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pensez comme moi ! Alors, chef, vous <strong>le</strong> saviez qu'il avait de la famil<strong>le</strong>, Ruderi ?<br />

Non, Tierson ne savait pas. Popeye l'agaçait. De l'autre côté de la route, l'ex-matricu<strong>le</strong><br />

2057 C étreignait toujours sa petite-nièce. El<strong>le</strong> lui caressait <strong>le</strong> visage,<br />

affectueusement, mais soudain el<strong>le</strong> l'embrassa à p<strong>le</strong>ine bouche.<br />

- Le salaud, je rêve ou quoi ? s'étrangla Popeye.<br />

Tierson hocha la tête, bouche bée. Un fi<strong>le</strong>t de salive coula sur son menton, qu'il<br />

essuya d'un revers de manche. Ruderi embrassait toujours la fil<strong>le</strong> et commençait<br />

même à la peloter gaillardement. El<strong>le</strong> l'écarta avec gentil<strong>le</strong>sse, et ouvrit la portière du<br />

taxi. Ruderi s'engouffra dans l'habitac<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> l'y rejoignit, puis la voiture démarra vers<br />

Creil. Le motard avait réparé sa chaîne défaillante et enfourcha son engin qui fila dans<br />

la même direction. Popeye, sidéré, se frappa bruyamment <strong>le</strong>s cuisses.<br />

- Ce vieux cochon, il a claqué tout son pécu<strong>le</strong> pour se payer une pute <strong>le</strong> jour de sa<br />

sortie ! s'écria-t-il. El<strong>le</strong> est pas dégoûtée, la gonzesse! Vous me direz, c'est son<br />

boulot! Ruderi veut finir en beauté, mais si vous vou<strong>le</strong>z mon avis, chef, à son âge,<br />

tout ce qu'il va réussir à faire, c'est à la tripoter un peu, pas plus, hein, chef? Vous<br />

êtes bien d'accord avec moi, hein, chef?<br />

Il n'y avait aucun moyen de contraindre Popeye au si<strong>le</strong>nce. Aucun. Tierson s'éloigna<br />

d'un pas lourd en direction de son bureau. L'anecdote allait faire des gorges chaudes<br />

dans la petite communauté de Darnoncourt. On pouvait compter sur <strong>le</strong> dénommé<br />

Popeye pour la colporter à la vitesse du son. D'ici une heure tout au plus, tout <strong>le</strong><br />

monde serait au courant. Y compris <strong>le</strong>s prisonniers. Le soir, dans la solitude de <strong>le</strong>ur<br />

cellu<strong>le</strong>, nombre d'entre eux salueraient la mémoire de Ruderi en tentant vainement de<br />

se masturber. Durant <strong>le</strong> reste de la journée, <strong>le</strong> gardien-chef, prétextant la préparation<br />

du planning des congés de fin d'année, interdit qu'on <strong>le</strong> dérange. Il tourna en rond<br />

dans son réduit, partagé entre la perp<strong>le</strong>xité et la colère.<br />

La perp<strong>le</strong>xité parce que la scène à laquel<strong>le</strong> il avait assisté était franchement suspecte.<br />

Depuis des décennies, Ruderi ne communiquait plus avec l'extérieur. Jamais il n'avait<br />

expédié <strong>le</strong> moindre courrier, et jamais il n'en avait reçu. Rompue à la méfiance envers<br />

ses protégés, l'administration pénitentiaire surveillait soigneusement <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres qui<br />

entraient et sortaient des maisons d'arrêt. Y compris à Darnoncourt. Les parloirs? Oui,<br />

c'était une hypothèse. Ruderi avait peut-être convaincu un de ses codétenus de lui<br />

procurer une fil<strong>le</strong>... Darnoncourt hébergeait quelques vieux caïds qui pouvaient,<br />

pourquoi pas, continuer d'entretenir des liens avec <strong>le</strong> milieu du proxénétisme. Quoique<br />

entre la période des années 60 où ils exerçaient <strong>le</strong>urs ta<strong>le</strong>nts à Pigal<strong>le</strong> et l'année<br />

2001, ce petit monde avait encaissé bien des tornades. Les fil<strong>le</strong>s en provenance<br />

d'Europe de l'Est ou d'Afrique tapinaient sur <strong>le</strong>s bou<strong>le</strong>vards extérieurs, shootées à<br />

l'héro ou abruties au crack, et n'avaient plus rien en commun avec <strong>le</strong>s gagneuses du<br />

temps jadis. Avec un peu d'imagination, d'indulgence, Tierson pouvait toutefois<br />

admettre que <strong>le</strong> matricu<strong>le</strong> 2057 C ait fait preuve de suffisamment d'obstination et de<br />

ruse pour s'offrir un ultime feu d'artifice avant de tirer sa révérence.<br />

La colère. Le gardien-chef était un lourdaud, un type dont <strong>le</strong> QI ne cassait pas des<br />

briques, et il en avait tout à fait conscience. Bien qu'il eût du mal à assemb<strong>le</strong>r ses<br />

idées, ou tout succédané s'y apparentant, il eut l'intuition qu'en acceptant de sortir en<br />

catimini un doub<strong>le</strong> du dossier d'incarcération de Ruderi pour deux cent mil<strong>le</strong> francs, il<br />

s'était fait rou<strong>le</strong>r dans la farine. Le petit kilo de photocopies qu'il avait remis à la<br />

commanditaire rencontrée sur la nationa<strong>le</strong> 16 quatre mois plus tôt valait sans doute<br />

plus, beaucoup plus. Et à présent que <strong>le</strong> détenu 2057 C s'était éclipsé, Tierson ne<br />

saurait jamais pourquoi. En fin d'après-midi, la porte de son bureau s'ouvrit à la<br />

volée. Il sursauta. Le directeur se tenait devant lui, <strong>le</strong>s deux mains sur <strong>le</strong>s hanches,<br />

rigolard.<br />

- Alors, Tierson, s'écria-t-il, qu'est-ce que j'apprends à l'instant, Ruderi a économisé<br />

sou après sou pour s'offrir une ultime partie de jambes en l'air <strong>le</strong> jour de sa sortie ?<br />

Ma paro<strong>le</strong>, je suis toujours <strong>le</strong> dernier informé, dans ce foutoir ! Ruderi ! Et dire qu'on<br />

nous accuse de ne pas prendre soin de nos pensionnaires ! On <strong>le</strong>s bichonne, la preuve

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