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écente, en effet, <strong>le</strong> détenu Ruderi n'avait cessé de fréquenter <strong>le</strong>s ateliers<br />
pénitentiaires. Buanderie, cuisine, jardins, menuiserie, pliage de cartons, dans tous<br />
<strong>le</strong>s établissements où il avait séjourné, il avait tué <strong>le</strong> temps en travaillant. Si bien<br />
qu'après toutes ces années passées derrière <strong>le</strong>s barreaux, il s'était constitué un petit<br />
bas de laine. Près de cinquante mil<strong>le</strong> francs.<br />
Le juge d'application des peines - un jeunot qui débutait dans la carrière et ne tenait<br />
pas à faire <strong>le</strong> malin devant <strong>le</strong>s vieux briscards réunis à ses côtés - n'avait pas grandchose<br />
à dire à propos du matricu<strong>le</strong> 2057 C, qu'il n'avait d'ail<strong>le</strong>urs jamais rencontré.<br />
Les dernières photographies anthropométriques face/profil jointes au dossier dataient<br />
de l'admission de Ruderi à Darnoncourt, soit dix ans auparavant. Après consultation<br />
des pièces, de son point de vue, tout était clair. Le détenu avait purgé sa peine, sa<br />
dette envers la société était réglée, il n'y avait plus qu'à <strong>le</strong> libérer, bon débarras, basta<br />
et au suivant. Un coup de tampon sur un formulaire et on n'en par<strong>le</strong>rait plus. A son<br />
âge, ce serait bien <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> s'il se mettait en tête d'empoisonner l'existence de ses<br />
contemporains par des facéties dont il avait déjà usé dans <strong>le</strong> passé.<br />
Le gardien-chef s'était exprimé, <strong>le</strong> JAP idem, restait à entendre <strong>le</strong> médecin. Le<br />
directeur l'interrogea d'un froncement de sourcils. Le docteur Chevelot était un de ces<br />
praticiens incapab<strong>le</strong>s de tenir un cabinet en vil<strong>le</strong> tant <strong>le</strong>urs diagnostics sont hasardeux<br />
mais auxquels l'administration pénitentiaire offre une rente de situation, faute de<br />
pouvoir s'adjoindre <strong>le</strong>s services de confrères plus compétents.<br />
- En p<strong>le</strong>ine forme, il est en p<strong>le</strong>ine forme, marmonna-t-il en montrant <strong>le</strong>s résultats des<br />
derniers examens sanguins. Pour un type de son âge, c'est étonnant. Cho<strong>le</strong>stérol zéro,<br />
glycémie norma<strong>le</strong>, tension artériel<strong>le</strong> idem, un cour de jeune homme. Sa dentition est<br />
impeccab<strong>le</strong>, fait rarissime parmi la population carcéra<strong>le</strong>. La seu<strong>le</strong> ombre au tab<strong>le</strong>au,<br />
c'est un rhumatisme au genou droit, l'arthrose, n'est-ce pas, comment y échapper ? A<br />
part ça, je crois bien qu'il est foutu de finir dans la peau d'un centenaire !<br />
Le tour de tab<strong>le</strong> se poursuivit. L'assistante socia<strong>le</strong> n'avait rien à signa<strong>le</strong>r. Ruderi<br />
l'envoyait paître à chacune de ses visites. Son pécu<strong>le</strong> <strong>le</strong> dispensait en effet de mendier<br />
<strong>le</strong>s quelques aumônes qu'el<strong>le</strong> était à même de distribuer.<br />
- Il a un point de chute, de la famil<strong>le</strong> ? insista <strong>le</strong> directeur. On ne sort pas de chez<br />
nous à soixante-quinze ans sans savoir où al<strong>le</strong>r !<br />
L'assistante socia<strong>le</strong> eut une mimique évasive. A sa connaissance, depuis son<br />
admission à Darnoncourt, Ruderi n'avait jamais reçu de courrier. Pas la moindre <strong>le</strong>ttre,<br />
<strong>le</strong> moindre colis. Ruderi était un solitaire, un éclopé affectif, comme tant de pauvres<br />
bougres qu'un séjour prolongé derrière <strong>le</strong>s barreaux transforme en épaves, en<br />
zombies dont tout <strong>le</strong> monde a oublié l'existence.<br />
- Bon, après tout, ça ne nous concerne pas, nous avons fait notre travail..., conclut <strong>le</strong><br />
directeur. C'est à lui de se débrouil<strong>le</strong>r pour <strong>le</strong>s quelques années ou <strong>le</strong>s quelques mois<br />
qui lui restent à vivre. Il sort donc en octobre, affaire classée, à moins que l'un d'entre<br />
vous n'ait un mot à ajouter ?<br />
Le psychiatre se permit de toussoter. Tous <strong>le</strong>s regards se tournèrent vers lui. André<br />
Goldstayn n'en menait pas large. Il avait décroché ses quatre vacations<br />
hebdomadaires, de trois heures chacune, après avoir évincé une vingtaine d'autres<br />
postulants au cours des entretiens préliminaires destinés à départager <strong>le</strong>s impétrants,<br />
à la suite d'une petite annonce parue dans une revue du ministère de la Justice. Un<br />
appel d'offres, en quelque sorte.<br />
- Eh bien, vous avez une précision à apporter ? insista <strong>le</strong> directeur, soudainement<br />
agacé. Le dossier Ruderi semb<strong>le</strong> clair, limpide, même... je me trompe?<br />
Contrairement aux autres participants à la réunion, Goldstayn croyait encore un peu,<br />
un tout petit peu, à la mission qui lui avait été confiée : soulager la souffrance des<br />
détenus. Il ne venait pas à Darnoncourt en simp<strong>le</strong> figurant d'un jeu de rô<strong>le</strong> des plus<br />
sinistres pour accumu<strong>le</strong>r des points de retraite ou payer <strong>le</strong>s mensualités d'un pavillon,<br />
comme <strong>le</strong>s matons qu'il croisait à chacune de ses visites dans l'établissement, tous<br />
installés dans <strong>le</strong>s villages des environs, menant une vie de campagnards pépères,