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appel à témoin, paru dans la presse, France Soir notamment, ne donna pas plus de<br />
résultats. En son for intérieur, <strong>le</strong> magistrat finit par conclure que <strong>le</strong> prétendu Ruderi et<br />
ses complices n'étaient que des vagabonds primaires, au passé plus que louche, et<br />
qu'en conséquence il ne convenait pas de prendre de gants avec <strong>le</strong> seul qui s'était fait<br />
pincer.<br />
Malgré <strong>le</strong>s mises en garde répétées du juge d'instruction concernant son si<strong>le</strong>nce, «<br />
Ruderi » s'entêta dans son mutisme. Il comprenait parfaitement toutes <strong>le</strong>s questions<br />
qu'on lui posait et parlait <strong>le</strong> français avec une pointe d'accent indéfinissab<strong>le</strong>. Son<br />
avocat, commis d'office, passa de longues heures à tenter de <strong>le</strong> fléchir, mais se<br />
résigna peu à peu. Si étrange que cela puisse paraître, Ruderi semblait se<br />
désintéresser de son propre sort.<br />
Après cinq années de détention préventive, il comparut enfin devant <strong>le</strong> tribunal. Le<br />
deuxième jour du procès, Mme Moedenhuik s'adressa aux jurés lors d'une intervention<br />
pathétique. El<strong>le</strong> évoqua <strong>le</strong>s souffrances infinies de la petite Margaret, que l'on traînait<br />
d'hôpital en hôpital, de sal<strong>le</strong> d'opération en sal<strong>le</strong> d'opération. Une enfant p<strong>le</strong>ine de joie<br />
de vivre, jolie et intelligente. Les séquel<strong>le</strong>s consécutives à ses fractures étaient<br />
lourdes, et sa croissance en serait gravement affectée. El<strong>le</strong> ne pourrait jamais plus<br />
marcher, ni même se tenir droite sur ses membres inférieurs à l'ossature déformée<br />
par <strong>le</strong>s nombreux cals cicatriciels. El<strong>le</strong> passerait <strong>le</strong> reste de sa vie dans un fauteuil<br />
roulant. Quant à son visage, la soude caustique y avait exercé de terrib<strong>le</strong>s ravages.<br />
Inuti<strong>le</strong> de préciser qu'au milieu des années 60, la chirurgie plastique n'en était qu'à<br />
ses balbutiements ! L'œil droit n'existait plus. Les tissus des joues, des lèvres étaient<br />
profondément atteints, rongés par l'acide. D'importantes pertes de substance étaient<br />
à déplorer. Clara Moedenhuik, d'une voix sépulcra<strong>le</strong>, ne cacha rien du terrib<strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au<br />
aux jurés épouvantés. Le réquisitoire de l'avocat général fut implacab<strong>le</strong>. Ruderi<br />
l'écouta en bâillant à de multip<strong>le</strong>s reprises. Lorsque <strong>le</strong> verdict fut proclamé, il hocha la<br />
tête, apparemment indifférent. Les journalistes qui rendirent compte du procès<br />
évoquèrent un profil de psychopathe insensib<strong>le</strong> à la dou<strong>le</strong>ur d'autrui, tota<strong>le</strong>ment<br />
irrécupérab<strong>le</strong>.<br />
Accablé, André Goldstayn referma <strong>le</strong> dossier. D'un geste machinal, il resserra la sang<strong>le</strong><br />
de toi<strong>le</strong> s'entourant sur une bouc<strong>le</strong> qui enveloppait l'épaisse chemise de carton gris et<br />
soupesa <strong>le</strong> tout. Une vie, toute une vie ou presque, était retenue prisonnière dans<br />
cette liasse de papier gorgé d'une encre qui commençait à pâlir, à s'effacer, à<br />
s'estomper, rongée, ingérée, digérée par d'insignifiantes bactéries, d'infimes créatures<br />
qui s'en régalaient, y puisant <strong>le</strong>s ressources pour se reproduire, proliférer. Le dossier<br />
Ruderi s'étiolait et Ruderi lui-même mourrait bientôt. Tout ce qui resterait de lui, ce<br />
serait d'une part cet amas de feuil<strong>le</strong>ts jaunis, cette misérab<strong>le</strong> empreinte d'infamie qu'il<br />
avait ma<strong>le</strong>ncontreusement laissée dans la mémoire de ses contemporains, et d'autre<br />
part quelques kilos de viande enfermés dans une caisse de bois, promis à la<br />
putréfaction sous deux mètres de terre dans un quelconque cimetière.<br />
Le processus de disparition, d'effacement, de Ruderi-<strong>le</strong>-criminel, dont <strong>le</strong>s exploits<br />
avaient été consignés dans <strong>le</strong>s anna<strong>le</strong>s du ministère de la Justice, s'accompagnerait<br />
alors de celui de son doub<strong>le</strong> de chair et d'os, vague cadavre iïhomo sapiens perdu<br />
parmi la multitude de ses semblab<strong>le</strong>s, dépouil<strong>le</strong> dont se goinfrerait toute une cohorte<br />
d'insectes puis d'organismes de plus en plus microscopiques au fil du temps, suivant<br />
une échel<strong>le</strong> évolutive inversée, du plus gros au plus petit, à l'infini, à l'infini.<br />
Dès <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin, Goldstayn rencontra Ruderi, non dans sa cellu<strong>le</strong>, mais dans la<br />
sal<strong>le</strong> des archives de la prison, où il l'avait fait venir. Un maton bedonnant introduisit<br />
<strong>le</strong> prisonnier dans la pièce et fit mine de s'instal<strong>le</strong>r sur une chaise. Goldstayn l'en<br />
dissuada. Il tenait à un entretien intime, afin de mettre son interlocuteur en confiance.<br />
Le maton, doci<strong>le</strong>, s'éclipsa. Ruderi était assis ratatiné sur sa chaise, <strong>le</strong>s deux mains<br />
rivées sur sa canne, <strong>le</strong>s yeux mi-clos. Il avait posé sa casquette sur son genou droit.<br />
Goldstayn se présenta, es qualités.