qui<br />

expérimente au fond d’elle-même un grand voyage et semble vouloir partager ses questionnements,<br />

<strong>de</strong>meure néanmoins en déca<strong>la</strong>ge avec ceux qui l’entourent et b<strong>les</strong>se ma<strong>la</strong>droitement son frère North,<br />

sans pour autant s’en culpabiliser, heureuse d’avoir conjuré son mutisme et sa retenue- son humeur a<br />

changé...<br />

L’étrange cyclone nocturne s’est évanoui, l’aube fait maintenant son apparition. Les brumes se<br />

dissipent, le Temps reprend sa course dans l’air suave du matin qui se lève. Eleanor rêve et rêve<br />

encore ; elle rêve <strong>de</strong> fixer pour l’Eternité ces précieux moments qui l’ont étourdie l’espace d’une nuit<br />

singulière et révé<strong>la</strong>trice : « Il faut que l’instant présent s’écoule. Il faut qu’il passe. Et après ? Pour elle<br />

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aussi il y aurait <strong>la</strong> nuit éternelle, <strong>les</strong> ténèbres sans fin. Elle regarda <strong>de</strong>vant elle comme si elle voyait<br />

s’ouvrir un très long, très sombre tunnel. Mais en songeant <strong>à</strong> l’obscurité elle se sentit déroutée ; le jour<br />

se levait, <strong>les</strong> stores étaient b<strong>la</strong>ncs (...) Le soleil s’était levé et au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s maisons, le ciel prenait un<br />

air extraordinaire <strong>de</strong> beauté, <strong>de</strong> simplicité et <strong>de</strong> paix »...<br />

L’essai : « Trois Guinées » (1938) sonnera, <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> : « Une chambre <strong>à</strong> soi », comme un<br />

pamphlet, un réquisitoire : celui d’une femme pour le soutien <strong>de</strong> <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> ses semb<strong>la</strong>b<strong>les</strong><br />

historiquement bafouées, terreau originel du pacifisme philosophique instinctif <strong>à</strong> son sexe, par<br />

opposition <strong>à</strong> une démarche masculine puisant son bellicisme aux sources ancestra<strong>les</strong> <strong>de</strong> son<br />

outrecuidance sociale (exception faite toutefois pour certains hommes particulièrement ouverts et<br />

raffinés). L’essai débute par une question : « comment arrêter <strong>la</strong> guerre ? » et c’est un homme, sous<br />

forme d’une lettre (virtuelle ou non) <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle elle répond trois ans après sa réception, qui ose lui<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r conseil <strong>à</strong> l’aube d’un embrasement historique. Cette question va être l’occasion d’une<br />

digression vers <strong>les</strong> sources et <strong>les</strong> fon<strong>de</strong>ments éducatifs et politiques <strong>de</strong> cette société <strong>à</strong> prédominance<br />

masculine, prolongeant ainsi le fil du premier essai <strong>de</strong> 1929, ironique et aci<strong>de</strong> et perpétuant donc très<br />

c<strong>la</strong>irement dans le cadre particulier <strong>de</strong> cette époque sombre et mouvementée, son combat entrepris<br />

<strong>de</strong>puis <strong>les</strong> années 1910. Cet ouvrage sera donc, en ces pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> tension et pour <strong>les</strong> raisons qui vont<br />

être développées ci-après, osé, pertinent et courageux. Huit ans avant sa parution, Léonard et <strong>Virginia</strong>,<br />

inquiets <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation politique en Europe, s’étaient rendus sur p<strong>la</strong>ce pour évaluer euxmêmes<br />

<strong>les</strong> risques <strong>de</strong> conflit, Léonard étant juif, engagé <strong>à</strong> gauche et investi bien naturellement dans le<br />

grand combat contre l’oppression nazie. En mai 1935, le couple <strong>Woolf</strong> retraversera d’ailleurs cette<br />

partie fiévreuse <strong>de</strong> l’Europe <strong>à</strong> l’occasion d’un voyage touristique et, durant cette époque militante,<br />

Léonard provoquera <strong>à</strong> Rodmell quelques frictions ponctuel<strong>les</strong> avec <strong>les</strong> habitants du vil<strong>la</strong>ge en<br />

organisant régulièrement <strong>à</strong> domicile pendant <strong>les</strong> années 1937 et 1938 <strong>de</strong>s réunions avec le parti<br />

Travailliste (Léonard démissionnera d’ailleurs en 1929 <strong>de</strong>s fonctions qu’il assumait <strong>de</strong>puis 1923 <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

tête <strong>de</strong> <strong>la</strong> rubrique littéraire du journal « The Nation » pour personnellement s’investir davantage au<br />

niveau politique). Il convient alors d’insister sur l’énorme courage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> Léonard <strong>Woolf</strong>,<br />

<strong>les</strong>quels, <strong>à</strong> l’aube <strong>de</strong> cette épouvantable guerre et ce avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> droiture, ne feront aucune<br />

compromis quant <strong>à</strong> leurs convictions : un bel exemple <strong>de</strong> très haute probité au sein d’un couple<br />

intellectuellement et sentimentalement soudé.<br />

Trois Guinées pour trois chapitres : l’idée est éminemment originale, <strong>la</strong> forme intelligente. Une fois<br />

encore <strong>la</strong> cause est noble, le cœur y est sincère ; <strong>les</strong> femmes ne possè<strong>de</strong>nt guère que leur courage pour<br />

se libérer et cet essai politico philosophique, en fait bien plus philosophique que politique, ce <strong>de</strong>rnier<br />

mot pouvant être banni du <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière, reflète <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> son auteur un engagement<br />

humain sans précé<strong>de</strong>nt. Les oppositions fondamenta<strong>les</strong> entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sexes vont, au fil <strong>de</strong>s pages et<br />

par le biais d’un raisonnement finement argumenté, êtres mises en exergue comme <strong>les</strong> vecteurs d’une<br />

incompréhension réciproque qui vont tendre <strong>à</strong> expliquer <strong>les</strong> mécanismes qui ont pu pousser cet<br />

homme <strong>à</strong> interroger une femme au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre.<br />

Partout et en tous milieux, <strong>la</strong> question <strong>de</strong> ce conflit majeur déconcerte, mais divise aussi. Consternée<br />

que même <strong>les</strong> Cieux ne soient pas, sur cette question essentielle, purs et intraitab<strong>les</strong>, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

épingle l’Eglise, partagée elle aussi en ses rangs sur <strong>la</strong> logique <strong>de</strong> ces événements. Elle dresse ensuite<br />

une situation contemporaine (1938) <strong>de</strong> <strong>la</strong> position sociale féminine pour étayer <strong>les</strong> causes aiguës <strong>de</strong>s<br />

divergences idéologiques entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sexes : « nous voyons bien le même mon<strong>de</strong> mais avec<br />

d’autres yeux ». Elle rappelle que <strong>les</strong> carrières militaires, ecclésiastiques, diplomatiques et financières<br />

(<strong>la</strong> Bourse par exemple) ont toujours été interdites aux femmes et que même en ce qui concerne le<br />

domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> critique littéraire, <strong>les</strong> artic<strong>les</strong> féminins restent strictement contrôlés par <strong>de</strong>s hommes. De<br />

même, <strong>les</strong> métiers du Barreau, <strong>de</strong> <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine ou ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> fonction publique sont encadrés par <strong>la</strong><br />

gent masculine et l’influence <strong>de</strong>s femmes y <strong>de</strong>meure singulièrement inconsistante. Le bi<strong>la</strong>n est lourd :<br />

<strong>les</strong> femmes restent privées <strong>de</strong>s armes intellectuel<strong>les</strong> et professionnel<strong>les</strong> <strong>les</strong> plus efficaces, seule<br />

exception toutefois pour le droit <strong>de</strong> vote acquis aux forceps par <strong>les</strong> ang<strong>la</strong>ises avant <strong>les</strong> françaises.<br />

Premier chapitre : une Guinée donnée <strong>à</strong> <strong>la</strong> trésorière <strong>de</strong> <strong>la</strong> défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause féminine pour ériger un<br />

collège féminin <strong>de</strong>stiné aux pauvres dans lequel <strong>les</strong> valeurs et <strong>les</strong> sciences humaines seront enseignées<br />

59


librement dans un but d’enrichissement, d’équité et d’amélioration du sort commun, alors meilleure<br />

<strong>de</strong>s garanties pour éviter <strong>la</strong> guerre.<br />

Deuxième chapitre : <strong>la</strong> romancière dresse un parallèle osé entre l’oppression masculine injuste et<br />

presque « brutale » vécue par <strong>les</strong> femmes et <strong>la</strong> dictature nazie, démontant alors <strong>la</strong> pleine légitimité <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> question initiale posée par un homme <strong>à</strong> une femme. L’on assiste ensuite <strong>à</strong> une analyse en<br />

profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur professionnelle <strong>de</strong>s femmes et <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s hommes et notamment <strong>à</strong> une<br />

évaluation méthodique <strong>de</strong> leurs rémunérations et <strong>de</strong> l’injustice f<strong>la</strong>grante qui <strong>les</strong> caractérise. <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong>, qui passe bien souvent pour quelqu’un <strong>de</strong> dégagé face <strong>à</strong> ces éléments pragmatiques, dresse ici<br />

une étu<strong>de</strong> presque mathématique <strong>de</strong>s différents émoluments liés aux <strong>de</strong>ux sexes et ce <strong>à</strong> travers leur<br />

catégorie d’emploi et leur c<strong>la</strong>sse sociale- <strong>la</strong> démonstration est édifiante et l’enquête approfondie. Au<br />

fil <strong>de</strong>s pages, le sentiment d’une exploitation systématique <strong>de</strong>s femmes est imp<strong>la</strong>cablement dégagé : le<br />

constat est soli<strong>de</strong>ment échafaudé et il s’impose alors. Un ton presque solennel s’installe et reflète<br />

l’importance <strong>de</strong> l’enjeu qui se joue : celui d’une société <strong>à</strong> un moment charnière <strong>de</strong> son histoire, <strong>de</strong> son<br />

existence et <strong>de</strong> sa survie. Le mouvement <strong>de</strong>s femmes gron<strong>de</strong> tandis que le bruit <strong>de</strong>s bottes se veut<br />

chaque jour plus affirmé. Pour autant, <strong>les</strong> femmes semblent peu <strong>à</strong> peu ronger leurs entraves et gagner<br />

graduellement <strong>les</strong> éléments vitaux <strong>de</strong> leur émancipation socioculturelle et notamment celui <strong>de</strong> gagner<br />

plus librement leur vie et d’accé<strong>de</strong>r, pour encore quelques privilégiées, <strong>à</strong> l’Education publique, mais, <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> différence <strong>de</strong>s hommes, sans aucune ai<strong>de</strong> massive et directe et, finalement, sans aucune égalité sur<br />

<strong>les</strong> droits et débouchés professionnels. En outre et hormis <strong>les</strong> liens du mariage, <strong>de</strong>s privilèges<br />

proprement masculins liés <strong>à</strong> <strong>la</strong> propriété et au capital privent toujours <strong>les</strong> femmes <strong>de</strong>s leviers essentiels<br />

au sein <strong>de</strong> cette société. D’après <strong>la</strong> romancière, l’éducation, loin d’être dans <strong>les</strong> faits le rempart<br />

pacifiste idéal contre <strong>la</strong> guerre, enseigne et légitime au contraire l’emploi <strong>de</strong> <strong>la</strong> force et du pouvoir et<br />

développe l’instinct <strong>de</strong> possession <strong>à</strong> travers l’utilisation et le cautionnement tacite <strong>de</strong> ces injustices. De<br />

même, leur position dans <strong>la</strong> société, par le biais <strong>de</strong> professions réservées, confère bien souvent <strong>à</strong> leurs<br />

détenteurs un goût du pouvoir semb<strong>la</strong>nt alors incompatible avec un pacifisme philosophique<br />

fondamental. Mais <strong>les</strong> femmes, une fois qu’el<strong>les</strong> auront remporté ce grand combat <strong>de</strong> l’inégalité<br />

sociale et acquis ce confort mérité, n’auront-el<strong>les</strong> pas <strong>à</strong> redouter el<strong>les</strong>-mêmes un affaiblissement <strong>de</strong><br />

leur combativité et <strong>de</strong> leur intellect et ainsi un désaveu éventuel quant <strong>à</strong> leur pacifisme originel ? Ne<br />

seront-el<strong>les</strong> pas alors coincées dans un dilemme entre le vieux système patriarcal et cette nouvelle<br />

position fondée, dans une certaine mesure elle aussi, sur le pouvoir, l’iniquité et donc par extension<br />

sur le bellicisme ? C’est pourquoi <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième Guinée sera dévolue <strong>à</strong> <strong>la</strong> cause professionnelle<br />

féminine <strong>à</strong> l’unique condition et pour lutter contre ce piège absolu, qu’elle ne serve aucune forme<br />

d’exclusion et <strong>de</strong> racisme et qu’elle ai<strong>de</strong> <strong>la</strong> femme <strong>à</strong> obtenir définitivement l’outil le plus important <strong>de</strong><br />

sa liberté, en l’occurrence un revenu égal <strong>à</strong> celui <strong>de</strong>s hommes proportionnel <strong>à</strong> sa valeur<br />

professionnelle. Dans le net prolongement <strong>de</strong> l’essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi », <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> insiste<br />

sur cette nécessité vitale pour <strong>les</strong> femmes que <strong>de</strong> gagner leur indépendance financière tout en gardant<br />

leur honnêteté intellectuelle (<strong>de</strong>s principes éthiques au service <strong>de</strong> <strong>la</strong> Connaissance) en ne cédant en<br />

aucun cas <strong>à</strong> <strong>la</strong> tentation <strong>de</strong> l’enrichissement pour l’enrichissement et <strong>à</strong> celle <strong>de</strong>s honneurs comme fin<br />

en soi, meilleure <strong>de</strong>s victoires alors vers une réelle autonomie d’opinion en ajoutant une pierre <strong>de</strong> plus<br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> cita<strong>de</strong>lle érigée contre <strong>la</strong> guerre. Le ton rebelle du premier essai <strong>de</strong> 1929 semble <strong>de</strong> nouveau<br />

invectiver ses semb<strong>la</strong>b<strong>les</strong>, leur intimant <strong>de</strong>s conseils en forme d’ordre. Néanmoins, en 1938 et selon <strong>la</strong><br />

romancière, <strong>la</strong> « carrière » littéraire semble pour <strong>la</strong> femme s’être enfin <strong>de</strong>ssinée et constituer le terrain<br />

le plus libre pour l’exercice <strong>de</strong> sa pensée et <strong>de</strong> ses talents.<br />

Troisième Guinée s’en suit : protéger <strong>la</strong> Culture et <strong>la</strong> liberté intellectuelle et promouvoir <strong>la</strong> démocratie<br />

(<strong>la</strong> justice et l’égalité) pour empêcher l’horreur. Un constat <strong>de</strong> taille semble vouloir alors s’affirmer <strong>à</strong><br />

travers <strong>la</strong> requête initiale <strong>de</strong> cette lettre en forme <strong>de</strong> question : <strong>la</strong> lutte <strong>de</strong> l’homme contre le<br />

<strong>de</strong>spotisme nazi tend idéologiquement <strong>à</strong> rejoindre l’engagement féminin contre <strong>la</strong> tyrannie dont el<strong>les</strong><br />

ont fait l’objet pendant <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong>. Pour autant, dans <strong>les</strong> faits (dans l’Histoire qui se déroule<br />

inéluctablement), <strong>la</strong> barbarie dépasse très <strong>la</strong>rgement ce rapprochement et s’étend comme une peste<br />

non pas aux sexes mais aux races. Néanmoins, d’un point <strong>de</strong> vue intellectuel et philosophique, il<br />

n’existe aucune différence entre <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> et sournoises formes <strong>de</strong> l’oppression qui <strong>de</strong>meure en<br />

tous lieux et en tous temps abjecte et inique, mais aussi apatri<strong>de</strong> et historique...<br />

60


Mais malgré le rapprochement fondamental et positif <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux combats engagés, <strong>de</strong> sources et sur<br />

<strong>de</strong>s terrains certes initialement bien différents, <strong>les</strong> femmes et <strong>les</strong> hommes <strong>de</strong>meurent néanmoins<br />

foncièrement dissemb<strong>la</strong>b<strong>les</strong> <strong>de</strong> par leurs racines socioculturel<strong>les</strong> ancestra<strong>les</strong>, empêchant par l<strong>à</strong>-même<br />

toute fusion collective pleine et définitive qui dénaturerait par ailleurs le bien fondé <strong>de</strong> <strong>la</strong> question<br />

posée <strong>à</strong> l’origine par un homme dans le but d’un échange et d’un éc<strong>la</strong>irage <strong>de</strong> sensibilité différente. Le<br />

respect <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> l’homme qui lui a écrit <strong>de</strong>vient donc <strong>à</strong> cet instant un respect pour<br />

l’individu privé qu’il représente, mais perpétue une distance inévitable par rapport au système collectif<br />

qu’il symbolise. La lutte pour l’égalité et <strong>la</strong> justice peut être commune mais <strong>la</strong> différence <strong>de</strong>meurera<br />

car elle est saine et essentielle, garante d’un précieux libre-arbitre et d’une probité intellectuelle sans<br />

compromission. La contribution féminine <strong>à</strong> ce noble édifice n’utilisera jamais aucune arme (au sens<br />

propre, ou plutôt au sens sale), semb<strong>la</strong>nt dès lors irrémédiablement vouée au pacifisme, apanage<br />

apparaissant une fois encore et <strong>de</strong> manière originelle lié <strong>à</strong> sa sensibilité propre. A <strong>la</strong> fin du troisième<br />

chapitre, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, prouvant une fois encore une très haute aptitu<strong>de</strong> en <strong>la</strong> matière, va se <strong>la</strong>ncer<br />

dans une analyse psychologique (voire psychanalytique) <strong>de</strong>s différentes approches émotives liées aux<br />

<strong>de</strong>ux sexes et ce au regard <strong>de</strong>s inégalités, <strong>de</strong>s fortes dépendances, <strong>de</strong>s frustrations et <strong>de</strong>s préjugés qui<br />

subsistent, notamment <strong>à</strong> travers <strong>de</strong>s penchants naturels sévèrement ancrés dans <strong>les</strong> conceptions et<br />

réactions masculines, en l’occurrence virilité exacerbée, courage excessivement valorisé, revêtant<br />

alors l’aspect d’éléments constitutifs (voire agressifs) fondamentaux. La peur qui a conduit cet homme<br />

<strong>à</strong> écrire cette lettre révèle que tous <strong>les</strong> êtres humains ont un intérêt solidaire <strong>à</strong> l’unité. Privée,<br />

publique : <strong>la</strong> lutte est semb<strong>la</strong>ble. La lettre matérialise un lien profond et optimiste pour <strong>la</strong> Vie,<br />

symbolise <strong>la</strong> consécration d’un engagement commun contre <strong>la</strong> guerre, pour <strong>la</strong> Paix et <strong>la</strong> Liberté et<br />

cristallise le vœu d’une Histoire collective inscrite dans un schéma <strong>de</strong> tolérance et <strong>de</strong> respect, <strong>de</strong> droits<br />

et <strong>de</strong> <strong>de</strong>voirs, mais aussi d’épanouissement individuel dans le respect <strong>de</strong>s différences naturel<strong>les</strong> et <strong>de</strong>s<br />

droits communs et égalitaires inhérents aux <strong>de</strong>ux sexes.<br />

« Roger Fry (biographie) » verra le jour un an avant <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, en 1940. En plus <strong>de</strong><br />

l’exercice difficile que constitue l’art <strong>de</strong> <strong>la</strong> biographie, <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> cet ouvrage le sera <strong>à</strong> double<br />

titre eu égard au personnage évoqué et aux situations re<strong>la</strong>tées. Il s’agissait en effet d’un ami, d’un être<br />

cher. Ce qui aurait pu apparaître <strong>à</strong> priori comme un atout se révélera en fait sous le joug <strong>de</strong> certaines<br />

difficultés : respecter <strong>la</strong> réalité, être suffisamment objective tout en ayant été très proche, comment<br />

prendre le recul nécessaire du biographe pour portraiturer un personnage avec honnêteté et avec le<br />

moins <strong>de</strong> projection passionnée ? De surcroît, Roger Fry était, tout comme Clive Bell, au coeur d’un<br />

réseau <strong>de</strong> connaissances artistiques inégalées et un précurseur au sein du Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury, un<br />

personnage important qui fit en outre connaître le post-impressionnisme en Angleterre : une charge<br />

énorme pour <strong>la</strong> romancière que <strong>de</strong> re<strong>la</strong>ter avec précision <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> étapes et facettes <strong>de</strong> sa vie.<br />

Fidèle <strong>à</strong> son procédé favori, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> associera bien évi<strong>de</strong>mment en cette biographie une part<br />

<strong>de</strong> fiction.<br />

« Entre <strong>les</strong> Actes » (1941) achèvera l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Ce roman a pour cadre <strong>de</strong> vie celui <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> famille Oliver, <strong>à</strong> Pointz Hall, dans une campagne reculée <strong>de</strong> l’Angleterre, en 1939 (NB : « Pointz<br />

Hall » qui <strong>de</strong>vait d’ailleurs, un temps, être le titre <strong>de</strong> l’ouvrage). Pointz Hall, cernée par <strong>la</strong> nature et<br />

<strong>les</strong> Eléments qui l’entourent, semble vivre au gré <strong>de</strong>s brises, <strong>de</strong> <strong>la</strong> pénombre aux chants <strong>de</strong>s oiseaux,<br />

constituant alors l’éc<strong>la</strong>irage intérieur et extérieur <strong>de</strong>s différentes scènes qui y palpitent et se succè<strong>de</strong>nt,<br />

très théâtra<strong>les</strong> et très pictura<strong>les</strong> et finalement liées- le lieu fédère l’attache : Pointz Hall est <strong>la</strong> maison<br />

familiale <strong>de</strong>s Oliver. Les décors naturels, construits et décrits <strong>de</strong> manière précise, sont <strong>les</strong> éléments<br />

constitutifs <strong>de</strong> l’univers <strong>de</strong> Pointz Hall. Les actions et situations, parfaitement décomposées, sont<br />

évoquées <strong>de</strong> l’extérieur <strong>à</strong> <strong>la</strong> façon d’un spectateur- ce système théâtral <strong>de</strong> « narration » est, dans<br />

l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière, une innovation, bien qu’intimement lié <strong>à</strong> l’aspect pictural <strong>de</strong> son écriture.<br />

L’onirisme, très présent dans l’ouvrage, révèle pour sa part <strong>la</strong> trame intérieure <strong>de</strong>s souvenirs et<br />

émotions <strong>de</strong>s personnages : ceux <strong>de</strong> Isabelle Oliver, du vieil homme Barthélemy Oliver, son beau-père<br />

ou bien encore <strong>de</strong> Lucie Swithin, sœur <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier. Le lyrisme va servir <strong>à</strong> son tour <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

prépondérance <strong>de</strong>s Eléments en une poésie spontanée.<br />

Une représentation se joue tous <strong>les</strong> ans avec ferveur <strong>à</strong> Pointz Hall. Les buissons environnants servent<br />

<strong>de</strong> loges où, <strong>de</strong>vant un auditoire familial et amical, chaque élément <strong>de</strong> cette nature généreuse donne<br />

61


corps, au gré du vent et <strong>de</strong>s trajets sinueux <strong>de</strong>s papillons, <strong>à</strong> cette vaste scène familière dans <strong>de</strong>s décors<br />

se <strong>de</strong>ssinant au gré <strong>de</strong> l’imagination. Pour autant, cette année-l<strong>à</strong>, sous <strong>la</strong> chaleur <strong>de</strong> l’été et dans<br />

l’attente du spectacle, une lour<strong>de</strong> <strong>la</strong>ssitu<strong>de</strong> semble envahir l’auditoire. La romancière entre alors plus<br />

avant dans <strong>les</strong> tréfonds <strong>de</strong> certains <strong>de</strong> ses personnages, <strong>la</strong> substance extérieure s’étiole, pâlit, reflet<br />

fugitif d’une étrange transparence : (Mrs Swithin fait visiter <strong>la</strong> <strong>de</strong>meure familiale <strong>à</strong> l’un <strong>de</strong>s hôtes)<br />

« Debout près du p<strong>la</strong>card, il <strong>la</strong> vit réfléchie dans <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Leurs yeux, détachés <strong>de</strong> leur corps, leurs<br />

yeux sans corps souriaient <strong>à</strong> leurs yeux dans <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce ».<br />

Les <strong>de</strong>rniers spectateurs arrivent peu <strong>à</strong> peu : <strong>les</strong> sons sont distillés...<br />

Le spectacle commence enfin et se dégage presque aussitôt le sentiment d’un ma<strong>la</strong>ise, <strong>de</strong> voix peinant<br />

<strong>à</strong> atteindre leur auditoire, <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>, <strong>de</strong> stérilité et <strong>de</strong> médiocrité absolue principalement du fait <strong>de</strong>s<br />

acteurs, locaux pour <strong>la</strong> plupart. Avec habileté, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> démontre une fois encore son aptitu<strong>de</strong> <strong>à</strong><br />

vi<strong>de</strong>r <strong>la</strong> scène <strong>de</strong> son contenu et <strong>à</strong> l’emplir, avec une causticité hautement efficace, <strong>de</strong> dérision <strong>à</strong> l’ai<strong>de</strong><br />

d’images crues ou contrastées. A l’entracte, l’assemblée semble déboussolée et se dissout. Au moment<br />

du thé, <strong>les</strong> gens se parlent mais ne s’écoutent pas ; malgré <strong>les</strong> efforts <strong>de</strong> civilités <strong>de</strong>s uns et <strong>de</strong>s autres,<br />

une distance essentielle <strong>les</strong> sépare. La représentation reprend alors, tantôt pompeuse, tantôt ridicule ou<br />

sans portée : <strong>la</strong> même herméticité se propage, semant alors, <strong>de</strong>vant un auditoire majoritairement<br />

dépité, désillusion et abattement chez sa gran<strong>de</strong> ordonnatrice Miss La Trobe. La nature, tout autour,<br />

comme un lien <strong>à</strong> <strong>la</strong> Vie, semble pourtant tendre <strong>la</strong> main au moment propice. Entre <strong>les</strong> actes, Miss La<br />

Trobe s’évertue <strong>à</strong> maintenir <strong>la</strong> cohérence, le long fil <strong>de</strong> ce très long spectacle tandis que l’assistance se<br />

fatigue et se disperse <strong>de</strong> plus en plus, condamnée néanmoins <strong>à</strong> un minimum d’attention, <strong>à</strong> l’exception<br />

<strong>de</strong> quelques uns qui projettent en ces scènes quelques attraits personnels, reflétant <strong>les</strong> manques ou<br />

aspirations qui leur sont propres. Le spectre <strong>de</strong> l’échec se <strong>de</strong>ssine. Miss La Trobe, atterrée, qui s’est<br />

totalement investie dans son entreprise nécessitant un énorme travail préparatoire, <strong>de</strong>vient obscure et<br />

pense <strong>à</strong> <strong>la</strong> mort- <strong>les</strong> Eléments se mettent alors <strong>à</strong> pleurer (une averse <strong>de</strong> <strong>la</strong>rmes)...<br />

Soudain et au fil chronologique <strong>de</strong> ces actes qui se succè<strong>de</strong>nt, le XX ème siècle fait son apparition et<br />

<strong>les</strong> décors naturels (dans ce siècle contemporain vécu par l’assemblée) se mettent en scène <strong>de</strong> manière<br />

agitée. La musique, éraillée et <strong>les</strong> acteurs déchaînés semblent alors rythmer l’Apocalypse <strong>à</strong> venir sous<br />

<strong>les</strong> yeux éberlués voire scandalisés <strong>de</strong> l’auditoire. C’est l’acte le plus profond mais encore le plus<br />

visionnaire, reflétant dans l’intensité un profond chaos ; quand, soudain, tout s’arrête aussi<br />

promptement que vint <strong>la</strong> frénésie : l’horloge <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène a suspendu sa course et revient au temps<br />

présent, miroir alors <strong>de</strong> l’assistance (<strong>à</strong> cet instant, <strong>les</strong> acteurs évoluent parmi le public un miroir <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

main). Les spectateurs, médusés, s’agitent aussitôt <strong>à</strong> l’unisson comme pour fuir leur image prise au<br />

piège (leur <strong>de</strong>stin), <strong>à</strong> l’exception d’un <strong>de</strong>s hôtes féminins trouvant en cette occasion l’opportunité <strong>de</strong><br />

s’admirer et d’assumer son i<strong>de</strong>ntité. En fait, <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce est un formidable révé<strong>la</strong>teur (catalyseur)<br />

positionnant l’assemblée face <strong>à</strong> elle-même : <strong>les</strong> <strong>de</strong>rnières paro<strong>les</strong> <strong>de</strong>s acteurs, incisives et<br />

problématiques (voire philosophiques), en tous cas dérangeantes, sonnent alors un moment <strong>de</strong> vérité<br />

d’une gran<strong>de</strong> dimension (NB : <strong>à</strong> cet instant, on lit très nettement <strong>la</strong> tournure d’esprit affûtée et<br />

réprobatrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> certaines positions <strong>de</strong> l’être humain dans <strong>la</strong> société,<br />

enferré dans ses bassesses et ses contradictions). La fin du roman approche et l’on ressent une fois<br />

encore cette alchimie, cette profon<strong>de</strong>ur et cette solennité palpab<strong>les</strong> en toutes <strong>les</strong> fins <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Après ce souffle puissant, <strong>les</strong> spectateurs se sont, un temps, liés comme par magie en<br />

une osmose humaine éc<strong>la</strong>irée et détendue comme jamais ils ne l’avaient vécu auparavant. La<br />

représentation terminée, <strong>les</strong> invités se dispersent : <strong>la</strong> comédie humaine reprend ses droits, ses limites et<br />

sa médiocrité, sa cécité et son inconsistance. Pointz Hall recouvre quant <strong>à</strong> elle sa quiétu<strong>de</strong>, sa solitu<strong>de</strong><br />

et sa beauté au cœur <strong>de</strong>s Eléments qui palpitent pour elle ; <strong>les</strong> visions oniriques et chimériques<br />

semblent re<strong>de</strong>ssiner <strong>à</strong> nouveau un mon<strong>de</strong> harmonieux au sein <strong>de</strong> cette vaste poésie naturelle. Les<br />

acteurs partis, Miss La Trobe, solitaire elle aussi, dresse le bi<strong>la</strong>n amer <strong>de</strong> cette journée où rien ne<br />

semble avoir atteint son but ; mais <strong>la</strong> fraîcheur <strong>de</strong> son esprit créatif <strong>de</strong>meure pour autant vierge <strong>de</strong><br />

toute fêlure…<br />

Le soleil se couche mais le long ruban <strong>de</strong> cette journée semble, un court moment et avant <strong>de</strong><br />

s’évanouir, vivre encore dans l’esprit troublé <strong>de</strong>s Oliver : que signifiait cette Pièce ?…<br />

62


Le cours normal <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie reprend alors <strong>à</strong> Pointz Hall, <strong>la</strong> réalité, paisible mais crue (le contraste<br />

produit entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s est saisissant). La nuit froi<strong>de</strong> est tombée <strong>à</strong> présent. Gil<strong>les</strong> et Isabelle<br />

Oliver se retrouvent seuls face <strong>à</strong> eux-mêmes, face <strong>à</strong> leur amour et <strong>à</strong> leur haine. « (…) La fenêtre est<br />

tout ciel, sans couleur. La maison a perdu toute sa puissance d’abri. La nuit triomphe, <strong>la</strong> nuit d’avant<br />

qu’il y ait <strong>de</strong>s routes ou <strong>de</strong>s maisons ; <strong>la</strong> nuit que contemp<strong>la</strong>ient <strong>les</strong> hommes <strong>de</strong>s cavernes du haut<br />

d’une éminence, parmi <strong>de</strong>s rochers... Le ri<strong>de</strong>au se lève. Ils parlent ». Ce sont l<strong>à</strong> <strong>les</strong> <strong>de</strong>rniers mots que<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> écrivit <strong>de</strong> toute son Œuvre. Dernier acte. L’abri <strong>de</strong> jardin <strong>de</strong> Monk’s House, aménagé<br />

par Léonard pour <strong>la</strong> quiétu<strong>de</strong> créatrice <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, perdit bientôt pour elle toute sa puissance d’abri…<br />

Ne sont pas évoqués dans ce chapitre <strong>les</strong> autres essais et critiques ainsi que <strong>les</strong> nombreuses nouvel<strong>les</strong>,<br />

contes et esquisses créés par <strong>la</strong> romancière au cours <strong>de</strong> sa vie et qui enrichissent <strong>de</strong> manière<br />

considérable sa bibliographie, révé<strong>la</strong>nt d’ailleurs <strong>de</strong> sa part une parfaite maîtrise <strong>de</strong>s différents outils<br />

<strong>de</strong> l’écriture. Sans oublier son « Journal », véritable œuvre dans l’Œuvre auquel un chapitre<br />

spécifique est consacré en cet essai.<br />

Vers <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> sa vie et face <strong>à</strong> l’énorme machine <strong>de</strong> guerre nazie qui progressait inéluctablement,<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> semblera, jusqu’aux prémices du conflit, jusqu’<strong>à</strong> son engagement, éprouver un certain<br />

détachement et se renforcera toujours grâce <strong>à</strong> l’écriture, sûre <strong>de</strong> sa direction : l’écriture <strong>de</strong>meurera<br />

donc résolument et en tous temps sa puissance, son invincibilité. L’imminence <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre ne paraîtra<br />

pas affaiblir son immense énergie d’écrivain, <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> maintiendra dans un mon<strong>de</strong> parallèle : le sien.<br />

Ce qui ne l’empêchera aucunement d’être pleinement attentive aux gravissimes événements en cours,<br />

comme, d’une manière générale, <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer toujours très curieuse et observatrice. Mais son centre<br />

d’intérêt restera indiscutablement axé sur ses écrits et sur ses livres favoris.<br />

Malgré <strong>la</strong> pression environnante, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> continuera donc, une fois le conflit engagé, <strong>à</strong> faire <strong>de</strong><br />

longues promena<strong>de</strong>s dans <strong>la</strong> campagne <strong>de</strong> Rodmell et <strong>à</strong> apprécier cette beauté naturelle quotidienne,<br />

ses paysages, ses ambiances et <strong>à</strong> <strong>les</strong> consigner dans son « Journal », précieux reflet <strong>de</strong> son humeur :<br />

« Est-ce l’âge, ou quoi, qui fait <strong>de</strong> ma vie ici, solitaire, loin <strong>de</strong> Londres et sans visiteurs, une longue<br />

extase <strong>de</strong> bonheur ? Je me sens attirée par <strong>la</strong> paix et <strong>les</strong> sensations et non <strong>les</strong> pensées » 29/3/1940.<br />

« Un vi<strong>de</strong>. Tout est gelé. Figé. Gelée d’un b<strong>la</strong>nc brû<strong>la</strong>nt. Les ormes rouges. Je n’avais pas l’intention<br />

<strong>de</strong> décrire une fois <strong>de</strong> plus <strong>les</strong> collines sous <strong>la</strong> neige, mais je le fais. Et je ne peux même pas<br />

m’empêcher <strong>de</strong> tourner <strong>les</strong> yeux vers <strong>la</strong> <strong>la</strong>n<strong>de</strong> d’Asheham, rouge, violette et d’un gris bleu <strong>de</strong><br />

tourterelle (...) Quelle est <strong>la</strong> phrase dont je me souviens toujours (…) : que votre <strong>de</strong>rnier regard soit<br />

pour tout ce qui est beau » « Journal » 9/1/1941. En 1921, elle écrivait déj<strong>à</strong> dans son « Journal » :<br />

« (…) si j’étais <strong>à</strong> Rodmell, j’aurais mis tout ce<strong>la</strong> au point en marchant dans <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ine ». Les vil<strong>la</strong>geois<br />

avaient l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> voir parcourir <strong>la</strong> campagne, s’imprégnant <strong>de</strong> cette vaste scène naturelle. Ses<br />

joies rési<strong>de</strong>ront donc bien souvent dans ces moments précieux <strong>de</strong> bal<strong>la</strong><strong>de</strong>s et d’observation, moteurs<br />

<strong>de</strong> son inspiration et <strong>de</strong> sa création. Pour autant, elle gar<strong>de</strong>ra par moments une notion <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie très<br />

sombre et elle oscillera bien souvent entre ces <strong>de</strong>ux extrêmes. La perte <strong>de</strong> ses repères vitaux<br />

occasionnée par <strong>la</strong> guerre, <strong>les</strong> dép<strong>la</strong>cements et contacts rendus diffici<strong>les</strong> provoquant notamment<br />

l’effondrement <strong>de</strong> ses re<strong>la</strong>tions d’antan au sein <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong> culturel, constitueront autant <strong>de</strong> facteurs<br />

favorisant son ultime crise. « Un certain sentiment <strong>de</strong> vieil<strong>les</strong>se me fait parfois penser que je ne peux<br />

plus déployer <strong>la</strong> même énergie qu’autrefois. Et j’ai <strong>la</strong> main qui tremble ». Mais, <strong>à</strong> chaque fois, l’espoir<br />

et le réconfort <strong>de</strong> l’écriture succé<strong>de</strong>ront en elle, telle une renaissance. Plus forte, <strong>la</strong> Vie reprenait car <strong>la</strong><br />

romancière avait une tâche <strong>à</strong> accomplir : le sentiment d’une Œuvre achevée (?)...<br />

Mais l’atmosphère générale était <strong>de</strong>venue délétère, <strong>la</strong> société se disloquait, <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> était noire et<br />

semb<strong>la</strong>it graduellement mais obstinément sans espérance aucune. Par <strong>de</strong>s bombar<strong>de</strong>ments terrifiants,<br />

le climat <strong>de</strong> Londres sera quotidiennement invivable et <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> <strong>de</strong>vront déménager<br />

hâtivement et renoncer par l<strong>à</strong>-même définitivement <strong>à</strong> toute vie citadine (cet élément sera pour<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> un étouffement <strong>de</strong> plus) : l’isolement <strong>à</strong> Monk’s House, <strong>de</strong>venu désormais refuge <strong>de</strong><br />

guerre, sera protecteur mais point <strong>de</strong> non retour, <strong>la</strong> privant notamment d’échanges culturels au niveau<br />

auquel elle était habituée auparavant et <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> lectures, mais, paradoxalement, elle ressentira en<br />

l’occasion une étrange et profon<strong>de</strong> exaltation <strong>à</strong> jouir <strong>de</strong>s spectac<strong>les</strong> naturels qui l’environnaient (NB :<br />

se reporter au chapitre V consacré <strong>à</strong> l’analyse du « Journal d’un écrivain » et <strong>à</strong> cette époque précise).<br />

63


Dans son ouvrage biographique qui fait autorité, Hermione Lee re<strong>la</strong>te <strong>de</strong> manière poignante <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>rniers jours <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière en évoquant une succession d’actes saccadés et désespérés. Lorsque <strong>la</strong><br />

mé<strong>la</strong>ncolie <strong>la</strong> touchait, l’écriture était son seul outil <strong>de</strong> survie ; quand elle eut <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong> que son art<br />

l’avait définitivement lâchée et qu’il était vain, elle sombra cette fois. Suit <strong>la</strong> lettre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

datée <strong>de</strong> mardi (vraisemb<strong>la</strong>blement le mardi 18 mars 1941) qui fut retrouvée par Léonard quelque<br />

temps après sa disparition :<br />

« Mon chéri,<br />

Je suis entrain <strong>de</strong> re<strong>de</strong>venir folle, j’en suis certaine. Nous ne pouvons revivre cette époque affreuse. Et<br />

cette fois, je ne guérirai pas. Je commence <strong>à</strong> entendre <strong>de</strong>s voix et je n’arrive pas <strong>à</strong> me concentrer.<br />

Alors je fais ce qui me semble <strong>la</strong> meilleure chose <strong>à</strong> faire. Tu m’as donné le plus grand bonheur<br />

possible. Tu as été en tous points le meilleur <strong>de</strong>s hommes. Je ne pense pas que <strong>de</strong>ux personnes aient<br />

pu être plus heureuses jusqu’<strong>à</strong> ce que cette terrible ma<strong>la</strong>die arrive. Je ne peux plus lutter, je sais que je<br />

gâche ta vie, que sans moi tu pourrais travailler. Et tu pourras, je le sais. Tu vois, je n’arrive même pas<br />

<strong>à</strong> écrire convenablement. Je ne peux pas lire. Ce que je veux dire, c’est que je te dois tout le bonheur<br />

<strong>de</strong> ma vie. Tu as été entièrement patient avec moi et incroyablement bon. Je veux dire ce<strong>la</strong> ; tout le<br />

mon<strong>de</strong> le sait. Si quelqu’un avait pu me sauver, tu aurais été celui-l<strong>à</strong>. Tout m’a abandonné <strong>à</strong> part <strong>la</strong><br />

certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ta bonté. Je ne peux pas continuer <strong>à</strong> gâcher ta vie. Je ne pense pas que <strong>de</strong>ux personnes<br />

aient pu être plus heureuses que nous l’avons été ».<br />

Le jeudi 20 mars 1941, elle enverra <strong>à</strong> John Lehmann son <strong>de</strong>rnier manuscrit : « Entre <strong>les</strong> actes », sans<br />

avoir pris le temps nécessaire <strong>de</strong> révision qu’elle se donnait habituellement et en le qualifiant <strong>de</strong><br />

« beaucoup trop léger et esquissé ». Une semaine après, elle <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra au matin <strong>à</strong> le récupérer pour<br />

empêcher sa publication, sûre <strong>de</strong> son échec. Elle doutera alors <strong>de</strong> : « Entre <strong>les</strong> actes », mais aussi <strong>de</strong> :<br />

« Trois Guinées » auparavant, ou bien encore plus tôt <strong>de</strong> son ouvrage fleuve : « Les Années ». Peutêtre<br />

doutera-t-elle <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong> <strong>de</strong> son Œuvre toute entière. Ce sera sa fin physique, <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong>, <strong>la</strong><br />

très Gran<strong>de</strong> sera terrassée (sur cette Terre)…<br />

Le vécu <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> rechutes au cours <strong>de</strong> son existence et <strong>les</strong> formidab<strong>les</strong> déploiements d’énergie que<br />

<strong>les</strong> remontées avaient chaque fois nécessité pour elle <strong>la</strong> persuadèrent que ses forces n’étaient cette fois<br />

plus au ren<strong>de</strong>z-vous. Elle vécut certainement ces instants comme sa véritable fin au sein d’un drame<br />

humain mondial. Les mots <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> qui suivent suffisent <strong>à</strong> eux-mêmes pour évoquer son état<br />

d’esprit désemparé : « Je sens que cette fois-ci, je suis allée trop loin pour pouvoir jamais revenir. Je<br />

suis entrain <strong>de</strong> sombrer dans <strong>la</strong> folie <strong>à</strong> nouveau j’en suis sûre » écrivit-elle <strong>à</strong> sa sœur Vanessa le<br />

dimanche 23 mars 1941. Ce dimanche-l<strong>à</strong>, Léonard et <strong>Virginia</strong> rendirent visite <strong>à</strong> une amie. <strong>Virginia</strong> <strong>la</strong><br />

regarda <strong>de</strong> l’autre bout <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce « comme <strong>à</strong> travers une mer g<strong>la</strong>cée… et puis il n’y eut rien »<br />

(Hermione Lee). (Ce sentiment d’absence totale, <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>, est une profon<strong>de</strong> sensation liée <strong>à</strong> l’état<br />

dépressif que j’ai moi-même ô combien expérimentée et dont le simple souvenir me fige et m’horrifie<br />

toujours- l’on ne peut se concentrer sur rien, rien ne vous accroche et personne ne peut vous ai<strong>de</strong>r ni<br />

vous comprendre, tout vous semble dérisoire et étranger, vain ; l’on est submergé en permanence par<br />

l’envie d’en finir car c’est une torture épuisante, on est <strong>à</strong> <strong>la</strong> dérive et complètement indisponible pour<br />

<strong>les</strong> autres et pour <strong>la</strong> Vie, le moindre geste, même anodin, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s efforts considérab<strong>les</strong> et l’on<br />

meurt <strong>à</strong> petit feu). « (…) <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière d’un marin qui non sans <strong>la</strong>ssitu<strong>de</strong> voit le vent gonfler sa voile et<br />

n’a cependant guère envie <strong>de</strong> repartir et songe que si son navire avait coulé, après un interminable<br />

tournoiement, il aurait trouvé le repos au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer » « La promena<strong>de</strong> au Phare ».<br />

Le jeudi 27 mars 1941 après-midi, persuadée par Léonard et Vanessa, elle ira consulter une ultime fois<br />

son mé<strong>de</strong>cin le Dr Octavia Wilberforce <strong>à</strong> Brighton. L’entrevue sera grave et révèlera selon le<br />

diagnostic du mé<strong>de</strong>cin un besoin vital <strong>de</strong> repos, <strong>Virginia</strong>, totalement désemparée, n’ayant plus « forme<br />

humaine ». Le vendredi 28 mars 1941, elle écrira une <strong>de</strong>rnière lettre pour Léonard et une pour<br />

Vanessa qu’elle déposera au premier étage <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison. A l’appel du déjeuner, elle ne répondit pas et<br />

Léonard trouva alors l’ultime lettre qui lui était <strong>de</strong>stiné. Le 28 mars 1941 <strong>à</strong> onze heures quarante-cinq<br />

elle s’était noyée, emportant <strong>à</strong> jamais ses secrets avec elle : « D’une certaine façon, elle se sentait très<br />

semb<strong>la</strong>ble <strong>à</strong> lui- <strong>à</strong> ce jeune homme qui s’était tué. Elle était heureuse qu’il l’ai fait ; qu’il ait tout rejeté<br />

pendant qu’eux continuaient <strong>à</strong> vivre » « Mrs Dalloway ».<br />

64


Ses cendres furent disposées sous l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ormes du jardin baptisé « <strong>Virginia</strong> » (l’autre était<br />

dénommé « Léonard »). L’arbre « <strong>Virginia</strong> » fut déraciné par une tempête en 1943, l’autre mourut<br />

quelques années après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Léonard (ses cendres y avaient été disposées par son amie Trekkie).<br />

Les cendres et <strong>les</strong> p<strong>la</strong>ques épitaphes furent alors réunies et abritées par d’épais bosquets au centre du<br />

jardin, sous le buste <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> imp<strong>la</strong>nté <strong>de</strong> nos jours <strong>à</strong> côté <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Léonard, <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux bustes<br />

perpétrant ainsi, <strong>de</strong> manière désormais indéracinable, l’union <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ormes disparus. « La Mort est<br />

notre ennemie (...) Invaincue, indomptable ; c’est contre toi, Ô Mort que je m’é<strong>la</strong>nce. Les vagues se<br />

brisaient sur le rivage », épitaphe choisie par Léonard pour <strong>la</strong> tombe <strong>de</strong> sa femme, extraite <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>rnière phrase <strong>de</strong> son roman : « Les Vagues ».<br />

« (…) je suis <strong>de</strong> moins en moins encline <strong>à</strong> me <strong>la</strong>isser impressionner par <strong>la</strong> mort. J’aimerais sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pièce en prononçant une phrase banale qui resterait en suspens sur mes lèvres (…) pas d’adieux, pas<br />

<strong>de</strong> soumission, mais quelqu’un qui sort pour entrer dans <strong>les</strong> ténèbres ». « Journal » 7/4/1925. Cette<br />

réflexion témoigne envers <strong>la</strong> mort d’une volonté d’agir, <strong>de</strong> ne pas subir (passivement) et attendre :<br />

quitter <strong>la</strong> pièce ou s’é<strong>la</strong>ncer, comme il est dit dans son épitaphe, ou encore s’enfoncer dans l’eau<br />

comme elle le fit le 28 mars 1941, sont l<strong>à</strong> trois actions- pas <strong>de</strong> soumission. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> s’est<br />

donnée <strong>la</strong> mort et <strong>la</strong> citation désignée par Léonard prend alors toute sa dimension (NB : l’on remarque<br />

une fois encore, au sujet <strong>de</strong> cette épitaphe, l’étonnante intensité et <strong>la</strong> gravité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers mots dans<br />

<strong>les</strong> ouvrages <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>- aurait-t-elle pressenti sa postérité en <strong>les</strong> écrivant ?). L’on revient<br />

alors une fois encore au don <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière pour graver <strong>de</strong>s moments exceptionnels : elle déc<strong>la</strong>ra<br />

dans son « Journal » avoir ressenti un état <strong>de</strong> très surprenante et haute exaltation <strong>à</strong> l’écriture <strong>de</strong> ce<br />

passage. Puissance <strong>à</strong> agir sur le Temps, <strong>à</strong> le graver sans le figer, c’est bien l<strong>à</strong> son secret,<br />

l’intemporalité <strong>de</strong>s mots, <strong>de</strong>s phrases, <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong>s visions, <strong>de</strong>s images, <strong>de</strong>s sons, <strong>de</strong>s senteurs et<br />

<strong>de</strong>s souvenirs qui restent inscrits <strong>à</strong> tout jamais ; tous ces signes autour <strong>de</strong> nous qu’il nous faut savoir<br />

observer et recevoir, capter avec humilité mais aussi curiosité et passion pour <strong>la</strong> Vie. Tous ces<br />

messages qu’il nous faut transmettre aussi- ces messages infinis, infiniment imbriqués <strong>les</strong> uns dans <strong>les</strong><br />

autres et qui <strong>la</strong> submergeaient. Personne d’exception (ce terme ne p<strong>la</strong>it pas <strong>à</strong> sa nièce Angelica :<br />

« nous sommes tous exceptionnels » me dit-elle un jour) : quel lecteur sensible pourrait oublier<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ?<br />

Léonard reçut plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents lettres <strong>de</strong> soutien. Victoria Sackville West rendit hommage <strong>à</strong> « <strong>la</strong><br />

femme frugale, austère, belle et fière (…) Son esprit en émoi, si doux et délicat, restait mordant<br />

malgré <strong>la</strong> douceur du contact ». « Je sais que <strong>Virginia</strong> ne reviendra pas <strong>de</strong> sa cabane dans le jardin,<br />

mais je <strong>la</strong> cherche du regard dans cette direction. Je sais qu’elle s’est noyée mais j’écoute pour<br />

l’entendre passer <strong>la</strong> porte. Je sais que c’est <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière page mais je <strong>la</strong> tourne. Il n’y a pas <strong>de</strong> limite <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

stupidité et <strong>à</strong> l’égoïsme » Léonard <strong>Woolf</strong>- qui citera encore une phrase du professeur Bernard<br />

B<strong>la</strong>ckstone qui écrivit au sujet <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : « son univers survivra comme survit le cristal sous<br />

<strong>la</strong> masse écrasante <strong>de</strong>s rochers (…) elle accomplit <strong>à</strong> <strong>la</strong> perfection ce que personne n’avait tenté<br />

d’entreprendre ».<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> se sera toute sa vie battue pour <strong>de</strong>s causes nob<strong>les</strong> et profon<strong>de</strong>s. Elle aura souffert mais<br />

aussi vécu l’immense bonheur du libre exercice <strong>de</strong> son art. Elle gagna bien <strong>de</strong>s combats et fut d’une<br />

telle dimension qu’elle restera <strong>à</strong> jamais dans l’Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Littérature comme un personnage<br />

bouleversant au <strong>de</strong>stin et au génie bien singulier. Par ailleurs, comment <strong>la</strong> situer par rapport <strong>à</strong> notre<br />

époque si inhumaine, si médiocre, où <strong>la</strong> pensée et <strong>la</strong> sensibilité régressent, <strong>la</strong> Culture aussi ? Elle serait<br />

horrifiée par <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> notre société et n’y pourrait pas vivre...<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> m’a renforcé car elle a touché mes vérités intérieures- apprécier <strong>la</strong> Vie et savoir<br />

l’observer, apprécier chaque jour comme un trésor. Son <strong>de</strong>stin, son intensité, son intuitivité et son<br />

humanité, sa façon <strong>de</strong> voir et d’aimer <strong>la</strong> Vie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> comprendre et <strong>de</strong> l’analyser, <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong><br />

multip<strong>les</strong> sens <strong>à</strong> cette <strong>de</strong>rnière, mais aussi d’appréhen<strong>de</strong>r <strong>la</strong> mort, <strong>de</strong> ressentir <strong>les</strong> mystères <strong>de</strong> cette<br />

Existence, <strong>de</strong> capter <strong>les</strong> innombrab<strong>les</strong> signes imperceptib<strong>les</strong> aux autres et qui nous entourent, m’ont<br />

singulièrement ému comme le reflet <strong>de</strong> ma propre façon <strong>de</strong> percevoir <strong>la</strong> Vie, acquise <strong>de</strong> manière<br />

essentielle par l’expérience <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépression.<br />

65


<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> a fasciné beaucoup <strong>de</strong> ses contemporains et suscitera encore bien longtemps<br />

d’ineffab<strong>les</strong> émois chez tous ceux qui savent <strong>la</strong> capter. De par <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur (<strong>la</strong> nature) <strong>de</strong>s messages<br />

et <strong>de</strong>s questionnements qu’elle délivre, son Œuvre rayonne toujours <strong>de</strong> nos jours- ses livres sont<br />

comme <strong>de</strong>s <strong>traces</strong> sur <strong>la</strong> neige, <strong>de</strong>s points dans l’univers agissant et inter communiquant entre eux,<br />

existant au sein <strong>de</strong> ce vaste Système. Sûrement sa façon <strong>à</strong> elle <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer éternelle et intemporelle :<br />

elle a réussi…<br />

« Ne ferais-je pas mieux <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r le soleil couchant plutôt que d’écrire ce journal ? Une affusion <strong>de</strong><br />

rouge dans le bleu. La meule, sur <strong>les</strong> marais, en capte l’ar<strong>de</strong>ur. Derrière moi, dans <strong>les</strong> arbres, <strong>les</strong><br />

pommes sont rouges. Léonard <strong>les</strong> ramasse. En ce moment, une plume <strong>de</strong> fumée s’élève du train qui<br />

passe au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> Caburn. Et dans l’air, suspendu, un calme solennel. Jusqu’<strong>à</strong> huit heures trente,<br />

quand <strong>les</strong> c<strong>la</strong>meurs meurtrières recommencent dans le ciel. Les avions vont vers Londres »<br />

« Journal » 2/10/1940...<br />

66


Chapitre IV<br />

Voyages <strong>à</strong> Lewes, Rodmell, Londres et Forcalquier (<strong>de</strong> juillet 2003 <strong>à</strong><br />

avril 2004)<br />

« Voyages <strong>à</strong> Lewes, Rodmell, Londres et Forcalquier » est le récit d’une histoire surprenante qui fit<br />

prendre un tournant radical <strong>à</strong> mon ouvrage et qui re<strong>la</strong>te <strong>les</strong> voyages entrepris trois mois après <strong>la</strong><br />

projection du film : « The Hours », <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> l’été 2003, sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Dans son<br />

esprit, le titre <strong>de</strong> cet essai prit dès lors toute sa signification. Pour autant et dans sa forme primitive, il<br />

fut choisi bien avant ces voyages et ce dès le premier mot que j’écrivis. Chaque dép<strong>la</strong>cement al<strong>la</strong>it peu<br />

<strong>à</strong> peu revêtir l’allure d’une puissante aventure profondément inscrite au sein <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> Histoire<br />

et chaque fois vécue avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> émotion- <strong>de</strong>s coïnci<strong>de</strong>nces vont alors inéluctablement<br />

m’encourager, me pousser <strong>à</strong> continuer et vont corroborer, par leur nature même, le titre <strong>de</strong> l’ouvrage.<br />

L’hommage <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> al<strong>la</strong>it donc se construire également <strong>de</strong> manière fortuite et inconsciente,<br />

presque romanesque <strong>à</strong> certains égards, complétant ainsi <strong>de</strong> manière incroyable <strong>la</strong> partie consciente <strong>de</strong><br />

ce travail. A noter pour le lecteur que ce titre : « <strong>Sur</strong> <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> » signifie plus<br />

précisément « <strong>Sur</strong> <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, écrivain », c’est <strong>à</strong> dire <strong>de</strong> fin 1904, elle avait alors<br />

vingt-<strong>de</strong>ux ans, <strong>à</strong> sa mort, en mars 1941. (NB : l’Histoire familiale et <strong>les</strong> liens qui s’y rapportent étant<br />

<strong>à</strong> certains égards re<strong>la</strong>tivement complexes, il est conseillé au lecteur et ce malgré <strong>les</strong> rappels en<br />

italique qui jalonnent ce chapitre, <strong>de</strong> se reporter en cas <strong>de</strong> doute <strong>à</strong> <strong>la</strong> partie biographique précé<strong>de</strong>nte<br />

qui a été construite en étroit rapport avec le chapitre présent, au fil <strong>de</strong>s voyages qui se sont succédés<br />

et au rythme du travail analytique entrepris).<br />

Nous sommes le 25 juillet 2003 et je viens d’embarquer pour l’Angleterre. De nombreuses années se<br />

sont écoulées <strong>de</strong>puis ma <strong>de</strong>rnière traversée, peut-être vingt ans. Pour autant, je sais que ce séjour ne<br />

ressemblera <strong>à</strong> aucun <strong>de</strong> ceux entrepris auparavant, il sonne en moi comme un ren<strong>de</strong>z-vous attendu ; je<br />

respire <strong>de</strong>puis quatre mois ce parfum d’Aventure, cet hommage sincère <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> qui semble<br />

me mener au plus profond <strong>de</strong> cette histoire humaine saisissante. Aussi, vais-je m’efforcer <strong>de</strong> traduire<br />

le mieux possible mes sentiments et mes sensations. Patiemment, j’attends le départ…<br />

Voil<strong>à</strong>, il est seize heures quarante-cinq, le bateau rompt son amarre et, par l<strong>à</strong>-même, tout lien physique<br />

avec <strong>la</strong> France... j’aperçois déj<strong>à</strong> <strong>les</strong> côtes françaises s’éloigner…<br />

Le ciel est gris : <strong>de</strong>s stratus bas et lourds, pesants. Je commence ce voyage comme a commencé ma<br />

gran<strong>de</strong> histoire, c’est-<strong>à</strong>-dire par <strong>la</strong> projection du film : « The Hours » qui débute par <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> romancière, <strong>à</strong> Rodmell, où je me rends... Les fa<strong>la</strong>ises françaises commencent <strong>à</strong> s’amincir et se<br />

confondre avec le ciel... puis l’océan.... <strong>de</strong> l’eau <strong>à</strong> perte <strong>de</strong> vue. C’est un temps agité, le bateau subit<br />

<strong>de</strong>s secousses <strong>la</strong>téra<strong>les</strong>. Cette immensité me rend un peu mal <strong>à</strong> l’aise. Je viens <strong>de</strong> sortir sur le pont,<br />

avec pru<strong>de</strong>nce m’a-t-on recommandé. Effectivement, l’eau nous ceint, nous enveloppe, on ne voit plus<br />

<strong>les</strong> côtes. Le ciel se confond <strong>à</strong> présent tout <strong>à</strong> fait avec <strong>la</strong> mer : au loin, l’aspect gris <strong>de</strong> l’horizon fait<br />

fondre <strong>les</strong> formes. Je serai <strong>à</strong> Newhaven vers dix-neuf heures trente heure locale…<br />

Il est dix-neuf heures onze <strong>à</strong> présent, <strong>les</strong> côtes ang<strong>la</strong>ises sont en vue. Sitôt <strong>à</strong> terre, je fonce sur<br />

Lewes !...<br />

Vingt heures précises : nous accostons dans le port <strong>de</strong> Newhaven...<br />

67


Après avoir enfin trouvé un taxi dans ce triste port désert et figé, je parcours <strong>les</strong> quelques kilomètres<br />

qui me séparent <strong>de</strong> Lewes ; mon impression est bonne : <strong>la</strong> campagne est verte, accueil<strong>la</strong>nte et<br />

paisible... et voici Lewes, petite ville riche et coquette dotée d’un fort cachet historique <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle<br />

émane une ambiance cossue…<br />

Ayant pris soin avant d’entreprendre mon voyage <strong>de</strong> réserver au hasard <strong>de</strong> l’annuaire un « bed &<br />

breakfast » je suis, dès mon arrivée, accueilli <strong>de</strong> <strong>la</strong> plus belle manière par une dame d’une soixantaine<br />

d’années avec qui j’ai, <strong>de</strong> suite, un contact positif. Tout y engage : <strong>la</strong> distinction <strong>de</strong> cette femme, le<br />

lieu où elle habite et le raffinement qui émane <strong>de</strong> cet ensemble. Me conduisant <strong>à</strong> ma chambre, elle me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> naturellement quel est le motif <strong>de</strong> ma visite <strong>à</strong> Lewes. Je lui explique brièvement mon histoire<br />

et surtout <strong>la</strong> fibre <strong>de</strong> ma singulière émotion...<br />

Mon récit passionné et le fait qu’un français s’intéresse <strong>de</strong> si près au <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> romancière<br />

britannique, véritable icône <strong>de</strong> leur patrimoine culturel et littéraire, semblent l’avoir séduite. Mais<br />

avec une telle femme, <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle émane une gran<strong>de</strong> éducation, je ne saurais pour autant l’affirmer, <strong>les</strong><br />

ang<strong>la</strong>is étant, <strong>à</strong> mon sens et <strong>à</strong> certains égards, bien différents <strong>de</strong>s français dans leurs re<strong>la</strong>tions socia<strong>les</strong><br />

et sûrement plus réservés. Je ressens néanmoins que le motif <strong>de</strong> ma visite l’a touchée, je le sais...<br />

Première et gran<strong>de</strong> surprise, premier hasard : Mme Wigg<strong>les</strong>worth me dit être journaliste en retraite et<br />

avoir, dans son jeune temps, interviewé le peintre Duncan Grant ! Mais je suis fatigué et n’ai pas<br />

trouvé, ce soir, <strong>les</strong> mots appropriés pour réagir <strong>à</strong> son affirmation avec perspicacité. Nous en<br />

reparlerons certainement <strong>de</strong>main...<br />

Je suis sorti ce soir, non loin <strong>de</strong> ma chambre d’hôte, en direction du château du XI ème siècle qui<br />

domine Lewes et que <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> évoque dans son « Journal ». Il émane <strong>de</strong> cette petite ville une<br />

forte impression culturelle. Le château est sobre mais il force le respect- malgré l’usure du temps, il<br />

impose sa maturité.<br />

En <strong>de</strong>scendant <strong>la</strong> rue qui mène <strong>à</strong> cet ancêtre, je n’ai fait que cinquante mètres pour passer <strong>de</strong>vant une<br />

boutique <strong>de</strong> fleurs et une librairie antiquaire, boutique d’une rare élégance. Ma première impression se<br />

renforce ; je le ressens, je suis sur <strong>la</strong> bonne voie : celle du raffinement- elle ne peut me mener, j’en<br />

suis sûr, que sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> romancière. Demain, en partant sur Rodmell, j’achèterai <strong>de</strong>s<br />

fleurs...<br />

26 juillet au matin<br />

Mme Wigg<strong>les</strong>worth m’étonne <strong>de</strong> plus en plus. Mon petit déjeuner est dressé avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong><br />

attention dans sa propre salle <strong>à</strong> manger et avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> vaisselle en porce<strong>la</strong>ine. Elle m’a, semble-t-il, pris<br />

très au sérieux et je suis touché <strong>de</strong> l’honneur qu’elle me fait sans me connaître pour autant. Je ressens<br />

que le personnage et l’Aventure <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> forcent un respect indicible, mais qu’une b<strong>les</strong>sure<br />

subsiste...<br />

Elle me présente son mari et vient <strong>de</strong> m’annoncer, répondant <strong>à</strong> ma question désormais plus précise,<br />

avoir effectivement interviewé le peintre Duncan Grant <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton en 1975 : il avait alors quatrevingt<br />

dix ans et elle était jeune journaliste. Incroyable ! Premier signe fort. Sitôt mon « enquête »<br />

commencée et par le plus grand <strong>de</strong>s hasards, un lien se tisse en cette <strong>rencontre</strong> inespérée, un indice<br />

apparaît. J’ai du mal <strong>à</strong> y croire. Quand je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> quel souvenir précis a-t-elle <strong>de</strong> lui, elle me<br />

répond avec nostalgie et tendresse féminine : « il avait <strong>de</strong> très beaux yeux bleus ! »...<br />

Elle me parle ensuite d’une maison que <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> auraient achetée <strong>à</strong> Lewes en 1919 (The<br />

Roundhouse), puis, finalement, auraient gardée très peu <strong>de</strong> temps, juste quelques semaines (NB : ce<br />

point biographique sera élucidé plus loin dans ce chapitre).<br />

Ange<strong>la</strong> Wigg<strong>les</strong>worth s’avère finalement avoir été reporter pour <strong>de</strong>s magazines et journaux nationaux<br />

avant <strong>de</strong> se spécialiser dans l’écriture <strong>de</strong> voyages. Elle a traversé <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s régions du mon<strong>de</strong> et<br />

écrit <strong>de</strong>s récits sur certains peup<strong>les</strong> <strong>de</strong>s anciennes colonies ang<strong>la</strong>ises. Généreusement, elle m’offre un<br />

<strong>de</strong> ses ouvrages, en l’occurrence, pour celui-ci, consacré <strong>à</strong> sa ville <strong>de</strong> Lewes (une enquête historique) :<br />

68


« M. <strong>Legouis</strong>, je vous l’offre ». Je suis <strong>de</strong>venu un hôte <strong>de</strong> première importance, par le respect<br />

qu’impose mon histoire, mais aussi par égard solidaire <strong>à</strong> l’art <strong>de</strong> l’écriture. Je suis, je le sens, sur un<br />

terrain passionné. Quelle chance et quel formidable encouragement pour moi. Je sens que cette<br />

Aventure se transforme et qu’elle s’envole...<br />

Je pars <strong>à</strong> présent <strong>de</strong> chez Mme Wigg<strong>les</strong>worth. La petite ville <strong>de</strong> Lewes est animée ce matin et je n’ai,<br />

jusqu’<strong>à</strong> présent, vécu que <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> qualité. Excellent présage...<br />

Après avoir acheté <strong>les</strong> fleurs, j’entre <strong>à</strong> présent chez le bouquiniste antiquaire dont <strong>la</strong> <strong>de</strong>vanture du<br />

magasin m’a attiré <strong>la</strong> veille...<br />

Je viens <strong>de</strong> vivre une fois encore une forte sensation et ce par l’acquisition d’un ouvrage original édité<br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press en 1946, au 37, Mecklenburgh Square : « The Waves » (ce petit livre n’a jamais été<br />

ouvert auparavant, certaines <strong>de</strong> ses pages craquent, étant encore liées entre el<strong>les</strong>- <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong> sont<br />

légèrement jaunies, el<strong>les</strong> sentent le vieux papier et le livre est en parfait état !)...<br />

Je viens <strong>de</strong> faire le trajet Lewes–Rodmell en taxi. Mon cœur s’est serré, serré très fort <strong>à</strong> l’approche du<br />

vil<strong>la</strong>ge, puis a bondi lorsque j’ai vu, sur le portail d’une <strong>de</strong> ses maisons, le nom <strong>de</strong> « Monk’s House » !<br />

Avant d’arriver sur p<strong>la</strong>ce, le chauffeur m’a confié avoir le souvenir, il y a quelques années <strong>de</strong> ce<strong>la</strong>,<br />

d’une cliente américaine venue spécialement <strong>de</strong> Californie dans l’unique but <strong>de</strong> déposer <strong>à</strong> Monk’s<br />

House <strong>de</strong>s fleurs <strong>de</strong> son jardin (NB : en cette histoire une symbolique se dégage en re<strong>la</strong>tion avec <strong>les</strong><br />

fleurs- el<strong>les</strong> <strong>de</strong>viennent en effet un véritable symbole dans le film : « The Hours » en liaison avec le<br />

début du roman : « Mrs Dalloway »).<br />

Depuis hier, <strong>de</strong> nombreux signes semblent résolument corroborer ma route, fruits du hasard ou <strong>de</strong> mon<br />

imagination, mais ligne directrice…<br />

Rodmell est un petit vil<strong>la</strong>ge <strong>à</strong> <strong>la</strong> beauté discrète, calme et très fleuri, fait d’anciennes maisons en<br />

pierres, un endroit ravissant au cachet typiquement britannique et <strong>à</strong> l’aspect très cossu. L’atmosphère<br />

<strong>de</strong> ce mois <strong>de</strong> juillet y est suave. Assis par terre, seul <strong>de</strong>vant Monk’s House qui n’ouvre pour visites<br />

que dans trois heures, je me <strong>la</strong>isse aller <strong>à</strong> penser que <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> a vu comme je <strong>les</strong> vois ces murs<br />

et cette église. Je souhaitais arriver <strong>à</strong> Rodmell bien avant l’ouverture, <strong>de</strong> manière <strong>à</strong> trouver <strong>la</strong> rivière<br />

Ouse puis l’endroit précis <strong>de</strong> <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> pour y déposer <strong>de</strong>s fleurs dans le plus grand<br />

recueillement...<br />

La maison semble paisible, <strong>à</strong> l’architecture re<strong>la</strong>tivement sobre. A présent, je pars <strong>à</strong> travers champs...<br />

Il est douze heures vingt-huit et je viens <strong>de</strong> me perdre pendant une heure et <strong>de</strong>mie, rebroussant mon<br />

chemin <strong>à</strong> plusieurs reprises, marchant dans cette campagne faite <strong>de</strong> petits bras d’eau, <strong>de</strong> tons blonds,<br />

bruns, verts et <strong>de</strong> collines. Je n’ai jusqu’alors rencontré personne, juste <strong>de</strong>s cygnes et <strong>de</strong>s canards<br />

sauvages- une symphonie naturelle. L’horizon semble s’obscurcir tout <strong>à</strong> coup, <strong>les</strong> nuages bas sont<br />

revenus <strong>à</strong> l’approche du pont <strong>de</strong> Southease…<br />

Je viens <strong>de</strong> découvrir <strong>la</strong> rivière Ouse, par hasard, en montant sur un grand talus. La voil<strong>à</strong>, <strong>la</strong> voil<strong>à</strong> cette<br />

Terrible... L’émotion est intense, mais, étrangement, l’atmosphère est douce : il émane <strong>de</strong> cet endroit<br />

un très grand apaisement…<br />

Le flux <strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière est lent, mais rien ne semble pousser sur ses berges. Parsemées <strong>de</strong> gros cailloux,<br />

el<strong>les</strong> sont totalement dépourvues <strong>de</strong> toute végétation. En son état actuel, je peine <strong>à</strong> imaginer qu’elle fut<br />

le théâtre <strong>de</strong> cette tragédie. En ce moment même, je suis assis sur une <strong>de</strong> ses rives, une boussole <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

main. Le petit pont <strong>de</strong> bois <strong>de</strong> Southease (restauré <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre par d’inesthétiques<br />

renforts métalliques) est <strong>à</strong> ma portée, <strong>à</strong> ma droite : il semble néanmoins appartenir au Temps. Le nord<br />

est <strong>à</strong> ma gauche. Il se pourrait que je sois tout proche <strong>de</strong> l’endroit où elle mit fin <strong>à</strong> ses jours ce matin<br />

69


du 28 mars 1941. Ma montre va <strong>à</strong> présent m’emmener <strong>à</strong> cinq minutes sud en partant du pont <strong>de</strong><br />

Southease…<br />

M’étant perdu <strong>à</strong> l’aller, je prendrai soin <strong>de</strong> passer au retour par l’église <strong>de</strong> Southease qui rejoint <strong>la</strong><br />

route <strong>de</strong> Rodmell. Un cygne sauvage passe <strong>de</strong>vant moi. Le vent se lève...... le ciel se charge <strong>de</strong> lourds<br />

nuages <strong>à</strong> présent- cette fresque naturelle me saisit : <strong>de</strong>s champs bigarrés, d’antiques et basses barrières<br />

en bois semblent vouloir délimiter ces parcel<strong>les</strong> et une palette d’horizon pâle et violet s’offre <strong>à</strong> moi<br />

d’où s’échappent parfois <strong>de</strong>s rais <strong>de</strong> lumière orangée. La douceur et le calme semblent régner ici <strong>de</strong><br />

manière résolue et <strong>la</strong> lumière bénir cette sensation. Profondément emporté par cette atmosphère,<br />

j’imagine un instant ce cadre, sous un ciel pesant et humi<strong>de</strong> d’un mois <strong>de</strong> mars, dans le contexte<br />

psychologique qui fut celui <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> en pleine époque sombre <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre…<br />

Le vent se lève franchement <strong>à</strong> présent. Je me dirige vers le pont : « le ton passe d’une gracieuse<br />

mélodie <strong>à</strong> une autre. Tout se joue aujourd’hui et dans quel théâtre ! Collines et champs ; je ne peux<br />

m’arrêter <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r. Octobre éclos ; <strong>les</strong> <strong>la</strong>bours bruns ; <strong>les</strong> marais qui s’estompent dans le froid.<br />

Maintenant le brouil<strong>la</strong>rd recommence <strong>à</strong> se lever » « Journal » 12/10/1940.<br />

Seule, parcourant ces collines, je l’imagine…<br />

Je vais déposer <strong>les</strong> fleurs <strong>à</strong> l’endroit qui me semble être le plus probable, longeant, en partant du pont<br />

cinq minutes vers le sud, <strong>la</strong> berge <strong>la</strong> plus proche <strong>de</strong> l’église <strong>de</strong> Southease (j’explique pourquoi par <strong>la</strong><br />

suite). J’écris <strong>à</strong> présent quelques mots sur une carte ; ceux qui me viennent...<br />

Deux joyeux lurons mangent au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière, ils s’esc<strong>la</strong>ffent <strong>à</strong> l’envi sans se douter qu’un <strong>de</strong>stin<br />

tragique s’est déroulé <strong>à</strong> cet endroit, que l’une <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>s romancières <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise a<br />

disparu ici, emportant <strong>à</strong> jamais ses pensées...<br />

Le ciel s’obscurcit tout <strong>à</strong> coup davantage. Je suis maintenant exactement <strong>à</strong> cinq minutes sud du pont<br />

<strong>de</strong> Southease. L’émotion est intense, mais je <strong>la</strong> contiens, profondément troublé. Doucement, je pose le<br />

bouquet sur l’eau, le plus délicatement et le plus au milieu qu’il m’est physiquement possible <strong>de</strong> le<br />

faire. Etonnamment, il stagne, il n’est pas emporté. Le courant est faible, certes, mais le bouquet reste<br />

immobile trente secon<strong>de</strong>s....... lorsqu’il se met enfin <strong>à</strong> dériver, trois cygnes b<strong>la</strong>ncs, qui nagent sur <strong>la</strong><br />

rivière, l’accompagnent sans le toucher. Je me retourne une minute pour admirer le paysage <strong>de</strong>rrière<br />

moi et, comme je regar<strong>de</strong> <strong>à</strong> nouveau vers <strong>la</strong> rivière, je constate avec étonnement que <strong>les</strong> fleurs ont<br />

disparu alors même que l’eau coule très doucement et que, <strong>de</strong> mon promontoire, je vois distinctement<br />

sur plus d’un kilomètre <strong>les</strong> courbes <strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière <strong>de</strong>scendant vers le sud ; j’aurais dû le voir s’éloigner.<br />

Cette « énigme » me trouble un peu, mais je me dis qu’une explication tangible toute naturelle doit<br />

pouvoir aisément être avancée…<br />

Pour faciliter au lecteur <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong>s faits et comme le retrace Hermione Lee dans son<br />

ouvrage biographique, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> est, ce matin du 28 mars 1941, partie <strong>de</strong> Monk’s House en<br />

passant <strong>de</strong>vant l’église <strong>de</strong> Rodmell qui jouxte <strong>la</strong> maison, puis a rejoint <strong>la</strong> rivière Ouse en coupant <strong>à</strong><br />

travers champs. Elle longea <strong>la</strong> rivière du nord vers le sud (Léonard retrouva sa canne <strong>à</strong> un kilomètre<br />

au nord du pont), puis elle continua <strong>à</strong> <strong>de</strong>scendre le bord <strong>de</strong> l’eau jusqu’au pont <strong>de</strong> Southease :<br />

« Quelle est <strong>la</strong> phrase dont je me souviens toujours (…) : que votre <strong>de</strong>rnier regard soit pour tout ce<br />

qui est beau ». « Journal » 09/01/1941. Du pont <strong>de</strong> Southease, elle fut aperçue <strong>à</strong> onze heures quarante<br />

par un agriculteur qui l’apercevait parfois <strong>à</strong> cet endroit qu’elle adorait et qui offre un très beau point<br />

<strong>de</strong> vue sur <strong>la</strong> campagne <strong>de</strong> Rodmell si souvent louée par <strong>la</strong> romancière <strong>à</strong> travers ses écrits. Elle mit<br />

fin <strong>à</strong> ses jours <strong>à</strong> onze heures quarante-cinq alors que le courant en cette saison était très fort et le<br />

niveau <strong>de</strong> l’eau élevé (sa montre fut, le jour <strong>de</strong> <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> son corps le 18 avril 1941, retrouvée<br />

<strong>à</strong> son poignet arrêtée <strong>à</strong> cette heure).<br />

« Laissez moi donc, telle une enfant qui avancerait pieds nus dans une froi<strong>de</strong> rivière, <strong>de</strong>scendre le<br />

cours <strong>de</strong> l’eau encore » <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>...<br />

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Je viens <strong>de</strong> repartir vers Rodmell en empruntant l’itinéraire décidé auparavant, c’est-<strong>à</strong>-dire en passant<br />

par l’église <strong>de</strong> Southease. Elle aussi semble figée pour l’Eternité...<br />

Me voici <strong>à</strong> présent arrivé <strong>à</strong> Monk’s House. Une bonne douzaine <strong>de</strong> personnes atten<strong>de</strong>nt pour visiter<br />

(c’est contrariant, mais incontournable). La maison <strong>de</strong>s époux <strong>Woolf</strong> est une belle maison robuste<br />

dotée d’un très grand jardin luxuriant agencé tel que le <strong>la</strong>issa Léonard et comme le connut <strong>Virginia</strong> :<br />

un E<strong>de</strong>n botanique. De nombreuses essences différentes le composent avec harmonie, mais aussi<br />

variété dans son agencement : potager, massifs touffus ramassés et sauvages, sculptures <strong>de</strong> pierre et<br />

statues anciennes, petits espaces <strong>de</strong>nses ou très grands espaces p<strong>la</strong>ts, aérés et méticuleusement<br />

entretenus- un véritable Paradis <strong>de</strong> diversité !...<br />

L’une <strong>de</strong>s gardiennes <strong>de</strong> Monk’s House protège ces lieux comme un sanctuaire et semble être (bien<br />

évi<strong>de</strong>mment) imprégnée et passionnée par le personnage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Je sens aussi qu’elle doit<br />

avec grand p<strong>la</strong>isir voir approcher <strong>la</strong> longue pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> fermeture annuelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison. En effet,<br />

<strong>de</strong>puis un an, beaucoup <strong>de</strong> touristes ont afflué <strong>à</strong> Rodmell en re<strong>la</strong>tion avec <strong>la</strong> projection du film : « The<br />

Hours »...<br />

A présent, je découvre au fond du jardin l’abri en bois aménagé par Léonard en 1934 pour <strong>Virginia</strong>.<br />

D’après mes informations, son volume a doublé par rapport <strong>à</strong> celui dont disposait <strong>Virginia</strong> pour écrire.<br />

Au milieu <strong>de</strong>s massifs, je remarque enfin le buste <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> sculpté en 1931 par Stephen Tomlin,<br />

puis celui <strong>de</strong> Léonard <strong>Woolf</strong>, juste <strong>à</strong> côté du sien. Ils sont sobrement disposés. Celui <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> est<br />

presque dissimulé : <strong>la</strong> cause est noble, ses cendres y reposent. L’épitaphe suivante y est bien inscrite :<br />

« Death is the enemy (…) Against you I will fling myself ; unvanquished and unyielding, O Death.<br />

The waves broke on the shore » (« La Mort est notre ennemie (...) Invaincue, indomptable ; c’est<br />

contre toi, Ô Mort que je m’é<strong>la</strong>nce. Les vagues se brisaient sur le rivage »). Le buste <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

inspire une infinie tristesse : <strong>de</strong>s coulées <strong>de</strong> pluie parcourent lentement son visage décharné. Le buste<br />

<strong>de</strong> Léonard est tout aussi impressionnant. Son visage est très maigre et une épitaphe y est inscrite<br />

également- <strong>les</strong> mots suivants s’avèrent parfaitement fidè<strong>les</strong> <strong>à</strong> son personnage qui inspire le plus grand<br />

respect : « I believe profundly in two ru<strong>les</strong>- justice and mercy. They seem to me the foundation of all<br />

civilized life and society if you inclu<strong>de</strong> un<strong>de</strong>r mercy, tolerance » (« Je crois profondément en <strong>de</strong>ux<br />

règ<strong>les</strong>- justice et miséricor<strong>de</strong>. El<strong>les</strong> semblent <strong>à</strong> mon sens constituer le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> toute vie et société<br />

civilisées si l’on inclut en <strong>la</strong> miséricor<strong>de</strong>, <strong>la</strong> tolérance »).<br />

Après avoir exploré le jardin <strong>de</strong> long en <strong>la</strong>rge et m’en être totalement imprégné, j’entre <strong>à</strong> présent dans<br />

<strong>la</strong> maison. Immédiatement, une atmosphère <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> sobriété attire mon attention. La cuisine est<br />

austère, sombre et petite. Au rez-<strong>de</strong>-chaussée, l’on accè<strong>de</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> chambre particulière et intime <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong>. C’est une pièce <strong>de</strong> taille moyenne dans <strong>la</strong>quelle une partie <strong>de</strong> sa bibliothèque personnelle<br />

existe toujours. Adorable petite « Room of one’s own » (« Une chambre <strong>à</strong> soi »), qui le <strong>de</strong>vint<br />

d’ailleurs en même temps que <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> l’essai en question. Une très belle (et petite) cheminée,<br />

dont <strong>les</strong> contours en céramique ont été peints <strong>de</strong> motifs bleus par sa sœur Vanessa, orne cette pièce <strong>de</strong><br />

manière remarquable.<br />

Le « sitting-room » (<strong>la</strong> salle <strong>de</strong> séjour- salon) est une gran<strong>de</strong> pièce où l’émotion est au ren<strong>de</strong>z-vous.<br />

Le décor est simple mais <strong>les</strong> tons verts <strong>de</strong>s papiers peints sont harmonieux et chaleureux. L’on ressent<br />

nettement qu’elle fut le lieu <strong>de</strong> vie principal <strong>de</strong> Monk’s House. Je pense <strong>à</strong> toutes ces soirées, au fil du<br />

temps et <strong>de</strong>s humeurs, aux ambiances et aux discussions profon<strong>de</strong>s que j’imagine. De beaux et vieux<br />

meub<strong>les</strong> ainsi qu’une gran<strong>de</strong> cheminée aux colonnes <strong>de</strong> pierres siègent au milieu du volume. La<br />

maison, elle aussi, est restée aménagée comme elle l’était <strong>à</strong> l’époque où <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> y vécurent.<br />

Je vis cet instant comme un moment d’intimité.<br />

La visite est maintenant terminée ; j’aurai passé six heures <strong>à</strong> Rodmell…<br />

Je pars <strong>à</strong> présent <strong>de</strong> Lewes pour me rendre <strong>à</strong> Londres. Il est dix-huit heures. Une fine bruine rend<br />

l’atmosphère suffocante d’humidité, le ciel est bas et <strong>la</strong> luminosité d’un gris uniforme et épais, on se<br />

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croirait en hiver. L’émotion d’un retour <strong>à</strong> Londres après vingt années est bien l<strong>à</strong>. L’arrivée sur <strong>la</strong><br />

capitale sous ce couvercle <strong>de</strong> grisaille est saisissante : l’ambiance typique du « fog » londonien semble<br />

être au ren<strong>de</strong>z-vous et sied parfaitement <strong>à</strong> mon humeur. Chaque moment signifie quelque chose, il<br />

n'est d'instants sans forte sensation… Il est dix-neuf heures, j’arrive <strong>à</strong> Londres : Saint-Pancras et<br />

Bloomsbury !…<br />

Nous sommes le 27 juillet, il est neuf heures et <strong>de</strong>mie et je commence, p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville en main, <strong>à</strong><br />

arpenter <strong>les</strong> rues <strong>de</strong> Londres sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> écrivain, c'est-<strong>à</strong>-dire <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin<br />

1904, alors âgée <strong>de</strong> vingt-<strong>de</strong>ux ans. En se reportant au tableau chronologique <strong>de</strong> <strong>la</strong> partie « profil<br />

psychologique et biographique », le lecteur pourra constater l’existence d’un véritable fil d’Ariane<br />

géographique dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> en re<strong>la</strong>tion avec sa vie dans <strong>la</strong> Cité. En effet, dès 1924 et<br />

jusqu’en 1940 (en temps partagé avec sa rési<strong>de</strong>nce secondaire <strong>à</strong> Rodmell), <strong>Virginia</strong> revivra<br />

systématiquement dans son quartier <strong>de</strong> prédilection où eût lieu, <strong>à</strong> Gordon Square, l’explosion<br />

culturelle et <strong>la</strong> formidable dynamique artistique <strong>de</strong> fin 1904 liée <strong>à</strong> <strong>la</strong> création du Cercle <strong>de</strong><br />

Bloomsbury. Fin 1904 : l’année où <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong>vint un écrivain libre.<br />

Tout d’abord, je me dirige vers le 37, Mecklenburgh Square (1939-1940)... j’y arrive <strong>à</strong> présent... plus<br />

<strong>de</strong> trace <strong>de</strong> sa maison, le quartier a été reconstruit. Le square, quant <strong>à</strong> lui, est toujours existant, mais<br />

c’est un parc privé et je ne peux donc y pénétrer. Le choix <strong>de</strong> vivre dans un quartier où <strong>de</strong> grands<br />

espaces verts côtoyaient avec harmonie <strong>les</strong> rues fréquentées et trépidantes sera l<strong>à</strong> aussi une constante<br />

dans le choix géographique <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> vie londoniens <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière.<br />

Je viens d’arriver au 38, Brunswick Square (1911). L<strong>à</strong> encore, plus aucune trace <strong>de</strong> sa maison. Le<br />

square est fermé pour cause <strong>de</strong> réhabilitation <strong>de</strong>s parcs initiée par <strong>la</strong> « Ville » <strong>de</strong> Londres. Je pense que<br />

<strong>la</strong> guerre aura effacé beaucoup <strong>de</strong>s <strong>traces</strong> londoniennes <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. S’ajoutant <strong>à</strong> l’horreur<br />

humaine, quelle défaite également pour l’Histoire et <strong>la</strong> Culture : « (…) Londres f<strong>la</strong>mbait. Huit <strong>de</strong> mes<br />

églises <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cité sont détruites ainsi que le Guildhall » « Journal » (1/1/1941). Ces guerres sont<br />

ignob<strong>les</strong> physiquement mais effacent aussi <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong>s Hommes…<br />

Je détaille le square du mieux et le plus profondément qu’il m’est possible <strong>de</strong> le faire et y vois <strong>de</strong><br />

grands arbres plus que centenaires. Immanquablement, alors <strong>à</strong> vingt-neuf ans <strong>à</strong> <strong>la</strong> veille <strong>de</strong> se marier,<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> s’est promenée et égarée ici par <strong>de</strong> beaux après-midi d’été...<br />

Je suis <strong>à</strong> présent sur un banc <strong>de</strong> Tavistock Square. Plus aucune trace non plus. Après avoir vécu <strong>de</strong><br />

1915 <strong>à</strong> 1924 <strong>à</strong> Hogarth House (Richmond) dans <strong>la</strong> banlieue ouest sud-ouest <strong>de</strong> Londres, <strong>les</strong> époux<br />

<strong>Woolf</strong> s’installeront <strong>à</strong> cet endroit <strong>à</strong> l’époque <strong>de</strong> <strong>la</strong> publication <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway » et y resteront<br />

quinze années. Il s’agit donc bien pour elle <strong>à</strong> cette époque d’une forte intention <strong>de</strong> retour aux sources<br />

<strong>de</strong> Bloomsbury, <strong>de</strong> retour <strong>à</strong> sa jeunesse. Un grand étouffement avait marqué pour elle l’année 1924,<br />

une irrépressible et excitante envie <strong>de</strong> s’imprégner <strong>à</strong> nouveau <strong>de</strong> sa belle cité londonienne.<br />

Le parc public, mo<strong>de</strong>ste mais fleuri, qui jouxte <strong>la</strong> maison, est un petit endroit <strong>de</strong> campagne en plein<br />

Bloomsbury. Je ressens une sensation bizarre : je ne parviens pas <strong>à</strong> quitter ce lieu et j’imagine…<br />

Ce parcours est excitant. Je viens <strong>de</strong> trouver une trace et non <strong>la</strong> moindre : elle se nomme « 46, Gordon<br />

Square » !<br />

Je suis par contre extrêmement étonné <strong>de</strong> ne voir sur <strong>la</strong> faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison qu’une p<strong>la</strong>que<br />

commémorant <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong> John Maynard Keynes, économiste (1883–1946), l’un <strong>de</strong>s membres,<br />

certes éminent, du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury. Ce <strong>de</strong>rnier y vécut <strong>de</strong> 1916 <strong>à</strong> sa mort, après que Adrian<br />

Stephen ait, suite au mariage <strong>de</strong> sa sœur <strong>Virginia</strong>, temporairement repris cette adresse en 1912 et avait,<br />

<strong>à</strong> l’occasion, réactivé <strong>à</strong> cette époque <strong>les</strong> ferti<strong>les</strong> réunions du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury, <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> soirées,<br />

jadis, avaient initié en ce lieu <strong>la</strong> glorieuse époque <strong>de</strong> fin 1904. Mais, étonnamment, cette pério<strong>de</strong><br />

culturellement prépondérante n’est pas le moins du mon<strong>de</strong> honorée sur cette p<strong>la</strong>que. La maison<br />

semble re<strong>la</strong>tivement sobre ; j’écris, assis sur <strong>la</strong> margelle en pierre et pense, en ce moment même, <strong>à</strong><br />

tous ces gens qui l’ont foulée et me délecte <strong>à</strong> imaginer ces longues nuits d’échanges, ces nuits<br />

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interminab<strong>les</strong>. (J’appris par <strong>la</strong> suite que <strong>la</strong> mémoire du Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury sise au 46, Gordon<br />

Square est, en fait, honorée sur une p<strong>la</strong>que bleue officielle au 50 <strong>de</strong> <strong>la</strong> même rue, l<strong>à</strong> où vécurent<br />

Adrian Stephen, le frère <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et sa famille entre 1920 et 1939 et ce par une mention<br />

commençant ainsi : « quelques maisons plus loin... », étrangeté dans <strong>la</strong> hiérarchie <strong>de</strong>s évènements et<br />

<strong>la</strong> manière <strong>de</strong> <strong>les</strong> honorer).<br />

A présent, me voici arrivé <strong>de</strong>vant le 29, Fitzroy Square. L<strong>à</strong> encore, une nouvelle trace <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et<br />

quelle trace ! C’est un immeuble très c<strong>la</strong>sse situé sur une gran<strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce aérée. Le bâtiment reflète une<br />

esthétique imposante et luxueuse et cette gran<strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce lumineuse, au cœur <strong>de</strong> Londres, où trônent <strong>de</strong>s<br />

arbres patriarches, dévoile avec éc<strong>la</strong>t <strong>la</strong> sensation <strong>de</strong> richesse <strong>de</strong> cet actuel quartier <strong>de</strong> Bloomsbury.<br />

Cet endroit est d’une beauté saisissante. Fitzroy Square marqua une époque transitoire : celle où<br />

<strong>Virginia</strong> se retrouva seule avec Adrian <strong>à</strong> <strong>la</strong> suite du mariage <strong>de</strong> leur sœur Vanessa- <strong>Virginia</strong> avait alors<br />

vingt-cinq ans. En ce moment, j’imagine sa gran<strong>de</strong> silhouette traverser avec c<strong>la</strong>sse et élégance ce joli<br />

square majestueux... Pour autant, je sais que ces rues, comme cel<strong>les</strong> que j’ai découvertes auparavant,<br />

ont dû diamétralement changer. Je sais que ce vaste espace piétonnier n’existait pas. Malgré<br />

l’esthétique actuelle et le passé <strong>de</strong> ce lieu, <strong>de</strong> grands immeub<strong>les</strong> sans cachet siègent et gagnent du<br />

terrain non loin d’ici. Comment pourrait-il en être autrement ? Saint-Pancras (jouxtant Bloomsbury)<br />

s’est transformé <strong>de</strong> nos jours en rues <strong>à</strong> fort trafic...<br />

Je viens <strong>de</strong> passer quelques heures <strong>à</strong> Richmond après avoir appris d’emblée que Hogarth House ne se<br />

visitait pas. Lorsque, sur p<strong>la</strong>ce, je <strong>de</strong>mandai <strong>à</strong> un libraire ainsi qu’<strong>à</strong> un chauffeur <strong>de</strong> taxi <strong>de</strong> plus<br />

amp<strong>les</strong> renseignements, ils me répondirent ignorer totalement <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> cette maison. Personne<br />

ne connaissait cet endroit ni même, pour <strong>la</strong> plupart d’entre eux, que <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> avait vécu l<strong>à</strong>, dans<br />

leur propre ville (l’inculture est une peste contemporaine)...<br />

Voil<strong>à</strong>, enfin : Paradise Road ! Hogarth House est sobre et l’arrière-cour est petite, <strong>la</strong> maison a<br />

vraisemb<strong>la</strong>blement été reconstruite. Plus aucun jardin n’existe <strong>de</strong> nos jours et il y avait l<strong>à</strong> <strong>de</strong>s champs<br />

tout autour. <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ne reconnaîtrait aucune rue, aucun recoin, aucune <strong>de</strong> ces faça<strong>de</strong>s<br />

aseptisées et sans histoire, ni bien sûr Hogarth House. C’est en outre ici que fut conçu le roman :<br />

« Mrs Dalloway »...<br />

Retour <strong>à</strong> l’hôtel <strong>à</strong> présent : j’ai fermement décidé d’écourter mon voyage et <strong>de</strong> repartir vers <strong>la</strong> France<br />

<strong>de</strong>main matin très tôt, <strong>à</strong> quatre heures. Je déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> veiller toute <strong>la</strong> soirée durant, tout le début <strong>de</strong> nuit<br />

<strong>de</strong>vrais-je dire, dans le salon <strong>de</strong> cet hôtel dortoir (auberge <strong>de</strong> jeunesse) <strong>à</strong> Saint-Pancras où personne ne<br />

se parle (peste contemporaine l<strong>à</strong> encore, syndrome <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> générations formatées) et où j’ai<br />

passé <strong>de</strong> loin, <strong>la</strong> nuit précé<strong>de</strong>nte, <strong>la</strong> pire nuit d’insomnie <strong>de</strong> mon existence.<br />

Quatre heures quinze : je traverse Londres. C’est le spectacle grandiose d’une gran<strong>de</strong> capitale déserte<br />

et illuminée qui s’offre <strong>à</strong> moi : je suis seul dans <strong>les</strong> rues. L’atmosphère est douce, il règne un calme<br />

tout <strong>à</strong> fait surréaliste. Londres : quand reviendrai-je ? Peut- être <strong>à</strong> nouveau dans vingt ans...<br />

Nous sommes le 28 juillet, il est six heures cinquante-cinq et je viens d’arriver dans le port <strong>de</strong><br />

Newhaven, toujours aussi désolé que lors <strong>de</strong> mon arrivée. Prêt <strong>à</strong> embarquer pour <strong>la</strong> France, je me sens<br />

épuisé… En attendant l’arrivée du bateau, je me dis qu’il est une gageure, en 2003, que <strong>de</strong> vouloir<br />

imaginer cette époque qui date d’une centaine d’années. Tant <strong>de</strong> choses essentiel<strong>les</strong> ont radicalement<br />

changé. Je repense alors <strong>à</strong> Léonard et <strong>Virginia</strong> au coin du feu <strong>à</strong> Monk’s House...<br />

Il va être l’heure du « check-in ». Je viens <strong>de</strong> vivre un très beau rêve, mais j’entends <strong>à</strong> nouveau <strong>de</strong>s<br />

français autour <strong>de</strong> moi par<strong>la</strong>nt « ang<strong>la</strong>is » <strong>à</strong> un couple britannique : j’avais oublié notre aptitu<strong>de</strong><br />

naturelle légendaire <strong>à</strong> parler <strong>les</strong> <strong>la</strong>ngues étrangères et ne préfère pas, au risque d’être taxé <strong>de</strong><br />

médisance, commenter ce fait davantage. Il est neuf heures trente et nous venons <strong>de</strong> quitter le port <strong>de</strong><br />

Newhaven...<br />

Voil<strong>à</strong>, je réalise que le voyage s’achève. Tout s’est passé si vite et si intensément, je suis exténué je<br />

pense. Ma solitu<strong>de</strong> me pèse aussi par instants, mais me procure une infinie richesse, une puissance <strong>de</strong><br />

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êve, d’observation et <strong>de</strong> sensibilité incommensurab<strong>les</strong>. Je te quitte, belle Angleterre. Déj<strong>à</strong> je<br />

m’éloigne…<br />

Comme <strong>à</strong> l’accoutumée, <strong>de</strong>s français vocifèrent autour <strong>de</strong> moi- personne d’autres qu’eux ne semble <strong>à</strong><br />

leurs yeux exister. J’étouffe sur ce bateau, je me sens oppressé. Je vais sortir m’aérer sur le pont…<br />

J’ai du mal <strong>à</strong> surmonter mon humeur. J’applique alors le bon remè<strong>de</strong>, celui <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> en<br />

l’occurrence : soigner le mal par l’écriture... effectivement, comme si le fait <strong>de</strong> consigner <strong>les</strong><br />

sensations par écrit <strong>les</strong> exorcisait, ôtait un poids…<br />

Je suis arrivé <strong>à</strong> Dieppe- il est quinze heures trente et suis confortablement installé dans le train<br />

régional qui mène <strong>à</strong> Rouen. Le soleil brille franchement <strong>à</strong> présent. La déprime a été tenace, <strong>de</strong>s idées<br />

noires m’ont assailli pendant près d’une heure et <strong>de</strong>mie. Maintenant, je vais mieux et parcours <strong>la</strong><br />

campagne norman<strong>de</strong>, superbe cet été (NB 1: l’été 2003 sera l’occasion d’une canicule historique) (NB<br />

2 : le remè<strong>de</strong> aux idées noires est <strong>de</strong> positiver, mais, surtout, <strong>de</strong> toujours s’en souvenir afin <strong>de</strong><br />

l’appliquer)…<br />

De retour au bercail, l’Aventure continua sans interruption. La <strong>rencontre</strong> purement fortuite <strong>de</strong> Mme<br />

Wigg<strong>les</strong>worth al<strong>la</strong>it sonner comme une ava<strong>la</strong>nche d’encouragements et <strong>de</strong> signes forts, me portant<br />

toujours dans <strong>la</strong> même direction : continuer mon « enquête » sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>.<br />

J’écrivis d’abord sans tar<strong>de</strong>r <strong>à</strong> Ange<strong>la</strong> Wigg<strong>les</strong>worth (NB : <strong>les</strong> correspondances ci-après retranscrites<br />

sont traduites) :<br />

« Mme Wigg<strong>les</strong>worth,<br />

J’étais déprimé, hier, en revenant <strong>de</strong> ce voyage si intense et le séjour était trop court. Je reviendrai.<br />

Quand j’étais <strong>à</strong> Londres et que nous avons reparlé au téléphone <strong>de</strong> cette fameuse maison que <strong>Virginia</strong><br />

et Léonard <strong>Woolf</strong> achetèrent <strong>à</strong> Lewes : The Round House, j’ai, une <strong>de</strong>mi-heure après notre<br />

conversation, eu une idée <strong>à</strong> ce sujet. Je me suis rappelé l’histoire exacte <strong>de</strong> cette maison, lue dans une<br />

biographie <strong>de</strong> Béatrice Mousli, professeur <strong>de</strong> littérature ang<strong>la</strong>ise <strong>à</strong> l’université <strong>de</strong> Caroline du sud.<br />

Juin 1919- cherchant un endroit calme <strong>à</strong> <strong>la</strong> campagne <strong>à</strong> cause d’une charge <strong>de</strong> travail importante liée <strong>à</strong><br />

l’activité <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press <strong>à</strong> Richmond, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> parcourait <strong>la</strong> campagne <strong>de</strong> Beddingham,<br />

Firle et Lewes <strong>à</strong> bicyclette <strong>à</strong> <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> l’E<strong>de</strong>n tant convoité et eut alors un coup <strong>de</strong> cœur pour<br />

cette maison <strong>de</strong> Lewes (vendue par une agence). Elle l’acheta immédiatement et précipitamment sans<br />

consulter Léonard ; mais Léonard ne fut pas tout <strong>à</strong> fait d’accord avec elle sur <strong>la</strong> beauté unanime <strong>de</strong> cet<br />

endroit. Cherchant le Paradis <strong>de</strong> manière autonome, il découvrit <strong>de</strong> son côté Monk’s House <strong>à</strong> Rodmell,<br />

<strong>à</strong> vendre aux enchères. Ils partirent alors, tous <strong>de</strong>ux cette fois-ci, en visite. L’endroit leur semb<strong>la</strong><br />

incomparable. Ils se portèrent alors enchérisseurs et Léonard affirma <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> qu’ils n’auraient<br />

aucun problème pour revendre <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Lewes. Ils gagnèrent effectivement leurs <strong>de</strong>ux paris.<br />

Voil<strong>à</strong> donc l’histoire <strong>de</strong> cette acquisition. Mme Wigg<strong>les</strong>worth, je recherche <strong>la</strong> trace <strong>de</strong> cinq volumes<br />

(albums) <strong>de</strong> photos prises par <strong>Virginia</strong> et Léonard <strong>à</strong> Rodmell. Existe-t-il une édition qui regroupe<br />

certains <strong>de</strong> ces clichés ? Comment pourrais-je l’obtenir ? Je ne veux pas interférer dans votre emploi<br />

du temps ni abuser <strong>de</strong> votre gentil<strong>les</strong>se, mais si vous enten<strong>de</strong>z parler d’une telle parution, SVP<br />

n’hésitez pas <strong>à</strong> me contacter. Sincères salutations, <strong>Philippe</strong> <strong>Legouis</strong> ».<br />

A ce courrier, Mme Wigg<strong>les</strong>worth répondit en me proposant d’enquêter sur l’existence <strong>de</strong> ces photos<br />

et me <strong>de</strong>manda si j’étais intéressé <strong>de</strong> savoir qu’elle connaissait l’agent immobilier qui avait vendu <strong>la</strong><br />

maison <strong>de</strong> Lewes aux époux <strong>Woolf</strong>. Ma réponse fut bien évi<strong>de</strong>mment positive.<br />

A mon retour <strong>de</strong> vacances dans le sud <strong>de</strong> <strong>la</strong> France (voyage entrepris dès mon retour d’Angleterre),<br />

quelle ne fut pas ma surprise en lisant <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux « mails » qui vont suivre. Il n’y avait maintenant plus<br />

aucun doute, cette journaliste m’avait pris au sérieux et m’appréciait pour le travail que j’avais<br />

entrepris. Elle avait donc mené pour moi et sans me connaître davantage un grand travail <strong>de</strong><br />

professionnelle et j’en étais, bien sûr, immensément ravi. Les échanges que nous eûmes et que je cite<br />

ci-après reflétèrent dès lors entre nous un réel et haut « challenge » : en premier lieu, réussir mon<br />

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ouvrage, bien évi<strong>de</strong>mment, mais être aussi <strong>à</strong> <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> confiance et <strong>de</strong> l’estime qu’elle me<br />

portait. J’appris également qu’en plus du peintre Duncan Grant, Ange<strong>la</strong> avait également interviewé<br />

Quentin Bell, fils ca<strong>de</strong>t <strong>de</strong> Vanessa (sœur <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>) et <strong>de</strong> Clive Bell. Mme Wigg<strong>les</strong>worth avait donc<br />

répondu <strong>à</strong> mon message :<br />

« Merci pour votre mail M. <strong>Legouis</strong>. J’ai fait <strong>de</strong>s recherches ce matin <strong>à</strong> Lewes chez trois libraires et<br />

voici <strong>les</strong> résultats : (je passe sur <strong>les</strong> divers renseignements re<strong>la</strong>tifs <strong>à</strong> <strong>de</strong>s ouvrages fort intéressants que<br />

Mme Wigg<strong>les</strong>worth avaient pour moi recueillis et aussi sur <strong>les</strong> contacts directement pris avec ces<br />

professionnels, en outre tout <strong>à</strong> fait disposés <strong>à</strong> correspondre avec moi ou même me recevoir pour<br />

satisfaire <strong>à</strong> mes requêtes) (...) Vous seriez, je pense, intéressé <strong>de</strong> savoir qu’il existe un nouveau recueil<br />

<strong>de</strong> courtes nouvel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> jamais publié auparavant, qui s’intitule : « Carlyle’s House ».<br />

Je pense que vous <strong>de</strong>vriez revenir <strong>à</strong> Lewes afin <strong>de</strong> <strong>rencontre</strong>r ces gens-l<strong>à</strong>. Ils ont tellement <strong>de</strong> livres<br />

intéressants sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> / Je vais aller voir ce matin l’agent immobilier qui vendit The Round<br />

House <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : je connais bien sa famille. Vous en saurez plus <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> cette maison en<br />

regardant sa photo <strong>à</strong> <strong>la</strong> page 40 du livre que j’ai écrit et que je vous ai offert : « Lewes, a photographic<br />

history of your town ». Je verrai si Alfred, qui vendit <strong>la</strong> maison, confia avant sa disparition quelque<br />

chose <strong>à</strong> sa famille <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> / Ange<strong>la</strong> ».<br />

(NB 1 : il s’agit, le lecteur l’aura compris, d’un agent immobilier <strong>de</strong> père en fils : Mme Wigg<strong>les</strong>worth<br />

connaît le petit-fils <strong>de</strong> ce monsieur qui vendit <strong>la</strong> maison <strong>à</strong> <strong>la</strong> romancière). (NB 2 : au sujet <strong>de</strong><br />

l’ouvrage : « Carlyle’s House »- Thomas Carlyle était un éminent historien biographe et essayiste<br />

écossais <strong>de</strong> l’époque victorienne. Ce recueil, publié quelques quatre-vingt quatorze ans plus tard, a<br />

été écrit par <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> au cours du premier semestre 1909 alors qu’elle habitait avec son frère<br />

Adrian <strong>à</strong> Fitzroy Square. Il trace une série <strong>de</strong> sept tableaux reflétant l’atmosphère londonienne <strong>de</strong><br />

l’époque, notamment celle <strong>de</strong> l’architecture froi<strong>de</strong> et austère <strong>de</strong>s maisons victoriennes. Il traduit en<br />

outre sa vision <strong>de</strong> <strong>la</strong> société dans <strong>la</strong>quelle elle évoluait).<br />

Mon histoire commençait <strong>à</strong> prendre une tournure tout <strong>à</strong> fait étonnante et j’étais très touché par cette<br />

« mobilisation générale ». Nombre d’ouvrages acquis par <strong>la</strong> suite m’aidèrent d’ailleurs énormément<br />

dans <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> et complexe Aventure. Je reçus, quelques heures après le<br />

premier, un autre « mail » <strong>de</strong> Mme Wigg<strong>les</strong>worth :<br />

« Vraiment, je ne <strong>de</strong>vrais pas me <strong>la</strong>ncer dans une telle aventure car j’essaie moi-même d’écrire un<br />

livre mais je ne peux résister au challenge. Je suis allée voir l’agent immobilier cet après-midi et il me<br />

dit que son grand-père ne vendit pas seulement The Round House aux époux <strong>Woolf</strong> mais fit pour eux<br />

l’enchérissement <strong>à</strong> l’Hôtel « The White Hart » <strong>de</strong> Lewes pour <strong>la</strong> vente <strong>de</strong> Monk’s House et ce <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière. Il m’a aussi photocopié un extrait <strong>de</strong> <strong>la</strong> biographie <strong>de</strong> Quentin Bell sur<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : le livre est en <strong>de</strong>ux volumes, le premier re<strong>la</strong>te <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> 1880 <strong>à</strong> 1912, le second<br />

celle <strong>de</strong> 1912 <strong>à</strong> 1941. L’extrait en question est un passage fascinant <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon dont <strong>les</strong><br />

époux <strong>Woolf</strong> trouvèrent Monk’s House et il re<strong>la</strong>te <strong>la</strong> vente aux enchères <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière. Ils<br />

donnèrent donc <strong>à</strong> leur agent, Mr Wycherley, une limite <strong>de</strong> huit cents Livres et <strong>la</strong> vente aux enchères<br />

eut lieu le 1er juillet 1919 ; <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> écrivit : « Je ne pense pas que beaucoup <strong>de</strong> moments <strong>de</strong><br />

cinq minutes dans le cours <strong>de</strong> ma vie aient été si <strong>de</strong>nsément pourvus <strong>de</strong> sensations. Attendais-je tant<br />

bien que mal le dénouement tandis que j’étais attentive au processus <strong>de</strong> l’opération ? La salle <strong>de</strong>s<br />

ventes <strong>de</strong> l’Hôtel « The White Hart » était bondée. Je regardais chaque visage et en particulier chaque<br />

vêtement et chaque robe, tout signe d’opulence et fut ravie <strong>de</strong> n’en découvrir aucun. Mais alors, je<br />

pensais, ayant Léonard en ligne <strong>de</strong> mire : est-il conscient en assistant <strong>à</strong> ce spectacle qu’il n’a que huit<br />

cents Livres en poche ? Certaines <strong>de</strong> ces imposantes fermières doivent bien avoir <strong>de</strong>s rouleaux remplis<br />

<strong>de</strong> billets cachés dans leurs bas. La montée <strong>de</strong>s enchères commença. Quelqu’un offrit trois cents<br />

Livres… six cents furent atteintes, trop rapi<strong>de</strong>ment pour moi ». Après une offre <strong>de</strong> l’agent <strong>de</strong>s époux<br />

<strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> sept cents Livres, il y eut une pause dans <strong>la</strong> montée <strong>de</strong>s enchères, puis un appel du<br />

commissaire priseur. Le marteau tomba. Les époux <strong>Woolf</strong> étaient propriétaires <strong>de</strong> Monk’s House. Je<br />

vais gar<strong>de</strong>r l’extrait pour vous au cas où vous revenez un jour. J’ai aussi trouvé, <strong>à</strong> <strong>la</strong> librairie « Bow<br />

Windows », un petit magazine : le « bulletin <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> » <strong>de</strong> <strong>la</strong> « <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> Society » <strong>de</strong><br />

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Gran<strong>de</strong>-Bretagne, prési<strong>de</strong>nte Angelica Garnett. Peut-être pourriez- vous vous le procurer sur Internet ?<br />

Ange<strong>la</strong> ».<br />

L’on retrouve, dans le récit <strong>de</strong> cette vente aux enchères <strong>de</strong> l’Hôtel « The White Hart » <strong>à</strong> Lewes, un<br />

trait <strong>de</strong> personnalité qui caractérise <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : celui d’une gran<strong>de</strong> acuité pour l’observation. Elle<br />

radiographie littéralement l’assemblée, tous ses sens sont en éveil. Et puis, plus qu’un détail : <strong>les</strong><br />

époux <strong>Woolf</strong> confièrent <strong>la</strong> responsabilité d’enchérir pour l’acquisition <strong>de</strong> Monk’s House <strong>à</strong> l’agent<br />

immobilier qui leur vendit <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Lewes (Alfred Wycherley). <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> avait en effet, <strong>de</strong><br />

manière générale, un rapport distant <strong>à</strong> l’argent et n’était nullement apte <strong>à</strong> un tel exercice spécu<strong>la</strong>tif peu<br />

rassurant pour qui n’est pas du métier et surtout pour une personne comme elle. Léonard, assez<br />

curieusement pour l’homme pragmatique qu’il était, a semble-t-il ressenti l’exercice, l’épreuve, avec<br />

<strong>la</strong> même pu<strong>de</strong>ur : il va<strong>la</strong>it mieux <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce (et peut-être est-ce simplement une obligation<br />

légale comme en France pour le cas spécifique <strong>de</strong>s ventes aux enchères immobilières, ce qui<br />

expliquerait tout) confier cette tâche délicate <strong>à</strong> un professionnel...<br />

Hier soir, j’eus tout <strong>à</strong> coup une nouvelle idée. Le seul témoin <strong>de</strong> cette époque <strong>à</strong> avoir vu et parlé <strong>à</strong><br />

maintes reprises <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, <strong>à</strong> avoir été si proche d’elle, est Angelica Bell épouse Garnett, <strong>la</strong><br />

fille <strong>de</strong> Vanessa Bell (sœur <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>) et du peintre Duncan Grant qu’Ange<strong>la</strong> Wigg<strong>les</strong>worth a,<br />

par le passé, interviewé lorsqu’il était âgé. Angelica Bell a aujourd’hui quatre-vingt quatre ans pensaije.<br />

Je décidai alors, emporté par ce nouveau défi, <strong>de</strong> proposer <strong>à</strong> Ange<strong>la</strong> Wigg<strong>les</strong>worth d’interviewer<br />

Angelica Garnett : peut-être aura-t-elle une idée quant <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière d’y parvenir et donc <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

contacter, ou peut-être va-t-elle tout simplement m’en dissua<strong>de</strong>r, me dis-je. Je lui écrivis donc sans<br />

tar<strong>de</strong>r...<br />

Voici sa réponse, <strong>à</strong> <strong>la</strong> minute où je <strong>la</strong> lis : « je pense que le mieux que vous puissiez faire est <strong>de</strong> lui<br />

écrire directement <strong>à</strong> l’adresse suivante : (...) Dites-lui tout simplement ce que vous faites, parlez-lui en<br />

avec <strong>la</strong> même passion que celle que j’ai cru lire en vous et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z lui une interview. Je pense<br />

volontiers qu’elle sera ravie <strong>de</strong> vous recevoir. Ange<strong>la</strong> ». Le message est c<strong>la</strong>ir : elle sent sans<br />

équivoque que cette <strong>rencontre</strong> peut être l’occasion d’une singulière histoire humaine- c’est une<br />

nouvelle fabuleuse pour moi, je vis un véritable rêve dont l’intensité commence quelque peu <strong>à</strong> me<br />

dépasser. Chaque jour me gui<strong>de</strong> en insuff<strong>la</strong>nt en moi l’énergie nécessaire pour continuer mes<br />

recherches, dusse-je y passer plusieurs années encore. Je peine <strong>à</strong> réaliser pleinement <strong>la</strong> portée <strong>de</strong> cet<br />

événement : je vais peut-être <strong>rencontre</strong>r Angelica Bell, c’est un fait tellement incroyable...<br />

Je lui écrivis sans tar<strong>de</strong>r le 19 août 2003 en m’efforçant bien évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> traduire le mieux<br />

possible <strong>la</strong> trame émotionnelle <strong>de</strong> mon Aventure. Il me fal<strong>la</strong>it être convaincant, je savais que je n’aurai<br />

qu’une seule occasion d’écrire <strong>la</strong> lettre <strong>la</strong> plus importante <strong>à</strong> mes yeux, <strong>la</strong> plus surréaliste aussi <strong>de</strong> toute<br />

ma vie...<br />

Après avoir posté mon si précieux message, je comptais <strong>les</strong> jours : 20, 21, 22 août. La Poste m’avait<br />

affirmé que le dé<strong>la</strong>i <strong>de</strong> réception, pour l’Angleterre, était <strong>de</strong> trois <strong>à</strong> quatre jours maximum. Je<br />

ressentais très fort que quelque chose al<strong>la</strong>it se produire, je le savais et l’attendais...<br />

A onze heures quarante le 28 août, j’arrivai chez moi en trombe et découvris... J’avais reçu plusieurs<br />

lettres ce jour-l<strong>à</strong> et, au milieu <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières, l’une d'entre el<strong>les</strong> bondit <strong>à</strong> mes yeux, affranchie du sud<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> France (?) : le nom d’« Angelica Garnett » était inscrit au verso. Mon cœur tressaillit. Le miracle<br />

s’accomplissait comme je l’avais pressenti : mais que faisait-elle en France ?... La lettre avait été<br />

réexpédiée d’Angleterre vers <strong>la</strong> France, comme l’expliquera bien plus tard Angelica Bell (Garnett)<br />

dans <strong>la</strong> préface <strong>de</strong> ce livre. Elle y vit, tout simplement et s’exprime en français mieux que vous et<br />

moi. Voici <strong>la</strong> teneur <strong>de</strong> cette lettre :<br />

« 26 août 2003<br />

Mon cher monsieur,<br />

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Je viens <strong>de</strong> recevoir votre lettre et j’espère que ça ne vous choquera pas <strong>de</strong> vous rendre compte que<br />

j’habite <strong>la</strong> France. Mais je suis vieille et je ne bouge jamais <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison. Si votre enthousiasme pour<br />

ma tante est suffisamment puissant pour vous porter jusqu’ici, je serais très contente <strong>de</strong> vous voir.<br />

Mais peut-être est-ce plus éloigné <strong>de</strong> chez vous que l’Angleterre ? Je suis toujours l<strong>à</strong> et pourrais peutêtre<br />

vous être utile. Mon numéro <strong>de</strong> téléphone est : (...) Angelica Garnett ».<br />

Je fus tout d’abord sidéré par le niveau <strong>de</strong> son français et notamment par <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité <strong>de</strong> certains <strong>de</strong><br />

ses termes. Le jour même, je n’eus pas le courage <strong>de</strong> l’appeler, j’étais trop ému et avais peur <strong>de</strong> gâcher<br />

ce précieux sésame par un simple appel téléphonique qui risquait <strong>de</strong> réduire ou <strong>de</strong> dénaturer mon<br />

émotion, ou pire encore, je redoutais <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s choses qui eussent été mal dites ou mal interprétées.<br />

Je vou<strong>la</strong>is savourer mon p<strong>la</strong>isir (comme moi seul sais le faire dans ces moments-l<strong>à</strong>), me préparer <strong>à</strong> ce<br />

contact, mais me considérais sur le fil du rasoir : <strong>la</strong> préciosité <strong>de</strong> cet instant sonnait en moi comme un<br />

état <strong>de</strong> grâce. Je culpabilisai néanmoins <strong>de</strong> ne pas l’avoir appelée dès réception <strong>de</strong> sa lettre : attendaitelle<br />

une réponse <strong>de</strong> ma part avec <strong>la</strong> même impatience que j’éprouvais <strong>à</strong> attendre son courrier ? Je<br />

l’appe<strong>la</strong>i donc le len<strong>de</strong>main matin. J’eus alors au téléphone quelqu’un d’accessible avec qui<br />

j’échangeai <strong>de</strong>s propos détendus et ouverts. Evoquant tous <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s sujets d’ordre généraux, elle me<br />

dit <strong>à</strong> un moment cette phrase, <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois simple et pleine <strong>de</strong> sens, dont je me souviendrai toute ma vie :<br />

« il faudrait qu’on se donne tous <strong>la</strong> main et qu’on se groupe pour améliorer le sort commun ». Que<br />

pouvais-je faire d’autre que <strong>de</strong> corroborer ses propos qui sont, <strong>à</strong> mon sens, <strong>la</strong> clé <strong>de</strong> voûte <strong>de</strong> nos<br />

actuel<strong>les</strong> déconvenues : l’individualisme…<br />

De sa voix c<strong>la</strong>ire et douce, Angelica Garnett m’assura <strong>de</strong> son entière disponibilité <strong>à</strong> mon égard et me<br />

confirma être ravie <strong>de</strong> me <strong>rencontre</strong>r. Je lui proposai alors une date postérieure <strong>de</strong> huit jours- elle me<br />

rétorqua : « l’après-midi conviendra très bien. Disons <strong>à</strong> quatre heures, <strong>à</strong> l’heure du thé ». Je <strong>la</strong> saluai<br />

chaleureusement et lui certifiai que, quoi qu’il arrive, je serai chez elle le samedi 6 septembre <strong>à</strong> seize<br />

heures. (Et j’y fus, effectivement, <strong>à</strong> moins une minute, pour sonner <strong>à</strong> seize heures pile !)...<br />

Je passai le week-end entier enfermé chez moi <strong>à</strong> préparer <strong>les</strong> questions <strong>de</strong> <strong>la</strong> future interview, <strong>les</strong> relire<br />

plusieurs fois et <strong>les</strong> corriger, puis <strong>les</strong> reprendre encore et <strong>les</strong> refondre <strong>à</strong> nouveau. Quel p<strong>la</strong>isir, il me<br />

suffisait d’imaginer ce sur quoi je souhaitais être éc<strong>la</strong>iré pour savoir que Mme Garnett y répondrait :<br />

quel privilège et quel plus beau rêve pour écrire ce livre... De plus, comment canaliser un tel ren<strong>de</strong>zvous<br />

? Cette <strong>rencontre</strong>, d’avance m’envahissait et me submergeait : une singulière sensation me<br />

parcourait et me pénétrait. Un lien réel, précieux et inattendu venait <strong>à</strong> ma <strong>rencontre</strong>, entrant <strong>de</strong> p<strong>la</strong>in<br />

pied dans mon Aventure jusqu’ici toute intérieure. Angelica Bell vient <strong>de</strong> ce Temps, vient <strong>de</strong> cette<br />

Histoire dont je goûtais chaque détail avec passion <strong>de</strong>puis presque six mois. J’avais le sentiment que<br />

notre re<strong>la</strong>tion al<strong>la</strong>it être profon<strong>de</strong> et durable, qu’elle al<strong>la</strong>it être un grand moment d’humanité ;<br />

j’espérais être assez fort pour réfréner ma sensibilité <strong>à</strong> fleur <strong>de</strong> peau et mon émotivité légendaire.<br />

J’espérais être assez fin pour ne commettre aucune fausse note. J’espérais lui procurer <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong><br />

satisfaction <strong>à</strong> <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong> <strong>la</strong> gentil<strong>les</strong>se et du très grand honneur qu’elle me faisait. J’espérais ne pas<br />

b<strong>les</strong>ser sa sensibilité par une question malencontreuse : j’al<strong>la</strong>is arriver dans <strong>la</strong> vie d’une personne qui a<br />

son histoire, son univers que je ne pouvais prétendre si aisément connaître. J’avais peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> heurter<br />

et étais gêné d’entrer si vite dans ses souvenirs qu’elle semb<strong>la</strong>it néanmoins disposée <strong>à</strong> partager avec<br />

moi avec <strong>la</strong> plus profon<strong>de</strong> sincérité : quel respect lui <strong>de</strong>vais-je !...<br />

Je prévis tout pour que <strong>les</strong> événements se déroulent <strong>à</strong> merveille et ils al<strong>la</strong>ient se passer, m’étais-je dit,<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> plus belle manière tout simplement parce que cette Histoire était belle <strong>de</strong>puis son<br />

commencement…<br />

Ce voyage s’annonçait mémorable. « La Vie est un Joyau : elle peut réserver <strong>à</strong> tout instant <strong>les</strong> plus<br />

bel<strong>les</strong> surprises et <strong>les</strong> plus riches <strong>rencontre</strong>s, ses ressources sont infinies- son grand mystère est l<strong>à</strong> »,<br />

me répétais-je en savourant mon p<strong>la</strong>isir...<br />

La projection du film : « The Hours » avait révélé en moi <strong>de</strong> manière fortuite un bien étrange ren<strong>de</strong>zvous.<br />

Le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> cette romancière m’avait bouleversé d’une manière très intime comme <strong>les</strong> signes<br />

d’un rapprochement sensible et spirituel tout <strong>à</strong> fait évi<strong>de</strong>nt et fondamental. J’écrivais dès lors avec <strong>la</strong><br />

plus gran<strong>de</strong> passion et ma vie avait gagné en intensité. Je goûtais d’ailleurs le p<strong>la</strong>isir d’écrire et <strong>de</strong><br />

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construire mon propre livre en m’apercevant <strong>à</strong> ce titre <strong>de</strong> <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cet art- <strong>les</strong> possibilités sont<br />

infinies (comme pour tout art digne <strong>de</strong> ce nom). L’exercice tient d’une gran<strong>de</strong> complexité et d’une<br />

excitation qui n’ont pas leur pareil. Il se porte sur <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> et différentes approches que l’on<br />

n’aurait jamais i<strong>de</strong>ntifiées auparavant, <strong>de</strong> fond comme <strong>de</strong> forme et ce d’une manière active et<br />

permanente...<br />

Tout était prêt pour mon départ… (NB- ma charmante et charmeuse re<strong>la</strong>tion avec Ange<strong>la</strong><br />

Wigg<strong>les</strong>worth s’interrompit d’une manière naturelle dès le commencement <strong>de</strong> mes allers-retours : Le<br />

Havre-Forcalquier et c’est d’ailleurs Ange<strong>la</strong> qui me donna elle-même, par le contact qu’elle avait<br />

facilité entre Angelica Bell et moi, <strong>les</strong> moyens <strong>de</strong> cette envolée au sacrifice d’une re<strong>la</strong>tion qui nous<br />

semb<strong>la</strong>it exquise. Mais il me fal<strong>la</strong>it désormais me consacrer <strong>à</strong> Angelica Bell et <strong>la</strong> voir régulièrement,<br />

mon cœur et mon envie me le dictaient sans une ombre, mon immense tâche biographique aussi. Ce<br />

qui ne m’empêcha d’ailleurs pas <strong>de</strong> reprendre contact avec Ange<strong>la</strong> avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

courtoisies et beaucoup <strong>de</strong> sincérité et <strong>de</strong> reconnaissance).<br />

Mon histoire me porte (pour reprendre ses propres termes) <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>rencontre</strong> d’Angelica Bell. Jamais je<br />

n’aurais osé rêver, en sortant <strong>de</strong> <strong>la</strong> projection du film : « The Hours », que je <strong>rencontre</strong>rais cette petite<br />

fille, Angelica, que l’on voit dans le film aux côtés <strong>de</strong> sa tante, qu’elle me « rejoindrait » pour venir<br />

me parler. Depuis le commencement <strong>de</strong> mon aventure, <strong>de</strong>s liens se sont formés <strong>de</strong> manière inopinée,<br />

jalonnant chaque fois mon chemin comme pour m’encourager...<br />

Vendredi 5 septembre 2003<br />

Descendre une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> France en moins <strong>de</strong> trois heures est tout <strong>de</strong> même pratique et<br />

agréable. Me voici arrivé <strong>à</strong> Avignon. Depuis ma <strong>de</strong>rnière visite dans cette ville, quinze années se sont<br />

écoulées (c’était, je me souviens, <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> mon travail temporaire <strong>de</strong> projectionniste pour <strong>la</strong><br />

troupe anglo-américaine « Holiday on ice » : une féerie d’un autre type)... J’attends le car avec<br />

impatience. Pour arriver au but, certes, mais aussi pour goûter <strong>à</strong> un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> transport qui nécessitera<br />

<strong>de</strong>ux heures pour parcourir cent kilomètres, qui empruntera cette route <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> montagnes du<br />

Lubéron et, j’imagine, égrènera au fil <strong>de</strong> ce trajet chacun <strong>de</strong> ses petits vil<strong>la</strong>ges… C’est déj<strong>à</strong> le sud et<br />

son rythme <strong>de</strong> vie tranquille (et légendaire). Je viens <strong>de</strong> discuter vingt bonnes minutes avec le<br />

chauffeur, un homme du cru, bonasse, détendu mais avisé. Voil<strong>à</strong>, nous partons…<br />

La traversée d’Avignon (hors vieille ville) ne mérite aucun qualificatif. Ou plutôt oui : <strong>la</strong>i<strong>de</strong>ur...<br />

Nous nous enfonçons peu <strong>à</strong> peu dans <strong>de</strong> jolies montagnes <strong>de</strong> moyenne altitu<strong>de</strong>. Certes, <strong>la</strong> canicule <strong>de</strong><br />

cet été a <strong>la</strong>issé son empreinte, mais une survie naturelle gagne malgré tout...<br />

Lumière ! C’est un nom. Celui d’un petit vil<strong>la</strong>ge justement. Nous y entrons. Il pleut. L’atmosphère est<br />

saturée d’humidité, une fine bruine envahit <strong>les</strong> vallées. L’air est gris : lumière !!...<br />

Avec cette grisaille, <strong>la</strong> traversée <strong>de</strong>s reliefs offre un décor réellement captivant...<br />

Seize heures trente : me voici arrivé <strong>à</strong> Forcalquier ; <strong>la</strong> petite ville m’apparaît <strong>de</strong> suite accueil<strong>la</strong>nte et<br />

j’observe immédiatement un rappel au peintre havrais Raoul Dufy qui vécut ici <strong>les</strong> <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong><br />

sa vie et y mourut en mars 1953.<br />

L’hôtel est simple mais douillet. Une charmante petite p<strong>la</strong>ce et une rue commerçante renforcent mon<br />

sentiment d’un excellent accueil. Une cathédrale gothique, massive mais sobre, siège <strong>à</strong> l’intersection<br />

principale qui ouvre <strong>la</strong> voie vers <strong>la</strong> vieille ville- une très belle et impressionnante rosace <strong>de</strong> vitraux<br />

orne sa faça<strong>de</strong>, au-<strong>de</strong>ssus du porche d’entrée. J’ai <strong>de</strong> suite une excellente impression et mon séjour<br />

s’annonce vraiment sous <strong>les</strong> meilleurs auspices. J’entre dans le saint édifice. Un rai <strong>de</strong> soleil fusant <strong>à</strong><br />

travers <strong>la</strong> rosace projette sur le pilier central un prisme aux cent couleurs, dégradé <strong>de</strong> bleus et <strong>de</strong><br />

mauve, <strong>de</strong> jaunes, <strong>de</strong> rouges et <strong>de</strong> verts- un tableau impressionniste éphémère vient <strong>de</strong> se <strong>de</strong>ssiner. Un<br />

nuage passe... le soleil, imperturbable, a continué sa course : l’œuvre fugitive a pâli... puis disparu...<br />

78


Forcalquier est fait <strong>de</strong> petites rues étroites, typiques du sud, <strong>à</strong> fort cachet historique, esthétique et<br />

naturel. Il a plu toute <strong>la</strong> journée ; <strong>de</strong>s senteurs subti<strong>les</strong> chargées d’humidité virevoltent autour <strong>de</strong> moi<br />

et m’enivrent. Oui, c’est exactement cette sensation, el<strong>les</strong> sont grisantes, entêtantes, suaves et<br />

profondément positives dans mon esprit comme dans mon cœur. J’ai hâte <strong>de</strong> <strong>rencontre</strong>r Angelica et<br />

goûte en même temps chaque instant comme un moment choisi et maîtrisé, comme un doux sentiment<br />

pendant lequel le Temps s’arrête, me donnant l’occasion <strong>de</strong> savourer mon p<strong>la</strong>isir <strong>à</strong> venir et celui que je<br />

vis <strong>à</strong> me <strong>la</strong>isser porter <strong>à</strong> tout observer avec une curiosité avi<strong>de</strong>, comme d’innombrab<strong>les</strong> découvertes<br />

qui me sont données <strong>de</strong> vivre...<br />

La cité est paisible et <strong>la</strong> vieille ville <strong>de</strong> toute beauté. Ses ruel<strong>les</strong>, pavées <strong>de</strong> pierres, débouchent vers<br />

une petite p<strong>la</strong>ce et mènent toutes au même endroit : <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle, qui surplombe et sur <strong>la</strong>quelle, jadis,<br />

étaient érigés un château et l’église Saint-Mary. Majestueuse, simple mais saisissante, <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle fait<br />

face <strong>à</strong> toutes <strong>les</strong> vallées sur 360 <strong>de</strong>grés. Sa chapelle (Notre-Dame <strong>de</strong> Provence), mais aussi ses abords<br />

sont attirants et me fascinent au point <strong>de</strong> ne pouvoir <strong>à</strong> présent <strong>les</strong> quitter. Ses vieil<strong>les</strong> pierres forcent au<br />

silence. Un spectacle ressourçant s’offre <strong>à</strong> moi, paisible mais envoûtant. Le site est d’une extrême<br />

beauté- il émane <strong>de</strong> cette Cita<strong>de</strong>lle une atmosphère apaisante et protectrice…<br />

Je rentre <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> l’hôtel, <strong>de</strong>main est un grand jour. Pour autant, je ne peux sur mon chemin<br />

m’empêcher <strong>de</strong> découvrir <strong>la</strong> chapelle Saint-Pancrace perchée sur sa colline face <strong>à</strong> <strong>la</strong> Provence, baignée<br />

par <strong>la</strong> lumière du sud : une âme palpitante et discrète, sobrement élégante. Saint Pancrace, ici le Saint<br />

Patron <strong>de</strong> Forcalquier, <strong>à</strong> Londres, témoin <strong>de</strong> l’union <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> Stephen <strong>à</strong> Léonard <strong>Woolf</strong> le 10 août<br />

1912...<br />

Résolument, Forcalquier force l’impression d’un site <strong>à</strong> forte empreinte culturelle et historique<br />

dégageant une atmosphère humaine régénérante et détendue. En outre, Angelica Bell me confirmera <strong>la</strong><br />

présence dans <strong>la</strong> région <strong>de</strong> nombreux artistes : peintres, écrivains, musiciens et sculpteurs, mais aussi<br />

<strong>la</strong> tenue régulière <strong>de</strong> foires aux livres honorant <strong>la</strong> peinture et <strong>la</strong> littérature du mon<strong>de</strong> entier et <strong>de</strong><br />

nombreuses expositions <strong>de</strong> peinture dans <strong>les</strong> diverses petites galeries disséminées ci et l<strong>à</strong> au hasard <strong>de</strong>s<br />

ruel<strong>les</strong> ou dans <strong>les</strong> anciennes « caves <strong>à</strong> Lulu » <strong>de</strong>venues centre d’Art (municipal) « Boris Bojnev »<br />

(NB : Boris Bojnev était un peintre d’origine russe né <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin du XIX ème siècle qui vécut une<br />

trentaine d’années dans le sud <strong>de</strong> <strong>la</strong> France et décéda en 1969 <strong>à</strong> Mane, petite bourga<strong>de</strong> située <strong>à</strong><br />

quelques kilomètres <strong>de</strong> Forcalquier). Une étrange fibre artistique semble liée <strong>à</strong> cette petite bourga<strong>de</strong> et<br />

<strong>à</strong> ses environs ainsi qu’<strong>à</strong> ses habitants, atypiques pour certains d’entre eux et venus <strong>de</strong>s quatre coins<br />

du mon<strong>de</strong>, foncièrement et par goût attachés <strong>à</strong> ce lieu et <strong>à</strong> son atmosphère <strong>de</strong> qualité, gens <strong>de</strong> tous<br />

milieux et <strong>de</strong> toutes origines, riches ou mo<strong>de</strong>stes, réunis autour <strong>de</strong> valeurs humaines essentiel<strong>les</strong>. Pour<br />

exemple <strong>de</strong> richesse culturelle, le seul cinéma <strong>de</strong> Forcalquier est c<strong>la</strong>ssé « Art et Essai » et ses séances<br />

l’été en plein air réunissent toutes <strong>les</strong> générations (touristes comme autochtones). (Au fur et <strong>à</strong> mesure<br />

<strong>de</strong>s séjours que j’al<strong>la</strong>is entreprendre, cette sensation se transformera en évi<strong>de</strong>nce et, au hasard<br />

bienheureux <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> <strong>rencontre</strong>s ô combien enrichissantes, <strong>de</strong>s artistes d’origines très diverses me<br />

confirmeront leur impression d’un lieu unique et serein pour créer, <strong>à</strong> leurs sens comme il en existe<br />

nulle part ailleurs).<br />

Samedi 6 septembre<br />

Voici venue l’heure <strong>de</strong> vérité. Sitôt éveillé, mon cœur se serre. De crainte ? Non. De quoi alors ?<br />

D’émotion, elle me surpasse. Oui, j’ai peur, mais suis bien sûr follement excité par cet événement.<br />

L’interview est imminente. La matinée s’écoule entre l’hôtel, où je me repose avant cette intensité<br />

annoncée (et d’ailleurs moment pendant lequel je me transforme en ingénieur du son) et le petit<br />

déjeuner en terrasse sous <strong>les</strong> arbres <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du Bourguet (le soleil est radieux)... Des sons <strong>de</strong><br />

cloches tout <strong>à</strong> faits saisissants se propagent dans <strong>les</strong> ruel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieille ville et me gui<strong>de</strong>nt, comme un<br />

long fil sonore, vers le sommet <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle...... C’est un joueur <strong>de</strong> cloches (intégrées au majestueux<br />

édifice) qui tape <strong>de</strong> ses poings sur un c<strong>la</strong>vier, marte<strong>la</strong>nt <strong>à</strong> toutes volées cet étonnant instrument aux<br />

notes puissantes, assourdissantes et émouvantes- <strong>la</strong> mélodie, mêlée au charme singulier <strong>de</strong> ce<br />

sanctuaire, me tire <strong>les</strong> <strong>la</strong>rmes <strong>de</strong>s yeux...... Je m’évanouis trois cent cinquante ans plus tôt. Delft,<br />

79


1653- puis Amsterdam. Les sons, ceux <strong>de</strong>s carillons du nord <strong>à</strong> présent, se mêlent aux palettes <strong>de</strong>s<br />

grands Maîtres Jan Vermeer et Rembrandt Van Rijn. Je vois <strong>de</strong>s ruel<strong>les</strong> étroites, <strong>de</strong>s servantes aux<br />

coiffes b<strong>la</strong>nches, <strong>de</strong>s camelots et <strong>de</strong>s mendiants, j’entends <strong>les</strong> roues <strong>de</strong>s carrosses cliqueter d’un son<br />

sec sur <strong>les</strong> pavés sail<strong>la</strong>nts. Une gran<strong>de</strong> dame sort <strong>de</strong> l’un d’eux et s’engouffre dans une maison<br />

bourgeoise aux vitraux multicolores et comptoirs épicés. 1653... Peu <strong>à</strong> peu, <strong>la</strong> mélodie s’évapore,<br />

s’échappe <strong>de</strong>s rues <strong>de</strong> Delft pour revivre <strong>à</strong> présent au cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle : <strong>la</strong> brume s’est dissipée<br />

mais pas un son n’a changé...<br />

Je dois <strong>de</strong>scendre maintenant...... Il est quinze heures dix, j’achète <strong>de</strong>s fleurs…<br />

P<strong>la</strong>n en main, j’arpente <strong>à</strong> nouveau <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> rues qui montent vers <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle et découvre, le cœur<br />

serré, le chemin menant <strong>à</strong> <strong>la</strong> prestigieuse adresse. Mon cœur palpite <strong>de</strong> plus en plus fort, je vis <strong>de</strong>s<br />

moments d’Eternité. Les rues baignent <strong>de</strong> soleil. Il est quinze heures vingt <strong>à</strong> présent- je marche<br />

doucement. J’ai décidé (je le confirme) <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> seule conversation qu’Angelica Garnett et moi avons<br />

eue, <strong>de</strong> sonner <strong>à</strong> sa porte <strong>à</strong> seize heures pile et <strong>les</strong> choses se dérouleront comme dit. Après avoir<br />

traversé <strong>la</strong> France et m’être, selon ses propres termes, porté jusqu’<strong>à</strong> elle, <strong>la</strong> ponctualité sera <strong>la</strong> garante<br />

du respect. Angelica Garnett m’a donné un précieux ren<strong>de</strong>z-vous, marque d’une gran<strong>de</strong> confiance, il<br />

m’appartient donc d’être <strong>à</strong> l’heure- <strong>la</strong> finesse sera <strong>de</strong> rigueur entre nous, nous nous sommes semble-til<br />

contactés sur cette base...<br />

Il est quinze heures cinquante et je viens <strong>de</strong> découvrir sa maison. Trente secon<strong>de</strong>s avant j’ai aperçu, en<br />

regardant vers le sommet <strong>de</strong> Forcalquier, <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle dresser son dôme, une Vierge dorée pointée vers<br />

le ciel, bril<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> tous ses feux. La maison d’Angelica Garnett, me dis-je, est bien gardée et, <strong>de</strong> scruter<br />

<strong>les</strong> hauteurs, avec ferveur, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> <strong>la</strong> protéger…<br />

J’attends, assis sur un petit banc en bois tout au bout <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue, il n’est pas encore l’heure. A présent,<br />

une pression perceptible s’installe, mêlée d’intense bonheur et d’angoisse. Je suis serein mais ému.<br />

Soudain, le vent se lève... Il est seize heures moins sept : il me faut trois minutes pour arriver jusqu’<strong>à</strong><br />

sa porte. Mon cœur se serre <strong>à</strong> mesure que <strong>la</strong> <strong>rencontre</strong> se concrétise. Je me souviendrai <strong>à</strong> vie <strong>de</strong> ces<br />

moments, ils sont gravés pour toujours. J’y vais maintenant…... J’arrive....... Moins quinze<br />

secon<strong>de</strong>s… Moins quatre… Moins <strong>de</strong>ux… Je sonne... J’attends........ Une minute vient <strong>de</strong> s’écouler-<br />

toujours aucun bruit... Une minute vingt secon<strong>de</strong>s… enfin, j’entends quelqu’un <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> porte, elle<br />

s’ouvre...<br />

Je <strong>rencontre</strong> une dame, âgée certes, mais gran<strong>de</strong> et très jolie, distinguée : ses beaux yeux bleus me<br />

transpercent, son visage est rayonnant. Elle semble douce, mais est impressionnante. Le Temps<br />

s’efface : elle est, <strong>de</strong>vant moi... Ce moment est in<strong>de</strong>scriptible…<br />

Une chau<strong>de</strong> atmosphère se dégage <strong>de</strong> sa maison : tout semble ici palpiter <strong>à</strong> l’unisson <strong>de</strong> l’Art, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Culture et du raffinement. Elle m’accueille avec une gran<strong>de</strong> gentil<strong>les</strong>se. Nous nous approchons (au<br />

sens littéral) et elle me prie alors <strong>de</strong> m’asseoir au salon. Nous buvons une tasse <strong>de</strong> thé ; je me sens<br />

bien et tout se passe <strong>à</strong> merveille. Je n’ose bouger, tout <strong>de</strong> même, conscient <strong>de</strong> <strong>la</strong> préciosité <strong>de</strong> cet<br />

instant. Mais elle me rassure, sans même avoir <strong>à</strong> parler : sa présence rassure... Nous discutons tous<br />

<strong>de</strong>ux <strong>à</strong> présent. La conversation est détendue et posée. Je suis <strong>à</strong> l’aise maintenant, mais je tiens <strong>à</strong> ce<br />

que <strong>les</strong> choses se fassent avec tact, douceur et respect bien évi<strong>de</strong>mment. Je <strong>la</strong> remercie <strong>de</strong> m’avoir<br />

accordé l’interview <strong>à</strong> venir et lui en parle comme d’un grand honneur qu’elle me fait auquel je suis<br />

très sensible (j’avais misé sur l’impact <strong>de</strong> ma lettre et sur le fait qu’Angelica Bell y décèlerait mon<br />

émotion- je craignais un refus sans pour autant vraiment le redouter). Elle me répond alors, sans<br />

équivoque : « on peut toujours refuser une interview »…<br />

Je lui parle ensuite <strong>de</strong> mes difficultés <strong>de</strong> jeune auteur. L<strong>à</strong> encore, elle me rassure. Je lui dis :<br />

- « j’ai parfois beaucoup <strong>de</strong> mal <strong>à</strong> structurer mes écrits qui découlent du flux anarchique <strong>de</strong> mes<br />

pensées et ressentis,<br />

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- c’est ainsi que je fais moi-même et c’est ainsi qu’il faut faire- <strong>la</strong>isser divaguer son inspiration et<br />

structurer par <strong>la</strong> suite » me répond-elle,<br />

- « oui mais, parfois aussi, je me sens dépassé par le niveau <strong>de</strong> cette histoire, j’ai peur <strong>de</strong> ne pas être <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> hauteur- j’écris sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> guidé par mes sentiments sans pour autant être un éminent<br />

spécialiste,<br />

- écrivez comme vous le faites, avec votre cœur et votre esprit » me rétorque-t-elle... « Vous savez,<br />

tout a été écrit sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, <strong>de</strong> nombreux chercheurs ont travaillé et écrit en <strong>la</strong> matière. Vous<br />

avez raison <strong>de</strong> raconter votre propre histoire, c’est le seul moyen et aussi <strong>la</strong> plus belle façon <strong>de</strong> le faire.<br />

Vous avez quarante ans, c’est également le plus bel âge pour écrire,<br />

- encore une chose que j’aimerais, en ce domaine, vous soumettre Mme Garnett. Parfois, en me<br />

relisant, j’ai le sentiment décourageant d’avoir été médiocre et constate, en ces moments, <strong>la</strong> fugacité<br />

<strong>de</strong> l’intensité <strong>de</strong>s mots et par l<strong>à</strong>-même l’extrême difficulté <strong>de</strong> cet art <strong>à</strong> fixer l’émotion <strong>à</strong> son niveau<br />

initial. J’ai, en ces moments, une piètre idée <strong>de</strong> mes qualités littéraires et ressens alors un sentiment <strong>de</strong><br />

défaite, l’envie <strong>de</strong> baisser <strong>les</strong> bras, car je doute <strong>de</strong> mes termes, <strong>de</strong> mon style,<br />

- c’est un phénomène très connu M. <strong>Legouis</strong>. Tous <strong>les</strong> écrivains ressentent ce que vous ressentez, <strong>à</strong> un<br />

moment ou <strong>à</strong> un autre... Même <strong>les</strong> plus grands génies comme <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> se relisaient et se<br />

corrigeaient <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> fois et on ne lit jamais d’eux leur premier jet. Si vous ne doutiez pas <strong>de</strong> vos<br />

écrits, ce<strong>la</strong> signifierait que vous êtes sûr <strong>de</strong> vous et donc insensible »...<br />

Comment pouvait-elle me rassurer aussi profondément ? (Angelica Bell s’avérera ainsi au fil <strong>de</strong> notre<br />

re<strong>la</strong>tion, m’encourageant en tous temps et avec sincérité pour mon ouvrage comme dans ma vie).<br />

Elle me parle ensuite brièvement <strong>de</strong> son parcours après s’être séparée <strong>de</strong> son mari il y a plus <strong>de</strong> vingt<br />

ans et avoir décidé ensuite <strong>de</strong> s’installer en France, point <strong>de</strong> départ pour elle d’une nouvelle existence.<br />

Elle vint <strong>à</strong> terme s’établir <strong>à</strong> Forcalquier après avoir acquis une propriété totalement isolée au pied <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

montagne <strong>de</strong> Lure, <strong>à</strong> Ong<strong>les</strong>. Elle n’avait alors pas l’eau courante, élément vital dans cette région et<br />

al<strong>la</strong>it tous <strong>les</strong> jours puiser <strong>à</strong> <strong>de</strong>ux kilomètres le précieux liqui<strong>de</strong>.<br />

La conversation avec elle est délicieuse Le temps passe vite :<br />

- « au fait, vous ne me posez aucune question sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ? » me dit-elle soudainement. Je lui<br />

dis que l’on peut considérer ma visite d’aujourd’hui comme une courte entrevue et lui affirme être<br />

présent encore pour <strong>de</strong>ux jours et avoir ainsi tout notre temps pour organiser cette interview<br />

tranquillement et posément. Angelica Garnett et moi sommes définitivement détendus <strong>à</strong> présent et je<br />

sens que le contact passe bien entre nous. L’ambiance chaleureuse du lieu participe aussi pleinement<br />

au bien-être <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation. Il est dix-huit heures vingt et nous avons bien discuté tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux.<br />

Angelica Garnett me donne ren<strong>de</strong>z-vous pour le len<strong>de</strong>main, neuf heures. Elle se lève très tôt tous <strong>les</strong><br />

jours aux alentours <strong>de</strong> six heures et <strong>de</strong>mie pour vivre pleinement sa matinée, se reposer ensuite et<br />

« revenir alors <strong>à</strong> <strong>la</strong> Vie » (selon ses propres termes). Ses horaires précis sont garants d’équilibre pour<br />

elle et je compte, en outre, ne <strong>les</strong> troubler en aucune manière. Nous nous quittons <strong>à</strong> présent et je pars<br />

avec un sincère sentiment <strong>de</strong> bien-être, <strong>de</strong> <strong>rencontre</strong> accomplie et surtout bien accomplie. Je savoure<br />

ma soirée <strong>à</strong> l’hôtel, en rêvant...<br />

Dimanche 7 septembre<br />

Il est huit heures. Le soleil est aujourd’hui encore au ren<strong>de</strong>z-vous. La petite p<strong>la</strong>ce centrale est fraîche<br />

mais lumineuse et mon interview est définitivement prête...... Il est huit heures quarante-cinq et j’ai<br />

hâte <strong>de</strong> <strong>la</strong> revoir... J’arpente cette fois-ci <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> rues encore endormies avec un rythme soutenu et<br />

résolu : pas un son, juste le bruit <strong>de</strong> mes pas sur le pavage sail<strong>la</strong>nt. L’ambiance est feutrée, le soleil<br />

commence <strong>à</strong> tiédir <strong>la</strong> ville. J’arrive chez Angelica Garnett. Elle est rayonnante et me félicite pour ma<br />

ponctualité. Je suis un peu stressé quant <strong>à</strong> <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> l’interview, le micro est imposant : a-t-elle<br />

l’habitu<strong>de</strong>, sera-t-elle décontractée, je ne suis pas journaliste <strong>de</strong> métier, le son sera-t-il bon ? etc, etc...<br />

Je sais n’avoir aucun droit <strong>à</strong> l’erreur, elle ne répondra qu’une seule fois <strong>à</strong> ces questions et le fera avec<br />

tout son cœur : <strong>la</strong> technique doit être mon alliée et ne doit pas défaillir.<br />

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Comme <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> notre <strong>rencontre</strong> Angelica est calme, elle me rassure et ne cesse <strong>de</strong> le faire<br />

avec gentil<strong>les</strong>se et gran<strong>de</strong> finesse aussi. Voil<strong>à</strong>, nous sommes installés, tout est prêt, l’interview<br />

commence :<br />

- « Bon alors, on va commencer Mme Garnett, tranquillement,<br />

- C’est ce<strong>la</strong>, tranquillement,<br />

- Je vou<strong>la</strong>is vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, Mme Garnett, quelle re<strong>la</strong>tion aviez-vous avec <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, comment<br />

était-elle et comment <strong>la</strong> ressentiez-vous : quel était son comportement ?<br />

- Oui, on parle alors <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux aspects… mais je peux dire que, comme tante, elle ne <strong>la</strong>issait rien <strong>à</strong><br />

désirer, elle était mon idéal <strong>de</strong> tante et, elle faisait beaucoup... elle entrait dans mes intérêts et je<br />

n’étais, malheureusement, pas très intéressante, mais, quand même, elle entrait dans mes intérêts<br />

et... du fait qu’elle ne <strong>les</strong> trouvait pas, elle-même, très intéressants, elle inventait <strong>de</strong>s jeux auxquels<br />

on pouvait jouer, <strong>de</strong>s histoires, je ne sais pas, toute une atmosphère... <strong>de</strong> choses... pas exactement<br />

<strong>de</strong>s Contes <strong>de</strong> Fées, mais un peu <strong>de</strong> cette espèce et elle m’appe<strong>la</strong>it par un nom : Pixerina... ça ne<br />

veut rien dire en français, mais Pixy, c’est une espèce <strong>de</strong> Fée et… je n’avais que <strong>de</strong>s bonnes<br />

re<strong>la</strong>tions avec elle et elle était, jusqu’<strong>à</strong> un certain point, maternelle... je crois qu’elle était au mieux<br />

avec moi quand ma mère s’en al<strong>la</strong>it, parce que... enfin... une ou <strong>de</strong>ux fois ma mère s’est absentée<br />

pour aller en vacances en Italie et alors elle a <strong>la</strong>issé, dans l’ombre, <strong>Virginia</strong> prendre sa p<strong>la</strong>ce... et<br />

<strong>Virginia</strong> a fait ça très bien... et Léonard aussi (NB : lorsque Angelica Garnett évoque le fait que<br />

ses centres d’intérêts en tant que petite fille n’étaient pas outre mesure intéressants pour sa tante,<br />

il faut alors lire en ces termes que <strong>la</strong> fantaisie d’Angelica n’atteignait bien évi<strong>de</strong>mment pas le<br />

niveau d’intensité et <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et que cette <strong>de</strong>rnière s’adaptait alors <strong>à</strong> sa<br />

nièce avec le plus grand p<strong>la</strong>isir et <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> chaleur),<br />

- Cette re<strong>la</strong>tion privilégiée avec votre tante était-elle inhérente <strong>à</strong> l’époque ou avez-vous gardé <strong>les</strong><br />

mêmes re<strong>la</strong>tions avec <strong>Virginia</strong> quand vous avez grandi- vos rapports avec elle ont-ils évolué au fil<br />

du Temps et est-elle alors restée aussi proche <strong>de</strong> vous ?<br />

- Eh bien, <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion changeait avec l’âge... parce que moi, j’avais plus <strong>de</strong> connaissances, je <strong>de</strong>venais<br />

plus intelligente, alors elle changeait... le rôle qu’elle jouait n’était plus le même et je crois qu’elle<br />

désapprouvait un peu...... tout le mon<strong>de</strong> savait qu’elle avait ce grand regret <strong>de</strong> ne pas être allée <strong>à</strong><br />

l’université et alors, elle vou<strong>la</strong>it que moi j’y aille, que je fasse quelque chose d’intellectuel, que je<br />

fleurisse <strong>de</strong> cette façon, mais je ne le faisais pas, ça n’était pas du tout mon style... en ce<strong>la</strong>, je l’ai<br />

déçue, mais… est-ce que je peux continuer ainsi ? (« Oui, bien sûr »)… Bon, alors… maintenant,<br />

ça <strong>de</strong>vient plus compliqué parce que <strong>Virginia</strong> commençait <strong>à</strong> avoir <strong>de</strong> l’argent et elle était très<br />

généreuse... elle nous en a donné un peu... elle s’est faite donatrice d’une allocation pour moi<br />

(« an allowance »), une certaine somme d’argent, régulièrement, chaque trimestre... mais (sourire)<br />

puisqu’elle n’était pas une femme pratique, même si c’était elle qui avait gagné l’argent, c’était<br />

Léonard qui se chargeait <strong>de</strong>s choses concrètes comme ce<strong>la</strong>... alors c’était lui qui <strong>de</strong>vait me donner<br />

le chèque et... c’était vraiment difficile... il semb<strong>la</strong>it n’être jamais préparé <strong>à</strong> faire ça (sourire<br />

prononcé)... ça n’était pas simplement une question <strong>de</strong> mettre <strong>la</strong> main dans sa poche, <strong>de</strong> sortir une<br />

enveloppe et <strong>de</strong> me <strong>la</strong> donner, non... il <strong>de</strong>vait… sortir plutôt ses lunettes et un stylo… puis son<br />

chéquier... et, avec sa main qui tremb<strong>la</strong>it toujours, il rédigeait le chèque... il n’était jamais sûr <strong>de</strong><br />

son montant et il fal<strong>la</strong>it alors <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> et… voil<strong>à</strong>, ça <strong>de</strong>venait toute une affaire<br />

compliquée et moi (elle rit) je tremb<strong>la</strong>is <strong>à</strong> côté,<br />

- Quels rapports <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> avaient-ils avec l’argent ?<br />

- <strong>Virginia</strong> s’en foutait, mais Léonard avait une re<strong>la</strong>tion très étroite avec l’argent, il vou<strong>la</strong>it que tout soit<br />

exact et moi... j’étais plutôt du côté <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>... je n’avais pas été éduquée <strong>à</strong> penser <strong>à</strong> l’argent, du<br />

tout... et ma mère Vanessa se sentait un peu honteuse par rapport <strong>à</strong> ce<strong>la</strong>...alors, finalement, quand<br />

j’eus dix-sept ans, elle m’a appris comment on <strong>de</strong>vait écrire un chèque, mais ça n’était pas assez<br />

<strong>de</strong> me l’apprendre, ça <strong>de</strong>vait aller beaucoup plus profondément... et elle n’a pas vraiment réussi <strong>à</strong><br />

changer mon attitu<strong>de</strong>,<br />

- Ce n’était pas sa priorité,<br />

- Non (rires : elle et moi),<br />

- Le comportement <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> votre égard était donc très doux ?<br />

- Oui, elle était gentille, pas difficile du tout, mais… comment dirais-je... pour moi c’était tout naturel,<br />

parce que <strong>la</strong> même chose était vraie <strong>de</strong> Vanessa aussi, c’est qu’elle venait <strong>de</strong> l’autre siècle n’est-<br />

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ce pas... mais avec <strong>Virginia</strong>, le cerveau prenait le <strong>de</strong>ssus, elle était très intellectuelle... elle était<br />

mince et elle restait toujours très belle... elle avait beaucoup <strong>de</strong> sympathie pour <strong>les</strong> gens qui<br />

savaient faire <strong>de</strong>s choses- elle fabriquait le pain par exemple, <strong>les</strong> choses comme ça.... mais, <strong>les</strong><br />

grands p<strong>la</strong>isirs dans <strong>la</strong> Vie étaient pour elle <strong>les</strong> conversations... et même avec moi, enfin<br />

naturellement, aussi avec T.S Eliot (poète et grand ami du couple <strong>Woolf</strong>), ou d’autres écrivains...<br />

<strong>de</strong>s amis ou d’anciens amis... enfin tout Bloomsbury, ce groupe d’amis qui continuaient <strong>à</strong> se voir,<br />

ils se connaissaient très bien... en ce<strong>la</strong>, il y avait beaucoup d’intimité et <strong>Virginia</strong> avait une<br />

approche très personnelle, elle était très formelle par rapport aux idées mo<strong>de</strong>rnes- maintenant, si<br />

elle était ici, elle semblerait impossible... mais, <strong>à</strong> ce moment- l<strong>à</strong>, elle plongeait rapi<strong>de</strong>ment dans<br />

l’intimité <strong>de</strong>s gens, autrement <strong>la</strong> Vie n’avait pas d’intérêt pour elle si ils ne disaient pas <strong>la</strong> vérité...<br />

<strong>la</strong> vérité intime,<br />

- Oui, vous parlez <strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong> cœur et d’esprit, <strong>de</strong> <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s individus ?<br />

- Oui, c’est ce<strong>la</strong> qui l’intéressait,<br />

- Vous avez évoqué hier, pour <strong>la</strong> qualifier, le terme « self-conscious » : que voulez-vous signifier ?<br />

- Eh bien…c’est <strong>de</strong> ne pas pouvoir oublier ce que l’on est, comme si en tous temps on se voyait dans<br />

un miroir... comme <strong>les</strong> autres personnes peuvent vous voir, en supposant qu’il y ait <strong>de</strong>s gens <strong>à</strong><br />

vous regar<strong>de</strong>r et c’est pour cette raison que le mot « self » est mis en évi<strong>de</strong>nce... et <strong>Virginia</strong> ne<br />

pouvait pas l’oublier,<br />

- Son « moi » ?<br />

- Oui, oui… c’est rare, vraiment, il n’y a que très peu <strong>de</strong> gens qui ne le sont pas... <strong>les</strong> gens qui écrivent<br />

beaucoup sont presque toujours « self-conscious », il n’y a que <strong>de</strong> rares personnes qui y dérogent<br />

et voil<strong>à</strong> pourquoi je crois que ces <strong>de</strong>rniers ont <strong>de</strong> grands succès… je viens <strong>de</strong> lire, il n’y a pas<br />

longtemps, ce livre <strong>de</strong> Emilie Car<strong>les</strong>..... elle n’est pas « self-conscious », du tout... alors c’est<br />

réfléchissant (chaleureux et ouvert, en opposition <strong>à</strong> <strong>la</strong> tendance formelle introvertie)... mais on<br />

comprend bien que quelqu’un comme <strong>Virginia</strong> ne pouvait pas s’oublier... et puis ça nous apportait<br />

beaucoup, sans ce<strong>la</strong> ses livres n’existeraient pas,<br />

(NB : Emilie Car<strong>les</strong> fut institutrice dans le sud <strong>de</strong> <strong>la</strong> France entre 1923 et 1962. Elle n’écrivit que<br />

ses Mémoires, qu’elle publia en 1978, mais el<strong>les</strong> obtinrent un gros succès, notamment auprès<br />

d’Angelica- il s’agit <strong>de</strong> : "Une soupe aux herbes sauvages". En sachant qu’elle n’était pas un<br />

écrivain professionnel et que ce fut le livre <strong>de</strong> sa vie, l’on comprend aisément qu’elle ne fut pas<br />

formelle, c'est-<strong>à</strong>-dire « self-conscious », me précisa Angelica).<br />

- Avez-vous <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> moments précis passés avec <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> qui auraient pu vous<br />

marquer particulièrement ?<br />

- Sûrement, j’en ai…... mais je trouve toujours difficile <strong>de</strong> me souvenir <strong>de</strong> choses concrètes comme<br />

ce<strong>la</strong>,<br />

- Discutiez-vous parfois <strong>de</strong> littérature avec <strong>Virginia</strong> ?<br />

- Eh bien... je crois que oui, car elle m’a donné <strong>de</strong>s livres <strong>à</strong> lire et, sûrement, on a dû discuter toutes <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>ux, mais je ne m’en souviens pas précisément... oui, elle m’a donné, par exemple, un livre <strong>de</strong><br />

D.H. Lawrence (écrivain ang<strong>la</strong>is et ami du Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury) : « Sons and lovers » (roman<br />

publié en 1913)... c’était le premier ouvrage <strong>de</strong> Lawrence que je lisais et elle a très bien jugé que<br />

le moment était arrivé... il y eut sûrement d’autres livres, mais je ne me rappelle pas bien en ce<br />

moment… elle était très éveillée, très consciente <strong>de</strong> ce qui se passait... enfin, même avec d’autres<br />

gens, parce que moi, je n’étais pas <strong>la</strong> seule nièce, elle avait <strong>de</strong>ux autres nièces, <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

son frère Adrian et puis elle avait <strong>de</strong>ux neveux, Julian et Quentin, mes <strong>de</strong>mi-frères, mais… je<br />

crois que j’étais <strong>la</strong> favorite simplement parce que j’étais <strong>la</strong> seule fille <strong>de</strong> sa sœur,<br />

- Vous avez donc eu un rapport privilégié avec elle ?<br />

- Oui, très proche et je <strong>la</strong> voyais très souvent... elle venait prendre le thé <strong>à</strong> Londres quand j’étais petite,<br />

elle venait chez nous une fois par semaine au moins et nous allions chez elle prendre le thé<br />

aussi.... enfin, chaque semaine il y avait une visite alternée,<br />

- C’était l’époque où elle habitait Tavistock Square ?<br />

- Elle était… <strong>à</strong> Tavistock Square <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong>, oui,<br />

- A votre sens, quel est l’ouvrage le plus puissant, le plus intense <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ? Je sais qu’il est<br />

délicat <strong>de</strong> répondre <strong>à</strong> cette question, car même Léonard a eu <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> difficulté <strong>à</strong> se<br />

positionner en <strong>la</strong> matière, disant souvent, pour chacun <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> : « c’est <strong>de</strong> loin le<br />

meilleur <strong>de</strong> tous, c’est son chef-d’Œuvre »... et l’on a alors un peu l’impression que l’Œuvre <strong>de</strong><br />

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<strong>Virginia</strong> est jalonnée <strong>de</strong> plusieurs grands livres et qu’il est bien difficile <strong>de</strong> <strong>les</strong> hiérarchiser dans<br />

leur intensité, qu’en pensez-vous ?<br />

- Oui, <strong>Virginia</strong> avait besoin que Léonard lui dise ce<strong>la</strong> aussi... il lui disait parce qu’elle écrivait et qu’il<br />

était <strong>la</strong> première personne <strong>à</strong> qui elle montrait le résultat, n’est ce pas... elle lui donnait le manuscrit<br />

<strong>à</strong> lire et puis elle attendait dans sa chambre <strong>de</strong> savoir ce qu’il en pensait (elle rit)... elle était très<br />

nerveuse et alors, chaque fois, il essayait <strong>de</strong> dire qu’il aimait... et c’est vrai qu’il aimait, alors il<br />

n’y avait pas vraiment <strong>de</strong> difficultés... mais il n’était pas « re<strong>la</strong>xed » (rire),<br />

- Léonard avait donc en quelque sorte un « rôle » <strong>de</strong> juge, mais vous, quel est votre point <strong>de</strong> vue sur<br />

l’Œuvre <strong>de</strong> votre tante ?<br />

- Oui... eh bien, moi... j’étais trop jeune pour lire, c’est-<strong>à</strong>-dire que souvent, je ne lisais pas ses livres<br />

quand ils paraissaient et... je me rappelle bien que je n’aimais pas du tout ses romans en général....<br />

j’aimais <strong>les</strong> romans, mais pas <strong>les</strong> siens... j’aimais beaucoup plus ses essais et <strong>les</strong> petits artic<strong>les</strong><br />

qu’elle publiait dans <strong>les</strong> journaux... enfin, son esprit critique... il m’a toujours fascinée et je <strong>la</strong><br />

trouvais alors beaucoup plus facile <strong>à</strong> lire... ça m’a pris <strong>de</strong>s années <strong>à</strong> apprécier ses romans... donc,<br />

je n’ai jamais eu aucune conversation avec elle <strong>à</strong> leur sujet,<br />

- Et <strong>de</strong>puis, vous <strong>les</strong> avez lus ses romans j’imagine ? (« oui, <strong>de</strong>puis, oui ») Y en a-t-il un qui vous ait,<br />

plus que <strong>les</strong> autres, fortement impressionnée ?<br />

- Eh bien... je <strong>les</strong> trouve tous très différents, c’est donc difficile <strong>de</strong> <strong>les</strong> comparer… je <strong>les</strong> aime tous...<br />

mais j’aime beaucoup <strong>les</strong> « Waves » (« Les Vagues »)... mais j’aime aussi, oui... chacun d’entre<br />

eux... je <strong>les</strong> aime <strong>à</strong> présent beaucoup... et si elle était ici, maintenant, je discuterais volontiers avec<br />

elle, mais… peut-être : « To the Light House » (« La promena<strong>de</strong> au Phare »), que je considère<br />

comme un chef-d’Œuvre… celui que j’aime le moins, c’est : « Or<strong>la</strong>ndo »… j’aime beaucoup le<br />

second… j’aime le premier, enfin, oui...... je…<br />

- Vous <strong>les</strong> aimez tous mais pour <strong>de</strong>s raisons différentes ?<br />

- Oui,<br />

- Y a-t-il <strong>de</strong>s auteurs que vous affectionnez tout particulièrement, lisez-vous <strong>de</strong> préférence <strong>de</strong>s auteurs<br />

ang<strong>la</strong>is ou lisez-vous également en français ?<br />

- Oui, je lis en français <strong>de</strong>puis l’âge <strong>de</strong> dix-sept ans... mais j’ai toujours été très conservatrice et je le<br />

suis encore je crois... j’aimais beaucoup Jane Austen (romancière ang<strong>la</strong>ise / 1775 -1817), <strong>les</strong><br />

sœurs Brontë (NB : Charlotte, Emily et Anne Brontë étaient trois sœurs poétesses et romancières<br />

britanniques du XIX ème siècle dont <strong>les</strong> œuvres comptent parmi <strong>les</strong> fleurons <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature<br />

ang<strong>la</strong>ise c<strong>la</strong>ssique).... j’aimais toute <strong>la</strong> littérature du XIX ème siècle, ang<strong>la</strong>ise et française... russe<br />

aussi... je ne connaissais pas beaucoup <strong>la</strong> littérature alleman<strong>de</strong> et je suis encore <strong>de</strong> nos jours assez<br />

ignorante en <strong>la</strong> matière,<br />

- <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> a-t-elle, dans votre construction personnelle, influencé beaucoup votre vie, vous a-telle<br />

fortement impressionnée ?<br />

- Non, je ne crois pas... je crois qu’elle l’aurait fait si elle avait survécu...mais nous n’étions pas<br />

arrivées <strong>à</strong> ce moment <strong>de</strong> complicité,<br />

- Vous étiez jeune,<br />

- J’avais vingt et un ans <strong>de</strong>ux ans avant sa disparition.... mais c’était un vingt et un ans qui,<br />

aujourd’hui... enfin.... j’étais beaucoup plus jeune d’esprit que <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s jeunes gens<br />

maintenant,<br />

- C’est l’époque qui a changé,<br />

- C’est l’époque, certes, mais c’est surtout dû <strong>à</strong> <strong>la</strong> façon dont j’avais été élevée... c’est que ma mère<br />

n’approuvait pas l’éducation, elle croyait que c’était bien <strong>de</strong> ne pas être éduquée... et alors, ça m’a<br />

créé toutes sortes <strong>de</strong> problèmes... une barrière entre moi et <strong>la</strong> société... c’est dommage, j’ai un peu<br />

eu <strong>les</strong> mêmes difficultés que <strong>Virginia</strong>, vraiment,<br />

- Il est tout <strong>de</strong> même curieux que votre mère qui, comme <strong>Virginia</strong>, avait souffert dans son enfance <strong>de</strong><br />

ne pas avoir été sco<strong>la</strong>risée, ait pu par <strong>la</strong> suite dénier toute utilité <strong>à</strong> l’éducation ?<br />

- Non, parce qu’elle était vouée, qu’elle s’était donnée <strong>à</strong> <strong>la</strong> peinture et qu’on n’a pas vraiment besoin,<br />

dans ce domaine, d’avoir beaucoup <strong>de</strong> connaissances,<br />

- Avez- vous le souvenir d’une discussion profon<strong>de</strong> avec <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ? Vous avez le droit <strong>de</strong> juger<br />

une question trop intime et alors <strong>de</strong> ne pas y répondre si vous le souhaitez,<br />

- Non non, je n’ai pas envie, mais… c’est extrêmement subtil... je crois que tout le mon<strong>de</strong> dans <strong>la</strong><br />

famille trouvait difficile <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s choses profon<strong>de</strong>s... et <strong>Virginia</strong> était celle avec qui j’aurais<br />

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pu avoir une conversation... peut-être... si j’avais été <strong>de</strong>ux ou trois ans plus âgée... enfin, si elle<br />

avait survécu, on aurait pu avoir <strong>de</strong>s conversations, mais dans <strong>les</strong> faits ça n’a jamais eu lieu,<br />

- Vous étiez encore trop jeune dans votre esprit ?<br />

- J’étais jeune, oui, dans tout mon comportement... j’étais vraiment trop jeune... et puis j’étais entourée<br />

<strong>de</strong> cette famille, je ne connaissais vraiment personne d’autre... et donc, je n’avais pas <strong>de</strong><br />

comparaison,<br />

- C’était un milieu très fermé ?<br />

- Oui, oui (NB : un concept paradoxal sera évoqué plus loin dans ce chapitre eu égard au milieu en<br />

question),<br />

- Etiez-vous impressionnée par <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> distinction <strong>de</strong> votre tante ?<br />

- Oui.... j’étais consciente <strong>de</strong> sa distinction et elle aussi je crois… j’aurais aimé <strong>la</strong> voir quand elle était<br />

vraiment jeune et très belle..... mais elle était encore belle, très distinguée et raffinée… très<br />

délicate…mais assez dure en même temps, elle <strong>de</strong>vait se protéger, enfin… elle était vulnérable, il<br />

fal<strong>la</strong>it qu’elle se protège, ça <strong>la</strong> rendait dure, un peu.... mais pas <strong>la</strong> dureté personnelle, on<br />

comprenait bien que c’était pour se préserver,<br />

- Avez-vous continué <strong>à</strong> voir <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong> manière toujours aussi assidue jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> sa vie, <strong>à</strong><br />

savoir jusque vers <strong>les</strong> années 1940-41 ?<br />

- C’est-<strong>à</strong>-dire <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> son existence… oui, oui... et surtout, l<strong>à</strong>, <strong>à</strong> cause <strong>de</strong>s<br />

événements mondiaux, <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre et le fait que sa maison <strong>à</strong> Londres avait été détruite par une<br />

bombe... ainsi que <strong>les</strong> ateliers <strong>de</strong> ma mère et <strong>de</strong> Duncan Grant aussi... tout le mon<strong>de</strong> se repliait <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

campagne et on se voyait <strong>de</strong> manière alternée... quoique, en ce<strong>la</strong> aussi, il y avait <strong>de</strong>s problèmes...<br />

c’est-<strong>à</strong>-dire qu’il n’y avait pas beaucoup d’essence... mais on se voyait quand même... nous étions<br />

<strong>à</strong> six mi<strong>les</strong>, c’est <strong>à</strong> dire <strong>à</strong> dix kilomètres <strong>de</strong> distance <strong>les</strong> uns <strong>de</strong>s autres... et c’était d’autant plus<br />

précieux parce que c’était difficile... mais l’on se voyait et on s’amusait beaucoup parce que ce qui<br />

arrivait dans le mon<strong>de</strong> était trop grave... il fal<strong>la</strong>it bien rire un peu,<br />

- Alors, une image ici se profile qui tranche radicalement avec l’image très noire (ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, dépressive<br />

voire taciturne) qui est presque systématiquement dévolue au personnage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et<br />

que bon nombre <strong>de</strong> spécialistes ont tendance <strong>à</strong> générer <strong>à</strong> travers leurs écrits et ce en l’occurrence<br />

lorsqu’ils re<strong>la</strong>tent cette pério<strong>de</strong> sombre, qu’en pensez- vous ?<br />

- Alors, cette notion est absolument fausse... <strong>Virginia</strong> ne donnait jamais l’impression d’être ma<strong>la</strong><strong>de</strong>...<br />

quoique, <strong>la</strong> seule fois dont je me rappelle où moi j’étais toute seule <strong>à</strong> Rodmell pour prendre le<br />

thé... c’est ce<strong>la</strong> qui est curieux parce que je ne savais pas conduire <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong>, je ne sais pas<br />

comment j’ai pu y arriver... peu importe... et bien, elle, en général, elle était saine, très<br />

« healthy »... forte en elle-même... elle n’était pas du tout cette abominable femme qu’on voit,<br />

(« c’est incroyable ! »)... oui, c’est incroyable... mais c’est le côté négatif <strong>de</strong>s gens qui fait ça…<br />

donc, cette fois-ci, elle ne se sentait pas bien et Léonard... pour une raison dont je ne me rappelle<br />

pas, était allé <strong>à</strong> Londres je crois... pour <strong>la</strong> journée... il n’était pas l<strong>à</strong> et moi j’ai pris le thé avec<br />

elle... et puis elle m’a dit : « j’ai mal <strong>à</strong> <strong>la</strong> tête, il faut que tu m’ai<strong>de</strong>s <strong>à</strong> me mettre au lit et que tu<br />

restes l<strong>à</strong> jusqu’au retour <strong>de</strong> Léonard »... et alors, j’étais contente <strong>de</strong> pouvoir faire quelque chose<br />

pour elle et.... elle avait cette chambre <strong>à</strong> coucher accolée <strong>à</strong> <strong>la</strong> maison et donc je suis allée avec<br />

elle... elle s’est mise au lit, elle est restée silencieuse et elle s’est couchée... je ne me sentais pas<br />

très anxieuse, mais je me rendais compte que quelqu’un <strong>de</strong>vait être l<strong>à</strong>... et <strong>la</strong> cuisinière qui,<br />

d’habitu<strong>de</strong>, passait généralement une fois dans <strong>la</strong> journée, ne venait pas ce jour-l<strong>à</strong>... ou plus tard...<br />

et alors, je suis restée l<strong>à</strong> pour l’ai<strong>de</strong>r par ma présence... pour qu’elle sente qu’elle n’était pas tout <strong>à</strong><br />

fait seule... mais en général et bien non, elle était vigoureuse... elle repoussait toujours <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die<br />

avec son sens <strong>de</strong> l’humour... elle s’en foutait... non, elle était très gaie, elle prenait beaucoup <strong>de</strong><br />

p<strong>la</strong>isir <strong>à</strong> <strong>la</strong> Vie comme elle <strong>la</strong> trouvait... et quand vous lisez son « Journal », elle donne une très<br />

bonne idée <strong>de</strong> ce qu’elle était (NB : <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong>vait probablement lutter <strong>de</strong> manière solitaire avec<br />

force et courage face <strong>à</strong> ses rechutes dépressives et ne donner que peu d’occasions <strong>à</strong> ses proches et<br />

encore moins aux enfants <strong>de</strong> <strong>la</strong> voir dans ces états <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> détresse, <strong>les</strong>quels proches pouvaient<br />

<strong>à</strong> certains moments déceler dans certaines <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, exagérément volubi<strong>les</strong> par<br />

exemple ou au contraire abattues, quelques signes <strong>de</strong> faib<strong>les</strong>se : ceux <strong>de</strong> cette horrible ma<strong>la</strong>die si<br />

tenace et si déstructurante. Ce côté « noir » <strong>de</strong> sa personnalité sera donc avant tout un côté<br />

épisodique et caché : aux enfants et par <strong>les</strong> proches et ce pour <strong>la</strong> protéger, mais encore par ellemême<br />

en luttant contre ce fléau <strong>de</strong> manière pudique mais active et courageuse, positive, mais<br />

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néanmoins toujours solitaire et ce toute sa vie durant. Son « Journal » reflète aussi ce côté noir<br />

intime et <strong>la</strong> nature du combat intérieur engagé),<br />

- Comment vous et votre famille avez-vous réagi <strong>à</strong> l’annonce <strong>de</strong> sa mort, j’imagine que ce fut une<br />

catastrophe (« oui »)... aviez-vous pressenti quelque chose <strong>à</strong> son sujet ?<br />

- Non, ça m’étonne beaucoup... je crois que <strong>les</strong> autres... peut-être, mais moi on m’a toujours séparée<br />

<strong>de</strong>s choses qui se passaient... on essayait <strong>de</strong> me protéger, <strong>de</strong> me surprotéger, ce que je regrette car<br />

on ne doit pas faire ça avec <strong>les</strong> gens, c’est manipuler, c’est faux... mais c’était comme ça, ils n’ont<br />

pas voulu me dire ce qu’ils sentaient... oui parce que, il y a <strong>de</strong>s lettres, il y a <strong>de</strong>s choses...elle al<strong>la</strong>it<br />

voir une personne, une femme mé<strong>de</strong>cin, Octavia Wilberforce, qui ne lui a pas fait beaucoup <strong>de</strong><br />

bien, je crois... elle ne s’y connaissait pas dans <strong>les</strong> choses psychologiques... et ma mère non plus<br />

ne lui a pas fait du bien... elle lui a écrit une lettre <strong>de</strong>s plus insensib<strong>les</strong> que j’ai jamais vues... mais<br />

ça c’était pas parce qu’elle était insensible, c’était parce qu’elle avait vécu trop <strong>de</strong> choses comme<br />

ça et elle ne savait plus comment répondre... mais je crois qu’en <strong>de</strong>ssous, <strong>Virginia</strong> cherchait<br />

quelqu’un pour l’ai<strong>de</strong>r et ne trouvait personne, parce que Léonard non plus ne comprenait pas... il<br />

vou<strong>la</strong>it <strong>la</strong> protéger en lui donnant <strong>de</strong>s verres <strong>de</strong> <strong>la</strong>it <strong>à</strong> onze heures du matin ou en l’incitant au<br />

silence, au repos, etc… ça ne l’aidait pas du tout et… il n’y avait personne qui comprenait... je<br />

crois qu’elle aurait pu être sauvée s’il y avait eu quelqu’un, mais… il n’y avait personne,<br />

- Vous pensez <strong>à</strong> un mé<strong>de</strong>cin ou plutôt <strong>à</strong> quelqu’un qui aurait su lui parler ?<br />

- N’importe qui, mais <strong>les</strong> mé<strong>de</strong>cins sont tellement stupi<strong>de</strong>s ! (le ton d’Angelica est alors très sec et<br />

sans appel)... ça n’était probablement pas d’un mé<strong>de</strong>cin dont elle avait besoin... mais ça aurait pu<br />

être un mé<strong>de</strong>cin, ou un bon psychologue et ça (elle se met <strong>à</strong> rire) tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sont diffici<strong>les</strong> <strong>à</strong><br />

trouver,<br />

- Même actuellement !<br />

- (elle rit <strong>de</strong> plus belle) Oui, même actuellement (NB : ce trait est commun <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>à</strong> sa nièce-<br />

celui <strong>de</strong> se méfier <strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins et <strong>de</strong> détester <strong>les</strong> politiques, pour <strong>de</strong>s raisons toutefois totalement<br />

différentes),<br />

- Il est vrai qu’<strong>à</strong> l’époque, ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vait être encore plus dur pour soigner ce genre <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>die, <strong>la</strong><br />

mé<strong>de</strong>cine a évolué <strong>de</strong> nos jours,<br />

- Oui, oui… rappelez-moi votre question,<br />

- Aviez- vous pressenti quoi que ce soit, vous ou votre famille ?<br />

- Alors, oui, comme je vous le disais, je suppose que eux ressentaient quelque chose, mais ils n’étaient<br />

pas vraiment anxieux... quant <strong>à</strong> moi, non et je vivais avec mon futur mari dans une maison pas très<br />

loin <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton, <strong>à</strong> vingt kilomètres dans le p<strong>la</strong>t pays et... oui… <strong>les</strong> communications étaient<br />

plutôt diffici<strong>les</strong> <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre... mais nous n’avions pas <strong>de</strong> téléphone dans <strong>la</strong> maison et je<br />

suis allée téléphoner <strong>à</strong> <strong>la</strong> famille le matin, d’une cabine publique, pour dire que j’al<strong>la</strong>is <strong>les</strong> voir ou<br />

quelque chose comme ça et, l<strong>à</strong>... je crois que c’était Clive, qui m’a dit : « j’ai une mauvaise<br />

nouvelle, on croit que <strong>Virginia</strong> s’est noyée, est-ce que tu peux venir ? »... et alors, j’y suis allée <strong>à</strong><br />

bicyclette parce qu’on n’avait pas <strong>de</strong> voiture et… l<strong>à</strong>, j’ai trouvé Vanessa... elle n’était pas comme<br />

le jour où mon frère Julian avait été tué, elle n’était pas complètement abattue par cette nouvelle...<br />

mais elle était très triste et… elle a… oui, je crois qu’elle attendait une visite <strong>de</strong> Léonard.... et<br />

Duncan, dont on n’a pas parlé mais qui était très important pour <strong>Virginia</strong>, n’était pas l<strong>à</strong> non plus, il<br />

était <strong>à</strong> Londres... donc on attendait... Duncan est arrivé <strong>de</strong> Londres et… je crois que Léonard<br />

<strong>de</strong>vait être arrivé aussi <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong>, mais un peu plus tôt... et l<strong>à</strong>, nous lui avons donné <strong>les</strong><br />

mauvaises nouvel<strong>les</strong>... je me rappelle, nous étions assis dans ce qui s’appe<strong>la</strong>it <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton le<br />

gar<strong>de</strong>n-room, Vanessa, Duncan, Léonard et moi... Léonard nous a alors décrit <strong>la</strong> découverte du<br />

corps et nous a dit qu’on lui avait <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> le reconnaître et que... il était content que ce soit<br />

fini, car ça avait été dix jours d’angoisse, mais Léonard était vert.... oui… et... voil<strong>à</strong>..... c’était<br />

comme ça (NB : cette pério<strong>de</strong> d’attente représente le <strong>la</strong>ps <strong>de</strong> temps entre <strong>la</strong> date <strong>de</strong> disparition <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> et celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> son corps- Angelica évoque ici <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux temps <strong>de</strong> cet<br />

événement qui constituent en fait un <strong>la</strong>ps <strong>de</strong> temps <strong>de</strong> vingt et un jours entre <strong>la</strong> date <strong>de</strong> son suici<strong>de</strong><br />

le 28 mars 1941 et <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> son corps le 18 avril suivant)... et Vanessa, Duncan et moi,<br />

nous sommes allés ensuite dans <strong>la</strong> cuisine, sans Léonard... ça <strong>de</strong>vait être après son départ... et nous<br />

nous sommes embrassés comme ça, <strong>à</strong> trois (elle montre alors <strong>les</strong> mouvements d’étreinte <strong>de</strong>s<br />

bras)... et c’était un moment où, pour une fois, je… enfin, j’étais un peu plus… je... je grandissais<br />

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et je sentais que c’était <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> toute une pério<strong>de</strong>, n’est-ce pas et qu’après <strong>la</strong> Vie al<strong>la</strong>it être<br />

différente,<br />

- Vous appréciez mes questions Mme Garnett, il n’y a pas <strong>de</strong> problème? Je ne veux pas provoquer en<br />

vous d’émotions trop fortes... l’intensité est l<strong>à</strong>, pour moi aussi vous savez,<br />

- Non, non, le seul problème est <strong>de</strong> pouvoir vous dire ce que je pense... l’émotion, c’est vrai, est<br />

présente, mais c’est sain... je ne pourrais pas parler <strong>de</strong> ce<strong>la</strong> sans émotion,<br />

- Avez- vous vécu <strong>de</strong> très bons moments chez Léonard et <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> Monk’s House (« ah oui ! ») et<br />

quelle y était l’atmosphère générale ?<br />

- Eh bien, quelque part familière... je connaissais très bien chaque recoin... mais c’était une<br />

atmosphère qui était très différente <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton… on y al<strong>la</strong>it lors <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

vacances… c’était comme <strong>à</strong> Londres, nous y allions une fois toutes <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux semaines et eux<br />

venaient chez nous <strong>les</strong> autres semaines et… <strong>à</strong> Monk’s House, je n’y al<strong>la</strong>is jamais toute seule je<br />

crois... je ne pouvais pas... c’était trop loin et je n’avais pas <strong>de</strong> voiture, enfin, je n’avais pas l’âge<br />

<strong>de</strong> conduire et… quand j’étais très jeune, je me rappelle y être allée avec une cousine, <strong>la</strong> fille <strong>de</strong><br />

mon oncle Adrian et nous étions l<strong>à</strong> toutes <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux... nous roulions sur une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> pelouse<br />

<strong>de</strong>vant <strong>la</strong> maison... simplement pour nous amuser, n’est-ce pas et après (elle rit) nous étions toutes<br />

vertes... mais alors, après, j’al<strong>la</strong>is avec <strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s personnes et on prenait le thé dans <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />

pièce... il y avait une gran<strong>de</strong> pièce <strong>à</strong> Monk’s House qui était un peu en <strong>de</strong>ssous du niveau du<br />

jardin... donc, quand on était assis l<strong>à</strong> pour prendre le thé autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> table, on voyait <strong>les</strong><br />

pieds et <strong>les</strong> jupes... enfin, jusqu’aux genoux <strong>de</strong>s gens qui venaient... qui arrivaient et qui faisaient<br />

le tour <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce, comme ça... puis arrivaient <strong>à</strong> <strong>la</strong> porte et après <strong>de</strong>scendaient et venaient nous<br />

rejoindre dans <strong>la</strong>… je suppose qu’on peut l’appeler salle <strong>à</strong> manger... et <strong>Virginia</strong> versait le thé... un<br />

thé très léger et, il y avait toujours… je ne sais pas s’il y avait un gâteau... mais il y avait toujours<br />

du pain et <strong>de</strong>s sandwiches <strong>de</strong> concombres comme... est- ce que vous connaissez Oscar Wil<strong>de</strong> ?... Il<br />

y a une pièce dans <strong>la</strong>quelle il y a <strong>de</strong>s gens qui mangent <strong>de</strong>s sandwiches <strong>de</strong> concombres (elle<br />

sourit)… c’était comme ça... et puis <strong>de</strong>s fruits simp<strong>les</strong>... et sains et voil<strong>à</strong> (rappel : Oscar Wil<strong>de</strong>,<br />

écrivain ir<strong>la</strong>ndais, 1854-1900)... quelques fois il y avait d’autres invités, ou quelqu’un qui restait<br />

l<strong>à</strong> pour le week-end... Tom Eliot (NB : T.S. Eliot, poète ang<strong>la</strong>is et grand ami du couple <strong>Woolf</strong>)…<br />

d’autres gens aussi... il y avait une ancienne actrice qui venait tout droit du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Henry James<br />

(rappel : écrivain américain 1843-1916)... qui était beaucoup plus vieille qu’eux, qui avait quatrevingts<br />

ans ou quelque chose comme ça... évi<strong>de</strong>mment qui avait été très belle et qui était formelle...<br />

elle était digne... elle nous racontait <strong>de</strong>s histoires <strong>de</strong> sa jeunesse : Elisabeth Robins elle<br />

s’appe<strong>la</strong>it... elle avait aussi écrit un excellent roman que j’ai lu il n’y a pas longtemps et qui est<br />

remarquable et puis, il y avait… rarement, très rarement... <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> Léonard qui était l<strong>à</strong>, une<br />

femme…très égoïste et exigeante et (elle sourit) très différente <strong>de</strong> nous… et <strong>de</strong> Léonard... elle<br />

était très juive et elle avait une énorme famille... Léonard avait beaucoup <strong>de</strong> frères et <strong>de</strong> sœurs…<br />

mais elle était amusante et chaleureuse… je ne <strong>la</strong> connaissais pas très bien… et puis <strong>de</strong>s gens<br />

comme Stephen Spen<strong>de</strong>r (NB : Stephen Harold Spen<strong>de</strong>r 1909-1995, était poète, critique et éditeur<br />

ang<strong>la</strong>is) et... comment il s’appe<strong>la</strong>it... <strong>la</strong> personne qui est <strong>de</strong>venue partenaire pour <strong>la</strong> maison<br />

d’édition Hogarth Press… John Lehmann... et puis mon frère Julian, qui se sentait chez lui l<strong>à</strong>…<br />

et… il y avait <strong>de</strong>s jeunes gens… ses amis <strong>à</strong> lui, <strong>à</strong> Julian, qui venaient avec nous aussi prendre le<br />

thé... <strong>de</strong>s femmes surtout, parce qu’il adorait <strong>les</strong> femmes… et puis, on prenait le thé... et ça, c’était<br />

l’affaire <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>... et <strong>Virginia</strong>, pendant le thé, elle racontait <strong>de</strong>s histoires... <strong>de</strong>s histoires<br />

amusantes, un peu extravagantes, un peu… oh, personne ne <strong>la</strong> taquinait... tout le mon<strong>de</strong> lui disait :<br />

« mais, <strong>Virginia</strong>, tu ne peux pas dire ça », ça ne pouvait pas être vrai , ça ne pouvait pas être<br />

comme ça... et elle disait : « mais non, c’était comme ça, je t’assure » et… après, on trouvait<br />

qu’elle avait raison, que <strong>les</strong> choses avaient été comme ça et que, étant donné qu’elle était<br />

romancière, elle faisait une petite bro<strong>de</strong>rie… mais elle ne mentait pas,<br />

- Elle romançait,<br />

- Oui, oui… très amusant pour <strong>les</strong> jeunes gens, ça… et puis, après, on finissait le thé et Léonard... ça<br />

embarrassait Léonard tout ça parce que, je ne sais pas... il affectait <strong>de</strong> ne pas tout <strong>à</strong> fait croire<br />

<strong>Virginia</strong> dans ce qu’elle disait... <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin, il disait (elle sourit) : « <strong>Virginia</strong>, maintenant il est temps<br />

<strong>de</strong> finir avec tout ça, venez dans le jardin, on va jouer aux bou<strong>les</strong> »... alors tout le mon<strong>de</strong> se levait<br />

et tout le mon<strong>de</strong> s’attroupait pour aller dans le jardin, qui était grand et où il y avait une pelouse<br />

magnifique... qui était toujours bien coupée... très bien pour jouer aux bou<strong>les</strong>… vous savez, <strong>les</strong><br />

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ou<strong>les</strong> ang<strong>la</strong>ises... et l<strong>à</strong>, c’était l’affaire <strong>de</strong> Léonard et pas <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> tellement... elle suivait<br />

Léonard, mais pas toujours... parce qu’elle avait aussi son petit cabanon dans le jardin et l<strong>à</strong>, elle<br />

écrivait… le fait est que Vanessa ne jouait jamais aux bou<strong>les</strong> ou <strong>de</strong>s choses comme ça, elle n’était<br />

pas du tout active et alors... avec Vanessa... quelques fois avec Duncan... avec Clive, on se p<strong>la</strong>isait<br />

<strong>à</strong> faire comme on vou<strong>la</strong>it… on s’asseyait sur <strong>les</strong> chaises <strong>à</strong> l’extérieur <strong>de</strong> ce cabanon et on par<strong>la</strong>it,<br />

l<strong>à</strong>... il y a <strong>de</strong>s photos <strong>de</strong> ça et… on par<strong>la</strong>it, on s’amusait en par<strong>la</strong>nt et… on arrivait <strong>à</strong> quatre heures<br />

et on restait jusqu’<strong>à</strong> sept heures en été... et puis on disait : « Bonsoir <strong>Virginia</strong>, maintenant il est<br />

temps qu’on s’en aille, nous allons chez nous te <strong>la</strong>isser toute seule »,<br />

- Il régnait donc une ambiance très familiale ?<br />

- Oui, tout <strong>à</strong> fait,<br />

- J’ai effectivement déj<strong>à</strong> vu une photo <strong>de</strong> vous sur le dépliant <strong>de</strong> visite <strong>de</strong> Monk’s House où l’on voit<br />

parfaitement <strong>la</strong> scène familiale que vous décrivez ainsi qu’une scène où l’on vous voit jouer aux<br />

bou<strong>les</strong> sur cette gran<strong>de</strong> pelouse <strong>à</strong> Rodmell, vous aviez peut-être vingt et un ans et je vou<strong>la</strong>is vous<br />

dire que je vous avais trouvée très jolie,<br />

- Ah… bien, merci beaucoup (elle rit),<br />

- Quelle re<strong>la</strong>tion aviez-vous avec Léonard <strong>Woolf</strong>, comment le ressentiez-vous ?<br />

- Et bien… j’adorais Léonard et je crois que je l’ai bien évoqué dans mon livre : « Trompeuse<br />

gentil<strong>les</strong>se »..… oui, j’adorais Léonard parce que..... j’imagine, <strong>la</strong> raison principale était que...<br />

j’avais <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions…. enfin… j’avais besoin d’un…... d’un (elle cherche le mot en français)…<br />

« father figure » : qu’est-ce que vous dites <strong>de</strong> ça ?<br />

- Une représentation du père ?<br />

- Oui, enfin quelqu’un qui joue le rôle <strong>de</strong> père et Léonard était parfait pour ça.... parce qu’il aurait<br />

voulu <strong>de</strong>s enfants et il n’en avait pas... et moi j’étais l<strong>à</strong>, il m’aimait beaucoup... quoique j’étais..…<br />

il aurait voulu me contrôler, parce qu’il n’approuvait pas <strong>la</strong> façon dont j’avais été élevée, mais il<br />

avait peur, enfin... il respectait <strong>les</strong> désirs <strong>de</strong> Vanessa et donc il ne pouvait pas intervenir pour me<br />

changer, non... j’aurais voulu qu’il intervienne, il aurait été d’une bonne influence, mais… enfin,<br />

en tous cas, je l’aimais beaucoup, beaucoup et.... c’est vrai que, ce qui ajoutait <strong>à</strong> ça aussi, c’est le<br />

fait qu’il était juif, il était étranger et alors ça vous étonnait… en même temps, moi j’aimais<br />

beaucoup <strong>les</strong> juifs, donc… n’est-ce pas… ça ajoutait <strong>à</strong> <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie quoi (Angelica se<br />

souvient <strong>de</strong> Léonard comme un <strong>de</strong> ceux qui, occasionnellement et sans être légitimement<br />

missionné <strong>à</strong> cet égard, lui donnera <strong>de</strong>s bases éducatives tranchant radicalement avec le <strong>la</strong>xisme<br />

<strong>de</strong> Vanessa et le comportement inexistant <strong>de</strong> Duncan en tant que père. En disant : « je l’aimais<br />

beaucoup, beaucoup », Angelica démontre aussi, par le ton très tendre <strong>de</strong> sa voix dont je me<br />

souviens encore, combien elle éprouvait une affection sincère pour son oncle Léonard),<br />

- En fait, Léonard et <strong>Virginia</strong> étaient très proches <strong>de</strong> vous,<br />

- Ah oui, très proches,<br />

- Ils avaient presque un rôle <strong>de</strong> parents secondaires ?<br />

- Oui, tout <strong>à</strong> fait... ils remplissaient <strong>les</strong> trous qui avaient été <strong>la</strong>issés vi<strong>de</strong>s par le hasard,<br />

- Avez-vous continué <strong>à</strong> fréquenter Léonard dans <strong>les</strong> années 60 ?<br />

- Ah oui, jusqu’<strong>à</strong> sa mort je l’ai vu beaucoup… je ne sais pas si vous avez lu... il y a un livre <strong>de</strong><br />

correspondances entre une femme et lui, il s’agissait <strong>de</strong> Trekkie Ritchie... et bien, je l’ai quelque<br />

part, si je le trouve, je vous le prête… parce que... c’est très touchant et je <strong>la</strong> connaissais aussi... je<br />

n’ai jamais été intime avec elle mais lui, il revivait avec elle... parce qu’il l’adorait…alors, ça a<br />

duré jusqu’au moment où on a trouvé qu’il était ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et qu’il ne pouvait pas survivre... mais<br />

c’était bien, c’était très, très bien,<br />

- En s’intéressant <strong>de</strong> près au parcours <strong>de</strong> Léonard, l’on a le sentiment qu’il était un homme<br />

exceptionnel et courageux : qu’en pensez-vous ?<br />

- Oui, tout <strong>à</strong> fait... il était un passionné... il croyait en ce qu’il disait et ne disait que ce qu’il croyait<br />

aussi et...<br />

- Il était honnête,<br />

- Oui, très honnête et… peut-être il manquait un peu <strong>de</strong> sens <strong>de</strong> l’humour, ou plutôt il avait une autre<br />

sorte <strong>de</strong> sens <strong>de</strong> l’humour… mais il était très intelligent… on ne le considérait pas comme un<br />

artiste, c’est ça qui faisait <strong>la</strong> différence... mais ça n’est pas tout <strong>à</strong> fait vrai, parce que, vous savez, il<br />

a écrit je crois <strong>de</strong>ux romans, peut-être trois... en tous cas <strong>de</strong>ux, quand il était jeune, avant ou juste<br />

après son mariage avec <strong>Virginia</strong>, mais il n’a pas continué, parce que… elle en écrivait... elle était<br />

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trop exigeante et il trouvait que s’il avait continué ç’aurait été trop égoïste… ils sont bien ses<br />

romans, alors on ne peut pas dire qu’il n’était pas du tout artiste... il révé<strong>la</strong>it un côté artiste <strong>à</strong><br />

travers l’écriture,<br />

- Il <strong>de</strong>vait être certainement très occupé par <strong>la</strong> Hogarth Press, il avait peut-être une attache différente <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> littérature ?<br />

- Oui, oui… politique, enfin... il était dans <strong>la</strong> politique, il a écrit ces livres énormes que je n’ai jamais<br />

lus... et puis, comme vous dites, l’activité <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press était accaparante, mais très<br />

intéressante… ça, je me rappelle bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press <strong>à</strong> Mecklenbugh Square et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

chambre… ils avaient <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison... c'est-<strong>à</strong>-dire qu’il y avait cette maison, très ang<strong>la</strong>ise,<br />

<strong>à</strong> quatre ou cinq étages et aussi un sous-sol et ils avaient <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux ou trois étages supérieurs... et<br />

puis il y avait <strong>de</strong>s gens qui étaient l<strong>à</strong>, j’ai oublié ce qu’ils faisaient... <strong>de</strong>s gens respectab<strong>les</strong> qui<br />

avaient toujours été l<strong>à</strong>, qui payaient une rente, ils étaient très uti<strong>les</strong>… ils étaient l<strong>à</strong> en permanence,<br />

donc il n’y avait pas <strong>de</strong> danger <strong>à</strong> s’en aller… et puis, en <strong>de</strong>ssous, dans le sous-sol, il y avait <strong>la</strong><br />

Hogarth Press... il y avait Léonard et quelqu’un d’autre et toujours une autre personne qu’on<br />

appe<strong>la</strong>it éditeur mais qui n’était, qui… (elle sourit) c’est <strong>la</strong> seule chose qu’on peut dire contre<br />

Léonard, c’est que c’était lui qui prenait toutes <strong>les</strong> décisions et que cette autre personne (John<br />

Lehmann, associé <strong>de</strong> Léonard) n’avait pas <strong>de</strong> vrai pouvoir, mais…<br />

- C’était l’œuvre <strong>de</strong> Léonard !<br />

- Oui, oui, tout <strong>à</strong> fait... il n’y avait pas <strong>de</strong> mauvaise mentalité <strong>de</strong> Léonard contre cet associé,<br />

vraiment… mais quand même, il était dur envers lui, il faisait ça avec peu <strong>de</strong> tact... il exigeait (elle<br />

sourit)… enfin, <strong>la</strong> Hogarth Press était tellement importante pour lui et puisque, évi<strong>de</strong>mment, il<br />

était si honnête… tout le mon<strong>de</strong> acceptait, vraiment, c’était comme ça, c’était sa façon <strong>à</strong> lui, on ne<br />

pouvait pas le changer… et alors, il y avait <strong>la</strong> Presse elle-même qui était en bas… mais,<br />

naturellement, <strong>les</strong> livres prenaient <strong>de</strong> l’expansion (un essor dans le succès) et on <strong>les</strong> envoyait pour<br />

être imprimés par un professionnel... mais quand même, il y avait toujours <strong>la</strong> Presse elle-même,<br />

qui était un peu plus gran<strong>de</strong> que cette table… qui était dans <strong>la</strong> chambre en bas… l<strong>à</strong>-haut, on y<br />

faisait encore quelque petit travail et je crois qu’on apercevait <strong>la</strong> rue… je ne me souviens pas<br />

bien... mais <strong>de</strong>rrière, il y avait une gran<strong>de</strong> chambre où l’on mettait tous <strong>les</strong> paquets <strong>de</strong> livres qu’il<br />

fal<strong>la</strong>it envelopper puis envoyer aux gens qui <strong>les</strong> avaient commandés... et aussi aux magasins... et<br />

également loin dans <strong>la</strong> campagne... il fal<strong>la</strong>it envoyer <strong>de</strong>s paquets <strong>de</strong> livres... et au milieu <strong>de</strong> ces<br />

paquets, qui étaient assez grands comme… c’était comme... une espèce <strong>de</strong> château… (elle<br />

sourit)... qui changeait <strong>de</strong> forme tout le temps, parce qu’on prenait <strong>de</strong>s paquets et on en ramenait<br />

d’autres... et <strong>Virginia</strong> était l<strong>à</strong>, elle écrivait <strong>de</strong>vant le feu, qui était au gaz… et avec un… tout<br />

simplement… pas une table, mais une p<strong>la</strong>nche <strong>de</strong> bois sur ses genoux, comme ça... elle écrivait<br />

et… elle était…. elle était….. (elle sourit)… dans son mon<strong>de</strong>, l<strong>à</strong>…. elle était vraiment… chez elle<br />

(<strong>à</strong> cet instant, Angelica puise au plus profond <strong>de</strong> ses souvenirs et revit cette image <strong>de</strong> sa tante<br />

avec une gran<strong>de</strong> émotion, très palpable. C’est l’un <strong>de</strong>s moments le plus poignant <strong>de</strong> l’interview.<br />

Angelica me fera d’ailleurs, par <strong>la</strong> suite, au cours <strong>de</strong> mes nombreuses visites, vivre d’autres<br />

instants <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> intensité au fil <strong>de</strong>s mois et <strong>de</strong>s années qui vont suivre. Mais celui-ci reste <strong>à</strong><br />

jamais gravé dans ma mémoire : j’ai moi aussi presque vu <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> cet instant),<br />

- Je pense qu’il s’agissait d’une gran<strong>de</strong> chance pour votre tante d’avoir pu vivre cette aventure <strong>de</strong><br />

l’édition en famille et ainsi d’avoir lié le fond <strong>de</strong> l’écriture <strong>à</strong> sa forme, <strong>à</strong> son outil,<br />

- Oui, oui, tout <strong>à</strong> fait... Léonard était juste ce qu’il fal<strong>la</strong>it comme re<strong>la</strong>tion… parce que... il était l<strong>à</strong> pour<br />

diriger <strong>la</strong> Presse, mais il avait également <strong>la</strong> politique et ses re<strong>la</strong>tions avec <strong>les</strong> politiciens... et puis il<br />

écrivait pour <strong>les</strong> journaux : « The New Statesman » and « The Nation »… et donc, il <strong>de</strong>vait aussi<br />

sortir beaucoup et <strong>la</strong> <strong>la</strong>isser toute seule... et ça convenait très bien <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong>...<br />

- Vous souvenez- vous <strong>de</strong> Hogarth House, vous <strong>de</strong>viez avoir entre cinq et six ans ? (NB : Angelica est<br />

née en décembre 1918 et <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> sont partis <strong>de</strong> Hogarth House pour revivre au cœur <strong>de</strong><br />

Londres en 1924),<br />

- Je n’ai jamais vu Hogarth House, non.... mais... dans le film, je crois, on me fait apparaître dans le<br />

jardin... mais je n’ai jamais été l<strong>à</strong>, ça c’est une… mais ça n’a pas d’importance,<br />

- En fait, ils sont partis <strong>de</strong> Richmond en 1924 pour habiter <strong>à</strong> Tavistock Square,<br />

- Ah bon, alors j’avais six ans en 1924... alors c’est peut-être moi qui me trompe, je ne sais pas... mais<br />

je ne me rappelle pas du tout d’avoir été l<strong>à</strong>,<br />

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- Vous souvenez-vous du 52, Tavistock Square- j’imagine que l’ambiance <strong>de</strong>vait être différente <strong>de</strong><br />

celle <strong>de</strong> Monk’s House qui se situait <strong>à</strong> <strong>la</strong> campagne : y avez-vous passé <strong>de</strong> bons moments ?<br />

- Eh bien… oui, nous étions tout proches n’est-ce pas, Gordon Square (l<strong>à</strong> où habitait Angelica avec sa<br />

mère Vanessa, ses <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-frères Julian et Quentin et le peintre Duncan Grant) est <strong>à</strong> trois cents<br />

mètres ou quelque chose comme ça… non, je n’y al<strong>la</strong>is pas souvent... mais je connaissais très bien<br />

et… oui... on montait <strong>les</strong> escaliers pour trouver une porte... il fal<strong>la</strong>it sonner et <strong>Virginia</strong> venait nous<br />

ouvrir, sinon c’était <strong>la</strong> bonne… et puis on montait dans un mon<strong>de</strong> spécial, plutôt celui <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

que celui <strong>de</strong> Léonard… mais... oui, je ne crois pas que ces choses-l<strong>à</strong> intéressaient Léonard... tandis<br />

que <strong>Virginia</strong> était très sensible <strong>à</strong> l’atmosphère que l’on pouvait créer en peignant <strong>les</strong> murs <strong>de</strong><br />

différentes couleurs… et mes parents avaient décoré <strong>les</strong> chambres aussi et... quand <strong>la</strong> maison a été<br />

bombardée… et détruite directement par une bombe… on voyait quand même <strong>les</strong> restes <strong>de</strong>s<br />

décorations qu’ils avaient faites sur <strong>les</strong> murs et qui pendaient l<strong>à</strong>, on pouvait <strong>les</strong> reconnaître… très<br />

jolies... alors… <strong>la</strong> seule chose qu’il n’y avait pas <strong>à</strong> Tavistock Square et qui était... je n’en ai pas<br />

fait mention, mais qui était important dans leur vie et spécialement dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Léonard, c’était<br />

<strong>les</strong> chats, <strong>les</strong> animaux... il adorait <strong>les</strong> animaux et <strong>les</strong> animaux l’adoraient... il avait toujours un<br />

chien <strong>à</strong> ses côtés (elle sourit) et puis aussi un chat... et je suppose que le chien était <strong>à</strong> Londres <strong>à</strong><br />

cette époque, mais je ne me rappelle pas bien <strong>de</strong> l’avoir vu... mais il <strong>de</strong>vait être l<strong>à</strong>... elle <strong>de</strong>vait être<br />

l<strong>à</strong>, car c’était une femelle… un cocker spaniel… d’abord elle était brune, ordinaire, puis ensuite il<br />

a pris <strong>de</strong>s spaniel noir et b<strong>la</strong>nc… que je connaissais très bien (elle rit et fait un jeu <strong>de</strong> mots entre<br />

<strong>les</strong> spaniel et l’espagnol)... et <strong>Virginia</strong> <strong>les</strong> aimait aussi (il y eut Pinker, Sally et Grizzle),<br />

- Elle aimait <strong>les</strong> animaux aussi ?<br />

- Oui oui... d’une autre façon, un peu plus froi<strong>de</strong>ment, mais elle <strong>les</strong> aimait, oui... parce qu’elle n’en<br />

était pas responsable du tout... tandis que Léonard assumait sa responsabilité envers eux… elle<br />

était plus détachée, mais elle <strong>les</strong> aimait,<br />

- Je vais évoquer <strong>à</strong> présent <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre. J’aurais quelques remarques <strong>à</strong> ce sujet et une<br />

question <strong>à</strong> vous soumettre. En effet, <strong>à</strong> travers ses écrits et si l’on excepte son essai : « Trois<br />

Guinées » en 1938 pour lequel <strong>la</strong> guerre forme un tremplin pamphlétaire <strong>à</strong> sa réflexion, <strong>les</strong><br />

spécialistes s’accor<strong>de</strong>nt <strong>à</strong> dire qu’avant le déclenchement <strong>de</strong>s hostilités un certain détachement <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong>, en rapport direct avec ce conflit mondial, peut être mis en évi<strong>de</strong>nce, comme si, durant<br />

cette pério<strong>de</strong>, ses réalités, son mon<strong>de</strong> intérieur et sa sensibilité propre, son esprit créatif <strong>à</strong> forte<br />

propension imaginaire étaient restés souverains, comme si, dans sa quête personnelle essentielle et<br />

intime, elle était restée en déca<strong>la</strong>ge avec <strong>les</strong> sources <strong>de</strong> cette guerre. Puis, au déclenchement du<br />

conflit, l’on assiste dans son « Journal » <strong>à</strong> un changement <strong>de</strong> comportement <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> qui, face<br />

<strong>à</strong> l’énorme pression <strong>de</strong>s bombar<strong>de</strong>ments sur Londres, <strong>de</strong>vient nerveuse. Le lecteur <strong>la</strong> sent donc,<br />

cette fois, ostensiblement concernée, en contact direct avec <strong>la</strong> réalité ; mais, <strong>à</strong> un certain moment<br />

du récit, lorsque, après le bombar<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> Tavistock Square, <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> se ren<strong>de</strong>nt sur<br />

p<strong>la</strong>ce pour constater l’ampleur <strong>de</strong>s dégâts, <strong>Virginia</strong>, <strong>à</strong> <strong>la</strong> vue du spectacle, semble d’abord<br />

normalement et objectivement touchée, certes, mais aussitôt après, elle montre une réaction tout <strong>à</strong><br />

fait étrange : elle éprouve un certain p<strong>la</strong>isir <strong>à</strong> constater cette <strong>de</strong>struction, comme si l’effondrement<br />

matériel <strong>la</strong> touchait moins que <strong>la</strong> défaite psychologique et humaine <strong>de</strong> ce conflit et comme si,<br />

surtout, l’état <strong>de</strong> retour aux sources, <strong>de</strong> dénuement, ou en tous cas l’idée d’un recommencement <strong>à</strong><br />

zéro lui apportait un certain bonheur, une forme <strong>de</strong> sou<strong>la</strong>gement, ce qui constitue pour le lecteur<br />

une réaction très étrange <strong>à</strong> comprendre, bien que parfaitement inscrite dans sa psychologie<br />

complexe. Elle dit : « Il y a une certaine exaltation <strong>à</strong> perdre ce que l’on possè<strong>de</strong> (…) c’est étrange<br />

<strong>la</strong> délivrance que cause une perte. J’aimerais recommencer une nouvelle vie en paix, dans le<br />

dénuement, libre d’aller n’importe où (…) ». Que pensez-vous <strong>de</strong> sa réaction, pensez-vous que<br />

l’on puisse y voir une vision hors norme <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité ?<br />

- Eh bien, je... enfin... je me sens incapable d’expliquer ça et… oui, c’est typique <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille... enfin<br />

<strong>de</strong> sa famille, <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille Stephen... ce qu’on peut appeler <strong>de</strong> <strong>la</strong> froi<strong>de</strong>ur… mais c’est aussi le<br />

p<strong>la</strong>isir, dans <strong>la</strong> Vie, d’avoir l’opportunité <strong>de</strong> recommencer… et puis cette capacité <strong>de</strong> se détacher<br />

et <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> voir tout simplement ce qu’est <strong>la</strong> Vie, c’est comme ça… je ne peux rien dire <strong>de</strong><br />

plus, c’est tout ce que je ressens,<br />

- Avez-vous déj<strong>à</strong> été interviewée par <strong>de</strong>s biographes <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ?<br />

- Pas vraiment, parce que d’abord il y avait mon frère (Quentin)... je ne sais pas si vous avez lu son<br />

livre ? (publié en 1972)<br />

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- Non,<br />

- Eh bien, vous <strong>de</strong>vriez le lire, aussi bien que celui <strong>de</strong> Hermione Lee, parce que c’était <strong>la</strong> première<br />

biographie sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> il me semble et elle est très bien écrite et… enfin, moi aussi<br />

j’admire celle <strong>de</strong> Hermione Lee... mais, je crois que <strong>la</strong> biographie <strong>de</strong> Quentin traduit<br />

l’atmosphère… c’est vrai que <strong>les</strong> choses subti<strong>les</strong> comme l’atmosphère ne l’intéressaient pas en<br />

premier lieu mais, en même temps, il <strong>la</strong> reflète et il ne ment pas... ça vaut <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> lire son<br />

ouvrage (NB : <strong>la</strong> plus ancienne biographie sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> fut écrite par Winifred Holtby en<br />

1932),<br />

- D’accord… justement, <strong>à</strong> propos d’ouvrages biographiques et particulièrement <strong>de</strong> votre livre<br />

(« Trompeuse gentil<strong>les</strong>se » ?)... oui... est-ce que vous vous êtes rendue compte d’avoir vécu une<br />

pério<strong>de</strong> d’exception avec <strong>de</strong>s gens d’exception ?<br />

- (elle sourit)… eh bien, ça me répugne d’en parler dans ces termes-l<strong>à</strong>... c'est-<strong>à</strong>-dire, « <strong>de</strong>s gens<br />

d’exception » : qu’est-ce que ça veut dire ? Tout le mon<strong>de</strong> est exceptionnel….. mais, c’est vrai<br />

qu’ils avaient cette attitu<strong>de</strong> envers eux-mêmes… ils se croyaient être <strong>de</strong>s gens exceptionnels... et<br />

d’une certaine façon, oui et enfin….. parce qu’ils étaient sensib<strong>les</strong> et intelligents plus que<br />

d’ordinaire,<br />

- Justement, après cette question en vient une autre au sujet du livre que vous avez écrit et dont, en<br />

fait, j’ai appris l’existence il n’y a que peu <strong>de</strong> temps- son titre m’a interpellé et m’a fait réfléchir :<br />

« Deceived with kindness ». Est-il traduit en français ?<br />

- Oui, il est traduit en français, son titre est : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se »... j’essaierai <strong>de</strong> vous trouver un<br />

exemp<strong>la</strong>ire, je ne sais pas si j’en ai un...<br />

- Ce titre est fort et semble paradoxal : « trompée » ou « dupée avec gentil<strong>les</strong>se »- il a bien sûr suscité<br />

en moi <strong>de</strong> vives interrogations,<br />

- Mais trompée toujours, n’est-ce pas ? (elle sourit),<br />

- Oui, oui bien sûr... c’est ce mot fort qui se détache <strong>de</strong> l’expression et, même si je n’ai pas encore lu<br />

le livre, ce<strong>la</strong> ne m’a pas empêché <strong>de</strong> passer <strong>de</strong>s heures <strong>à</strong> y réfléchir,<br />

- (elle sourit encore) Oh, en comparaison avec <strong>Virginia</strong> ce n’est pas important,<br />

- Ce titre a néanmoins éveillé mon attention, je ne sais pas si vous voulez en parler,<br />

- Oui, je vous dirai tout ce que vous voulez savoir,<br />

- Je vais vous dire le point <strong>de</strong> vue qu’il m’a inspiré, vous me direz si vous êtes d’accord ou pas,<br />

- Oui,<br />

- Je pense que ce milieu <strong>de</strong> Bloomsbury a vécu une explosion culturelle, une liberté tout <strong>à</strong> fait<br />

nouvelle et intense, une Aventure forte et exceptionnelle (« Oui ») et, en fait, ils excel<strong>la</strong>ient dans<br />

leur domaine, celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> peinture ou encore celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature, dans l’Art en général, mais vos<br />

parents ne sont-ils pas passés <strong>à</strong> côté <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>voir, <strong>à</strong> savoir celui <strong>de</strong> l’éducation pour lequel, par<br />

opposition, ils ont failli et n’ont pas répondu <strong>à</strong> vos attentes, notamment aux attentes éducatives<br />

norma<strong>les</strong> d’une petite fille et n’ont-ils pas, alors, été tout simplement égoïstes ?<br />

- Oui, ça c’est vrai,<br />

- Ils ont suivi leur logique personnelle qui ne correspondait pas <strong>à</strong> <strong>la</strong> vôtre,<br />

- Oui, c’est vrai encore et je me sentais assez seule parmi tous ces gens, je n’avais pas <strong>la</strong> force <strong>de</strong> leur<br />

résister… mais c’était surtout que… enfin, c’était que… j’étais <strong>la</strong> fille non pas <strong>de</strong> Clive Bell mais<br />

<strong>de</strong> Duncan Grant... alors <strong>la</strong> trompeuse gentil<strong>les</strong>se, je l’ai connue <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong> dix-sept ans<br />

(NB : l’âge où elle apprendra <strong>la</strong> vérité <strong>à</strong> son sujet) et… dans le titre, c’est ça que ça veut dire...<br />

parce que ça n’est pas… ça n’est pas facile <strong>de</strong>..… <strong>de</strong> reconnaître ça….. mais maintenant que je<br />

suis plus, enfin que je… que je fais face <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, je vois que ce n’est pas très important,<br />

vraiment… mais, c’était quelque chose <strong>de</strong> difficile <strong>à</strong> vivre… et c’était stupi<strong>de</strong> (elle sourit)...<br />

c’était tellement stupi<strong>de</strong>... et avec <strong>Virginia</strong>, par exemple, elle savait très bien, mais elle ne pouvait<br />

rien en dire... alors, déj<strong>à</strong>, on mettait quelque chose <strong>de</strong> faux entre nous et ça c’est une insulte faite <strong>à</strong><br />

quelqu’un,<br />

- Ils n’osaient pas assumer avec honnêteté ce…<br />

- Ce qui était arrivé,<br />

- Ils cachaient <strong>les</strong> choses ?<br />

- Oui, ça n’est pas seulement qu’ils n’osaient pas… mais que… ils mentaient,<br />

- D’accord, je comprends,<br />

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- Parce qu’ils me mentaient et ils mentaient <strong>à</strong> tout le mon<strong>de</strong>, parce que… en même temps, ils faisaient<br />

semb<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> ne pas mentir, alors… ça m’a arrêtée dans mon développement, je crois que ça a été<br />

un peu un désastre pour moi,<br />

- Comment était votre re<strong>la</strong>tion avec votre <strong>de</strong>mi-frère Quentin Bell, étiez-vous proches tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux ?<br />

Si je me souviens <strong>de</strong> cette photo prise <strong>à</strong> Rodmell et que j’ai déj<strong>à</strong> évoquée, j’ai l’impression que<br />

vous étiez heureux ensemble et que vous aviez une re<strong>la</strong>tion privilégiée avec lui, est-ce exact ?<br />

- Oui, on était heureux… mais… il y avait toujours cette difficulté <strong>de</strong> l’âge, n’est-ce pas, il avait huit<br />

ans <strong>de</strong> plus que moi.... juste… je ne sais pas… pas assez <strong>de</strong> différence... s’il avait eu dix-huit ans<br />

<strong>de</strong> plus, peut-être ça aurait été plus facile… mais il était très gentil… il était aussi… ah… c’est<br />

difficile <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s choses sans être méchant… mais il était… il avait beaucoup <strong>de</strong> charme, il était<br />

très intelligent… mais il avait aussi, vous savez, comme <strong>les</strong> chevaux (elle montre avec ses mains,<br />

<strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> ses yeux, comme <strong>de</strong>s œillères),<br />

- Narrow min<strong>de</strong>d ? (borné)<br />

- Oui, (elle rit)<br />

- Comme <strong>les</strong> œillères <strong>de</strong>s chevaux ?<br />

- Voil<strong>à</strong> (elle rit)… et… avec humour, peut-être parce qu’il était le fils <strong>de</strong> Clive qui venait <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong><br />

qui connaissait bien <strong>les</strong> chevaux et qui <strong>les</strong> domptait sans difficulté... Quentin ne faisait pas ça du<br />

tout, il est vrai, mais il avait hérité quand même d’une attitu<strong>de</strong> un peu… bornée <strong>à</strong> ce que l’on dit,<br />

ou quelque chose comme ça et… mais il avait <strong>de</strong> l’esprit aussi, il s’entendait très bien avec<br />

<strong>Virginia</strong>... il écrivait, il <strong>de</strong>ssinait… elle lui écrivait <strong>de</strong>s petites histoires et il <strong>de</strong>ssinait <strong>de</strong>s<br />

illustrations… et c’était amusant, il avait beaucoup d’esprit… et après sa mort, je suis allée voir<br />

ma belle sœur et elle m’a accompagnée pour aller <strong>à</strong> une exposition <strong>à</strong> Brighton et… j’étais<br />

vraiment étonnée <strong>de</strong> ce que j’ai trouvé... c’était une petite exposition dans le musée <strong>de</strong>s Beaux-<br />

Arts <strong>de</strong> Brighton… elle était d’une beauté, d’une invention, d’une richesse..… incroyable… toutes<br />

<strong>les</strong> choses qu’il concevait m’ont beaucoup impressionnée… il faisait beaucoup <strong>de</strong> poteries et<br />

peignait aussi sur toi<strong>les</strong> mais.… <strong>la</strong> personne qui a organisé l’exposition a surtout insisté sur <strong>les</strong><br />

livres qu’il a faits… parce que moi, je me suis mariée et j’avais <strong>de</strong>s enfants plus vieux que <strong>les</strong><br />

siens et alors, il a, <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong>, créé <strong>de</strong>s livres pour mes enfants… c’était très spirituel, il a<br />

fait… pas <strong>de</strong>s imitations, mais <strong>de</strong>s… <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées très connus, comme Cendrillon par<br />

exemple... il <strong>les</strong> a recréés avec ses propres illustrations, ses propres textes et alors il en a fait un<br />

beau livre qu’il a envoyé <strong>à</strong> ma fille aînée et qui était ravissant... et qui existe encore, qui a été<br />

reproduit et publié... il a fait plusieurs choses comme ça, enfin... il était doué,<br />

- Un créateur éc<strong>la</strong>iré ?<br />

- Oui, oui… mais il était difficile comme frère, parce que peut-être on attendait trop qu’il prenne en<br />

charge certaines situations et… sans rien dire, il refusait… alors on ne pouvait jamais dépendre<br />

sur lui (NB : « to <strong>de</strong>pend on », en ang<strong>la</strong>is : compter sur) et ça c’était… alors, lentement j’ai appris<br />

<strong>à</strong> le faire moi-même, mais… certaines choses… et je crois comme père <strong>de</strong> famille aussi, il<br />

décevait <strong>de</strong> cette façon… mais il adorait <strong>la</strong> famille, il vivait pour elle, il était bon mari… c’est<br />

plein <strong>de</strong> contradictions en fait,<br />

- Est-ce qu’un élément commun aux artistes issus directement ou non du milieu <strong>de</strong> Bloomsbury ne<br />

serait- il pas d’avoir privilégié leurs activités artistiques au détriment d’autres engagements et, une<br />

fois encore, d’avoir été <strong>de</strong> cette façon un peu égoïstes (elle sourit)- comment pourrait-on qualifier<br />

ce comportement ? Comment pourrait-on dépeindre en quelques mots et d’une manière générale<br />

l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces artistes par rapport <strong>à</strong> leur créativité et <strong>à</strong> leurs créations : y avait-t-il parfois un peu<br />

<strong>de</strong> snobisme, une certaine ému<strong>la</strong>tion entre eux et donc un côté égotiste en quelque sorte- étaientils<br />

foncièrement sincères ?<br />

- Ils étaient très, très sincères, il n’y a pas <strong>de</strong> doute, mais… je crois que c’est une question subtile <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong>quelle il est assez difficile <strong>de</strong> répondre si brièvement,<br />

- D’accord… comment peut-on qualifier l’éducation <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> Vanessa qui leur fut donnée par<br />

votre grand-père Leslie Stephen et votre grand-mère Julia ? On dit souvent qu’il s’agissait d’une<br />

éducation austère et rigi<strong>de</strong> mais qu’elle encourageait en même temps l’intellect et <strong>la</strong> culture et que<br />

si <strong>Virginia</strong> est <strong>de</strong>venue un grand écrivain, c’est qu’elle détenait ce don <strong>de</strong> son père Leslie Stephen.<br />

A ce sujet, un certain paradoxe semble avoir existé en le fait que <strong>les</strong> fil<strong>les</strong> étaient, pour autant,<br />

exclues <strong>de</strong> <strong>la</strong> sco<strong>la</strong>rité et que ce fut un point <strong>de</strong> souffrance très marqué pour <strong>Virginia</strong> et une dualité<br />

dans ses rapports avec son père, <strong>à</strong> savoir un ressentiment légitime au sujet <strong>de</strong> cette injustice<br />

92


éducative, mais aussi une admiration envers lui pour ce don <strong>de</strong> l’écriture qui leur était commun.<br />

Que pensez-vous <strong>de</strong> ces points majeurs dans <strong>la</strong> compréhension du personnage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ?<br />

- C’était… ça ne pouvait pas être mieux que ça a été... c’était vraiment très bien comme enfance, parce<br />

que... elle était tellement éveillée, n’est-ce pas, tellement... elle savait tout ce qui se passait entre<br />

elle et ses frères, sa sœur, ses <strong>de</strong>mi-frères et sa <strong>de</strong>mi-sœur Stel<strong>la</strong>… même <strong>à</strong> un âge précoce, elle<br />

sentait tout ce qui se passait… et c’est ça, c’était elle vraiment qui enrichissait cette vie <strong>à</strong> un tel<br />

point, extraordinaire, je crois qu’elle a aimé cette enfance, mais c’était surtout le père, pour elle, le<br />

père, Leslie était très important... pour ma mère, c’était <strong>la</strong> mère, Julia qui était prépondérante.....<br />

Julia était ravissante, un peu froi<strong>de</strong>, mais aussi très pratique… j’ai <strong>de</strong>s photos d’elle... elle était<br />

extraordinaire,<br />

- Elle avait huit enfants <strong>à</strong> s’occuper je crois ?<br />

- Oui… oui, avec <strong>les</strong> enfants qu’elle a eus avec Leslie,<br />

- Elle était également infirmière je crois ?<br />

- Oui… oui, c’était atroce et elle <strong>de</strong>venait <strong>de</strong> plus en plus maigre et vieille avant l’âge… elle se<br />

dévouait <strong>à</strong> son mari, mais… elle avait <strong>de</strong>s occupations différentes aussi et elle trouvait <strong>la</strong> vie trop<br />

dure, c'est-<strong>à</strong>-dire <strong>les</strong> choses qu’il exigeait d’elle… et elle s’en al<strong>la</strong>it, elle s’échappait… puis elle<br />

avait une mère, une mère âgée, que ma mère <strong>à</strong> moi a décrite enveloppée <strong>de</strong> châ<strong>les</strong> délicats et qui<br />

était toujours ma<strong>la</strong><strong>de</strong>, elle vivait avec eux…...... Julia ruinait <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> sa fille Stel<strong>la</strong>… elle était<br />

cruelle, sans peut-être le vouloir… elle n’était pas vraiment comme une marâtre dans un conte <strong>de</strong><br />

fées mais elle était quand même très dure et… Stel<strong>la</strong> n’avait pas l’opportunité d’apprendre <strong>à</strong> se<br />

connaître, enfin… plus tard et pendant peu <strong>de</strong> temps, après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Julia... parce qu’elle a<br />

survécu <strong>de</strong>ux ans je crois, pas plus… pendant ce temps elle a donc découvert ce que c’était que<br />

d’être elle-même… elle a résisté aux avances <strong>de</strong> son beau-père (Leslie Stephen- rappel : Stel<strong>la</strong><br />

était <strong>la</strong> fille <strong>de</strong> Julia, issue <strong>de</strong> son premier mariage avec Herbert Duckworth)... et, en même<br />

temps, elle est tombée amoureuse <strong>de</strong> Jack Hills et elle s’est mariée... et trois mois après son<br />

mariage, elle est morte,<br />

- Revenons <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> votre enfance : combien <strong>de</strong> temps avez-vous vécu <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton et avez-vous<br />

aimé votre vie <strong>à</strong> cet endroit ?<br />

- Ah… oui, je l’ai beaucoup aimée, beaucoup… c’était pour moi <strong>la</strong> perfection… je ne pouvais pas<br />

m’imaginer une vie plus belle que celle que l’on menait <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton… mais quand j’étais très<br />

jeune, il y avait aussi <strong>la</strong> famille <strong>de</strong> Clive, <strong>la</strong> famille Bell, alors… le temps était divisé entre<br />

Char<strong>les</strong>ton pour <strong>les</strong> vacances et Londres où l’on vivait… et alors, on al<strong>la</strong>it <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton pour <strong>les</strong><br />

gran<strong>de</strong>s vacances d’été et quelques fois au printemps… mais en hiver, <strong>à</strong> <strong>la</strong> Noël, mon jour<br />

d’anniversaire, il fal<strong>la</strong>it aller <strong>à</strong> <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Clive et <strong>de</strong> ses parents qui étaient encore vivants et<br />

alors… on ne passait pas tout le temps <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton et c’est dommage… mais pour ça, peut-être,<br />

pour cette raison-l<strong>à</strong>, ça paraissait encore plus merveilleux… et c’était… parce qu’il y avait <strong>la</strong> vie<br />

<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s personnes, <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Julian et Quentin qui était un peu entre celle <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

personnes et <strong>la</strong> mienne... puis il y avait <strong>la</strong> mienne avec ma nurse… et puis il y avait <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s<br />

servantes, dans <strong>la</strong> cuisine et, en plus, il y avait celle <strong>de</strong>s gens <strong>à</strong> <strong>la</strong> ferme qui avaient <strong>de</strong>s chevaux et<br />

<strong>de</strong>s vaches… et tout ça, alors, pour moi, je pouvais passer facilement <strong>de</strong> l’un <strong>à</strong> l’autre n’est-ce<br />

pas... j’avais....... toutes ces vies étaient <strong>à</strong> moi...... c’était merveilleux,<br />

- Combien d’années ce<strong>la</strong> a-t-il duré ?<br />

- Alors, je suis née l<strong>à</strong>... et puis cette vie a continué jusqu’<strong>à</strong> mon mariage quand j’avais vingt-trois ans,<br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>… et puis tout a continué, je dis, presque, ça continue encore mais... ça a<br />

perduré après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Vanessa… Duncan a vécu l<strong>à</strong> pendant encore dix-sept ans et moi j’al<strong>la</strong>is<br />

souvent chez lui pour passer le temps... et mes enfants y sont allés aussi et on a continué jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

mort <strong>de</strong> Duncan qui était en 1978,<br />

- Quels liens avez-vous encore avec Char<strong>les</strong>ton, parce que, quand je vous ai écrit, j’ai adressé mon<br />

courrier l<strong>à</strong>-bas et il vous a presque aussitôt été réexpédié en France (« Ah oui ») : avez-vous<br />

encore <strong>de</strong>s liens profonds sur p<strong>la</strong>ce ? (NB : Char<strong>les</strong>ton est, <strong>de</strong> nos jours, un musée très fréquenté<br />

et protégé faisant partie du patrimoine culturel britannique),<br />

- (elle sourit) oui, enfin… profonds, je ne dirais pas... mais un lien… assez fort, c'est-<strong>à</strong>-dire… ma<br />

belle sœur Olivier (veuve <strong>de</strong> Quentin Bell, <strong>de</strong>mi-frère d’Angelica) habite <strong>à</strong> <strong>de</strong>ux ou trois mi<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

Char<strong>les</strong>ton... et elle y va, assez souvent, parce qu’elle est responsable <strong>de</strong>s livres dans <strong>la</strong><br />

bibliothèque... enfin <strong>de</strong>s choses comme ça et… alors moi aussi…. je connais <strong>les</strong> gens qui dirigent<br />

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Char<strong>les</strong>ton, enfin, ça a un peu changé maintenant… donc je <strong>les</strong> ai connus, et… j’ai fait <strong>de</strong>ux<br />

expositions l<strong>à</strong>-bas bien après mon départ définitif..... et quoique j’aie souffert <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir quitter<br />

Char<strong>les</strong>ton, parce que j’aurais pu y vivre sérieusement après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Duncan, j’aurais pu<br />

rester… mais j’ai compris que c’était une gran<strong>de</strong> responsabilité… et je n’aimais pas l’idée <strong>de</strong><br />

vivre dans une maison qui al<strong>la</strong>it être envahie par le public (dans : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se » et :<br />

« Les <strong>de</strong>ux Cœurs <strong>de</strong> Bloomsbury », Angelica décrit son attachement hautement sensible <strong>à</strong> cette<br />

<strong>de</strong>meure <strong>de</strong> son enfance)... alors, <strong>à</strong> ce moment je me suis dit : « je ne vais plus rester l<strong>à</strong> » et j’ai<br />

trouvé une autre maison qui n’en était pas très éloignée… et puis, même ça, c’était trop proche...<br />

donc, <strong>de</strong> l<strong>à</strong>, je suis venue en France… mais rappelez-moi votre question d’origine,<br />

- Quelle est <strong>la</strong> nature <strong>de</strong>s liens que vous avez toujours sur p<strong>la</strong>ce <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton ?<br />

- Ah… oui, enfin… oui, je connais <strong>les</strong> gens l<strong>à</strong>-bas... il n’y a pas longtemps, juste avant d’être ma<strong>la</strong><strong>de</strong>,<br />

j’ai organisé une exposition qui a été un grand succès et ils connaissent mon adresse,<br />

- Et est-ce qu’ils prennent <strong>de</strong> vos nouvel<strong>les</strong>, vous contactent-ils <strong>de</strong> temps en temps ?<br />

- Non, pas comme ça, ils n’ont pas le temps… ils n’ont pas le temps et ils ont compris que moi, je ne<br />

vou<strong>la</strong>is être responsable en rien et… alors ils m’ont <strong>la</strong>issée aller.... mais j’y suis invitée parfois<br />

pour faire <strong>de</strong>s conférences,<br />

- Il est vrai que Char<strong>les</strong>ton représente <strong>de</strong> nos jours un lieu culturel réputé et touristique… je n’y suis<br />

pas encore allé car je m’intéresse plus directement <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et j’ai préféré me rendre en<br />

priorité <strong>à</strong> Monk’s House <strong>à</strong> Rodmell, mais j’ai le projet <strong>de</strong> m’y rendre un jour et beaucoup <strong>de</strong> gens<br />

m’ont dit : « il faut que vous alliez <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton, c’est incontournable pour qui se passionne pour<br />

cette aventure artistique »,<br />

- Oui… enfin, <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux lieux sont très proches... il le faut un <strong>de</strong> ces jours, ce serait une bonne idée oui,<br />

- Mais vous savez… ce que j’aime, c’est m’imprégner <strong>de</strong>s lieux le plus tranquillement possible (« Oui,<br />

bien sûr, bien sûr ») et comme vous le dites, ce que c’est qu’un public nombreux qui passe <strong>de</strong>vant<br />

vous et vous déconcentre, c’est...<br />

- Eh bien, le plus tard dans l’année vous y allez,<br />

- Oui,<br />

- Depuis combien d’années vivez-vous en France et précisément ici ?<br />

- Eh bien… je suis venue en France.... enfin, j’avais déj<strong>à</strong> habité <strong>la</strong> France avant.....… je suis venue en<br />

France en 1981, trois ans après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Duncan….... j’ai d’abord trouvé un petit cabanon <strong>à</strong><br />

Braux dans le « pays d’Annot »...... puis j’ai trouvé en 1983 cette maison <strong>à</strong> Ong<strong>les</strong> en <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> montagne <strong>de</strong> Lure, qu’on peut presque voir d’ici..... j’y suis restée <strong>à</strong> peu près six ans et…<br />

comme je vous l’ai dit, je suis tombée, j’ai cassé mon poignet et je me suis décidée <strong>à</strong> trouver une<br />

autre maison, dans <strong>la</strong> ville… il m’a fallu <strong>de</strong>ux ans pour trouver cette propriété-ci <strong>à</strong> Forcalquier…<br />

et… donc, ce <strong>de</strong>vait être en 1990 ou quelque chose comme ça..... je l’ai achetée très bon marché et<br />

complètement transformée et, <strong>de</strong>puis, j’ai toujours habité ici,<br />

- Depuis que vous vivez <strong>à</strong> Forcalquier, vous n’avez plus aucun lien <strong>de</strong> propriété en Angleterre ?<br />

- Non, je n’ai aucun logement en Angleterre.... mais j’y fais parfois <strong>de</strong>s courtes visites... j’ai <strong>de</strong>s liens<br />

familiaux bien sûr,<br />

- Comme je vous le disais hier, j’ai été surpris que vous répondiez <strong>à</strong> ma lettre en français et que l’on se<br />

<strong>rencontre</strong> sur <strong>la</strong> terre française (elle sourit)- je vou<strong>la</strong>is vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r : hormis le lien <strong>à</strong> <strong>la</strong> France<br />

qui s’explique par vos séjours passés <strong>à</strong> Cassis pendant votre enfance, avez-vous une attache<br />

particulière <strong>à</strong> <strong>la</strong> culture française, <strong>à</strong> savoir une attache <strong>de</strong> cœur ?<br />

- Oui, tout <strong>à</strong> fait… mais c’est très généralisé, c'est-<strong>à</strong>-dire… j’ai été éduquée <strong>à</strong> avoir cette connaissance<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> France et <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature… mes parents, enfin Duncan, Vanessa et Clive, ont toujours eu <strong>de</strong>s<br />

amis sur p<strong>la</strong>ce, ils ont visité très souvent Paris et on avait aussi <strong>de</strong>s amis français qui venaient en<br />

Angleterre <strong>de</strong> temps en temps et… il y avait <strong>les</strong> Mauron qui venaient <strong>de</strong> Saint Rémy <strong>de</strong> Provence<br />

qui n’est pas loin d’ici et qui étaient <strong>à</strong> l’origine <strong>de</strong>s amis <strong>de</strong> Roger Fry... puis quand Roger Fry est<br />

mort, ils ont continué une amitié avec ma mère et avec mon frère Julian qui <strong>les</strong> a bien connus,<br />

enfin mieux qu’elle vraiment parce que… en âge, ils étaient plus proches, <strong>la</strong> même génération<br />

presque… et puis il y avait… <strong>les</strong> Strachey, <strong>les</strong> Bussy, qui avaient cette maison <strong>à</strong> Roquebrune et<br />

qui passaient <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong> l’année l<strong>à</strong>-bas et l’autre moitié <strong>à</strong> Londres, <strong>à</strong> Gordon Square et eux...<br />

quand moi j’avais seize ou dix-sept ans, ma mère vou<strong>la</strong>it que je passe un peu <strong>de</strong> temps en France<br />

pour apprendre le français et… (elle sourit) alors elle a <strong>de</strong>mandé <strong>à</strong> tous <strong>les</strong> amis qu’ils<br />

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connaissaient qui étaient susceptib<strong>les</strong> <strong>de</strong> m’ai<strong>de</strong>r et… d’abord il y avait… Duncan qui avait connu<br />

Copeau, l’acteur, vous savez,<br />

- Cocteau ?<br />

- Non, pas Cocteau, Copeau… Jacques Copeau… il était le théâtre français, il était très important <strong>à</strong><br />

l’époque… vous ne connaissez pas ? (« Non »)... parce que c’était trop spécialisé (NB : Jacques<br />

Copeau, 1879-1949, fut un grand auteur et acteur <strong>de</strong> théâtre qui fonda notamment en octobre<br />

1913 le petit Théâtre du Vieux Colombier <strong>à</strong> Paris qui regroupera <strong>de</strong> futurs prestigieux acteurs qui<br />

débutaient <strong>à</strong> l’époque, <strong>à</strong> l’instar <strong>de</strong> Louis Jouvet par exemple et qui entretiendra <strong>de</strong>s<br />

correspondances et <strong>de</strong>s amitiés avec André Gi<strong>de</strong>, Ju<strong>les</strong> Romain ou encore Roger Martin du Gard<br />

et qui sera, en outre, chargé par Georges Clémenceau <strong>de</strong> promouvoir le théâtre français aux<br />

Etats-Unis entre 1917 et 1919)… enfin, je l’ai vu, je le connaissais <strong>à</strong> peine mais je l’ai vu... moi<br />

aussi j’étais très intéressée par le théâtre, mais ça c’était avant mon affaire sérieuse avec le théâtre,<br />

parce que j’étais encore en pension et… alors, Vanessa a <strong>de</strong>mandé <strong>à</strong> ses amis : où Angelica peutelle<br />

aller ?... alors, on a dit : « Copeau »... et elle a dit : « Oui, mais Copeau est très religieux, il a<br />

une femme (elle rit) qui est danoise je crois, protestante et qui croit en Dieu, alors, pour envoyer l<strong>à</strong><br />

Angelica… non, impossible ! »... et donc… je ne suis pas allée chez <strong>les</strong> Copeau… et alors Janie<br />

Bussy (NB : nièce <strong>de</strong> Lytton Strachey, c'est-<strong>à</strong>-dire fille <strong>de</strong> Dorothy Strachey épouse Bussy et du<br />

peintre Simon Bussy) a dit : « Ah oui, j’ai <strong>de</strong>s amis <strong>à</strong> Paris qui s’appellent Walter » et cette amie<br />

était peintre, elle était <strong>de</strong> culture française, mais elle était belge… elle avait un père qui était<br />

peintre aussi… et une mère qui avait été chanteuse d’opéra, qui avait <strong>la</strong>issé sa carrière pour se<br />

dévouer <strong>à</strong> son mari, et alors… elle s’appe<strong>la</strong>it Zoum cette jeune femme, c’était un nom d’enfant<br />

qu’elle s’était donnée, parce qu’elle avait un autre nom et… elle avait vécu <strong>à</strong> Roquebrune, elle<br />

connaissait très bien <strong>les</strong> Bussy et <strong>les</strong> Strachey et elle connaissait bien l’ang<strong>la</strong>is qu’elle par<strong>la</strong>it avec<br />

l’accent <strong>de</strong>s Strachey, qui était spécial et, alors... un jeune homme est apparu chez <strong>les</strong> Bussy, je ne<br />

sais pas comment ils l’ont connu, il avait été ma<strong>la</strong><strong>de</strong> je crois… et il est tombé amoureux <strong>de</strong><br />

Zoum... après un certain temps ils se sont décidés <strong>à</strong> se marier et ils sont venus <strong>à</strong> Paris, ils ont vécu<br />

dans un appartement <strong>à</strong> Auteuil et c’est l<strong>à</strong> que Janie a dit : « aller chez <strong>les</strong> Walter, pour Angelica ça<br />

serait très bien »… et donc j’y suis allée et je crois que… (elle sourit) ils étaient étonnés parce que<br />

j’étais si jeune et inexpérimentée, je ne savais rien <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, alors, puisque c’était <strong>de</strong>s gens<br />

généreux et Zoum particulièrement, elle m’a pris sous son aile et m’a beaucoup aidée… je suis<br />

restée assez peu <strong>de</strong> temps, quatre mois quelque chose comme ça… elle était très importante dans<br />

mon existence, comme une secon<strong>de</strong> mère… et lui aussi comptait pour moi, j’ai continué <strong>à</strong> le voir<br />

jusqu’<strong>à</strong> sa mort il n’y a pas très longtemps… je… je <strong>les</strong> adorais et c’était mutuel (Angelica me<br />

précisera plus tard que Zoum était un personnage fasciné par le XVIII ème siècle),<br />

- J’ai l’impression que votre mère a quand même été sensible <strong>à</strong> une certaine forme d’éducation,<br />

notamment l’apprentissage du français et qu’elle vous suivait <strong>de</strong> près ?<br />

- Oui oui, tout <strong>à</strong> fait, elle ne pouvait pas me lâcher… le problème avec ma mère c’est qu’elle… qu’elle<br />

m’adorait et elle me tenait tout près d’elle, mais ça n’était pas… sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille ni<br />

expérimenter d’autres choses… c’était ça le problème d’être en vase clos,<br />

- Revenons <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : êtes-vous actuellement engagée par rapport <strong>à</strong> votre tante,<br />

existe-t-il une Fondation en Angleterre ?<br />

- Oui… enfin, je viens <strong>de</strong> recevoir un petit livre qui est publié par une organisation comme ça… et je<br />

crois que moi je suis <strong>la</strong> prési<strong>de</strong>nte, mais... je ne fais rien... sous condition que je ne fasse rien<br />

n’est-ce pas... mais d’ici, qu’est-ce que je pourrais faire, je ne peux pas être l<strong>à</strong> en même temps ?...<br />

Et je n’ai... (elle rit)... c’est mon nom, c’est tout, c’est ma re<strong>la</strong>tion, mais ce que je fais, c’est rien...<br />

et... alors oui, c’est ça, c’est... je ne sais pas... c’est vrai, enfin, c’est probablement très important<br />

mais je ne connais rien (l’on remarque ici d’une manière très nette l’aspect complètement dégagé<br />

d’Angelica face aux honneurs ainsi que <strong>la</strong> marque <strong>de</strong> sa haute mo<strong>de</strong>stie. Angelica veut vivre<br />

tranquillement sa vie et être considérée pour ce qu’elle est et non absolument pour ce qu’elle<br />

représente, même si elle ne dénie pas pour autant, bien au contraire, l’importance <strong>de</strong> ses racines<br />

qu’elle affectionne au plus profond d’elle-même. On lit aussi <strong>de</strong> manière attendrissante une<br />

certaine touche <strong>de</strong> regret voire <strong>de</strong> « culpabilité » <strong>à</strong> ne pas s’investir davantage pour cette cause.<br />

Par le ton <strong>de</strong> sa voix dont je me rappelle encore aujourd’hui, Angelica montre une fois encore<br />

qu’elle est pleine <strong>de</strong> sensibilité et <strong>de</strong> finesse),<br />

- Peut- être auriez-vous trop <strong>de</strong> travail en <strong>la</strong> matière ?<br />

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- Oui, j’ai peur d’avoir trop <strong>à</strong> faire (réflexion : au fil <strong>de</strong> notre re<strong>la</strong>tion, j’ai appris <strong>de</strong> manière tout <strong>à</strong><br />

fait personnelle, mais tangible également, <strong>à</strong> souscrire pleinement au recul spontané d’Angelica.<br />

Elle me semble, <strong>de</strong> manière légitime, être néanmoins <strong>la</strong> seule personne habilitée <strong>à</strong> évoquer <strong>la</strong><br />

quintessence <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> Aventure et ce pour l’avoir vécue. Il s’avère qu’elle est aussi <strong>la</strong> seule<br />

<strong>à</strong> en parler <strong>de</strong> façon effacée, mo<strong>de</strong>ste et non médiatique),<br />

- J’ai été un peu étonné, lors <strong>de</strong> mon voyage en Angleterre <strong>de</strong> juillet <strong>de</strong>rnier, qu’au 46, Gordon Square,<br />

c'est-<strong>à</strong>-dire l<strong>à</strong> où est né le Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury, il y ait une p<strong>la</strong>que bleue commémorative qui ne<br />

mentionne que le nom <strong>de</strong> John Maynard Keynes qui vécut <strong>à</strong> cet endroit <strong>de</strong> 1916 <strong>à</strong> sa mort, mais<br />

aucune mention sur le fait que ce Groupe soit né ici et que <strong>les</strong> enfants Stephen se soient installés<br />

en ce lieu après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Leslie Stephen : <strong>à</strong> quoi est-ce dû <strong>à</strong> votre avis ?<br />

- Oui... c’est peut-être un peu étonnant, mais j’essaie <strong>de</strong> me... enfin, <strong>Virginia</strong> n’a pas vécu l<strong>à</strong> très<br />

longtemps... parce que quand Vanessa s’est mariée, ça <strong>de</strong>venait trop compliqué, ils ne pouvaient<br />

pas vivre ensemble... et alors c’est <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong> que <strong>Virginia</strong> est allée vivre <strong>à</strong> Fitzroy Square...<br />

je crois que ça dépasse le gouvernement parce qu’il y avait trop <strong>de</strong> mouvements (« d’accord, mais<br />

<strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong> J.M Keynes y est tout <strong>de</strong> même honorée ! »),<br />

- Oui... oui... mais ils étaient moins importants que lui pour le gouvernement ! (elle rit <strong>de</strong> bon coeur)<br />

(rappel : J.M Keynes était un éminent économiste <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle l’Angleterre et même l’Europe doit<br />

beaucoup en <strong>la</strong> matière, d’où cette ironie d’Angelica opposant l’Art <strong>à</strong> l’économie dans <strong>les</strong><br />

priorités politiques gouvernementa<strong>les</strong>) / (NB : je vais, comme je l’ai déj<strong>à</strong> mentionné et quelque<br />

temps après cette interview, découvrir que le Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury et <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> sont<br />

finalement honorés dans <strong>la</strong> même rue quelques maisons plus loin, l<strong>à</strong> où habita plus tard le frère<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> Adrian Stephen et sa famille et ce par une p<strong>la</strong>que indiquant : « quelques maisons plus<br />

loin... ». La forme <strong>de</strong> cette commémoration <strong>de</strong>meure pour moi quelque peu compliquée, mais le<br />

fond est sauf) Est-ce qu’il y a une p<strong>la</strong>que <strong>à</strong> Mecklenburgh Square ?<br />

- Non, et bien... <strong>à</strong> Mecklenburgh Square, en fait, il n’y a plus aucune trace <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison, j’ai fait le<br />

tour du Square sans pouvoir retrouver le numéro 37,<br />

- Non, peut-être je me trompe <strong>de</strong> Square, je vou<strong>la</strong>is dire Tavistock Square,<br />

- Il n’y a sur p<strong>la</strong>ce plus aucune trace non plus du numéro 52,<br />

- Parce que <strong>la</strong> maison a été tout <strong>à</strong> fait détruite... ah je vois,<br />

- Je n’ai pas pu retrouver <strong>les</strong> numéros 37 et 52 car <strong>les</strong> numéros actuels <strong>de</strong> voirie ne correspon<strong>de</strong>nt<br />

plus... en fait, <strong>les</strong> seu<strong>les</strong> <strong>traces</strong> qui existent et que j’ai pu aisément retrouver sont le 46, Gordon<br />

Square et le 29, Fitzroy Square et, d’ailleurs, <strong>à</strong> ce <strong>de</strong>rnier endroit, une p<strong>la</strong>que bleue officielle<br />

commémore très bien cette époque où elle s’est installée en ce lieu avec son frère Adrian peu<br />

après le mariage <strong>de</strong> Vanessa en février 1907 et dans lequel elle est restée jusqu’en 1911,<br />

- Ah oui,<br />

- Avez-vous quelque chose <strong>à</strong> dire <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> l’esprit français tout <strong>à</strong> fait différent <strong>de</strong> l’esprit<br />

britannique ? Je dois vous dire que j’ai moi-même une opinion peu chauvine <strong>à</strong> ce sujet,<br />

- Eh bien... je dirais que oui... enfin, <strong>les</strong> différences sont énormes (le ton est très marqué)... mais ça<br />

n’empêche pas l’amitié (elle sourit franchement)... mais... c’est vrai, le sens <strong>de</strong> l’humour, toutes<br />

sortes <strong>de</strong> choses sont très différentes, oui... et cette partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> France est différente du nord où<br />

vous êtes, il me semble (cette remarque prouve ô combien <strong>la</strong> culture et <strong>la</strong> finesse d’Angelica qui<br />

distingue avec c<strong>la</strong>irvoyance <strong>les</strong> particu<strong>la</strong>rités culturel<strong>les</strong> géographiques françaises. Elle prouve<br />

encore sa haute connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> France)... j’ai une amie qui vit pas trop loin <strong>de</strong> Caen et... elle<br />

est italienne... elle a trouvé une très belle maison l<strong>à</strong>-bas où elle vit toute seule... je crois que...<br />

enfin, je ne sais pas... plus on mé<strong>la</strong>nge <strong>les</strong> choses et <strong>les</strong> gens, <strong>les</strong> nationalités et mieux c’est,<br />

- Appréciez-vous beaucoup votre région, vous sentez-vous bien ici et ne souffrez-vous pas <strong>de</strong><br />

solitu<strong>de</strong> ?<br />

- Ah, comment dire... oui, je souffre <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>... je suis trop seule, well... <strong>à</strong> cause <strong>de</strong>s<br />

développements récents dans <strong>la</strong> famille,<br />

- C’est <strong>la</strong> vie qui a agi en ce sens ?<br />

- Oui, tout <strong>à</strong> fait... tout <strong>à</strong> fait... (une pause se fait <strong>à</strong> <strong>la</strong> cuisine <strong>à</strong> cause d’une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> brûlé) pouvez-<br />

vous rester manger ?... Parce que ce serait facile (elle rit franchement) vous voyez ce qui arrive<br />

aux pommes <strong>de</strong> terre !... Autrement, vous êtes très seul ici <strong>à</strong> Forcalquier ?<br />

- Oui, c’est vrai, mais je ne veux pas abuser <strong>de</strong>...<br />

- Non, non, restez, ça me fera p<strong>la</strong>isir,<br />

96


- Bon, dans ce cas, <strong>à</strong> moi aussi ça me fait très p<strong>la</strong>isir,<br />

- Alors très bien,<br />

- Voulez-vous Mme Garnett qu’on arrête un petit peu et qu’on reprenne après ?<br />

- Non, on continue encore dix minutes, un quart d’heure,<br />

- D’accord. Depuis combien d’années n’êtes-vous pas retournée <strong>à</strong> Monk’s House- <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois<br />

était-ce après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Léonard <strong>Woolf</strong> ?<br />

- Ah non... non non... c’était bien après, parce que... il n’y a pas trop longtemps... j’essaie <strong>de</strong> me<br />

rappeler exactement <strong>à</strong> quelle occasion... je crois que quelqu’un tournait un film et je <strong>de</strong>vais<br />

répondre <strong>à</strong> une interview... alors, on m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> me mettre dans le petit cabanon où elle<br />

écrivait... oui, je me rappelle, ça s’est bien passé, mais je ne me souviens pas exactement ce que<br />

c’était,<br />

- On va, sans pour autant <strong>à</strong> présent l’évoquer comme une référence, reparler brièvement <strong>de</strong> ce film :<br />

« The Hours ». Stephen Daldry, le réalisateur, vous a-t-il contactée, notamment <strong>à</strong> cause du fait<br />

qu’il vous met en scène dans le film quand vous étiez petite ? (NB : il s’est inspiré <strong>à</strong> ce sujet d’une<br />

photo <strong>de</strong> 1932 qui montre Angelica affairée autour <strong>de</strong> sa tante <strong>Virginia</strong> qui tient au creux <strong>de</strong> ses<br />

mains un petit oiseau- Angelica a alors presque quatorze ans dans <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> cet instant et non<br />

l’âge d’une petite fille <strong>à</strong> Hogarth House comme dans le film),<br />

- Non il ne m’a pas contactée... mais je crois que je suis une <strong>de</strong>s meilleures choses dans le film, je<br />

ressemble plus ou moins <strong>à</strong> ce que j’étais quand j’étais une petite fille... quoique... comme je vous<br />

l’ai dit, je ne me rappelle pas d’avoir jamais été <strong>à</strong> Hogarth House, mais... mais j’étais un peu<br />

comme ça, oui...c’est tellement mé<strong>la</strong>ngé ce film... enfin, <strong>les</strong> parties que j’ai aimées le plus<br />

n’avaient rien <strong>à</strong> faire avec <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>,<br />

- Oui et après ce que vous m’avez dit, j’en veux <strong>à</strong> présent au réalisateur <strong>de</strong> ne pas s’être plus<br />

sérieusement et volontairement attaché <strong>à</strong> <strong>la</strong> vérité du personnage et je découvre ce malentendu, car<br />

ce film, vous le savez sûrement, a eu un gros impact sur le public (« Oui oui ») et je trouve ce<strong>la</strong><br />

décevant par rapport <strong>à</strong> l’image très noire qu’il donne du personnage <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière, même si ce<br />

film ne prétend pas pour autant être une biographie,<br />

- Oui, mais c’est tellement difficile d’être précis, enfin... ça prendrait toute une vie d’être sûr qu’on<br />

avait compris... on ne peut pas nier <strong>les</strong> efforts <strong>de</strong>s gens pour faire quelque chose <strong>de</strong> bien... et<br />

pourquoi pas... enfin... <strong>les</strong> gens ont le droit d’être différents... c’est seulement que ce n’était pas<br />

vraiment intéressant, même sur ces bases-l<strong>à</strong>... (Angelica témoigne ici d’un grand respect pour tout<br />

travail intellectuel ou artistique, pour <strong>la</strong> volonté lorsqu’elle est sincère et témoigne ainsi<br />

d’indulgence lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> sincérité. Mais son expression <strong>de</strong> fin pour qualifier le film est tout<br />

aussi significative),<br />

- Oui et puis, en me rendant en Angleterre et en commençant <strong>à</strong> m’intéresser <strong>de</strong> près <strong>à</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, je me suis vite rendu compte d’un déca<strong>la</strong>ge f<strong>la</strong>grant entre le personnage proposé<br />

dans le film et ce qu’était le véritable personnage <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière,<br />

- Oui... par exemple, <strong>la</strong> rivière où elle se noie, ce n’est pas du tout... je ne sais pas si vous êtes allé<br />

voir ?... Ça n’a rien <strong>à</strong>... ça n’est pas du tout pareil et pourquoi l’avoir changée <strong>de</strong> cette façon ?...<br />

Parce que c’est si beau, et... ça ajoute... enfin, ça ajoute <strong>à</strong> l’idée <strong>de</strong>... (<strong>à</strong> l’idée d’une irrépressible<br />

volonté d’en finir <strong>de</strong> manière directive et ce malgré <strong>la</strong> beauté, le calme et <strong>la</strong> douceur <strong>de</strong> l’endroit,<br />

inspirant habituellement <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong>s vibrations <strong>de</strong> toute autre nature),<br />

- Oui et puis, par exemple, lorsqu’elle met fin <strong>à</strong> ses jours dans le film, elle a l’apparence <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> quarante et un ans ce qui, fort heureusement, n’a absolument pas été le cas dans <strong>la</strong><br />

réalité... enfin, ça n’est pas <strong>la</strong> même rivière, ça n’est pas <strong>la</strong> même personne ! (Angelica sourit) Il y<br />

a <strong>de</strong>s incohérences («Oui... oui »)... mais tout <strong>de</strong> même, en ayant bien réfléchi <strong>à</strong> ce sujet <strong>de</strong>puis, je<br />

confère <strong>à</strong> ce film le mérite d’avoir suscité l’émotion chez <strong>les</strong> gens et surtout d’avoir fait que <strong>de</strong>s<br />

lecteurs ont découvert le personnage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et se sont intéressés <strong>à</strong> ce grand écrivain-<br />

<strong>les</strong> ventes du roman : « Mrs Dalloway » ont d’ailleurs été multipliées d’une manière très<br />

impressionnante,<br />

- (elle sourit)... Oui, on m’a dit ça,<br />

- C’est bien, quand même ?<br />

- Oui, c’est bien... c’est bien... oui,<br />

- Je vou<strong>la</strong>is vous poser cette question finale : <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> revient-elle parfois dans votre esprit et<br />

comment pensez-vous <strong>à</strong> elle dans ces moments- l<strong>à</strong> ?<br />

97


- Eh bien... très prosaïquement... enfin, je... je pense <strong>à</strong> elle si quelque chose arrive qui a un lien avec<br />

elle... j’essaie <strong>de</strong> me rappeler, avec autant d’honnêteté, <strong>de</strong> vérité que... que possible, c’est tout...<br />

mais avec beaucoup <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir (le ton d’Angelica est alors très tendre)... j’essaie <strong>de</strong> ne pas<br />

l’oublier... parce que je sens qu’avec le temps, on peut oublier, mais....... il y a certaines choses,<br />

même si on veut, on ne peut pas <strong>les</strong> mettre en mots...... on s’en rappelle... oui... ».<br />

Après ces moments <strong>de</strong> pure émotion où l’on eût voulu que le Temps s’arrêtât et <strong>la</strong>isser grand ouvert ce<br />

livre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, je réalise <strong>à</strong> quel point cette interview a été touchante et je mesure <strong>à</strong> sa juste et très<br />

gran<strong>de</strong> valeur <strong>la</strong> spontanéité d’Angelica qui m’a, en toute confiance, accueilli dans sa maison,<br />

m’ouvrant son cœur et son esprit, revivant <strong>de</strong> manière sincère <strong>les</strong> événements qu’elle me racontait en<br />

puisant au plus profond d’elle-même dans ses plus beaux et plus poignants souvenirs. Elle m’a confié<br />

ces moments d’intimité familiale et cette mémoire est très forte. Pour toutes ces raisons, je ressens<br />

envers elle cette puissante amitié qui semble se construire, se sou<strong>de</strong>r d’heure en heure. De nous <strong>de</strong>ux,<br />

c’est pourtant Angelica qui a été <strong>la</strong> plus forte et qui a fait face <strong>à</strong> mon émotion finale que j’ai eu bien<br />

du mal <strong>à</strong> contenir, <strong>la</strong> rendant même visible...<br />

Je l’ai<strong>de</strong> <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> dresser <strong>la</strong> table et ai c<strong>la</strong>irement le sentiment <strong>de</strong> me rapprocher d’elle et d’évoluer<br />

plus librement dans sa maison...<br />

Le repas débute et est l’occasion d’une intimité différente entre nous, c’est-<strong>à</strong>-dire un moment<br />

privilégié pour parler <strong>de</strong> nos vies actuel<strong>les</strong> comme <strong>de</strong> l’Existence en général. Comme nous parlons <strong>de</strong><br />

l’expérience <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépression, elle m’apprend avoir elle-même subi cette ma<strong>la</strong>die <strong>à</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> son père<br />

Duncan Grant. Elle fut hospitalisée <strong>à</strong> Londres et testa alors « <strong>les</strong> bienfaits <strong>de</strong> <strong>la</strong> chimie pour ce qui est<br />

<strong>de</strong> son miraculeux pouvoir anxiolytique » me dit-elle. Angelica admirait énormément son père et<br />

l’aimait beaucoup ; pour ses talents <strong>de</strong> peintre mais surtout pour sa façon d’être, pour sa foncière<br />

indépendance et pour ses qualités d’observateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, pour son calme constant et <strong>la</strong> poésie qui<br />

émanait <strong>de</strong> sa personne. (Dans ses <strong>de</strong>ux ouvrages que je vais lire par <strong>la</strong> suite : « Trompeuse<br />

gentil<strong>les</strong>se » et : « Les <strong>de</strong>ux cœurs <strong>de</strong> Bloomsbury », Angelica portraiture son père <strong>de</strong> très belle et<br />

sensible manière, sans obérer pour autant son effacement voire sa faillite paternelle).<br />

Pendant le repas, nous sommes naturellement décontractés, mais je sens aussi qu’Angelica ne souffre<br />

en aucun cas <strong>la</strong> banalité, ou plutôt <strong>les</strong> propos vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sens. Elle aime <strong>les</strong> discussions profon<strong>de</strong>s ou<br />

intéressantes, que ce soit sur <strong>de</strong>s sujets simp<strong>les</strong> ou non, mais si elle n’a rien <strong>à</strong> dire, elle se tait <strong>de</strong><br />

longues minutes ; il ne faut alors, en ces moments, ne ressentir aucune gêne. Chaque mot a son<br />

importance, sa signification et elle ne dit rien d’inconsistant ou d’inapproprié : le sens <strong>de</strong> l’exactitu<strong>de</strong>,<br />

mais également le poids <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole prononcée...<br />

Malgré l’aisance et <strong>la</strong> sincère décontraction qui s’installent entre nous, il convient pour moi <strong>de</strong> ne pas<br />

relâcher mon attention eu égard aux termes que j’emploie. Pour autant, cette finesse dans sa façon<br />

d’être et dans sa conception du <strong>la</strong>ngage (<strong>de</strong> <strong>la</strong> communication) <strong>de</strong>meure chez elle tout <strong>à</strong> fait naturelle<br />

et revêt l’aspect d’une noble exigence. De même, <strong>la</strong> f<strong>la</strong>tterie n’a pas cours sous son toit (ni dans cette<br />

Famille d’ailleurs), ce qui renforce considérablement <strong>les</strong> expressions qu’elle utilise <strong>à</strong> mon égard, alors<br />

si touchantes- je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : « comment était l’interview ? » « très bien, très sensible » me répon<strong>de</strong>lle<br />

(elle reçut un jour, me dit-elle, <strong>la</strong> visite d’un psychanalyste qui prétendait connaître profondément<br />

<strong>la</strong> psychologie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : « au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures, je me suis aperçue qu’il ne connaissait<br />

absolument rien <strong>à</strong> ma tante », me précisa-t- elle alors). J’enchaîne ensuite <strong>la</strong> conversation sur ma<br />

philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie dans sa gran<strong>de</strong> ligne directrice et lui livre alors <strong>les</strong> mots clefs <strong>de</strong> mon Existence :<br />

écoute, curiosité et observation, communication mais aussi amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature et <strong>de</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> ainsi<br />

que <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie et <strong>de</strong>s questionnements qui <strong>la</strong> constituent fondamentalement. Je lui affirme être<br />

persuadé qu’il faut aller aux choses essentiel<strong>les</strong> (dans le sens littéral du terme), <strong>les</strong> regar<strong>de</strong>r avec<br />

humilité et savoir par l<strong>à</strong>-même capter <strong>les</strong> messages qui nous entourent. Angelica me regar<strong>de</strong> alors<br />

profondément avec ses grands yeux bleus, elle écoute avec une extrême attention chacun <strong>de</strong> mes<br />

termes- rien pour elle n’est anodin et sa faculté <strong>de</strong> concentration est saisissante...<br />

98


Le repas est <strong>à</strong> présent terminé. Je <strong>la</strong> retrouve au salon, assise dans son canapé : « alors, que fait-on<br />

maintenant ? ». Nous décidons <strong>de</strong> nous revoir le len<strong>de</strong>main matin <strong>à</strong> dix heures, soit <strong>de</strong>ux heures et<br />

<strong>de</strong>mie avant mon départ <strong>de</strong> Forcalquier pour mon retour au Havre. Ce sera un moment pénible je le<br />

sens, comme un arrachement. Ces moments ont provoqué en nous un bonheur si intense...<br />

Je pars vers l’hôtel, le cœur gros mais l’esprit tranquille : j’ai le sentiment d’avoir accompli une<br />

gran<strong>de</strong> chose, d’avoir vécu <strong>de</strong>s moments uniques et, surtout, d’avoir lié avec elle une re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> très<br />

gran<strong>de</strong> valeur... J’arrive <strong>à</strong> l’hôtel, je suis heureux mais exténué- je pleure d’émotion. J’ai peu dormi<br />

ces <strong>de</strong>rnières vingt-quatre heures et mes nerfs ont, semble-t-il, été quelque peu éprouvés. Je<br />

m’endors…<br />

Le début <strong>de</strong> soirée naît <strong>à</strong> présent et je parcours <strong>la</strong> vieille ville, gravissant une fois encore le chemin qui<br />

monte <strong>à</strong> <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle, goûtant avec p<strong>la</strong>isir l’instant <strong>de</strong> cette longue bal<strong>la</strong><strong>de</strong> nocturne sous ces étroites et<br />

cé<strong>les</strong>tes voûtes <strong>de</strong> pierres dont <strong>les</strong> toits <strong>de</strong> <strong>la</strong>uses semblent pour moi ce soir porter l’Eternité...<br />

Lundi 8 septembre<br />

Je suis énergique aujourd’hui et décidé <strong>à</strong> ne me <strong>la</strong>isser <strong>à</strong> aucun moment envahir par mon émotivité.<br />

Chez elle <strong>de</strong>puis quelques minutes, nous parlons <strong>de</strong> notre re<strong>la</strong>tion et <strong>de</strong> son <strong>de</strong>venir. Nos mots sont<br />

c<strong>la</strong>irs et rassurants. Le regard bleu d’Angelica est pénétrant. Cet instant est grave et fort, mais détendu<br />

et prometteur. Nous nous serrons chaleureusement <strong>les</strong> mains. Je suis heureux et ressens nettement <strong>à</strong><br />

cet instant un sentiment <strong>de</strong> très intense amitié. Une re<strong>la</strong>tion rare vient <strong>de</strong> naître. Angelica me dit <strong>à</strong> un<br />

certain moment : « je peux mourir », je lui rétorque alors : « je ne veux pas y penser ». « Oui mais<br />

moi, j’y pense », « mais moi je ne veux pas y penser »… A mon grand étonnement, Angelica me<br />

propose alors un whisky : il est onze heures quarante. Elle en prend un parfois, ça <strong>la</strong> stimule me ditelle.<br />

Je trouve ce<strong>la</strong> surprenant, mais amusant. Angelica est heureuse, mais peinée comme moi d’avoir<br />

<strong>à</strong> nous quitter. Rien, <strong>à</strong> ce niveau, ne transparaît pourtant plus que <strong>de</strong> raisonnable. Il est midi, l’unique<br />

autocar <strong>de</strong> <strong>la</strong> journée passe <strong>à</strong> midi trente au pied <strong>de</strong> <strong>la</strong> cathédrale : il faut que je parte <strong>à</strong> présent.<br />

L’instant est grave, nos cœurs se serrent. Nous n’avons pas pu finir nos verres et je n’aime pas ces<br />

départs précipités, surtout celui-ci, mais il le faut. Je promets alors <strong>à</strong> Angelica ma plus fidèle amitié.<br />

Elle se lève et me tend ses mains, je vais vers elle et <strong>la</strong> prends dans mes bras. L’instant est intense.<br />

Avec tout le respect que nous ressentons l’un pour l’autre, nous nous serrons tendrement comme <strong>de</strong>ux<br />

grands amis. De toute ma vie, je me souviendrai <strong>de</strong> ce moment et <strong>de</strong> ses paro<strong>les</strong> : « allez vous-en<br />

maintenant »... Je pars précipitamment. Traversant le jardin, je ne peux pour autant me résigner <strong>à</strong><br />

partir sans <strong>la</strong> revoir. J’entre <strong>à</strong> nouveau dans sa maison. Elle ne me voit pas mais je <strong>la</strong> vois. Elle est<br />

assise sur le canapé et regar<strong>de</strong> fixement. Elle se lève et m’aperçoit alors : « vous avez oublié quelque<br />

chose ? ». Je ne dis rien et avance vers elle. Nous nous serrons <strong>à</strong> nouveau rapi<strong>de</strong>ment dans <strong>les</strong> bras et<br />

je pars cette fois sans me retourner… Je marche très vite. Au fond <strong>de</strong> moi, je suis déchiré <strong>de</strong> ne pas<br />

pouvoir être l<strong>à</strong> au quotidien pour l’ai<strong>de</strong>r, mais je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir et je reviendrai,<br />

comme elle me l’a suggéré en partant, « le plus tôt possible ». Je n’ai pas le temps d’être triste et je ne<br />

le veux pas ; au fond <strong>de</strong> moi-même et c’est ce qui importe, ce séjour a été merveilleux. Qui plus est, le<br />

car sera en bas dans moins <strong>de</strong> dix minutes. Il me faut presser le pas encore…<br />

Voil<strong>à</strong>, il est douze heures quarante, le car démarre et nous traversons Forcalquier. Au revoir, joli rêve,<br />

<strong>à</strong> bientôt Angelica. Je suis hébété, mais serein…<br />

Le voyage retour passe très vite. J’écris, je rêve, je me repose et goûte une fois encore au p<strong>la</strong>isir<br />

d’admirer <strong>les</strong> paysages...<br />

J’appelle Angelica <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare Saint–Lazare, ce qui va me valoir, pour l’anecdote et par étour<strong>de</strong>rie <strong>de</strong><br />

perdre tous mes écrits du séjour regroupés dans un dossier (un formidable « brain storming » va alors<br />

s’opérer pendant <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> train et <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux jours suivants pour récupérer 99 % <strong>de</strong> ces<br />

précieux souvenirs, mais j’y <strong>la</strong>isserai tout <strong>de</strong> même et <strong>à</strong> mon plus grand regret une photo <strong>de</strong> presse<br />

d’une gran<strong>de</strong> esthétique <strong>de</strong> Julia Stephen qu’Angelica m’avait offerte et qui révé<strong>la</strong>it une ressemb<strong>la</strong>nce<br />

frappante entre Julia et sa fille <strong>Virginia</strong>, notamment dans <strong>la</strong> pause <strong>de</strong> profil dont <strong>la</strong> photographie est<br />

99


si connue <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, reflet d’une c<strong>la</strong>sse et d’une finesse innées tout comme sa mère. Pour l’histoire,<br />

je retrouverai bien plus tard un exemp<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> ce trésor disparu dans un ouvrage que j’évoque plus<br />

loin dans ce récit). Au téléphone, j’utilise <strong>les</strong> termes <strong>les</strong> plus justes pour parler <strong>à</strong> Angelica et qualifier<br />

notre re<strong>la</strong>tion, elle me répond <strong>à</strong> son tour : « je n’arrête pas d’y penser, il n’y a pas <strong>de</strong> mots pour ce<strong>la</strong> ».<br />

A cet instant, je suis bien sûr immensément touché par ses propos et ressens notre histoire exactement<br />

comme elle l’évoque, avec profon<strong>de</strong>ur et très grand étonnement (c’est un euphémisme)...<br />

Depuis mon retour au Havre, chaque fois que nous nous appelons et <strong>à</strong> chaque lettre que je reçois, je<br />

vis <strong>de</strong> grands moments- aucune banalité, jamais. Nous apprenons peu <strong>à</strong> peu <strong>à</strong> nous connaître<br />

davantage…<br />

Dimanche 14 septembre<br />

Au téléphone, Angelica me parle aujourd’hui <strong>de</strong> littérature et notamment <strong>de</strong> Jane Austen qui écrivait<br />

avec raffinement et sens profond m’affirme-t-elle. Elle adore Jane Austen. Sa tante <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

elle aussi appréciait beaucoup <strong>les</strong> qualités littéraires <strong>de</strong> cette femme <strong>de</strong> lettres ang<strong>la</strong>ise <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin du<br />

XVIII ème et début XIX ème siècle qu’elle cite dans son essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi » comme une<br />

femme ô combien méritante car avant-gardiste <strong>à</strong> une époque où, pour une femme, écrire était un art<br />

véritablement difficile revêtant bien souvent l’aspect d’un défi <strong>à</strong> relever dans un mon<strong>de</strong> littéraire<br />

éminemment masculin totalement hermétique <strong>à</strong> <strong>la</strong> gent féminine écrivain...<br />

Angelica est dotée d’une capacité <strong>de</strong> lecture impressionnante, don familial inhérent au fait qu’elle fut<br />

baignée dès son plus jeune âge dans ce milieu intellectuel atypique et évolua dans un univers où <strong>de</strong>s<br />

centaines <strong>de</strong> livres jalonnaient <strong>les</strong> rayonnages <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison familiale <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton. Angelica me dit<br />

d’ailleurs prendre grand p<strong>la</strong>isir <strong>à</strong> se coucher en sachant qu’elle aura une nouvelle page<br />

autobiographique <strong>à</strong> écrire <strong>à</strong> son réveil (pour un projet en <strong>la</strong> matière paru <strong>de</strong>puis en janvier 2010 et<br />

intitulé : « The Unspoken Truth », recueil <strong>de</strong> quatre nouvel<strong>les</strong> autobiographiques sous forme <strong>de</strong><br />

fictions). L’écriture (<strong>la</strong> littérature) est bien évi<strong>de</strong>mment un lien naturel dans cette Famille au même<br />

titre que <strong>la</strong> peinture et <strong>la</strong> musique, représentant alors <strong>à</strong> leurs yeux un triptyque artistique ô combien<br />

majeur et sacré.<br />

Angelica m’entretient ensuite <strong>de</strong> manière générale sur <strong>la</strong> littérature française ; en outre, elle n’aime<br />

guère Balzac, Maupassant et Hugo, mais apprécie Proust. « Maupassant et quand bien même il exerce<br />

son talent avec un brio incontestable, se regar<strong>de</strong> écrire » me dit-elle : « il joue <strong>de</strong> cet aspect formel ».<br />

Elle préfère d’autres auteurs c<strong>la</strong>ssiques comme Stendhal, F<strong>la</strong>ubert, Zo<strong>la</strong> ou encore <strong>de</strong>s maîtres plus<br />

anciens émanant <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> éc<strong>la</strong>irés comme Voltaire. Nous sommes d’accord sur le côté piquant et<br />

ironique <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier dont elle adore le style critique, pour possé<strong>de</strong>r elle-même un sens très fin <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

critique artistique en général : aurait-elle hérité d’un esprit particulièrement affûté en <strong>la</strong> matière ?...<br />

Elle me dit que <strong>la</strong> nature <strong>à</strong> Forcalquier est très belle en ce moment et que son jardin est un grand<br />

bonheur pour elle : « <strong>les</strong> bulbes éclosent chaque jour davantage et j’adore jardiner ». Angelica<br />

m’affirme être très occupée <strong>à</strong> ce sujet, mais qu’en tous temps l’écriture <strong>de</strong>meure pour elle un fidèle<br />

rempart contre l’ennui. Nous sommes d’accord sur l’idée que l’art d’écrire se pratique au calme, dans<br />

<strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> et sans dérangement extérieur : ce moment s’impose alors naturellement...<br />

Il émane d’Angelica <strong>de</strong>s qualités rares issues d’un autre siècle (le XIX ème) et d’un héritage culturel<br />

familial provenant en outre <strong>de</strong>s Stephen (se prononce « Steven »), mais également du milieu artistique<br />

très riche dans lequel elle a évolué- ses goûts semblent résolument inscrits dans ce passé et <strong>les</strong> vertus<br />

d’une gran<strong>de</strong> Famille se lisent en elle. Je ressens en Angelica une attache profon<strong>de</strong> aux vraies valeurs<br />

(non matériel<strong>les</strong>) <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie : une richesse intérieure incommensurable qui se lit dans ses beaux yeux<br />

bleus hérités <strong>de</strong> son père Duncan Grant... (Mes futurs séjours aux côtés d’Angelica vont corroborer <strong>les</strong><br />

liens cosmopolites très vastes, pourrait-on dire sans frontières que cette Famille, par son<br />

rayonnement intellectuel et sensible, a tissés au fil <strong>de</strong>s années avec <strong>de</strong>s gens immensément cultivés <strong>de</strong><br />

tous âges et <strong>de</strong> tous horizons dans <strong>les</strong> vastes domaines <strong>de</strong> l’Art. Peintres, gens <strong>de</strong>s lettres, musiciens,<br />

traducteurs, critiques d’Art ou historiens, que sais-je encore, comme si, <strong>de</strong>puis l’Aube <strong>de</strong>s Temps et<br />

100


par le biais <strong>de</strong> ces multip<strong>les</strong> et nob<strong>les</strong> instruments <strong>de</strong> communication, <strong>la</strong> fibre artistique vibrait d’une<br />

seule et même voix / Deux ans plus tard que le récit en cours et ce <strong>à</strong> l’occasion d’une exposition <strong>à</strong><br />

Forcalquier <strong>de</strong>s toi<strong>les</strong> et sculptures d’Angelica, je fis <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> Giovanna Madonia, sa<br />

meilleure et plus ancienne amie qu’elle rencontra en 1954, personnage fascinant et chaleureux qui fut<br />

<strong>à</strong> Mi<strong>la</strong>n, pendant <strong>les</strong> années 1950 avec l’orchestre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Sca<strong>la</strong> et Maria Cal<strong>la</strong>s, l’assistante <strong>de</strong> Walter<br />

Legg dans <strong>les</strong> grands enregistrements d’opéra, notamment dans le célèbre : « Tosca » <strong>de</strong> Puccini<br />

alors dirigé par De Sabata et unanimement reconnu comme le plus parfait enregistrement jamais<br />

réalisé en ce domaine. L’équipe technique était constituée d’un petit groupe <strong>de</strong> cinq personnes dont<br />

Giovanna et Walter Legg qui a été le plus talentueux directeur artistique d’enregistrement <strong>de</strong> musique<br />

c<strong>la</strong>ssique et restera comme tel, selon Giovanna, dans l’histoire du disque microsillon. A l’occasion<br />

d’une discussion improvisée en pleine galerie, Giovanna poursuivit alors ponctuellement et<br />

fortuitement mes questionnements en matière d’Art. Je restitue ici ses propos qui me <strong>la</strong>issèrent<br />

pantois : « l’expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité est certes commune <strong>à</strong> tous <strong>les</strong> arts, mais seule <strong>la</strong> musique agit<br />

directement et puissamment sur l’émotivité et sur le sensoriel. La peinture est plus intellectuelle,<br />

moins directement accessible et l’écriture, quant <strong>à</strong> elle, est le reflet <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée humaine- <strong>les</strong> mots<br />

sont dans <strong>la</strong> tête, donc initialement inconsistants : c’est le processus intellectuel <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée qui<br />

construit, qui conçoit, mais c’est l’émotion qui fait <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong>s mots ». Angelica complétera ces<br />

propos en affirmant que <strong>la</strong> peinture est, <strong>à</strong> son sens, le reflet d’un travail plus en surface que l’écriture,<br />

moins intellectuel)...<br />

Lundi 15 septembre<br />

Je viens <strong>de</strong> recevoir au courrier le <strong>de</strong>uxième ouvrage d’Angelica : « Les <strong>de</strong>ux Cœurs <strong>de</strong> Bloomsbury »,<br />

qu’elle a écrit en 1998 et qu’elle m’envoie, dont elle ne m’avait, <strong>à</strong> aucun instant, révélé l’existence :<br />

encore un signe probant <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie. Je découvre dès <strong>la</strong> troisième page une dédicace <strong>à</strong> mon intention<br />

en forme <strong>de</strong> ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Cet ouvrage traite cette fois, sans le ressentiment légitime que le mot<br />

« trompée » annonce dans le titre <strong>de</strong> son premier ouvrage : « Deceived with kindness » (« Trompeuse<br />

gentil<strong>les</strong>se ») <strong>de</strong> l’observation et <strong>de</strong> l’analyse re<strong>la</strong>tionnelle <strong>de</strong>s différents membres du Cercle <strong>de</strong><br />

Bloomsbury ainsi que <strong>de</strong> leurs affinités et <strong>de</strong> leurs liens affectifs et culturels. La gran<strong>de</strong> Aventure <strong>de</strong><br />

Bloomsbury s’inscrit résolument comme une aventure humaine et artistique unique dans l’Histoire <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> culture britannique voire <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture européenne.<br />

Lundi 22 septembre<br />

Je sors <strong>de</strong> chez le libraire : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se », le premier livre d’Angelica que j’avais<br />

commandé, est arrivé. De suite j’aperçois au milieu du livre, sur sa tranche supérieure, quelques pages<br />

noires : <strong>de</strong>s photos ! En voil<strong>à</strong> une d’Angelica <strong>à</strong> dix-neuf ans : sa singulière beauté me frappe encore<br />

(NB : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se »- « Deceived with kindness »- fut initialement publié en 1984 en<br />

Angleterre par <strong>la</strong> Hogarth Press qui existait encore en théorie, selon <strong>les</strong> termes d’Angelica. En fait, <strong>la</strong><br />

maison d’édition Chatto and Windus avait alors repris <strong>la</strong> Hogarth Press qui perdura quinze années<br />

après <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> Léonard <strong>Woolf</strong> en 1969 et qui <strong>de</strong>vint <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong> un satellite <strong>de</strong> cette<br />

maison mère, perdant <strong>de</strong> ce fait son authenticité originelle pourrait-on dire, son individualité,<br />

toujours selon <strong>les</strong> termes d’Angelica. Angelica avait d’ailleurs antérieurement illustré <strong>la</strong> couverture<br />

d’un recueil <strong>de</strong> lettres <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> publié par <strong>la</strong>dite Hogarth Press après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

romancière).<br />

La photo <strong>de</strong> couverture représente Angelica dans le rôle <strong>de</strong> Ellen Terry (NB : actrice <strong>de</strong> théâtre<br />

britannique pendant l’époque victorienne) dans <strong>la</strong> pièce : « Freshwater », unique pièce en trois actes<br />

écrite par sa tante en 1923 et finalement réadaptée fin 1934 qui fut jouée trois années <strong>de</strong> suite par cette<br />

troupe amateur au 8, Fitzroy street, l<strong>à</strong> où habitait Angelica avec Duncan et Vanessa. La « première »<br />

eut lieu le 18 janvier 1935. Les autres acteurs étaient Vanessa, dans le rôle <strong>de</strong> sa grand-tante Julia<br />

Margaret Cameron (1815-1879) personnage central <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce, Léonard <strong>Woolf</strong> dans celui <strong>de</strong> son mari<br />

Char<strong>les</strong> Cameron, Duncan était le peintre G.F. Watts, Adrian Stephen le poète Alfred Tennyson, Eve<br />

Younger, l’amie d’Angelica tenait celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> reine Victoria, Julian Bell, <strong>de</strong>mi-frère d’Angelica était<br />

quant <strong>à</strong> lui le beau marin qui enlève Angelica (en Ellen Terry) et Mitzi le ouistiti tenait le rôle...... du<br />

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ouistiti (NB : « Freshwater Bay » est le nom d’un endroit <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong> Wight où Julia Margaret<br />

Cameron, après s’être mariée en 1838 avec Char<strong>les</strong> Hay Cameron, un juriste <strong>de</strong> vingt ans son aîné et<br />

s’être ensuite établis <strong>à</strong> Cey<strong>la</strong>n, s’installèrent <strong>à</strong> Londres en 1848 pour acquérir <strong>à</strong>« Freshwater Bay »<br />

en 1860 une gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>meure / A propos <strong>de</strong> son rôle personnel dans cette pièce, Angelica m’affirma<br />

que Ellen Terry entretint toute sa vie une gran<strong>de</strong> re<strong>la</strong>tion épisto<strong>la</strong>ire avec un critique londonien sans<br />

jamais pour autant l’avoir une seule fois rencontré, quand bien même il vint <strong>à</strong> maintes occasions <strong>la</strong><br />

voir jouer !)...<br />

Vendredi 26 septembre<br />

J’appelle Angelica. Elle va bien et vient <strong>de</strong> recevoir d’Angleterre une nouvelle biographie sur <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> écrite par un monsieur qui a sensiblement le même âge qu’elle et qui connut <strong>Virginia</strong> lorsqu’il<br />

était enfant, elle va donc étudier cet ouvrage avec grand intérêt.<br />

Dimanche 28 septembre<br />

Aujourd’hui, Angelica me parle <strong>de</strong> sa tante. Selon elle, <strong>Virginia</strong> n’a jamais été, <strong>de</strong> son vivant,<br />

considérée comme un très grand écrivain ; elle eut <strong>de</strong>s succès, certes, mais ne fut reconnue <strong>à</strong> sa juste<br />

valeur que bien longtemps après sa mort. Je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> alors si elle prenait, elle-même et <strong>à</strong> cette<br />

époque, toute <strong>la</strong> mesure du génie <strong>de</strong> sa tante. Angelica <strong>de</strong> rétorquer : « on voit avant tout <strong>les</strong> personnes<br />

comme <strong>de</strong>s êtres humains ». Elle me confirme ensuite qu’initialement elle n’aimait pas<br />

particulièrement <strong>les</strong> romans <strong>de</strong> sa tante et qu’elle préférait ses essais et plus généralement son esprit<br />

critique. Nous parlons alors <strong>de</strong> : « Une chambre <strong>à</strong> soi » et <strong>de</strong> <strong>la</strong> dualité romancière et critique <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong>. Angelica m’affirme que sa tante détenait cette acuité toute particulière <strong>de</strong> son père Leslie<br />

Stephen qui excel<strong>la</strong>it en <strong>la</strong> matière critique et écrivit d’ailleurs bon nombre d’artic<strong>les</strong> <strong>de</strong> qualité.<br />

<strong>Virginia</strong> sera en effet très remarquée pour cette fine aptitu<strong>de</strong> et débutera, avec cette fibre même, sa<br />

gran<strong>de</strong> carrière d’écrivain.<br />

Lorsque je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>à</strong> Angelica : « qu’avez-vous fait aujourd’hui ? », elle me répond : « j’ai <strong>de</strong>ssiné ».<br />

« Vous m’aviez parlé <strong>de</strong> sculpture et, bien qu’il y ait un lien évi<strong>de</strong>nt, j’ignorais que vous <strong>de</strong>ssiniez<br />

assidûment dans votre vie ». « Vous savez », me répond-elle, « je n’étais pas non plus <strong>de</strong>stinée <strong>à</strong><br />

écrire. Trouver ma voie après <strong>Virginia</strong> et Vanessa ne fut pas facile ». Encore un concept paradoxal<br />

finalement. Angelica a vécu, dans cette atmosphère <strong>de</strong> vie féerique, un richissime mais lourd passé.<br />

Tracer son chemin, son propre sillon, se libérer <strong>de</strong> ses entraves afin <strong>de</strong> se retrouver elle-même, tel fut<br />

entre autre l’un <strong>de</strong> ses défis : « c’est ce<strong>la</strong> le plus difficile, en fait », me rétorque-t-elle. Pourtant, avec<br />

le Temps, elle a réussi <strong>à</strong> se construire et <strong>à</strong> édifier son bonheur. Mais l’empreinte <strong>de</strong> « Bloomsbury »<br />

lui colle néanmoins toujours <strong>à</strong> <strong>la</strong> peau, <strong>les</strong> journalistes notamment continuant <strong>à</strong> parler d’elle<br />

inéluctablement comme une « enfant <strong>de</strong> Bloomsbury », ce dont elle « souffre » quelque part comme<br />

un « écrasement ».<br />

Je lui parle <strong>de</strong> mon ouvrage qui avance peu <strong>à</strong> peu. Elle est très contente pour moi et me dit : « j’ai hâte<br />

<strong>de</strong> vous lire ». Angelica sera ma première lectrice. Son verdict sera crucial. A Forcalquier, je lui ai<br />

proposé ce « rôle » et elle l’a accepté « avec gran<strong>de</strong> responsabilité » selon ses termes (et pour moi bien<br />

sûr avec grand honneur). Dans cet ouvrage, rien ne saurait être faux- c’est dans cet esprit que mon<br />

histoire évolue quotidiennement...<br />

Mercredi 1.er octobre<br />

J’appelle Angelica.<br />

Elle me dit avoir reçu une lettre d’un psychanalyste (celui dont elle m’avait parlé qui, après <strong>de</strong>ux<br />

heures d’entretien, lui avait donné l’impression <strong>de</strong> n’avoir rien compris <strong>à</strong> l’Aventure <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong>) :<br />

- ce<strong>la</strong> m’ennuie <strong>de</strong> lui répondre. Il veut savoir <strong>de</strong>s choses sur <strong>la</strong> Hogarth Press et sur Léonard. Je suis<br />

ennuyée : que puis-je lui dire ?<br />

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- Pourquoi s’intéresse-t-il particulièrement <strong>à</strong> Léonard <strong>Woolf</strong> ?<br />

- Je ne sais pas.... il prépare une conférence dans le but d’é<strong>la</strong>borer un dictionnaire international <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

psychanalyse. Il n’a rien compris <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et <strong>à</strong> son histoire » me confirme-t-elle…<br />

Angelica a lu en quatre jours <strong>la</strong> biographie reçue d’Angleterre mentionnée auparavant et je viens <strong>de</strong><br />

trouver l’explication en rapport avec le biographe en question qui se nomme Nigel Nicolson : il se<br />

révèle en fait être le fils <strong>de</strong> Harold Nicolson (diplomate, homme politique et écrivain) et <strong>de</strong> Victoria<br />

Sackville-West, <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> amie romancière <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. « Cet ouvrage est court, concis et<br />

sérieux. Il n’a rien omis et il aimait beaucoup <strong>Virginia</strong> », me précise-t-elle.<br />

Jeudi 23 octobre<br />

Nous parlons aujourd’hui du système éducatif sco<strong>la</strong>ire et sommes d’accord sur le fait que celui-ci est<br />

basé sur <strong>de</strong>s notions proprement intellectuel<strong>les</strong> et non sensib<strong>les</strong>, <strong>à</strong> savoir, en sa structure-même ; tels<br />

une faible intégration <strong>de</strong> <strong>la</strong> musique par exemple ou encore du <strong>de</strong>ssin, <strong>de</strong> <strong>la</strong> peinture ou du cinéma, <strong>de</strong><br />

l’Art en général, mais aussi du sport et <strong>de</strong>s métiers manuels. La carence est conséquente, concluonsnous.<br />

Mais, me dit-elle, <strong>les</strong> artistes trouvent toujours le moyen d’éclore…<br />

Dimanche 23 novembre<br />

J’ai parlé <strong>de</strong>ux fois <strong>à</strong> Angelica aujourd’hui. Elle me dit n’avoir aucune notion du Temps (ce<strong>la</strong> me<br />

rassure quelque part). Nous évoquons ensuite brièvement l’imaginaire qui est un ami dont il faut se<br />

méfier me dit-elle, le risque étant <strong>de</strong> transformer trop souvent <strong>la</strong> réalité et <strong>de</strong> se retrouver ainsi<br />

inconsciemment <strong>à</strong> côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>à</strong> vivre uniquement dans son mon<strong>de</strong> propre...<br />

Vendredi 5 décembre<br />

Elle ne m’en avait jamais rien dit auparavant, évoquant avec son habituelle mo<strong>de</strong>stie une activité <strong>de</strong><br />

peintre « <strong>à</strong> ses heures » (je suis une fois encore très impressionné par ses qualités rares- el<strong>les</strong><br />

s’appellent Angelica) : j’apprends ce soir qu’elle peint <strong>de</strong> manière reconnue et que ses toi<strong>les</strong> ont été<br />

exposées aux Etats-Unis (<strong>à</strong> Dal<strong>la</strong>s), mais aussi en Italie (<strong>à</strong> Mi<strong>la</strong>n) et <strong>à</strong> Londres. En <strong>de</strong>rnière page <strong>de</strong><br />

son livre : « Les <strong>de</strong>ux Cœurs <strong>de</strong> Bloomsbury », <strong>la</strong> réalité est écrite en toutes lettres. Elle est écrivain et<br />

peintre et lire ses portraits est un régal. Ses écrits témoignent d’un mariage bien singulier et donc d’un<br />

acte pour <strong>la</strong> vie : celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> plume et du pinceau. Le lecteur sent chez elle cette union sensible et<br />

humaine...<br />

Jeudi 25 décembre<br />

La petite Angelica est née.<br />

Samedi 10 janvier 2004<br />

Je viens d’achever : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se » et je dois dire que cet ouvrage, d’une gran<strong>de</strong> finesse<br />

psychologique, traduit <strong>à</strong> <strong>la</strong> perfection l’intensité et <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong>s rapports affectifs familiaux et<br />

re<strong>la</strong>te avec précision <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s tout <strong>à</strong> fait importantes, ferti<strong>les</strong> ou ambiguës pour Angelica et pour<br />

ses proches. « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se » confirme également <strong>les</strong> liens <strong>de</strong> cœur, multip<strong>les</strong>, profonds et<br />

déterminants, entre le milieu littéraire et celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> peinture, entre <strong>la</strong> terre française et l’île<br />

britannique, ainsi que <strong>les</strong> nombreux et riches contacts générés par cette intense époque <strong>de</strong> créativité et<br />

notamment par le biais <strong>de</strong> Vanessa, Duncan et Clive, ainsi que <strong>Virginia</strong> et Léonard, sans oublier Roger<br />

Fry et J.M. Keynes. « Les <strong>de</strong>ux cœurs <strong>de</strong> Bloomsbury » complète, quant <strong>à</strong> lui, quatorze ans après (en<br />

1998) <strong>les</strong> traits sail<strong>la</strong>nts <strong>de</strong> : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se ». Le Temps donne c<strong>la</strong>irement une impression<br />

d’adoucissement et corrobore donc une nécessaire réécriture <strong>de</strong>s événements, acte tout <strong>à</strong> fait sensible<br />

et honnête <strong>de</strong> <strong>la</strong> part d’Angelica car il donne au lecteur se passionnant pour l’Aventure <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong><br />

Famille une ferme sensation d’indissociabilité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ouvrages...<br />

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Pour portraiturer Angelica, je me dois d’user <strong>de</strong> qualificatifs forts et <strong>de</strong> <strong>les</strong> citer un <strong>à</strong> un. La forme<br />

n’apparaît peut-être pas très élégante, mais fondamentalement chacun d’entre eux <strong>la</strong> caractérise <strong>de</strong><br />

manière essentielle. Certaines <strong>de</strong>s qualités d’Angelica s’apparentent parfois <strong>à</strong> cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> sa tante<br />

<strong>Virginia</strong> ou encore <strong>à</strong> cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> sa mère Vanessa, d’autres encore semblent se rapprocher <strong>de</strong> cel<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

son père Duncan Grant. Tout en ayant bien évi<strong>de</strong>mment son individualité propre, Angelica semble<br />

refléter c<strong>la</strong>irement quelques uns <strong>de</strong> ces grands traits familiaux. Education, discrétion, raffinement et<br />

immense distinction naturelle, humour, respect, écoute (une attention soutenue), fine psychologie,<br />

sincérité, honnêteté, calme et très gran<strong>de</strong> dignité, profon<strong>de</strong> chaleur humaine, simplicité, intelligence et<br />

culture hors du commun, fidélité en amitié, très gran<strong>de</strong> force <strong>de</strong> caractère et gran<strong>de</strong>ur d’âme<br />

exceptionnelle, sens aigu <strong>de</strong> l’observation et <strong>de</strong> l’analyse et goût prononcé pour <strong>les</strong> discussions <strong>de</strong><br />

qualité et le non conventionnel, inconditionnel amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie (pour Angelica, <strong>la</strong> valeur humaine se<br />

situe avant tout dans <strong>la</strong> sensibilité et entre en parfaite osmose dès lors qu’elle est unie <strong>à</strong> l’intelligence<br />

et <strong>à</strong> <strong>la</strong> Culture). Physiquement, son âge ne lui a nullement fait perdre <strong>la</strong> finesse et l’esthétique <strong>de</strong> ses<br />

traits ainsi que son charme qui rayonne <strong>à</strong> tous moments. Mais je ressens aussi qu’Angelica a dû<br />

souffrir durant son existence et ce même si <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> son enfance fut une époque<br />

exceptionnellement riche et dorée, notamment par <strong>la</strong> <strong>rencontre</strong> <strong>de</strong> nombreux artistes d’un très haut<br />

niveau culturel. D’abord, d’une manière indirecte, <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> son enfance elle-même en terme<br />

d’étouffement. C’est-<strong>à</strong>-dire que sa façon d’être éduquée révélera plus tard en tant qu’adulte une<br />

souffrance enfouie. Ensuite, <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> <strong>la</strong> b<strong>les</strong>sure subie <strong>à</strong> l’âge <strong>de</strong> l’ado<strong>les</strong>cence lorsque Vanessa lui<br />

révélera qui était réellement son père. Angelica n’eut pas <strong>la</strong> chance <strong>de</strong> jouir d’une éducation normale,<br />

au sens strictement structurant et fut élevée dans un climat artistique certes, mais <strong>la</strong>xiste au <strong>de</strong>meurant.<br />

Pourtant, elle me dit avoir été étouffée, élevée dans un cocon, dans un œuf qui n’aurait pas éclos, sans<br />

réelle éducation sociale ouverte vers l’extérieur, car même si elle sera amenée <strong>à</strong> <strong>rencontre</strong>r beaucoup<br />

<strong>de</strong> personnages intéressants, ils émaneront tous pour <strong>la</strong> plupart d’un paradoxe, <strong>à</strong> savoir d’un milieu<br />

ouvert dans sa démarche humaine essentielle et <strong>la</strong> promotion <strong>de</strong> ses valeurs sensib<strong>les</strong> et intellectuel<strong>les</strong>,<br />

certes, mais re<strong>la</strong>tivement fermé aux non artistes- il faut alors parler <strong>de</strong> microcosme Bloomsbury, d’une<br />

forme d’élitisme <strong>de</strong> fait (se rapprocher <strong>de</strong> l’analyse, dans le chapitre biographique précé<strong>de</strong>nt, <strong>de</strong><br />

l’assurance <strong>de</strong> ces artistes <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> leur art et <strong>de</strong>s valeurs nouvel<strong>les</strong> qu’ils avaient découvertes.<br />

<strong>Virginia</strong> était, quant <strong>à</strong> elle, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés : <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois adaptée, insérée au milieu et agissant en son<br />

sein, mais aussi critique et solitaire. Pour sa part, tout en respectant le contexte et en évitant tout<br />

penchant anachronique, Angelica, digne <strong>de</strong>scendante <strong>de</strong> ce milieu, n’en est pas pour autant<br />

inaccessible et serait très certainement plus ouverte qu’eux. Son intelligence lui permet, malgré sa<br />

culture proprement britannique et ses origines familia<strong>les</strong> toutes singulières, <strong>de</strong> s’adapter aisément <strong>à</strong><br />

tout type d’interlocuteur si tant est qu’il ne fut pas grossier, au sens propre comme au sens figuré).<br />

Angelica a vécu dans un carcan qui ne lui donna aucune arme concrète pour l’avenir dans un mon<strong>de</strong><br />

« normal »- un carcan doré. Elle a vécu cet incroyable paradoxe. Elle était une enfant que sa mère<br />

surprotégeait, mais <strong>à</strong> qui, <strong>de</strong> surcroît, elle mentait sur son origine. Angelica a donc vécu dans une bulle<br />

culturelle <strong>de</strong> haut niveau, mais dans une bulle tout <strong>de</strong> même, ses yeux d’enfants grands ouverts sur ces<br />

mon<strong>de</strong>s colorés <strong>à</strong> multip<strong>les</strong> facettes et d’une richesse inouïe, mais vivant dans un univers <strong>de</strong> rêve et<br />

donc, par définition, dans un mon<strong>de</strong> hors réalité. Son développement souffrira logiquement <strong>de</strong> cette<br />

surprotection pendant son enfance et du choc vécu pendant son ado<strong>les</strong>cence <strong>à</strong> apprendre sa véritable<br />

origine paternelle. Angelica gar<strong>de</strong>ra alors très longtemps un manque <strong>de</strong> confiance en elle et un réel<br />

ressentiment <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> sa mère, qui se polira par <strong>la</strong> suite. Le titre <strong>de</strong> l’ouvrage qu’elle écrira sur<br />

cette pério<strong>de</strong> en dit long : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se ». Je sais qu’avec le temps, Angelica, qui est avant<br />

tout une personne extrêmement sensible et intelligente, a effectivement atténué sa forme <strong>de</strong><br />

ressentiment envers Vanessa. A présent, elle voit plus qu’avant le côté « gentil<strong>les</strong>se » <strong>de</strong> son enfance<br />

et art <strong>de</strong> vivre en forme <strong>de</strong> conte <strong>de</strong> fées, sans pour autant oublier le côté « trompée » et ce d’une<br />

manière tout <strong>à</strong> fait légitime, mais plus adoucie et plus compréhensive.<br />

La surprotection que Vanessa créera autour d’Angelica peut s’expliquer <strong>de</strong> <strong>la</strong> manière suivante. En<br />

effet, Vanessa tendra <strong>à</strong> compenser <strong>les</strong> faits et ce d’une manière instinctive, bienveil<strong>la</strong>nte et presque<br />

candi<strong>de</strong>, mais immature et inconsciente, inconséquente <strong>de</strong>s risques encourus pour sa fille. Pour autant,<br />

Vanessa adorait Angelica. Mais il existe également en cette attitu<strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience du mal, je veux dire<br />

d’agir ou d’avoir agi <strong>à</strong> <strong>la</strong> légère, imparfaitement et en connaissance <strong>de</strong> cause, mais pour quelle cause :<br />

par amour pour Duncan Grant ! Ce concept <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong>s faits par Vanessa, celle <strong>de</strong> lui avoir<br />

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dénié toute possibilité d’attache affective paternelle, explique une gêne qui persistera toute sa vie par<br />

rapport <strong>à</strong> Angelica et c<strong>la</strong>rifie également cette compensation excessive que fut <strong>la</strong> surprotection :<br />

réaction psychologique <strong>de</strong> mère qui aime et croit pouvoir « réparer » <strong>les</strong> faits, conquérir le bien-être <strong>de</strong><br />

son enfant par l’aisance et <strong>la</strong> soup<strong>les</strong>se <strong>de</strong> vie (par le côté rêve et récréatif <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière), par <strong>la</strong><br />

facilité, mais, pour autant, jamais <strong>de</strong> manière consciente et intrinsèquement négative.<br />

« On souffre durant toute <strong>la</strong> Vie » me dit un jour Angelica. Je sais que ces souffrances l’ont forgée<br />

sans pour autant qu’elle <strong>de</strong>vienne aigrie, bien au contraire. Ses déboires, je le sens, lui ont appris <strong>la</strong><br />

Vie et lui ont donné une approche d’amour positive et humaine <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière : elle respire une<br />

forme profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> bien-être, en paix, en accord avec elle-même et avec <strong>la</strong> Vie, bien plus qu’avant en<br />

tous cas.<br />

L’apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie réelle, Angelica ne le tient pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> nuageuse <strong>de</strong> son enfance même<br />

si celle-ci l’aura, d’une certaine manière, provoqué. L’âpreté <strong>de</strong> l’Existence et sa succession<br />

d’épreuves terrib<strong>les</strong> qu’elle a toujours su surmonter ne l’a pas épargnée et s’est chargée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

construire, <strong>de</strong> <strong>la</strong> renforcer et <strong>de</strong> lui donner une c<strong>la</strong>irvoyance, une force exceptionnelle, une solidité<br />

évi<strong>de</strong>nte dont elle jouit <strong>à</strong> l’heure actuelle, ainsi qu’une plus gran<strong>de</strong> confiance en elle, même si<br />

Angelica <strong>de</strong>meure, ce qui n’est en rien paradoxal, foncièrement mo<strong>de</strong>ste, qualité naturelle chez elle<br />

mais également inhérente <strong>à</strong> son passé éducatif. Angelica gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>traces</strong> indélébi<strong>les</strong> <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier :<br />

<strong>de</strong>s touches <strong>de</strong> couleurs contrastées...<br />

Son personnage actuel inspire une forme profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> sagesse et d’optimisme <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie<br />

qu’elle a gagnée et qu’elle goûte avec une immense philosophie. Sa peinture traduit cette approche<br />

poétique très saine et énergique aussi, très artistique <strong>de</strong> l’Existence, une jouissance qui repose sur <strong>de</strong>s<br />

valeurs humaines essentiel<strong>les</strong> ainsi que sur <strong>de</strong> hautes qualités et acuités que je tente d’évoquer plus<br />

avant et ci-après. Son neveu Julian (attention, <strong>les</strong> mêmes prénoms que ses proches ont été attribués<br />

par Quentin, le <strong>de</strong>mi-frère d’Angelica, <strong>à</strong> ses propres enfants- il s’agit l<strong>à</strong> en l’occurrence du même<br />

prénom que le propre frère <strong>de</strong> Quentin décédé pendant <strong>la</strong> guerre d’Espagne), pour dépeindre<br />

Angelica, met en avant le terme « integrity » qui lui sied parfaitement. Il émane d’Angelica une<br />

étonnante c<strong>la</strong>rté d’esprit, un très grand équilibre et une réelle sérénité- un savant mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong> rêve et<br />

<strong>de</strong> passion, mais aussi <strong>de</strong> bon sens rassurant et <strong>de</strong> maîtrise <strong>de</strong> soi qui se lit dans son regard azur<br />

couleur <strong>de</strong> mer...<br />

Son apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie commencera <strong>à</strong> l’âge <strong>de</strong> dix-sept ans lorsqu’elle subira ce choc profond <strong>à</strong><br />

ce que Vanessa, comme pour se purifier par cet acte dès lors <strong>de</strong>venu nécessaire, lui confirmera<br />

(Angelica s’en doutait) que, <strong>de</strong> fait, Clive Bell n’était pas son père. Dix-sept années <strong>de</strong> mensonge et<br />

un choc affectif majeur : <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> son père théorique et l’absence d’un nouveau parent (si l’on se<br />

réfère au comportement <strong>de</strong> Duncan <strong>à</strong> rejeter obstinément son rôle en <strong>la</strong> matière). Choc<br />

incommensurable dans le cœur d’Angelica, jeune fille <strong>à</strong> l’époque mais encore si jeune au fond d’ellemême,<br />

une profon<strong>de</strong> souffrance et une gran<strong>de</strong> humiliation infligées par Vanessa qui, <strong>à</strong> ce moment, se<br />

crut obligée <strong>à</strong> <strong>la</strong> vérité mais n’en mesura pas vraiment <strong>les</strong> conséquences. Bien plus que <strong>la</strong> nouvelle<br />

elle-même, l’attitu<strong>de</strong>, présente ou passée, mais résolument infantile et irresponsable <strong>de</strong> Vanessa et<br />

Duncan <strong>à</strong> son égard, fît naître en Angelica un ressentiment légitime envers ses parents et plus<br />

directement <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> sa mère. Vanessa, d’une manière passive et sans vice, n’a pas su gérer<br />

comme il se <strong>de</strong>vait cette situation et Duncan s’en est toujours égoïstement affranchi. Ils ont, sans le<br />

vouloir et avec un amour indubitable <strong>de</strong> Vanessa <strong>à</strong> son égard, fait souffrir cette enfant qui fut<br />

« perturbée, bousculée avec gentil<strong>les</strong>se ». Dès lors, Angelica n’aura cessé d’apprendre elle-même <strong>la</strong><br />

Vie, <strong>la</strong> vraie Vie, <strong>de</strong> se renforcer tout en gardant quelque part <strong>la</strong> marque aiguë du manque paternel et<br />

celle d’une petite fille b<strong>les</strong>sée qui a gardé ses rêves d’enfant...<br />

Hormis cet apprentissage pragmatique <strong>de</strong> l’Existence qui lui a donné une approche très sensée et<br />

avertie <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière (un jugement posé, juste et pondéré), Angelica a gardé une réelle can<strong>de</strong>ur<br />

mêlée <strong>à</strong> un sens imaginaire prononcé, une gran<strong>de</strong> fraîcheur d’esprit, parfois <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière d’une petite<br />

fille enfouie au fond d’elle-même. Ses sentiments semblent souvent si purs : ange ou princesse, je ne<br />

saurais définir cette étrange et étonnante alchimie. Elle m’apparaît parfois, au soleil couchant et sous<br />

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sa véranda, dans une pénombre entre chiens et loups, ou furtivement au fond <strong>de</strong> son jardin, comme<br />

une gran<strong>de</strong> dame aux yeux perçants venue d’un autre mon<strong>de</strong>. Angelica vit un peu hors du Temps et<br />

s’éva<strong>de</strong> immédiatement l<strong>à</strong> où on l’emmène pour peu que le mon<strong>de</strong> qu’on lui offre soit coloré et<br />

fascinant. Rodée <strong>à</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong>, elle vit avec poésie <strong>à</strong> travers un regard d’artiste sensible et éc<strong>la</strong>iré<br />

captant <strong>de</strong>s couleurs et <strong>de</strong>s lumières invisib<strong>les</strong> <strong>à</strong> notre œil, traquant l’esthétique <strong>à</strong> chaque instant.<br />

Rien ne revêt pour elle un aspect ordinaire, certains éléments du quotidien <strong>de</strong>viennent alors<br />

naturellement imagés : <strong>les</strong> gens, <strong>les</strong> choses et <strong>les</strong> événements <strong>les</strong> plus anodins <strong>de</strong> l’Existence, héritage<br />

d’une famille où <strong>la</strong> fiction a toujours été mêlée <strong>à</strong> <strong>la</strong> réalité en une multitu<strong>de</strong> d’univers familiers.<br />

Angelica respecte <strong>la</strong> Vie sous toutes ses formes et l’on ressent qu’elle fut sensibilisée <strong>à</strong> cette noble<br />

ouverture <strong>de</strong>puis son plus jeune âge (elle possè<strong>de</strong> notamment <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s bases botaniques). Elle<br />

perçoit et goûte avec passion et sincérité cette intensité <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> jours, avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong><br />

reconnaissance <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> l’Existence (que ses parents lui ont donnée)...<br />

Tout en montrant <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s qualités d’ouverture d’esprit et d’anticonformisme, Angelica témoigne<br />

aussi d’un certain côté « farouche » et indépendant <strong>de</strong> sa personnalité. Elle choisit avec précaution et<br />

d’une manière très fine ses re<strong>la</strong>tions, avec <strong>de</strong>s critères pointus <strong>de</strong> qualité humaine et <strong>de</strong> sensibilité,<br />

dotée notamment d’un grand sens intuitif. N’est pas ami avec Angelica qui veut. Exigeante et<br />

rigoureuse sur bon nombre <strong>de</strong> principes essentiels (mais également <strong>de</strong> nature patiente et tolérante),<br />

elle l’est envers <strong>les</strong> autres comme elle l’est envers elle-même. Elle se conquiert doucement, avec<br />

respect et tact extrêmes. Elle apprécie néanmoins le moindre geste <strong>de</strong> gentil<strong>les</strong>se <strong>à</strong> son égard qu’elle<br />

accueille alors avec un sincère et étonnant rayonnement qui vous va droit au cœur ; d’une gran<strong>de</strong><br />

générosité, Angelica sait couvrir <strong>de</strong> bonheur qui sait lui donner et possè<strong>de</strong> un sens aigu <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur<br />

<strong>de</strong>s choses. Pour autant et pourvue d’une personnalité très forte, Angelica peut aussi montrer <strong>les</strong><br />

signes évi<strong>de</strong>nts d’un caractère affirmé et être très « cassante » voire redoutable. Ses traits sont<br />

piquants et fulgurants. En pleine grâce, un couperet tombe, sans appel, cing<strong>la</strong>nt, mais bien souvent<br />

lorsque <strong>la</strong> cause est juste et <strong>la</strong> parole erronée ou inappropriée (<strong>la</strong> primordialité et le sens exacerbé<br />

<strong>de</strong>s nuances et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité)- le terme « bien souvent » étant le terme adéquat, le caractère tranchant<br />

d’Angelica, son habitu<strong>de</strong> <strong>à</strong> avoir, d’une certaine manière été choyée et préservée dans un milieu<br />

privilégié et <strong>à</strong> évoluer sans contrainte, l’amenant quelques rares fois, avec passion et autorité, <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

subjectivité (mais l’orage est vite passé). Angelica est franche, droite et spontanée : on ne peut alors<br />

en rien lui en vouloir et aucune rancune ne s’esquisse <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés ; mais on lit dans ses yeux, en<br />

ces instants, une fougue et une véhémence très impressionnantes qui g<strong>la</strong>ceraient le plus robuste <strong>de</strong><br />

nos semb<strong>la</strong>b<strong>les</strong>. Je crois d’ailleurs reconnaître en ce trait un lien familial évi<strong>de</strong>nt au caractère <strong>de</strong> sa<br />

tante <strong>Virginia</strong> et peut-être plus directement <strong>à</strong> celui <strong>de</strong> sa mère Vanessa. Quelques rares fois, Angelica<br />

peut sembler plus froi<strong>de</strong>, plus renfermée. Elle <strong>de</strong>vient alors moins accessible et plus solitaire...<br />

Angelica est née <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton <strong>à</strong> Noël 1918 : un Noël <strong>de</strong> paix (Vanessa attribua elle-même au hasard<br />

<strong>de</strong> cette date <strong>de</strong> naissance une singu<strong>la</strong>rité évi<strong>de</strong>nte. Angelica, très sensée, n’y voit quant <strong>à</strong> elle qu’une<br />

pure coïnci<strong>de</strong>nce). Par ses qualités rares, je ressens qu’elle est une enfant issue d’une gran<strong>de</strong> histoire<br />

d’amour et qu’elle est dotée d’une sensibilité exceptionnelle. A Char<strong>les</strong>ton, Angelica a vécu avec<br />

quiétu<strong>de</strong> dans un univers <strong>de</strong> rêve, au milieu <strong>de</strong> décors peints et <strong>de</strong> toi<strong>les</strong> qui évoluaient au fil du temps<br />

et <strong>de</strong>s humeurs <strong>de</strong> Vanessa et <strong>de</strong> Duncan. Ses parents auront donc vécu leur art également comme un<br />

art <strong>de</strong> vivre en perpétuelle évolution, notamment par le biais <strong>de</strong> <strong>la</strong> décoration qui se portera sur <strong>de</strong>s<br />

supports aussi insolites que variés, tels <strong>les</strong> meub<strong>les</strong>, <strong>les</strong> vaissel<strong>les</strong> et céramiques, <strong>les</strong> murs, <strong>les</strong><br />

vêtements et <strong>les</strong> étoffes, alliant l’harmonie et le goût <strong>de</strong>s couleurs, créant ainsi, <strong>à</strong> l’envi, <strong>de</strong> nouveaux<br />

mon<strong>de</strong>s sous leurs yeux sensib<strong>les</strong> et avertis et <strong>de</strong>vant le regard fasciné <strong>de</strong> cette petite fille. Cette<br />

démarche d’exporter l’Art sur <strong>de</strong>s objets du quotidien prendra notamment toute son ampleur en 1913<br />

en <strong>la</strong> vocation <strong>de</strong>s ateliers Omega dont le siège se situait <strong>à</strong> Londres au 33, Fitzroy Square, <strong>la</strong>issant<br />

augurer, alors avec <strong>les</strong> goûts contemporains d’artistes comme Duncan Grant, Vanessa Bell, Percy<br />

Wyndham Lewis et Fre<strong>de</strong>rick Etchells, co-fondateur avec Roger Fry <strong>de</strong> l’atelier en question, <strong>les</strong><br />

prémices <strong>de</strong> l’Art mo<strong>de</strong>rne. Laboratoire artistique <strong>de</strong> créations avant-gardistes et phare d’opposition,<br />

<strong>de</strong> transition <strong>à</strong> <strong>la</strong> culture et <strong>à</strong> l’esthétique Edwardienne, mais aussi lieu <strong>de</strong> création débridé, <strong>les</strong> ateliers<br />

Omega permettront également <strong>à</strong> <strong>de</strong> jeunes artistes non fortunés comme Duncan Grant d’améliorer leur<br />

situation financière et, finalement, <strong>de</strong> développer un concept ancien tout en ayant le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> créer<br />

d’une manière vivante <strong>de</strong>s couleurs nouvel<strong>les</strong> sur <strong>de</strong>s objets du quotidien. Cet exemple démontre<br />

d’ailleurs <strong>à</strong> quel point <strong>de</strong>s artistes comme Duncan Grant vivaient leur art en vivant comme <strong>de</strong>s artistes.<br />

106


« Il est temps qu’un esprit <strong>de</strong> gaieté s’exporte sur <strong>les</strong> meub<strong>les</strong> et <strong>les</strong> étoffes. On a souffert trop<br />

longtemps d’un sérieux morne et stupi<strong>de</strong> en <strong>la</strong> matière » déc<strong>la</strong>ra Roger Fry <strong>à</strong> un journaliste en 1913.<br />

(NB : Edouard VII, 1841-1910, fils <strong>de</strong> <strong>la</strong> reine Victoria, fut roi du Royaume-Uni <strong>de</strong> Gran<strong>de</strong>-Bretagne<br />

et d’Ir<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, roi <strong>de</strong>s royaumes du Commonwealth et empereur <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s ; il régna <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort<br />

<strong>de</strong> sa mère le 22 janvier 1901 jusqu’<strong>à</strong> sa propre mort le 6 mai 1910). « Omega Workshops », dont <strong>les</strong><br />

artistes concevront <strong>de</strong> très nombreux « <strong>de</strong>signs » aux couleurs et formes variées et lumineuses, cessera<br />

ses activités en 1919, mais son influence dans le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> décoration continuera <strong>de</strong> s’exercer<br />

jusque dans <strong>les</strong> années 20. Les objets décoratifs qui y étaient créés et exposés n'étaient pas signés par<br />

<strong>les</strong> artistes et portaient simplement <strong>la</strong> lettre grecque « omega » en guise <strong>de</strong> griffe distinctive. La<br />

volonté <strong>de</strong> ces créateurs était donc <strong>de</strong> « vulgariser » l’Art dans le but qu’il ne soit ni hermétique ni<br />

élitiste, qu’il soit accessible <strong>à</strong> tous et qu’il colore, qu’il égaie ainsi <strong>de</strong> manière non statique, <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />

tous <strong>les</strong> jours et ce dans le but <strong>de</strong> lui restaurer sa vocation initiale : qu’il soit le reflet <strong>de</strong> l’Existence<br />

(cet état d’esprit tranche d’ailleurs littéralement avec celui <strong>de</strong> certaines galeries ou <strong>de</strong> certains<br />

milieux artistiques contemporains pour <strong>les</strong>quels cet art, noble il est vrai, revêt alors <strong>de</strong> manière<br />

absur<strong>de</strong>, « snob » et foncièrement dénaturée, un aspect élitiste où <strong>la</strong> peinture est plus intellectualisée<br />

qu’objet d’une approche sensible et ce quand bien même <strong>la</strong> partie technique et complexe <strong>de</strong> cet art ne<br />

peut être déniée- mais il s’agit bien l<strong>à</strong> d’une faute essentielle <strong>de</strong> sensibilité et d’appréciation et<br />

effectivement d’un contresens humain évi<strong>de</strong>nt). Les clients <strong>de</strong>s ateliers Omega seront pour <strong>la</strong> plupart<br />

issus du Groupe d’amis <strong>de</strong> Bloomsbury, ou satellites comme le célèbre romancier H.G. Wells ou le<br />

poète et dramaturge ir<strong>la</strong>ndais W.B. Yeats, mais compteront aussi George Bernard Shaw (1856-1950,<br />

personnage acerbe et anticonformiste, critique dramatique et musical, célèbre auteur <strong>de</strong> pièces <strong>de</strong><br />

théâtre ir<strong>la</strong>ndais <strong>la</strong>uréat du prix Nobel <strong>de</strong> littérature en 1925- il est notamment l’auteur en 1923 <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pièce : « Sainte Jeanne » dédiée au personnage mythique <strong>de</strong> Jeanne d’Arc, pièce qui fut adaptée <strong>à</strong><br />

l’écran six ans après <strong>la</strong> mort du dramaturge par le cinéaste éc<strong>la</strong>iré Otto Preminger avec <strong>la</strong> très jeune<br />

actrice Jean Seberg dans une interprétation magistrale)...<br />

Dans : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se », Angelica dépeint <strong>de</strong> manière merveilleuse (au sens premier du<br />

terme) <strong>les</strong> souvenirs <strong>de</strong> son enfance passée <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton qui semblent <strong>à</strong> jamais gravés au fond <strong>de</strong> sa<br />

mémoire. Lorsqu’elle évoque ces mon<strong>de</strong>s hauts en couleurs dont elle est totalement imprégnée, ses<br />

profonds yeux bleus se per<strong>de</strong>nt dans ses souvenirs : Angelica n’est alors plus l<strong>à</strong>. C’est en lisant ses<br />

<strong>de</strong>ux ouvrages que l’on s’aperçoit <strong>à</strong> quel point elle se souvient <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton comme d’un écrin, le<br />

sien, son rêve, son paradis d’enfant aux mille facettes éblouissantes, son secret <strong>à</strong> elle seule : l<strong>à</strong> où elle<br />

découvrit et contemp<strong>la</strong> le Temple <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie...<br />

Afin que le lecteur comprenne le plus justement possible <strong>les</strong> liens (<strong>les</strong> mécanismes) psychologiques et<br />

affectifs d’Angelica et <strong>de</strong> ses proches ainsi que <strong>les</strong> événements qui en découlèrent ou qui en sont <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

source, je me dois d’achever le portrait d’Angelica par sa trame éducative. En premier lieu, Angelica a<br />

été sco<strong>la</strong>risée <strong>de</strong> manière plutôt adaptée <strong>à</strong> son cas et intermittente, pourrait-on affirmer. Il faut évoquer<br />

le concept d’une c<strong>la</strong>sse très « familiale » <strong>de</strong> quatre élèves tout au plus qui sera, <strong>de</strong> manière originale<br />

(dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sens du terme) expérimentée. En effet, Marjorie Strachey (sœur <strong>de</strong> Lytton qui vivait<br />

avec sa mère Lady Strachey <strong>à</strong> Gordon Square) était institutrice et avait fondé pour <strong>les</strong> enfants du<br />

quartier <strong>de</strong> Bloomsbury une petite école privée <strong>à</strong> Gordon Square et, vers <strong>les</strong> années 1925-1926, leur<br />

faisant vivre <strong>à</strong> l’air libre leurs quartiers d’été dès <strong>les</strong> beaux jours arrivés (NB : formule pratiquée<br />

jusque vers 1928), elle diligentera ses cours <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton.<br />

Plus tard, <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’Angelica et <strong>de</strong> manière pratique aussi pour <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> Vanessa, Angelica ira<br />

en pension <strong>à</strong> l’âge <strong>de</strong> dix ans jusqu’en 1934. Mais <strong>les</strong> enseignants ne pourront s’empêcher <strong>de</strong><br />

considérer Angelica comme une enfant <strong>à</strong> part dont <strong>la</strong> notoriété familiale lui interdira un apprentissage<br />

commun (dans tous <strong>les</strong> sens du terme une fois encore) et ils lui conféreront en ce sens et<br />

indubitablement un régime privilégié. Angelica bénéficiera alors d’un programme éducatif <strong>à</strong> <strong>la</strong> carte<br />

avec <strong>de</strong>s matières soigneusement induites par Vanessa ou par Angelica elle-même en fonction <strong>de</strong> ses<br />

propres réussites ou penchants naturels, que sa mère ne tentera alors absolument pas d’infléchir : « ça<br />

ne fait rien, ma fille, tu n’as qu’<strong>à</strong> rien faire », selon <strong>les</strong> termes caricaturés par Angelica.<br />

107


En effet, l’influence <strong>de</strong> Vanessa au sein du foyer familial tendra <strong>à</strong> affaiblir l’apprentissage intellectuel<br />

sco<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> sa fille, Vanessa étant une artiste née qui ne percevait l’Existence que par l’Art. Certaines<br />

matières seront ainsi écartées, jugées d’emblée comme non indispensab<strong>les</strong> <strong>à</strong> l’apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie,<br />

tels <strong>les</strong> mathématiques, le <strong>la</strong>tin ou <strong>la</strong> géographie, au bénéfice, outre <strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is et du français, <strong>de</strong><br />

matières beaucoup plus au diapason <strong>de</strong> l’archet, du crayon <strong>à</strong> <strong>de</strong>ssin, <strong>de</strong>s décors et <strong>de</strong>s costumes : « (...)<br />

je vais au concert d’Angelica, par cette belle et douce journée » <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, « Journal »<br />

19/12/1934. Vanessa permettra notamment <strong>à</strong> Angelica <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> piano et <strong>de</strong> violon et ne<br />

réfrénera pas, sans toutefois particulièrement <strong>les</strong> inciter, <strong>les</strong> penchants passionnés <strong>de</strong> sa fille pour <strong>les</strong><br />

nob<strong>les</strong> p<strong>la</strong>nches théâtra<strong>les</strong>. En <strong>la</strong> matière, Angelica exercera initialement ses talents dès qu’elle sera <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> petite école <strong>de</strong> Bloomsbury par <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse amateurs et elle vivra cet art spontanément<br />

pendant son enfance, par exemple au cours <strong>de</strong> petites scènes improvisées <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton et <strong>à</strong> l’air libre,<br />

dans sa vie tout simplement, mais aussi pendant <strong>de</strong>s vacances <strong>à</strong> Cassis en 1928 où elle jouera dans une<br />

adaptation sur <strong>les</strong> p<strong>la</strong>nches du roman <strong>de</strong> sa tante : « Or<strong>la</strong>ndo », puis bientôt en pension et encore en se<br />

révé<strong>la</strong>nt au 8, Fitzroy street <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> son rôle <strong>de</strong> Ellen Terry dans <strong>les</strong> représentations <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce<br />

<strong>de</strong> sa tante <strong>Virginia</strong> : « Freshwater ». Mais surtout, par <strong>la</strong> suite et <strong>de</strong> manière plus sérieuse, en suivant<br />

<strong>de</strong>s cours pendant trois années dans une prestigieuse école <strong>de</strong> théâtre. Au sujet <strong>de</strong>s matières<br />

intellectuel<strong>les</strong> reléguées, Angelica m’affirme pour autant avoir été attirée par <strong>la</strong> géométrie et « ses<br />

beaux diagrammes », ainsi qu’elle regrette ne pas avoir persévéré en l’apprentissage du <strong>la</strong>tin, ayant été<br />

p<strong>la</strong>cée dans une c<strong>la</strong>sse dont le niveau était plus élevé que le sien. Mais, <strong>de</strong> nos jours, Angelica contreattaque<br />

: elle m’informe il y a quelque temps avoir récemment acquis une métho<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne pour<br />

apprendre le <strong>la</strong>tin. Voil<strong>à</strong> qui éc<strong>la</strong>irera encore le lecteur sur <strong>la</strong> très gran<strong>de</strong> énergie d’Angelica quant <strong>à</strong> sa<br />

soif <strong>de</strong> connaissances. Elle me dit aussi avoir appris l’italien et, selon sa meilleure amie Giovanna<br />

mentionnée auparavant, non seulement Angelica apprit le piano, le violon et le chant <strong>de</strong> manière<br />

précoce, mais elle s’initia par <strong>la</strong> suite <strong>à</strong> l’alto et au violoncelle et elle joua dans <strong>de</strong>s quatuors amateurs.<br />

Toujours selon Giovanna, <strong>la</strong> musique a, <strong>de</strong> tous temps, occupé une p<strong>la</strong>ce majeure dans son existence.<br />

En pension, Angelica prit donc part <strong>à</strong> toutes <strong>les</strong> matières artistiques, parfois même au détriment <strong>de</strong>s<br />

rares matières intellectuel<strong>les</strong> sélectionnées. Son immense et future culture artistique y trouvera bien<br />

évi<strong>de</strong>mment sa source…<br />

Angelica s’éveillera avant tout par le biais <strong>de</strong> son immense curiosité naturelle et aura été, en milieu<br />

sco<strong>la</strong>ire, une enfant <strong>à</strong> part, une enfant non réellement mise en concurrence avec <strong>les</strong> autres et donc non<br />

mise en confiance et ralentie dans sa structuration. De ce fait, Angelica restera très longtemps inscrite<br />

dans l’enfance. Enfin, pour clore le chapitre re<strong>la</strong>tif <strong>à</strong> sa sco<strong>la</strong>risation, il est <strong>à</strong> préciser que cette<br />

<strong>de</strong>rnière sera, qui plus est, ponctuée d’absences. Ce sera par exemple le cas lors <strong>de</strong>s séjours <strong>à</strong> Cassis<br />

dans <strong>les</strong> années 1927-1928 lorsqu’au cours du printemps, Vanessa, Duncan et Angelica <strong>de</strong>scendront <strong>à</strong><br />

La Bergère (<strong>à</strong> <strong>de</strong>ux kilomètres <strong>de</strong> Cassis) et qu’Angelica manquera alors un trimestre <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse. Ce<br />

sera encore l’occasion quelque temps après <strong>la</strong> « première » <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce : « Freshwater » le 18 janvier<br />

1935 (Angelica n’étant alors plus en pension) où Vanessa emmènera sa fille en voyage <strong>à</strong> Rome pour<br />

quelques mois. Angelica m’affirma en outre n’avoir jamais été préparée <strong>à</strong> aucun examen.<br />

Parallèlement aux volets sco<strong>la</strong>risation et apprentissage artistique <strong>de</strong> l’éducation d’Angelica, un autre<br />

volet <strong>de</strong>meure pour autant <strong>de</strong> première importance : celui <strong>de</strong> l’apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française. A<br />

ce titre, le résultat est l<strong>à</strong>. Le niveau <strong>de</strong> son français, sa sophistication et <strong>la</strong> précision d’Angelica <strong>à</strong><br />

utiliser, en tout temps, le mot adéquat, reflète une haute maîtrise <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue et <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture<br />

françaises. Angelica sera d’abord, en <strong>la</strong> matière, amplement encouragée par Clive Bell, lui-même très<br />

attaché <strong>à</strong> <strong>la</strong> France, lequel organisera avec Vanessa <strong>de</strong> fréquents séjours <strong>à</strong> Cassis dès leur mariage en<br />

1907 et <strong>de</strong>viendra comme elle un inconditionnel <strong>de</strong> cette partie méridionale du pays pour <strong>de</strong><br />

nombreuses années <strong>à</strong> venir. Angelica profitera alors pleinement <strong>de</strong> cette attache sentimentale et partira<br />

donc, peu après sa naissance, fréquemment en France avec ses parents, dans <strong>la</strong> région <strong>de</strong> Cassis<br />

notamment dès l’arrivée <strong>de</strong>s beaux jours et pratiquera donc <strong>de</strong> manière précoce <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française.<br />

Elle prendra en outre <strong>de</strong>s cours particuliers <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> ces séjours en famille <strong>à</strong> La Bergère.<br />

Angelica sera régulièrement baignée dans le soleil du sud et apprendra donc nos us et <strong>la</strong>ngages d’une<br />

manière appliquée très efficace. Angelica fera aussi d’autres séjours en France, notamment chez <strong>les</strong><br />

Bussy, <strong>à</strong> Roquebrune vers <strong>les</strong> années 1930 (comme elle le mentionne dans l’interview <strong>de</strong> septembre<br />

108


2003- NB : Duncan Grant, le père d’Angelica, était un cousin <strong>de</strong>s Bussy et <strong>de</strong> Lytton Strachey dont <strong>la</strong><br />

sœur Dorothy épousa le peintre Simon Bussy), ou encore avec sa mère et ses frères chez <strong>les</strong> Mauron, <strong>à</strong><br />

Saint-Rémy <strong>de</strong> Provence, ou enfin chez <strong>les</strong> Walter <strong>à</strong> Paris vers 1934. Angelica aura donc, en <strong>la</strong><br />

matière, bénéficié d’excellentes conditions d’apprentissage et d’un résultat très positif dans sa vie<br />

quotidienne contemporaine, ce qui est, sur ce point, <strong>à</strong> l’actif <strong>de</strong> Vanessa (Angelica gar<strong>de</strong> également<br />

une ouverture d’esprit et une richesse personnelle tout <strong>à</strong> fait singulières émanant directement <strong>de</strong> ce<br />

passé hautement exceptionnel).<br />

Voil<strong>à</strong> donc le cadre <strong>de</strong> son éducation- l’on ne sait quel mot prononcer, <strong>de</strong> peur d’être subjectif : <strong>la</strong><br />

beauté et <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur d’un côté, <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>dresse (c’est un euphémisme) et le <strong>la</strong>xisme, l’insouciance <strong>de</strong><br />

l’autre ; mais, <strong>de</strong> manière certaine quant <strong>à</strong> son parcours, quant <strong>à</strong> son apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, l’on peut<br />

affirmer qu’Angelica est une autodidacte émérite...<br />

De manière <strong>à</strong> achever également le côté affectif du portrait d’Angelica et <strong>de</strong> ses parents, l’on peut<br />

résolument affirmer que, dans le sil<strong>la</strong>ge sentimental malheureux et complexe <strong>de</strong> Vanessa, le cœur<br />

d’Angelica gar<strong>de</strong>ra quelque part <strong>de</strong> fins ressentiments psychologiques envers ses parents, mêlés<br />

également <strong>à</strong> certains moments <strong>à</strong> <strong>de</strong> sincères accès <strong>de</strong> mansuétu<strong>de</strong>. Mais Angelica aura fait <strong>les</strong> frais <strong>de</strong>s<br />

erreurs ou <strong>de</strong>s imperfections (<strong>de</strong>s défauts) <strong>de</strong>s adultes qui l’entouraient et qui, parfois, auront été très<br />

gauches <strong>à</strong> son égard, privilégiant égoïstement leurs aspirations personnel<strong>les</strong> d’adultes enfants tout en<br />

lui faisant profiter avec amour <strong>de</strong>s avantages et lumières <strong>de</strong> leur mon<strong>de</strong> éc<strong>la</strong>iré, persuadés que leur<br />

univers revêtait <strong>les</strong> valeurs essentiel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie et, qu’implicitement, Angelica saurait y puiser ses<br />

ressources. Duncan refusera d’assumer son rôle <strong>de</strong> père, déniant ainsi <strong>à</strong> Angelica toute sécurité<br />

affective et, d’une manière liée, refusant <strong>à</strong> Vanessa tout changement <strong>de</strong> « statut » sentimental. Clive<br />

sera, quant <strong>à</strong> lui, sentimentalement définitivement privé d’avenir avec Vanessa, mais, <strong>à</strong> sa décharge, il<br />

aimera Angelica et fera <strong>de</strong> son mieux pour qu’elle bénéficie d’un semb<strong>la</strong>nt d’équilibre. A titre<br />

d’équilibre, Angelica sera d’ailleurs dans son enfance toujours attirée par <strong>les</strong> gens qui, dans son<br />

entourage, répondront pour elle <strong>à</strong> son attente d’éducation. Ce sera par exemple le cas pour Léonard, en<br />

premier lieu et pour <strong>Virginia</strong>, Léonard étant aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> conception éducative <strong>de</strong> Vanessa<br />

(réflexion : l’on peut aisément imaginer bon nombre <strong>de</strong> conversations entre Léonard et <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> ce<br />

sujet et l’on peut se permettre <strong>de</strong> penser que, tout en ne souscrivant absolument pas <strong>à</strong> <strong>la</strong> vision<br />

éducative <strong>de</strong> sa sœur, <strong>Virginia</strong> <strong>de</strong>vait logiquement être un peu plus clémente <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> cette<br />

<strong>de</strong>rnière que ne put l’être Léonard, homme plus intransigeant). Quant <strong>à</strong> Vanessa, elle ne parviendra<br />

jamais <strong>à</strong> se libérer <strong>de</strong> l’imbroglio affectif qu’elle avait, en toute inconscience, tissé autour d’Angelica<br />

et ne réussira <strong>à</strong> aucun moment <strong>de</strong> sa vie <strong>à</strong> en discuter librement et franchement avec sa fille, au grand<br />

regret <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière, <strong>la</strong>quelle ne trouvera alors jamais <strong>de</strong> main tendue pour amorcer un début <strong>de</strong><br />

compréhension en vue d’un pardon définitif. Ainsi, Angelica gar<strong>de</strong>ra avec l’âge une distance envers<br />

Vanessa reflétant l’existence d’une b<strong>les</strong>sure qui jamais ne se cicatrisera vraiment.<br />

Réaffirmons alors que, sans le vouloir et avec un amour réel <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille d’Angelica <strong>à</strong> son égard, ce<br />

mon<strong>de</strong> d’adultes aura parfois été psychologiquement « brutal » avec cette petite fille, quand bien<br />

même l’atmosphère eût, pendant une longue pério<strong>de</strong>, revêtu celle d’un conte <strong>de</strong> fées. Angelica a donc,<br />

d’une manière comparable <strong>à</strong> celle <strong>de</strong> sa tante <strong>Virginia</strong> (toutefois dans un contexte bien différent), vécu<br />

dans un milieu éducatif paradoxal fait d’une infinie richesse mais aussi <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s faib<strong>les</strong>ses<br />

éducatives. Angelica voit plus <strong>à</strong> présent le côté gentil<strong>les</strong>se <strong>de</strong> <strong>la</strong> tromperie qu’elle subit, mais <strong>la</strong> fin <strong>de</strong><br />

son ouvrage : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se » résume parfaitement le sentiment qui subsiste. Comme elle,<br />

l’on ne peut qu’osciller entre réprobation, blâme, compassion pour ce sort affectif inouï qui fut celui<br />

d’Angelica et, <strong>de</strong> manière liée, indulgence, compréhension pour Vanessa, si toutefois l’on se projette<br />

avec sagesse dans le contexte <strong>de</strong> cette époque et celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> psychologie du personnage, dans son<br />

histoire affective <strong>à</strong> elle aussi. Mais quelle est alors <strong>la</strong> réelle teneur du sentiment qui subsiste ? L’idée<br />

est que <strong>de</strong> simp<strong>les</strong> mots, privés du contexte originel, ne pourraient prétendre fixer <strong>la</strong> réalité et <strong>la</strong><br />

complexité <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> Aventure familiale. Comment oser juger Vanessa, ou même Duncan ?<br />

Même Angelica n’y parvient pas vraiment. Avec une note finale incroyablement positive et apaisante,<br />

posée et intelligente, le pardon est sur ses lèvres, en suspens, <strong>de</strong>meurant pour autant et <strong>à</strong> jamais<br />

imprononçable : « j’absorbai dans cette atmosphère beaucoup <strong>de</strong> ce qui me tint plus tard <strong>à</strong> cœur,<br />

consciente que c’était un privilège d’avoir été l<strong>à</strong>, mais c’était un peu comme donner un alcool fort <strong>à</strong> un<br />

109


enfant » « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se ». Pour clore tout <strong>à</strong> fait l’analyse complexe <strong>de</strong> <strong>la</strong> psychologie<br />

familiale, j’ajouterais que <strong>la</strong> vie affective <strong>de</strong> cette Famille aura également, en tous temps, été inscrite<br />

dans <strong>les</strong> extrêmes, vivant <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois une haute intensité culturelle, artistique et re<strong>la</strong>tionnelle, jouissant<br />

ainsi d’une vie exceptionnellement libre et puissante, mais subissant également un parcours émaillé <strong>de</strong><br />

très grands malheurs et <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s souffrances : cette Famille n’a, en ce domaine, jamais été<br />

épargnée. Le paradoxe semble alors résolument inscrit...<br />

Comment évoquer ma re<strong>la</strong>tion avec Angelica ? C’est un exercice bien difficile. Je vis un immense<br />

bonheur. Angelica et moi entretenons une très forte amitié ainsi qu’une connivence tout <strong>à</strong> fait<br />

étonnante avec un attachement sincère ; elle me comprend comme personne et nous développons une<br />

singulière complicité. Angelica s’intéresse <strong>à</strong> beaucoup <strong>de</strong> choses. Elle me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> souvent comment<br />

se déroulent mes vols, où je suis allé, <strong>à</strong> quelle altitu<strong>de</strong> j’ai volé. Pour l’anecdote, elle me dit que son<br />

mari (David Garnett) était également pilote privé et possédait son propre appareil et qu’une fois,<br />

précisa-t-elle, alors qu’il n’était pas encore son mari, il se posa <strong>à</strong> <strong>la</strong> surprise <strong>de</strong> tous dans un champ<br />

<strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton et qu’elle accourut alors pour l’embrasser <strong>la</strong> première en même<br />

temps que Lydia Lopokova, <strong>la</strong> femme russe <strong>de</strong> John Maynard Keynes, <strong>la</strong>quelle prétendait elle aussi<br />

être <strong>la</strong> première <strong>à</strong> l’accueillir. Roger Fry, qui assista <strong>à</strong> <strong>la</strong> scène en arrivant en voiture, en percuta <strong>la</strong><br />

barrière d’entrée <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété (j’imagine d’ailleurs parfaitement ces instants comme si j’y étais- il<br />

faut se représenter <strong>la</strong> rareté d’un tel événement <strong>à</strong> l’époque. Voler était presque héroïque : el<strong>les</strong><br />

l’accueil<strong>la</strong>ient donc <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte- NB : Lydia Lopokova était une ballerine russe qui épousa J.M.<br />

Keynes en 1925 / A <strong>la</strong> question posée <strong>à</strong> Angelica : « avez-vous volé une fois avec lui ? », Angelica me<br />

répliqua que sa mère Vanessa le lui interdisait formellement).<br />

Angelica et moi nous appelons par nos prénoms et nous nous voussoyons ; l’usage du prénom est <strong>la</strong><br />

marque <strong>de</strong> notre amitié, celui du voussoiement celle <strong>de</strong> notre profond respect. Mais <strong>de</strong>puis quelque<br />

temps, Angelica me tutoie sans toutefois s’en rendre compte et j’y suis évi<strong>de</strong>mment sensible. Je<br />

ressens qu’elle est bien, particulièrement alerte et qu’elle pratique avec p<strong>la</strong>isir tout ce qu’elle<br />

entreprend : piano, <strong>de</strong>ssin, peinture, lecture, écriture. Il émane d’Angelica une intense passion<br />

artistique, notamment une attache essentielle <strong>à</strong> l’écriture et <strong>à</strong> <strong>la</strong> littérature ainsi qu’aux arts p<strong>la</strong>stiques.<br />

En tant que peintre et fille <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux grands peintres mondialement connus, <strong>la</strong> peinture, pour l’artiste<br />

qu’elle est, est un sujet qui inspire le plus grand respect et qui ne souffre en aucune manière <strong>les</strong><br />

qualificatifs impropres : voil<strong>à</strong> alors un excellent moyen d’attirer ses foudres. Angelica est <strong>la</strong> farouche<br />

gardienne <strong>de</strong> l’Œuvre gigantesque <strong>de</strong> ses parents et l’héritière intellectuelle directe <strong>de</strong> sa tante <strong>Virginia</strong><br />

et <strong>de</strong> certaines <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s valeurs sensib<strong>les</strong> <strong>de</strong> cette génération. Elle est <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois le pivot<br />

contemporain <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière et leur meilleure ambassadrice, profondément imprégnée <strong>de</strong> leurs<br />

couleurs et <strong>de</strong> leur génie, tout en symbolisant bien évi<strong>de</strong>mment une connaissance plus mo<strong>de</strong>rne, mais<br />

aussi plus réaliste, plus « mature » que celle <strong>de</strong> ses parents notamment...<br />

Je <strong>de</strong>meure ce soir passablement dépassé par cet événement, par ce qu’il représente comme par ce<br />

qu’il est, par <strong>la</strong> quintessence <strong>de</strong> l’ouragan qui m’emporte. Je me dis que j’ai, <strong>à</strong> mon humble niveau,<br />

rejoint comme par miracle l’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille, même mes rêves <strong>les</strong> plus fous n’auraient su me<br />

porter jusque l<strong>à</strong>. A travers notre <strong>rencontre</strong>, c’est un mon<strong>de</strong> disparu qui ressurgit <strong>à</strong> moi, un voyage dans<br />

une époque merveilleuse et éc<strong>la</strong>irée : je vis une frénésie, un conte <strong>de</strong> fées...<br />

A propos <strong>de</strong> mon aventure personnelle, Angelica me dit ces <strong>de</strong>rniers jours : « peu <strong>de</strong> gens vivent ce<br />

que vous vivez ». « Vous êtes sensible » m’a-t-elle dit également <strong>à</strong> Forcalquier : « vous êtes sensible<br />

et avez du cœur, c’est ainsi que je vous sens car vous êtes ainsi ». Elle me dit aussi avoir ressenti que<br />

l’on s’entendrait <strong>à</strong> l’instant même où elle ouvrit sa porte ce samedi 6 septembre et j’ai, pour ma part,<br />

vécu cette scène avec <strong>la</strong> même intensité. Je lui ai affirmé il y a quelques jours que mon livre avait<br />

diamétralement changé d’orientation <strong>de</strong>puis notre <strong>rencontre</strong> et qu’il évolue <strong>à</strong> présent naturellement en<br />

fonction <strong>de</strong> nos rapports réguliers. Elle me répondit alors : « c’est <strong>la</strong> Vie qui est comme ça... c’est le<br />

schéma <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie...... <strong>de</strong>s vies »...<br />

Mercredi 14 janvier 2004<br />

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Me voil<strong>à</strong> <strong>à</strong> nouveau propulsé, <strong>à</strong> un tiers <strong>de</strong> <strong>la</strong> vitesse du son, entre Paris et Avignon...<br />

Mon rythme a maintenant singulièrement ralenti <strong>de</strong>puis mon arrivée en gare : je suis figé sur un banc <strong>à</strong><br />

attendre le car pour Forcalquier…<br />

Et le voil<strong>à</strong>...<br />

Nous roulons <strong>à</strong> présent et sortons peu <strong>à</strong> peu <strong>de</strong>s décors urbains et grands itinéraires mo<strong>de</strong>rnes et sans<br />

âme pour pénétrer enfin sur un trajet sinueux <strong>de</strong> moyennes montagnes. Les teintes, en cette saison,<br />

sont saisissantes. De petits arbres secs, décolorés, fantomatiques, cassant comme du verre et<br />

semb<strong>la</strong>b<strong>les</strong> <strong>à</strong> d’imaginaires coraux terrestres, jalonnent notre route et semblent, étrangement, vivre une<br />

autre saison que ces grands arbres roux, résolument ancrés dans l’automne et dont <strong>les</strong> feuil<strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>sséchées semblent vouloir s’accrocher <strong>à</strong> leurs branches comme pour <strong>les</strong> protéger d’un hiver qu’el<strong>les</strong><br />

refusent. Des teintes vertes viennent alors rappeler <strong>la</strong> fertilité d’un printemps oublié et se mêlent <strong>à</strong><br />

présent aux stigmates brûlés <strong>de</strong> <strong>la</strong> canicule <strong>de</strong> l’été 2003. Au fond <strong>de</strong>s vallées, <strong>de</strong> petits cours d’eau se<br />

faufilent, paisib<strong>les</strong>, alors que <strong>de</strong>s troupeaux, par endroits, ornent <strong>les</strong> f<strong>la</strong>ncs <strong>de</strong>s collines. Autour <strong>de</strong><br />

nous, le ciel est gris et pesant. Une petite brume hivernale donne aux montagnes, en face, <strong>la</strong> teinte<br />

d’une longue chaîne bleutée évoquant dans mon esprit le lointain souvenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> ligne bleue <strong>de</strong>s<br />

massifs vosgiens. Une soudaine éc<strong>la</strong>ircie semble vouloir donner <strong>à</strong> ce vaste tableau une teinte<br />

résolument méridionale- un rai <strong>de</strong> soleil embrase tout <strong>à</strong> coup ce petit vil<strong>la</strong>ge, celui-ci, oui, droit <strong>de</strong>vant<br />

moi : quel est- il ?... Lumière ! ! J’aurais dû m’en douter… A présent, nous arrivons <strong>à</strong> Apt, petite ville<br />

au cachet architectural typique <strong>de</strong> <strong>la</strong> région fait <strong>de</strong> pierres et <strong>de</strong> <strong>la</strong>uses que j’ai toujours adorées. Au<br />

loin, <strong>les</strong> montagnes enneigées <strong>de</strong>s Alpes du sud, accrochées en leur sommet par <strong>de</strong> nombreux<br />

altostratus, semblent dans ce vaste décor se <strong>de</strong>ssiner franchement et vouloir <strong>à</strong> présent s’imposer. Nous<br />

voici arrivés <strong>à</strong> Mane…... puis, <strong>à</strong> seize heures dix : Forcalquier ! Mon cœur se serre, mes retrouvail<strong>les</strong><br />

avec Angelica sont imminentes...<br />

Forcalquier, je ne m’en étais jamais vraiment étonné, ressemble <strong>à</strong> une pyrami<strong>de</strong>. A son sommet, <strong>la</strong><br />

Cita<strong>de</strong>lle donne <strong>à</strong> ce majestueux édifice une allure <strong>de</strong> cité ancienne hors du Temps, préservée. La<br />

Vierge, bril<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> tous ses feux, <strong>de</strong>rnier élément <strong>de</strong> cette pyrami<strong>de</strong> inexorablement pointée vers <strong>les</strong><br />

astres, semble vouloir, entre ciel et terre, disperser aujourd’hui <strong>les</strong> nuages. Forcalquier est d’une<br />

étrange beauté... Il est <strong>à</strong> présent seize heures quarante, je vais rejoindre Angelica…<br />

Jeudi 15 janvier<br />

Je viens <strong>de</strong> passer cinq heures avec elle, cinq heures inoubliab<strong>les</strong>. Comment pourrais-je traduire en<br />

quelques mots <strong>la</strong> teneur <strong>de</strong> ces précieux instants ? Je ne sais comment m’y prendre. Discussions<br />

tranquil<strong>les</strong> et profon<strong>de</strong>s, écoute, sensibilité et respect, humanité, rayonnement et richesse infinis, nous<br />

avons goûté <strong>à</strong> leur juste valeur ces heures passées ensemble. Angelica me confère une p<strong>la</strong>ce<br />

singulièrement privilégiée et le défi pour moi est d’être en permanence <strong>à</strong> <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> ce grand<br />

honneur qu’elle me fait, exercice <strong>de</strong> style parfois difficile mais pour lequel s’efface toute difficulté dès<br />

lors que je reste naturel. Angelica m’encourage en tous temps <strong>à</strong> poursuivre mon ouvrage et ce avec <strong>la</strong><br />

plus gran<strong>de</strong> sincérité, <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> confiance en moi et <strong>la</strong> plus extrême attention, du plus profond <strong>de</strong><br />

son cœur. Elle croit en moi et en mon travail. Désormais (mais en fait <strong>de</strong>puis notre <strong>rencontre</strong>) je ne<br />

peux plus faillir. A travers cette attitu<strong>de</strong> sans ambiguïté, elle encourage en fait l’amateurisme et <strong>la</strong><br />

sincérité, <strong>la</strong> passion <strong>de</strong> ma démarche, son niveau littéraire étant pourtant infiniment supérieur au mien-<br />

encore une leçon <strong>de</strong> haute mo<strong>de</strong>stie. Elle compatit avec ce qu’elle connut elle-même, sachant ô<br />

combien il est difficile dans <strong>la</strong> Vie et particulièrement dans ce domaine, d’imposer sa propre voix, me<br />

donnant ainsi toutes mes chances et m’aidant du mieux et le plus qu’elle le peut...<br />

En me confiant aujourd’hui un trésor <strong>à</strong> consulter, Angelica a provoqué en moi une émotion<br />

considérable : il s’agit d’une boîte cartonnée pleine <strong>de</strong> photos <strong>de</strong> famille, bien souvent prises par<br />

Vanessa qui appréciait cet art et faisait développer ses clichés chez un pharmacien <strong>de</strong> Lewes- peut-être<br />

un lien familial <strong>à</strong> sa grand-tante Julia Margaret Cameron, en tous cas certainement un lien avec l’art<br />

<strong>de</strong> capter <strong>les</strong> images, un goût commun dans l’art d’utiliser avec passion et sensibilité <strong>les</strong> contrastes et<br />

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<strong>les</strong> couleurs par le jeu sacré <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière. J’ai vécu ces photos, le terme n’est en rien exagéré et je <strong>les</strong><br />

ai effectivement ressenties comme un trésor d’intimité familiale. Je ne peux une fois encore utiliser<br />

<strong>de</strong>s mots, ils seraient vains. Toutes ces images resteront <strong>à</strong> jamais gravées dans ma mémoire même si je<br />

sais qu’el<strong>les</strong> <strong>de</strong>viendront floues avec le Temps. En regardant plus longuement certains clichés <strong>de</strong><br />

Vanessa avec sa fille, <strong>la</strong> réflexion suivante m’est venue un moment <strong>à</strong> l’esprit : l’amour que Vanessa<br />

portait <strong>à</strong> sa fille se lit indéniablement. Puis, d’une manière évi<strong>de</strong>nte, il y a aussi <strong>de</strong>s situations ou <strong>de</strong>s<br />

regards <strong>de</strong> Vanessa plus subtils, <strong>de</strong>s atmosphères et expressions suggestives traduisant <strong>de</strong>s sentiments<br />

complexes mêlés d’amour sincère, certes, mais aussi parfois <strong>de</strong> crainte, d’une certaine manière.<br />

Vanessa semble très admirative, il est vrai, mais <strong>à</strong> certains égards dépassée, impressionnée par son<br />

« œuvre » : « avoir une fille est, d’une certaine façon, <strong>la</strong> plus terrible expérience <strong>de</strong> ma vie », écrivit<br />

Vanessa Bell. Certains tableaux <strong>de</strong> Vanessa reflètent également avec une gran<strong>de</strong> finesse cette<br />

ambiguïté : <strong>la</strong> déroutante situation affective d’Angelica. Il est une <strong>de</strong> ces toi<strong>les</strong> qui me bouleverse,<br />

peinte en 1924 et mettant en scène Angelica face <strong>à</strong> ses <strong>de</strong>mi-frères qui « affichent » autour <strong>de</strong> leur<br />

père Clive Bell et ce <strong>de</strong> manière inconsciente (ou <strong>à</strong> travers l’œil du peintre) une certaine défiance...<br />

Angelica m’a gardé <strong>à</strong> dîner ce soir et ces moments ont été, une fois encore, d’une gran<strong>de</strong> intensité<br />

dans leur simplicité et leur profon<strong>de</strong>ur naturel<strong>les</strong>. Nous avons parlé une fois encore « écriture ». Les<br />

repas se déroulent selon <strong>de</strong>s règ<strong>les</strong> <strong>de</strong> disposition précises et relèvent directement <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition<br />

familiale (comme un « cérémonial »), ils sont <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> valeur aux yeux d’Angelica, <strong>de</strong>s<br />

instants privilégiés et raffinés où l’on est servi avec <strong>la</strong> plus haute attention par Lydia, fidèle parmi <strong>les</strong><br />

fidè<strong>les</strong> et pendant <strong>les</strong>quels on partage le pain avec chaleur, respect, écoute et lors <strong>de</strong>squels on goûte<br />

ces moments d’échange avec une certaine solennité, élégance alors naturelle, mais également avec une<br />

décontraction tout aussi sincère. Entre l’aisance réelle qui découle <strong>de</strong> notre franche amitié et <strong>la</strong><br />

distinction qui se traduit chez elle par un comportement naturel doté d’une frontière imperceptible<br />

impliquant éducation, certes, mais aussi limite du « privé » et du convenable, <strong>de</strong> <strong>la</strong> bienséance ; une<br />

certaine retenue mutuelle interdisant tout relâchement mais sans aucune restriction sur <strong>la</strong> gaieté, <strong>la</strong><br />

spontanéité et l’essence profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre re<strong>la</strong>tion- bien au contraire, ce raffinement et cette qualité <strong>la</strong><br />

renforcent et lui sourient...<br />

Vendredi 16 janvier<br />

Aujourd’hui est le jour qui a été choisi pour <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième interview. Nous nous installons<br />

confortablement au salon... Nous sommes prêts <strong>à</strong> présent :<br />

- « Bonjour Angelica, nous allons commencer l’interview. Alors, une première question qui découle<br />

<strong>de</strong> votre contexte éducatif et précisément en rapport avec vos <strong>de</strong>mi-frères Julian et Quentin ; je<br />

voudrais savoir s’ils ont été, comme vous, sco<strong>la</strong>risés irrégulièrement et avec une sélection, comme<br />

ce fut pour votre cas, <strong>de</strong> certaines matières au détriment d’autres. Ont-ils, en fait, vécu le même<br />

schéma éducatif que le vôtre ?<br />

- Eh bien... je ne suis pas sûre <strong>de</strong> pouvoir répondre <strong>à</strong> cette question parce qu’ils étaient beaucoup plus<br />

vieux que moi... Quentin avait huit ans <strong>de</strong> plus et Julian dix ans <strong>de</strong> plus... mais je dirais que oui,<br />

peut-être pour d’autres raisons... ils étaient irréguliers, mais aussi mieux éduqués que moi... parce<br />

qu’ils étaient <strong>de</strong>s garçons, alors c’était nécessaire qu’ils sachent certaines choses... voil<strong>à</strong>, c’est tout<br />

ce que je sais vraiment..... j’ai beaucoup entendu d’histoires sur...... enfin sur <strong>de</strong>s gouvernantes qui<br />

étaient l<strong>à</strong> et qu’ils n’aimaient pas, alors Julian a poussé une <strong>de</strong> ces gouvernantes dans un fossé et...<br />

- Ils savaient faire <strong>de</strong>s choses alors ! (elle rit)<br />

- Et puis, c’était en temps <strong>de</strong> guerre, alors rien n’était normal... ils avaient une gouvernante spéciale...<br />

<strong>de</strong>puis un assez jeune âge et qui est restée l<strong>à</strong> avec sa fille <strong>à</strong> elle... et donc tous <strong>les</strong> trois ont appris<br />

en même temps... il y a un tableau <strong>de</strong> Duncan qui représente l’extérieur, dans le verger, avec <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>ux garçons qui apprennent sur une table, avec <strong>de</strong>s livres, etc... ce qui montre que, quand même,<br />

ils prenaient <strong>de</strong>s leçons... mais c’est tout ce que je sais,<br />

- En fait, <strong>de</strong> votre côté, on retrouve un peu le schéma qu’il y avait une éducation pour <strong>les</strong> fil<strong>les</strong> et une<br />

autre pour <strong>les</strong> garçons, c’est ce qui s’est passé pour <strong>Virginia</strong> et Vanessa dans <strong>la</strong> famille Stephen,<br />

bien que Vanessa ait eu droit tout <strong>de</strong> même <strong>à</strong> <strong>de</strong>s cours en matière artistique (mais non<br />

intellectuelle), puis pour vous un peu comme pour votre tante <strong>Virginia</strong> nous l’avons dit, pas<br />

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d’étu<strong>de</strong>s universitaires, dans le contexte particulier <strong>de</strong> l’éducation vue par votre mère Vanessa et<br />

celui tout aussi singulier lié <strong>à</strong> une autre époque qui était celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie au 22, Hy<strong>de</strong> Park Gate sous<br />

le toit <strong>de</strong>s Stephen,<br />

- Oui, enfin... vous avez raison quelque part, mais en même temps on peut trop généraliser <strong>de</strong> cette<br />

manière..... c’étaient <strong>les</strong> faits, dans le temps <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et Vanessa, quand el<strong>les</strong> étaient jeunes...<br />

c’était une autre situation tout simplement,<br />

(NB 1 : <strong>de</strong> manière débridée et novatrice dans leur éveil artistique, comme ce fut le cas pour<br />

Angelica, mais <strong>à</strong> sa différence, Julian et Quentin suivirent un cursus éducatif plus affirmé et plus<br />

traditionnel- en l’occurrence sco<strong>la</strong>ire et universitaire- qui <strong>les</strong> menèrent <strong>à</strong> terme vers une vie<br />

sociale et culturelle <strong>à</strong> certains égards plus formalisée, plus professionnelle et ostensible. Quentin<br />

fut sco<strong>la</strong>risé <strong>à</strong> Leighton Park School ; il enseigna l’histoire <strong>de</strong> l’Art au département <strong>de</strong>s beauxarts<br />

<strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Durham <strong>de</strong> 1952 <strong>à</strong> 1959, puis <strong>à</strong> l’université <strong>de</strong> Leeds. Il occupa ensuite une<br />

chaire <strong>à</strong> l’université d’Oxford et enseigna l’histoire et <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l’Art <strong>à</strong> l’université <strong>de</strong> Hull en<br />

1965, puis <strong>à</strong> l’université du Sussex <strong>de</strong> 1967 <strong>à</strong> 1975. Julian, quant <strong>à</strong> lui, fut sco<strong>la</strong>risé également et<br />

dans un premier temps <strong>à</strong> Leighton Park School, puis ensuite <strong>à</strong> King’s College <strong>à</strong> Cambridge où il<br />

<strong>de</strong>vint membre <strong>de</strong> <strong>la</strong> société secrète <strong>de</strong>s « Cambridge Apost<strong>les</strong> ». Plusieurs <strong>de</strong>s « Cinq <strong>de</strong><br />

Cambridge » étaient <strong>de</strong> ses amis parmi <strong>les</strong>quels Anthony Blunt qui était un historien d’art<br />

britannique et qui fut son amant. A l’automne 1935, Julian se rendit en Chine où il enseigna <strong>la</strong><br />

littérature ang<strong>la</strong>ise contemporaine <strong>à</strong> l’université <strong>de</strong> Wuhan dans une Chine traditionnelle et<br />

sécu<strong>la</strong>ire en proie <strong>à</strong> <strong>de</strong>s agitations idéologiques naissantes. (NB 2 : note explicative qui<br />

s’applique <strong>à</strong> certains membres prépondérants rapprochés, satellites ou fondateurs du Groupe <strong>de</strong><br />

Bloomsbury dont l’émergence est précisée dans le chapitre biographique. Les « Cinq <strong>de</strong><br />

Cambridge »- « Cambridge Five »- formaient un groupe d’espionnage aux convictions<br />

communistes antifascistes et antinazies composé <strong>de</strong> cinq anciens étudiants <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong><br />

Cambridge qui s’étaient rencontrés pendant leurs étu<strong>de</strong>s au Trinity College et qui étaient<br />

membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> société secrète <strong>de</strong>s « Cambridge Apost<strong>les</strong> »- « Apôtres <strong>de</strong> Cambridge ». Ils furent<br />

recrutés en 1933 par le N.K.V.D, futur K.G.B dans <strong>les</strong> années 30, après un voyage <strong>à</strong> l’est pour ce<br />

qui est <strong>de</strong> Anthony Blunt, date <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle selon lui le marxisme fit son entrée <strong>à</strong> l’université <strong>de</strong><br />

Cambridge et travaillèrent <strong>de</strong> fait pour le compte <strong>de</strong> l’U.R.S.S pendant <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> guerre<br />

mondiale et <strong>la</strong> « guerre froi<strong>de</strong> » qui y succéda. Les « Cinq » étaient Anthony Blunt, comme il a été<br />

mentionné auparavant, Kim Philby, Donald Maclean, Guy Burgess et John Cairncross / Fondée<br />

en 1820 dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux principaux collèges <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Cambridge, <strong>à</strong> savoir : King’s College<br />

et Trinity College, <strong>la</strong> société secrète <strong>de</strong>s « Cambridge Apost<strong>les</strong> », foyer intellectuel <strong>de</strong> plusieurs<br />

générations d’étudiants, réunit <strong>de</strong> nos jours et ce <strong>de</strong>puis près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux sièc<strong>les</strong> <strong>les</strong> grands noms <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> littérature, <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique, <strong>de</strong> l’économie et <strong>de</strong>s mathématiques du Royaume-<br />

Uni. L’origine du terme « Apôtres » vient du fait que <strong>les</strong> premiers membres étaient au nombre <strong>de</strong><br />

douze, tels <strong>les</strong> douze discip<strong>les</strong> du Christ. Plusieurs a<strong>de</strong>ptes ou amis du cénacle intellectuel <strong>de</strong><br />

Bloomsbury en firent partie et l’université <strong>de</strong> Cambridge constituera d’ailleurs, dans son<br />

ensemble et pour une part importante, le pivot intellectuel essentiel et originel <strong>de</strong> l’Histoire <strong>de</strong><br />

Bloomsbury, ce qui apporta <strong>à</strong> <strong>la</strong>dite « société <strong>de</strong>s Apôtres » un rayonnement plus important hors<br />

<strong>de</strong> l’enceinte universitaire <strong>de</strong> Cambridge. Il faut citer alors John Maynard Keynes, Bertrand<br />

Russell et le philosophe G.E. Moore pour ce qui est <strong>de</strong> trois <strong>de</strong>s cinq « Apôtres » <strong>les</strong> plus<br />

renommés associés au Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury- <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux autres, n’en faisant pas partie, étant <strong>les</strong><br />

grands penseurs Ludwig Wittgenstein et Alfred North Whitehead- mais aussi Lytton Strachey et<br />

son frère James, E.M. Forster, Roger Fry, Desmond Mac Carthy, Léonard <strong>Woolf</strong> et Saxon Sydney<br />

Turner pour ce qui est <strong>de</strong>s acteurs associés au noyau dur fondateur voire pour certains d’entre<br />

eux aux précurseurs du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury, mais encore Francis Birrell, le beau poète Rupert<br />

Brooke et Julian Bell comme il a été mentionné auparavant, toutefois d’une autre génération tout<br />

en représentant bien sûr un pur enfant <strong>de</strong> Bloomsbury. A noter que d’autres noms illustres firent<br />

partie <strong>de</strong>s « Apôtres » parmi <strong>les</strong>quels le célèbre poète Alfred Tennyson qui rejoignit <strong>la</strong> « société »,<br />

alors ado<strong>les</strong>cente, vers 1829. Il fut reproché <strong>à</strong> cette <strong>de</strong>rnière le caractère secret <strong>de</strong> son<br />

association mais également le très faible nombre <strong>de</strong> femmes évoluant parmi ses membres- au<br />

grand dam <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> très certainement- et le fait qu’un nombre important d’entre eux ait<br />

finalement exercé une bril<strong>la</strong>nte carrière <strong>à</strong> tous <strong>les</strong> niveaux influents <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, ce qui a pu<br />

sembler paradoxal avec <strong>les</strong> idéaux égalitaires prônés par l’université. Mais <strong>la</strong> fidélité qui unissait<br />

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tous ses membres a pourtant prévalu sans jamais être démentie. Elitisme d’un côté mais<br />

engagement idéologique et donc ouverture spirituelle <strong>de</strong> l’autre, encore une fois le paradoxe<br />

comme maître mot semb<strong>la</strong>nt lié alors aux esprits <strong>les</strong> plus complexes et <strong>les</strong> plus philosophes- le<br />

« paradoxe », qui semble d’ailleurs suivre l’histoire entière <strong>de</strong> Bloomsbury, n’est-il pas également<br />

le propre <strong>de</strong> tout cheminement philosophique qui constituait également leur essence intellectuelle,<br />

liant en toute logique, au travers <strong>de</strong>s formes d’écriture si différentes soient-el<strong>les</strong> qu’ils utiliseront,<br />

le paradoxe au questionnement et ce <strong>de</strong> manière fondamentale ? Il se trouve qu’au sein du<br />

Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury, mathématiciens, philosophes et écrivains se côtoyèrent voire n’étaient<br />

qu’un pour certains d’entre eux),<br />

- Comment pourrait-on qualifier, en général, <strong>les</strong> rapports <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> avec <strong>les</strong> autres écrivains ?<br />

L’idée généralement avancée est qu’elle réagissait parfois <strong>de</strong> manière angoissée lorsque certains<br />

écrivains <strong>de</strong> qualité l’approchaient, reflet alors d’un manque chronique <strong>de</strong> confiance en elle, qu’en<br />

pensez- vous ?<br />

- Ah... oui, je crois que c’est plus ou moins exact, elle <strong>de</strong>vait être.... évi<strong>de</strong>mment, c’est un état d’âme<br />

qui existait dans toute <strong>la</strong> famille, un manque <strong>de</strong> confiance en soi et un haut niveau <strong>de</strong>... comment<br />

dit-on ça....... dites-moi, parce que le français m’abandonne en ce moment,<br />

- Elle avait en matière littéraire une haute idée du résultat <strong>à</strong> obtenir ?<br />

- Voil<strong>à</strong>... tout <strong>à</strong> fait,<br />

- Un haut niveau d’exigence (« voil<strong>à</strong> »), envers soi-même comme envers <strong>les</strong> autres en fait,<br />

- Oui, c’est ça... surtout envers elle-même et..... elle n’arrivait pas <strong>à</strong> satisfaire cette exigence,<br />

- D’accord... mais cet état d’esprit était propre <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> ou également <strong>à</strong> Vanessa ? C’est très marqué<br />

dans le cas <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> n’est-ce pas ?<br />

- Oui, je crois que <strong>Virginia</strong> était plus...<br />

- Torturée ?<br />

- Oui... oui....... et Vanessa, en pratiquant <strong>la</strong> peinture, qui est un art différent <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> l’écriture, était<br />

un peu <strong>à</strong> part,<br />

- Justement, comment étaient <strong>les</strong> rapports <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> peinture, ses goûts en <strong>la</strong> matière ?<br />

Bien évi<strong>de</strong>mment, j’imagine qu’elle a suivi <strong>de</strong> très près <strong>les</strong> créations <strong>de</strong> Vanessa et <strong>de</strong> Duncan,<br />

- Je crois qu’elle avait beaucoup <strong>de</strong> sensibilité pour <strong>la</strong> peinture parce que <strong>la</strong> façon dont elle décrit <strong>les</strong><br />

apparences <strong>de</strong>s choses dans ses livres ressemble <strong>à</strong> <strong>la</strong> façon d’un peintre,<br />

- Elle dépeint au sens propre ses personnages et <strong>les</strong> paysages,<br />

- Oui...oui,<br />

- La biographe ang<strong>la</strong>ise Hermione Lee vous a-t-elle contactée pour réaliser sa gran<strong>de</strong> biographie sur<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ?<br />

- Oui... elle est venue me rendre une visite avec son mari quand je vivais dans une autre maison <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

campagne... elle a passé une soirée <strong>à</strong> parler <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, mais... je n’avais rien <strong>à</strong> dire <strong>de</strong> très<br />

important..... et après, elle m’a envoyé un exemp<strong>la</strong>ire du livre quand il était fini... elle vou<strong>la</strong>it que<br />

je lui répon<strong>de</strong>, mais j’ai pris un peu <strong>de</strong> temps parce que j’étais entrain <strong>de</strong> lire quelque chose<br />

d’autre presque également important, alors j’ai pris mon temps... mais j’étais très enthousiaste, je<br />

crois que c’est un bon livre,<br />

- Elle est imprégnée et passionnée par le personnage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>,<br />

- Oui, tout <strong>à</strong> fait, avec un sens <strong>de</strong> l’humour aussi,<br />

- Malgré l’écart d’âge, comment étaient vos re<strong>la</strong>tions avec Julian, votre <strong>de</strong>mi-frère, comment se<br />

comportait-il avec vous ?<br />

- Très très bien avec Julian... il était très gentil... il se souciait un peu <strong>de</strong> mon éducation... il m’a donné<br />

<strong>de</strong>s leçons pratiques en lecture, en poésie... en histoire aussi...... il m’a examinée pour voir si<br />

j’étais bien ou mal éduquée (elle sourit),<br />

- C’était donc <strong>de</strong> sa part une démarche spontanée ?<br />

- Je crois, tout <strong>à</strong> fait,<br />

- Avez-vous continué <strong>à</strong> voir votre autre <strong>de</strong>mi-frère Quentin jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> sa vie ?<br />

- Ah oui, l<strong>à</strong>... parce qu’il habitait pas très loin <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton n’est-ce pas... je le voyais souvent, je<br />

connaissais bien sa femme et ses enfants... quoique je l’aimais moins que j’aimais Julian, j’étais<br />

moins proche <strong>de</strong> Quentin.... je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça... parce que néanmoins, d’une<br />

certaine façon, il était plus proche <strong>de</strong> moi, il peignait... mais, nos sympathies...... il m’a dit aussi<br />

que quand je suis née, lui et Julian étaient dans <strong>la</strong> maison <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton, avec ma mère en haut... et<br />

114


moi je venais <strong>de</strong> naître..... on leur a dit : « vous avez maintenant une petite sœur » et ils ont<br />

compris... sans doute que... une sœur, ça changera tout (nous rions ensemble <strong>de</strong> bon coeur)...<br />

Julian était au centre... il était le fils favori... moi j’al<strong>la</strong>is être <strong>la</strong> femme, <strong>la</strong> female (« une quête <strong>de</strong><br />

pouvoir ? ») oui (elle rit)... et alors, il a protesté, protesté, il a fait quelque chose qu’on appelle en<br />

ang<strong>la</strong>is « run amok »... c’est ce que <strong>les</strong> éléphants font, tout <strong>à</strong> coup... <strong>la</strong> rage <strong>les</strong> prend et ils se<br />

<strong>la</strong>issent aller sans contrôle,<br />

- Il a eu une réaction un peu violente ?<br />

- Oui, voil<strong>à</strong>... alors il a fait ça (elle sourit) et tout <strong>de</strong> suite après on <strong>les</strong> a envoyés chez ma tante,<br />

- Comment Julian et Quentin ont-ils vécu le fait que Vanessa soit séparée <strong>de</strong> son mari Clive ?<br />

- Il n’y avait jamais <strong>de</strong> séparation c<strong>la</strong>ire... Clive a continué <strong>à</strong> voir Vanessa, même après l’existence <strong>de</strong><br />

Roger et ensuite <strong>de</strong> Duncan...... il venait <strong>à</strong> <strong>la</strong> maison <strong>à</strong> Londres ou <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton quand nous y<br />

étions et avant que je naisse aussi...... et puis, ils ne se sont pas séparés, ils sont toujours restés M.<br />

et Mme Bell et moi on m’a d’ailleurs donné ce nom puisqu’il y a cette histoire <strong>de</strong> fausse paternité<br />

dont on a parlé...... donc... (« c’était très souple entre eux ? ») oui, très, il n’y avait pas <strong>de</strong><br />

problème entre eux, pas du tout je crois,<br />

- Comment Julian et Quentin ont-ils réagi <strong>à</strong> l’annonce que votre vrai père était en fait Duncan Grant ?<br />

- Eh bien, l<strong>à</strong> aussi c’était <strong>la</strong> même chose, il n’y a pas eu d’annonce... ils l’ont appris je ne sais<br />

comment en écoutant <strong>la</strong> conversation <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s personnes, mais pas annoncé comme un fait et<br />

donc... c’était une chose très vague... ils l’ont su..... c’est terriblement difficile d’expliquer ces<br />

choses-l<strong>à</strong>........ ils l’ont vécu comme si c’était <strong>la</strong> chose <strong>la</strong> plus naturelle au mon<strong>de</strong>, et..... voil<strong>à</strong>, ils<br />

n’ont pas questionné, ils n’ont rien dit..... tandis que pour moi, on n’a rien dit non plus... et je ne<br />

savais pas....... en <strong>de</strong>ssous, je crois que je savais (rappel : Vanessa, alors « séparée » <strong>à</strong> l’amiable<br />

<strong>de</strong> son mari Clive Bell <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin 1910, ses <strong>de</strong>ux garçons Julian et Quentin, alors âgés<br />

respectivement <strong>de</strong> huit ans et <strong>de</strong>mi et d’un peu plus <strong>de</strong> six ans, ainsi que Duncan et son ami David<br />

Garnett dit Bunny vont vivre ensemble <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton <strong>à</strong> partir d’octobre 1916 et, <strong>à</strong> l’exception <strong>de</strong><br />

Bunny, vont <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> guerre et ce jusqu’aux bombar<strong>de</strong>ments allemands sur Londres<br />

<strong>de</strong> 1940 réintégrer Londres Gordon Square et par <strong>la</strong> suite Fitzroy Street comme lieux <strong>de</strong> vie<br />

principaux en complémentarité avec Char<strong>les</strong>ton, <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux garçons vivant dans l’entre fait leur<br />

émancipation naturelle et Angelica étant née <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton dans ce contexte familial fin 1918, ce<br />

qui explique que <strong>la</strong> chose était sue <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux garçons sans l’être formellement, plutôt tacitement au<br />

fil <strong>de</strong>s us et <strong>de</strong>s moeurs),<br />

- Quels étaient <strong>les</strong> rapports <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> avec <strong>la</strong> culture française et par<strong>la</strong>it-elle le français ?<br />

- Je ne sais pas vraiment...... on dit qu’elle par<strong>la</strong>it le français assez correctement, mais c’était un<br />

français du XVIII ème siècle et pas le français mo<strong>de</strong>rne... parce qu’elle lisait tous <strong>les</strong> c<strong>la</strong>ssiques<br />

n’est-ce pas, Voltaire etc... et elle par<strong>la</strong>it comme ça (elle sourit),<br />

- En matière <strong>de</strong> littérature française, je sais qu’elle aimait Voltaire vous venez <strong>de</strong> me le confirmer,<br />

mais aimait-elle Rousseau ? Je sais qu’elle évoque dans son « Journal » Char<strong>les</strong> Leconte <strong>de</strong> Lisle,<br />

poète parnassien, elle parle aussi <strong>de</strong> Stendhal... c’est très mé<strong>la</strong>ngé, mais y a-t-il d’autres noms qui<br />

vous viennent <strong>à</strong> l’esprit ?<br />

- Eh bien... elle avait sans doute lu : « Les Mémoires <strong>de</strong> Saint Simon » (NB : Duc <strong>de</strong> Saint-Simon 1675-<br />

1755 / Mémoires rédigés entre 1723 et 1750 et publiés en 1829) et Madame <strong>de</strong> Sévigné... elle m’a<br />

donné un exemp<strong>la</strong>ire que j’ai encore <strong>de</strong>... je crois quatre ou cinq volumes <strong>de</strong> Madame du<br />

Deffand... et ça, elle avait lu Madame du Deffand (NB 1 : Marie <strong>de</strong> Vichy Chamrond, marquise du<br />

Deffand, 1697-1780, était une femme <strong>de</strong> lettres dont le salon était fréquenté par l'Europe <strong>de</strong>s<br />

personnages éc<strong>la</strong>irés, écrivains, artistes et grands seigneurs- NB 2 : pour autant, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

écrira <strong>de</strong> manière critique dans le roman : « Or<strong>la</strong>ndo » : « C’est une caractéristique bizarre<br />

commune <strong>à</strong> toutes <strong>les</strong> sociétés <strong>les</strong> plus bril<strong>la</strong>ntes. La vieille Mme du Deffand et ses amis n’ont pas<br />

arrêté <strong>de</strong> parler pendant cinquante ans. De tant <strong>de</strong> paro<strong>les</strong> que reste-t-il aujourd’hui ? Trois<br />

traits d’esprit au plus » : « Illusions », comme elle le conçoit par <strong>la</strong> suite)... et puis, évi<strong>de</strong>mment,<br />

aussi <strong>de</strong>s écrivains plus mo<strong>de</strong>rnes que ça... je ne suis pas sûre, mais je crois qu’elle avait lu <strong>la</strong><br />

plupart <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Proust... peut-être pas tout, mais elle en était une inconditionnelle,<br />

- <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> était-elle géocentrique, <strong>à</strong> savoir considérait-elle que l’Angleterre était prédominante,<br />

était-elle fière d’être ang<strong>la</strong>ise, avait-elle ce sentiment ?<br />

- Patriote ?...<br />

- Non pas en rapport avec le patriotisme, mais plutôt dans le sens adorer son pays pour sa culture,<br />

115


- Voil<strong>à</strong>... c’est exact ça, elle adorait <strong>la</strong> culture ang<strong>la</strong>ise,<br />

- Revenons <strong>à</strong> présent sur votre enfance. Comment était votre rapport avec Duncan Grant avant que<br />

vous sachiez qu’il était votre père : était-il comme un ami avec vous ?<br />

- Oui, comme un ami... quelqu’un <strong>de</strong> très proche, <strong>de</strong> très familier et... c’était plutôt comme... je ne sais<br />

pas... comme si il avait été un parent, on ne savait pas exactement lequel,<br />

- A dix-sept ans, vous avez donc appris <strong>la</strong> vérité sur votre origine et je sais qu’ensuite Duncan ne s’est<br />

pas conduit comme un père envers vous, mais a-t-il tout <strong>de</strong> même eu, <strong>à</strong> un certain moment, un rôle<br />

dans votre éducation ou au moins un rapport avec celle-ci ? Comment s’est-il comporté après cette<br />

nouvelle : a-t-il quelque peu changé envers vous ?<br />

- Je dirais que oui, un tout petit peu... mais c’est difficile <strong>à</strong> dire parce que j’étais <strong>à</strong> un âge où l’on<br />

change vite, <strong>à</strong> dix-sept ans on change très vite et... je crois que je <strong>de</strong>venais plus intéressante pour<br />

lui et donc il a pris un tout petit peu plus <strong>de</strong> responsabilités envers moi... mais avant ça, c’était ma<br />

mère qui prenait toute <strong>la</strong> responsabilité... trop, beaucoup trop,<br />

- Mais en fait il n’a jamais vraiment décidé d’être père ?<br />

- Non... je suppose qu’il ne pouvait pas,<br />

- Quels étaient vos rapports avec Clive Bell et ces rapports ont-ils changés lorsque vous avez appris<br />

qu’il n’était pas votre vrai père ?<br />

- Les re<strong>la</strong>tions ont toujours été bonnes, seulement... quand j’étais petite, avant <strong>de</strong> savoir qu’il n’était<br />

pas mon père, il y avait réellement une sorte <strong>de</strong> fausseté l<strong>à</strong>-<strong>de</strong>dans... enfin, je ne me rendais pas<br />

compte pourquoi et après... nos re<strong>la</strong>tions ont continué d’être bonnes parce qu’il m’aimait<br />

beaucoup, alors... il a continué <strong>de</strong> me donner <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong> m’introduire <strong>à</strong> <strong>la</strong> vie sociale, c’était ça<br />

son rôle, <strong>de</strong> me présenter <strong>à</strong> <strong>de</strong>s amis bien p<strong>la</strong>cés socialement et... alors, ça, j’ai beaucoup apprécié,<br />

ça m’a fait très p<strong>la</strong>isir et on s’est bien entendus,<br />

- Clive Bell était-il aussi influent que ses autres amis au sein du Groupe ?<br />

- Eh bien... Clive était… moins important dans <strong>les</strong> yeux <strong>de</strong>s autres, dans le sens où il n’était pas au<br />

centre <strong>de</strong> Bloomsbury... il n’était pas artiste, bien qu’expert en Art et très cultivé..... mais il était<br />

moins sensible émotionnellement que <strong>Virginia</strong> et Vanessa, alors el<strong>les</strong> pouvaient rire facilement <strong>à</strong><br />

ses dépens..... mais il était intelligent... il a beaucoup aidé <strong>Virginia</strong>,<br />

- Peut-on dire et ce malgré leurs divergences au sein <strong>de</strong> leur re<strong>la</strong>tion affective que l’histoire entre votre<br />

mère et Duncan a été une gran<strong>de</strong> histoire d’amour ?<br />

- Oui... mais ça n’était pas une re<strong>la</strong>tion normale entre <strong>de</strong>ux personnes, <strong>de</strong>ux amants... c’est vrai qu’ils<br />

étaient amants, mais Duncan avait d’autres re<strong>la</strong>tions en même temps, n’est ce pas, car il était<br />

homosexuel et alors... s’il n’avait pas été homosexuel, ça aurait été beaucoup plus simple, mais...<br />

quoiqu’il avait <strong>de</strong>s doutes quant <strong>à</strong> sa re<strong>la</strong>tion avec Vanessa, alors qu’elle n’avait pas <strong>de</strong> doute,<br />

- Quels étaient vos rapports avec le peintre Roger Fry ?<br />

- Roger était.... était merveilleux... lui aurait pu être mon père, c'est-<strong>à</strong>-dire qu’il était plus paternel et...<br />

il me prêtait beaucoup d’attention, il faisait <strong>de</strong>s choses spécia<strong>les</strong> pour moi chaque fois qu’il venait,<br />

il apportait <strong>de</strong>s petits ca<strong>de</strong>aux aussi et... il faisait <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> jeux qu’il inventait spécialement<br />

pour moi, et... il ne faisait pas beaucoup attention <strong>à</strong> mon éducation mais il était absolument<br />

charmant,<br />

- Je pense qu’il <strong>de</strong>vait être bril<strong>la</strong>nt aussi ?<br />

- Certainement... il était bril<strong>la</strong>nt, mais ça n’était pas ce côté-l<strong>à</strong> qui vous impressionnait tant, c’était le<br />

côté humain,<br />

- Quels étaient vos rapports avec l’écrivain Lytton Strachey ?<br />

- Eh bien... j’avais peu <strong>de</strong> contacts avec Lytton, parce que j’étais trop jeune, il est mort quand j’avais...<br />

enfin, en 1932 je crois et... je me rappelle seulement <strong>de</strong> lui une fois... parce qu’il venait pendant<br />

<strong>les</strong> vacances d’été... pour un long week-end ou peut-être pour plus que ça, une semaine <strong>à</strong><br />

Char<strong>les</strong>ton... mais <strong>la</strong> maison se divisait naturellement entre <strong>les</strong> peintres d’un côté et <strong>les</strong> écrivains<br />

<strong>de</strong> l’autre côté... et <strong>les</strong> écrivains (elle sourit) se mettaient en bas avec <strong>de</strong>s journaux <strong>à</strong> lire au soleil<br />

et avec <strong>de</strong>s chaises sur <strong>la</strong> terrasse, <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> maison, tandis que <strong>les</strong> peintres s’instal<strong>la</strong>ient dans<br />

l’atelier et... ils avaient leur conversation <strong>à</strong> eux que nous ne pouvions pas... vraiment mé<strong>la</strong>nger,<br />

pas comprendre... et Lytton ne faisait pas l’effort <strong>de</strong> se mettre <strong>à</strong> mon niveau, pas du tout... et aussi<br />

puisque j’étais une petite fille et pas un petit garçon (elle rit)... ça aussi, sûrement ça comptait...<br />

oui, oui (NB : Angelica fait ici allusion avec humour au second <strong>de</strong>gré <strong>à</strong> l’homosexualité <strong>de</strong><br />

Lytton),<br />

116


- C’est un peu dû au personnage en fait ?<br />

- Oui..... Roger, quant <strong>à</strong> lui, était peintre et également écrivain, alors il se mettait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés n’estce<br />

pas,<br />

- Roger était peintre et critique d’art, c’est bien ça ?<br />

- Oui, il n’était pas comme Lytton Strachey, il n’était pas romancier, mais il écrivait beaucoup,<br />

- Lytton était un écrivain réputé ?<br />

- Oui... j’ai lu il y a quelques semaines... je crois que c’est son chef d’œuvre, qui<br />

s’appelle : « Elizabeth and Essex » (1928) et ça.... c’est vraiment, c’est encore très, très bien... on<br />

peut le lire avec autant <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir maintenant qu’<strong>à</strong> l’époque,<br />

- Comment était l’économiste John Maynard Keynes et particulièrement avec vous ? Maynard Keynes<br />

est souvent présenté comme un personnage qui a eu une carrière bril<strong>la</strong>nte, mais comment était-il<br />

au niveau humain ?<br />

- Eh bien, comment dirais-je...... il était très tendre... il pouvait être très intime avec tout le mon<strong>de</strong>... et<br />

très gentil... mais aussi en même temps très bril<strong>la</strong>nt... et si <strong>la</strong> bril<strong>la</strong>nce le menait <strong>à</strong> dire <strong>de</strong>s choses<br />

un peu bruta<strong>les</strong>, ça n’avait pas d’importance... il avait un bon sens <strong>de</strong> l’humour... il p<strong>la</strong>isantait.... et<br />

puis il avait cette femme, Lydia Lopokova, tout <strong>à</strong> fait d’une autre nature n’est-ce pas... elle (elle<br />

sourit) elle faisait ses p<strong>la</strong>isanteries <strong>à</strong> elle d’un caractère tout <strong>à</strong> fait autre que <strong>les</strong> siennes..... mais je<br />

dirais que tout le mon<strong>de</strong> aimait beaucoup Maynard et il aimait beaucoup Julian et Quentin qui le<br />

connaissaient très bien <strong>de</strong>puis leur très jeune âge... et il aimait beaucoup Vanessa aussi, parce qu’il<br />

avait vécu un certain moment <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton-même... on dit qu’il avait écrit : « The economic<br />

consequences of peace » dans une <strong>de</strong>s chambres <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton (« Les conséquences économiques<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> paix », ouvrage économique <strong>de</strong> haute référence écrit en 1919 dans lequel J. M. Keynes<br />

défendait entre autre <strong>la</strong> thèse qu’économiquement, il serait contre-productif pour l’Europe <strong>de</strong><br />

mettre l’Allemagne, perdante <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre 1914-1918, « genoux <strong>à</strong> terre »).... et donc, il<br />

connaissait tout le mon<strong>de</strong> très intimement n’est-ce pas et même <strong>les</strong> servantes il <strong>les</strong> connaissait<br />

aussi... il était comme chez lui,<br />

- Comment étaient ses rapports avec <strong>Virginia</strong>, puisqu’en fait il était économiste, on pourrait penser<br />

qu’au vu <strong>de</strong> l’aversion <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> pour tout ce qui était lié <strong>à</strong> <strong>la</strong> politique et <strong>à</strong> l’argent ils avaient<br />

<strong>de</strong>s échanges <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue sur <strong>de</strong>s thèmes bien différents ?<br />

- Eh bien... oui, enfin... ça n’est pas parce qu’une personne est économiste qu’il est seulement<br />

économiste... il n’était pas si étroit que ça, il pouvait é<strong>la</strong>rgir <strong>les</strong> rapports humains... alors, puisqu’il<br />

avait compris que ça n’intéressait pas <strong>Virginia</strong>, il pouvait parler d’autre chose et... il avait ses<br />

opinions sur <strong>la</strong> littérature contemporaine et...<br />

- Il était très cultivé ?<br />

- Oui, un homme cultivé, certainement,<br />

- Votre mère a-t-elle toujours eu <strong>de</strong>s rapports extrêmement proches avec sa sœur <strong>Virginia</strong>, y compris<br />

après ce « flirt » passager avec Clive Bell qu’elle surprit peu après son mariage : est-ce que cet<br />

événement que vous évoquez dans votre livre a vraiment affecté <strong>les</strong> rapports entre el<strong>les</strong> ou<br />

l’impact <strong>de</strong> cet inci<strong>de</strong>nt s’est-il estompé avec le temps ?<br />

- Oui, c’est vrai... mais je crois que ça a sensiblement changé <strong>les</strong> choses... mais puisque je n’étais pas<br />

née <strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong>, je ne peux vraiment pas vous dire plus, vous trouverez tout ça dans <strong>les</strong> livres,<br />

- Quels étaient <strong>les</strong> rapports <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> avec son frère Adrian ?<br />

- Je ne sais pas vraiment... je me rappelle très bien d’Adrian... je n’ai pas vu beaucoup <strong>Virginia</strong> et<br />

Adrian ensemble, il venait beaucoup plus chez nous et je l’ai vu avec Vanessa... et avec moi, bien<br />

sûr... pas avec <strong>Virginia</strong>... mais il y a, tout <strong>de</strong> même... c’est raconté dans un livre quelque part, leur<br />

re<strong>la</strong>tion,<br />

- Les biographes parlent <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> cohabitation <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> avec son frère <strong>à</strong> Fitzroy Square<br />

comme une pério<strong>de</strong> délicate car Adrian était celui <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux frères avec lequel elle s’entendait le<br />

moins,<br />

- Oui, c’est possible... je crois que <strong>la</strong> vie était assez difficile pour Adrian... peut-être parce qu’il était le<br />

plus jeune <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille et qu’il n’avait pas vraiment... c'est-<strong>à</strong>-dire, comment dit-on ça... il n’était<br />

pas « welcome » (« désiré ? »)... oui, on n’a pas voulu l’avoir... voil<strong>à</strong>.... et alors... sa mère a essayé<br />

<strong>de</strong> l’épauler... <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> ça elle s’est sentie un peu coupable... enfin, il savait très bien..... et donc<br />

c’était difficile pour lui,<br />

- Adrian a-t-il suivi une carrière artistique ?<br />

117


- Non, non... Adrian était... alors, l<strong>à</strong> aussi, ce sont <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> complication... <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> son manque<br />

<strong>de</strong> confiance, enfin... il n’était pas sûr <strong>de</strong> lui... mais je crois qu’il a commencé <strong>la</strong> vie en vou<strong>la</strong>nt<br />

être, comment dit-on ce<strong>la</strong>... être un homme <strong>de</strong> loi et ça n’a pas très bien marché..... enfin, il est<br />

<strong>de</strong>venu psychanalyste... et il est allé <strong>à</strong> Vienne.... je crois qu’il a été élève <strong>de</strong> Freud et <strong>la</strong> femme<br />

avec qui il s’est finalement marié : Karin, était aussi psychanalyste..... tous <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux ont vécu<br />

ensemble et ils ont eu <strong>de</strong>s patients... ils n’avaient pas d’argent, mais... mais quand même, ils ont<br />

eu une vie professionnelle assez intéressante (NB : Adrian et Karin se marièrent en 1914 en étant<br />

tous <strong>de</strong>ux objecteurs <strong>de</strong> conscience et s’intéressèrent <strong>de</strong> très près <strong>à</strong> <strong>la</strong> psychanalyse après le<br />

conflit achevé. Karin Costelloe était diplômée en philosophie et experte sur le philosophe français<br />

Bergson. Ils obtinrent leur diplôme <strong>de</strong> psychanalyste <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années 1920 et comptèrent parmi<br />

<strong>les</strong> premiers psychanalystes britanniques),<br />

- <strong>Virginia</strong> et Léonard vivaient-ils toujours en bonne harmonie ?<br />

- (elle sourit)... ils vivaient très bien ensemble... l’exemple d’un couple, pour moi, le plus parfait qui<br />

soit...... ils étaient tellement honnêtes,<br />

- De quelle manière Léonard <strong>Woolf</strong> vivait-il <strong>les</strong> succès littéraires <strong>de</strong> sa femme, comment a-t-il<br />

personnellement vécu l’aventure, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Presse mais aussi celle d’être marié <strong>à</strong> une gran<strong>de</strong><br />

romancière ?<br />

- Ça, je ne sais pas si je pourrais y répondre..... ils vivaient une très bonne re<strong>la</strong>tion ensemble et c’est ça<br />

qui comptait...... et puis, c’est vrai que c’est primordial... qu’il a cru, qu’il a eu <strong>la</strong> foi en son génie<br />

<strong>à</strong> elle...... pour elle, c’était vraiment <strong>la</strong> chose <strong>la</strong> plus importante,<br />

- Quand on analyse <strong>de</strong> près <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, l’on y trouve entre autre <strong>de</strong>ux tendances<br />

fortes : une propension <strong>à</strong> l’introversion, <strong>à</strong> une sorte d’égotisme sans le côté culte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

personnalité, mais aussi, paradoxalement, un vif intérêt envers <strong>les</strong> autres et un regard tourné en<br />

permanence vers le mon<strong>de</strong> extérieur. Voyez-vous d’autres exemp<strong>les</strong> d’ambivalences chez<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ?<br />

- Alors oui, tout <strong>à</strong> fait, ce côté existait bien chez elle... c’est parce qu’elle était romancière et alors, ça<br />

<strong>la</strong> menait <strong>à</strong> penser aux autres, <strong>à</strong> être pleine <strong>de</strong> curiosité envers ce qui se passait chez <strong>les</strong> autres,<br />

- Si je vous <strong>de</strong>mandais d’énoncer <strong>de</strong>s qualificatifs forts pour dépeindre votre tante, <strong>les</strong>quels<br />

emploieriez-vous ?<br />

- Pas très différent <strong>de</strong> ce qu’on a déj<strong>à</strong> dit....... sensible..... un grand sens <strong>de</strong> l’humour, très prononcé, il<br />

ne faut pas l’oublier..... et une espèce <strong>de</strong>...... <strong>de</strong> « toughness » (résistance, force <strong>de</strong> caractère,<br />

opiniâtreté)... pas <strong>de</strong> dureté mais..... envers <strong>la</strong> Vie, elle était vraiment courageuse, c’était très<br />

important..... c’est <strong>à</strong> dire que, maintenant... on ne comprend pas ce qu’elle était... on met <strong>à</strong> part<br />

toutes ses qualités, on dit qu’elle était une vieille fille qui... je ne sais pas... je ne suis pas très au<br />

courant, mais on ne lui donne pas assez... elle était beaucoup plus intéressante que ce qu’on dit,<br />

- C’est <strong>à</strong> dire qu’on ne dégage pas assez ses qualités positives.... <strong>les</strong> médias se sont emparés <strong>de</strong> son<br />

personnage, <strong>de</strong> son image pour <strong>la</strong> dépeindre <strong>de</strong> manière plus noire qu’elle ne l’était, mais ce côté<br />

humoristique que vous dégagez n’est pour ainsi dire jamais mis en avant et c’est pourtant un côté<br />

positif <strong>à</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce par honnêteté intellectuelle...... je vous remercie d’ailleurs <strong>de</strong> m’avoir<br />

éc<strong>la</strong>iré sur sa vraie personnalité lors <strong>de</strong> notre première <strong>rencontre</strong> où j’étais, moi-même, très<br />

imprégné <strong>de</strong> cet aspect noir <strong>de</strong> son personnage......... en quoi selon vous a résidé le génie littéraire<br />

<strong>de</strong> votre tante ?<br />

- (elle sourit)... c’est très difficile <strong>de</strong> répondre <strong>à</strong> ce<strong>la</strong>..... elle avait plusieurs qualités... elle était... son<br />

style d’écriture était très spécial, n’est-ce pas... très personnel... c’était ça, surtout... le pouvoir <strong>de</strong><br />

séparer ses idées avec précision et <strong>de</strong> <strong>les</strong> retranscrire..... et puis, une espèce <strong>de</strong> poésie... parce<br />

que... elle écrivait avec tant <strong>de</strong> finesse... (« <strong>de</strong> sensibilité »)... oui,<br />

- Vous évoquez dans : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se » <strong>la</strong> différence <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tion sentimentale entre celle <strong>de</strong><br />

Léonard et <strong>Virginia</strong> et celle <strong>de</strong> Vanessa et Duncan, par ces qualificatifs : <strong>de</strong>s compagnons très<br />

soudés pour le premier couple, <strong>de</strong>s amants pour le <strong>de</strong>uxième, que dire d’autre pour expliquer cette<br />

différence re<strong>la</strong>tionnelle au niveau <strong>de</strong> l’affectif ?<br />

- Parce que Léonard et <strong>Virginia</strong> n’étaient pas du tout amants, n’est-ce pas..... vraiment, après le début<br />

du mariage, <strong>Virginia</strong> n’aimait pas <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions physiques, alors... Léonard a... c’était<br />

extraordinaire qu’il ait pu se contrôler et ne pas avoir <strong>de</strong> maîtresse... il n’a jamais eu d’autre<br />

femme dans sa vie et... (« c’était une très gran<strong>de</strong> preuve d’amour ») oui, oui... il l’aimait, sans<br />

aucun doute... mais..... mais après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, il est tombé amoureux d’une autre femme,<br />

118


qui était mariée et qui a su maintenir <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux re<strong>la</strong>tions en même temps... moi je trouvais que<br />

c’était très bien pour Léonard qu’il ait pu avoir sa vie prolongée par cette re<strong>la</strong>tion (NB : Angelica<br />

évoque cette femme une première fois dans l’interview <strong>de</strong> septembre 2003- il s’agit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>rencontre</strong> avec Trekkie Ritchie Parsons qui était peintre et qui peignait <strong>de</strong>s natures mortes me dit<br />

Angelica. Elle a sauvé Léonard qui a, <strong>à</strong> travers cette re<strong>la</strong>tion, vécu une <strong>de</strong>uxième existence et un<br />

<strong>de</strong>uxième grand amour. Trekkie Ritchie était effectivement mariée <strong>à</strong> l’éditeur Ian Parsons qui<br />

s’associa <strong>à</strong> Léonard pour <strong>la</strong> « Hogarth Press ». Un très beau livre <strong>de</strong> correspondances entre <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>ux amants a été publié en 2001, qui s’intitule : « Love letters : Léonard <strong>Woolf</strong> & Trekkie Ritchie<br />

Parsons, 1941- 1968 »),<br />

- Léonard <strong>Woolf</strong> avait-il <strong>de</strong>s frères et sœurs ?<br />

- Ah oui, il en avait beaucoup (elle rit)... il avait quelque chose comme onze frères et sœurs... et <strong>de</strong>ux<br />

<strong>de</strong> ses frères ont été tués pendant <strong>la</strong> guerre, je crois... mais il avait <strong>de</strong>s préférés n’est-ce pas et <strong>de</strong>s<br />

sœurs qu’il n’aimait pas beaucoup..... son père est mort quand il était assez jeune, enfin, quand il<br />

avait quatorze ans... tandis que sa mère a survécu.... je l’ai rencontrée... elle était... très juive dans<br />

son comportement et... (« difficile <strong>à</strong> vivre ? »)... oui... mais, assez gentille <strong>à</strong> sa façon et<br />

sentimentale, mais.... oui, difficile pour <strong>Virginia</strong> et... enfin, elle venait tout <strong>à</strong> fait d’un autre<br />

mon<strong>de</strong>,<br />

- La famille <strong>de</strong> Léonard habitait-elle en Angleterre elle aussi ?<br />

- Eh bien... l’origine <strong>de</strong> sa famille était hol<strong>la</strong>ndaise, mais ils vivaient en Angleterre... Léonard avait<br />

toujours vécu en Angleterre, donc il était tout <strong>à</strong> fait ang<strong>la</strong>is dans ses réactions,<br />

- Comment pourrait-on qualifier <strong>les</strong> rapports <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> avec certaines femmes écrivains<br />

comme Katherine Mansfield ou Vita Sackville-West ?<br />

- (nous rions ensemble <strong>de</strong> bon cœur) (« on en a pour trois jours, l<strong>à</strong> ! »)... Eh bien, elle acceptait le fait<br />

d’avoir <strong>de</strong>s... (« <strong>de</strong>s concurrentes ? ») oui et elle avait une re<strong>la</strong>tion assez compliquée avec<br />

Katherine Mansfield... parce qu’elle admirait beaucoup son écriture, mais... en même temps, elle<br />

était jalouse... et puis... Katherine Mansfield était ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et est morte jeune (« en 1923 ») oui...<br />

mais <strong>Virginia</strong> raconte tout ça,<br />

- Vous souvenez-vous <strong>de</strong> Vita Sackville-West et quel genre <strong>de</strong> femme était-elle ?<br />

- Eh bien... oui, je me souviens d’elle et <strong>de</strong> son mari... on est même allés... avant <strong>la</strong> guerre je suppose...<br />

je suis allée en Italie avec Vanessa et Quentin... nous y sommes allés dans <strong>la</strong> très gran<strong>de</strong> et<br />

luxueuse automobile qui appartenait <strong>à</strong> Vita... on a rencontré Vita et Harold une fois l<strong>à</strong>-bas <strong>à</strong><br />

Rome... on a livré <strong>la</strong> voiture et on <strong>les</strong> a rencontrés... et Harold était très gentil... Vita était plus...<br />

plus compliquée... plus timi<strong>de</strong> aussi..... impressionnante... et..... pas belle exactement, mais on<br />

dirait « handsome » en ang<strong>la</strong>is (au physique généreux, dans le sens <strong>de</strong> belle femme, en tous cas<br />

d’une certaine beauté)... elle par<strong>la</strong>it bien... elle attirait l’attention..... et, en Angleterre... avant <strong>de</strong><br />

vivre dans <strong>la</strong> maison dans <strong>la</strong>quelle son fils Nigel vit en ce moment... elle avait eu une autre maison<br />

où elle élevait <strong>de</strong>s chiens... elle m’a donné un chien, une cousine du spaniel <strong>de</strong> Léonard...... Vita<br />

était assez gentille, sans plus..... je n’étais pas intime avec elle, je ne <strong>la</strong> voyais pas beaucoup mais<br />

je <strong>la</strong> connaissais (« l’avez-vous vue <strong>à</strong> Monk’s House ? »)... pas beaucoup, parce qu’elle ne<br />

s’entendait pas très bien avec Léonard... il y avait une espèce <strong>de</strong> jalousie entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux (NB :<br />

<strong>Virginia</strong> était au centre- se reporter au chapitre « profil biographique »),<br />

- De quelle trempe étaient ses romans : était-elle une romancière talentueuse, parallèle <strong>à</strong> <strong>la</strong> carrière<br />

littéraire <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> ?<br />

- Non, pas du tout... elle n’essayait pas <strong>de</strong> faire <strong>la</strong> même chose..... elle n’était pas non plus...<br />

exactement... une romancière popu<strong>la</strong>ire... je ne sais pas vraiment comment dire..... mais quand<br />

même, elle a gagné beaucoup d’argent... qui ont fait aussi <strong>la</strong> fortune <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press.... mais<br />

sans beaucoup <strong>de</strong> distinction.... elle n’était pas très distinguée (NB : Victoria Sackville West, qui<br />

était réputée pour <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong> ses jardins qui ornaient son étrange et massif château <strong>de</strong><br />

Sissinghurst, était une très gran<strong>de</strong> bourgeoise tout <strong>à</strong> fait différente <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> dans son<br />

approche humaine et con<strong>de</strong>scendante, mais néanmoins dotée d’un talent créateur sans avoir pour<br />

autant le génie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>- l’on remarque d’ailleurs dans <strong>les</strong> termes d’Angelica <strong>la</strong> notion<br />

<strong>de</strong> « manque <strong>de</strong> distinction » s’appliquant <strong>à</strong> cette gran<strong>de</strong> bourgeoise ce qui, une fois encore et par<br />

opposition, confère <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> une c<strong>la</strong>sse et une élégance naturel<strong>les</strong>, une distinction innée<br />

et qui oppose <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> très haute aisance sociale, <strong>de</strong> richesse physique <strong>à</strong> <strong>la</strong> distinction pure,<br />

concept absolument non lié),<br />

119


- <strong>Virginia</strong> et Vanessa connaissaient-el<strong>les</strong> tout <strong>de</strong> leurs travaux respectifs ?<br />

- Oui, je crois que...... probablement c’était plus facile pour Vanessa <strong>de</strong> connaître tout ce qu’avait écrit<br />

<strong>Virginia</strong>, mais..... <strong>Virginia</strong> aussi... elle savait beaucoup, sans tout dire <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> Vanessa,<br />

- <strong>Virginia</strong> aimait-elle <strong>les</strong> œuvres <strong>de</strong> sa sœur ?<br />

- Oui, elle <strong>les</strong> aimait..... elle a écrit <strong>à</strong> ce sujet,<br />

- <strong>Virginia</strong> aimait-elle <strong>les</strong> réceptions mondaines, comme je l’ai moi-même affirmé dans ma partie<br />

biographique ?<br />

- Elle <strong>les</strong> aimait beaucoup, elle... elle réagissait en étant très excitée... et alors... elle adorait <strong>les</strong><br />

« parties », <strong>les</strong> danses, <strong>les</strong> réunions et..... enfin, elle appréciait énormément l’admiration <strong>de</strong>s gens <strong>à</strong><br />

son égard... alors elle réagissait toujours d’une façon assez généreuse,<br />

- Comment étaient <strong>les</strong> rapports <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> avec Duncan Grant ?<br />

- Eh bien... elle goûtait son sens <strong>de</strong> l’humour et sa fantaisie... ses peintures aussi..... elle l’aimait<br />

beaucoup et c’était réciproque.... elle lui commandait parfois <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssins ou <strong>de</strong>s couvertures <strong>de</strong><br />

livres,<br />

- Quels étaient <strong>les</strong> rapports <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> avec <strong>les</strong> habitants <strong>de</strong> Rodmell ?<br />

- (elle sourit) Elle adorait <strong>les</strong> habitants <strong>de</strong> Rodmell... elle <strong>les</strong> connaissait tous par leur nom et elle <strong>les</strong><br />

invitait quelquefois <strong>à</strong> venir <strong>la</strong> voir, <strong>à</strong> prendre du thé ou quelque chose comme ça, et...... elle<br />

appréciait leur... leur individualité et toute <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge que ça représentait (réflexion : hormis<br />

le p<strong>la</strong>isir que lui procuraient ces <strong>rencontre</strong>s sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions socia<strong>les</strong> sincères, <strong>Virginia</strong><br />

trouvait aussi en ces occasions une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> réactions humaines et <strong>de</strong> détails qui attisaient<br />

également sa profon<strong>de</strong> curiosité <strong>de</strong> romancière),<br />

- Qu’auriez-vous <strong>à</strong> dire <strong>de</strong> l’aspect déroutant et singulier, mais néanmoins très profond, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

construction du roman : « Les Vagues » ?<br />

- Eh bien... oui (nous rions car j’ai parfois tendance <strong>à</strong> répondre <strong>à</strong> l’avance aux questions que je<br />

pose)... c’est pour ça que c’est une œuvre originale n’est-ce pas, tellement étonnante pour <strong>la</strong><br />

pério<strong>de</strong>... elle ne ressemble <strong>à</strong> aucun autre roman,<br />

- On a évoqué tout <strong>à</strong> l’heure <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions entre <strong>Virginia</strong> et son frère Adrian, mais comment étaient <strong>les</strong><br />

re<strong>la</strong>tions entre Vanessa et ce même frère ?<br />

- Une re<strong>la</strong>tion très affective... je crois que...... ils avaient une bonne re<strong>la</strong>tion, mais quand même un peu<br />

froi<strong>de</strong>... mais ça, c’était typique <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille, ce n’était pas seulement eux... ils se voyaient assez<br />

souvent, parce qu’Adrian et Karin habitaient <strong>à</strong> Londres, pas très loin <strong>de</strong> l<strong>à</strong> où nous habitions,<br />

mais... quand même, je crois que Vanessa n’aimait pas beaucoup sa femme... et, lui... il avait une<br />

maison sur <strong>la</strong> côte est, et...... dans un endroit presque impossible, enfin ce n’était pas facile...<br />

Vanessa n’aurait pas aimé du tout... moi, j’y suis allée une fois et (elle sourit)..... il n’y avait pas<br />

<strong>de</strong> jardin autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison... c’étaient <strong>de</strong>s f<strong>la</strong>ques <strong>de</strong> terre, enfin, <strong>de</strong> « mud » (boue, gadoue)...<br />

on prenait <strong>de</strong>s bains <strong>de</strong> boue, oui c’est ça... on disait que c’était très bien pour <strong>la</strong> santé, mais ce<br />

n’était pas exactement <strong>la</strong> chose <strong>la</strong> plus ordinaire..... il avait un bateau et... il aimait naviguer sur<br />

l’estuaire, il aimait que tout le mon<strong>de</strong> vienne avec lui pour <strong>de</strong>s longues journées <strong>de</strong> voile..... enfin,<br />

tout ça n’était pas du tout le style <strong>de</strong> ma mère... mais moi j’aimais assez..... il était charmant,<br />

mais.... un peu froid aussi,<br />

- L’on a évoqué auparavant le côté professionnel <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie d’Adrian et <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> sa femme Karin en<br />

matière <strong>de</strong> psychanalyse, alors justement, <strong>à</strong> ce sujet, n’ont-ils pas essayé <strong>de</strong> faire quelque chose<br />

pour <strong>Virginia</strong> et <strong>la</strong> comprendre en ce domaine ?<br />

- Non, ils étaient trop proches... et puis...... elle ne se prêtait pas <strong>à</strong> être comprise... (« elle gérait elle-<br />

même ses problèmes ? ») oui, sauf... elle gérait ça avec Léonard, je suppose, jusqu’<strong>à</strong> un certain<br />

point... mais lui, il ne comprenait pas non plus... il lui donnait <strong>de</strong>s verres <strong>de</strong> <strong>la</strong>it <strong>à</strong> onze heures<br />

chaque matin pour lui remonter son moral... mais ça n’avait pas <strong>de</strong> sens... et <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong>, quand elle était déj<strong>à</strong> très perturbée... elle voyait une femme qui s’appe<strong>la</strong>it Octavia<br />

Wilberforce... qui était gentille et qui était psychologue professionnelle... mais qui n’a pas non<br />

plus compris ce qu’il fal<strong>la</strong>it faire et... elle n’a pas aidé du tout, vraiment... et Vanessa non plus,<br />

elle lui a écrit une lettre, même quand je <strong>la</strong> lis maintenant... je me dis « mais non, elle est atroce<br />

cette lettre » (réflexion : <strong>la</strong> remarque d’Angelica au sujet du fait qu’Adrian, en tant que<br />

psychanalyste, était trop proche <strong>de</strong> sa sœur pour faire quelque chose professionnellement, est<br />

judicieuse. En effet, en matière <strong>de</strong> psychologie et a fortiori <strong>de</strong> psychanalyse, l’ai<strong>de</strong> ou<br />

l’intervention d’une personne neutre étrangère <strong>à</strong> <strong>la</strong> famille bénéficiant <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> crédibilité<br />

120


auprès du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> est une condition nécessaire, c’est d’ailleurs une condition essentielle en ce<br />

domaine : être un thérapeute qui ne connaît pas intimement <strong>la</strong> personne, comme un « juge »<br />

extérieur qui <strong>de</strong>vient alors son allié et ce même si l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s proches est également indispensable,<br />

mais pas sur un p<strong>la</strong>n professionnel, sur un p<strong>la</strong>n affectif <strong>de</strong> connivence et <strong>de</strong> soutien),<br />

- Peut-être faut-il comprendre cette réaction <strong>de</strong> Vanessa par le fait que ces accès dépressifs sont<br />

diffici<strong>les</strong> <strong>à</strong> comprendre pour <strong>les</strong> proches et, qu’<strong>à</strong> force <strong>de</strong> proférer toujours <strong>les</strong> mêmes conseils,<br />

ces alliés peuvent arriver <strong>à</strong> se <strong>la</strong>sser, <strong>à</strong> se démobiliser ?<br />

- Mais ils disent cent fois <strong>la</strong> même chose simplement parce qu’ils ne comprennent pas !... C'est-<strong>à</strong>dire.....<br />

oui... il faut que ça soit plus intelligent... c’est très difficile,<br />

- Comment était votre tante Karin Costelloe, <strong>la</strong> femme d’Adrian ?<br />

- Cette tante-l<strong>à</strong> je ne <strong>la</strong> connaissais pas beaucoup, quoiqu’elle était gentille..... mais, elle aussi, elle<br />

venait d’un autre mon<strong>de</strong>, elle était américaine je crois... ou <strong>à</strong> moitié américaine...... mais je ne<br />

crois pas qu’elle ait été très heureuse avec Adrian...... elle avait <strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong>, Ann et Judith que j’ai<br />

bien connues, que j’ai aimées,<br />

- Justement, avez-vous par <strong>la</strong> suite continué <strong>à</strong> fréquenter vos cousines Ann et Judith ?<br />

- Eh bien, je sais que Judith est morte il y a une vingtaine d’années... enfin... même plus...... oui, avant<br />

ça je l’ai vue assez souvent..... et Ann... elle est maintenant morte aussi... il y a trois ou quatre ans,<br />

quelque chose comme ça, je l’ai mieux connue <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> sa vie...... elle était belle, gentille...<br />

intelligente et originale, assez... comment dit-on ça... plus qu’originale, un peu...... étrange... mais<br />

intéressante...... physiquement, elle ressemb<strong>la</strong>it <strong>à</strong> Adrian, mais... elle ressemb<strong>la</strong>it aussi beaucoup <strong>à</strong><br />

sa mère... elle était gran<strong>de</strong>... soli<strong>de</strong>... elle avait quelque chose <strong>de</strong>..... splendi<strong>de</strong> (« <strong>de</strong> splendi<strong>de</strong> ?...<br />

sa mère était jolie n’est-ce pas ? ») non, pas du tout... oh, je ne crois pas, elle avait... je ne sais pas,<br />

un visage un peu... (elle fait un geste un peu tordu <strong>de</strong> sa main vers son visage) (« décalé ? »)<br />

décalé, oui (« elle pouffe <strong>de</strong> rire ! »)... enfin, je ne <strong>la</strong> connaissais pas bien..... mais quand j’étais<br />

très jeune, j’ai mieux connu Judith qui était <strong>à</strong> peu près <strong>de</strong> mon âge, je l’ai mieux connue que Ann<br />

<strong>à</strong> ce moment-l<strong>à</strong>, qui était plus âgée, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans je crois..... et toutes <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux étaient beaucoup<br />

plus intelligentes que moi, pas du tout artistes..... j’oublie ce que....... Ann était mé<strong>de</strong>cin et... Judith<br />

était philosophe, elle a pris <strong>de</strong>s leçons avec... comment il s’appe<strong>la</strong>it..... il était très connu......<br />

Bertrand Russell...... donc, nous n’avons pas suivi du tout le même chemin (NB : Ann et Judith<br />

furent toujours un peu étrangères au milieu <strong>de</strong> Bloomsbury- leurs parents suivaient effectivement<br />

un parcours différent <strong>de</strong> celui du Groupe),<br />

- Voulez-vous que l’on arrête un peu ?<br />

- Non, je suis contente <strong>de</strong> continuer,<br />

- Vous souvenez-vous <strong>de</strong> John Lehmann, l’associé <strong>de</strong> Léonard <strong>Woolf</strong> pour <strong>la</strong> Hogarth Press :<br />

comment était-il ?<br />

- Je ne l’aimais pas beaucoup, mais...... mais je ne sais pas pourquoi...... il était intelligent... il avait<br />

<strong>de</strong>ux sœurs... l’une était écrivain, Rosamond Lehmann et Béatrix était actrice... elle était bonne<br />

actrice... lui, il était... je ne sais pas pourquoi je ne l’aimais pas... mais...... peut-être il était trop<br />

intelligent, il me rendait trop consciente <strong>de</strong> ce que je disais, il me reprenait ou me posait trop <strong>de</strong><br />

questions.... quand on est très jeune, c’est comme ça... voil<strong>à</strong>... mais il n’était pas mauvais non plus,<br />

- Vous souvenez-vous <strong>de</strong> votre vie dans <strong>les</strong> ateliers <strong>de</strong> peinture aménagés en studios au 8, Fitzroy<br />

Street, vous aviez alors un petit peu plus <strong>de</strong> dix ans quand vos parents y ont emménagé et c’est<br />

l’époque <strong>à</strong> <strong>la</strong>quelle vous êtes partie en pension je crois ?<br />

- Oui, je me rappelle très bien du 8, Fitzroy street... c’était...... parce que ce n’était pas où nous<br />

habitions au début, nous habitions <strong>à</strong> Gordon Square... et Duncan et Vanessa avaient chacun un<br />

atelier <strong>à</strong> Fitzroy street, alors... ils s’en al<strong>la</strong>ient tous <strong>les</strong> matins, disons comme un business man, <strong>à</strong><br />

neuf heures, pour aller <strong>à</strong> l’atelier... et puis ils revenaient, ou Vanessa revenait au moment du thé <strong>à</strong><br />

cinq heures <strong>de</strong> l’après-midi et... un peu pour moi...... mais alors... plus tard ils ont déménagé <strong>de</strong><br />

Gordon Square et ils se sont mis <strong>à</strong> vivre au 8, Fitzroy Street (NB : <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux endroits se situent dans<br />

Bloomsbury <strong>à</strong> quelques pas l’un <strong>de</strong> l’autre) et... quand j’ai quitté <strong>la</strong> pension, j’avais seize ans... on<br />

m’a donné une chambre... ah oui, il faut expliquer comment c’était... <strong>la</strong> maison était comme ça,<br />

sur <strong>la</strong> rue comme une maison ordinaire... on traversait le hall, on montait quelques escaliers vers <strong>la</strong><br />

mezzanine et l<strong>à</strong> il y avait une porte qui menait dans un passage... avec <strong>de</strong> <strong>la</strong> tôle ondulée... et on<br />

passait en <strong>de</strong>ssous et ça faisait un bruit très spécial, comme le tonnerre vous savez (elle sourit)...<br />

l<strong>à</strong>, on arrivait jusqu’au bout... et d’abord, il y avait l’atelier <strong>de</strong> Vanessa, on <strong>de</strong>scendait quelques<br />

121


marches et... on passait <strong>à</strong> gauche et on était dans l’atelier.... puis, si on continuait un peu il y avait<br />

l’atelier <strong>de</strong> Duncan..... alors... il n’y avait pas <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce pour moi dans <strong>les</strong> ateliers, donc il fal<strong>la</strong>it me<br />

donner une chambre pour moi toute seule dans <strong>la</strong> partie <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> maison, dans le haut... j’avais le<br />

quatrième étage quelque chose comme ça.... mais j’aimais beaucoup <strong>les</strong> ateliers qui étaient<br />

fascinants, enfin... absolument..... énormes, anciens et ils étaient très chauds et accueil<strong>la</strong>nts.....<br />

Duncan et Vanessa travail<strong>la</strong>ient toute <strong>la</strong> journée, mais après... après <strong>la</strong> journée, c’était fini, <strong>la</strong><br />

lumière était baissée... on avait toute une vie sociale... <strong>de</strong>s invités... et <strong>de</strong>s gens qui venaient<br />

manger et tout ça c’était très convivial et sympathique,<br />

- Hormis le contexte artistique directement lié <strong>à</strong> votre univers familial, avez-vous rencontré <strong>de</strong> grands<br />

peintres ou <strong>de</strong>s écrivains renommés qui vous auraient impressionnée ?<br />

- Eh bien..... oui, j’ai rencontré.... Matisse par exemple... chez <strong>les</strong> Bussy, c’était <strong>à</strong> Roquebrune..... et<br />

aussi <strong>de</strong>s écrivains comme Roger Martin du Gard... comme Gi<strong>de</strong>..... oui, Gi<strong>de</strong>, une fois...... je suis<br />

allée déjeuner chez lui avec mes amis <strong>les</strong> Walter... je me rappelle vaguement <strong>de</strong> ce<strong>la</strong>....... et lui, il<br />

a dit une chose un peu...... il a critiqué (elle sourit)... ça n’était pas très intéressant (« qu’a-t-il<br />

dit ? ») je ne me rappelle plus, mais... François (Walter) m’a dit plus tard qu’il avait lu ça quelque<br />

part... ce doit être dans le « Journal » <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong>, je crois... (« vous aviez quel âge ? ») moi, j’avais<br />

seize ans (elle rit) (« c’était <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> votre comportement ? »).... peut-être...... il avait appris<br />

que je n’étais pas <strong>la</strong> fille <strong>de</strong> Clive, que j’étais <strong>la</strong> fille <strong>de</strong> Duncan et il a...... il s’attendait <strong>à</strong> trouver<br />

quelque chose <strong>de</strong> plus intéressant, je ne sais pas quoi... c’est vrai que j’étais très timi<strong>de</strong> <strong>à</strong> cet âgel<strong>à</strong>.......<br />

alors, sinon... je n’ai jamais rencontré Picasso par exemple, mais j’aurais pu...... alors, il y<br />

avait aussi Ségonzac... lui je l’ai rencontré plus tard, après <strong>la</strong> guerre, je me rappelle très bien <strong>de</strong><br />

lui... il adorait Vanessa, il aimait beaucoup son Œuvre, ses peintures...... qui d’autre..... il y avait<br />

<strong>les</strong> Bussy, enfin, il y avait Simon... et Dorothée aussi, elle était écrivain (rappel : Dorothy<br />

Strachey, sœur <strong>de</strong> Lytton et épouse du peintre Simon Bussy)..... enfin... il y avait <strong>de</strong>s gens que je<br />

connaissais très bien comme Maynard Keynes par exemple,<br />

- Vous souvenez-vous c<strong>la</strong>irement <strong>de</strong> Henri Matisse ?<br />

- Oui oui, il venait <strong>de</strong> temps en temps...... je suis restée assez longtemps chez <strong>les</strong> Bussy <strong>à</strong><br />

Roquebrune... enfin, pour six semaines, quelque chose comme ça... et lui, il est venu au moins<br />

<strong>de</strong>ux fois dîner et..... c’est vrai que tout le mon<strong>de</strong> disait qu’il était extrêmement égoïste, il ne<br />

par<strong>la</strong>it que <strong>de</strong> lui-même n’est-ce pas..... et c’est vrai qu’il ne faisait pas gran<strong>de</strong> attention aux<br />

autres... mais... il était intéressant dans ce qu’il avait <strong>à</strong> dire, quand même,<br />

- L’on revient <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> votre propre histoire : pourquoi vos parents ont-ils condamné votre mariage<br />

avec David Garnett, <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> votre différence d’âge je suppose ?<br />

- Je crois qu’il y avait beaucoup <strong>de</strong> raisons... mais pas seulement ça, il avait eu... une amitié très intime<br />

avec Duncan... aussi avec ma mère... et il appartenait <strong>à</strong> leur génération, vraiment... il était plus<br />

jeune qu’eux mais n’était pas aussi jeune que moi et... il avait beaucoup d’expérience avec <strong>les</strong><br />

femmes..... et tout ça leur semb<strong>la</strong>it hors... (« dép<strong>la</strong>cé ? »)... dép<strong>la</strong>cé ?... ah oui, certainement<br />

(« Vanessa a dû considérer qu’il y avait une différence d’âge trop importante entre vous ? »)... oui,<br />

elle aurait préféré quelqu’un <strong>de</strong> mon âge, n’est-ce pas... et ça aurait peut-être été mieux aussi...<br />

elle avait raison,<br />

- En fait, vous l’avez choisi parce que vous évoluiez alors dans un milieu très clos et que, j’imagine, il<br />

était charmant avec vous et que vous ne fréquentiez pas beaucoup <strong>de</strong> gens en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ces<br />

connaissances familières ?<br />

- Oui, ça c’est certainement vrai...... attends........ je ne sais pas pourquoi je l’ai marié (dit-elle d’une<br />

manière innocente en construisant son expression comme en ang<strong>la</strong>is : « to marry him »)... c’est<br />

qu’il était..... il était....... moi j’avais besoin d’un père et j’en étais privée...... il était l’homme qui<br />

se conformait le plus <strong>à</strong> ce désir..... ça..... ça, c’était très important..... et puis il avait beaucoup <strong>de</strong><br />

« sex appeal », il était charmant et il était intelligent..... il aurait été un très bon ami n’est-ce pas....<br />

si je ne l’avais pas marié ç’aurait été mieux (« votre contexte <strong>de</strong> vie explique entièrement <strong>la</strong> chose,<br />

je crois »)... oui,<br />

- Quels rapports avez-vous eu avec vos parents lorsqu’ils étaient âgés ?<br />

- J’avais <strong>de</strong>s rapports très biens avec Duncan.... moins bons avec ma mère..... parce qu’elle était<br />

<strong>de</strong>venue tellement triste après <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> mon frère Julian... et moi, j’étais très jeune, je trouvais<br />

très difficile <strong>de</strong>.... <strong>de</strong> me mettre <strong>à</strong> sa portée, <strong>de</strong> sympathiser avec elle,<br />

- Si vous aviez pu, quel<strong>les</strong> sortes d’étu<strong>de</strong>s ou quelle voie auriez-vous aimé suivre ?<br />

122


- A un certain moment, j’aurais bien aimé être chanteuse... j’ai pris <strong>de</strong>s leçons... on m’avait dit que<br />

j’avais une voix comme celle d’une gran<strong>de</strong> chanteuse d’avant-guerre, mais... je ne pouvais pas<br />

parce que... ça coûtait trop cher et aussi...... mais ça n’était pas <strong>la</strong> vraie raison...... j’avais mis trop<br />

longtemps <strong>à</strong> me déci<strong>de</strong>r et puis <strong>la</strong> guerre est arrivée en même temps et alors... non, ça <strong>de</strong>venait<br />

impossible et je me suis mariée (NB : l’on remarque que ce choix était aussi le choix d’un art<br />

pratiqué par personne dans son entourage et ce<strong>la</strong> prouve combien <strong>la</strong> définition d’une voie propre<br />

a été difficile pour Angelica et aussi qu’aucun métier intellectuel n’a jamais été envisagé ni incité<br />

par sa mère, ni d’ailleurs par Angelica elle-même qui ne bénéficia alors d’aucune direction<br />

éducative ni même artistique résolue),<br />

- N’avez-vous pas voulu être actrice <strong>à</strong> un certain moment <strong>de</strong> votre vie ?<br />

- Ah oui... mais ça, je m’étais résolue que je ne pouvais pas...... ça, alors... c’était parmi <strong>les</strong> années <strong>les</strong><br />

plus... <strong>les</strong> plus... enfin... <strong>les</strong> meilleures <strong>de</strong> toute ma vie... j’ai passé trois ans <strong>à</strong> l’école <strong>de</strong> Michel<br />

Saint-Denis <strong>à</strong> Londres... et ça, c’était merveilleux.... mais je n’étais peut-être pas assez douée pour<br />

<strong>de</strong>venir actrice (le ton d’Angelica, mo<strong>de</strong>ste, est alors très évocateur) (NB : Michel Saint-Denis est<br />

né en 1897 et décédé en 1971. Il fut acteur, directeur, producteur et professeur <strong>de</strong> théâtre,<br />

influençant <strong>de</strong> manière profon<strong>de</strong> le théâtre britannique pendant quarante ans et dirigeant<br />

notamment cette prestigieuse école londonienne. Il fut un véritable pionnier en <strong>la</strong> matière et était<br />

le neveu du fameux acteur et directeur <strong>de</strong> théâtre Jacques Copeau, qu’Angelica évoque dans<br />

l’interview <strong>de</strong> septembre 2003, avec qui il travail<strong>la</strong> pendant une dizaine d’années <strong>à</strong> Paris au<br />

Théâtre du Vieux Colombier),<br />

- Vanessa et Duncan vous ont-ils tout <strong>de</strong> même ponctuellement initiée <strong>à</strong> <strong>la</strong> peinture ?<br />

- Oui, mais... (elle sourit)..... comment dirais-je..... pas avec beaucoup d’enthousiasme....... peut-être<br />

parce que c’était trop naturel pour eux,<br />

- Pensez- vous en français ou en ang<strong>la</strong>is ?<br />

- La plupart du temps je pense en ang<strong>la</strong>is je crois, mais..... mais assez souvent en français aussi, ça<br />

dépend (« c’est un mé<strong>la</strong>nge ? ») oui, c’est mé<strong>la</strong>ngé (« ça prouve que <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française est<br />

vraiment bien intégrée en vous »),<br />

- Vanessa par<strong>la</strong>it-elle couramment le français ?<br />

- Elle le par<strong>la</strong>it lentement... avec un accent assez ang<strong>la</strong>is et... (« elle le par<strong>la</strong>it très bien ? ») non, pas<br />

très bien, non non (« moins bien que vous ? ») moins bien que moi,<br />

- Elle par<strong>la</strong>it le français comme moi je parle l’ang<strong>la</strong>is peut-être ? (elle rit)... Comment pourrait-on<br />

qualifier <strong>les</strong> liens <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> avec sa famille proche et comment se comportait-elle envers<br />

elle <strong>de</strong> manière générale ?<br />

- Elle faisait beaucoup <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isanteries..... elle était très, très affectueuse, plus que Vanessa et...... elle<br />

nous aimait..... et voil<strong>à</strong>, c’était une affection,<br />

- Hormis <strong>la</strong> curiosité affûtée <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> en tant que romancière, je pense qu’elle était curieuse tout<br />

naturellement dans sa vie quotidienne : auriez-vous <strong>de</strong>s exemp<strong>les</strong> qui confirmeraient cette gran<strong>de</strong><br />

aptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> votre tante en <strong>la</strong> matière ?<br />

- Eh bien....... c’est toujours difficile <strong>de</strong> se rappeler d’exemp<strong>les</strong>........ il y a toujours cette fameuse<br />

phrase, comme un symbole <strong>de</strong> sa curiosité, même sur <strong>les</strong> choses <strong>les</strong> plus simp<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie : « what<br />

did you have for breakfast ? » (« qu’avez-vous pris au petit déjeuner ? ») qu’elle posait <strong>à</strong> tout le<br />

mon<strong>de</strong> pour entamer une conversation..... je crois que Nigel Nicolson <strong>la</strong> cite dans sa<br />

biographie....... mais en ce moment je ne me rappelle pas d’autre chose....... mais c’est vrai qu’elle<br />

était pleine <strong>de</strong> curiosité,<br />

- Au fil <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, l’on constate <strong>de</strong> fréquents déménagements et par l<strong>à</strong>-même<br />

une envie cyclique <strong>de</strong> changement <strong>de</strong> cadre <strong>de</strong> vie, généralement divisée entre <strong>la</strong> vie citadine <strong>à</strong><br />

Bloomsbury et le calme <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie campagnar<strong>de</strong> <strong>à</strong> Rodmell : selon vous, était-ce lié surtout <strong>à</strong> un<br />

besoin vital <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> source d’inspiration, c'est-<strong>à</strong>-dire <strong>à</strong> un besoin d’assouvir sa curiosité <strong>de</strong><br />

romancière pour alimenter sa création artistique, ou était-ce aussi un besoin physique<br />

profondément ressenti ?<br />

- Je crois que c’était d’un point <strong>de</strong> vue santé très nécessaire pour elle... et elle aimait faire ça aussi, elle<br />

adorait <strong>la</strong> vie sociale <strong>de</strong> Londres, mais...... c’était trop... trop pour elle, très « exciting »...<br />

(« nerveusement trop éprouvant ? »)... oui..... elle ne <strong>de</strong>vait pas faire ça trop souvent... sinon elle<br />

<strong>de</strong>venait ma<strong>la</strong><strong>de</strong>...... et alors, en même temps, elle adorait <strong>la</strong> campagne....... chaque après-midi elle<br />

partait pour <strong>de</strong> longues, longues promena<strong>de</strong>s <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> champs... et c’est en ces moments-l<strong>à</strong><br />

123


qu’elle composait ses livres..... alors peut-être <strong>la</strong> campagne était-elle pour elle, au niveau <strong>de</strong>s<br />

idées, plus productive que <strong>la</strong> ville,<br />

- Comment pourrait-on qualifier l’humour <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, <strong>de</strong> quel type était-il bien souvent ?<br />

- Eh bien, très ironique... très fin........ presque tout ce qu’elle disait était fondé sur l’humour...... elle<br />

n’était presque jamais entièrement sérieuse...... elle ne prêchait pas, et... avec <strong>de</strong>s amis, <strong>la</strong><br />

conversation circu<strong>la</strong>it toujours autour <strong>de</strong> quelque chose <strong>de</strong> drôle, quelque chose qui suscitait <strong>les</strong><br />

rires, enfin, l’humour..... et beaucoup <strong>de</strong> sous-entendus que eux comprenaient très bien,<br />

- Léonard était doté d’une gran<strong>de</strong> culture littéraire je crois ?<br />

- Oui... je suppose qu’il l’était... mais dans une autre sorte <strong>de</strong> littérature... l’histoire et <strong>les</strong> choses plus<br />

sèches..... mais, aussi, il..... il était très au courant <strong>de</strong> l’actualité littéraire, <strong>de</strong> tout ce qui<br />

s’écrivait.... il connaissait personnellement <strong>les</strong> romanciers comme Henry James (NB : Henry<br />

James, né <strong>à</strong> New-York en 1843, s’établit <strong>à</strong> Londres <strong>à</strong> partir <strong>de</strong> 1878 où il mourut fin février 1916-<br />

il est l’écrivain qui a notamment dépeint le plus finement <strong>les</strong> natures toutes différentes <strong>de</strong> l’esprit<br />

européen et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité américaine et fut ami <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, leur rendant<br />

notamment parfois visite lors <strong>de</strong> leurs séjours <strong>à</strong> St-Ives pendant l’enfance <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière)..... il<br />

croyait que Henry James était faux... je ne sais pas exactement pourquoi, je n’ai jamais compris<br />

vraiment (elle sourit)... il connaissait bien toute <strong>la</strong> littérature ang<strong>la</strong>ise... peut-être pas autant le<br />

français et sa littérature par exemple.... mais il était bien éduqué (« et intelligent ? ») très<br />

intelligent,<br />

- S’intéressait- il <strong>à</strong> <strong>la</strong> peinture autant que <strong>Virginia</strong> ?<br />

- Oui il s’y intéressait, mais peut-être pas autant qu’elle,<br />

- Qu’avez- vous retenu <strong>de</strong>s représentations <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce <strong>de</strong> votre tante : « Freshwater » dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong><br />

vous avez joué au 8, Fitzroy Street le rôle <strong>de</strong> Ellen Terry, j’imagine que ce fut <strong>de</strong>s moments<br />

fabuleux pour vous qui adoriez le théâtre ?<br />

- Oui... oui, c’était très amusant et j’avais un beau rôle et..... j’aimais être <strong>la</strong> jeune fille, le centre <strong>de</strong><br />

l’attention, enfin, <strong>de</strong> l’intérêt...... on a beaucoup répété, on a appris le texte par cœur et on a essayé<br />

<strong>de</strong> le faire avec un peu <strong>de</strong> sérieux...... sans doute ça avait un rapport avec mon désir d’être actrice,<br />

- <strong>Virginia</strong> était-elle satisfaite après <strong>la</strong> « première » ?<br />

- Oh oui, je crois qu’elle était très satisfaite..... oui je crois,<br />

- Justement, qu’est-ce qui a empêché que vous débutiez cette carrière d’actrice alors que Vanessa<br />

n’incitait pas l’apprentissage intellectuel mais admirait <strong>les</strong> arts : peut-être ne se serait-elle pas<br />

opposée <strong>à</strong> votre engagement dans cette voie artistique ?<br />

- Non... il n’était jamais question d’interdits en quoi que ce soit...... c’est que... ni elle ni même<br />

Duncan ne connaissaient le théâtre, ce n’étaient pas <strong>de</strong>s gens qui venaient <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>-l<strong>à</strong> et<br />

alors..... je crois que c’était trop difficile pour moi.... enfin, il ne me manquait qu’une petite chose<br />

pour <strong>de</strong>venir actrice mais je ne sais pas ce que c’était...... j’aurais dû, parce que ça aurait été bien<br />

<strong>de</strong> me séparer <strong>de</strong> ma famille... mais, enfin...... j’ai manqué <strong>de</strong> le faire, pour <strong>de</strong>s raisons presque<br />

impossib<strong>les</strong> <strong>de</strong>....... <strong>de</strong>...<br />

- Vanessa ne vous a <strong>à</strong> aucun moment incitée sur cette voie ?<br />

- Non... elle aurait pu insister pour que je sois plus sérieuse... mais non...... elle ne faisait jamais ça,<br />

- Vous souvenez-vous précisément <strong>de</strong> certains moments intimes avec votre mère durant votre plus<br />

tendre enfance ?<br />

- Oui......... je me souviens qu’elle me lisait <strong>de</strong>s histoires le soir...... je me rappelle encore <strong>de</strong> nos jours<br />

du ton <strong>de</strong> sa voix.......... elle avait une distance dans sa façon <strong>de</strong> faire,<br />

- C’était une façon rassurante ?<br />

- Rassurante ?....... non, je ne pense pas (répond-elle d’une manière très étonnée et avec un regard<br />

adéquat <strong>à</strong> mon interrogation totalement inappropriée)..... non... elle avait un ton régulier...<br />

dépassionné..... un ton qui était fascinant et qui rendait <strong>les</strong> histoires envoûtantes........ même <strong>les</strong> adultes<br />

s’arrêtaient pour l’écouter...... c’était généralement après le thé, entre 17 et 18 heures,<br />

- De quel genre d’histoires s’agissait-il ?<br />

- Et bien..... <strong>de</strong>s contes russes par exemple...... ou <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées... j’aime <strong>les</strong> contes <strong>de</strong> fées, j’en ai<br />

beaucoup ici....... ou bien encore une histoire <strong>de</strong> Fabre sur <strong>de</strong>s insectes qui ont un mon<strong>de</strong> <strong>à</strong> eux qu’ils<br />

construisent et dans lequel ils vivent (NB : Jean-Henri Casimir Fabre, 1823-1915, était un homme <strong>de</strong><br />

sciences, humaniste et naturaliste, éminent entomologiste mais aussi écrivain passionné par <strong>la</strong> nature<br />

et poète français, <strong>la</strong>uréat <strong>de</strong> l’Académie française et d’un nombre important <strong>de</strong> Prix. Il est l’un <strong>de</strong>s<br />

124


précurseurs <strong>de</strong> l’éthologie, science du comportement animal et <strong>de</strong> l’écophysiologie, discipline dont le<br />

but est <strong>de</strong> comprendre comment <strong>les</strong> popu<strong>la</strong>tions anima<strong>les</strong>, humaines et végéta<strong>les</strong> font face aux<br />

contraintes physiques <strong>de</strong> leur milieu. Ses découvertes l’ont rendu très célèbre et réputé en Russie, aux<br />

Etats-Unis et au Japon ; il est aussi mondialement connu pour ses : « Souvenirs entomologiques » qui<br />

furent traduits en quinze <strong>la</strong>ngues),<br />

- Pouvait-on ressentir, excepté avec <strong>les</strong> proches <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille, un changement perceptible <strong>de</strong><br />

comportement <strong>de</strong>s gens lorsque <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> arrivait dans une assemblée ?<br />

- Je dirais que oui, c’est exact..... mais il y avait ce côté impressionnant chez ma mère aussi......<br />

<strong>Virginia</strong> était crainte au niveau intellectuel,<br />

- <strong>Virginia</strong> était-elle, dans une certaine mesure, aisément accessible : pouvait-elle lier facilement <strong>de</strong><br />

nouveaux contacts ?<br />

- Je dirais que oui et non..... ça dépendait........ avec certaines espèces <strong>de</strong> gens, oui (« s’ils avaient<br />

quelque chose <strong>de</strong> sensé <strong>à</strong> exprimer ? »)... oui........ elle aimait l’humour..... elle était chaleureuse...<br />

elle aimait <strong>les</strong> « experiments » (<strong>les</strong> expériences), <strong>les</strong> nouveautés..... mais elle était très critique...<br />

(« elle appréciait avant tout <strong>les</strong> artistes je suppose ? ») oui, mais pas tous...... elle aimait beaucoup<br />

Duncan car il n’était pas intellectuel, elle lui pardonnait tous ses pêchés..... <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> son charme,<br />

<strong>de</strong> sa chaleur...<br />

- Votre mère était-elle <strong>à</strong> son tour et d’une certaine manière aisément approchable ?<br />

- Non........ elle était inaccessible... » (« froi<strong>de</strong> et très impressionnante... elle me faisait peur », me<br />

déc<strong>la</strong>ra un jour Giovanna Madonia <strong>la</strong> meilleure amie d’Angelica qui a, en temps que telle, connu<br />

Vanessa Bell dans <strong>les</strong> années 50).<br />

(Ainsi s’achève <strong>la</strong> retranscription <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux interviews fixant pour moi <strong>à</strong> jamais <strong>la</strong> voix d’Angelica<br />

et <strong>la</strong> préciosité <strong>de</strong> ces instants dont l’atmosphère m’est pour autant impossible <strong>à</strong> restituer, <strong>à</strong><br />

transmettre par <strong>de</strong> simp<strong>les</strong> mots, me rappe<strong>la</strong>nt <strong>à</strong> une solitu<strong>de</strong> inéluctable qui est, philosophiquement<br />

par<strong>la</strong>nt, attachée <strong>de</strong> manière essentielle au <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> tout être humain).<br />

Samedi 17 janvier<br />

Je ne verrai jamais vraiment Forcalquier dans sa réalité. Chaque endroit que je découvre ici, que je<br />

parcours, chaque pierre, chaque recoin est irrémédiablement lié <strong>à</strong> ma <strong>rencontre</strong> avec Angelica et ce,<br />

me semble-t-il, <strong>de</strong>puis toujours. Cette majestueuse Cita<strong>de</strong>lle ; je ne peux m’empêcher d’arpenter le<br />

chemin qui mène <strong>à</strong> son sommet. Cette petite ville, je <strong>la</strong> respire, je <strong>la</strong> contemple comme l’écrin d’une<br />

gran<strong>de</strong> re<strong>la</strong>tion. Forcalquier <strong>de</strong>vient pour moi chaque jour bien plus que familière, elle est ma<br />

<strong>de</strong>uxième terre. Je ressens bien-être, chaleur et tranquillité, une douce harmonie entre <strong>la</strong> pierre,<br />

l’Homme et <strong>la</strong> Nature. Les gens goûtent ici avec respect <strong>la</strong> qualité qui est <strong>la</strong> leur dans ce cadre <strong>de</strong> vie<br />

au quotidien. Mon histoire s’écrit et s’approfondit chaque jour. Je ressens une intensité, mais une<br />

gravité également qui s’inscrivent et se lient <strong>à</strong> cet endroit au plus profond <strong>de</strong> mon cœur, qui me<br />

submergent mais me g<strong>la</strong>cent parfois aussi…<br />

Angelica m’apprend aujourd’hui qu’une amie suédoise vient <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r sa propre maison d’édition <strong>à</strong><br />

Stockölm et publiera comme premier ouvrage : « Trompeuse gentil<strong>les</strong>se »...<br />

- « Etes-vous déj<strong>à</strong> allée en Suè<strong>de</strong> Angelica ? »,<br />

- « Eh bien, oui........ je me rappelle....... il y a longtemps, avec Duncan, je me souviens être allée du<br />

côté <strong>de</strong> Stockölm chez <strong>de</strong>s amis <strong>à</strong> lui... <strong>de</strong>s aristocrates pauvres. Il y avait l<strong>à</strong> un petit théâtre ancien du<br />

XVIII ème siècle, <strong>à</strong> côté d’un Pa<strong>la</strong>is..... <strong>les</strong> décors étaient merveilleux...... nous étions allés voir un<br />

opéra <strong>de</strong> Mozart : « Bastien et Bastienne »...... il y avait sur <strong>la</strong> scène un grand rouleau bleu qui tournait<br />

sur lui-même et qui représentait <strong>la</strong> mer... c’était incroyable... » (ce souvenir précis est profondément<br />

gravé dans <strong>la</strong> mémoire d’Angelica qui m’en reparlera sur plusieurs années <strong>à</strong> plusieurs reprises).<br />

Angelica m’informe également, après avoir reçu en ma présence l’appel d’une journaliste du<br />

« Mon<strong>de</strong> », que l’un <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> son ex-mari David Garnett al<strong>la</strong>it être réédité et ferait tout<br />

prochainement l’objet d’une critique dans un article <strong>à</strong> venir. « Elle est une bonne critique », me ditelle.<br />

Je découvre que David Garnett était un écrivain talentueux et réputé, notamment ami du célèbre<br />

125


omancier britannique d’anticipation (l’un <strong>de</strong>s pères <strong>de</strong> <strong>la</strong> science-fiction mo<strong>de</strong>rne) Herbert George<br />

Wells (NB : <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> David Garnett, Constance Garnett, femme délicieuse selon Angelica, fut <strong>la</strong><br />

première traductrice en <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature russe et notamment <strong>de</strong> Tolstoï, dont <strong>les</strong><br />

traductions font toujours autorité).<br />

Dimanche 18 janvier<br />

En cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’année et en ce jour <strong>de</strong> repos dominical, <strong>les</strong> rues <strong>de</strong> Forcalquier sont désertes. Il<br />

règne ici une atmosphère hivernale et chaleureuse <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> montagne. Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> feu <strong>de</strong> bois<br />

envahit ces ruel<strong>les</strong>, se mê<strong>la</strong>nt aux pierres et aux poutres, aux <strong>la</strong>uses <strong>de</strong> ces maisons provença<strong>les</strong>...<br />

Je viens <strong>de</strong> visiter le cimetière <strong>de</strong> Forcalquier, site c<strong>la</strong>ssé, <strong>de</strong> toute beauté, face aux Alpes enneigées<br />

(lien historique- c’est entre autre ici que <strong>les</strong> Drumont, couple ang<strong>la</strong>is et leur fille, sont enterrés,<br />

assassinés dans <strong>la</strong> nuit du 4 au 5 août 1952 sur <strong>la</strong> commune <strong>de</strong> Lurs, au bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> route qui mène <strong>à</strong><br />

Digne, <strong>à</strong> côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> Grand’Terre : l’affaire Dominici !).<br />

Dans l’air froid, sec et boisé <strong>de</strong> Forcalquier, un arbre scintille cette nuit <strong>de</strong>vant mes yeux ébahis. Les<br />

lueurs <strong>de</strong>s étoi<strong>les</strong> constellent chacune <strong>de</strong>s branches <strong>de</strong> ce vieil arbre majestueux qui orne le jardin.<br />

Cette o<strong>de</strong>ur, cette pureté n’existent nulle part ailleurs. La beauté et <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> cet endroit<br />

<strong>de</strong>meurent pour moi ce soir in<strong>de</strong>scriptib<strong>les</strong>. Un enivrement olfactif, un mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong> senteurs grisantes<br />

et régénérantes chavire mon cœur <strong>à</strong> chaque séjour. La nuit revêt ici une magie envoûtante : <strong>la</strong> pureté<br />

cristallisée...<br />

Mardi 20 janvier<br />

Je suis <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux heures et <strong>de</strong>mie avec Angelica. Moment privilégié, bien sûr. Nous avons parlé <strong>de</strong><br />

bien <strong>de</strong>s sujets sauf <strong>de</strong> Bloomsbury et <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, ni même <strong>de</strong> littérature. Nous avons évoqué<br />

<strong>la</strong> nature, si préservée et protégée dans cette partie méridionale <strong>de</strong> <strong>la</strong> France, mais aussi son jardin.<br />

Généreux et opulent dès <strong>la</strong> venue du printemps, il <strong>de</strong>vient sobre mais <strong>de</strong> toute beauté en cette saison.<br />

L’absence <strong>de</strong> feuil<strong>la</strong>ges dévoile <strong>les</strong> montagnes, en face, au sud. Le soleil d’hiver, pâle et froid, se<br />

couche <strong>à</strong> présent. Les murs <strong>de</strong> pierres qui jalonnent le jardin s’éc<strong>la</strong>irent maintenant d’une timi<strong>de</strong> teinte<br />

orangée. L’atmosphère est calme, le feu crépite et <strong>les</strong> bûches scintillent au fond <strong>de</strong> l’âtre. La maison<br />

d’Angelica me semble désormais familière et cette chaleur, cette sobriété, cette atmosphère <strong>de</strong><br />

douceur, <strong>de</strong> quiétu<strong>de</strong>, <strong>de</strong> sagesse infinie et <strong>de</strong> raffinement, je <strong>les</strong> ai maintes fois et avec profon<strong>de</strong>ur<br />

déj<strong>à</strong> ressenties. Résolument, aucune autre maison ne saurait lui convenir…<br />

Mercredi 21 janvier<br />

Ce soir, je suis invité <strong>à</strong> dîner chez Angelica. Un ciel turquoise et une journée d’écriture, blotti au<br />

chaud <strong>de</strong>rrière <strong>les</strong> vitres, face au soleil, m’ont fait perdre le fil du Temps. A <strong>la</strong> tombée du jour, je<br />

sortirai…<br />

Une confirmation ce soir : l’existence d’un passé artistique <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> renommée en <strong>la</strong> famille <strong>de</strong> Julia<br />

Stephen (Jackson <strong>de</strong> son nom <strong>de</strong> jeune fille), mère <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> Vanessa et ce en <strong>la</strong> personne <strong>de</strong> sa<br />

tante Julia Margaret Cameron (rappel : photographe <strong>de</strong> l’époque victorienne présentée au début du<br />

chapitre « profil biographique »). Angelica m’a apporté un album qui lui est consacré par <strong>la</strong> National<br />

Portrait Gallery : une gifle retentissante, <strong>de</strong>s photos époustouf<strong>la</strong>ntes ! Julia Margaret Cameron a<br />

photographié en studio <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s écrivains, poètes, scientifiques, acteurs et actrices <strong>de</strong> théâtre<br />

britanniques <strong>de</strong> ce siècle éc<strong>la</strong>iré, tels : le célèbre scientifique Char<strong>les</strong> Darwin, le grand écrivain et<br />

poète Sir Henry Taylor, Sir Alfred Tennyson le plus grand poète victorien, le célèbre peintre et<br />

sculpteur G.F. Watts ou encore l’astronome et mathématicien Sir John Fre<strong>de</strong>rick William Herschel<br />

dont le père Sir William Herschel, astronome réputé, avait découvert Uranus, ou bien encore l’écrivain<br />

écossais Thomas Carlyle. Sans oublier <strong>la</strong> très belle actrice Ellen Terry ou <strong>la</strong> sublime Hatty Campbell.<br />

Ces jeunes femmes sont d’une beauté saisissante- charme, romantisme et féminité résolument inscrits<br />

dans un autre siècle. Les clichés sont renversants : <strong>la</strong> beauté capturée…<br />

126


Cet album respire une immense nob<strong>les</strong>se et ces instants passés avec Angelica ont été <strong>à</strong> <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong><br />

cette <strong>de</strong>rnière, dans le sens le plus pur et le plus spontané. De grands moments, une fois encore…<br />

Jeudi 22 janvier<br />

Au vu du nombre important <strong>de</strong> documents qu’Angelica m’a prêtés pour examen et reproduction ainsi<br />

qu’<strong>à</strong> l’analyse que j’en ai faite, il me faut <strong>à</strong> présent évoquer le concept du grand Cercle <strong>de</strong><br />

Bloomsbury, complémentairement au Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury que je conçois comme étant celui du<br />

noyau dur, celui <strong>de</strong>s fondateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> première heure du Groupe voire <strong>de</strong>s précurseurs pour certains<br />

d’entre eux, en <strong>les</strong> personnes <strong>de</strong> Clive Bell, <strong>de</strong> Vanessa et <strong>Virginia</strong> Stephen, <strong>de</strong> Léonard <strong>Woolf</strong>, <strong>de</strong><br />

Duncan Grant, <strong>de</strong> Roger Fry, <strong>de</strong> Lytton Strachey ou encore <strong>de</strong> John Maynard Keynes, <strong>de</strong> Edouard<br />

Morgan Forster, <strong>de</strong> Saxon Sydney Turner, <strong>de</strong> Thoby et d’Adrian Stephen (NB : voir <strong>à</strong> ce sujet le début<br />

du chapitre profil biographique). J’exclus d’emblée <strong>de</strong> mon propos le concept <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions tissées par<br />

le Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury avec bon nombre d’artistes issus du milieu culturel français ou rencontrés<br />

sur le sol <strong>de</strong> ce pays, liens importants certes, mais <strong>la</strong> réflexion a été antérieurement développée. Non,<br />

je souhaite évoquer ici <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> connexions que le Groupe a générées en Angleterre dans le vaste<br />

domaine <strong>de</strong> l’Art, induisant l’apparition <strong>de</strong> très nombreux artistes naissant, émergeant ou révélés qui<br />

ont gravité autour du Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury, plus hétéroclites et cosmopolites que le noyau dur et<br />

presque familial dudit Groupe, mais néanmoins et <strong>à</strong> <strong>de</strong>s niveaux et <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> fréquentation différents,<br />

<strong>de</strong> manière ponctuelle ou assidue, tous acteurs influents et infiniment créatifs, certains d’entres eux<br />

étant d’ailleurs <strong>de</strong>venus <strong>de</strong> grands noms. Je vais donc <strong>à</strong> présent <strong>de</strong> manière volontairement<br />

« anarchique » citer <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s liens humains importants qui ont constitué le réseau é<strong>la</strong>rgi d’artistes<br />

amis ou sympathisants du Groupe pendant <strong>les</strong> nombreuses années qui ont permis son rayonnement. La<br />

liste est longue mais mérite ô combien d’être dressée. Outre <strong>les</strong> écrivains Katherine Mansfield et<br />

Victoria Sackville-West et ce par une re<strong>la</strong>tion <strong>à</strong> part et privilégiée avec <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, je veux parler<br />

<strong>de</strong> David Garnett, futur mari d’Angelica, écrivain et libraire réputé associé au critique et journaliste<br />

Francis Birrell dans le quartier <strong>de</strong> Bloomsbury, lequel David Garnett sera l’auteur d’une quarantaine<br />

d’ouvrages jusqu’<strong>à</strong> sa mort en 1981, notamment (son premier travail) un essai sur le romancier russe<br />

Tourgueniev publié en 1917 et un roman, le plus étrange <strong>de</strong> toute son œuvre, défiant toujours <strong>de</strong> nos<br />

jours toute interprétation et objet d’une fascination intergénérationnelle jamais démentie : « Lady into<br />

Fox » (« La femme changée en renard ») publié en 1922. Il faut parler encore <strong>de</strong> Stephen Tomlin<br />

(Tommy), sculpteur, Walter Richard Sickert, peintre renommé admiré du couple <strong>Woolf</strong><br />

(essentiellement par <strong>Virginia</strong> qui écrira un essai <strong>à</strong> son sujet), Fre<strong>de</strong>rick J. Porter, peintre qui se<br />

fâchera d’ailleurs <strong>à</strong> un certain moment avec le milieu <strong>de</strong> Bloomsbury et Percy Wyndham Lewis,<br />

peintre également et écrivain (ses toi<strong>les</strong> seront notamment exposées lors <strong>de</strong> l’exposition postimpressionniste<br />

organisée par Roger Fry <strong>à</strong> Londres en octobre 1912). Percy Wyndham Lewis<br />

rédigera en outre <strong>de</strong>s artic<strong>les</strong> critiques dans le Times Literary Supplement et sera, pour l’anecdote, <strong>à</strong><br />

l’origine d’une critique négative sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> le 11 octobre 1934, ce qui provoquera chez elle<br />

<strong>de</strong>ux jours <strong>de</strong> migraine ! Je veux évoquer aussi Fre<strong>de</strong>rick et sa sœur Jesse Etchells, peintres et<br />

membres du Friday Club <strong>de</strong> Vanessa Bell et amis <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière, <strong>les</strong>quels <strong>rencontre</strong>ront en France<br />

Pablo Picasso et Georges Braque. Les toi<strong>les</strong> <strong>de</strong> Jesse Etchells seront également exposées lors <strong>de</strong><br />

l’exposition post-impressionniste londonienne d’octobre 1912 organisée par Roger Fry (rappel :<br />

Fre<strong>de</strong>rick Etchells sera le co-fondateur avec Roger Fry en 1913 <strong>de</strong>s ateliers Omega dont le quartier<br />

général se situera au 33, Fitzroy Square).<br />

Il faut également citer le peintre Mark Gertler, le critique littéraire et directeur du Journal « New<br />

Statesman » Desmond Mac Carthy et sa femme Molly, puis Raymond Mortimer, critique littéraire et<br />

rédacteur aux Journaux « New Statesman » <strong>de</strong> 1935 <strong>à</strong> 1947 et « Sunday Times » <strong>de</strong> 1948 <strong>à</strong> 1952, très<br />

proche ami <strong>de</strong> Clive Bell, mais encore le peintre Dorothy Brett, le peintre et décorateur Be<strong>la</strong>rus Léon<br />

Bakst, l’exceptionnel danseur et chorégraphe russe d’origine polonaise Antoine Livio Vas<strong>la</strong>v Nijinski,<br />

Boris Anrep, mosaïste russe qui réalisera entre autre <strong>les</strong> étages <strong>de</strong> <strong>la</strong> Tate Gallery et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bank of<br />

Eng<strong>la</strong>nd ainsi que l’entrée <strong>de</strong> <strong>la</strong> National Gallery, puis D.H. Lawrence, talentueux écrivain <strong>de</strong> fiction,<br />

<strong>de</strong> poésie, d’essais, <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> et <strong>de</strong> pièces <strong>de</strong> théâtre et sa femme Frieda. Sans oublier Dora<br />

Carrington, peintre, qui <strong>de</strong>viendra l’amie <strong>de</strong> Lytton Strachey <strong>de</strong> 1917 <strong>à</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier en janvier<br />

127


1932 et qui illustrera notamment le premier ouvrage publié par <strong>la</strong> Hogarth Press, <strong>de</strong>ux histoires<br />

courtes écrites par <strong>Virginia</strong> et Léonard <strong>Woolf</strong> : « The Mark on the wall » et « Three Jews », ou encore<br />

Helen Anrep, qui <strong>de</strong>viendra <strong>la</strong> compagne <strong>de</strong> Roger Fry <strong>de</strong> 1926 <strong>à</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier en septembre<br />

1934. Puis, Lady Ottoline Morrell, un peu extravagante, qui sera initiatrice d’un aspect re<strong>la</strong>tionnel<br />

festif du Groupe, en organisant chez elle au 44, Bedford Square ou au manoir <strong>de</strong> Garsington <strong>de</strong><br />

fastueuses « parties » génératrices <strong>de</strong> riches échanges culturels entre artistes, un peu, mais <strong>de</strong> manière<br />

plus festive, dans l’esprit intellectuel et artistique d’origine <strong>de</strong> fin 1904, bien qu’il ne s’agisse<br />

aucunement <strong>de</strong> réitération, <strong>la</strong> fabuleuse époque originelle du 46, Gordon Square étant tout <strong>à</strong> fait<br />

inimitable et singulière. Mais <strong>les</strong> fêtes <strong>de</strong> Lady Ottoline représenteront un <strong>de</strong>s vecteurs importants <strong>de</strong><br />

l’é<strong>la</strong>rgissement du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury, notamment lieu <strong>de</strong> <strong>rencontre</strong> ponctuel <strong>de</strong> <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong> ces<br />

différents artistes cités. Il faut évoquer ensuite Bertrand Russell, écrivain, mathématicien et philosophe<br />

récompensé <strong>à</strong> ce titre par le Prix Nobel <strong>de</strong> littérature en 1950, considéré comme l’un <strong>de</strong>s plus<br />

importants philosophes du XX ème siècle, Stephen Spen<strong>de</strong>r, poète et critique littéraire, puis<br />

l’américain Thomas Stearn Eliot, critique littéraire, poète et ami intime <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> Léonard,<br />

lequel sera consacré Prix Nobel <strong>de</strong> littérature en 1948 et puis encore John Lehmann, associé <strong>de</strong><br />

Léonard et <strong>Virginia</strong> pour <strong>la</strong> Hogarth Press, poète <strong>à</strong> ses heures et qui aura eu l’énorme mérite<br />

d’introduire et <strong>de</strong> <strong>la</strong>ncer bon nombre <strong>de</strong> jeunes et nouveaux auteurs, mais également Rosamond<br />

Lehmann, sœur <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier, très jolie femme (selon Angelica), adorée par <strong>Virginia</strong> pour son premier<br />

roman : « Dusty Answer » paru en 1927 (<strong>de</strong> gran<strong>de</strong> qualité, toujours selon Angelica), ou bien encore<br />

Marjorie Strachey, sœur <strong>de</strong> Lytton, professeur et écrivain, <strong>la</strong>quelle fon<strong>de</strong>ra une petite école privée <strong>à</strong><br />

Bloomsbury (NB : voir le volet éducation d’Angelica), ou enfin Mary Hutchinson, amie <strong>de</strong> Clive Bell<br />

et écrivain. Il faut évoquer encore Frances Marshall (épouse Partridge), qui était très appréciée du<br />

Groupe pour <strong>la</strong> finesse <strong>de</strong> son humour et <strong>de</strong> son esprit. Elle écrira <strong>de</strong>s livres autobiographiques et<br />

connaîtra très bien <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> (elle fera notamment, bien <strong>de</strong>s années après <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

romancière et ce alors qu’elle était âgée, une conférence avec Angelica <strong>à</strong> son sujet). Mais aussi Ralph<br />

Partridge, qui travaillera <strong>à</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press jusqu’<strong>à</strong> l’automne 1922 et Barbara Bagenal, fidèle <strong>de</strong>puis<br />

<strong>les</strong> premières heures, notamment cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press (elle ai<strong>de</strong>ra <strong>Virginia</strong> et Léonard <strong>à</strong> ses<br />

débuts)- très présente au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie du Groupe elle vivra avec Clive Bell pendant <strong>les</strong> vingt<br />

<strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> celui-ci. Ou encore Angus Davidson, ami <strong>de</strong> Duncan Grant, qui<br />

travaillera lui aussi pour <strong>les</strong> <strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press et qui sera notamment un visiteur assidu <strong>de</strong><br />

Char<strong>les</strong>ton (il <strong>de</strong>viendra critique d’art et critique littéraire), puis George Ry<strong>la</strong>nds, qui col<strong>la</strong>borera <strong>à</strong><br />

son tour avec <strong>la</strong> Hogarth Press et sera d’ailleurs publié pour ses « Poems » en 1931- il organisera <strong>de</strong><br />

très célèbres « parties » <strong>à</strong> Bloomsbury. Mais aussi Henry Lamb, peintre et membre du Friday Club <strong>de</strong><br />

Vanessa entre 1905 et 1910, puis Madge Gar<strong>la</strong>nd, qui travaillera <strong>à</strong> Londres pour le magasine <strong>de</strong> mo<strong>de</strong><br />

« Vogue » <strong>de</strong> 1920 <strong>à</strong> 1940, ou encore William Plomer, jeune romancier et poète sud-africain qui sera<br />

un ami très apprécié du couple <strong>Woolf</strong> ; puis Augustus John, peintre réputé et ami <strong>de</strong> Duncan Grant,<br />

mais encore Gerald Brenan, écrivain plutôt idéaliste d’origine maltaise- il ne pourra s’accommo<strong>de</strong>r <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> vie bourgeoise ang<strong>la</strong>ise et préférera <strong>les</strong> voyages et l’écriture d’aventure aux discussions <strong>de</strong> salons.<br />

Sans oublier bien sûr l’un <strong>de</strong>s fondateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie analytique, le philosophe ang<strong>la</strong>is George<br />

Edward Moore qui sera très influent sur <strong>la</strong> pensée <strong>de</strong>s artistes <strong>de</strong> Bloomsbury avec <strong>les</strong>quels il se<br />

réunira initialement autour <strong>de</strong> Thoby, Adrian et leurs amis issus <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Cambridge, ayant<br />

lui-même étudié et enseigné au Trinity College et « Apôtre » renommé. Mais aussi William Butler<br />

Yeats, poète et dramaturge ir<strong>la</strong>ndais, l’un <strong>de</strong>s plus grands poètes <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise du XX ème siècle<br />

qui sera d’ailleurs honoré <strong>à</strong> ce titre par l’obtention du Prix Nobel en 1923, mais encore John<br />

Middleton Murry, critique littéraire, Henry James, romancier et critique littéraire américain, le<br />

philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein qui étudiera <strong>à</strong> Cambridge en 1912 et fera forte impression<br />

<strong>à</strong> George Edward Moore et <strong>à</strong> Bertrand Russell sans toutefois s’impliquer assidûment voire directement<br />

dans le Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury, pensant que <strong>les</strong> questions fondamenta<strong>les</strong> qui assail<strong>la</strong>ient son intellect<br />

ne pouvaient trouver leur profond cheminement dans un environnement ou un milieu d’origine<br />

universitaire (il gar<strong>de</strong>ra toutefois le lien avec Cambridge et son cénacle intellectuel et obtiendra en<br />

1939 <strong>la</strong> chaire <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> prestigieuse université et <strong>la</strong> nationalité britannique par <strong>la</strong> même<br />

occasion). Les <strong>de</strong>ux grands écrivains Herbert George Wells et Aldous Huxley auront eu eux aussi <strong>de</strong>s<br />

re<strong>la</strong>tions avec le Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury.<br />

128


La « liste » précé<strong>de</strong>mment énoncée <strong>de</strong> ces principaux acteurs et actrices ne se veut en aucun cas et<br />

bien évi<strong>de</strong>mment exhaustive. Ils ont tous joué un rôle sur l’esprit ou dans <strong>la</strong> vie du Groupe <strong>de</strong><br />

Bloomsbury et dans <strong>la</strong> création artistique qui en a découlé, complétant ainsi le tableau culturel<br />

immensément fertile <strong>de</strong> cette époque durant <strong>la</strong>quelle différence et diversité étaient vécues comme une<br />

richesse (NB : l’on peut parler du Groupe, mais, <strong>à</strong> mon sens, d’une manière plus évocatrice encore,<br />

du Cercle <strong>de</strong> Bloomsbury. Il s’agit en effet <strong>de</strong> l’évolution d’un Cercle d’origine qui, au fil <strong>de</strong>s années,<br />

s’agrandit sans relâche, ce qui est le propre et l’essence-même <strong>de</strong> <strong>la</strong> communication humaine. Je<br />

parlerais alors <strong>de</strong> circonvolutions, comme <strong>les</strong> circonvolutions sonores d’une cloche qui teinte,<br />

propageant son message).<br />

Vendredi 23 janvier<br />

Aujourd’hui, <strong>la</strong> Pyrami<strong>de</strong> a fondu dans <strong>la</strong> bruine et se faufile, puis se profile, telle un spectre. Cette<br />

petite pluie fine a posé sur <strong>la</strong> cité un épais couvercle <strong>de</strong> brume et <strong>de</strong> grisaille. Elle envahit chaque<br />

recoin, chaque pierre, chaque bronche et chaque branche ; <strong>les</strong> oiseaux volent très bas. A trois jours <strong>de</strong><br />

mon départ il me faut être résolument positif et ce temps, gris et suffocant, induit en moi un penchant<br />

mé<strong>la</strong>ncolique...<br />

Je reprends <strong>la</strong> plume et n’ai pas encore, <strong>à</strong> cet instant, recouvré une humeur plus terrestre : j’ai ce soir,<br />

entre <strong>les</strong> mains, un album que m’a prêté Angelica ayant personnellement appartenu <strong>à</strong> Vanessa,<br />

intitulé : « Victorian photographs of famous men and fair women » <strong>de</strong> Julia Margaret Cameron et<br />

publié <strong>à</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press par <strong>Virginia</strong> et Léonard en 1926 <strong>à</strong> Tavistock Square. Il est signé <strong>à</strong> <strong>la</strong> plume,<br />

comme sa propriété, par <strong>la</strong> main <strong>de</strong> Vanessa Bell. Emotion, très forte émotion. Un élément provenant<br />

<strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> Histoire surgit directement du passé pour vivre ce soir entre mes mains comme il vécut<br />

auparavant entre <strong>les</strong> mains <strong>de</strong> Vanessa, <strong>de</strong> Duncan ou d’autres encore et très certainement <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

qui l’offrit probablement <strong>à</strong> sa soeur. La couverture <strong>de</strong> ce vieux livre est tachée <strong>de</strong> <strong>traces</strong> familières<br />

(<strong>de</strong>s ronds <strong>de</strong> pots <strong>de</strong> peinture par exemple). Le tissu est usé jusqu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> trame, il est uni, sans aucune<br />

mention inscrite, <strong>de</strong> face comme <strong>de</strong> dos : <strong>la</strong> tranche seule nous révèle son noble titre. Il est jauni <strong>de</strong><br />

mille dégradés et <strong>les</strong> pages sentent une o<strong>de</strong>ur grisante : l’œuvre du Temps. Un respect infini, une<br />

émotion forte et pure (pour Angelica, ce prêt est bien sûr beaucoup plus naturel, mais pour moi et en<br />

me méfiant <strong>de</strong> tout fétichisme, il <strong>de</strong>meure très impressionnant ; il est en tout cas <strong>la</strong> marque d’une<br />

gran<strong>de</strong> confiance qu’elle me porte c<strong>la</strong>irement et une fois encore).<br />

Angelica me reçoit chaque jour comme un Prince, n’épargnant pour moi ni son temps ni ses souvenirs.<br />

Je suis comblé et ne peux rien dire d’autre <strong>à</strong> présent...<br />

Samedi 24 janvier<br />

A <strong>la</strong> tombée du jour et dans <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>, je découvre ce soir, au hasard d’un portillon<br />

ouvert, <strong>la</strong> partie sud (et pieuse) <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cita<strong>de</strong>lle. Face <strong>à</strong> un ciel embrasé <strong>de</strong> teintes rouges et filets<br />

orangés, une étrange lumière bleutée confère <strong>à</strong> ce petit espace mysticisme, beauté, douceur et<br />

solennité pénétrantes. Un fin et froid brouil<strong>la</strong>rd, dégradé <strong>de</strong> teintes rose pâle et <strong>de</strong> bleus, s’étale sur <strong>la</strong><br />

Provence. Mon cœur se serre et je ne peux, une fois encore, me détacher <strong>de</strong> cet indicible et invisible<br />

rayonnement. L’étrange atmosphère <strong>de</strong> ce lieu semble <strong>à</strong> moi seul se révéler- il se passe ici quelque<br />

chose... La nuit est tombée <strong>à</strong> présent. Devant mes yeux ébahis par <strong>la</strong> magie <strong>de</strong> ce Sanctuaire, je revis<br />

mon passé et pressens mon futur, je capte l’Existence comme un long fil limpi<strong>de</strong>... <strong>Sur</strong> le dôme <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Cita<strong>de</strong>lle, <strong>la</strong> Vierge brille, <strong>les</strong> bras tendus face au ciel d’un seul astre étoilé. En parfaite communion, je<br />

m’éloigne maintenant... mais sitôt passé le porche, une bourrasque soudaine semble vouloir tout<br />

emporter sur son passage et s’engouffre avec puissance dans l’Arche <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> envoûtant : <strong>la</strong><br />

vision est fascinante voire effrayante- je vacille presque. Sous <strong>la</strong> fureur qui se lève, <strong>les</strong> silhouettes <strong>de</strong>s<br />

grands pins ploient et frissonnent dans <strong>la</strong> nuit opaline. Je dois partir au plus vite, il est temps ;<br />

résolument, <strong>les</strong> Eléments m’y invitent et sonnent le g<strong>la</strong>s <strong>de</strong> mon état <strong>de</strong> Grâce : une porte s’est ouverte<br />

sur un mon<strong>de</strong> inconnu, sur un mon<strong>de</strong> qui m’est <strong>à</strong> présent défendu. Il me faut presser le pas. Je jette un<br />

<strong>de</strong>rnier regard : <strong>la</strong> Vierge me tend <strong>les</strong> bras comme signe d’un au revoir...<br />

129


Dimanche 25 janvier<br />

Lorsque j’arrive chez elle aujourd’hui, Angelica ne m’a pas vu : elle lit un nouvel album sur l’Art <strong>de</strong><br />

Bloomsbury et semble littéralement absorbée, kidnappée. C’est notre <strong>de</strong>rnière entrevue du séjour et<br />

Angelica est très élégante. Nous évoquons au hasard d’une conversation <strong>la</strong> notion d’« intello »,<br />

démarche qui nous est communément et fondamentalement étrangère. Aucun milieu artistique,<br />

spécifiquement en France, n’y échappe : <strong>la</strong> littérature au premier rang (le petit mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’édition<br />

parisienne notamment, éditeurs, écrivains et journalistes), mais encore <strong>la</strong> peinture. De fait, ils tombent<br />

tous pour <strong>la</strong> plupart dans l’hérésie et le paradoxe <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l’Art une démarche élitiste et non une<br />

propension <strong>à</strong> l’ouverture. Nous évoquons ensuite, d’un point <strong>de</strong> vue commun, le passage toujours<br />

difficile qui caractérise <strong>la</strong> publication (au sens « rendu public ») d’une œuvre avec <strong>la</strong>quelle on a<br />

entretenu pendant toute sa création une gran<strong>de</strong> intimité et une puissante émotion. Ce rapport artistique<br />

affectif est résolument <strong>à</strong> contre-courant <strong>de</strong> <strong>la</strong> démarche « intello » qui vise pour sa part et dans une<br />

démarche orgueilleuse voire con<strong>de</strong>scendante, au spectacu<strong>la</strong>ire et inconsciemment <strong>à</strong> <strong>la</strong> f<strong>la</strong>tterie et<br />

n’obtient finalement que superficialité, snobisme et donc essentiellement inconsistance.<br />

Lundi 26 janvier<br />

Je quitte Forcalquier sous <strong>la</strong> neige. La première <strong>de</strong> mon séjour. Elle tombe dru et recouvre d’un petit<br />

brouil<strong>la</strong>rd ouaté <strong>la</strong> Pyrami<strong>de</strong> et ses maisons provença<strong>les</strong> qui semblent frissonner. Au chaud, j’attends<br />

l’autocar dans un café embrumé où se croisent mille discussions et o<strong>de</strong>urs hiverna<strong>les</strong>. Un étrange<br />

voyageur semb<strong>la</strong>nt sortir tout droit d’un roman <strong>de</strong> Ju<strong>les</strong> Verne attend <strong>à</strong> mes côtés. C’est un<br />

septuagénaire d’une gran<strong>de</strong> élégance <strong>à</strong> <strong>la</strong> barbe grise, transportant avec lui une mallette arrondie en<br />

vieux cuir épais, en parfait état. Il porte un manteau d’hiver cossu <strong>à</strong> <strong>la</strong>rge col et grands rabats, clos<br />

jusqu’au cou et scrute avec inquiétu<strong>de</strong> <strong>la</strong> neige qui ne cesse <strong>de</strong> tomber. Quel curieux personnage...<br />

Voil<strong>à</strong>, l’autocar est <strong>à</strong> présent arrivé et, sans tar<strong>de</strong>r, <strong>de</strong>rrière ce voyageur semb<strong>la</strong>nt venir d’un autre<br />

siècle, je m’y engouffre... Nous roulons <strong>à</strong> présent...<br />

La campagne est figée et couverte d’une épaisse étoffe neigeuse. Aucune teinte bigarrée n’existe plus,<br />

tout est b<strong>la</strong>nc et gelé, ce spectacle est saisissant. Ces arbres <strong>de</strong> craie semblent sculptés. L’eau, qui<br />

peine <strong>à</strong> s’écouler tout au fond <strong>de</strong>s vallées, est le seul élément vivant <strong>de</strong> cette vaste fresque naturelle.<br />

Mais <strong>les</strong> berges <strong>de</strong> ces rivières <strong>de</strong>venues ruisseaux s’amincissent minute par minute. Le tableau est<br />

statique. Dans ce car confortable, j’écris au coin du feu sans personne autour <strong>de</strong> moi et jouis d’une<br />

gran<strong>de</strong> table et <strong>de</strong> quatre fauteuils moelleux pour dégourdir ma plume. Nullement absorbé par <strong>la</strong><br />

conduite, tout <strong>à</strong> fait disponible pour observer, tout observer et si possible traduire, je voyage dans un<br />

confort total, physique comme mental, un peu <strong>à</strong> <strong>la</strong> façon <strong>de</strong>s grands voyageurs <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> passés...<br />

Le voyage s’achève et, <strong>à</strong> mesure que nous approchons d’Avignon, <strong>la</strong> nature fait grise mine et est, ci et<br />

l<strong>à</strong>, impitoyablement jonchée <strong>de</strong> résidus humains. Retour alors dans ce mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne prétendu<br />

civilisé…<br />

Samedi 21 février<br />

Forcalquier. Ce petit îlot <strong>de</strong> quiétu<strong>de</strong> me manque. Il est vingt et une heures trente et je pense <strong>à</strong><br />

Angelica. Je me dis aussi, ce soir, que ma vie physique est en profond déca<strong>la</strong>ge avec ce beau rêve.<br />

Dissonances essentiel<strong>les</strong>...<br />

Dimanche 14 mars<br />

J’ai, <strong>de</strong>puis neuf heures ce matin, employé mon dimanche <strong>à</strong> écrire pour alors, <strong>à</strong> dix-sept heures, saisir<br />

mon téléphone, composer le numéro d’Angelica et lui parler. Je sors <strong>à</strong> volonté <strong>de</strong> cette histoire pour<br />

discuter avec elle dans <strong>la</strong> réalité. C’est bien l<strong>à</strong> toute <strong>la</strong> magie <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> Aventure dont chaque<br />

jour je pèse résolument <strong>la</strong> quintessence et <strong>la</strong> préciosité…<br />

130


Dimanche 11 avril<br />

Je re<strong>de</strong>scends <strong>à</strong> Forcalquier vendredi prochain. Ce jour-l<strong>à</strong>, j’ai ren<strong>de</strong>z-vous au cinéma <strong>à</strong> dix-huit<br />

heures avec Angelica et <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses amies. Au programme : « La jeune fille <strong>à</strong> <strong>la</strong> perle », du cinéaste<br />

américain Peter Webber, adapté du roman <strong>de</strong> l’écrivaine américaine Tracy Chevalier, une fiction<br />

autour <strong>de</strong> ce tableau mythique du maître f<strong>la</strong>mand Jan Vermeer et <strong>de</strong> l’énigmatique jeune fille, modèle<br />

en l’occasion.<br />

Vendredi 16 avril (Forcalquier)<br />

De retour <strong>de</strong> <strong>la</strong> séance programmée et <strong>à</strong> l’occasion d’un dîner entre nous, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>à</strong> Angelica si ses<br />

parents, comme <strong>à</strong> l’époque <strong>de</strong> Vermeer, importaient eux aussi <strong>de</strong>s colonies <strong>les</strong> ingrédients nécessaires<br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> confection <strong>de</strong>s peintures. Elle me répond alors qu’<strong>à</strong> l’époque <strong>de</strong> Vanessa et Duncan <strong>les</strong> tubes <strong>de</strong><br />

gouache existaient déj<strong>à</strong> mais que, quelques rares fois, elle vit ses parents écraser dans un réceptacle<br />

une ou plusieurs pierres semi-précieuses (Lapis Lazuli) qui produisaient alors <strong>de</strong>s bleus étonnants...<br />

Samedi 17 avril<br />

Angelica me confie aujourd’hui pour examen un très bel et ancien album datant <strong>de</strong> 1941 reproduisant<br />

l’intégralité <strong>de</strong>s toi<strong>les</strong> <strong>de</strong> Jan Vermeer dans lequel, <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin, sont inscrites <strong>à</strong> <strong>la</strong> main et <strong>de</strong> manière<br />

spontanée <strong>de</strong>s critiques très techniques <strong>de</strong> Clive Bell : moment d’un énorme intérêt, bien sûr et d’une<br />

certaine émotion une fois encore…<br />

Mardi 20 avril<br />

Le thé et <strong>les</strong> discussions autour du thé semblent être <strong>de</strong>s moments sacro-saints dans cette famille, <strong>de</strong>s<br />

moments d’échanges et <strong>de</strong> convivialité justement, occasions <strong>de</strong> rapports humains on ne peut plus<br />

précieux. Au sens le plus <strong>de</strong>nse, il s’agit en <strong>la</strong> matière <strong>de</strong> « savoir vivre » (savoir écouter et aimer<br />

partager). Beaucoup <strong>de</strong> discussions intéressantes (voire amusantes) naissent naturellement entre nous<br />

et sont émaillées aussi <strong>de</strong> longs moments calmes : <strong>les</strong> silences sont d’or, <strong>les</strong> mots ne sont pas uti<strong>les</strong> (et<br />

reflètent d’ailleurs un trait familial, comme me l’indiquera Fanny, l’une <strong>de</strong>s fil<strong>les</strong> d’Angelica, un an et<br />

<strong>de</strong>mi plus tard. Ils sont liés également <strong>à</strong> l’aspect solitaire et concentré <strong>de</strong> <strong>la</strong> création et donc au mo<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> vie artistique).<br />

Vendredi 23 avril<br />

Nous jardinons ensemble ce matin : chacun sa tâche. Le jardin d’Angelica est <strong>à</strong> son image ; paisible, il<br />

lui sourit sans réserve. Outre pour le p<strong>la</strong>isir personnel, travailler <strong>la</strong> terre avec Angelica est aussi<br />

l’occasion <strong>de</strong> précieux cours <strong>de</strong> botanique et j’y prends goût avec un grand bonheur. Une heure et<br />

<strong>de</strong>mie passe : Angelica est rentrée <strong>à</strong> présent, semble-t-il. Une mélodie s’échappe <strong>de</strong>s murs <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

maison : c’est du piano et c’est Angelica qui joue. La mélodie envahit <strong>les</strong> bourgeons et <strong>les</strong> rameaux <strong>de</strong><br />

cette Nature enchevêtrée. Dès <strong>les</strong> premières notes, <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois voluptueuses et énergiques, un oiseau,<br />

occupé <strong>à</strong> se nourrir, s’arrête un long instant comme figé par ces gammes qui semblent se fondre en ce<br />

jardin. Il écoute, attentif, tandis que <strong>les</strong> abeil<strong>les</strong> et <strong>les</strong> bourdons se gorgent <strong>de</strong> pollens...<br />

A mesure que nous nous connaissons mieux, Angelica et moi vivons <strong>à</strong> présent une sorte <strong>de</strong> maturité<br />

dans notre re<strong>la</strong>tion : <strong>la</strong> consécration d’une amitié bien singulière. Nous nous sommes d’ailleurs<br />

rapi<strong>de</strong>ment tutoyés (avec parfois quelques rechutes) <strong>de</strong> <strong>la</strong> manière <strong>la</strong> plus spontanée du mon<strong>de</strong>.<br />

Chaque séjour nous apparaît différent <strong>de</strong>s précé<strong>de</strong>nts et approfondit nos attaches mutuel<strong>les</strong> sur <strong>la</strong> voie<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité, trame <strong>de</strong> cette longue Aventure. Je vis <strong>à</strong> ses côtés une gran<strong>de</strong> leçon dans mon<br />

existence, une élévation personnelle. Angelica, fascinante et, <strong>à</strong> certains égards, dans sa présencemême,<br />

très impressionnante (une aura semble l’entourer), est pour moi comme un « professeur » qui<br />

me porte vers <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s valeurs humaines en complet déca<strong>la</strong>ge avec l’insensibilité et <strong>la</strong> médiocrité<br />

actuel<strong>les</strong> <strong>de</strong> notre société. Toutes <strong>les</strong> fois où je l’ai rejointe <strong>à</strong> Forcalquier, j’ai éprouvé le sentiment (et<br />

l’assurance) <strong>de</strong> voguer vers un autre mon<strong>de</strong> en conflit total avec mon cadre <strong>de</strong> vie quotidien- une sorte<br />

131


<strong>de</strong> double vie, voire <strong>de</strong> dédoublement. J’ai découvert avec elle un nouveau Continent, une Aventure<br />

humaine considérable et ce livre est d’abord pour toi, Angelica, toi qui m’as offert cette beauté sur un<br />

p<strong>la</strong>teau doré, toi qui attends <strong>de</strong> me lire avec <strong>la</strong> plus haute attention et <strong>la</strong> plus sincère émotion ; je me<br />

sens résolument et passionnément investi dans cette gran<strong>de</strong> mission <strong>de</strong> traduction : traduire votre<br />

Histoire, traduire <strong>la</strong> nôtre aussi et ainsi tenter <strong>de</strong> comprendre <strong>les</strong> personnages qui me fascinent.<br />

En ce moment, je lis et analyse le « Journal » <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> : elle évoque <strong>à</strong> l’instant Angelica. Le<br />

téléphone sonne et rompt ma solitu<strong>de</strong> : c’est elle. Je lui rends visite dans quatre heures...<br />

Samedi 24 avril<br />

(<strong>Sur</strong> le pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte d’entrée, en rez-<strong>de</strong> jardin, chez Angelica) : « Angelica, où es-tu ?......... Tu es l<strong>à</strong><br />

Angelica ? »........ « Oui <strong>Philippe</strong>... je suis <strong>à</strong> l’étage..... entre..... tu fais partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille<br />

maintenant !... ».<br />

Je <strong>la</strong> rejoins... Elle est dans son atelier : elle peint. Un air <strong>de</strong> guitare espagnole tourne autour d’elle. De<br />

peur <strong>de</strong> rompre l’harmonie qui se dégage, je m’approche <strong>à</strong> pas feutrés : je me trouve <strong>à</strong> présent dans<br />

son antre, dans son univers. De chaque fenêtre <strong>la</strong> lumière jaillit et semble vers elle et sur ses toi<strong>les</strong> se<br />

concentrer- elle marque une pause et se retourne vers moi. Son sourire et son regard saphir<br />

réfléchissent en un instant toute <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté du lieu : elle est radieuse. Ses peintures reflètent pour moi en<br />

un clin d’œil toute <strong>la</strong> gaieté et <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Jamais je n’oublierai ce voyage qui vient <strong>de</strong><br />

m’emporter en une fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> vers le plus bel arc en ciel <strong>de</strong> mes rêves...<br />

Je me dis ce soir que notre re<strong>la</strong>tion et l’atmosphère <strong>de</strong> nos <strong>rencontre</strong>s <strong>de</strong>meurent résolument<br />

intraduisib<strong>les</strong>. Je mesure par l<strong>à</strong>-même <strong>la</strong> teneur exceptionnelle mais aussi <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tivité <strong>de</strong> mon travail <strong>à</strong><br />

vouloir éperdument traduire <strong>la</strong> quintessence <strong>de</strong> cette Histoire qui ne connaît réellement aucun mot.<br />

Aussi, ai-je décidé <strong>à</strong> présent <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r en moi et pour moi cette re<strong>la</strong>tion extrêmement privilégiée et ne<br />

reprendre <strong>la</strong> plume qu’<strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> mon futur retour en Angleterre <strong>de</strong> fin octobre prochain, <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>rencontre</strong> <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton. Je conclus donc momentanément par ces réflexions. Cette Histoire, celle <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> et Léonard, celle <strong>de</strong> Vanessa et Duncan, celle d’Angelica, celle du Groupe <strong>de</strong> Bloomsbury<br />

encore, enfin, celle <strong>de</strong> tous ceux qui ont vécu cette gran<strong>de</strong> Aventure, sont <strong>de</strong>s histoires d’amour et <strong>de</strong><br />

passion : <strong>la</strong> passion <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie et l’amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> beauté sous toutes ses formes. Tous engagés <strong>à</strong> leur<br />

façon, <strong>de</strong> manière hyper-créative <strong>à</strong> faire bouger <strong>les</strong> choses, amis ou membres du Groupe <strong>de</strong><br />

Bloomsbury, artistiquement, politiquement, idéologiquement ou économiquement pour l’un d’entre<br />

eux, humainement et intellectuellement, dans <strong>les</strong> messages qu’ils généraient et qu’ils transmettaient,<br />

dans <strong>la</strong> défense <strong>de</strong>s causes <strong>les</strong> plus diffici<strong>les</strong>, je pense bien sûr <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> en <strong>la</strong> matière sensible<br />

et intellectuelle et notamment <strong>la</strong> défense <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause féminine, sans parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> déstructuration du<br />

c<strong>la</strong>ssicisme romanesque en un procédé jamais inégalé et intemporel, mais aussi <strong>à</strong> l’engagement<br />

concret <strong>de</strong> Julian Bell pour <strong>la</strong> liberté dont il paya <strong>de</strong> sa vie, mais encore <strong>à</strong> celui non moins concret <strong>de</strong><br />

Léonard <strong>Woolf</strong> pour <strong>la</strong> promotion internationale <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture écrite sous toutes ses formes et <strong>la</strong><br />

défense <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s valeurs humaines. Angelica, ambassadrice et missionnaire contemporaine <strong>de</strong> cette<br />

époque fertile, héritière unique <strong>de</strong> ces générations, porte <strong>à</strong> elle seule et perdure pour sa part avec<br />

panache et dignité, insatiabilité, <strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s valeurs dont elle est issue qui <strong>la</strong> composent<br />

essentiellement tout en revendiquant légitimement son existence propre et son autonomie. Fréquents<br />

néanmoins sont <strong>les</strong> cas <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendants, du côté <strong>de</strong> Vanessa Bell et <strong>de</strong> Vita Sackville-West (<strong>les</strong><br />

Nicolson) ainsi que <strong>de</strong>s Partridge, pour ne citer que ceux-l<strong>à</strong>, qui, <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième vers <strong>les</strong> troisième et<br />

quatrième générations, ont continué <strong>à</strong> se marier entre famil<strong>les</strong>, perpétrant parfois l’usage <strong>de</strong>s prénoms<br />

mythiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> première génération et perdurant ainsi quelque part l’Histoire <strong>de</strong> Bloomsbury,<br />

traduisant finalement un esprit <strong>de</strong> groupe qui ne s’est jamais démenti et ne doit rien au hasard...<br />

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Chapitre V<br />

« Journal d’un écrivain » (analyse)<br />

Je m’attache dans ce chapitre, par le choix chronologique <strong>de</strong> certains courts extraits qui ne se veulent<br />

en rien le reflet d’un portrait absolu, essentiellement <strong>à</strong> <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, quand bien<br />

même cette approche est indissociable <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> femme écrivain, mais je commenterai moins<br />

systématiquement <strong>les</strong> analyses littéraires qui enrichissent l’œuvre en question et que Léonard <strong>Woolf</strong>,<br />

lui, a partiellement mais essentiellement retranscrites en publiant ce con<strong>de</strong>nsé en un volume du<br />

« Journal » <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> qui en compte intégralement vingt-six : il en a fait fort délicatement le<br />

« Journal d’un écrivain »...<br />

7/8/1918<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> évoque <strong>la</strong> sortie <strong>de</strong> « Bliss » (« Félicité »), ouvrage <strong>de</strong> Katherine Mansfield : « je vais<br />

être obligée, je le crains, d’admettre que son intelligence n’est qu’une très mince couche <strong>de</strong> terre d’<strong>à</strong><br />

peine un ou <strong>de</strong>ux pouces recouvrant une roche très stérile (…) le tout fait pauvre et bon marché (…)<br />

Et puis elle écrit mal (…) Cette lecture me <strong>la</strong>isse le sentiment d’un être dur et insensible ».<br />

<strong>Virginia</strong> est ici très sévère <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> son amie Katherine Mansfield. Les femmes particulièrement<br />

dures envers leur semb<strong>la</strong>ble, thème qu’elle évoqua notamment dans son essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi »<br />

et rôle qu’elle joua aussi parfois au cours <strong>de</strong> sa vie- se référer en outre <strong>à</strong> l’analyse <strong>de</strong> ses rapports<br />

pointus <strong>de</strong> rivalité avec son amie écrivain développée dans <strong>la</strong> partie « profil psychologique et<br />

biographique ». L’on doit également remarquer ici <strong>la</strong> prépondérance qu’elle accor<strong>de</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> sensibilité,<br />

prêtant <strong>à</strong> son amie et pour l’occasion <strong>de</strong>s <strong>la</strong>cunes en <strong>la</strong> matière.<br />

5/3/1919<br />

« (…) mon cerveau court encore le long <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie ferrée, ce qui le rend inapte <strong>à</strong> <strong>la</strong> lecture (…) ».<br />

La romancière évoque ici <strong>la</strong> voie ferrée reliant <strong>la</strong> petite ville <strong>de</strong> Richmond (où le couple <strong>Woolf</strong> habite<br />

alors, <strong>à</strong> Hogarth House) <strong>à</strong> Londres. Cet appel londonien, elle l’entendra toute sa vie et oscillera bien<br />

souvent entre <strong>de</strong>ux choix diffici<strong>les</strong> <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce : <strong>la</strong> campagne ou Londres et ce pour <strong>de</strong>s raisons<br />

physiques et menta<strong>les</strong>, certes, mais aussi comme <strong>de</strong>ux puissantes sources inépuisab<strong>les</strong> d’inspiration,<br />

complémentaires et incomparab<strong>les</strong>.<br />

27/3/1919<br />

« (…) le temps viendra-t-il où je pourrai relire mes textes imprimés sans rougir, trembler et souhaiter<br />

me cacher dans un trou ? (…) ».<br />

Analyse déj<strong>à</strong> faite <strong>de</strong> cet état d’esprit <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> : un manque <strong>de</strong> confiance en elle qui <strong>la</strong> suivra toute<br />

sa vie mais contre lequel elle se battra avec force et, avec l’âge, contre lequel elle parviendra <strong>de</strong> plus<br />

en plus <strong>à</strong> se renforcer <strong>à</strong> défaut <strong>de</strong> s’en préserver absolument. Elle acquérra après <strong>la</strong> quarantaine une<br />

plus gran<strong>de</strong> faculté <strong>de</strong> résistance, notamment <strong>à</strong> <strong>la</strong> critique, se focalisant sur <strong>la</strong> consistance <strong>de</strong> son art et<br />

non sur <strong>les</strong> perturbations voire <strong>les</strong> parasites extérieurs, dépendant alors beaucoup moins <strong>de</strong> l’avis<br />

d’autrui en <strong>la</strong> matière. La critique peut en effet valoriser, encourager, ou bien encore sanctionner, en<br />

133


l’occurrence éc<strong>la</strong>irer le travail <strong>de</strong> l’écrivain et donc compléter, enrichir <strong>la</strong> perception générale d’une<br />

œuvre quelle qu’elle soit, mais aussi, tout au contraire, perturber l’attention <strong>de</strong> l’artiste et dénaturer <strong>la</strong><br />

matière essentielle <strong>de</strong> son art qui échappe alors essentiellement <strong>à</strong> <strong>la</strong> perception <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

critique.<br />

12/05/1919<br />

« L’essentiel <strong>de</strong>meure le p<strong>la</strong>isir que j’ai <strong>à</strong> écrire. Ces brumes <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée ont d’autres causes je<br />

suppose et el<strong>les</strong> sont profondément enfouies. La vie est un flux et un reflux perpétuel, ce qui explique<br />

beaucoup <strong>de</strong> choses, bien que j’ignore <strong>la</strong> cause <strong>de</strong> ces marées ».<br />

Cette citation pressent cette image du flux et du reflux perpétuel <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie simi<strong>la</strong>ire <strong>à</strong> celui <strong>de</strong>s vagues<br />

qui inspireront son roman <strong>à</strong> consonance majeure douze années plus tard ; elle y ajoute une légère<br />

touche d’humour, trait toujours très présent dans le tempérament <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>. Ces phrases sont<br />

essentiel<strong>les</strong>.<br />

26/09/1920<br />

« Jacob s’est arrêté net, au beau milieu <strong>de</strong> cette réunion qui m’amusait tellement (…) une longue<br />

pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> travail consacrée au roman (<strong>de</strong>ux mois sans interruption) m’a rendue noncha<strong>la</strong>nte, a jeté<br />

une ombre sur moi. Or, l’esprit engagé dans une œuvre <strong>de</strong> fiction a besoin <strong>de</strong> toute sa hardiesse, <strong>de</strong><br />

toute sa confiance (…) j’ai commencé <strong>à</strong> m’interroger sur ce que j’étais en train <strong>de</strong> faire, <strong>à</strong> craindre<br />

(c’est <strong>de</strong> règle en pareil cas) <strong>de</strong> n’avoir pas tracé mon p<strong>la</strong>n avec assez <strong>de</strong> simplicité, puis <strong>à</strong> <strong>la</strong>mbiner, <strong>à</strong><br />

perdre du temps, <strong>à</strong> hésiter- il n’en faut pas plus pour s’imaginer que tout est perdu ».<br />

Exemple qui montre une fois encore le caractère fluctuant <strong>de</strong> <strong>la</strong> créativité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, sujette<br />

aux sautes d’humeur, appréhendant <strong>la</strong> Vie par alternance du côté noir et du côté constructif (optimiste)<br />

et très influençable par tout événement extérieur, si insignifiant soit-il mais agissant immédiatement<br />

sur son attention et sa sensibilité. Sa vie entière sera jalonnée <strong>de</strong> tel<strong>les</strong> <strong>de</strong>scentes suivies d’embellies.<br />

Un exemple <strong>de</strong> <strong>de</strong>scente donc, passant d’une manière fugitive d’un extrême <strong>à</strong> l’autre, d’énergie <strong>à</strong><br />

abattement, le moindre événement ou le moindre questionnement pouvant agir sur elle <strong>de</strong> manière<br />

disproportionnée.<br />

25/10/1920<br />

« Pourquoi <strong>la</strong> vie est elle donc si tragique ? Si semb<strong>la</strong>ble <strong>à</strong> une bordure <strong>de</strong> trottoir au-<strong>de</strong>ssus d’un<br />

gouffre ? Je regar<strong>de</strong> en bas, le vertige me gagne ; je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comment j’arriverai jamais au terme<br />

<strong>de</strong> ma route. Pourquoi cette impression ? Maintenant que je l’ai exprimée, je ne <strong>la</strong> ressens plus. Le feu<br />

brille (…) Ma mé<strong>la</strong>ncolie diminue <strong>à</strong> mesure que j’écris ».<br />

Une lueur, diaphane, mais résolue <strong>à</strong> f<strong>la</strong>mboyer. L’écriture bienfaitrice, test en temps réel <strong>de</strong> l’aspect<br />

thérapeutique <strong>de</strong> l’écriture sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et, en l’occurrence, <strong>de</strong> <strong>la</strong> tenue (très ang<strong>la</strong>ise) d’un<br />

Journal au cours d’une existence (« Diary » dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue originale / NB : sa nièce Angelica pratique<br />

<strong>de</strong> même dans sa vie personnelle) ; puis <strong>la</strong> Vie, revêtant mille facettes selon notre humeur qui évolue<br />

sans cesse et modifie ainsi fréquemment notre perception <strong>de</strong> nous-même ainsi que du mon<strong>de</strong> qui nous<br />

entoure- c’est en fait une approche philosophique fondamentale. Les multip<strong>les</strong> sensibilités et ressentis,<br />

en tant qu’individualités, forment <strong>les</strong> bases infinies et puissantes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Raison. L’on retrouve ici<br />

l’aspect complexe du tempérament <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, très sensible, intelligente et intuitive, mais, par<br />

l<strong>à</strong>-même, instable et parfois torturée.<br />

12/04/1921<br />

« Lytton trouve Le Quatuor <strong>à</strong> cor<strong>de</strong>s magnifique (…) Pendant un instant tous mes nerfs ont été<br />

parcourus <strong>de</strong> joie, <strong>à</strong> tel point que j’en oubliai d’acheter mon café et que je traversai Hungerford Bridge<br />

dans un état d’exaltation et <strong>de</strong> frémissement intense. Il y avait aussi le beau soir bleu et <strong>la</strong> Tamise<br />

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couleur <strong>de</strong> ciel (...) Puis ce fut Roger, qui me croit sur <strong>la</strong> piste <strong>de</strong> véritab<strong>les</strong> découvertes et qui ne me<br />

considère pas du tout comme du toc (…) Je suis loin d’être aussi heureuse que j’étais déprimée (…) je<br />

me sens tout <strong>de</strong> même dans un état <strong>de</strong> sécurité. Le <strong>de</strong>stin ne peut pas m’atteindre ».<br />

L’on voit ici l’énorme importance que revêt le soutien <strong>de</strong>s proches <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> dans sa confiance en<br />

elle, notamment en tant qu’écrivain. On lit <strong>la</strong> joie dans ses termes, on lit aussi une fois encore une<br />

certaine fragilité, mais également <strong>de</strong>s accès d’énergie et <strong>de</strong> force fulgurants et une inspiration naturelle<br />

qui en découle.<br />

« Ce que j’avais craint, c’était qu’on me rejetât comme négligeable ».<br />

Son ennemi en tant qu’écrivain est l’indifférence. Mieux vaut <strong>la</strong> critique, même sévère, <strong>à</strong><br />

l’indifférence. La critique prouve que le lecteur a été touché, qu’il ne reste pas insensible. Et si le<br />

lecteur en question est un écrivain, le test prend alors toute sa finesse voire son acidité. Entre <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> et certains <strong>de</strong> ses condiscip<strong>les</strong>, une « compétition » sans pitié sera parfois engagée ; <strong>à</strong> <strong>la</strong> clé, il y<br />

aura le bien-être, <strong>la</strong> satisfaction et l’assurance ou l’inverse : <strong>la</strong> possible crise, l’abattement temporaire.<br />

L’on remarque donc une fois encore que <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> était très attentive au jugement <strong>de</strong>s autres.<br />

13/08/1921<br />

« (…) assommants aussi <strong>les</strong> récits <strong>de</strong> voyages en mer parce que le voyageur s’obstine <strong>à</strong> en décrire <strong>les</strong><br />

beautés au lieu <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre dans <strong>les</strong> cabines et <strong>de</strong> nous raconter <strong>à</strong> quoi ressemb<strong>la</strong>ient <strong>les</strong> matelots,<br />

leurs vêtements, leur nourriture et comment ils se comportaient ».<br />

<strong>Virginia</strong> montre ici sa faveur pour le côté profondément humain <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> vie au détriment <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

recherche systématique et superficielle <strong>de</strong> beauté, cette approche lui fournissant en outre <strong>la</strong> matière<br />

romanesque mais constituant aussi un comportement sincère <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> l’Existence.<br />

18/02/1922<br />

« (…) j’ai pris mon parti <strong>de</strong> n’être jamais un écrivain popu<strong>la</strong>ire et c’est si vrai que je considère que<br />

l’indifférence ou <strong>les</strong> injures font partie <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>stin (…) Je n’écrirai que ce qui me p<strong>la</strong>ît, qu’on en<br />

pense ce que l’on voudra. Le seul intérêt qu’on me porte en tant qu’écrivain provient, je commence <strong>à</strong><br />

m’en rendre compte, <strong>de</strong> ma bizarre personnalité et non d’une force, d’une passion ou quoi que ce soit<br />

<strong>de</strong> remarquable ».<br />

<strong>Virginia</strong> a déj<strong>à</strong> insisté, donnant conseil aux futures romancières, sur le fait d’écrire librement et<br />

exclusivement ce qui leur vient au cœur et <strong>à</strong> l’esprit. Elle veut être un écrivain libre ; elle se sait<br />

atypique, c’est un euphémisme et sait qu’elle est reconnue pour ce caractère indomptable et<br />

insaisissable, ce qui prouve une fois encore <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> capacité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> reculer d’un pas pour<br />

s’auto-analyser avec justesse. <strong>Virginia</strong> précise qu’elle ne fera aucune concession : elle s’efforcera<br />

toujours <strong>de</strong> traduire ses vibrations intérieures sans se soucier <strong>de</strong>s attentes extérieures.<br />

« (…) il faut que je continue La Princesse <strong>de</strong> Clèves. Il y a longtemps que ce chef-d’œuvre pèse sur<br />

ma conscience. Moi, parler <strong>de</strong> fiction sans avoir lu un c<strong>la</strong>ssique comme celui-l<strong>à</strong> ! Mais <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong>s<br />

c<strong>la</strong>ssiques est généralement ardue, surtout celui-l<strong>à</strong> qui est c<strong>la</strong>ssique par <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong> sa forme, par sa<br />

sérénité, son art. Pas un cheveu <strong>de</strong> sa tête n’a bougé ».<br />

<strong>Virginia</strong> rend ici hommage au grand c<strong>la</strong>ssique <strong>de</strong> Madame <strong>de</strong> <strong>la</strong> Fayette écrit au XVII ème siècle.<br />

Mais elle dira aussi, en lien avec ces gran<strong>de</strong>s œuvres un peu rigi<strong>de</strong>s : « ce sont <strong>les</strong> battements du cœur<br />

humain et non <strong>les</strong> musc<strong>les</strong> du <strong>de</strong>stin que nous observons ». La romancière aura alors ces mots qui<br />

excellent par leur finesse <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong>s milieux nob<strong>les</strong> inspirant ces grands c<strong>la</strong>ssiques : « mais <strong>les</strong><br />

histoires <strong>de</strong>s nob<strong>les</strong> cœurs humains ont leurs mouvements qu’on ne peut approcher en d’autres<br />

circonstances ».<br />

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26/07/1922<br />

« Léonard trouve que La Chambre <strong>de</strong> Jacob ne ressemble <strong>à</strong> aucun autre roman, que <strong>les</strong> personnages<br />

sont <strong>de</strong>s fantômes et que c’est étrange. Je n’ai aucune philosophie <strong>de</strong> l’existence déc<strong>la</strong>re-t-il, mes<br />

personnages sont <strong>de</strong>s marionnettes ballottées par le <strong>de</strong>stin. Il ne croit pas que le <strong>de</strong>stin agisse <strong>de</strong> cette<br />

manière (…) il a trouvé que tout était intéressant et très beau, sans une faute (…) Je n’arrive pas <strong>à</strong><br />

rapporter ce<strong>la</strong> aussi correctement que je le <strong>de</strong>vrais car j’étais très inquiète et tourmentée. Mais dans<br />

l’ensemble je suis contente. Nous ne savons ni l’un ni l’autre ce que le public en pensera. Il est hors <strong>de</strong><br />

doute pour moi que je commence enfin (<strong>à</strong> quarante ans) <strong>à</strong> m’exprimer d’une manière personnelle et<br />

cette découverte est si importante pour moi que je crois que je pourrais me passer <strong>de</strong> louanges ».<br />

<strong>Virginia</strong> a désormais conscience que son succès grandissant émane <strong>de</strong> sa singulière façon d’écrire.<br />

Elle le vit alors et avant tout comme un renforcement personnel, un point non encore atteint dans sa<br />

vie : celui <strong>de</strong> ses quarante ans qui lui apporte une certaine paix et une gran<strong>de</strong> liberté d’écriture, une<br />

assise plus confortable qui <strong>la</strong> rassure indéniablement en <strong>la</strong> naissance d’une plus gran<strong>de</strong> et durable<br />

confiance en elle. Mais pour autant, <strong>la</strong> romancière ne sera jamais et ce toute sa vie durant<br />

définitivement délivrée du doute.<br />

04/10/1922<br />

« (…) mon projet <strong>de</strong> lire <strong>de</strong>ux livres en même temps est réalisable et j’aime avoir un but quand je lis<br />

(…) Je pourrai poursuivre régulièrement mes lectures grecques et commencer Le Premier Ministre<br />

vendredi matin. Je vais lire La Trilogie, un peu <strong>de</strong> Sophocle, un peu d’Euripi<strong>de</strong> et un dialogue <strong>de</strong><br />

P<strong>la</strong>ton ; et aussi <strong>les</strong> vies <strong>de</strong> Bentley et <strong>de</strong> Jebb. A quarante ans je commence <strong>à</strong> connaître le mécanisme<br />

<strong>de</strong> mon propre cerveau et <strong>à</strong> savoir comment en tirer le maximum <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir et <strong>de</strong> travail. Le secret est,<br />

je pense, <strong>de</strong> toujours s’arranger pour que le travail soit agréable ».<br />

Toute <strong>la</strong> mesure d’une immense culture et d’une intarissable soif <strong>de</strong> lecture (NB : « Le Premier<br />

Ministre » est une nouvelle <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>).<br />

19/06/1923<br />

« Dans ce livre- Les Heures- (…) je voudrais exprimer <strong>la</strong> vie, <strong>la</strong> mort, <strong>la</strong> raison, <strong>la</strong> folie. Je voudrais<br />

critiquer le système social, le montrer <strong>à</strong> l’œuvre dans toute son intensité (…) Les Heures me sont-el<strong>les</strong><br />

dictées par une profon<strong>de</strong> émotion ? Naturellement le passage <strong>de</strong> <strong>la</strong> folie me tracasse beaucoup,<br />

contraint mon esprit <strong>à</strong> <strong>de</strong> tels jaillissements que je puis <strong>à</strong> peine envisager d’y consacrer <strong>les</strong> semaines <strong>à</strong><br />

venir (…) Pour aller au fond <strong>de</strong>s choses, maintenant que j’ai recommencé <strong>à</strong> écrire un roman, je sens<br />

ma force rayonner hors <strong>de</strong> moi <strong>à</strong> son maximum. Je prévois (…) que ce sera une terrible lutte. Le<br />

thème est si étrange et si puissant ! Il me faut toujours m’arracher ma propre substance pour l’adapter<br />

au récit (…) Je voudrais écrire ce livre sans arrêt, avec rapidité et violence ».<br />

Se rapprocher pour cet extrait du chapitre consacré <strong>à</strong> l’analyse <strong>de</strong> cet ouvrage et notamment au fait<br />

que <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> conception <strong>de</strong> ce roman étrange et singulier fut un passage vécu tout aussi<br />

puissamment et <strong>de</strong> manière bouleversante dans <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière. A ce sta<strong>de</strong>, le roman en<br />

question se nomme encore : « The Hours » (« Les Heures ») et sera finalement dénommé : « Mrs<br />

Dalloway ».<br />

25/08/1923<br />

Nouvelle réflexion <strong>à</strong> propos <strong>de</strong> « Mrs Dalloway » : « Je me débats <strong>de</strong>puis je ne sais combien <strong>de</strong> temps<br />

avec Les Heures : c’est vraiment l’un <strong>de</strong>s plus torturants, l’un <strong>de</strong>s plus réfractaires <strong>de</strong> tous mes livres<br />

(…) je n’arrête pas <strong>de</strong> le bâtir et <strong>de</strong> le rebâtir. Que se passe-t-il avec ce livre ? ».<br />

« Mrs Dalloway » sera bien l’ouvrage charnière <strong>de</strong> l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, un livre d’un tout<br />

nouveau style qui suscitera chez le lecteur une singulière émotion.<br />

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26/05/1924<br />

L’année du retour <strong>à</strong> Londres, alors besoin vital pour <strong>Virginia</strong>, cette ville représentant pour elle<br />

beauté et source d’inspiration : « Londres est un enchantement. C’est comme si je posais le pied sur<br />

un tapis magique aux couleurs fauves qui m’emporterait droit au cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> beauté, sans que j’aie <strong>à</strong><br />

lever le petit doigt. Les nuits sont étonnantes, avec tous ces portiques b<strong>la</strong>ncs et ces <strong>la</strong>rges avenues<br />

silencieuses (…) son animation me soutient (...) Et puis je gagne énormément <strong>à</strong> pouvoir <strong>rencontre</strong>r <strong>de</strong>s<br />

êtres humains fréquemment et quand il me p<strong>la</strong>ît ; je peux me précipiter <strong>de</strong>dans ou <strong>de</strong>hors <strong>à</strong> ma guise et<br />

sortir <strong>de</strong> ma stagnation ».<br />

Certes, Rodmell inspirait énormément <strong>Virginia</strong> et était un endroit <strong>de</strong> repos et <strong>de</strong> création, mais<br />

Londres lui apportait plus <strong>de</strong> vie au sens actif du terme, plus d’occasions d’y observer une multitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> personnages : « Des visages qui passent éveillent mon esprit et l’empêchent <strong>de</strong> se figer comme ce<strong>la</strong><br />

lui arrive dans le silence <strong>de</strong> Rodmell ». Vers <strong>la</strong> fin 1940, lorsque <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> seront contraints<br />

pour cause <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong> s’installer définitivement <strong>à</strong> Rodmell, <strong>Virginia</strong> vivra parfois sa séparation<br />

forcée avec Londres comme un étouffement.<br />

02/08/1924<br />

« Nous voici <strong>à</strong> Rodmell (…) Une gran<strong>de</strong> <strong>la</strong>ssitu<strong>de</strong> pèse sur moi comme si nous étions très vieux et<br />

près <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> toutes choses. Ce doit être le contraste avec Londres et son tourbillon d’activités. Et<br />

puis je suis <strong>à</strong> marée basse avec mon livre- <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Septimus- et je commence <strong>à</strong> croire que je suis<br />

une ratée (…) La campagne est comme un couvent (...) ».<br />

Une phase basse <strong>à</strong> Rodmell. L’on retrouve en cette citation l’idée que <strong>Virginia</strong> s’est elle-même<br />

projetée intensément dans : « Mrs Dalloway » et que <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Septimus Warren Smith échappe <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

fiction pour <strong>la</strong> toucher au fond d’elle-même. Puis le contraste précé<strong>de</strong>mment évoqué entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux<br />

sty<strong>les</strong> <strong>de</strong> vie (entre Londres et Rodmell) se confirme en ce passage.<br />

07/09/1924<br />

« Karin (…) arrive elle-même samedi, pulvérisant tous mes projets. De plus en plus, je suis une<br />

solitaire. La souffrance que me causent ces bouleversements est incalcu<strong>la</strong>ble et je ne peux même pas<br />

l’expliquer… Me voici avec toute ma semaine <strong>à</strong> l’eau (…) Et je me dis que je <strong>de</strong>vrais rentrer <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

maison, me conduire comme une tante modèle, ce que par tempérament je ne suis pas et que je <strong>de</strong>vrais<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>à</strong> Daisy si elle a besoin <strong>de</strong> quelque chose, tandis que je m’arroge le droit d’occuper tous ces<br />

moments avec <strong>la</strong> réception <strong>de</strong> Mrs Dalloway que je dois écrire <strong>de</strong>main matin » (Rappel : Karin<br />

Costelloe était l’épouse d’Adrian, frère <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> Vanessa).<br />

Un exemple prouvant, en re<strong>la</strong>tion avec <strong>la</strong> fragilité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, son extrême besoin <strong>de</strong> stabilité et <strong>de</strong><br />

repères, d’habitu<strong>de</strong>s ; <strong>les</strong> chocs ou changements brutaux (<strong>de</strong> programme par exemple) <strong>la</strong><br />

déstabilisaient et en l’occurrence, en l’exemple précis, l’impondérable <strong>la</strong> contrarie. Ensuite, une<br />

<strong>Virginia</strong> qui se culpabilise <strong>de</strong> s’occuper égoïstement <strong>de</strong> ses propres activités sans plus se soucier <strong>de</strong>s<br />

attentes du mon<strong>de</strong> qui l’entoure. Enfin, préciser qu’Angelica, sur le fait que <strong>Virginia</strong> ne fut pas une<br />

tante idéale, est d’un avis totalement contraire ! (se référer <strong>à</strong> l’interview <strong>de</strong> septembre 2003).<br />

« (…) je vis totalement par l’imagination, je dépends totalement <strong>de</strong> ces effusions <strong>de</strong> pensées qui me<br />

viennent quand je me promène, quand je reste assise, <strong>de</strong> ces idées qui se barattent dans mon esprit et<br />

composent une fête ininterrompue qui se mue pour moi en bonheur ».<br />

<strong>Virginia</strong> prouve une fois encore l’immense fertilité <strong>de</strong> son esprit et le bonheur que provoque en elle<br />

cette inspiration puissante et permanente, lien naturel et spontané <strong>à</strong> l’imaginaire.<br />

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« Les enfants sont naturellement <strong>de</strong> merveilleuses et charmantes créatures (…) Ann est venue me<br />

parler du phoque b<strong>la</strong>nc et elle voudrait que je lui fasse <strong>la</strong> lecture (...) El<strong>les</strong> ont une tournure d’esprit<br />

qui me paraît tout <strong>à</strong> fait adorable. Etre seule avec el<strong>les</strong> et <strong>les</strong> voir jour après jour serait une expérience<br />

extraordinaire. El<strong>les</strong> possè<strong>de</strong>nt ces qualités que n’a aucun adulte, al<strong>la</strong>nt droit au but et babil<strong>la</strong>nt,<br />

babil<strong>la</strong>nt, babil<strong>la</strong>nt, <strong>la</strong> petite Ann, dans une sorte <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> <strong>à</strong> elle, avec ses phoques et ses chiens,<br />

heureuse <strong>à</strong> l’idée qu’on lui donnera du cacao le soir et que <strong>de</strong>main elle ira cueillir <strong>de</strong>s mûres. Les<br />

parois <strong>de</strong> son cerveau sont tapissées <strong>de</strong>s plus bril<strong>la</strong>ntes, <strong>de</strong>s plus vivantes peintures et elle ne voit pas<br />

ce que nous voyons ».<br />

Quel plus bel hommage pouvait-elle rendre aux enfants, qu’elle adorait et notamment <strong>à</strong> ceux <strong>de</strong> son<br />

frère Adrian et quelle plus juste analyse pouvait-elle faire <strong>à</strong> leur égard quant <strong>à</strong> leur façon <strong>de</strong> jouir avec<br />

intensité d’un bonheur pur et immédiat ? (Rappel : Ann et Judith, cousines d’Angelica, étaient <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>ux fil<strong>les</strong> <strong>de</strong> Karin et Adrian Stephen, frère <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et <strong>de</strong> Vanessa). Les enfants, il est vrai, sont<br />

aptes <strong>à</strong> capter avec fascination une foule d’éléments qui <strong>les</strong> entourent et qui échappent totalement <strong>à</strong><br />

l’attention <strong>de</strong>s adultes, tels <strong>les</strong> étoi<strong>les</strong> qui scintillent dans un crépuscule hivernal, <strong>les</strong> nuages, <strong>les</strong><br />

oiseaux qui volent avec p<strong>la</strong>isir et fluidité dont ils envient et admirent <strong>la</strong> liberté, ils sont naturellement<br />

innocents et poétiques... jusqu’<strong>à</strong> un certain âge où <strong>la</strong> vie au contact <strong>de</strong>s contraintes et <strong>de</strong>s compétitions<br />

<strong>les</strong> amènent dans un nouveau mon<strong>de</strong> beaucoup moins candi<strong>de</strong> : celui <strong>de</strong>s adultes.<br />

17/10/1924<br />

« Quel malheur ! J’ai monté l’escalier en courant, persuadée que je trouverais le temps <strong>de</strong> consigner ce<br />

fait sensationnel : <strong>les</strong> <strong>de</strong>rniers mots <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière page <strong>de</strong> Mrs Dalloway et j’ai été interrompue ! De<br />

toutes façons je <strong>les</strong> ai écrits il y a une semaine hier : « Elle était l<strong>à</strong> ». Et je me suis sentie heureuse d’en<br />

avoir fini ».<br />

Une tranche <strong>de</strong> vie en ce « malheur » d’octobre 1924, une réaction presque candi<strong>de</strong>. La quintessence<br />

même d’un « Journal » par le charme <strong>de</strong> ses termes dans l’énergie immédiate qu’il génère. Puis, ces<br />

trois simp<strong>les</strong> mots qui sonnent <strong>la</strong> fin presque mythique <strong>de</strong> l’ouvrage et qui, dans le contexte <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

lecture du roman, sur le vif, revêtent alors pour le lecteur avisé toute leur magie.<br />

01/11/1924<br />

« Si l’on pouvait se lier d’amitié avec <strong>les</strong> femmes, quelle joie ce serait ! Il y a tant d’affinités secrètes<br />

et particulières si on <strong>les</strong> compare avec <strong>les</strong> re<strong>la</strong>tions masculines ».<br />

<strong>Virginia</strong> attendait <strong>de</strong>s rapports humains une sincère complicité et caricature ici <strong>la</strong> complexité mais<br />

aussi l’ambivalence <strong>de</strong>s rapports entre femmes. Ces <strong>de</strong>rnières, souvent riva<strong>les</strong> et parfois redoutab<strong>les</strong><br />

entre el<strong>les</strong>, partagent malgré tout <strong>de</strong>s rapports privilégiés <strong>de</strong> par leur essence même : ils sont fins et<br />

proprement féminins dans leur sensibilité.<br />

18/06/1925<br />

« (…) je me rep<strong>la</strong>ce dans le climat combatif <strong>de</strong> mon travail et m’y retrouve <strong>à</strong> l’aise. Je n’éprouve pas<br />

le sentiment d’avoir réussi. Je préfère le sentiment <strong>de</strong> l’effort ».<br />

Un mot pour qualifier cet aspect <strong>de</strong> sa créativité : opiniâtreté.<br />

27/06/1925<br />

A <strong>la</strong> suite d’une gar<strong>de</strong>n-party chez Roger Fry, <strong>Virginia</strong> écrit : « Ah, je n’aime pas mes semb<strong>la</strong>b<strong>les</strong> ! Je<br />

<strong>les</strong> déteste. Je <strong>les</strong> ignore. Je <strong>les</strong> <strong>la</strong>isse glisser sur moi comme <strong>de</strong>s gouttes <strong>de</strong> pluie sale (…) Maintenant,<br />

lorsqu’il m’arrive <strong>de</strong> m’éveiller tôt, je goûte le luxe d’une pleine journée <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> ; une journée <strong>de</strong><br />

calme, sans être obligée <strong>de</strong> se composer un visage ; un peu <strong>de</strong> gravure ; et glisser tranquillement dans<br />

<strong>les</strong> eaux profon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mes propres pensées ; naviguer dans le mon<strong>de</strong> souterrain (…) ».<br />

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<strong>Virginia</strong> aimait <strong>les</strong> discussions profon<strong>de</strong>s mais elle voyait parfois en certaines réceptions ou réunions<br />

publiques (y compris, en l’occurrence et <strong>à</strong> l’occasion dans son giron familier) un comportement snob<br />

donc superficiel <strong>de</strong> certains <strong>de</strong> ses semb<strong>la</strong>b<strong>les</strong>. Le besoin alors ressenti était probablement celui <strong>de</strong><br />

s’éloigner, <strong>de</strong> se préserver, se méfiant <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> groupe ennuyeux où chacun joue son propre rôle et<br />

où <strong>la</strong> sincérité est, un temps et par ému<strong>la</strong>tion collective, faussée. <strong>Virginia</strong> se retrouvait essentiellement<br />

dans <strong>les</strong> moments <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong> bal<strong>la</strong><strong>de</strong>, d’inspiration et <strong>de</strong> méditation qui tranchaient radicalement<br />

avec <strong>les</strong> mots qu’elle cite alors : « se composer un visage ».<br />

23/02/1926<br />

« (...) enfin, après (…) cette agonie : Mrs Dalloway (car tout fut agonie, sauf <strong>la</strong> fin), j’écris maintenant<br />

plus rapi<strong>de</strong>ment et librement qu’il m’a jamais été donné <strong>de</strong> le faire dans toute ma vie ».<br />

Aux affirmations <strong>de</strong>s biographes ainsi que <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> elle-même, <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> : « Mrs<br />

Dalloway » a nécessité un déploiement d’énergie jamais atteint auparavant pour mener l’aventure <strong>à</strong><br />

son terme. <strong>Virginia</strong> a effectivement vécu <strong>à</strong> cette époque une longue pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> crises alternées, moins<br />

profon<strong>de</strong>s qu’<strong>à</strong> d’autres moments <strong>de</strong> sa vie mais sclérosantes. Cet ouvrage était aussi le fruit d’une<br />

construction toute nouvelle qui a naturellement provoqué <strong>de</strong> grands bouleversements dans l’esprit <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> romancière. Une nouvelle forme <strong>de</strong> roman était bien née…<br />

09/03/1926<br />

« Quant <strong>à</strong> <strong>la</strong> réception <strong>de</strong> Mary, mis <strong>à</strong> part l’embarras que me causent toujours <strong>la</strong> poudre, le<br />

maquil<strong>la</strong>ge, <strong>les</strong> souliers et <strong>les</strong> bas, j’y ai pris grand p<strong>la</strong>isir car <strong>la</strong> littérature y avait <strong>la</strong> suprématie ».<br />

<strong>Virginia</strong>, peu soucieuse <strong>de</strong>s apparences vestimentaires et sensible aux discussions raffinées et<br />

littéraires : le contraste est c<strong>la</strong>ir et fortement révé<strong>la</strong>teur.<br />

RODMELL, 1926<br />

« Le plus grand livre du mon<strong>de</strong>. C’est ce que serait un livre entièrement et uniquement composé avec<br />

l’aveu sincère <strong>de</strong> ses propres pensées (…) Les attraper au vol tel<strong>les</strong> qu’el<strong>les</strong> vous viennent <strong>à</strong> l’esprit<br />

(…) Je sais bien que ça n’est pas possible car le cours du <strong>la</strong>ngage est lent et vous égare. Il faut<br />

s’arrêter pour trouver un mot. Et puis il y a le cadre <strong>de</strong> <strong>la</strong> phrase qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>à</strong> être rempli (…) si l’art<br />

est basé sur <strong>la</strong> pensée, quel est le processus <strong>de</strong> transmutation ? ».<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> rêve d’un livre qui serait le pur reflet <strong>de</strong> ses pensées, c’est-<strong>à</strong>-dire d’un livre parfait qui<br />

ne subirait pas l’influence <strong>de</strong> ce qui, dans <strong>les</strong> fractions <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s qui suivent, succè<strong>de</strong> <strong>à</strong> ces pensées<br />

et <strong>les</strong> dénature. Pour <strong>Virginia</strong>, <strong>la</strong> pureté <strong>de</strong> l’esprit rési<strong>de</strong> en <strong>la</strong> pensée immédiate qui ne subit, elle,<br />

aucune altération : le <strong>la</strong>ngage, <strong>les</strong> mots, sont l’étape d’après- ils aspirent <strong>à</strong> traduire ces pensées mais ne<br />

sont que <strong>les</strong> outils décalés <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières. Il s’agirait en fait <strong>de</strong> pouvoir capter instantanément le flux<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience, son cheval <strong>de</strong> bataille, ba<strong>la</strong>yant ainsi le c<strong>la</strong>ssicisme en <strong>la</strong> matière romanesque et ce<br />

d’une manière expédiée (essentielle).<br />

« Mon propre cerveau : voici, en miniature, toute une dépression nerveuse. Nous sommes arrivés ici<br />

un mardi. Je me suis effondrée dans un fauteuil, <strong>à</strong> peu près incapable <strong>de</strong> me relever. Tout était<br />

insipi<strong>de</strong>, sans goût, sans couleur. Un immense désir <strong>de</strong> repos. Mercredi, mon seul désir : être seule au<br />

grand air. L’air, délicieux. Evité <strong>de</strong> parler. N’ai pu lire. Pensé avec vénération <strong>à</strong> ma faculté d’écrire,<br />

comme <strong>à</strong> une chose incroyable appartenant <strong>à</strong> quelqu’un d’autre et dont jamais plus je ne pourrai me<br />

réjouir. Ma tête complètement vi<strong>de</strong>. Dormi dans mon fauteuil. Jeudi, aucune joie <strong>de</strong> vivre ; mais je me<br />

sens peut-être mieux en harmonie avec l’existence. Caractère et particu<strong>la</strong>rités en tant que <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> complètement abolis. Humble et mo<strong>de</strong>ste. Difficulté <strong>à</strong> trouver mes mots ».<br />

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<strong>Virginia</strong> décrit parfaitement l’effet <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépression : un ralentissement psychomoteur. L’on y voit, par<br />

anticipation, <strong>la</strong> base <strong>de</strong> son ultime accès dépressif <strong>de</strong> mars 1941 (toutefois dans le contexte particulier<br />

que sera celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> guerre) : « ma faculté d’écrire (…) dont jamais plus je ne pourrai me<br />

réjouir ». En 1926, elle surmontera comme bien d’autres fois ce passage <strong>à</strong> vi<strong>de</strong> et cet état d’esprit qui<br />

l’accompagnait, mais en mars 1941 elle sera définitivement persuadée d’un échec personnel sans<br />

retour. L’on ressent bien le côté handicapant <strong>de</strong>s accès mé<strong>la</strong>ncoliques cycliques (et physiques) <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> face <strong>à</strong> un amour essentiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie fondamentalement ancré en elle. L’on perçoit ici toute <strong>la</strong><br />

mesure <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance qu’elle vécut et <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> son combat engagé, mais aussi celle du positif qui<br />

constituait, contre vents et marées, son bonheur et sa force au quotidien. L’on doit également noter<br />

qu’elle constate en son état un amoindrissement <strong>de</strong> son caractère, alors humble et mo<strong>de</strong>ste, ce qui<br />

implique qu’elle se sent, dans sa vie normale et en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ses accès neurasthéniques, c’est <strong>à</strong> dire en<br />

phase haute, plus sûre d’elle-même et <strong>de</strong> son art (NB : Angelica affirme pour autant que sa tante était<br />

d’une mo<strong>de</strong>stie indéniable, empreinte du doute chronique qui font <strong>les</strong> génies- seuls <strong>les</strong> parvenus ne<br />

doutent pas, aboutis par <strong>la</strong> facilité et <strong>les</strong> tortueux et logiques voire « chanceux », si l’on peut dire,<br />

hasards du marketing et <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s qui leur sont liées... mais constitués <strong>de</strong> vacuité, <strong>de</strong> sécheresse qui<br />

<strong>les</strong> caractérisent essentiellement).<br />

03/09/1926<br />

<strong>Virginia</strong> portraiture une serveuse : « une fille grasse au teint couleur <strong>de</strong> confiture d’oranges, avec un<br />

corps mo<strong>de</strong>lé dans le <strong>la</strong>rd le plus malléable ; <strong>de</strong>stinée <strong>à</strong> se marier tôt, mais pour l’instant, âgée <strong>de</strong><br />

guère plus <strong>de</strong> seize ans ».<br />

En plus <strong>de</strong> ses facultés très pointues <strong>à</strong> observer <strong>les</strong> choses et <strong>les</strong> gens dans <strong>les</strong> moindres détails, il est<br />

fréquent <strong>de</strong> constater chez <strong>Virginia</strong> une prédisposition <strong>à</strong> dresser <strong>de</strong>s portraits <strong>de</strong> manière caustique<br />

voire narquoise.<br />

30/09/1926<br />

« La vie est (considérée <strong>de</strong> sang-froid et scrupuleusement) une affaire <strong>de</strong>s plus bizarres ; elle contient<br />

l’essence-même <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité. Je sentais ce<strong>la</strong> déj<strong>à</strong> quand j’étais enfant. Il m’est arrivé une fois <strong>de</strong> ne<br />

pouvoir franchir une f<strong>la</strong>que, parce que je me disais : comme c’est étrange ; que suis- je ? etc. Mais<br />

même lorsque j’écris je ne parviens pas <strong>à</strong> saisir <strong>les</strong> choses. Tout ce que je peux faire est <strong>de</strong> noter ce<br />

curieux état d’esprit ».<br />

L’on retrouve une fois encore un côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> très axé sur l’existentialisme,<br />

concept profondément ancré en elle qui reflète une gran<strong>de</strong> sensibilité mais aussi un perpétuel et<br />

intense questionnement, une recherche <strong>de</strong> but et d’i<strong>de</strong>ntité dans <strong>la</strong> Vie comme dans ses écrits,<br />

cherchant inexorablement <strong>à</strong> traduire <strong>à</strong> <strong>la</strong> perfection ce qui l’entourait. Cet épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> f<strong>la</strong>que<br />

constituera un fait mémorable pour <strong>Virginia</strong>. Il provoquera en elle une prise <strong>de</strong> conscience<br />

fondamentale <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tivité <strong>de</strong> son existence et d’une absence <strong>de</strong> Vérité absolue, <strong>de</strong> Réalisme<br />

absolu : elle sera, sur l’instant, comme tétanisée par cette puissante et déstabilisatrice sensation- « estce<br />

moi que je vois réellement dans le miroir ou n’est-ce que mon image ? » est une réflexion que l’on<br />

retrouvera, comme il l’a déj<strong>à</strong> été mentionné dans le profil biographique, quasiment <strong>de</strong> manière<br />

obsessionnelle dans plusieurs œuvres <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, ce qui renforce une fois encore l’idée que <strong>la</strong><br />

dimension philosophique, mais aussi psychanalytique étaient fondamentalement ancrées dans <strong>la</strong><br />

structure-même <strong>de</strong> son être : un questionnement permanent menant <strong>la</strong> réflexion dans un abîme sans<br />

fin. La Réalité serait faite <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> fictions, <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> fictions sont <strong>la</strong> Réalité. Que sont <strong>la</strong><br />

Réalité, l’Absolu ? Autant <strong>de</strong> questionnements qui tendraient <strong>à</strong> affirmer qu’il n’y a pas <strong>de</strong> Réalité<br />

Absolue. La fiction, ou plutôt <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> fictions sont <strong>les</strong> reflets <strong>de</strong>s multip<strong>les</strong> réalités, contiennent<br />

<strong>les</strong> multip<strong>les</strong> réalités établies par nos jugements, nos ressentis, nos humeurs et nos réflexions, inscrits<br />

dans un processus infini et absolument impalpable. Ce que l’on admet comme multip<strong>les</strong> réalités ne<br />

sont finalement que subjectivité : aucune frontière entre le réel et l’irréel, <strong>les</strong> fictions et <strong>la</strong> Réalité, tout<br />

est re<strong>la</strong>tif et se chevauche. Jean Guiguet, premier spécialiste français <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et agrégé <strong>de</strong><br />

l’Université a écrit un ouvrage publié en mars 1962 aux Editions Didier fruit d’un travail <strong>de</strong> dix<br />

140


années <strong>à</strong> mi-chemin entre thèse universitaire et biographie <strong>de</strong> hauts niveaux intitulé : « <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

et son Œuvre- l’Art et <strong>la</strong> Quête du Réel » dont le titre révèle <strong>à</strong> lui seul <strong>la</strong> quintessence <strong>de</strong> l’Œuvre et <strong>la</strong><br />

vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière.<br />

23/11/1926<br />

« (…) <strong>de</strong> temps en temps, je suis hantée par <strong>la</strong> vie très profon<strong>de</strong> et <strong>à</strong> moitié mystique d’une femme.<br />

Ce<strong>la</strong>, je le raconterai un jour. Le temps sera complètement effacé et le futur fleurira en quelque sorte<br />

du passé. Un rien, <strong>la</strong> chute d’une fleur, pourrait le contenir. Ma théorie étant que l’événement en soi<br />

n’existe pour ainsi dire pas, pas plus que le temps ».<br />

Voil<strong>à</strong> résumé en d’autres mots le concept <strong>de</strong> prédilection <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> : sa notion essentielle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie<br />

et <strong>de</strong> son mécanisme intemporel. Les mots <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière atteignent une singulière signification et<br />

une rare <strong>de</strong>nsité. Ils sont peu nombreux et tout est dit simplement ; ils sont le reflet <strong>de</strong> ce dont elle est<br />

persuadée : l’interaction du présent, du passé et du futur. La chute d’une fleur cristallise, contient ce<br />

Temps autant que tout autre événement : aucune hiérarchie dans leur importance, aucun réalisme. Le<br />

Temps en soi, comme concept Absolu, n’existe pas.<br />

12/02/1927<br />

« Le procédé qui consiste <strong>à</strong> narrer tranquillement <strong>les</strong> choses ne peut être bon. Ce n’est pas ainsi que<br />

<strong>les</strong> choses se passent dans <strong>la</strong> pensée ».<br />

Renvoi ici <strong>à</strong> sa nouvelle façon <strong>de</strong> construire <strong>la</strong> matière romanesque qui basera cette construction sur le<br />

flux <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée humaine, très chaotique et indomptable.<br />

11/05/1927<br />

« Mon livre ! A quoi servirait <strong>de</strong> prétendre que l’on est indifférent aux critiques, lorsque <strong>de</strong>s louanges<br />

positives, encore que mitigées <strong>de</strong> blâmes, vous donnent une telle impulsion qu’au lieu <strong>de</strong> se sentir<br />

<strong>de</strong>sséchée, on se sent au contraire tout inondée d’idées ? ».<br />

Très au fait <strong>de</strong> l’art <strong>de</strong> <strong>la</strong> critique et <strong>de</strong> son risque <strong>de</strong> subjectivité (même si le questionnement est en soi<br />

l’outil fondamental <strong>de</strong> <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> l’objectivité), <strong>Virginia</strong> ne dénie pas l’aspect revigorant et<br />

rassurant <strong>de</strong>s critiques positives (<strong>de</strong>s compliments sincères et non f<strong>la</strong>tteurs, donc motivés) sur son ego<br />

(son assurance) mais surtout sur son énergie créatrice.<br />

30/06/1927<br />

« Tous <strong>les</strong> champs étaient dorés d’herbe <strong>de</strong> juin et <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ntes <strong>à</strong> houppes rouges pas encore colorées et<br />

toutes pâ<strong>les</strong>. Pâ<strong>les</strong> et grises également <strong>les</strong> petites fermes quelconques du Yorkshire (…) Nous<br />

formions une chaîne <strong>de</strong> trois énormes cars, puis l’un d’eux s’arrêta pour <strong>la</strong>isser passer <strong>les</strong> autres (…)<br />

A un moment, le chauffeur s’arrêta et glissa une petite pierre <strong>de</strong>rrière une <strong>de</strong> nos roues- inadéquate ».<br />

Cette citation montre <strong>de</strong>ux aspects différents du don d’observation <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> : l’observation poétique<br />

et l’observation pratique, pragmatique (<strong>à</strong> l’occasion d’un voyage en car entre amis pour se rendre sur<br />

<strong>les</strong> hauts <strong>de</strong> Richmond, alors site d’observation d’une éclipse totale <strong>de</strong> soleil ci-après décrite par <strong>la</strong><br />

romancière).<br />

« (…) quand tout <strong>à</strong> coup <strong>la</strong> lumière s’éteignit. C’était <strong>la</strong> chute. Tout était éteint. Il n’y avait plus <strong>de</strong><br />

couleurs, <strong>la</strong> terre était morte. Ce fut un instant saisissant ; et <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> d’après, <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière d’une<br />

balle qui rebondit, <strong>la</strong> couleur réapparut sur le nuage, rien qu’une étince<strong>la</strong>nte couleur éthérée et ainsi <strong>la</strong><br />

lumière revint. J’avais éprouvé fortement l’impression, au moment où <strong>la</strong> lumière s’était éteinte, <strong>de</strong><br />

quelque vaste et puissante soumission, <strong>de</strong> quelque chose qui s’était agenouillé et qui s’était relevé<br />

quand <strong>les</strong> couleurs étaient revenues. El<strong>les</strong> revinrent avec une légèreté, une rapidité, une beauté<br />

141


inouïes, dans <strong>les</strong> vallées et sur <strong>les</strong> collines, d’abord azurées avec <strong>de</strong> miraculeux scintillements et puis,<br />

plus tard, presque normalement et ce fut comme un immense sou<strong>la</strong>gement sur toutes choses (…) Rien<br />

que <strong>de</strong>s couleurs toutes neuves, comme si on <strong>les</strong> avait <strong>la</strong>vées et repeintes (…) Nous avions vu <strong>la</strong> mort<br />

du mon<strong>de</strong>. Tel était le pouvoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature. Notre gran<strong>de</strong>ur s’était révélée elle aussi. Nous re<strong>de</strong>venions<br />

nous-mêmes (…) Nous nous sentions tous livi<strong>de</strong>s. Ainsi ce<strong>la</strong> ne se reproduirait plus avant 1999 (…)<br />

Ces ténèbres, comment pourrais- je <strong>les</strong> décrire ? (…) le sentiment d’être <strong>à</strong> <strong>la</strong> merci <strong>de</strong>s cieux ».<br />

Ayant pour ma part vécu l’éclipse totale <strong>de</strong> soleil <strong>de</strong> juin 1999 en France, au Havre, je corrobore <strong>les</strong><br />

remarques <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> comme étant parfaitement fidè<strong>les</strong> <strong>à</strong> ce que j’ai personnellement ressenti <strong>à</strong> <strong>la</strong><br />

vue et au contact <strong>de</strong> cet étrange spectacle : le Temps qui s’arrête induit une soumission <strong>de</strong>s êtres<br />

humains ; le froid qui s’installe, le silence subit et une certaine torpeur nous envahissent mêlés <strong>à</strong> <strong>de</strong><br />

profonds questionnements existentiels en ce climat tout <strong>à</strong> fait figé, saisissant et historique.<br />

22/10/1927<br />

« (…) quand l’esprit est échauffé, on ne l’arrête plus. J’écris <strong>de</strong>s phrases en marchant. J’invente <strong>de</strong>s<br />

scènes quand je m’assois. En fait je suis plongée au plus profond du plus intense ravissement que j’aie<br />

jamais connu (…) On parle <strong>de</strong> préparer un livre ou d’attendre une idée. Et puis tout arrive en<br />

tempête ».<br />

<strong>Virginia</strong> commençait <strong>à</strong> entrevoir <strong>la</strong> trame du roman : « Or<strong>la</strong>ndo » et était en train <strong>de</strong> concevoir<br />

l’essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi ». Encore un bel exemple prouvant sa puissance créatrice et également le<br />

lien essentiel entre ces moments <strong>de</strong> haute inspiration et son bien-être, alors intimement liés.<br />

20/11/1927<br />

« (…) <strong>la</strong> vie, une casca<strong>de</strong>, une glissa<strong>de</strong>, un torrent ; pris dans son ensemble, j’estime que c’est notre<br />

plus heureux automne. Tant <strong>de</strong> travail et <strong>de</strong> succès maintenant ; et <strong>la</strong> vie dans <strong>de</strong> si bonnes conditions<br />

et Dieu sait quoi encore (…) Cet Or<strong>la</strong>ndo est en somme <strong>la</strong> colonne vertébrale <strong>de</strong> mon automne.<br />

Jamais je n’ai éprouvé ce<strong>la</strong> (…) C’est beaucoup trop une p<strong>la</strong>isanterie pour ce<strong>la</strong> (…) C’est trop mince<br />

évi<strong>de</strong>mment : <strong>la</strong> peinture éc<strong>la</strong>bousse <strong>la</strong> toile ; mais j’aurai brossé le fond d’ici le 7 janvier (c’est moi<br />

qui le dis) et je n’aurai plus qu’<strong>à</strong> l’écrire <strong>de</strong> nouveau ».<br />

Cette pério<strong>de</strong> d’é<strong>la</strong>boration du roman : « Or<strong>la</strong>ndo » semble avoir été pour elle une pério<strong>de</strong><br />

particulièrement faste, une phase exaltée comme <strong>Virginia</strong> en vivait <strong>à</strong> chaque fois qu’elle se <strong>la</strong>nçait<br />

dans <strong>la</strong> création d’un nouvel ouvrage. L’activité <strong>de</strong> sa plume était le baromètre <strong>de</strong> son moral. Il se<br />

trouve que le sujet <strong>de</strong> ce roman, hymne <strong>à</strong> <strong>la</strong> Vie et aux vies, était par essence <strong>de</strong> nature <strong>à</strong> induire une si<br />

alerte humeur.<br />

30/11/1927<br />

« Quelques lignes rapi<strong>de</strong>s au sujet du déjeuner. Léonard dînant au Cranium. Tout un art <strong>de</strong> propos<br />

légers concernant quelques personnes. Bogey Harris. Maurice Baring. Bogey Harris connaît tout le<br />

mon<strong>de</strong>, c’est-<strong>à</strong>-dire personne ».<br />

Sans commentaire : <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière phrase parle d’elle-même.<br />

20/12/1927<br />

« Voici ce qui m’a frappée au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong> fête d’enfants chez Nessa, avant-hier soir. La manière dont<br />

jouaient ces petites créatures me prenait <strong>à</strong> <strong>la</strong> gorge, que j’ai infiniment sentimentale. Angelica, si<br />

adulte et sûre d’elle-même, tout en gris et argent ; un résumé parfait <strong>de</strong> toute féminité et cependant un<br />

bourgeon <strong>de</strong> sens et <strong>de</strong> sensibilité si clos encore. Elle portait une perruque et une robe couleur <strong>de</strong> mer.<br />

Cependant, si étrange que ce<strong>la</strong> paraisse, c’est <strong>à</strong> peine si je désire avoir <strong>de</strong>s enfants <strong>à</strong> moi maintenant.<br />

L’insatiable désir d’écrire quelque chose <strong>de</strong> va<strong>la</strong>ble avant <strong>de</strong> mourir, le sentiment dévorant <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

142


ièveté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> fièvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie me font me cramponner <strong>à</strong> mon ancre comme un homme sur un rocher.<br />

Je n’aime pas le fait « physique » d’avoir <strong>de</strong>s enfants <strong>à</strong> soi. Cette pensée m’est venue <strong>à</strong> Rodmell mais<br />

je ne l’ai jamais écrite ».<br />

Une opposition implicitement en forme <strong>de</strong> paradoxe : <strong>Virginia</strong> était réellement attirée par <strong>les</strong> enfants<br />

et ce pour leur can<strong>de</strong>ur, leur sincérité, leur propension naturelle <strong>à</strong> rêver et leurs réactions imprévisib<strong>les</strong><br />

hors <strong>de</strong> toute convention. Quelque part, ils <strong>la</strong> fascinaient, ils lui offraient <strong>de</strong>s occasions uniques<br />

d’observer et <strong>de</strong> décrire, <strong>de</strong> rêver avec eux et <strong>de</strong> leur raconter <strong>de</strong>s histoires (se reporter au tout début<br />

<strong>de</strong> l’interview d’Angelica <strong>de</strong> septembre 2003 dans le chapitre Voyages). <strong>Virginia</strong> décrit Angelica<br />

justement. En outre, je vois en ce portrait <strong>de</strong> l’enfant <strong>de</strong> neuf ans qu’elle était <strong>de</strong>s traits et liens<br />

véridiques qui se reconnaissent comme certaines bases du personnage d’aujourd’hui. Enfant, Angelica<br />

était vive et intelligente, observatrice, mais est restée en même temps une petite fille très longtemps<br />

m’a-t-elle dit en septembre 2003 : une sensibilité innocente et rêveuse. En tant qu’adulte, cette<br />

innocence a évolué en une fraîcheur d’esprit et une approche sincère et douce <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Un autre trait<br />

important est mis en évi<strong>de</strong>nce par <strong>Virginia</strong> et me semble lié <strong>de</strong> manière profon<strong>de</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> personnalité et<br />

au vécu d’Angelica : un côté mature opposé <strong>à</strong> l’aspect « enfant », un côté adulte <strong>de</strong> sa personnalité qui<br />

se sera <strong>de</strong>ssiné très tôt, peut-être par le simple fait que sa carence en éducation basique l’aura menée <strong>à</strong><br />

s’éveiller et se construire toute seule <strong>de</strong> manière précoce.<br />

<strong>Virginia</strong> apprécie avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> sincérité <strong>la</strong> scène <strong>de</strong>s enfants qui jouent mais, aussitôt après,<br />

juxtapose une certaine résignation, alors réfléchie, objective et c<strong>la</strong>irvoyante. L’honnêteté était une<br />

composante importante et intégrante <strong>de</strong> sa personnalité. L’écriture, maîtresse, si joliment évoquée, est<br />

cause <strong>de</strong> sa résignation assumée : elle est sa gran<strong>de</strong> vocation.<br />

« Or<strong>la</strong>ndo a sa propre force, sa propre volonté, comme s’il bouscu<strong>la</strong>it tout le reste pour imposer sa<br />

propre existence (…) satirique dans son essence, fantastique dans sa structure ».<br />

Voici donc <strong>la</strong> trame fondamentale du roman : « Or<strong>la</strong>ndo », ouvrage tout <strong>à</strong> fait singulier comme l’a été<br />

lors <strong>de</strong> sa sortie <strong>de</strong>ux ans auparavant le roman : « Mrs Dalloway ».<br />

22/12/1927<br />

« J’ouvre un moment ce cahier, me sentant <strong>la</strong> tête lour<strong>de</strong>, pour m’adresser <strong>à</strong> moi-même une verte<br />

semonce (…) Je suis factice, médiocre- une mystification. Je prends l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s conversations<br />

bril<strong>la</strong>ntes. Du clinquant, voil<strong>à</strong> ce que c’était hier chez <strong>les</strong> Keynes. J’étais <strong>de</strong> mauvaise humeur et<br />

pouvais voir ainsi <strong>la</strong> minceur <strong>de</strong> mes propos (…) Dadie (…) déc<strong>la</strong>ra que je n’ai aucune faculté<br />

logique ; que je vis et que j’écris dans un rêve d’opium ; et le rêve est trop souvent centré sur moi.<br />

Maintenant, avec <strong>la</strong> maturité qui approche et <strong>la</strong> vieil<strong>les</strong>se en vue, il faut être sévère pour <strong>de</strong>s erreurs <strong>de</strong><br />

ce genre. Il me serait si facile <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir une vieille girouette égoïste, avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> compliments,<br />

arrogante, mesquine, <strong>de</strong>sséchée. Les enfants <strong>de</strong> Nessa (je me compare toujours <strong>à</strong> elle et <strong>la</strong> trouve <strong>de</strong><br />

beaucoup <strong>la</strong> plus épanouie, <strong>la</strong> plus humaine <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux) pensent <strong>à</strong> leur mère, maintenant, avec une<br />

admiration dénuée d’envie (…) Et comme je suis fière, <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon triomphante dont elle a gagné<br />

toutes nos batail<strong>les</strong>, tout en poursuivant son chemin avec une noncha<strong>la</strong>nte mo<strong>de</strong>stie, presque<br />

anonymement, dépassant le but, avec ses enfants autour d’elle ; avec un peu plus <strong>de</strong> tendresse (une<br />

chose émouvante chez elle), ce qui me prouve qu’elle aussi éprouve <strong>de</strong> l’émerveillement et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

surprise d’avoir pu passer sans dommage <strong>à</strong> travers tant <strong>de</strong> terreurs et tant <strong>de</strong> chagrins. Le rêve est trop<br />

souvent centré sur moi ».<br />

Retour au sens <strong>de</strong> l’autocritique <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> : un principe <strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong> honnêteté. Tout d’abord et une<br />

fois encore, l’évocation du côté égotiste <strong>de</strong> sa personnalité déj<strong>à</strong> mis en exergue en rapport notamment<br />

avec un besoin <strong>de</strong> reconnaissance <strong>de</strong> son art en lien avec le côté angoissé <strong>de</strong> sa personnalité. <strong>Virginia</strong><br />

épingle également son comportement superficiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> veille au sein d’une réunion publique, lequel<br />

reflète alors ponctuellement en ces moments un côté apparent qui lui confère une sorte <strong>de</strong> rôle public<br />

alors « snob » et d’une gran<strong>de</strong> pâleur <strong>à</strong> ses yeux- analyse <strong>de</strong> l’aspect social complexe dans ses<br />

re<strong>la</strong>tions aux autres intellectuels, quand ils étaient réunis en l’occurrence. <strong>Virginia</strong> évoque aussi, dans<br />

sa sévère autocritique, le caractère vaporeux <strong>de</strong> ses écrits et leur côté égotiste qui lui ont été opposés,<br />

143


liés bien évi<strong>de</strong>mment <strong>à</strong> un besoin viscéral <strong>de</strong> s’affirmer : elle était effectivement une gran<strong>de</strong><br />

observatrice <strong>de</strong> ses vibrations intérieures et <strong>de</strong> ses états d’âme qui fluctuaient selon son humeur et en<br />

faisaient sa richesse, mais aussi sa complexité. Mais ses vibrations intérieures étaient, par opposition,<br />

induites par son observation extérieure et permanente <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, ce qui démontre que <strong>Virginia</strong> ne<br />

vivait pas une existence intrinsèquement égotiste : ses observations extérieures qui étaient et<br />

alimentaient sa substance provoquaient en elle un puissant voyage intérieur dont elle observait, avec<br />

un recul étonnant et une gran<strong>de</strong> finesse, le parcours intime. Elle <strong>la</strong>isse <strong>de</strong> surcroît une Œuvre<br />

magnifique ouverte <strong>à</strong> tous pour le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> tous.<br />

Pour finir, elle évoque Vanessa et tout est dit en peu <strong>de</strong> mots. Un même passé familial, <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>stins,<br />

<strong>de</strong>ux vies, <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois si proches dans <strong>la</strong> connivence entre <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux sœurs et si différentes.<br />

20/06/1928<br />

« Je suis tellement dégoûtée d’Or<strong>la</strong>ndo que je ne peux plus rien écrire (…) De plus, j’ai presque<br />

entièrement perdu le pouvoir <strong>de</strong> lire (…) J’ai pris Proust après dîner et puis je l’ai remis en p<strong>la</strong>ce. Ce<br />

fut un moment terrible et ce<strong>la</strong> m’a donné <strong>de</strong>s envies <strong>de</strong> suici<strong>de</strong>. Il semble qu’il n’y ait plus rien <strong>à</strong><br />

entreprendre. Tout me paraît insipi<strong>de</strong> et vain. Maintenant je n’ai plus qu’<strong>à</strong> m’observer pour voir<br />

comment je remonterai le courant ».<br />

<strong>Virginia</strong> subissait <strong>de</strong>s accès d’angoisse fulgurants et très cycliques : le pouvoir déstructurant <strong>de</strong> ces<br />

crises est ici et une fois encore bien évi<strong>de</strong>nt.<br />

10/09/1928<br />

« j’ai même connu, une fois, une gran<strong>de</strong> agonie, telle est <strong>la</strong> terreur <strong>de</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> (...) C’est l<strong>à</strong> une <strong>de</strong>s<br />

expériences que j’ai vécues ici durant un certain mois d’août et qui m’a rendue consciente <strong>de</strong> ce que<br />

j’appelle <strong>la</strong> réalité, c’est-<strong>à</strong>-dire une chose que je vois <strong>de</strong>vant moi, quelque chose d’abstrait mais qui est<br />

incorporé cependant aux <strong>la</strong>n<strong>de</strong>s, au ciel, <strong>à</strong> côté <strong>de</strong> quoi rien ne compte ; en quoi je trouverai mon repos<br />

et continuerai <strong>à</strong> exister. C’est ce que j’appelle <strong>la</strong> « réalité ». Et parfois je me dis que c’est <strong>la</strong> chose qui<br />

m’est le plus nécessaire ; et que je ne cesse <strong>de</strong> chercher. Mais qui sait, une fois qu’on a pris une plume<br />

et qu’on s’est mis <strong>à</strong> écrire comme il est difficile <strong>de</strong> ne pas transformer en « réalité » ceci ou ce<strong>la</strong>, alors<br />

qu’elle n’est qu’une chose ? Il se peut toutefois que ce soit un don tout personnel et c’est peut-être ce<br />

qui me distingue <strong>de</strong>s autres personnes (...) Comme je voudrais pouvoir l’exprimer ».<br />

<strong>Virginia</strong> ressent <strong>la</strong> présence d’un grand mystère, d’un Réel abstrait, d’un réel cosmique qu’elle sent<br />

battre au sein <strong>de</strong>s collines et du ciel, un réel fascinant mais fugitif, quelque chose d’impalpable mais<br />

omniprésent, prépondérant et Vrai, que sa faculté hypersensible lui donne l’occasion <strong>de</strong> ressentir<br />

comme le sens suprême <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, ce<strong>la</strong> s’appelle un don. Ce <strong>de</strong>rnier émane d’abord <strong>de</strong> l’observation,<br />

<strong>de</strong> sa gran<strong>de</strong> aptitu<strong>de</strong> en <strong>la</strong> matière, mais, bien au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong>, d’une haute faculté personnelle <strong>à</strong> décrypter<br />

cette observation et <strong>la</strong> retranscrire, <strong>à</strong> évaluer une présence <strong>à</strong> défaut d’une consistance précise,<br />

palpable, <strong>à</strong> s’imprégner profondément <strong>de</strong> l’Existence et <strong>de</strong> ses multip<strong>les</strong> manifestations, intensité<br />

qu’elle ressent comme inéluctable et s’imposant <strong>à</strong> tous (Vérité suprême). Certains « éléments » du<br />

quotidien, au <strong>de</strong>meurant insignifiants, nous ramèneraient alors au Réel : ne passerions-nous pas, par<br />

nos interprétations humaines inévitab<strong>les</strong>, par nos humeurs (c'est-<strong>à</strong>-dire <strong>à</strong> travers nos perceptions<br />

fugitives et subjectives) <strong>à</strong> côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> simple vérité au lieu d’en capter sa quintessence ? En prolongeant<br />

ce concept l’on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si certains <strong>de</strong>s acteurs et grands vecteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, qui nous<br />

semblent prépondérants et incontournab<strong>les</strong>, ne seraient pas, <strong>à</strong> travers ce principe même, que fantoches<br />

et superficiels ? Ou bien, au contraire, <strong>la</strong> Réalité ne se loge-t-elle pas dans <strong>la</strong> transcendance <strong>de</strong> notre<br />

esprit, c'est-<strong>à</strong>-dire dans nos vies intérieures (et celle <strong>de</strong> notre plume), supp<strong>la</strong>ntant le visuel, l’établi, le<br />

vulgaire, le terrestre, supp<strong>la</strong>ntant ces objets bruts et concrets que nous voyons : qu’est-ce que notre<br />

connaissance (<strong>la</strong> Connaissance Absolue n’existant bien évi<strong>de</strong>mment pas) ? « (...) Qu’est-ce que le<br />

savoir ? Que sont nos érudits, sinon <strong>les</strong> <strong>de</strong>scendants <strong>de</strong> sorcières et d’ermites accroupis dans leur<br />

grotte et concoctant <strong>de</strong>s philtres dans <strong>les</strong> bois, interrogeant <strong>les</strong> musaraignes et notant le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong>s<br />

astres ? (...) on pourrait imaginer un mon<strong>de</strong> fort agréable. Un mon<strong>de</strong> tranquille, vaste, avec <strong>de</strong>s<br />

champs pleins <strong>de</strong> fleurs rouges et bleues. Un mon<strong>de</strong> où il n’y aurait pas <strong>de</strong> professeurs, pas <strong>de</strong><br />

144


spécialistes, ni <strong>de</strong> ménagères au profil <strong>de</strong> policier, un mon<strong>de</strong> aussi facile <strong>à</strong> pénétrer que l’eau pour <strong>la</strong><br />

nageoire du poisson (...) » « La Marque sur le mur » (nouvelle).<br />

07/11/1928<br />

(Pendant <strong>de</strong> lourds moments ennuyeux chez Lady Cunard- lien au célèbre armateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> compagnie<br />

Cunard White Star qui possédait dans sa flotte le fameux paquebot Queen Mary).<br />

« A ce moment, Lord Donegal entra : un jeune ir<strong>la</strong>ndais volubile, brun, le teint jaune, fuyant comme<br />

une anguille et journaliste. « On ne vous traite pas trop comme un chien ? » lui <strong>de</strong>mandai-je. « Non,<br />

pas du tout », répliqua-t-il, tout surpris <strong>à</strong> l’idée que l’on pût traiter un marquis comme un chien ».<br />

Voil<strong>à</strong> un régal <strong>de</strong> peinture au couteau ! Le côté « aspic » <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Elle détestait <strong>la</strong><br />

superficialité et donc <strong>la</strong> médiocrité intérieure, dans quelque milieu social que ce fut.<br />

28/11/1928<br />

« L’idée m’est venue que ce que je voudrais faire maintenant, c’est saturer chaque atome. Je voudrais<br />

éliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité, donner le moment tout entier, avec tout ce qu’il<br />

peut inclure ! Disons que le moment est une combinaison <strong>de</strong> pensée, <strong>de</strong> sensation ; <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer.<br />

Les déchets, l’inertie proviennent <strong>de</strong> l’inclusion d’éléments qui n’appartiennent pas au moment. C’est<br />

l’épouvantable procédé <strong>de</strong> narration du réaliste ; ce qui se passe entre le déjeuner et le dîner. Ce<strong>la</strong> c’est<br />

le faux, l’irréel, <strong>la</strong> convention <strong>à</strong> l’état pur. Pourquoi admettre dans <strong>la</strong> littérature tout ce qui n’est pas<br />

poésie, je veux dire par l<strong>à</strong>, <strong>la</strong> saturation ? N’est-ce pas l<strong>à</strong> le grief que je fais aux romanciers, le fait<br />

qu’ils ne choisissent pas ? Les poètes réussissent par <strong>la</strong> simplification, <strong>la</strong>issant pratiquement tout au<br />

<strong>de</strong>hors. Moi je veux tout y mettre et cependant saturer. C’est ce que je veux tenter avec Les<br />

Ephémères. Ce<strong>la</strong> doit inclure l’absur<strong>de</strong>, <strong>les</strong> faits, le sordi<strong>de</strong>, mais traités en transparence ». (NB : « Les<br />

Ephémères », première dénomination du futur roman : « Les Vagues »).<br />

<strong>Virginia</strong> construit peu <strong>à</strong> peu dans sa conception essentielle son nouveau roman : « Les Vagues » et met<br />

une fois encore l’accent sur le côté dénaturant du procédé narratif c<strong>la</strong>ssique. Dénaturer quoi alors ?<br />

Dénaturer le Vrai, <strong>les</strong> libres pensées et sensations du moment, seu<strong>les</strong> réalités <strong>à</strong> son sens.<br />

18/12/1928<br />

« Or<strong>la</strong>ndo- (…) Nous avons vendu plus <strong>de</strong> six mille exemp<strong>la</strong>ires et <strong>les</strong> ventes continuent <strong>à</strong> une<br />

ca<strong>de</strong>nce très rapi<strong>de</strong>, cent cinquante aujourd’hui par exemple (…) Ce<strong>la</strong> va-t-il s’arrêter ou continuer ?<br />

De toute façon, ma chambre est assurée. Pour <strong>la</strong> première fois <strong>de</strong>puis que je suis mariée (1912-1928 :<br />

seize ans), j’ai dépensé <strong>de</strong> l’argent. Mais le muscle dépensier ne fonctionne pas encore très bien. Je me<br />

sens coupable ; je diffère mes achats (…) J’éprouve cependant une agréable sensation <strong>de</strong> luxe avec<br />

tout cet argent dans ma poche (…) ».<br />

Citation importante qui cadre <strong>la</strong> situation financière <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et l’aisance balbutiante qui en<br />

décou<strong>la</strong>it. Son succès grandira au fil <strong>de</strong>s années et lui apportera bien sûr un confort financier<br />

indéniable, mais <strong>Virginia</strong> mettra du temps <strong>à</strong> être reconnue pleinement et le lecteur voit bien, <strong>à</strong> lire ces<br />

mots, que l’aisance matérielle <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> l’aube <strong>de</strong>s années 1930 était encore re<strong>la</strong>tive. <strong>Virginia</strong> et<br />

Léonard travail<strong>la</strong>ient pour gagner leur argent. L’on remarque encore, peu avant l’année 1929,<br />

l’importance du concept <strong>de</strong> <strong>la</strong> « chambre » (individuelle) pour <strong>Virginia</strong>. Ce concept sera le fil<br />

directeur <strong>de</strong> l’essai : « Une chambre <strong>à</strong> soi » qui constituera un ouvrage charnière dans <strong>la</strong> partie<br />

engagée <strong>de</strong> l’Œuvre <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Enfin et en rapport très net avec le climat <strong>de</strong> pensée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

romancière en fin d’année 1928, l’on ressent en filigrane le poids <strong>de</strong> <strong>la</strong> brima<strong>de</strong> que vécurent <strong>les</strong><br />

femmes pendant <strong>de</strong> nombreuses années et en l’occurrence pendant tout le XIX ème siècle. En effet,<br />

<strong>Virginia</strong> met en évi<strong>de</strong>nce une certaine culpabilité dans <strong>la</strong> libre dépense qui en dit long sur <strong>les</strong> années<br />

<strong>de</strong> frustrations subies par <strong>les</strong> femmes : elle décrit une tétanie muscu<strong>la</strong>ire qui reflète en fait une image<br />

très profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation féminine <strong>de</strong>s années 1920 et également <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> d’Histoire passés.<br />

145


08/12/1929<br />

« Ce sont <strong>les</strong> prosateurs élisabéthains que j’ai aimés en premier, follement, stimulée en ce<strong>la</strong> par<br />

Hakluyt que mon père coltinait <strong>à</strong> <strong>la</strong> maison pour moi. J’y pense avec émotion. Père arpentant <strong>la</strong><br />

bibliothèque, en pensant <strong>à</strong> sa petite fille assise dans Hy<strong>de</strong> Park Gate. Il <strong>de</strong>vait avoir alors soixante-cinq<br />

ans et moi quinze ou seize. Et pourquoi ? Je n’en sais rien, mais je tombais en extase, encore que je ne<br />

fusse pas particulièrement intéressée, mais <strong>la</strong> vue <strong>de</strong> ces gran<strong>de</strong>s pages me fascinait. Je <strong>les</strong> lisais et<br />

rêvais <strong>de</strong> ces obscurs aventuriers et j’imitais probablement leur style dans mon cahier. J’écrivais <strong>à</strong> ce<br />

moment-l<strong>à</strong>, je crois, un long et pittoresque essai sur <strong>la</strong> religion chrétienne, appelé si je ne me trompe<br />

Religio Laici et prouvant que l’homme a besoin d’un dieu ».<br />

Cette citation rejoint l’analyse faite dans le chapitre biographique quant aux rapports <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> avec<br />

son père. Un trait d’union <strong>de</strong> toute première importance <strong>les</strong> liait tous <strong>de</strong>ux : l’écriture et <strong>la</strong> littérature.<br />

Leslie Stephen savait sa fille surdouée et, par conséquent, très proche <strong>de</strong> sa propre passion littéraire.<br />

Au 22, Hy<strong>de</strong> Park Gate, <strong>Virginia</strong> développa une réelle et puissante fascination pour l’univers <strong>de</strong> son<br />

père situé au premier étage <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison familiale et dans lequel Leslie Stephen passait <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong><br />

son temps <strong>à</strong> exercer son art dévorant. Il donna c<strong>la</strong>irement <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> cette veine littéraire. En tant que<br />

petite fille ou ado<strong>les</strong>cente, cet univers <strong>la</strong> faisait rêver et son attache vitale aux livres et <strong>à</strong> l’écriture ne<br />

<strong>la</strong> quittera jamais ; en cette citation, elle parle <strong>de</strong> ces instants <strong>de</strong> rêve avec force. Enfin, constatons<br />

avec admiration qu’<strong>à</strong> l’âge <strong>de</strong> seize ans elle écrivait un essai sur <strong>la</strong> religion, qu’elle posait déj<strong>à</strong> ainsi<br />

<strong>les</strong> bases <strong>de</strong> son esprit critique et qu’elle soulevait encore <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s questions existentiel<strong>les</strong> et<br />

métaphysiques : (vraisemb<strong>la</strong>blement) l’homme aurait besoin d’un dieu par nécessité, par peur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

mort.<br />

16/02/1930<br />

« J’ai dû rester étendue sur un sofa pendant toute une semaine. Aujourd’hui, je me relève dans mon<br />

état habituel ; entrain et <strong>la</strong>ssitu<strong>de</strong> tour <strong>à</strong> tour, avec <strong>de</strong>s envies d’écriture spasmodiques, puis <strong>de</strong>s<br />

somnolences (…) Un nuage tourne dans ma tête (…) Une ou <strong>de</strong>ux fois j’ai senti (...) cette bizarre<br />

palpitation d’ai<strong>les</strong> qui me vient si souvent quand je suis ma<strong>la</strong><strong>de</strong> (…) Je crois qu’en ce qui me<br />

concerne, ces ma<strong>la</strong>dies sont, comment dire, en partie mystiques. Il arrive quelque chose <strong>à</strong> mon<br />

cerveau. Il refuse <strong>de</strong> continuer <strong>à</strong> enregistrer <strong>de</strong>s impressions. Il se ferme. Il <strong>de</strong>vient chrysali<strong>de</strong>. Je reste<br />

étendue complètement inerte, souffrant parfois <strong>de</strong> douleurs physiques aiguës, comme l’année<br />

<strong>de</strong>rnière ; ou (comme celle-ci) <strong>de</strong> simp<strong>les</strong> ma<strong>la</strong>ises. Et puis, brusquement, un ressort se détend. Il y a<br />

<strong>de</strong>ux soirs, Vita était ici et quand elle fut partie, je commençai <strong>à</strong> me rendre compte <strong>de</strong> <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

soirée et que le printemps s’annonçait ».<br />

<strong>Virginia</strong> parvient <strong>de</strong> l’extérieur <strong>à</strong> re<strong>la</strong>ter ses symptômes avec précision, un peu <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière d’un<br />

scientifique qui dresserait son propre diagnostic- c’est une force ; mais sa connaissance fine et<br />

expérimentée <strong>de</strong> sa pathologie <strong>de</strong>meurait néanmoins génératrice d’une gran<strong>de</strong> appréhension. Les<br />

crises <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>la</strong> contraignaient <strong>à</strong> <strong>de</strong> longues pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> repos qui ont parfois duré plusieurs mois<br />

et qui l’handicapaient terriblement dans son travail d’écrivain. La romancière évoque également ici <strong>la</strong><br />

possibilité d’une auto alimentation <strong>de</strong> sa pathologie par le caractère naturellement complexe <strong>de</strong> son<br />

psychisme.<br />

07/02/1931<br />

« (…) <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s Vagues. J’ai écrit le mot : « Ô Mort », il y a un quart d’heure, ayant dévalé <strong>les</strong> dix<br />

<strong>de</strong>rnières pages dans <strong>de</strong>s moments d’une intensité et d’un enivrement tels, que j’avais presque<br />

l’impression <strong>de</strong> courir <strong>à</strong> l’appel <strong>de</strong> ma propre voix, <strong>à</strong> moins que ce ne fût d’une autre (comme lorsque<br />

j’étais folle). J’étais presque effrayée, au souvenir <strong>de</strong>s voix qui vo<strong>la</strong>ient alors <strong>de</strong>vant moi. En tous cas,<br />

c’est fait ; et je suis assise ici <strong>de</strong>puis quinze minutes dans un état <strong>de</strong> gloire et <strong>de</strong> calme, avec quelques<br />

<strong>la</strong>rmes, pensant <strong>à</strong> Thoby ».<br />

146


Citation qui corrobore le fait mentionné dans <strong>la</strong> partie profil biographique que <strong>la</strong> fin du roman : « Les<br />

Vagues » et notamment l’écriture <strong>de</strong>s mots qui <strong>de</strong>viendront plus tard son Epitaphe, a été un événement<br />

hautement sensible vécu avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> intensité par <strong>la</strong> romancière : un état second. Il se pourrait<br />

alors que cet ouvrage, en plus d’être un chef-d’œuvre, soit son Chef-d’œuvre (mais c’est tellement<br />

subjectif- surtout, ne pas poser <strong>la</strong> question <strong>à</strong> Angelica : se référer <strong>à</strong> l’interview <strong>de</strong> septembre 2003).<br />

28/03/1931<br />

« Arnold Bennett est mort hier soir (…) Un homme sympathique et vrai, réticent et quelque peu<br />

guindé dans sa manière d’être ; plein <strong>de</strong> bonnes intentions, pesant, bienveil<strong>la</strong>nt, vulgaire et le sachant ;<br />

se débattant et tâtonnant confusément en quête <strong>de</strong> quelque chose d’autre ; gorgé <strong>de</strong> succès ; b<strong>les</strong>sé<br />

dans ses sentiments ; avi<strong>de</strong>, balourd, intolérablement prosaïque, plutôt digne ; s’obstinant <strong>à</strong> écrire et<br />

obstinément refait ; égaré par le luxe et <strong>la</strong> réussite, mais naïf ; un vieux raseur, un égoïste, <strong>à</strong> <strong>la</strong> merci<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie en dépit <strong>de</strong> sa compétence ; une conception boutiquière <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature, mais non dépourvu<br />

<strong>de</strong> connaissances rudimentaires ; capitonné <strong>de</strong> graisse et <strong>de</strong> prospérité ; un penchant marqué pour<br />

d’affreux meub<strong>les</strong> Empire. De <strong>la</strong> sensibilité. Une très réelle capacité pour comprendre jointe <strong>à</strong> un<br />

gigantesque pouvoir d’absorption. Voil<strong>à</strong> ce qui me vient <strong>à</strong> l’esprit par <strong>à</strong>-coups ce matin ». (NB :<br />

Arnold Bennett était un écrivain ang<strong>la</strong>is né en mai 1867).<br />

Voil<strong>à</strong> une fois encore mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>la</strong> formidable capacité <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> observer et analyser <strong>les</strong><br />

gens avec profon<strong>de</strong>ur et psychologie, mais sans ménagement et avec <strong>de</strong>s mots ajustés reflétant<br />

fidèlement <strong>la</strong> personne ou <strong>la</strong> situation décrite ; avec honnêteté <strong>à</strong> dégager <strong>les</strong> aspects positifs du<br />

tempérament décrit, mais aussi <strong>de</strong> manière mordante <strong>à</strong> dépeindre <strong>les</strong> défauts avec un style brut qui<br />

décline une <strong>à</strong> une et sans hiérarchie <strong>les</strong> composantes <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité analysée, passant d’un défaut<br />

majeur <strong>à</strong> une qualité évi<strong>de</strong>nte, le contraste renforçant ainsi <strong>la</strong> « violence » (<strong>la</strong> réalité et <strong>les</strong><br />

oppositions) <strong>de</strong>s traits évoqués. Le lecteur assiste <strong>à</strong> une véritable « radiographie » du personnage<br />

proche <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité humaine et <strong>de</strong> ses paradoxes, antagonismes et complexités, reflet une fois encore<br />

<strong>de</strong> sa part d’une approche psychologique et philosophique contradictoire fondamentale. Enfin, voir<br />

également bien sûr en ce portrait une critique professionnelle <strong>de</strong> grand écrivain qu’elle était envers un<br />

autre écrivain.<br />

02/10/1932<br />

« (…) je me sens épaulée maintenant par <strong>les</strong> collines, <strong>la</strong> campagne. Nous sommes tellement heureux <strong>à</strong><br />

Rodmell, Léonard et moi. Quelle sensation <strong>de</strong> liberté ! Cette vue embrassant trente ou quarante mi<strong>les</strong> ;<br />

pouvoir aller et venir <strong>à</strong> notre gré ; <strong>les</strong> nuits dans <strong>la</strong> maison vi<strong>de</strong> et <strong>la</strong> triomphante élimination <strong>de</strong>s intrus<br />

et plonger quotidiennement dans cette divine beauté et toujours quelque promena<strong>de</strong> et <strong>les</strong> mouettes sur<br />

<strong>les</strong> <strong>la</strong>bours violets, ou bien aller jusqu’<strong>à</strong> Tarring Neville (ce sont <strong>les</strong> excursions que pour le moment je<br />

préfère) sous le vaste ciel indifférent ».<br />

O<strong>de</strong> <strong>à</strong> Rodmell <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle émane un grand sentiment <strong>de</strong> liberté. Le bonheur est un tout et passe<br />

irrémédiablement par un accord (une paix) avec soi-même et avec ce qui nous entoure. Dans le cas <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, <strong>les</strong> humeurs intermédiaires n’existaient pas ; ni bien sûr <strong>la</strong> linéarité : aucun<br />

compromis face <strong>à</strong> l’intensité <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie. Noter encore l’accent mis par <strong>Virginia</strong> sur le bonheur réel vécu<br />

avec Léonard, complice <strong>de</strong> ces moments et également sur leur attachement profond <strong>à</strong> <strong>la</strong> campagne <strong>de</strong><br />

Rodmell. A noter enfin <strong>la</strong> petite connotation : « <strong>la</strong> triomphante élimination <strong>de</strong>s intrus » qui implique<br />

que le couple <strong>Woolf</strong>, comme je l’ai précisé dans le chapitre « profil psychologique et biographique »,<br />

vivait <strong>à</strong> Rodmell une vie re<strong>la</strong>tivement repliée sur elle-même. <strong>Virginia</strong> ne brimait pas pour autant et en<br />

aucun cas sa nature gaie et ouverte.<br />

26/01/1933<br />

« Aucun critique n’accor<strong>de</strong> jamais sa pleine importance au désir <strong>de</strong> changement que réc<strong>la</strong>me le<br />

cerveau. Ils parlent <strong>de</strong> dispersion alors qu’il est naturel <strong>de</strong> chercher une autre direction ».<br />

147


Voici une remarque visant <strong>à</strong> considérer <strong>la</strong> critique comme <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> traduit <strong>les</strong> faib<strong>les</strong>ses <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

structure c<strong>la</strong>ssique du roman, c’est-<strong>à</strong>-dire lui reprochant implicitement d’être figée et conditionnée <strong>à</strong><br />

<strong>de</strong>s considérations plus proches <strong>de</strong> <strong>la</strong> technique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> forme que <strong>de</strong>s divagations vivantes <strong>de</strong> l’esprit<br />

ou <strong>de</strong>s soubresauts du cœur humain.<br />

« Quelle étrange coïnci<strong>de</strong>nce que <strong>la</strong> vie réelle m’offre exactement <strong>la</strong> situation que j’étais en train <strong>de</strong><br />

décrire ! Je finis par ne plus savoir qui je suis ni où je suis. <strong>Virginia</strong> ou Elvira ; une Pargiter ou pas ».<br />

Encore un exemple prouvant que <strong>Virginia</strong> s’i<strong>de</strong>ntifiait bien souvent <strong>à</strong> ses personnages, vivant<br />

profondément <strong>la</strong> fiction qu’elle créait, qu’elle mê<strong>la</strong>it <strong>à</strong> <strong>la</strong> réalité (« Les Pargiter », futur roman : « Les<br />

Années »).<br />

12/08/1933<br />

« (…) Je suis restée au lit <strong>de</strong>ux jours et j’ai dû dormir sept heures, visitant <strong>de</strong> nouveau <strong>les</strong> royaumes du<br />

silence. Et voil<strong>à</strong> que je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : « que signifient ces crises soudaines <strong>de</strong> complet épuisement ? ».<br />

Je viens ici pour écrire et je n’arrive même pas <strong>à</strong> terminer une phrase ; quelque chose me tire vers le<br />

bas. Serait-ce quelque effort inusité ? Est-ce mon subconscient qui m’attire vers elle ? (…) je crois que<br />

cet épuisement vient <strong>de</strong> ce que je vis dans <strong>de</strong>ux sphères <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois, celle du roman et celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie (...)<br />

Quand j’écris <strong>à</strong> plein ren<strong>de</strong>ment, je ne désire que me promener et mener une vie enfantine et<br />

parfaitement spontanée avec Léonard et tout ce qui m’est familier. Le fait d’avoir <strong>à</strong> me comporter<br />

avec circonspection et décision vis-<strong>à</strong>-vis d’étrangers me jette toute pante<strong>la</strong>nte dans une autre sphère ;<br />

<strong>de</strong> l<strong>à</strong>, l’effondrement ».<br />

Vient en ce passage une auto-analyse <strong>de</strong> ses mécanismes dépressifs, une volonté, par un don<br />

d’observation extériorisée, <strong>de</strong> comprendre ces <strong>de</strong>rniers. La conclusion pointe une cause intime, un<br />

fonctionnement qui lui est propre : <strong>Virginia</strong> vivait son art, vivait sa fiction et retombait par séquences<br />

dans le mon<strong>de</strong> réel. Chaque friction brutale avec <strong>la</strong> réalité provoquait en elle un état <strong>de</strong> choc. La<br />

romancière vivait dans son mon<strong>de</strong> et Léonard était l<strong>à</strong> pour lisser sa vie et <strong>la</strong> protéger, autant que faire<br />

se peut, <strong>de</strong>s « agressions » extérieures.<br />

16/08/1933<br />

« L’idée <strong>de</strong> Tourgueniev, c’est que l’écrivain exprime l’essentiel et <strong>la</strong>isse le lecteur faire le reste. Celle<br />

<strong>de</strong> Dostoïevski est <strong>de</strong> fournir au lecteur toutes <strong>les</strong> ai<strong>de</strong>s et suggestions possib<strong>les</strong>. Tourgueniev réduit<br />

<strong>les</strong> possibilités. L’ennui, avec <strong>la</strong> critique, c’est qu’elle est superficielle. L’écrivain, lui, est allé<br />

beaucoup plus loin en profon<strong>de</strong>ur ».<br />

Analyse formelle très intéressante <strong>de</strong> l’écriture : <strong>la</strong> critique et <strong>la</strong> création romanesque <strong>à</strong> travers <strong>de</strong>ux<br />

approches différentes. Pour <strong>Virginia</strong>, <strong>la</strong> critique se veut analytique : elle donne au lecteur un avis et<br />

<strong>de</strong>s « solutions », ou émet <strong>de</strong>s contre-avis mais tend, en fixant différents concepts et ce <strong>de</strong> manière<br />

presque paradoxale, au superficiel, résultante d’un jugement humain et donc d’un apport inévitable <strong>de</strong><br />

fiction obérant toute notion <strong>de</strong> réalité absolue et finalement d’objectivité (quand bien-même elle<br />

<strong>de</strong>meure un outil <strong>de</strong> recherche d’objectivité par ses questionnements-mêmes, encore une notion<br />

paradoxale). La création romanesque, elle, suggère plus qu’elle n’impose et, même si elle semble plus<br />

réductrice que <strong>la</strong> critique, car non analytique et donc apparemment moins complète, elle pourrait au<br />

contraire dégager plus <strong>de</strong> <strong>la</strong>titu<strong>de</strong>s, par essence plus d’imaginaire et donc plus <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur. Elle<br />

découlerait alors d’une démarche inverse, initialement inscrite dans <strong>la</strong> fiction mais empreinte<br />

également <strong>de</strong> multip<strong>les</strong> réalités (que forment <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> fictions). (Rappel : Fédor Mikhailovitch<br />

Dostoïevski, écrivain russe né en 1821 et mort en 1881, auteur notamment <strong>de</strong> : « Crimes et<br />

châtiments » en 1865 et <strong>de</strong> : « L’idiot » en 1867 / Ivan Sergueïevitch Tourgueniev était un grand<br />

romancier et poète russe né en 1818 et décédé en 1883).<br />

09/05/1934<br />

148


« Stratford sur Avon (...) Tout était en fleurs dans le jardin <strong>de</strong> Shakespeare. « C’est sur ce jardin que<br />

donnaient <strong>les</strong> fenêtres <strong>de</strong> son cabinet <strong>de</strong> travail quand il écrivait La Tempête », dit le gui<strong>de</strong>. C’est peut-<br />

être vrai (...) Et quand <strong>la</strong> cloche sonna, c’est le son <strong>de</strong> cette cloche qu’entendait Shakespeare. Je ne<br />

puis, sans un effort que mon esprit vagabond ne peut fournir, décrire ma bizarre impression<br />

d’impersonnalité ensoleillée. Oui, tout semb<strong>la</strong>it dire : tout ceci appartint <strong>à</strong> Shakespeare, ici il s’est<br />

assis, l<strong>à</strong> il s’est promené. « Mais vous ne me trouverez pas, du moins pas dans ma chair ». Il est<br />

sereinement absent et présent tout <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois, rayonnant autour <strong>de</strong> vous ; oui, dans <strong>les</strong> fleurs, dans <strong>la</strong><br />

vieille salle, dans le jardin, mais sans qu’on puisse jamais le saisir ».<br />

Ce passage est pour moi particulièrement intéressant et révé<strong>la</strong>teur, en rapport direct avec ma visite <strong>de</strong><br />

Monk’s House <strong>de</strong> juillet 2003 et surtout avec une sensibilité qui est mienne et me paraît une fois<br />

encore commune avec celle <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>. En effet, lorsqu’on visite <strong>la</strong> maison (le lieu <strong>de</strong> vie passée)<br />

d’une personnalité qui nous fascine, l’on ne peut s’empêcher d’« i<strong>de</strong>ntifier » (d’attacher) <strong>à</strong> ce<br />

personnage ce site historique en se disant qu’il a, immanquablement, vu ce décor <strong>de</strong>s mêmes yeux que<br />

<strong>les</strong> vôtres ou en tout cas vécu, écrit, évolué, parlé dans cette atmosphère : l’on veut alors, par une sorte<br />

<strong>de</strong> réaction « fétichiste » et fortement imaginative, sublimer voire matérialiser ce personnage. L’on<br />

tend alors vers une quête <strong>de</strong> l’émotion absolue. C’est une situation qui dépasse <strong>la</strong> logique mais qui<br />

stimule fortement : ce transfert est, par nature, profondément lié <strong>à</strong> l’imaginaire. Dans ce passage,<br />

<strong>Virginia</strong> appréhen<strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> Shakespeare, alors spectre omniprésent en tout endroit.<br />

« Puis nous fîmes le tour <strong>de</strong> l’église et tout y est simple et un peu usé. La rivière glissant au pied du<br />

mur <strong>de</strong> pierres, un arbre en fleur empourprant l’air : et <strong>la</strong> marge d’herbe, respectée, douce, verte et<br />

boueuse ; et <strong>de</strong>ux cygnes voguant noncha<strong>la</strong>mment (...) oui, un lieu impressionnant, toujours vivant et<br />

ces petits ossements, reposant l<strong>à</strong>, qui ont créé ».<br />

C’est pour moi un hasard tout <strong>à</strong> fait surprenant. J’ai effectivement et nettement l’impression <strong>de</strong><br />

revivre, comme <strong>Virginia</strong> sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> Shakespeare, mes instants <strong>de</strong> visite <strong>à</strong> Rodmell sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Tout y est, cette impression évoquée auparavant et, bizarrement, d’une manière<br />

tout <strong>à</strong> fait simi<strong>la</strong>ire, ce même cadre familier : <strong>de</strong>ux cygnes voguant paisiblement sur <strong>la</strong> rivière située <strong>à</strong><br />

quelques enjambées et l’église mitoyenne <strong>à</strong> <strong>la</strong> maison visitée...<br />

02/10/1934<br />

« Dimanche, en al<strong>la</strong>nt <strong>à</strong> Lewes, j’étais effrayée par le nombre d’automobi<strong>les</strong> et <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>s. Mais d’autre<br />

part, j’ai découvert <strong>la</strong> promena<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> ferme mystérieuse et celle <strong>de</strong> Piddinghoe, tant <strong>de</strong> diversité et<br />

tant <strong>de</strong> grâce ; <strong>la</strong> rivière <strong>de</strong> plomb et d’argent ; <strong>la</strong> vapeur <strong>de</strong> Londres qui <strong>la</strong> <strong>de</strong>scendait et le pont qui<br />

s’ouvrait. Et <strong>les</strong> champignons dans le jardin, <strong>la</strong> nuit ; <strong>la</strong> lune comme l’œil d’un dauphin mourant ».<br />

L’on remarque <strong>à</strong> quel point <strong>Virginia</strong> était <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois comblée et inspirée par <strong>les</strong> scènes naturel<strong>les</strong> et<br />

combien, par opposition, <strong>les</strong> prémices d’un futur mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne semb<strong>la</strong>ient l’inquiéter (je me<br />

souviens alors <strong>de</strong>s paro<strong>les</strong> <strong>de</strong> sa nièce : « <strong>Virginia</strong> n’aurait pas pu vivre <strong>à</strong> notre époque, c’eût été<br />

impossible »).<br />

11/10/1934<br />

« L’éloge ou le blâme n’ont qu’un effet momentané sur l’homme que l’amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> beauté pour ellemême<br />

rend plus sévère que quiconque pour ses propres œuvres ».<br />

<strong>Virginia</strong> cite John Keats (NB : un <strong>de</strong>s plus grands poètes britanniques du début du XIX ème siècle, né<br />

<strong>à</strong> Londres en 1795 et décédé <strong>à</strong> Rome en 1821, notamment chef <strong>de</strong> file <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie romantique) et cite<br />

ses mots comme le principe suprême s’appliquant <strong>à</strong> sa création et <strong>à</strong> elle-même : un amour viscéral <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> beauté et <strong>de</strong> <strong>la</strong> perfection, rendant ainsi sa propre exigence plus sévère et profon<strong>de</strong> que tout<br />

jugement extérieur.<br />

149


« Déj<strong>à</strong> j’éprouve ce calme qui me vient toujours quand on m’attaque. Je me tiens le dos au mur. Je me<br />

dis que j’écris pour le p<strong>la</strong>isir d’écrire. Et puis il y a ce trouble et méprisable p<strong>la</strong>isir d’être insultée, le<br />

p<strong>la</strong>isir d’être quelqu’un, d’être une martyre et quoi encore ? ».<br />

Puis elle décrit (elle image) parfaitement sa réaction personnelle en cas d’attaque et, selon son bon<br />

vieux principe d’analyse permanente, <strong>la</strong> décrypte avec une gran<strong>de</strong> c<strong>la</strong>irvoyance. L’attaque <strong>de</strong>vient<br />

alors c<strong>la</strong>irement et logiquement l’expression d’une marque <strong>de</strong> reconnaissance, elle <strong>la</strong> stimule et<br />

l’encourage dans son combat ; elle est intellectuellement revigorante et corrobore pleinement son désir<br />

<strong>de</strong> continuer son Œuvre.<br />

02/11/1934<br />

« Et... si seulement (ne serait-ce que momentanément) je pouvais m’oublier moi-même,<br />

complètement ; mes critiques, ma renommée, mon fléchissement dans <strong>la</strong> ba<strong>la</strong>nce qui ne peut manquer<br />

<strong>de</strong> se produire maintenant et pourrait durer huit ou neuf ans, alors je me montrerais telle que je suis au<br />

fond ; très vive, animée, amusée, intense. Que ces extravagantes fluctuations d’une réputation sont<br />

curieuses (...) Non, pour l’amour du ciel (...) Laissons tout blâme et toute éloge tomber dans le gouffre<br />

ou monter <strong>à</strong> <strong>la</strong> surface et que je suive ma voie, avec indifférence. Et que je m’attache aux êtres et que<br />

<strong>la</strong> vie m’emporte dans toutes <strong>les</strong> directions ».<br />

<strong>Virginia</strong> analyse ici parfaitement sa réelle et profon<strong>de</strong> intensité ainsi que ses fonctionnements intimes<br />

qui font sa richesse, mais qui constituent aussi <strong>les</strong> <strong>la</strong>nières <strong>de</strong> l’instrument qui <strong>la</strong> f<strong>la</strong>gelle parfois. Et<br />

puis, une fois encore mise en évi<strong>de</strong>nce l’ambivalence en forme <strong>de</strong> paradoxe liée <strong>à</strong> son fonctionnement<br />

essentiel : égotisme, mais aussi intérêt fondamental envers <strong>les</strong> autres et <strong>la</strong> Vie qui l’entoure.<br />

15/11/1934<br />

« Et me voici maintenant (...) sur le point d’attaquer <strong>la</strong> révision <strong>de</strong>s Pargiter et <strong>de</strong> <strong>les</strong> récrire. Un<br />

moment affreux (...) Eh bien, j’ai effectué cet horrible plongeon et j’ai commencé <strong>à</strong> récrire Les<br />

Pargiter. Seigneur, Seigneur ! Dix pages par jour pendant quatre-vingt dix jours. Trois mois. Ce qu’il<br />

faut, c’est resserrer (...) Et maintenant je prévois que ce serait odieux, atroce, <strong>de</strong> resserrer cette énorme<br />

masse, mais j’use <strong>à</strong> nouveau <strong>de</strong> toutes mes facultés (...) Une remarque : mon désespoir <strong>de</strong>vant le livre<br />

que je trouve mauvais. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comment j’ai pu écrire (et avec tant d’allégresse) cette idiotie.<br />

(Ce<strong>la</strong>, c’était hier). Et aujourd’hui, <strong>de</strong> nouveau, je le trouve bon. Je note aussi pour informer d’autres<br />

<strong>Virginia</strong> écrivant d’autres livres, que c’est ainsi que <strong>les</strong> choses se passent. Haut, bas ; haut, bas. Et<br />

Dieu seul connaît <strong>la</strong> vérité ».<br />

Un exemple <strong>de</strong> ce qu’implique l’un <strong>de</strong>s volets techniques <strong>de</strong> l’écriture : entre autre l’énorme travail <strong>de</strong><br />

relecture. En l’occurrence, <strong>la</strong> recomposition <strong>de</strong> son roman : « Les Années » sera un long travail<br />

épuisant et très fastidieux pour <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, certainement le plus épuisant <strong>de</strong> toute son Œuvre :<br />

« resserrer », selon ses propres termes. Il s’agira en fait <strong>de</strong> resserrer <strong>la</strong> forme sans en dénaturer le fond,<br />

exercice ô combien difficile et périlleux. Puis encore sa formidable propension <strong>à</strong> douter : rien n’est<br />

jamais définitivement gagné, tout peut basculer <strong>à</strong> nouveau <strong>à</strong> un moment ou <strong>à</strong> un autre, fixant bien<br />

souvent <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> sur le fil d’un rasoir. L’on constate également le côté fluctuant <strong>de</strong> l’écriture<br />

et cet aspect terrible pour un écrivain que <strong>de</strong> constater au fil du temps et <strong>de</strong>s relectures <strong>la</strong> fugacité <strong>de</strong><br />

l’intensité <strong>de</strong> ses écrits : ce qui semb<strong>la</strong>it intense, fixé pour l’Eternité, peut apparaître <strong>de</strong>s mois plus tard<br />

d’une déroutante pâleur et ne jamais atteindre <strong>la</strong> perfection escomptée et n’être ainsi jamais<br />

absolument achevé : l’Art <strong>de</strong>meure donc par essence infini et jamais fixé, ce qui est plutôt rassurant...<br />

27/03/1935<br />

« Hier, nous sommes allés visiter <strong>la</strong> Tour <strong>de</strong> Londres qui est une impressionnante et ignoble caserne<br />

grise, hantée <strong>de</strong> corbeaux, <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois donjon et prison (...) Les prisonniers ont gravé leurs noms sur <strong>les</strong><br />

murs avec beaucoup d’élégance. Et <strong>les</strong> joyaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> Couronne bril<strong>la</strong>ient, vulgaires, ainsi que <strong>les</strong><br />

Ordres, comme chez <strong>les</strong> joailliers <strong>de</strong> Regent street. Nous avons également vu <strong>les</strong> Scots Guards <strong>à</strong><br />

150


l’exercice (...) tout était précis, inhumain, spectacu<strong>la</strong>ire. Un spectacle dégradant et stupéfiant. Mais qui<br />

s’accordait <strong>à</strong> merveille avec <strong>les</strong> murs gris, <strong>les</strong> pavés ronds, le billot d’exécution. Des gens étaient assis<br />

sur le bord du fleuve entre <strong>les</strong> vieux canons (...) très romantiques. Le sentiment d’être en prison ».<br />

Très bel exemple qui prouve que <strong>la</strong> qualité, le respect pour <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> n’étaient absolument pas,<br />

ou plutôt pas nécessairement en rapport avec le rang ou l’aisance <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse, mais dans l’intensité <strong>de</strong>s<br />

actes <strong>de</strong> tout être humain. Se lit alors un dégoût pour le luxe outrageux et le froid apparat (c'est-<strong>à</strong>-dire<br />

pour tout ce qui est superficiel). Ainsi, il se pourrait que le mot « nob<strong>les</strong>se », pour <strong>la</strong> romancière,<br />

revête en fait <strong>la</strong> signification essentielle <strong>de</strong> « nob<strong>les</strong>se d’esprit » et « nob<strong>les</strong>se <strong>de</strong> cœur », <strong>de</strong><br />

profon<strong>de</strong>ur. Elle oppose donc ici le luxe (vulgaire) aux prisonniers (ayant agi avec une véritable<br />

élégance) : tout est dit <strong>de</strong> sa manière <strong>de</strong> penser. Puis elle achève, comme elle excelle en <strong>la</strong> matière, par<br />

une touche d’humour affûté.<br />

09/04/1935<br />

(<strong>Virginia</strong> <strong>rencontre</strong> un homme <strong>à</strong> <strong>la</strong> Bibliothèque <strong>de</strong> Londres : Morgan)<br />

« Vous ne saviez pas, <strong>Virginia</strong>, que je fais partie ici du comité <strong>de</strong> direction. Et nous nous <strong>de</strong>mandions<br />

si nous admettrions <strong>de</strong>s femmes parmi nous ». Il me vint <strong>à</strong> l’esprit qu’ils al<strong>la</strong>ient me proposer et que je<br />

serais obligée <strong>de</strong> refuser- « El<strong>les</strong> en ont fait partie », dis-je : « il y a eu Mrs Green »- « Oui, oui, il y eu<br />

Mrs Green. Et Sir Leslie Stephen avait déc<strong>la</strong>ré : jamais plus. Elle était trop insupportable. Et j’ai<br />

<strong>de</strong>mandé si <strong>les</strong> femmes n’avaient pas fait <strong>de</strong> progrès <strong>de</strong>puis. Mais ils étaient tous fermement résolus.<br />

Non, non, <strong>les</strong> femmes sont impossib<strong>les</strong>. Ils n’ont rien voulu entendre ». Voyez <strong>à</strong> quel point ma main<br />

tremble. J’étais l<strong>à</strong>, <strong>de</strong>bout, furieuse (et aussi très fatiguée). Je voyais l’étendue <strong>de</strong> <strong>la</strong> semonce. Je me<br />

disais que peut-être Morgan avait mentionné mon nom et qu’ils avaient répondu : « Non, non, non.<br />

Pas <strong>de</strong> femme, el<strong>les</strong> sont impossib<strong>les</strong> ». Puis, je me calmai et ne répondis rien. Ce matin, dans mon<br />

bain, j’ai commencé une phrase pour mon livre : Du fait d’être méprisé. Phrase qui se déroulera ainsi :<br />

« Une <strong>de</strong> mes amies <strong>à</strong> qui l’on offrait... un <strong>de</strong> ces prix... on al<strong>la</strong>it faire pour elle une notable exception<br />

(...) répondit : « Ont-ils vraiment pensé que je l’accepterais ? Ma parole ! Mon refus mo<strong>de</strong>ste et<br />

motivé eut l’air <strong>de</strong> <strong>les</strong> surprendre ! »- « Vous ne leur avez pas dit ce que vous pensiez d’eux pour avoir<br />

osé présumer que vous consentiriez <strong>à</strong> fourrer votre nez dans cette boîte <strong>à</strong> ordures ? » <strong>de</strong>mandai-je-<br />

« Pas le moins du mon<strong>de</strong> ! » observa-t-elle (...) je démontrerai que vous ne pouvez siéger dans <strong>de</strong>s<br />

comités si vous <strong>de</strong>vez également servir le thé. Et que, soit dit en passant, ledit Sir Leslie Stephen<br />

passait ses soirées avec <strong>la</strong> veuve Green... ».<br />

La défense <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong>s femmes <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> sièc<strong>les</strong> d’oppression qu’el<strong>les</strong> durent subir jusqu’<strong>à</strong> son<br />

époque mettait <strong>Virginia</strong> hors d’elle-même. La romancière insiste alors implicitement sur un point<br />

crucial : <strong>la</strong> nécessité absolue pour <strong>les</strong> femmes d’être <strong>à</strong> présent définitivement libres et reconnues et <strong>de</strong><br />

refuser <strong>les</strong> honneurs ponctuels et hypocrites hochets d’une gloire et d’une reconnaissance virtuel<strong>les</strong>.<br />

« Si l’on vous offre <strong>de</strong>s insignes, <strong>de</strong>s titres ou <strong>de</strong>s diplômes, jetez-<strong>les</strong> immédiatement <strong>à</strong> <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> celui<br />

qui vous <strong>les</strong> offre » « Trois Guinées ». Remarquer enfin <strong>la</strong> note ironique <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière pour<br />

prendre en défaut l’hypocrisie <strong>de</strong> son père Leslie Stephen en cette occasion. En effet, elle rapporte une<br />

attitu<strong>de</strong> contradictoire et paradoxale <strong>de</strong> son père <strong>de</strong> con<strong>de</strong>scendance et <strong>de</strong> manque <strong>de</strong> considération<br />

intellectuelle envers <strong>la</strong> femme que représente Mrs Green, comparée au fait qu’il profitait tout <strong>de</strong> même<br />

et sans vergogne <strong>de</strong>s faveurs <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière.<br />

09/05/1935<br />

« Assise au soleil <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> douane alleman<strong>de</strong>. Une auto avec le svastika sur <strong>la</strong> vitre arrière vient <strong>à</strong><br />

l’instant <strong>de</strong> passer <strong>la</strong> barrière pour entrer en Allemagne. Léonard est dans <strong>les</strong> bureaux (...) Les voil<strong>à</strong><br />

qui sortent et l’homme rébarbatif sourit <strong>à</strong> Mitzi, le ouistiti ».<br />

Je ne résiste pas <strong>à</strong> <strong>la</strong> tentation, alors que je passe quelques heures chez Angelica aujourd’hui et qu’elle<br />

est en face <strong>de</strong> moi, <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r qu’elle m’éc<strong>la</strong>ire sur cette affaire <strong>de</strong> ouistiti dont l’action se situe<br />

lors d’un voyage en Europe du couple <strong>Woolf</strong>. Voici ce qu’elle me dit, étonnée mais amusée que nous<br />

soyons amenés <strong>à</strong> parler <strong>de</strong> ce détail (Angelica semble <strong>à</strong> cet instant n’avoir jamais repensé <strong>à</strong> cet animal<br />

151


auparavant) : « Mitzi le ouistiti était un coup <strong>de</strong> cœur <strong>de</strong> Léonard, très féru et grand ami <strong>de</strong>s bêtes et<br />

qui transportait parfois, perché sur son épaule, ce minuscule et frileux petit ouistiti <strong>de</strong> vingt-<strong>de</strong>ux<br />

centimètres tout au plus qui venait <strong>de</strong> Madagascar. Léonard et <strong>Virginia</strong> avaient alors, <strong>de</strong> par l’attention<br />

produite sur <strong>les</strong> fonctionnaires ce jour-l<strong>à</strong>, passé <strong>la</strong> douane sans problème ». (Je goûte avec <strong>la</strong> plus<br />

gran<strong>de</strong> magie <strong>les</strong> moments où je dois éluci<strong>de</strong>r avec Angelica certains points rapportés par <strong>Virginia</strong><br />

dans son « Journal » ou lorsque <strong>Virginia</strong> y évoque directement Angelica ; je relève <strong>la</strong> tête... et elle est<br />

l<strong>à</strong>, <strong>à</strong> mes côtés).<br />

10/11/1936<br />

« (...) mon cerveau est tellement fatigué par ce travail qu’il commence <strong>à</strong> souffrir au bout d’une heure<br />

et même moins. Aussi, dois-je le ménager et l’immerger très doucement (...) Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si<br />

quelqu’un a jamais autant souffert pour écrire un livre que moi pour écrire Les Années. Quand ce sera<br />

fini, c’est un livre que je ne regar<strong>de</strong>rai jamais plus. C’est comme un interminable accouchement. Je<br />

pense <strong>à</strong> cet été. Tous <strong>les</strong> matins une migraine et comment je me forçais <strong>à</strong> aller dans cet atelier, en<br />

chemise <strong>de</strong> nuit et comment j’étais obligée <strong>de</strong> m’allonger après une page et toujours avec <strong>la</strong> certitu<strong>de</strong><br />

d’un échec ».<br />

Cette citation montre bien l’état avancé d’épuisement intellectuel et physique dans lequel se trouvait<br />

<strong>Virginia</strong> pendant <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> son roman : « Les Années », mais aussi <strong>les</strong> prémices <strong>de</strong> plus en plus<br />

marquées d’une perte <strong>de</strong> confiance re<strong>la</strong>tive <strong>à</strong> son art, semb<strong>la</strong>nt alors plus tenace.<br />

02/04/1937<br />

« Je me sens tout animée et combative aujourd’hui et l’esprit tout débordant parce que j’ai été<br />

profondément déprimée et souffletée par Edwin Muir dans le Listener et par Scott James dans Life<br />

and Letters, vendredi. Tous <strong>de</strong>ux m’ont administré une verte semonce. Edwin Muir dit <strong>de</strong> Les Années<br />

que c’est un livre <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois mort et décevant. Ce que dit James revient au même. Toutes mes <strong>la</strong>mpes<br />

baissèrent. Mon roseau plia jusqu’au sol. « Mort et décevant ». Ainsi ils sont allés droit <strong>à</strong> <strong>la</strong> vérité (...)<br />

le délice d’avoir été mise en pièces est indéniable. On ne sait pourquoi on se sent revigoré, amusé,<br />

complété, combatif. Plus que par <strong>les</strong> louanges ».<br />

<strong>Virginia</strong> montre ici une fois encore que malgré son assurance, certes bien plus vissée qu’avant <strong>à</strong> ellemême,<br />

<strong>les</strong> critiques négatives l’ébran<strong>la</strong>ient (temporairement mais considérablement), mais démontre<br />

également l’effet revigorant <strong>de</strong> ces pics acérés sur sa combativité : un électrochoc !<br />

19/12/1938<br />

« Des questions sur l’intérêt que je porte <strong>à</strong> l’art d’écrire. Dans l’ensemble, cet art <strong>de</strong>vient absorbant.<br />

Plus qu’avant ? Non. Je crois que c’était déj<strong>à</strong> absorbant quand j’étais une toute petite créature<br />

gribouil<strong>la</strong>nt une histoire <strong>à</strong> <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> Hawthorne, sur le sofa <strong>de</strong> peluche verte, dans le salon <strong>de</strong><br />

Saint-Ives, pendant que <strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s personnes dînaient ».<br />

Les prémices très précoces <strong>de</strong> sa fièvre d’écrivain qui commença lorsqu’elle était enfant.<br />

06/09/1939<br />

« Conversation tendue. Ennui. Les choses n’ont plus <strong>de</strong> sens. Ce n’est presque pas <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> lire <strong>les</strong><br />

journaux. La B.B.C donne n’importe quel<strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong>, un jour <strong>à</strong> l’avance. Vi<strong>de</strong>. Inefficience. Autant<br />

noter ces choses. J’ai l’intention <strong>de</strong> forcer mon esprit <strong>à</strong> travailler <strong>à</strong> Roger- (biographie). Mais<br />

Seigneur, voil<strong>à</strong> bien <strong>la</strong> pire <strong>de</strong> toutes mes expériences, en ce sens que nous sommes réduits <strong>à</strong><br />

n’éprouver que <strong>de</strong>s sensations physiques. On se sent froid et inerte. Interruptions continuel<strong>les</strong> (...) Oui,<br />

l’univers ne rime plus <strong>à</strong> rien maintenant. Suis-je lâche ? Physiquement je présume que je le suis. Je<br />

crois que j’ai peur d’aller <strong>à</strong> Londres <strong>de</strong>main (...) On a simplement le sentiment que <strong>la</strong> machine <strong>à</strong> tuer a<br />

besoin <strong>de</strong> se mettre en marche (...) <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> jours est <strong>de</strong>venue exsangue. Ni cinémas ni<br />

152


théâtres. Pas <strong>de</strong> lettres, sauf <strong>de</strong>s courriers égarés venant d’Amérique (...) <strong>les</strong> amis n’écrivent pas, ne<br />

téléphonent pas (...) Naturellement tout pouvoir <strong>de</strong> créer s’est tari ».<br />

Arrivent ici <strong>les</strong> prémices d’une certaine torpeur qui s’installe et qui commence <strong>à</strong> toucher plus<br />

directement <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. En effet, son mon<strong>de</strong> familier mute <strong>de</strong> façon ostensible et inquiétante et<br />

cette atmosphère pesante n’échappe pas <strong>à</strong> sa sensibilité (il est <strong>à</strong> noter d’ailleurs qu’au fil <strong>de</strong> ce<br />

« Journal » et au cours <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>, <strong>Virginia</strong> s’intéressera aux événements politiques liés au<br />

conflit majeur qui venait <strong>de</strong> débuter et <strong>les</strong> analysera avec sens, perspicacité et, <strong>de</strong> manière étonnante,<br />

très au fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> stratégie).<br />

20/03/1940<br />

« Oui, un autre accès ; en fait <strong>de</strong>ux autres accès : un, voici dimanche huit jours. Fièvre intense.<br />

Angelica qui était ici m’a mise au lit ».<br />

Ce passage évoque pour moi un fait re<strong>la</strong>té par Angelica lors <strong>de</strong> l’interview <strong>de</strong> septembre 2003 où elle<br />

me raconta qu’elle avait un jour, lors d’une crise <strong>de</strong> sa tante, aidé <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> se mettre au lit et ce en<br />

l’absence <strong>de</strong> Léonard ; elle lui avait alors <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> rester avec elle pour lui tenir compagnie- voici<br />

ce jour i<strong>de</strong>ntifié.<br />

« (...) l’autre dimanche, celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> fièvre intense, Léonard m’a fait <strong>de</strong> sévères remontrances sur <strong>la</strong><br />

première partie <strong>de</strong> Roger. Nous marchions dans <strong>les</strong> prairies. C’était comme si un bec très dur et très<br />

fort me piquait. Plus Léonard piquait, plus le bec s’enfonçait, ainsi que ce<strong>la</strong> se produit toujours. Pour<br />

finir, il se mit presque en colère parce que j’avais choisi ce qui lui paraissait, disait-il, <strong>la</strong> plus mauvaise<br />

métho<strong>de</strong> (...) Léonard se manifestait curieusement dans ce qu’il a <strong>de</strong> plus rationnel, <strong>de</strong> plus<br />

impersonnel ; plutôt émouvant et cependant si défini, si emphatique, qu’il réussit <strong>à</strong> me convaincre, <strong>de</strong><br />

mon erreur du moins, avec toutefois l’intuition bizarre qu’il se trompait lui-même, mais qu’il<br />

persistait, pour quelque raison profon<strong>de</strong> : antipathie <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> Roger (?), manque d’intérêt pour sa<br />

personnalité ? Dieu seul le sait. Je retiens dans mon esprit ces courants mêlés. Et même, tandis que<br />

nous marchions et que le bec frappait <strong>de</strong> plus en plus profondément, j’éprouvais une curiosité<br />

totalement détachée pour le caractère <strong>de</strong> Léonard ».<br />

Se rapprocher <strong>de</strong> cette époque d’é<strong>la</strong>boration <strong>de</strong> l’ouvrage : « Roger Fry : biographie » re<strong>la</strong>tée dans le<br />

chapitre « profil psychologique et biographique ». Etonnante <strong>Virginia</strong> qui, même <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> rares<br />

critiques négatives <strong>à</strong> son encontre <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> Léonard, parvient <strong>à</strong> se détacher <strong>de</strong> manière extérieure<br />

et sereine du mal qu’el<strong>les</strong> lui font pour analyser le comportement <strong>de</strong> son mari avec lucidité. Puis<br />

l’image saisissante du bec piquant en profon<strong>de</strong>ur.<br />

13/05/1940<br />

« (...) bien que Léonard m’ait dit qu’il y a assez d’essence dans le garage pour nous suici<strong>de</strong>r au cas où<br />

Hitler serait le plus fort, <strong>la</strong> vie continue ».<br />

Léonard et <strong>Virginia</strong> avaient effectivement envisagé cette hypothèse en cas d’invasion <strong>de</strong> l’Angleterre<br />

par <strong>les</strong> nazis (rappel : Léonard était juif).<br />

27/06/1940<br />

« J’aimerais trouver un seul livre et m’y attacher, mais je ne le peux pas. Je me dis : « Si c’est ma<br />

<strong>de</strong>rnière étape, ne <strong>de</strong>vrais-je pas lire Shakespeare ? ». Mais je ne peux pas. Je me dis : « Ne <strong>de</strong>vrais-je<br />

pas finir Pointz Hall ? Ne <strong>de</strong>vrais-je pas finir quelque chose pour en finir avec tout ? ». La fin colore<br />

<strong>la</strong> routine quotidienne <strong>à</strong> <strong>la</strong> dérive. Lui donne <strong>de</strong> <strong>la</strong> gaieté, <strong>de</strong> <strong>la</strong> témérité. « Ceci », pensai-je hier « est<br />

peut-être ma <strong>de</strong>rnière promena<strong>de</strong> ».<br />

153


Exemple <strong>de</strong> grand courage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> face <strong>à</strong> l’éventualité d’une fin et puis ces mots qui<br />

g<strong>la</strong>cent au regard <strong>de</strong>s évènements qui se passeront bientôt avec <strong>la</strong> même froi<strong>de</strong>ur (détermination).<br />

« Ces circonvolutions familières, ces repères qui, pendant tant d’années, m’ont renvoyé un écho et ont<br />

tant contribué <strong>à</strong> renforcer mon i<strong>de</strong>ntité, appartiennent désormais <strong>à</strong> un mon<strong>de</strong> aussi sauvage que désert.<br />

Je veux dire qu’il n’y a ni automne ni hiver. Nous affluons vers le bord du précipice. Et puis... je ne<br />

peux imaginer qu’il y aura un 27 juin 1941. Ce<strong>la</strong> enlève quelque chose même au thé <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton.<br />

Une autre journée est tombée dans le ruisseau du moulin ».<br />

Un certain chaos s’installe, une perte <strong>de</strong>s repères élémentaires <strong>de</strong> vie. Le sentiment général <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation <strong>de</strong>vient nettement pessimiste et l’isolement est ici bien mis en évi<strong>de</strong>nce. Noter<br />

tout <strong>de</strong> même ces mots optimistes qui sont un beau clin d’œil <strong>à</strong> <strong>la</strong> chau<strong>de</strong> ambiance familiale <strong>de</strong><br />

Char<strong>les</strong>ton. Mais <strong>Virginia</strong> ne vivra effectivement pas le 27 juin 1941.<br />

28/08/1940<br />

« C’eût été une mort paisible et parfaitement naturelle que d’être abattus sur <strong>la</strong> terrasse pendant une<br />

partie <strong>de</strong> bou<strong>les</strong> par cette belle fin <strong>de</strong> journée d’août, fraîche et ensoleillée ».<br />

S’agit-il, <strong>à</strong> ce sta<strong>de</strong>, <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur, <strong>de</strong> courage, <strong>de</strong> détachement ou d’humour, ou d’un tout ? Cette<br />

attitu<strong>de</strong> va se réitérer par <strong>la</strong> suite et au fil <strong>de</strong>s événements- elle est analysée ci-après.<br />

La pério<strong>de</strong> qui va suivre (<strong>de</strong> septembre 1940 <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin du premier trimestre 1941) retrace une époque <strong>de</strong><br />

basculement, d’intensification <strong>de</strong>s faits <strong>de</strong> guerre et donc d’intensité pour <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Les<br />

passages évoqués parlent d’eux-mêmes, ils vivent par <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière.<br />

Londres subit un déluge <strong>de</strong> bombes et <strong>de</strong> feu. Les attaques intensives submergent <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s gens, tuent<br />

et détruisent. Le mon<strong>de</strong> physique réel s’écroule, bascule et envahit, agresse le mon<strong>de</strong> fragile et<br />

complexe <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Elle va donc évoquer ces faits <strong>de</strong> manière singulière, précise et<br />

puissante : c’est un moment décisif dans <strong>la</strong> compréhension <strong>de</strong> son personnage. L’on va alors assister <strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> réalité, une pression guerrière quasi in<strong>de</strong>scriptible (sauf pour elle) et une double attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> : l’écrivain ayant, en l’occasion, un foisonnement <strong>de</strong> situations <strong>à</strong> décrire d’une manière<br />

objective et c<strong>la</strong>irvoyante, mais également une <strong>Virginia</strong> réagissant <strong>à</strong> <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> son<br />

psychisme, vivant <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois une gran<strong>de</strong> torpeur et un état second reflet <strong>de</strong> son Aventure intérieure, mais<br />

continuant contre vents et marées <strong>à</strong> apprécier <strong>la</strong> Vie au sein <strong>de</strong> ce chaos. (Explication : <strong>les</strong> faits <strong>de</strong><br />

guerre vont d’ailleurs expliquer mes premiers instants <strong>de</strong> recherche désabusés dans le quartier<br />

mythique <strong>de</strong> Bloomsbury <strong>à</strong> l’occasion <strong>de</strong> mon premier voyage <strong>à</strong> Londres lors <strong>de</strong> l’été 2003- toute<br />

trace <strong>de</strong> ce prestigieux passé a en effet presque cessé d’exister).<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> avait, jusqu’aux prémices <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre, montré un certain détachement par rapport <strong>à</strong><br />

cette <strong>de</strong>rnière, même si, quelques années auparavant, Léonard et <strong>Virginia</strong> étaient allés s’enquérir <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

situation politique européenne en improvisant un voyage d’observation sur p<strong>la</strong>ce. Mais <strong>Virginia</strong> vivait<br />

avant tout dans son mon<strong>de</strong> et montrait une vision détachée <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s milieux<br />

politiques établis et <strong>de</strong> leurs bassesses. Dans son « Journal », ses écrits vont, dès 1940, traduire<br />

indiscutablement un basculement ; ils vont, par <strong>la</strong> plume <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> romancière qu’elle était et <strong>à</strong><br />

travers son immense acuité <strong>à</strong> observer et <strong>à</strong> décrire, être au service <strong>de</strong>s faits, <strong>de</strong>s intenses et horrib<strong>les</strong><br />

faits. Mais pas seulement. Ils vont bien évi<strong>de</strong>mment traduire aussi toute <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> sa<br />

psychologie. Malgré l’énorme pression physique et mentale, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> décrira toujours <strong>les</strong><br />

événements avec exactitu<strong>de</strong> et ne changera en rien sa propension naturelle et instinctive <strong>à</strong> observer <strong>les</strong><br />

comportements humains et <strong>à</strong> adorer <strong>la</strong> Vie. En cette époque <strong>de</strong> guerre, <strong>les</strong> occasions <strong>de</strong> <strong>de</strong>scriptions<br />

vont alors se multiplier et dresser <strong>à</strong> cette occasion un portrait <strong>de</strong> Londres tout <strong>à</strong> fait saisissant.<br />

L’intensification du feu qui va peser sur <strong>les</strong> épau<strong>les</strong> <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> londoniens et <strong>de</strong> toute <strong>la</strong> partie sud <strong>de</strong><br />

l’Angleterre va être révélée par <strong>les</strong> écrits <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> avec détails et intensité au point que le lecteur va<br />

palper <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte un bouleversement <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, avec force<br />

impressions, exactitu<strong>de</strong> et c<strong>la</strong>irvoyance <strong>à</strong> refléter <strong>les</strong> faits et <strong>les</strong> atmosphères, <strong>à</strong> subir également une<br />

154


pression nerveuse qui se lit en ses mots. Le rythme s’accélère, <strong>de</strong> page en page. La pression se ressent,<br />

horrible. C’est un déluge <strong>de</strong> feu et l’anéantissement physique du mon<strong>de</strong> qui entoure <strong>la</strong> romancière. Ses<br />

nerfs sont éprouvés, son équilibre aussi. L’on ressent presque, <strong>à</strong> travers ses écrits, une accélération<br />

cardiaque. Mais elle est l<strong>à</strong>, décrivant... Puis, parfois, elle s’éva<strong>de</strong> en un profond état second. Quand<br />

elle décrit <strong>les</strong> événements guerriers, <strong>les</strong> coups portés <strong>à</strong> Londres par l’aviation alleman<strong>de</strong>, elle souffre,<br />

c’est le côté réel, peine, perte <strong>de</strong> ses biens et <strong>de</strong>s souvenirs qui leur sont liés, perte <strong>de</strong> sa chère ville qui<br />

<strong>la</strong> touche terriblement : le côté effroi, le choc physique. Puis l’irréel, l’irrationnel : l’écroulement <strong>de</strong><br />

ses <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers lieux <strong>de</strong> vie <strong>à</strong> Bloomsbury vécu aussi comme <strong>la</strong> satisfaction <strong>de</strong> se retrouver dans un<br />

état <strong>de</strong> dénuement, comme un état purificateur- une dimension psychologique reflet <strong>de</strong> son<br />

tempérament complexe. Le Mon<strong>de</strong> s’écroule et inspire <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> retourner <strong>à</strong> l’état initial, <strong>la</strong>vée, nue<br />

et pure comme au début (lien <strong>à</strong> l’enfance ?) : recommencer <strong>la</strong> vie <strong>à</strong> zéro et « rebondir », ne plus<br />

souffrir aussi. Une genèse en quelque sorte. La catastrophe <strong>de</strong>s maisons démolies et celle d’une berge<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière Ouse détruite par une bombe et provoquant un raz <strong>de</strong> marée et un isolement « insu<strong>la</strong>ire »<br />

<strong>de</strong> Monk’s House vont provoquer en <strong>Virginia</strong> un même état second <strong>à</strong> jouir d’un spectacle primitif<br />

exceptionnel et fascinant (dans le cas du marais qui <strong>les</strong> enserre) et fort régénérant (dans <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux<br />

cas) : retour alors et une fois encore <strong>à</strong> un voyage dans son mon<strong>de</strong> propre. Sa curiosité est exacerbée et<br />

se loge dans <strong>les</strong> événements <strong>les</strong> plus graves avec un mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur mais <strong>de</strong> poésie aussi, avec un<br />

esprit infiniment ancré dans l’imaginaire et foncièrement fertile. Cette réaction s’inscrit<br />

essentiellement dans le registre <strong>de</strong> <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> son esprit ainsi que, concrètement, par <strong>les</strong> faits<br />

exceptionnellement violents qui se dérou<strong>la</strong>ient autour d’elle et agissaient tant sur son mon<strong>de</strong> physique<br />

que, par profon<strong>de</strong>s répercussions, sur son psychisme. Elle était en fait en état <strong>de</strong> choc comme bon<br />

nombre <strong>de</strong> londoniens, mais vivait <strong>les</strong> événements d’une manière toute <strong>à</strong> elle. Tout s’écrou<strong>la</strong>it en fait ;<br />

son mon<strong>de</strong> physique et son univers imaginaire (bien souvent inspiré par <strong>la</strong> Cité) qui vivait dans ses<br />

écrits et ses lectures et qui était désormais bouleversé, comme oppressé, serré dans un étau qui se<br />

refermait sur lui chaque heure davantage et le parasitait. Une fois encore, ce qui va surprendre le<br />

lecteur <strong>à</strong> travers <strong>les</strong> intenses récits <strong>de</strong> ces terrib<strong>les</strong> journées, c’est <strong>la</strong> formidable et impressionnante<br />

énergie déployée par <strong>Virginia</strong> ; elle se débat et analyse finement <strong>les</strong> événements dramatiques qui<br />

l’entourent, mais traduit aussi ses humeurs et ses ressentis, voguant ensuite d’analyses littéraires ou<br />

philosophiques vers <strong>de</strong> très poétiques <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong> sa chère campagne <strong>de</strong> Rodmell, ou encore<br />

analysant, en ces pénib<strong>les</strong> mais exceptionnel<strong>les</strong> occasions, <strong>les</strong> multip<strong>les</strong> manifestations du<br />

comportement humain- penchant originel...<br />

31/08/1940<br />

« Maintenant nous sommes en plein dans <strong>la</strong> guerre. L’Angleterre est attaquée. J’ai éprouvé<br />

complètement et pour <strong>la</strong> première fois cette impression hier. Une sensation d’oppression, <strong>de</strong> danger,<br />

d’horreur. Le sentiment qu’une bataille se déroule. Une bataille enragée. Elle peut durer quatre<br />

semaines. Ai-je peur ? Par intermittence. Le pire, lorsqu’on a peur, c’est que l’esprit ne peut pas<br />

travailler allégrement le matin suivant. Bien sûr, c’est peut-être le début <strong>de</strong> l’invasion que cette<br />

sensation d’étouffement ».<br />

Cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> basculement, parfaitement évoquée en ces termes, avait en fait déj<strong>à</strong> commencé<br />

graduellement <strong>à</strong> s’opérer <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin mai 1940.<br />

05/09/1940<br />

« Une idée me vient. Tous <strong>les</strong> écrivains sont malheureux. La peinture <strong>de</strong> l’univers reflété dans <strong>les</strong><br />

livres est, <strong>de</strong> ce fait, trop sombre. Ce sont <strong>les</strong> gens sans mots qui sont heureux ; <strong>les</strong> femmes dans le<br />

jardin <strong>de</strong> leur cottage ».<br />

Le mon<strong>de</strong> artistique, celui qui fait vivre et donne sa substance <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong>, souffre et blêmit (NB : ce<strong>la</strong><br />

ne signifie pas qu’il est le seul <strong>à</strong> souffrir, bien évi<strong>de</strong>mment, mais que sa souffrance, particulière, est<br />

l’apanage <strong>de</strong>s lettrés et <strong>de</strong>s artistes dans leur sensibilité et leur intuitivité, leur intellect propres qui en<br />

font bien souvent <strong>de</strong>s visionnaires et, dans ce contexte précis si noir et hermétique, <strong>de</strong>s êtres plus<br />

155


vulnérab<strong>les</strong> <strong>à</strong> cause <strong>de</strong> leur complexité qui leur <strong>la</strong>isse pressentir <strong>la</strong> fin d’un mon<strong>de</strong> créatif <strong>à</strong><br />

orientation cette fois plutôt froi<strong>de</strong>- <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> n’échappera pas <strong>à</strong> ce ma<strong>la</strong>ise profond).<br />

11/09/1940<br />

« Churchill vient <strong>de</strong> parler. Un discours c<strong>la</strong>ir, sobre, robuste. Il nous a dit que l’invasion se prépare. Si<br />

elle doit avoir lieu, c’est apparemment dans <strong>la</strong> quinzaine qui vient. Des navires et <strong>de</strong>s péniches sont<br />

massés dans tous <strong>les</strong> ports français. Le bombar<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> Londres prépare, <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce, cette<br />

invasion. « Notre majestueuse cité…etc », ce qui me touche, car je trouve Londres majestueuse (…)<br />

John a téléphoné. Il était dans Mecklenburgh Square <strong>la</strong> nuit du raid. Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le transfert immédiat<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> maison d’édition » (NB : <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> parle <strong>de</strong> John Lehmann, associé <strong>de</strong> Léonard <strong>Woolf</strong> pour<br />

<strong>la</strong> Hogarth Press).<br />

Même si <strong>Virginia</strong> évoque ici <strong>les</strong> signes annonciateurs d’événements gravissimes et <strong>les</strong> bombar<strong>de</strong>ments<br />

en cours, elle n’en prend pas encore tout <strong>à</strong> fait l’absolue dimension, puisque aussitôt se détache sa<br />

réaction sensible <strong>à</strong> l’hommage apprécié que Winston Churchill rend <strong>à</strong> sa belle Cité londonienne. Mais<br />

ensuite, <strong>la</strong> menace se fait réelle et le ton plus grave. Les faits vont corroborer cette angoisse : Léonard<br />

<strong>de</strong>vra, suite aux bombar<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison re<strong>la</strong>tés ci-après, évacuer <strong>les</strong> meub<strong>les</strong> et <strong>la</strong> presse <strong>de</strong><br />

Mecklenburgh Square pour <strong>les</strong> transférer définitivement <strong>à</strong> Monk’s House <strong>de</strong>venue refuge <strong>de</strong> guerre <strong>à</strong><br />

cette époque- <strong>la</strong> presse fut temporairement mise en sécurité <strong>à</strong> l’imprimerie <strong>de</strong> Letchworth pour<br />

<strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> Hogarth Press sous-traitait <strong>les</strong> plus grosses comman<strong>de</strong>s et fut réimp<strong>la</strong>ntée le 5 décembre<br />

suivant <strong>à</strong> Rodmell. Pour sa part, John Lehmann assurera <strong>de</strong>puis Londres et avec <strong>de</strong>s moyens adaptés<br />

<strong>les</strong> activités réduites <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison d’édition (NB 1 : pour autant, aucune discontinuité dans l’adresse<br />

<strong>de</strong> parution mentionnée sur <strong>les</strong> ouvrages <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press ne sera remarquée : 37, Mecklenburg<br />

Square- j’avoue être incapable d’éc<strong>la</strong>irer le lecteur sur ce point). (NB 2 : au fil <strong>de</strong>s besoins, <strong>la</strong><br />

Hogarth Press sous-traitait également, en fonction <strong>de</strong>s tirages requis, <strong>à</strong> d’autres imprimeries comme<br />

Lowe & Brydone <strong>à</strong> Londres, notamment dans <strong>les</strong> années 1930).<br />

13/09/1940<br />

« Une accab<strong>la</strong>nte impression d’invasion est dans l’air ».<br />

La pression se renforce, inéluctablement.<br />

17/09/1940<br />

« Notre île est une île déserte. Pas <strong>de</strong> nouvelle <strong>de</strong> Mecklenburgh Square (…) Certaines lettres mettent<br />

cinq jours pour nous parvenir. Les trains sont incertains (…) Angelica se rend <strong>à</strong> Hilton en passant par<br />

Oxford. Ainsi Léonard et moi sommes presque isolés. En rentrant hier soir nous avons trouvé un jeune<br />

soldat dans le jardin. Il <strong>de</strong>manda « Pourrais-je parler <strong>à</strong> Mr <strong>Woolf</strong> ? ». Je pensai : « Ça y est, c’est un<br />

billet <strong>de</strong> logement ». Mais non. Il vou<strong>la</strong>it savoir si on pouvait lui prêter une machine <strong>à</strong> écrire (…) nous<br />

lui offrîmes ma portative. Il ajouta alors : « Je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon, monsieur, mais jouez-vous aux<br />

échecs ? Il- Léonard- y joue avec passion, aussi lui avons-nous <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> venir prendre le thé<br />

samedi et faire une partie (…) Un garçon franc et sympathique. Soldat <strong>de</strong> profession ? Il me fait plutôt<br />

l’effet d’être le fils d’un agent immobilier ou d’un petit commerçant. Il ne sort pas d’une gran<strong>de</strong> école,<br />

il n’appartient pas non plus <strong>à</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse ouvrière. Mais je me renseignerai ».<br />

Tout d’abord, <strong>la</strong> sensation d’isolement encore c<strong>la</strong>irement mise en évi<strong>de</strong>nce. Puis, m’ayant paru<br />

compliqué, j’ai voulu éluci<strong>de</strong>r ce trajet d’Angelica, alors je l’ai appelée. Elle se souvient très bien <strong>de</strong><br />

ce voyage, elle ne l’a fait qu’une fois. C’était le « blitz » m’a-t-elle dit : tout dép<strong>la</strong>cement était difficile<br />

et compliqué. En fait, pour rejoindre Char<strong>les</strong>ton où elle habitait et qui se situe au sud <strong>de</strong> Londres, elle<br />

était obligée <strong>de</strong> contourner Londres par Oxford, située <strong>à</strong> l’ouest nord-ouest <strong>de</strong> Londres. Ensuite, il y a<br />

<strong>la</strong> péripétie <strong>de</strong> ce jeune soldat qui a, par le plus grand <strong>de</strong>s hasards, rencontré Léonard et <strong>Virginia</strong> et<br />

« hérité » <strong>à</strong> cette occasion <strong>de</strong> <strong>la</strong> machine <strong>à</strong> écrire portative <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, ce qui prouve d’ailleurs sa<br />

générosité. <strong>Sur</strong> cette machine, elle avait peut-être tapé <strong>de</strong>s passages <strong>de</strong> : « Mrs Dalloway » ou <strong>de</strong> :<br />

156


« La promena<strong>de</strong> au Phare », ou encore <strong>de</strong>s : « Vagues » ou <strong>de</strong> : « Or<strong>la</strong>ndo », que sais-je ? Qu’est<br />

<strong>de</strong>venu ce monsieur ? Qu’en a-t-il fait ? Brille-t-elle, cette machine, amoureusement conservée dans<br />

une vitrine ou traîne-t-elle, anonyme, dans un vieux grenier du Sussex ? Si ce jeune soldat avait<br />

vraiment obtenu un billet <strong>de</strong> logement chez <strong>les</strong> <strong>Woolf</strong> c’eût été un grand moment dans sa vie, une<br />

chance unique, mais, pour finir : « je me renseignerai » écrit <strong>la</strong> romancière- je n’ose imaginer<br />

comment ce jeune homme aurait été examiné par <strong>Virginia</strong> s’il avait, par contrainte <strong>de</strong> guerre, vécu <strong>à</strong><br />

leurs côtés quelque temps. Il serait, c’est évi<strong>de</strong>nt, entré <strong>de</strong> p<strong>la</strong>in-pied dans son « Journal »...<br />

18/09/1940<br />

« Nous allons avoir besoin <strong>de</strong> tout notre courage » ; tels sont <strong>les</strong> premiers mots qui me sont venus aux<br />

lèvres ce matin, en apprenant qu’<strong>à</strong> Mecklenburgh Square toutes nos vitres sont brisées, nos p<strong>la</strong>fonds<br />

écroulés et presque toute <strong>la</strong> porce<strong>la</strong>ine en miettes. La bombe avait éc<strong>la</strong>té. Pourquoi avons-nous jamais<br />

quitté Tavistock Square ? Mais <strong>à</strong> quoi bon se poser <strong>de</strong>s questions (…) La Hogarth Press (ce qu’il en<br />

reste) doit être transférée <strong>à</strong> Letchworth. Une sombre matinée. Comment peut-on, après ce<strong>la</strong>, se<br />

remettre <strong>à</strong> Michelet ou <strong>à</strong> Coleridge ? Comme je l’ai dit, nous avons besoin <strong>de</strong> courage ».<br />

Réaction <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> inscrite dans le réel : le choc.<br />

25/09/1940<br />

« Toute <strong>la</strong> journée <strong>de</strong> lundi <strong>à</strong> Londres, dans l’appartement. Obscurité. Les tapis sont cloués sur <strong>les</strong><br />

fenêtres, <strong>les</strong> p<strong>la</strong>fonds éventrés par endroits, <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> poussière grise et <strong>de</strong> débris <strong>de</strong> vaisselle sur <strong>la</strong><br />

table <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine. Les chambres <strong>à</strong> l’arrière, intactes. Une ravissante journée <strong>de</strong> septembre, tendre.<br />

Trois jours <strong>de</strong> ce temps si tendre (…) La bombe <strong>de</strong> Brunswick Square a éc<strong>la</strong>té (…) J’ai réconforté <strong>les</strong><br />

femmes énervées et épuisées ».<br />

L’on voit ici, côte <strong>à</strong> côte, l’austérité liée aux événements et le positivisme <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> qui note, <strong>de</strong><br />

manière tranchée, le ravissement et <strong>la</strong> douceur <strong>de</strong> l’instant et l’on y voit également un côté très humain<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> agir pour réconforter autrui, alors dans <strong>la</strong> souffrance.<br />

02/10/1940<br />

« J’ai dit <strong>à</strong> Léonard : « Je ne voudrais pas encore mourir ». Les chances seraient contre (…) J’essaie<br />

(…) <strong>de</strong> m’imaginer comment on peut être tué par une bombe. Je crois que j’ai saisi <strong>la</strong> sensation avec<br />

une certaine acuité, mais ne puis concevoir rien d’autre que le suffocant anéantissement succédant au<br />

choc. Je penserais sans doute : « Oh, j’aurais tant voulu vivre encore dix ans… pas ceci ! ». Et pour<br />

une fois je serais <strong>à</strong> court <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription. Veux-je dire <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort ? Non, le bruit horrible, <strong>la</strong> convulsion,<br />

l’écrasement <strong>de</strong> mes arca<strong>de</strong>s sourcilières sur mes yeux si luci<strong>de</strong>s, sur mon cerveau ; le processus<br />

d’extinction <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière. Douloureux ? Oui. Terrifiant ? Je le suppose. Et puis l’évanouissement,<br />

l’épanchement <strong>de</strong> soi ; <strong>de</strong>ux ou trois sursauts pour retrouver <strong>la</strong> conscience et plus rien, plus rien…trois<br />

points <strong>de</strong> suspension… ».<br />

L’art d’analyser, mais une certaine froi<strong>de</strong>ur aussi <strong>à</strong> disséquer <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte un tel moment horrible. Le<br />

signe d’une curiosité surprenante mais tout <strong>à</strong> fait naturelle et singulière chez <strong>la</strong> romancière. Le reflet<br />

également d’un état second portant en filigrane le désespoir.<br />

12/10/1940<br />

« Si ce n’était une trahison <strong>de</strong> le dire, un jour comme celui-ci est presque trop, je n’ose dire heureux,<br />

mais malléable (…) Le ton passe d’une gracieuse mélodie <strong>à</strong> une autre. Tout se joue aujourd’hui et<br />

dans quel théâtre ! (…) Et toutes <strong>les</strong> choses re<strong>de</strong>viennent p<strong>la</strong>isantes <strong>les</strong> unes après <strong>les</strong> autres. Le petit<br />

déjeuner, écrire, se promener, le thé, <strong>les</strong> bou<strong>les</strong>, <strong>la</strong> lecture, <strong>les</strong> friandises, le lit (…) Je ne peux vivre<br />

qu’intensément. Si j’étais <strong>à</strong> Londres maintenant, ou comme je le faisais encore il y a <strong>de</strong>ux ans,<br />

j’ouvrirais sur <strong>les</strong> rues <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> chouette. Il y a l<strong>à</strong>-bas tellement plus <strong>de</strong> substance et <strong>de</strong> motifs<br />

157


d’exaltation qu’ici. Il me faut donc suppléer <strong>à</strong> ce<strong>la</strong>, mais comment ? En inventant <strong>de</strong>s livres, je crois.<br />

Et il y a toujours <strong>la</strong> possibilité d’une vague plus forte. Mais non, je ne veux pas tourner ma loupe <strong>de</strong> ce<br />

côté-l<strong>à</strong>. Des <strong>la</strong>mbeaux <strong>de</strong> souvenirs apportent tant <strong>de</strong> fraîcheur <strong>à</strong> mon esprit (…) Et toutes <strong>les</strong> corvées :<br />

vêtements, Sybil, mondanités, tout ce<strong>la</strong> n’existe plus… (…) Tous nos amis sont isolés autour <strong>de</strong> leurs<br />

propres feux d’hiver. Les risques d’être dérangés sont rares maintenant. Pas <strong>de</strong> voitures. Pas<br />

d’essence. Les trains capricieux. Et nous, sur notre libre et belle île d’automne ».<br />

Elle évoque ici avec grand p<strong>la</strong>isir <strong>les</strong> joies <strong>de</strong> se <strong>la</strong>isser vivre <strong>à</strong> Rodmell et immédiatement <strong>à</strong> <strong>la</strong> suite<br />

déplore, en comparant Rodmell <strong>à</strong> <strong>la</strong> vie trépidante londonienne, un certain ennui en ce lieu isolé.<br />

Ensuite, elle va positiver en se disant que certaines corvées londoniennes d’antan n’existent plus, <strong>la</strong><br />

vie y étant <strong>de</strong>venue survie. Puis, se dit-elle, il y a tout <strong>de</strong> même <strong>la</strong> campagne et <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong> l’île<br />

Rodmell (ou Monk’s House Is<strong>la</strong>nd !) (rappel : une bombe ayant fait éc<strong>la</strong>ter l’une <strong>de</strong>s rives <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

rivière Ouse, <strong>la</strong> maison du couple <strong>Woolf</strong> se trouvait alors encerclée par <strong>les</strong> eaux). L’on remarque<br />

aussi l’association du mot « corvée » <strong>à</strong> celui <strong>de</strong> « vêtements »- <strong>Virginia</strong> se souciait effectivement peu<br />

<strong>de</strong> l’apparence vestimentaire, excepté en l’occasion ponctuelle <strong>de</strong> soirées habillées, s’accordant alors<br />

et ce pour sa curiosité accrue et l’ému<strong>la</strong>tion intellectuelle qui l’accompagnait, avec le faste <strong>de</strong> ces<br />

réceptions qui l’excitaient.<br />

17/10/1940<br />

« Notre chance a tourné. John dit que Tavistock Square n’existe plus. S’il en est ainsi, je n’ai plus<br />

besoin <strong>de</strong> me réveiller <strong>la</strong> nuit pour me dire que <strong>la</strong> chance <strong>de</strong>s <strong>Woolf</strong> a tourné (…) Tout semb<strong>la</strong>it choir<br />

<strong>à</strong> travers <strong>la</strong> douceur <strong>de</strong> l’air pour se reposer sur le sol. La lumière commence <strong>à</strong> décliner ».<br />

20/10/1940<br />

« (…) c’était vendredi <strong>à</strong> Londres (…) Je suis allée (…) <strong>à</strong> Tavistock Square. J’ai vu avec un soupir <strong>de</strong><br />

sou<strong>la</strong>gement un tas <strong>de</strong> ruines. Trois maisons au moins avaient été soufflées. Les soubassements pleins<br />

<strong>de</strong> décombres. Comme reliques, un vieux fauteuil d’osier acheté au temps <strong>de</strong> Fitzroy Square (…) Pour<br />

le reste, rien que <strong>de</strong>s briques et <strong>de</strong>s éc<strong>la</strong>ts <strong>de</strong> bois (…) J’ai pu tout juste voir, encore <strong>de</strong>bout, un pan <strong>de</strong><br />

mur <strong>de</strong> mon studio. Autrement, rien que <strong>de</strong>s décombres <strong>de</strong> l’endroit où tant <strong>de</strong> mes livres ont été<br />

écrits. L’air circu<strong>la</strong>it librement l<strong>à</strong> où nous nous sommes assis pendant tant <strong>de</strong> soirs, où nous avons reçu<br />

tant d’amis (…) De l<strong>à</strong>, je suis allée <strong>à</strong> Mecklenburgh Square et revu <strong>de</strong> nouveau une litière <strong>de</strong> verre<br />

brisé, <strong>de</strong> fine poussière noire, <strong>de</strong> plâtre pulvérisé. Miss T. et Miss E. en pantalons, tabliers et<br />

marmottes, ba<strong>la</strong>yaient. J’ai remarqué que <strong>les</strong> mains <strong>de</strong> Miss T. tremb<strong>la</strong>ient <strong>de</strong> <strong>la</strong> même façon que<br />

cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Miss Perkins (…) Conversation désinvolte, saccadée. Répétitions. Quel dommage que nous<br />

n’ayons pas reçu sa carte… pour nous épargner le choc… vraiment affreux (…) Le parquet <strong>de</strong> <strong>la</strong> salle<br />

<strong>à</strong> manger jonché <strong>de</strong> livres. Dans mon petit salon, le secrétaire <strong>de</strong> Mrs Hunter saupoudré <strong>de</strong> verre brisé<br />

et ainsi <strong>de</strong> suite. Dans le salon seulement, <strong>les</strong> vitres sont encore <strong>à</strong> peu près intactes, mais le vent<br />

souff<strong>la</strong>it <strong>à</strong> travers. J’ai commencé <strong>à</strong> chercher <strong>les</strong> cahiers <strong>de</strong> mon journal. Que peut-on bien emporter<br />

dans cette petite voiture ? Darwin et l’argenterie ? (…) Il y a une certaine exaltation <strong>à</strong> perdre ce que<br />

l’on possè<strong>de</strong>, sauf qu’<strong>à</strong> certains moments je voudrais mes livres, mes chaises, mes tapis, mes lits.<br />

J’avais tant travaillé pour <strong>les</strong> acquérir un par un. Et <strong>les</strong> tableaux. Mais ce serait maintenant un<br />

sou<strong>la</strong>gement d’être débarrassés <strong>de</strong> Mecklenburgh Square. Tout sera presque certainement détruit (…)<br />

En dépit du déménagement et <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépense, je crois que si nous sauvons nos affaires, nous en serons<br />

quittes <strong>à</strong> bon compte. Car si nous étions restés au 52 nous aurions tout perdu. Mais c’est étrange <strong>la</strong><br />

délivrance que cause une perte. J’aimerais recommencer une nouvelle vie en paix, dans le dénuement,<br />

libre d’aller n’importe où. Mais au fait, pouvons- nous nous défaire <strong>de</strong> Mecklenburgh Square ? ».<br />

Pour comprendre ce passage, se reporter tout d’abord <strong>à</strong> l’introduction du début <strong>de</strong> ce chapitre qui<br />

explique le double état (dont l’état second tout <strong>à</strong> fait inattendu) que <strong>Virginia</strong> va vivre en ces<br />

moments : <strong>la</strong> reconnaissance objective <strong>de</strong> <strong>la</strong> catastrophe et, <strong>de</strong> manière paradoxale, <strong>la</strong> jouissance<br />

sincère d’un dénuement brutal. Y voir ensuite, malgré une étrange et palpable distance <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

envers ces événements, une hiérarchie dans son malheur et dans l’effondrement matériel <strong>de</strong> son<br />

mon<strong>de</strong> réel : <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction complète du 52, Tavistock Square et <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction partielle du 37,<br />

158


Mecklenburgh Square. Si <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> étaient restés <strong>à</strong> Tavistock Square, ils seraient morts ou<br />

auraient tout perdu. A Mecklenburgh Square, <strong>de</strong>s vestiges <strong>de</strong>meurent et peuvent être sauvés. <strong>Virginia</strong><br />

et Léonard perdront dans le bombar<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s biens inestimab<strong>les</strong> irremp<strong>la</strong>çab<strong>les</strong>, tels <strong>de</strong>s objets<br />

familiaux hérités <strong>de</strong> Leslie et Julia Stephen, ou encore <strong>de</strong>s peintures ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> vaisselle décorée par<br />

Duncan et Vanessa ainsi que <strong>de</strong>s masses <strong>de</strong> lettres, souvenirs, documents uniques et livres rares, dont<br />

certains hérités du père <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> et Vanessa, Leslie Stephen. Les <strong>la</strong>nces <strong>de</strong>s pompiers réduisirent en<br />

bouillie <strong>de</strong> papier ces trésors <strong>de</strong> richesse (j’aime l’alliance <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux mots, pas forcément<br />

synonymes). Pourtant, <strong>de</strong> ce capharnaüm, seront extraits intacts <strong>les</strong> vingt-six volumes du « Journal »<br />

<strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> qui auront donc miraculeusement résisté aux f<strong>la</strong>mmes inferna<strong>les</strong> et au déluge qui<br />

s’en suivit. S’ils avaient brûlé, nous aurions été privés <strong>de</strong> ce monument, véritable témoignage, c’est un<br />

euphémisme, véritable miroir <strong>à</strong> travers lequel le lecteur a une occasion unique d’appréhen<strong>de</strong>r plus<br />

finement le personnage <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière. Le « Journal » <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> est bien plus qu’un<br />

Journal, il est une œuvre qui parle- c’eût été une véritable perte pour <strong>la</strong> littérature.<br />

05/11/1940<br />

« La meule au cœur <strong>de</strong>s eaux est d’une indicible beauté ! Quand je lève <strong>les</strong> yeux je vois toute cette eau<br />

sur le marais. D’un bleu profond au soleil, <strong>les</strong> mouettes comme <strong>de</strong>s graines <strong>de</strong> cumin ; une tempête <strong>de</strong><br />

neige, le parquet <strong>de</strong> l’At<strong>la</strong>ntique, <strong>de</strong>s î<strong>les</strong> jaunes ; <strong>de</strong>s arbres effeuillés ; <strong>les</strong> toits rouges <strong>de</strong>s cottages.<br />

Oh, si cette inondation pouvait durer toujours. Un espace vierge. Pas <strong>de</strong> vil<strong>la</strong>s. Comme c’était au<br />

début (…) je ne me suis jamais sentie aussi fertile. Et aussi (…) ma passion enfantine, ma vieille faim<br />

pour <strong>les</strong> livres m’est revenue ».<br />

L’on retrouve ici <strong>la</strong> dimension <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> observatrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière. L’intensité du bonheur <strong>de</strong><br />

l’instant est parfaitement restituée : elle tire sou<strong>la</strong>gement et p<strong>la</strong>isir <strong>à</strong> se retrouver submergée par cette<br />

eau purifiante qui lui apporte un renouveau naturel, <strong>la</strong>vée <strong>de</strong> tous tourments pour vivre alors<br />

essentiellement <strong>la</strong> Vie. Ce spectacle insuffle immédiatement en elle énergie et inspiration, poésie, une<br />

sincère exaltation <strong>à</strong> observer une telle victoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nature sur l’homme, un tel retour<br />

« préhistorique » <strong>à</strong> l’état brut, où plus rien ne semble, <strong>à</strong> côté, avoir <strong>de</strong> consistance. Le spectacle <strong>la</strong><br />

saisit et force au retour aux sources, au dénuement, <strong>à</strong> <strong>la</strong> genèse...<br />

19/11/1940<br />

« (...) nager dans un champ, quelle idée ! (…) comme j’aime cette eau sauvage, médiévale, dép<strong>la</strong>cée,<br />

tous <strong>les</strong> troncs d’arbres qui flottent, <strong>de</strong>s troupes d’oiseaux et un homme dans une vieille barque, et moi<br />

si privée <strong>de</strong> traits humains qu’on me prendrait pour un poteau qui marche ».<br />

L’état second exalté <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> est ici c<strong>la</strong>irement restitué.<br />

Novembre 1940 (NB : hors « Journal d’un écrivain »)<br />

Après une nouvelle explosion qui achève <strong>la</strong> <strong>de</strong>struction du 37, Mecklenburgh Square : « se tenir au<br />

rez-<strong>de</strong>-chaussée et voir directement le toit, tandis que <strong>les</strong> moineaux farfouil<strong>la</strong>ient dans <strong>les</strong> poutres <strong>de</strong><br />

ce qui avait été un p<strong>la</strong>fond ; <strong>les</strong> bibliothèques avaient été arrachées <strong>de</strong>s murs et <strong>les</strong> livres formaient<br />

d’énormes tas sur le p<strong>la</strong>ncher, couverts <strong>de</strong> débris et <strong>de</strong> plâtre. En bas, <strong>les</strong> livres, <strong>les</strong> dossiers, le papier,<br />

<strong>la</strong> presse et <strong>les</strong> caractères n’étaient qu’un horrible amas noir ». « Oxford Street en poussière <strong>à</strong> présent.<br />

John Lewis, Selfridge, B&H, tous <strong>les</strong> magasins que je fréquentais. Et <strong>la</strong> cour du British Museum (…)<br />

une bombe dans Gordon Square. Toutes <strong>les</strong> fenêtres du 46 brisées ».<br />

Le quartier <strong>de</strong> Bloomsbury aura donc été touché <strong>de</strong> plein fouet : notamment Fitzroy Square et <strong>les</strong><br />

ateliers-studios <strong>de</strong> Vanessa et Duncan <strong>à</strong> Fitzroy street, Brunswick Square, Tavistock Square et<br />

Mecklenburgh Square. Les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières maisons <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> Bloomsbury ont succombé-<br />

<strong>la</strong> première, issue <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> et primordiale époque <strong>de</strong> fin 1904 : le 46, Gordon Square, a résisté.<br />

Quel heureux hasard : <strong>la</strong> guerre n’a pu venir <strong>à</strong> bout du « salon » <strong>de</strong>s enfants Stephen...<br />

159


29/12/1940<br />

« Il y a <strong>de</strong>s moments où <strong>la</strong> voile retombe. Alors, éprise <strong>de</strong> <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong> vivre, résolue <strong>à</strong> presser tout le<br />

suc <strong>de</strong> l’orange et pareille <strong>à</strong> <strong>la</strong> guêpe lorsque <strong>la</strong> fleur sur <strong>la</strong>quelle je suis posée se fane (…) alors je<br />

pars <strong>à</strong> travers champs vers <strong>la</strong> fa<strong>la</strong>ise. Une barrière <strong>de</strong> barbelés en défend <strong>les</strong> bords. J’ai essayé <strong>de</strong> me<br />

secouer mentalement sur <strong>la</strong> route <strong>de</strong> Newhaven (…) fatiguez le corps et l’esprit se calme. Tout désir<br />

<strong>de</strong> poursuivre ce Journal m’abandonne. Quel est le meilleur antidote ? (…) Je déteste <strong>la</strong> dureté <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vieil<strong>les</strong>se. Je <strong>la</strong> sens venir. Je grince. Je suis aigre. Le pied moins prompt <strong>à</strong> tâter <strong>la</strong> rosée, Moins<br />

sensible le cœur <strong>à</strong> <strong>de</strong> nouveaux émois, Et moins prompte <strong>à</strong> bondir l’espérance écrasée… Je viens<br />

d’ouvrir Matthew Arnold et j’ai copié ces lignes (…) je me détache <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> <strong>la</strong> hiérarchie, <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> patriarchie. Quand Desmond fait l’éloge d’East Coker et que je suis jalouse, je me promène <strong>à</strong><br />

travers le marais en répétant : « Je suis moi ». Et je dois suivre ce sillon et non en copier un autre. La<br />

seule justification <strong>de</strong> mon œuvre c’est ma vie. Comme on éprouve <strong>de</strong> <strong>la</strong> jouissance <strong>à</strong> manger<br />

maintenant ! Je rêve <strong>de</strong> repas imaginaires » (NB : elle évoque ci- avant Desmond Mac Carthy et « East<br />

Coker », poème <strong>de</strong> T.S Eliot).<br />

Cette citation évoque, <strong>à</strong> trois mois <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière, sa vision négative <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vieil<strong>les</strong>se appréhendée comme une défaite <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, comme un amoindrissement <strong>de</strong> l’être humain<br />

(réflexion- je pense <strong>à</strong> un autre écrivain d’une culture et d’un genre très différents mais extrêmement<br />

sensible lui aussi et plus contemporain qui percevra <strong>la</strong> vieil<strong>les</strong>se, pour son cas et dans son contexte<br />

personnels, exactement <strong>de</strong> <strong>la</strong> même manière : je cite Romain Gary qui mettra lui aussi fin <strong>à</strong> ses jours,<br />

refusant <strong>de</strong> vieillir après une existence mirifique). On lit aussi en ses mots <strong>la</strong> persistance <strong>de</strong> cette<br />

recherche d’affirmation d’elle-même qui, malgré l’acquisition avec le temps d’une certaine assurance,<br />

ne cessera <strong>de</strong> <strong>la</strong> tourmenter : « Je suis moi »- ces trois mots suffisent <strong>à</strong> eux seuls <strong>à</strong> traduire l’état<br />

d’esprit <strong>de</strong> <strong>la</strong> romancière et sa quête d’i<strong>de</strong>ntité. Puis cette citation s’achève sur une note optimiste et<br />

énergique qui supp<strong>la</strong>nte immédiatement toute notion ou perception négative : c’est alors<br />

inéluctablement <strong>la</strong> Vie qui triomphe...<br />

01/01/1941<br />

« Dimanche soir, tandis que dans un livre très exact et très détaillé je lisais le récit du grand incendie<br />

<strong>de</strong> Londres, Londres f<strong>la</strong>mbait. Huit <strong>de</strong> mes églises <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cité sont détruites ainsi que le Guildhall ?<br />

Ce<strong>la</strong> fait partie <strong>de</strong> l’année <strong>de</strong>rnière. Le premier jour <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle année nous offre <strong>de</strong>s <strong>la</strong>mes <strong>de</strong> vent<br />

comme <strong>de</strong>s scies circu<strong>la</strong>ires ».<br />

L’intensité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers mots <strong>de</strong> cette citation dresse ici un tableau foncièrement noir <strong>de</strong> Londres.<br />

L’atmosphère <strong>de</strong> torpeur qui saisit <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> est ici, toutefois avec un certain fatalisme,<br />

nettement restituée <strong>à</strong> travers l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> son lien affectif <strong>à</strong> sa chère Cité londonienne.<br />

09/01/1941<br />

« Hier, Mrs X a été enterrée sens <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>ssous. C’est un acci<strong>de</strong>nt. Une si forte femme, comme dit<br />

Louie, se jetant aussitôt comme une goule sur cette histoire <strong>de</strong> tombeaux (…) Ces choses ont-el<strong>les</strong> un<br />

intérêt ? Faut-il s’en souvenir ? (...) Disons que dans <strong>la</strong> vie tout est si beau <strong>à</strong> mon âge. Je veux dire,<br />

quand j’imagine qu’il n’en reste plus beaucoup <strong>de</strong>vant moi. Et <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, il n’y aura pas<br />

<strong>de</strong> neige rouge, rose et bleue ».<br />

D’abord, le fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation banale qu’elle décrit : <strong>la</strong> vulgarité épinglée. Puis, il y a ces mots<br />

simp<strong>les</strong> sur <strong>la</strong> Vie et sur <strong>la</strong> mort et cet hommage <strong>à</strong> <strong>la</strong> fiction naturelle qui cou<strong>la</strong>it dans ses veines. A <strong>la</strong><br />

lecture <strong>de</strong> ces mots, c’est encore définitivement <strong>la</strong> Vie qui sourit...<br />

15/01/1941<br />

« Nous étions <strong>à</strong> Londres lundi (…) J’ai regardé le fleuve, enveloppé <strong>de</strong> brume. Quelques plumets <strong>de</strong><br />

fumée montaient, <strong>de</strong> maisons en f<strong>la</strong>mmes peut-être (…) Puis je vis <strong>la</strong> fa<strong>la</strong>ise d’un mur, rongée sur le<br />

160


côté. Un grand angle <strong>de</strong> rue tout écrasé, une banque (…) J’essayai <strong>de</strong> prendre un bus, mais il y avait<br />

un tel embouteil<strong>la</strong>ge que je dus re<strong>de</strong>scendre (…) L’arrêt du trafic était total, car on faisait sauter <strong>de</strong>s<br />

rues entières (…) j’errai dans <strong>les</strong> ruines désolées <strong>de</strong> mes vieux squares ; éventrés, démantelés, <strong>les</strong><br />

vieil<strong>les</strong> briques rouges réduites en poudre b<strong>la</strong>nche (…) Une poussière grise, <strong>de</strong>s vitres brisées (…)<br />

Tout cet univers si parfait, si accompli : anéanti, disparu ».<br />

En cette citation, c’est le côté souffrance (dans son mon<strong>de</strong> réel) qui parle. Souffrance <strong>à</strong> assister <strong>à</strong> ces<br />

scènes <strong>de</strong> déso<strong>la</strong>tion, <strong>de</strong> choc : sa chère Cité martyrisée et détruite.<br />

26/01/1941 et 07/02/1941<br />

« Je lutte contre le découragement. Harper’s a refusé ma nouvelle et mon Ellen Terry (…) Ce puits <strong>de</strong><br />

désespoir ne va pas, je le jure, m’engloutir. La solitu<strong>de</strong> est gran<strong>de</strong>. La vie <strong>à</strong> Rodmell est insignifiante.<br />

La maison est humi<strong>de</strong> et mal tenue. Mais il n’y a pas d’alternative. Et puis <strong>les</strong> jours vont allonger. Ce<br />

dont j’ai besoin, c’est <strong>de</strong>s enthousiasmes d’autrefois (...) La guerre marque un temps d’arrêt. Six nuits<br />

sans raids. Mais Garvin dit que <strong>la</strong> lutte va reprendre, plus terrible que jamais, dans trois semaines<br />

environ (…) C’est l’heure froi<strong>de</strong> avant <strong>les</strong> lumières. Quelques perces-neige dans le jardin. Mais oui,<br />

pensai-je, nous vivons sans avenir ? C’est ce<strong>la</strong> qui est étrange ; d’avoir ainsi le nez écrasé contre une<br />

porte close ». (NB : Harper’s Magazine est un magazine qui fut fondé <strong>à</strong> New-York en juin 1850<br />

dépendant <strong>de</strong> <strong>la</strong> firme éditoriale Harper & Brothers).<br />

« Pourquoi étais-je si déprimée ? Je n’arrive pas <strong>à</strong> m’en souvenir ».<br />

Alternance une fois encore <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux extrêmes : l’on ressent ici <strong>la</strong> déso<strong>la</strong>tion et <strong>la</strong> tristesse s’enraciner<br />

plus profondément et le spectre d’un drame <strong>à</strong> venir, mais aussi <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> se ressaisir.<br />

16/02/1941<br />

« (…) Letchworth ; <strong>les</strong> esc<strong>la</strong>ves enchaînées <strong>à</strong> leur machine <strong>à</strong> écrire ; leurs visages tirés et fixes ; <strong>les</strong><br />

machines infatigab<strong>les</strong> et <strong>de</strong> plus en plus compétentes, pliant, pressant, col<strong>la</strong>nt et livrant <strong>de</strong>s livres<br />

impeccab<strong>les</strong>. Ils arrivent <strong>à</strong> frapper le tissu pour imiter le cuir. Notre imprimerie <strong>à</strong> nous est dans une<br />

cage <strong>de</strong> verre ».<br />

Letchworth était une imprimerie, une presse <strong>de</strong> taille beaucoup plus « industrielle » que <strong>la</strong> Hogarth<br />

Press. C’est ce <strong>à</strong> quoi <strong>la</strong> romancière fait allusion : <strong>les</strong> prémices du mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne. La Hogarth Press,<br />

en 1941, fait déj<strong>à</strong> figure <strong>de</strong> presse artisanale d’une autre époque (NB : <strong>Virginia</strong> et Léonard auront<br />

effectivement, au fil <strong>de</strong>s éditions et rééditions <strong>à</strong> honorer, besoin <strong>de</strong> sous-traiter leur activité par le<br />

biais <strong>de</strong> cette presse beaucoup plus adaptée aux forts tirages- je suis pour ma part très heureux<br />

d’avoir acquis quelques ouvrages originaux <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> émanant <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press, je <strong>les</strong><br />

gar<strong>de</strong> comme <strong>de</strong>s trésors liés <strong>à</strong> <strong>de</strong>s souvenirs personnels d’enquêtes somme toute intraduisib<strong>les</strong> que<br />

j’emporterai avec moi dans le cadre d’une ô combien singulière et magique Aventure).<br />

09/03/1941<br />

« Premier jour <strong>de</strong> printemps (…) Vu un joli chapeau dans un salon <strong>de</strong> thé. Comme <strong>la</strong> mo<strong>de</strong> ranime le<br />

regard ! Et dans <strong>la</strong> salle toutes ces vieil<strong>les</strong> femmes incrustées <strong>de</strong>s coquil<strong>la</strong>ges du temps, fardées,<br />

parées, cadavériques (…) Non, je n’ai aucune arrière-pensée d’introspection. Je retiens seulement <strong>la</strong><br />

phrase <strong>de</strong> Henry James : Observez perpétuellement. Observer <strong>la</strong> venue <strong>de</strong> l’âge, observer <strong>la</strong><br />

gloutonnerie, observer mon propre abattement. Par ce moyen tout peut servir, du moins je l’espère. Je<br />

tiens <strong>à</strong> saisir le meilleur <strong>de</strong> ce temps. Et ne sombrerai qu’avec tous mes étendards déployés. Ceci, je le<br />

vois, confine <strong>à</strong> l’introspection, mais y échappe <strong>de</strong> justesse (…) il est essentiel d’avoir une occupation.<br />

Et maintenant, je m’aperçois, non sans p<strong>la</strong>isir, qu’il est sept heures et que je dois préparer le dîner.<br />

Haddock et chair <strong>à</strong> saucisse. Il est vrai, je crois, que l’on acquiert une certaine maîtrise <strong>de</strong> <strong>la</strong> saucisse<br />

et du haddock en <strong>les</strong> couchant par écrit ».<br />

161


Encore une belle marque d’énergie et une leçon d’observation. « Observer » reste alors le maître mot<br />

définitif, le fil d’Ariane, l’essence <strong>de</strong> sa vie dont elle souhaite résolument, <strong>de</strong>ux semaines et <strong>de</strong>mie<br />

avant sa disparition, goûter chaque instant avec bonheur et intensité. « Et ne sombrerai qu’avec tous<br />

mes étendards déployés » : partir <strong>la</strong> tête haute, avec panache et dignité, sans capituler. Se remémorer<br />

alors : « Invaincue, indomptable, c’est contre toi, ô Mort, que je m’é<strong>la</strong>nce », épitaphe inscrite sur le<br />

buste-stelle <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> dans le jardin <strong>de</strong> Monk’s House d’après <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière phrase <strong>de</strong> son roman :<br />

« Les Vagues ». S’é<strong>la</strong>ncer, c’est attaquer, tel un chevalier aux étendards déployés fondant avec force<br />

courage sur cette armée <strong>de</strong> l’ombre…<br />

Enfin, Léonard rend ici un bel et juste hommage <strong>à</strong> sa femme en terminant le portrait et <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

romancière par une citation <strong>à</strong> touche humoristique. En achevant <strong>de</strong> cette manière le « Journal d’un<br />

écrivain », il met définitivement en évi<strong>de</strong>nce le côté positif <strong>de</strong> sa personnalité et ce une fois encore par<br />

un trait primordial qui <strong>la</strong> caractérisait : l’humour...<br />

Lire le « Journal d’un écrivain », véritable œuvre d’art, est une Aventure en soi. Quelque temps après<br />

avoir achevé cet ouvrage, je ressentis un étrange sentiment <strong>de</strong> manque, une gran<strong>de</strong> absence et un<br />

regret : celui d’avoir terminé trop tôt ce voyage intérieur. A travers ses écrits, <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> a le don<br />

d’une présence saisissante. Comme si elle continuait d’exister, elle emporte le lecteur et <strong>de</strong>vient peu <strong>à</strong><br />

peu, au fil <strong>de</strong>s pages, une alliée, presque quelqu’un d’intime...<br />

162


Chapitre VI<br />

Voyage <strong>à</strong> Lewes, Char<strong>les</strong>ton et Rodmell (octobre 2004)<br />

Vendredi 29 octobre<br />

L’Aventure continue <strong>de</strong> plus belle, s’imposant comme un enchaînement d’émotions positives et<br />

intenses, telle est <strong>la</strong> clef <strong>de</strong> voûte <strong>de</strong> cette histoire : c’est le retour tant attendu sur <strong>la</strong> terre ang<strong>la</strong>ise...<br />

Après une traversée <strong>de</strong> quatre heures aux côtés <strong>de</strong> Marina, jeune fille inconnue <strong>de</strong> peut-être vingt ans<br />

avec <strong>la</strong>quelle j’ai partagé <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> connivence tout <strong>à</strong> fait singuliers, je retrouve Lewes avec le<br />

plus grand p<strong>la</strong>isir.<br />

Samedi 30 octobre<br />

Je me rends dès <strong>les</strong> premiers instants <strong>de</strong> <strong>la</strong> matinée <strong>à</strong> « The Round House », maison évoquée <strong>à</strong><br />

l’occasion <strong>de</strong> mon voyage en Angleterre <strong>de</strong> l’été 2003 acquise par <strong>Virginia</strong> en juin 1919 et qui ne fut<br />

conservée par <strong>les</strong> époux <strong>Woolf</strong> que quelques semaines. La <strong>de</strong>meure, face au vieux château <strong>de</strong> Lewes,<br />

est accessible par une petite sente qui lui confère une quiétu<strong>de</strong> et une discrétion exemp<strong>la</strong>ires. Elle est<br />

ron<strong>de</strong> donc atypique mais sobre et très élégante. Comme lors <strong>de</strong> mon premier séjour, Lewes renforce<br />

d’emblée mon impression d’une petite ville au charme simple mais raffiné.<br />

Je pars <strong>à</strong> présent pour Char<strong>les</strong>ton... La campagne ang<strong>la</strong>ise est f<strong>la</strong>mboyante en ces <strong>de</strong>rniers jours<br />

d’octobre. Un soleil franc et chaud vient enf<strong>la</strong>mmer <strong>les</strong> teintes rousses automna<strong>les</strong> <strong>de</strong> cette nature<br />

généreuse. Le vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Firle, où reposent Vanessa Bell et Duncan Grant, non loin <strong>de</strong> leur maison <strong>de</strong><br />

Char<strong>les</strong>ton, fait son apparition...<br />

Char<strong>les</strong>ton <strong>à</strong> présent : j’arpente le long chemin menant <strong>à</strong> <strong>la</strong> propriété- il sillonne une campagne qui fut,<br />

je l’imagine, le théâtre <strong>de</strong> jeu d’Angelica et <strong>de</strong> ses frères. Mon cœur se serre <strong>à</strong> l’approche <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

maison, Angelica accompagne chacun <strong>de</strong> mes pas... Voil<strong>à</strong>, j’y suis. L’arrivée sur <strong>les</strong> lieux me saisit au<br />

plus profond <strong>de</strong> moi-même. Me voici donc au cœur <strong>de</strong> l’Art <strong>de</strong> Bloomsbury, dans le berceau <strong>de</strong> ce<br />

noble passé, l<strong>à</strong> où grandit Angelica. Mon impression est étrange, je découvre un lieu presque familier<br />

et m’imprègne avec une gran<strong>de</strong> émotion <strong>de</strong> l’atmosphère tranquille, simple et douce qui se dégage <strong>de</strong><br />

cet endroit- l’air est léger (et grave). La <strong>de</strong>meure, imposante mais sobre <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois, dégage une<br />

esthétique discrète. Le jardin est spacieux, bien que moins grand qu’<strong>à</strong> Monk’s House, mais <strong>la</strong> maison<br />

<strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton vit en paix, isolée au sein <strong>de</strong> cette Nature souveraine. Plus lumineuse et bien plus<br />

gran<strong>de</strong> que <strong>la</strong> <strong>de</strong>meure <strong>de</strong>s époux <strong>Woolf</strong>, plus égayée et moins austère aussi, ces <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s<br />

semblent <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois totalement différents dans leur forme et infiniment complices dans leur fond. Il<br />

serait impossible <strong>de</strong> vouloir, par <strong>de</strong>s mots, évoquer cette atmosphère dans <strong>la</strong>quelle, en découvrant<br />

chaque pièce, le visiteur est plongé avec éblouissement- je ne peux que restituer certaines sensations.<br />

La visite, <strong>à</strong> mon grand regret mais pour raison compréhensible <strong>de</strong> sécurité, est obligatoirement guidée<br />

et, dans mon cas, handicape le rêve bien évi<strong>de</strong>mment. Au fil <strong>de</strong>s pièces, je m’efforce néanmoins <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>meurer le <strong>de</strong>rnier touriste, quelques secon<strong>de</strong>s isolé- je vole ces instants pour échapper <strong>à</strong> ce discours<br />

distillé et communier avec ces lieux dans l’âme qui <strong>les</strong> fait vivre : l’imaginaire, le rêve et <strong>la</strong> poésie...<br />

Un tableau représentant Angelica et peint par Vanessa retient longuement mon attention. Les yeux<br />

d’Angelica témoignent pour moi une fois encore d’une charge affective in<strong>de</strong>scriptible et resteront dans<br />

163


ma mémoire. Ce regard d’Angelica, je l’ai, <strong>à</strong> travers d’autres toi<strong>les</strong>, chaque fois ressenti avec <strong>la</strong> même<br />

intensité. Certes, il s’agit <strong>de</strong> <strong>la</strong> vision projetée et avertie d’une artiste, celle <strong>de</strong> Vanessa, mais je veux y<br />

voir également et très probablement une attitu<strong>de</strong> naturelle d’Angelica enfant, en accord avec sa<br />

situation affective <strong>de</strong> l’époque. Tout est exprimé <strong>à</strong> travers ce regard- un art au talent <strong>de</strong> miroir...<br />

Au fil <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite et <strong>de</strong> ce retour dans le passé, chaque pièce dévoile d’une manière saisissante une<br />

profon<strong>de</strong> chaleur et une gran<strong>de</strong> intimité, un cœur mystérieux. L’atmosphère y est calme et sereine ;<br />

j’imagine alors <strong>les</strong> saisons, <strong>les</strong> lumières, <strong>les</strong> ambiances changeant au fil du Temps, <strong>les</strong> moments<br />

feutrés et <strong>les</strong> étés f<strong>la</strong>mboyants- j’imagine cette existence dans ce décor hallucinant <strong>de</strong> sensibilité : une<br />

maison où l’esthétique, <strong>la</strong> lumière et l’Art sont choyés. Chacune <strong>de</strong>s pièces offre un décor constellé <strong>de</strong><br />

mille facettes dont l’harmonie et <strong>les</strong> couleurs vous vont droit au cœur et vous renversent- un voyage<br />

dans l’antre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Beauté...<br />

L’atelier du bas est un immense puits <strong>de</strong> lumière et celui du haut, d’une luminosité différente (mais<br />

complémentaire) offre une vue tout <strong>à</strong> fait exceptionnelle sur le jardin et l’horizon. La maison est<br />

conservée <strong>à</strong> l’i<strong>de</strong>ntique du cadre <strong>de</strong> vie qui fut jadis celui d’Angelica et <strong>de</strong> sa famille. Encore très<br />

vivante, elle est animée par une âme foncièrement artistique, par ce passé qui y palpite et qui l’habite.<br />

Des centaines d’objets, vaissel<strong>les</strong>, faïences, tableaux, étoffes, panneaux, portes, meub<strong>les</strong>, murs et<br />

recoins ont été peints et prennent vie harmonieusement en une parfaite osmose. De très nombreux<br />

livres et <strong>de</strong> précieuses correspondances notamment entre <strong>Virginia</strong>, Vanessa, Julian et Clive Bell sont<br />

soigneusement c<strong>la</strong>ssés et conservés dans <strong>de</strong> grands et discrets rayonnages : l’émotion est forte (Jessica<br />

Zoob, personnage que j’évoque ci-après, me confiera avoir été elle-même très impressionnée par<br />

l’atmosphère qui <strong>la</strong> saisit dès son arrivée <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton : une atmosphère imprégnée du personnage <strong>de</strong><br />

Vanessa Bell me dit-elle). (NB : au fil <strong>de</strong> ma re<strong>la</strong>tion privilégiée avec Angelica et <strong>de</strong>s nombreux<br />

séjours qui vont régulièrement, au cours <strong>de</strong>s années qui vont suivre, ponctuer notre re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>venue<br />

peu <strong>à</strong> peu « familiale », je vais être amené <strong>à</strong> évoluer personnellement <strong>de</strong> manière naturelle, avec<br />

aisance et confiance totale <strong>de</strong> sa part, mais toujours tact, respect et mesure <strong>de</strong> <strong>la</strong> mienne, dans sa<br />

propre maison, <strong>de</strong>vrais-je dire son propre univers, au milieu d’archives qui ne sont autre que toute sa<br />

vie et constituées exclusivement <strong>de</strong> centaines <strong>de</strong> livres, objets d’arts, faïences, sculptures, peintures et<br />

correspondances pour <strong>la</strong> plupart issus <strong>de</strong> ce glorieux passé artistique. Je n’oublierai jamais ce séjour<br />

d’hiver où, Angelica partie <strong>à</strong> Stockholm <strong>à</strong> l’occasion d’une exposition dédiée <strong>à</strong> ses parents, gardien<br />

<strong>de</strong> sa maison et animé par le désir <strong>de</strong> lire, je découvris fortuitement dans <strong>la</strong> bibliothèque <strong>de</strong> ma<br />

chambre un ouvrage original <strong>de</strong> <strong>la</strong> Hogarth Press qui n’était autre que : « The Waves » ou : « To the<br />

Light House », annoté et dédicacé par <strong>Virginia</strong> elle-même <strong>à</strong> sa sœur Vanessa ; l’émotion avait été<br />

intense, bien sûr, c’est un euphémisme et je m’étais empressé <strong>de</strong> refermer l’ouvrage et le remettre au<br />

bon endroit dans le rayonnage afin <strong>de</strong> ne pas franchir <strong>la</strong> limite du convenable et <strong>de</strong> l’intimité, rompue<br />

<strong>de</strong> fait mais tout <strong>à</strong> fait in intentionnellement. C’était bien l<strong>à</strong>, une fois encore, toute <strong>la</strong> trame <strong>de</strong> cette<br />

magique histoire qui nous lie <strong>à</strong> jamais).<br />

(Retour au récit, <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton) Je me souviendrai encore, au risque <strong>de</strong> supp<strong>la</strong>nter <strong>les</strong> mille autres<br />

souvenirs, d’une toile tout <strong>à</strong> fait étonnante traduisant une ambiance bleutée au crépuscule et d’un<br />

tableau peint par Duncan Grant représentant Vanessa en train <strong>de</strong> peindre, un an avant sa mort :<br />

« puisque notre amour est impossible, vivons alors en bons amis » avait alors dit en substance Vanessa<br />

<strong>à</strong> Duncan...<br />

« C’est en 1961, <strong>à</strong> l’âge <strong>de</strong> quatre-vingt un ans, que cette vieille dame d’une sagesse et d’une dignité<br />

immenses disparut, emportant avec elle <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> toute une vie. Bien que bouleversé, mon père<br />

continua <strong>à</strong> vivre <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton et <strong>à</strong> peindre, avant <strong>de</strong> mourir en 1978. Mais leur <strong>de</strong>meure, conservée<br />

avec une admirable sensibilité, perpétue leur souvenir en faisant entendre sa propre mélodie, assourdie<br />

mais souveraine et offre au visiteur qui se donne <strong>la</strong> peine d’ouvrir <strong>les</strong> yeux <strong>la</strong> possibilité <strong>de</strong> découvrir<br />

<strong>la</strong> manière dont nous vivions alors » Angelica Garnett : « Les <strong>de</strong>ux Cœurs <strong>de</strong> Bloomsbury ».<br />

La nuit tombe, le « musée » va fermer ses portes, <strong>les</strong> touristes s’éloignent- le cœur <strong>de</strong> Char<strong>les</strong>ton<br />

s’accélère...<br />

164


Dimanche 31 octobre<br />

Un soleil radieux semble vouloir une fois encore accompagner mon arrivée <strong>à</strong> Rodmell, en cette saison<br />

d’une beauté saisissante...<br />

Midi dix. Je suis assis sur un banc face <strong>à</strong> l’église <strong>de</strong> Rodmell jouxtant <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Léonard et <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>. Un calme et une sérénité saisissante se dégagent, comme si <strong>la</strong> beauté simple et <strong>la</strong><br />

quiétu<strong>de</strong> étaient unies. Je retrouve cette intimité, mais aussi cette solennité, cette volupté singulière qui<br />

émanent <strong>de</strong> cet endroit et que j’avais captées il y déj<strong>à</strong> plus d’un an- le bruissement du vent dans <strong>les</strong><br />

feuil<strong>les</strong> jaunissantes, le charme sobre <strong>de</strong> cette si belle église, <strong>les</strong> sons d’un train qui passe au loin...<br />

Juste <strong>de</strong>rrière ma nuque, un écureuil parcourt le muret <strong>de</strong> <strong>la</strong> propriété et ne semble en aucune manière<br />

gêné par ma présence. Sous une tié<strong>de</strong>ur presque printanière, je pars <strong>à</strong> présent <strong>à</strong> travers champs vers<br />

Southease bridge...<br />

Southease bridge : le bouquet mauve et rose dérive lentement vers le sud...<br />

A mon retour <strong>de</strong> Southease bridge, je ne peux m’empêcher <strong>de</strong> m’asseoir <strong>à</strong> nouveau sur le banc, face <strong>à</strong><br />

l’église <strong>de</strong> Rodmell. La lumière a changé. Un homme vient silencieusement s’asseoir <strong>à</strong> mes côtés.<br />

Sans un mot, visiblement ému et solennel, il fixe comme je le fais le décor harmonieux qui s’offre<br />

<strong>de</strong>vant nos yeux. Une <strong>la</strong>rme coule sur son visage. Pas un mouvement, pas un mot. J’attends <strong>de</strong>ux<br />

minutes, il ne dit rien... je lui parle. Il me dit alors venir en cet endroit chaque jour <strong>de</strong> sa vie <strong>de</strong>puis fort<br />

longtemps et capter ici une étrange et saisissante atmosphère : ce monsieur, un homme très distingué<br />

et réservé, est un habitant <strong>de</strong> Rodmell...<br />

Aujourd’hui est le <strong>de</strong>rnier jour <strong>de</strong> visite <strong>de</strong> Monk’s House, <strong>la</strong> maison ferme ses portes ce soir comme<br />

chaque année au 1 er novembre pour <strong>les</strong> six mois d’hiver- <strong>les</strong> centaines <strong>de</strong> visiteurs <strong>de</strong>s beaux jours<br />

s’effacent alors pour lui restituer sa quiétu<strong>de</strong> originelle et <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> sa solitu<strong>de</strong> légendaire : « Une<br />

soirée morose spirituellement par<strong>la</strong>nt. Seule près du feu et en guise <strong>de</strong> conversation, <strong>la</strong> compagnie <strong>de</strong><br />

ce trop gros volume » Journal 1/11/1940.<br />

La maison actuelle se divise en <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s : celui <strong>de</strong>s époux <strong>Woolf</strong>, au rez-<strong>de</strong> chaussée, conservé<br />

intact, puis le premier étage, interdit au public, qui est l’univers <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> Jessica et David Zoob,<br />

gérants locataires permanents <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>meure et missionnés <strong>à</strong> cet effet par le « National Trust »<br />

(Musées Nationaux), <strong>de</strong>s gens chaleureux, radieux et cultivés.<br />

Ayant évoqué <strong>à</strong> Jessica Zoob, au hasard d’une question, ma forte amitié <strong>à</strong> l’égard d’Angelica, <strong>les</strong><br />

portes <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> caché s’ouvrent alors <strong>à</strong> moi : <strong>à</strong> ma gran<strong>de</strong> surprise, elle me propose une visite<br />

privée du premier étage- j’entre avec un privilège inouï dans <strong>les</strong> « secrets » <strong>de</strong> Monk’s House. Nous<br />

ôtons <strong>la</strong> chaîne qui ferme le passage aux visiteurs et qui sépare <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s et nous montons...<br />

Les p<strong>la</strong>fonds, très bas et <strong>les</strong> pièces presque exiguës pour certaines d’entre el<strong>les</strong>, inspirent une étroite<br />

intimité. L’une <strong>de</strong> cel<strong>les</strong>-ci offre une vue splendi<strong>de</strong> sur l’immense jardin et sur l’église <strong>de</strong> Rodmell<br />

(pour l’anecdote et au sujet <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>fonds, lorsque je <strong>de</strong>mandai cinq jours après <strong>à</strong> Angelica s’ils<br />

étaient aussi bas <strong>à</strong> l’époque <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong>, qui était très gran<strong>de</strong>, Angelica me répondit : « crois-tu que<br />

<strong>les</strong> ang<strong>la</strong>is soient suffisamment fous pour <strong>les</strong> avoir rabaissés <strong>de</strong>puis ? »- mouché et bien vu !). Les<br />

murs sont peints en b<strong>la</strong>nc et une gran<strong>de</strong> luminosité tranche diamétralement avec l’atmosphère austère<br />

<strong>de</strong> certaines pièces du bas qui <strong>de</strong>meurent néanmoins chau<strong>de</strong>s et feutrées. Jessica Zoob est rayonnante<br />

et me gui<strong>de</strong> avec fierté et simplicité <strong>à</strong> travers son intimité quotidienne. Bien évi<strong>de</strong>mment, tout a<br />

changé au premier étage (sauf <strong>les</strong> volumes).<br />

Je <strong>la</strong>isse <strong>à</strong> présent Jessica rejoindre au rez <strong>de</strong> jardin son poste <strong>de</strong> surveil<strong>la</strong>nte <strong>de</strong> <strong>la</strong> petite chambre <strong>de</strong><br />

<strong>Virginia</strong> et déci<strong>de</strong> <strong>à</strong> présent <strong>de</strong> m’éloigner et <strong>de</strong> m’isoler, <strong>à</strong> l’abri si possible <strong>de</strong>s visiteurs. C’est donc<br />

le <strong>de</strong>rnier jour <strong>de</strong> visite <strong>de</strong> Monk’s House que cet univers caché, écrin <strong>de</strong> tant d’années <strong>de</strong> profon<strong>de</strong><br />

inspiration, s’est ouvert <strong>à</strong> moi. Depuis le début <strong>de</strong> cette histoire, je n’ai cessé <strong>de</strong> <strong>rencontre</strong>r <strong>de</strong>s gens<br />

rayonnants, sensib<strong>les</strong> et cultivés, personnages <strong>de</strong> tous âges et <strong>de</strong> tous horizons pourvus du même<br />

165


sourire et <strong>de</strong> <strong>la</strong> même intensité. Il y a eu Marina, <strong>rencontre</strong> fortuite qui s’est transformée, <strong>à</strong> l’occasion<br />

<strong>de</strong> cette nouvelle traversée et l’espace <strong>de</strong> quelques heures, en un reflet <strong>de</strong> notre voyage intérieur<br />

personnel, puis Joanne, cette jeune artiste africaine du sud passionnée par l’Aventure <strong>de</strong> Bloomsbury<br />

avec <strong>la</strong>quelle j’ai fait connaissance le len<strong>de</strong>main en sortant <strong>de</strong> <strong>la</strong> visite <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison familiale <strong>de</strong><br />

Char<strong>les</strong>ton (et avec qui j’entretiens <strong>de</strong>puis une re<strong>la</strong>tion lointaine mais assidue). Mais encore, quelques<br />

mois auparavant, ces jeunes sœurs très matures et cultivées issues d’un milieu aisé parisien, Anne et<br />

Camille, que je rencontrai <strong>à</strong> Forcalquier et avec <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> je m’entretins une <strong>la</strong>rge partie d’un aprèsmidi<br />

sur <strong>les</strong> choses essentiel<strong>les</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie et sur ma passion personnelle. Bizarrement et <strong>à</strong> travers mes<br />

récits, un émerveillement sincère et spontané se transmet comme par enchantement <strong>à</strong> mes<br />

interlocuteurs, révé<strong>la</strong>nt une fois encore le long fil d’Ariane <strong>de</strong> cette histoire : une chaîne <strong>de</strong><br />

transmission <strong>de</strong>s messages sensib<strong>les</strong> en une succession étonnante et ininterrompue <strong>de</strong> <strong>rencontre</strong>s<br />

chaleureuses et fortuites, mais toujours logiques. Comme si, sur <strong>la</strong> voie <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité, <strong>de</strong> <strong>la</strong> beauté<br />

et <strong>de</strong> l’humanité, <strong>les</strong> événements s’étaient liés par magie comme <strong>les</strong> maillons d’une chaîne, comme si<br />

<strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur et <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> l’Aventure <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> engendraient une symbiose <strong>de</strong> hasards,<br />

toujours sur <strong>la</strong> même base : celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> communication, du positif et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie, alors frontières<br />

apatri<strong>de</strong>s et intemporel<strong>les</strong>. Des liens émotionnels se créent au sein <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> Histoire, rien n’est<br />

plus c<strong>la</strong>ir ; une danse qui ap<strong>la</strong>nit <strong>les</strong> âges (le Temps) et <strong>les</strong> distances et touche <strong>les</strong> cœurs et <strong>les</strong> esprits.<br />

Depuis son commencement, cette voie me sourit comme un inéluctable accomplissement humain, un<br />

état <strong>de</strong> Grâce permanent qui comble ma vie d’une profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>nsité, d’une indéracinable<br />

transcendance : une alchimie essentielle...<br />

(Réflexion : on a le bien et le mal en nous, le pouvoir d’attirer le positif comme le négatif juste en<br />

pensant positivement ou négativement, faisant ainsi du quotidien une Vie aux cent mille directions et<br />

aux millions <strong>de</strong> perceptions différentes- l’infini dans nos mains. Pendant une pério<strong>de</strong> que je pensais <strong>à</strong><br />

l’époque être <strong>la</strong> plus sombre <strong>de</strong> mon existence et ce plusieurs mois avant d’écrire le premier mot <strong>de</strong><br />

cet ouvrage, j’aperçus, une nuit, dans ce ciel d’été où mon univers s’écrou<strong>la</strong>it, une étoile solitaire<br />

scintiller au c<strong>la</strong>ir <strong>de</strong> mon frêle ra<strong>de</strong>au. Mon état d’âme <strong>à</strong> <strong>la</strong> dérive voulut y voir alors un signe<br />

évi<strong>de</strong>nt, elle était <strong>de</strong>venue mon étoile, le Phare <strong>de</strong> ma route <strong>à</strong> suivre désormais, <strong>la</strong> sagesse <strong>de</strong>s astres<br />

vers une nouvelle richesse personnelle, vers d’autres connaissances- <strong>de</strong>puis lors, jamais elle ne me fit<br />

défaut).<br />

Il est temps <strong>de</strong> repartir <strong>à</strong> présent, le jour faiblit et Monk’s House va bientôt pour six mois se replier sur<br />

elle-même ; <strong>les</strong> touristes se retirent peu <strong>à</strong> peu. Après avoir échangé nos différents moyens <strong>de</strong> nous<br />

contacter, je salue chaleureusement Jessica pour ces moments exceptionnels et parcours une ultime<br />

fois <strong>les</strong> pièces du bas, mêlé aux rares visiteurs encore présents. Mon regard se trouve alors capturé :<br />

mais qui est donc cette étrange et ravissante petite fille aux yeux bleus, sautil<strong>la</strong>nt et virevoltant <strong>de</strong><br />

pièce en pièce, semb<strong>la</strong>nt étonnamment <strong>à</strong> l’aise, semb<strong>la</strong>nt étonnamment libre ?...<br />

166


Epilogue<br />

Je souhaite avoir rendu un bel hommage au Temps, en <strong>la</strong> fabuleuse <strong>rencontre</strong> <strong>de</strong> ma Bell Angelica et<br />

avoir mis en exergue ces innombrab<strong>les</strong> ramifications qui font <strong>la</strong> Vie et constituent <strong>les</strong> infinis liens<br />

humains, parfois étrangement imbriqués, intemporels et immortels, transmis. Cette Aventure est née<br />

ainsi : le Temps s’est effacé, Angelica et moi nous sommes rencontrés. Et aujourd’hui, je puis dire que<br />

chaque minute <strong>de</strong> notre re<strong>la</strong>tion est un enchantement, un Trésor intarissable et que cette Histoire<br />

entière, jalonnée <strong>de</strong> travail, certes, est essentiellement le fruit <strong>de</strong> nombreux hasards et signes qui,<br />

toujours, m’ont encouragé et accompagné, conduit sur le même chemin : sur <strong>les</strong> <strong>traces</strong> <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong><br />

<strong>Woolf</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>rencontre</strong> d’Angelica Bell.<br />

La passion, le cœur, l’esprit, l’observation, <strong>la</strong> curiosité, le respect et le souci <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité ont été <strong>les</strong><br />

outils permanents <strong>de</strong> <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> cet essai.<br />

Cet ouvrage est aussi, d’une manière c<strong>la</strong>ire et résolue, un hommage <strong>à</strong> trois femmes et un homme :<br />

<strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong>, Vanessa Bell, Angelica Bell et Léonard <strong>Woolf</strong>.<br />

En premier lieu bien sûr <strong>à</strong> <strong>Virginia</strong> pour son génie et son immense sensibilité face <strong>à</strong> <strong>la</strong> Vie, pour sa<br />

puissante Aventure personnelle et ce qu’elle fut au plus profond d’elle-même. A sa sœur Vanessa<br />

également, pour certaines <strong>de</strong> ses qualités et aussi pour ses talents artistiques, mais encore, hormis ses<br />

manquements éducatifs regrettab<strong>les</strong> <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> sa fille, pour sa belle mais triste histoire d’amour et<br />

son <strong>de</strong>stin qui en décou<strong>la</strong> et pour le fait qu’elle explique l’état d’esprit d’origine <strong>de</strong> Vanessa <strong>à</strong> l’égard<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance d’Angelica.<br />

Et bien évi<strong>de</strong>mment <strong>à</strong> Angelica elle-même, pour ses si nob<strong>les</strong> qualités injustement étouffées <strong>à</strong> travers<br />

son parcours doré mais paradoxalement difficile, vécues avec une sincère et étonnante humilité et qui<br />

en font indubitablement une gran<strong>de</strong> femme mais encore un écrivain et un peintre talentueux ainsi<br />

qu’un être foncièrement tourné vers l’Art et <strong>la</strong> Vie, vecteur commun <strong>à</strong> ces trois femmes.<br />

Enfin, un hommage <strong>à</strong> Léonard <strong>Woolf</strong> pour son courage et son honnêteté, pour avoir, par amour et<br />

admiration, épaulé <strong>Virginia</strong> sans relâche tout au long <strong>de</strong> sa vie et avoir ainsi fait qu’elle put vivre et se<br />

réaliser pleinement et pour avoir, après sa mort, honoré et valorisé <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> Œuvre <strong>de</strong> sa femme,<br />

permettant ainsi <strong>à</strong> nous tous <strong>de</strong> mieux <strong>la</strong> connaître, lire et vibrer <strong>à</strong> travers ses écrits.<br />

Pour autant, j’ai parfois l’impression angoissée que le personnage <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> m’échappe, qu’il<br />

<strong>de</strong>meure insaisissable, insaisissable et proche. C’est, je pense, le propre <strong>de</strong> toute volonté d’analyse<br />

absolue d’un être humain, démarche essentiellement et philosophiquement impossible : on ne peut<br />

alors que l’appréhen<strong>de</strong>r, si fine et sensible soit l’étu<strong>de</strong>. C’est finalement un retour au questionnement<br />

perpétuel <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> <strong>la</strong> Vie et <strong>de</strong> son grand Mystère, <strong>à</strong> l’égard <strong>de</strong> ses expressions<br />

infinies…<br />

Je me <strong>la</strong>isse <strong>à</strong> rêver ce soir que cette Histoire revive dans cent ans, au hasard et sous le toit bienveil<strong>la</strong>nt<br />

d’un grenier poussiéreux, dans <strong>les</strong> mains curieuses et l’esprit sensible d’un inconnu ; j’aimerais qu’<strong>à</strong><br />

travers cet ouvrage cette gran<strong>de</strong> Famille ne meure jamais...<br />

Ce livre est le reflet d’une Aventure qui me comble <strong>de</strong>puis avril 2003 ; aussi, je sais <strong>de</strong>puis son<br />

commencement qu’elle me sera fidèle jusqu’<strong>à</strong> mon <strong>de</strong>rnier souffle…<br />

167


Dédié <strong>à</strong> :<br />

• Angelica Bell, pour notre fabuleuse <strong>rencontre</strong> et ses implications profon<strong>de</strong>s, pour le<br />

bonheur qu’elle nous apporte et bien au-<strong>de</strong>l<strong>à</strong> <strong>de</strong>s mots,<br />

• Lydia Mathi, pour notre amitié et pour sa fidélité <strong>à</strong> Angelica dans sa vie <strong>de</strong> tous <strong>les</strong> jours,<br />

• Ange<strong>la</strong> Wigg<strong>les</strong>worth, pour son ai<strong>de</strong> déterminante, notamment celle qui me fit <strong>rencontre</strong>r<br />

Angelica et aussi pour son professionnalisme <strong>de</strong> journaliste et sa finesse personnelle (<strong>à</strong><br />

son mari Mick aussi, ô combien charmant homme décédé <strong>de</strong>puis notre première<br />

<strong>rencontre</strong>),<br />

• Jean Guiguet, disparu aujourd’hui, qui publia en 1962 (l’année <strong>de</strong> ma naissance) le fruit<br />

d’un travail <strong>de</strong> dix années sur <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong> et son Œuvre et qui sut me redonner<br />

confiance <strong>à</strong> un moment où <strong>les</strong> déda<strong>les</strong> g<strong>la</strong>cés <strong>de</strong> l’édition parisienne usaient chaque jour<br />

davantage mes énergies <strong>les</strong> plus intimes, <strong>à</strong> qui je dois par l<strong>à</strong>-même ma persévérance et<br />

l’aboutissement <strong>de</strong> ce livre qui <strong>à</strong> terme en décou<strong>la</strong>,<br />

• Giovanna Madonia, disparue aujourd’hui également, rencontrée <strong>à</strong> Forcalquier lors <strong>de</strong><br />

l’exposition d’Angelica Bell <strong>de</strong> septembre 2005 et qui me confia, l’espace d’un voyage <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux heures, certains <strong>de</strong>s plus beaux moments <strong>de</strong> son existence passés <strong>à</strong> Paris dans <strong>les</strong><br />

années 50 avec sa meilleure amie Angelica ; également <strong>à</strong> sa très belle lettre qui cautionna<br />

mon travail sans réserve, <strong>à</strong> <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> Jean Guiguet mais avec sa sensibilité et sa culture<br />

méridiona<strong>les</strong> propres (<strong>de</strong>ux cautions en formes <strong>de</strong> joyaux, qui font trois avec celle,<br />

inestimable, d’Angelica <strong>à</strong> qui je confiai <strong>la</strong> primeur du manuscrit, ma tête sur le billot,<br />

avec courage et p<strong>la</strong>isir indicible comme un acte nécessaire),<br />

• mes parents Bernard et Jacqueline <strong>Legouis</strong>, pour leur soutien inconditionnel dans ma vie<br />

comme dans <strong>la</strong> réalisation <strong>de</strong> cet ouvrage ainsi que pour l’éducation honnête et valeureuse<br />

qu’ils m’ont donnée et pour ce qu’ils sont ; pour leur gran<strong>de</strong>ur d’âme et leur dimension<br />

humaine qui en font <strong>de</strong>s parents d’exception,<br />

• mon grand-père Marcel Desjardins, ancien déporté du camp <strong>de</strong> Rawa Rushka décédé le 10<br />

décembre 2005 qui, du haut <strong>de</strong> ses quatre-vingt dix-huit ans, a suivi avec émotion et<br />

lucidité <strong>la</strong> teneur sentimentale intégrale <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> histoire,<br />

• mes autres grands-parents et ma tante disparus qui, par leur authenticité, m’étaient chers<br />

et que je n’ai jamais oubliés,<br />

• ma famille et mes amis qui me sont chers,<br />

• Livia Durand, jeune femme cultivée aux qualités <strong>de</strong> cœur singulières qui a suivi mon<br />

parcours mais aussi mes créations et mes émotions, parfois mes peines avec une adhésion<br />

et un soutien indéfectib<strong>les</strong>, qui a créé et mis <strong>à</strong> jour sans relâche et toujours avec <strong>la</strong> même<br />

qualité et le même engagement bénévole mon site Internet, outil qui m’est ô combien<br />

précieux et le sera encore longtemps après moi pour promouvoir ces messages si<br />

importants que je me suis évertués <strong>à</strong> construire dans le but <strong>de</strong> rendre intemporels ces<br />

« fragments <strong>de</strong> vie » qui étaient si chers <strong>à</strong> mon égérie ; <strong>à</strong> Livia donc, qui m’est tout aussi<br />

chère,<br />

• Joanne Halse, artiste sensible et cultivée qui vit <strong>à</strong> Cape Town en Afrique du sud,<br />

rencontrée fortuitement avec sa mère <strong>à</strong> Char<strong>les</strong>ton fin octobre 2004, qui s’est passionnée<br />

pour mon Aventure, me soutenant toujours fidèlement avec <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> sincérité et ce<br />

malgré <strong>les</strong> années qui passent,<br />

• mon mé<strong>de</strong>cin et ami Thierry Lau<strong>de</strong>, qui m’a si souvent soutenu et réconforté au cours <strong>de</strong><br />

mon existence émaillée <strong>de</strong> nombreux acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> parcours et a suivi lui aussi avec un<br />

soutien sincère mon aventure littéraire,<br />

En hommage <strong>à</strong> :<br />

• Erik Satie, pour ses <strong>de</strong>ux compositions intitulées : « Première Gnossienne » et<br />

« Quatrième Gnossienne », illustrations musica<strong>les</strong> <strong>de</strong> ce merveilleux spectacle qui eût<br />

pour théâtre lors <strong>de</strong> l’été 2004 <strong>la</strong> vénérable cathédrale <strong>de</strong> Rouen et qui s’intitu<strong>la</strong>it : « <strong>de</strong><br />

Monet aux pixels »,<br />

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En référence :<br />

• Au documentaire diffusé sur « Arte » début 2010 intitulé : « Tours du mon<strong>de</strong>, tours du<br />

ciel » dont <strong>la</strong> portée s’impose <strong>à</strong> tous, c<strong>la</strong>rifiant <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tivité <strong>de</strong> notre<br />

existence et le caractère non absolu <strong>de</strong> notre savoir au sein d’un Cosmos en expansion qui<br />

s’accélère vers l’Infini, en parfaite re<strong>la</strong>tion, quand bien même cent années <strong>les</strong> séparent,<br />

avec <strong>les</strong> questionnements <strong>les</strong> plus intimes et <strong>les</strong> plus obsessionnels <strong>de</strong> <strong>Virginia</strong> <strong>Woolf</strong><br />

avec <strong>les</strong>quels je n’ai cessé <strong>de</strong>puis notre <strong>rencontre</strong> d’être en parfaite osmose,<br />

A <strong>la</strong> Vie que mes parents m’ont donnée...<br />

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