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vers dix-neuf heures, un représentant passa <strong>livre</strong>r un petit stock d'un album photo<br />
concernant <strong>le</strong>s scarifications rituel<strong>le</strong>s pratiquées par <strong>le</strong>s tribus Massaï. L'ouvrage se<br />
vendait à la pel<strong>le</strong> auprès des habitués. El<strong>le</strong> enregistra la facture sur l'ordinateur et<br />
disposa quelques exemplaires bien en vue sur <strong>le</strong>s présentoirs, puis el<strong>le</strong> enfila sa parka<br />
et quitta la boutique.<br />
D'un pas <strong>le</strong>nt, comme tous <strong>le</strong>s soirs, el<strong>le</strong> remonta la rue de la Grange-aux-Bel<strong>le</strong>s puis<br />
longea <strong>le</strong> canal Saint-Martin en direction de Jaurès pour rentrer chez el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> croisa<br />
des adeptes du rol<strong>le</strong>r et aussi quelques jeunes garçons qui erraient en petites bandes,<br />
dans l'attente de la tombée de la nuit, afin de commencer à tapiner dans <strong>le</strong>s parages.<br />
L'immeub<strong>le</strong> où se trouvait son studio était situé en bordure du bassin de la Vil<strong>le</strong>tte,<br />
juste derrière <strong>le</strong> cinéma MK2. La pièce était minuscu<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> n'avait guère pris soin<br />
de la décorer. Les murs dénudés portaient encore l'empreinte des posters qu'y avait<br />
affichés <strong>le</strong> précédent locataire. Près de son lit, el<strong>le</strong> avait punaisé un agrandissement<br />
Ektachrome.<br />
Marc, souriant, sur la plage d'Étretat. El<strong>le</strong> avait el<strong>le</strong>-même pris la photo à l'aide d'un<br />
appareil jetab<strong>le</strong>, lors d'un week-end passé dans un petit hôtel face à la mer, six ans<br />
plus tôt. Ils n'avaient quasiment pas quitté la chambre, faisant l'amour ou somnolant,<br />
avant de se faire servir des plateaux de fruits de mer arrosés de muscadet qu'ils<br />
dégustaient allongés sur <strong>le</strong> lit.<br />
En six ans, ses cou<strong>le</strong>urs avaient perdu de <strong>le</strong>ur brillance. Les rayons du so<strong>le</strong>il <strong>le</strong>s<br />
avaient peu à peu ternies mais Anabel ne souhaitait pas déplacer la photo, ou la<br />
protéger en la mettant sous verre. El<strong>le</strong> pensait qu'au fil du temps l'image s'effacerait,<br />
jour après jour, imperceptib<strong>le</strong>ment, inexorab<strong>le</strong>ment. Viendrait <strong>le</strong> moment où el<strong>le</strong> ne<br />
pourrait plus distinguer <strong>le</strong>s traits de Marc. Ils seraient réduits à des contours flous,<br />
fantomatiques. Alors, alors seu<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> n'éprouverait plus de chagrin. C'est du<br />
moins ce qu'el<strong>le</strong> espérait, sans trop y croire.<br />
Comme tous <strong>le</strong>s soirs, el<strong>le</strong> prit une douche interminab<strong>le</strong>, se frottant la peau au gant<br />
de crin pour se débarrasser de la crasse qui s'y était accumulée tout au long de la<br />
journée. Une crasse purement imaginaire, mais qui ne cessait de la tourmenter.<br />
Dégoulinante d'eau, el<strong>le</strong> enfila un peignoir. Son frigo était vide. El<strong>le</strong> téléphona pour<br />
commander une pizza, qu'el<strong>le</strong> mangea assise en tail<strong>le</strong>ur sur la moquette face à l'écran<br />
de la télé. El<strong>le</strong> regarda un feuil<strong>le</strong>ton insipide, puis <strong>le</strong> journal de la nuit, in extenso,<br />
après quoi, el<strong>le</strong> essaya de lire un roman dont on lui avait dit <strong>le</strong> plus grand bien mais<br />
auquel el<strong>le</strong> ne parvenait décidément pas à s'intéresser. El<strong>le</strong> vint se placer devant la<br />
baie vitrée et contempla <strong>le</strong>s eaux du bassin de la Vil<strong>le</strong>tte qui luisaient sous la clarté de<br />
la lune, presque p<strong>le</strong>ine, avala une demi-barrette de Lexomil, s'allongea à plat ventre<br />
sur son lit et se laissa glisser dans <strong>le</strong> sommeil.<br />
El<strong>le</strong> ouvrit l'oil très tôt comme tous <strong>le</strong>s matins, la poitrine écrasée par l'angoisse qui<br />
ne manquait jamais de la saisir à chacun de ses réveils. Suivant son habitude, el<strong>le</strong> prit<br />
un café au comptoir du So<strong>le</strong>il de Djerba, un bistrot situé à l'entrée de l'avenue de<br />
Flandre.<br />
Sa rencontre avec Monsieur Jacob lui avait laissé une sensation d'étrangeté. El<strong>le</strong> en<br />
avait rêvé, un rêve long et obsédant qui était revenu, lui semblait-il, en bouc<strong>le</strong> au<br />
cours de la nuit. Ce n'avait pas été un cauchemar, simp<strong>le</strong>ment la réitération des<br />
moments passés en sa compagnie, hachurée d'autres souvenirs, plus désagréab<strong>le</strong>s. Le<br />
psy qu'el<strong>le</strong> allait consulter deux fois par mois depuis sa libération aurait sûrement été<br />
très intéressé par <strong>le</strong> récit de ce rêve, mais <strong>le</strong> prochain rendez-vous était lointain, et<br />
el<strong>le</strong> aurait sans doute tout oublié d'ici là. Il lui avait recommandé de prendre des<br />
notes, chaque matin dès son réveil, mais ce jour-là, el<strong>le</strong> y renonça, par f<strong>le</strong>mme, ou<br />
plutôt par indifférence par rapport à sa propre vie.<br />
El<strong>le</strong> sortit du bistrot et se trouva désœuvrée, désemparée, seu<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> trottoir, parmi<br />
tous ces gens qui se hâtaient vers on ne savait quoi. Une rame du métro aérien filait<br />
en direction de Jaurès. Obéissant à une impulsion soudaine, el<strong>le</strong> se dirigea vers la<br />
station Stalingrad et attendit <strong>le</strong> train suivant. Un quart d'heure plus tard, el<strong>le</strong>