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avait prêté serment d'allégeance ? Tierson renonça à répondre à cette question et<br />
même à se la poser. Seul comptait <strong>le</strong> résultat.<br />
- Vous ne vérifiez pas ? Je l'ai fait moi-même. Vous auriez pu me tromper sur la<br />
marchandise ! souligna l'inconnue en tapotant du bout des doigts la chemise<br />
contenant <strong>le</strong>s photocopies du dossier Ruderi.<br />
- J'ai... j'ai confiance, balbutia Tierson, pétrifié, pressé d'en finir.<br />
Le rêve lui paraissait trop beau, comme si une catastrophe de dernière minute allait<br />
soudain s'abattre sur lui et briser sa misérab<strong>le</strong> existence. Il ouvrit brusquement la<br />
portière et détala, serrant contre sa poitrine la pochette cou<strong>le</strong>ur fuchsia. C'est à peine<br />
s'il osa se retourner pour voir la Safrane s'éloigner des abords de la gare.<br />
II erra quelques minutes, de trottoir en trottoir, puis pénétra dans un café et<br />
commanda un cognac au comptoir. Avant même qu'on <strong>le</strong> lui serve, il se précipita vers<br />
<strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes. La cuvette à la turque n'était guère ragoûtante et <strong>le</strong> fumet qui s'en<br />
dégageait lui fouetta cruel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s narines. Ses mains fébri<strong>le</strong>s ouvrirent la pochette.<br />
Il compta et recompta, émerveillé. La fée n'avait pas menti. Un consommateur<br />
souffrant de diarrhée s'impatientait dans <strong>le</strong> couloir et frappait sans vergogne à la<br />
porte du réduit pour mieux souligner l'urgence de sa demande. Tierson, désormais<br />
rompu aux subtilités de la clandestinité, prit soin de tirer la chasse d'eau avant de<br />
céder la place, afin de justifier son long séjour dans <strong>le</strong>s lieux. De retour au comptoir, il<br />
avala d'un trait son cognac, lança quelques pièces au loufiat et s'éclipsa.<br />
Le dossier Ruderi avait déjà pris <strong>le</strong> large. Des environs de Creil, il gagna l'aéroport de<br />
Roissy, passa <strong>le</strong>s contrô<strong>le</strong>s de sécurité sans attirer l'attention qui donc aurait pu s'en<br />
soucier ?, prit place à bord d'un vol Alitalia et, quatre heures à peine après avoir<br />
quitté <strong>le</strong>s mains du gardien-chef, arriva à Venise, où il était attendu avec impatience.<br />
Ce samedi 16 juil<strong>le</strong>t, Anabel ne s'éveilla qu'en début d'après-midi. En ouvrant <strong>le</strong>s<br />
yeux, el<strong>le</strong> fut aveuglée par <strong>le</strong>s rayons du grand so<strong>le</strong>il printanier qui plongeaient droit<br />
sur el<strong>le</strong>, à travers la baie vitrée de son studio. La nuit avait été paisib<strong>le</strong>. En dépit de la<br />
soirée de branding organisée par Brad, la boîte à cauchemars était restée close,<br />
cadenassée par <strong>le</strong> verrou des anxiolytiques. De même, el<strong>le</strong> ne ressentit pas<br />
l'impression d'étouffement, d'étau lui comprimant la poitrine, à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> s'était<br />
habituée à chacun de ses retours à la vie après la petite mort du sommeil, depuis si<br />
longtemps.<br />
El<strong>le</strong> s'étira dans son lit, enroulée dans <strong>le</strong>s draps, et tourna la tête vers la portion de<br />
mur où était punaisée la photographie prise à Étretat quelques années plus tôt. Marc<br />
souriant sur la plage de ga<strong>le</strong>ts, avec la mer en arrière-plan. Anabel frissonna, fonça<br />
vers la sal<strong>le</strong> de bains, se passa la tête sous l'eau froide et revint vers <strong>le</strong> lit, <strong>le</strong> visage<br />
et la chevelure dégoulinant de per<strong>le</strong>s glacées. El<strong>le</strong> écarquilla <strong>le</strong>s yeux. En six ans, <strong>le</strong>s<br />
cou<strong>le</strong>urs de la photo avaient perdu de <strong>le</strong>ur brillance, s'étaient peu à peu ternies... Et<br />
el<strong>le</strong> n'avait pas voulu la protéger en la plaçant sous verre. El<strong>le</strong> avait toujours pensé<br />
qu'au fil du temps l'image s'effacerait, jour après jour, imperceptib<strong>le</strong>ment,<br />
inexorab<strong>le</strong>ment. Que viendrait <strong>le</strong> moment où el<strong>le</strong> ne pourrait plus distinguer <strong>le</strong>s traits<br />
de Marc. Alors, alors seu<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> n'éprouverait plus de chagrin.<br />
Ce moment était venu. Les traits de Marc s'étaient estompés. Ou plus exactement, ils<br />
semblaient s'être dissous vers un ail<strong>le</strong>urs indéfinissab<strong>le</strong>, quelque part, là-bas dans <strong>le</strong><br />
gris de la mer, comme absorbés par une force invisib<strong>le</strong>, pour se perdre dans la<br />
dentel<strong>le</strong> que formait l'écume à la crête des vagues. Les ai<strong>le</strong>s déployées d'une nuée de<br />
mouettes s'unissaient pour dessiner une sorte d'auréo<strong>le</strong> blanchâtre autour de ce qui<br />
n'était plus qu'une empreinte, une trace. Une absence. Le cour battant, Anabel<br />
eff<strong>le</strong>ura de l'index cette image dont <strong>le</strong> temps avait gommé la réalité. Une image<br />
qu'el<strong>le</strong> avait crue à jamais chevillée dans sa mémoire.<br />
El<strong>le</strong> resta plusieurs minutes immobi<strong>le</strong>, bou<strong>le</strong>versée, agenouillée devant ce qui n'était<br />
plus qu'une relique. Ce fut très précisément <strong>le</strong> premier mot qui lui traversa l'esprit.<br />
Une relique. Comme ces ossements enfermés dans une châsse, qu'on conserve<br />
pieusement dans <strong>le</strong>s églises pour vénérer <strong>le</strong> souvenir d'un martyr canonisé, ou de