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La controverse de Janus - Bibliothèque Universitaire d'Evry

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UNIVERSITE D’EVRY VAL D’ESSONNE<br />

U.F.R. DE SCIENCES SOCIALES<br />

T H E S E<br />

pour obtenir le gra<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

DOCTEUR EN SCIENCES SOCIALES<br />

Discipline : SOCIOLOGIE<br />

présentée et soutenue publiquement<br />

par<br />

Lionel BOUTET-CIVALLERI<br />

le.............................................................................<br />

Titre :<br />

<strong>La</strong> <strong>controverse</strong> <strong>de</strong> <strong>Janus</strong><br />

N° attribué par la bibliothèque<br />

|__|__|__|__|__|__|__|__|__|__|<br />

L’action sociale et médico-sociale, centre <strong>de</strong> recyclage <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />

Directeur <strong>de</strong> thèse :<br />

Monsieur Fre<strong>de</strong>rik MISPELBLOM BEYER<br />

____<br />

JURY<br />

Monsieur Alain LE GUYADER, Maître <strong>de</strong> conférence, sociologie, Université d’Evry,<br />

Prési<strong>de</strong>nt.<br />

Monsieur Michel BURNIER, professeur <strong>de</strong> sociologie, université <strong>de</strong> Brest, rapporteur.<br />

Monsieur Clau<strong>de</strong> MEYER, professeur en sciences <strong>de</strong> l’information et <strong>de</strong> la communication,<br />

université d’Orléans, rapporteur.<br />

- 1 -


Remerciements<br />

Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à mon directeur <strong>de</strong> thèse, Monsieur Fre<strong>de</strong>rik<br />

MISPELBLOM BEYER, professeur <strong>de</strong> sociologie à l’Université d’Evry Val d’Essonne (UEVE) et<br />

chercheur au Centre Pierre Naville (CPN), pour l’attention et le soutien qu’il a porté à mon travail.<br />

Toute ma gratitu<strong>de</strong> à Madame/ Monsieur , qui m’a fait l’honneur d’exercer les<br />

fonctions <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>nt du jury et <strong>de</strong> rapporteur <strong>de</strong> thèse.<br />

J’exprime mes remerciements à Madame/ Monsieur , qui a bien voulu accepter d’être le<br />

rapporteur <strong>de</strong> ce travail.<br />

Mes remerciements s’adressent ensuite aux membres du jury, Madame, Monsieur,<br />

Un très grand merci à Monsieur Jean-Pierre DURAND, professeur <strong>de</strong> sociologie (UEVE), chercheur<br />

et directeur au CPN, à Madame Béatrice MULLER, maître <strong>de</strong> conférence, chercheur (CNP) et<br />

directrice <strong>de</strong> l’Institut <strong>de</strong> la Ville et du développement (CNP) ainsi qu’à Madame Sylvie CELERIER,<br />

maître <strong>de</strong> conférence et chercheur (CNP) pour m’avoir encouragé et soutenu à passer cette thèse.<br />

Merci à tous les membres du CPN pour leurs échanges toujours très stimulants et au personnel du<br />

Master DSU pour leurs encouragements. Notamment, Madame Frédérique HOUNSOUNOUKPE et<br />

Madame Pascale DERIVE et toute la promotion 2004/2005.<br />

Je remercie également les professionnels et bénévoles que j’ai eu l’occasion <strong>de</strong> croiser (trop<br />

rapi<strong>de</strong>ment) pour leur confiance et la richesse <strong>de</strong> leur travail. Notamment –mais cela n’est<br />

absolument pas exhaustif- Madame Catherine LESTERPT, Madame Claire DESCREUX, Monsieur<br />

Pascal NOBLET, tout le bureau PIA <strong>de</strong> la DGAS, Madame Jacqueline BOUDET, Madame Danièle<br />

MAZEAS, Monsieur Serge LE GALL, Madame Isabelle GRAINDORGE, etc.<br />

Une infinie reconnaissance à Madame GUERIN, professeur d’économie au lycée François Truffaut à<br />

Bondoufle qui m’a transmis sa curiosité, la plus belle <strong>de</strong>s richesses.<br />

J'inclus ici une liste <strong>de</strong> personnes qui me sont extrêmement chères et qui m’ont beaucoup apporté<br />

durant la préparation <strong>de</strong> ce travail. Au hasard : Marie HERBE, Geneviève CASTAING, Jeannette<br />

BOUTET-CIVALLERI, Alain BOUTET, Nicolas VERMONT, Bruno BOUTET et tous les autres.<br />

- 2 -


TABLE DES MATIERES<br />

Remerciements……………………………………………………………………………………….2<br />

Introduction : <strong>La</strong> <strong>controverse</strong> <strong>de</strong> <strong>Janus</strong> ……………………………………………………………7<br />

De la désacralisation <strong>de</strong> l’homme………………………………………………………………..…10<br />

…aux tentatives <strong>de</strong> ré<strong>de</strong>mption politique ………………………………………………….………15<br />

Sacralisation / désacralisation, pitié / répression : petite comparaison historique …………18<br />

Nouvelle <strong>controverse</strong> <strong>de</strong> Valladolid ……………………………………………………………….20<br />

Cadre d’interprétation : « Quand boiter n’est pas pécher » …………………………………...27<br />

PREMIERE PARTIE<br />

De la gestion <strong>de</strong>s assistés p.31<br />

L’exclusion (p. 37) – les pauvretés (p. 38) – la précarité (p. 40) – les formes élémentaires <strong>de</strong> la<br />

pauvreté (p. 40) – les assistés (p.41)<br />

Chapitre I : <strong>La</strong> gestion institutionnelle <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> pauvreté : le cas <strong>de</strong>s maisons relais<br />

…………………………...……………………………………………………..…...…… p.44<br />

L’institutionnalisation civilisatrice …………………………….………………………...……50<br />

- Les maisons relais comme revendication politique d’un nouveau mo<strong>de</strong> d’hébergement (p. 50)<br />

- Les rési<strong>de</strong>nts : entre hétérogénéité et similitu<strong>de</strong> d’existence (p. 53)<br />

- Hétérogénéité et prise en charge (p. 62)<br />

Déchets et recyclage …………………………………………….…………………………... 64<br />

- <strong>La</strong> responsabilisation (p. 70)<br />

- Entre rapports <strong>de</strong> domination et l’éthos travail, une troisième voie possible ?(p. 73)<br />

Chapitre II : Des assistés innocents à la perversité <strong>de</strong>s anges………………………...p. 81<br />

Les institutions pour assistés innocents ……………………………………………………….83<br />

- 3 -


- Les lieux <strong>de</strong> vie (p. 83)<br />

- Les professionnels prenant en charge les assistés (p. 85)<br />

- Les assistés innocents (p. 90)<br />

Projet institutionnel et volonté <strong>de</strong> sacralisation humaine……………………………… ….94<br />

- Le cercle <strong>de</strong>s bonnes paroles (p. 94)<br />

- Le projet d’établissement (p. 97)<br />

L’impossible sacralisation dans les relations <strong>de</strong> service…………………………………...100<br />

- Le travail sur le corps ou les AMP comme « ai<strong>de</strong> mer<strong>de</strong> pipi » (p. 115)<br />

- L’erreur au travail (p. 107)<br />

Les polyhandicapés ou la perte <strong>de</strong> sainteté…………………………………………………..115<br />

- De la perversité <strong>de</strong>s anges (p. 115)<br />

- <strong>La</strong> responsabilisation comme preuve d’absence <strong>de</strong> chosification (p. 119)<br />

Conclusion : <strong>La</strong> déqualification <strong>de</strong>s assistés…………………………….…………… …… … 121<br />

DEUXIEME PARTIE<br />

L’assisté déchu,<br />

source <strong>de</strong> richesse <strong>de</strong> l’homme sacré<br />

p.126<br />

<strong>La</strong> rationalisation (p. 127) – la condition mo<strong>de</strong>rne (p. 130) – la différenciation sociale (p. 131) – cadre<br />

d’analyse (p. 133)<br />

Chapitre III : Humanisme et déqualification dans les relations <strong>de</strong> service…………p.138<br />

Les relations <strong>de</strong> service : la mo<strong>de</strong>rnité utopique…………………………………………….…142<br />

- <strong>La</strong> fiction <strong>de</strong> A et <strong>de</strong> A’ (p. 147)<br />

- « Imaginez-vous à la place <strong>de</strong> l’autre ! » : fon<strong>de</strong>ment illusoire <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> service (p.<br />

146)<br />

- 4 -


Les relations <strong>de</strong> service au sein <strong>de</strong> la « réalité » institutionnelle….…………………………152<br />

- L’organisation formelle du travail (p. 152)<br />

- L’urgence et la routine dans la mo<strong>de</strong>rnité (p. 15)<br />

- Processus <strong>de</strong> déqualification et différenciation sociale (p. 164)<br />

Chapitre IV : L’action sociale dans l’histoire <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité …………………… p. 173<br />

L’action sociale dans l’histoire : au chemin du politique et <strong>de</strong> l’économie…….……………175<br />

- <strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité : entre contextes géopolitiques spécifiques et volontés politiques (p.175)<br />

- L’Etat mo<strong>de</strong>rne et l’action sociale (p. 179)<br />

- De la richesse <strong>de</strong>s nations et <strong>de</strong>s pauvres nationaux (p.186)<br />

L’action sociale contemporaine : universalisme, individualisation et autres faux débats….192<br />

- <strong>La</strong> dimension assurancielle <strong>de</strong>s politiques sociales (p. 192)<br />

- L’institutionnalisation <strong>de</strong>s politiques sociales (p. 196)<br />

Chapitre V : Bénéfices secondaires <strong>de</strong> la pauvreté …………...………….………… p. 207<br />

Richesse et paupérisme : <strong>de</strong>ux facettes d’une même pièce ?………………………….…... …209<br />

- De la richesse (p. 209)<br />

- Du paupérisme (p. 211)<br />

- <strong>La</strong> crise : tour <strong>de</strong> passe-passe <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>rnes (p. 215)<br />

- <strong>La</strong> différenciation sociale comme objet <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>rnes (p. 220)<br />

L’Etat, le marché et le social dans la mo<strong>de</strong>rnité…………………………………………………222<br />

- Politiques économiques et différenciation sociale (p. 222)<br />

- Démocratie et capitalisme : quels liens pour quel intérêt général ? (p. 224)<br />

- L’action sociale et médico-sociale : dimension incontournable <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité (p. 229)<br />

- 5 -


- Capitalisme et politique : <strong>de</strong>ux réalités dissociables ? (p. 234)<br />

CONCLUSION GENERALE<br />

L’inhumanité est un humanisme p.246<br />

Bibliographie………………………………………………………………………………..………256<br />

Annexes ………………………………………………………………………………..………….…273<br />

- In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s notions (p. 274)<br />

- In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s auteurs (p. 277)<br />

- Les différents terrains d’enquêtes (p. 280)<br />

- Mise en place <strong>de</strong> l’enquête statistique sur les maisons relais (p. 281)<br />

- Cadre politique <strong>de</strong> l’enquête statistique sur les maisons relais (p. 282)<br />

- Questionnaire (pour les assistés) <strong>de</strong> l’enquête statistique sur les maisons relais (p. 283)<br />

- Questionnaire (pour les encadrants) <strong>de</strong> l’enquête statistique sur les maisons relais (p. 291)<br />

- Sommaire détaillé (p. 295)<br />

- Synthèse détaillée (p. 298)<br />

- Résumé Français/Anglais – Discipline - mots-clés - intitulé et adresse <strong>de</strong> l’UFR ou du<br />

laboratoire (p. 300)<br />

- 6 -


Introduction<br />

______________<br />

Les assistés dans la mo<strong>de</strong>rnité<br />

« Si toutefois je l’ai fait, sachez que j’aurais désiré ne pas vous avoir regardé. Le regard se promène et se pose et<br />

croit être en terrain neutre et libre […] Mais que faire <strong>de</strong> son regard ? Regar<strong>de</strong>r vers le ciel me rend nostalgique<br />

et fixer le sol m’attriste […] Alors il faut bien regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>vant soi à sa hauteur […] On finit toujours fatalement<br />

par tomber sur quelqu’un… »<br />

Bernard Maria Koltès, Dans la solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> coton, les Editions <strong>de</strong> Minuit, 1986, p. 22<br />

- 7 -


Dans Race et histoire, Clau<strong>de</strong> LEVI-STRAUSS relate une anecdote qui montre à quel point la<br />

difficulté à saisir et à comprendre l’étrangeté est présente chez tous les hommes. Ainsi, dans le<br />

même temps où les Espagnols mettaient en place <strong>de</strong>s commissions d’enquêtes afin <strong>de</strong><br />

déterminer si les Indiens avaient une âme, ces <strong>de</strong>rniers laissaient pourrir dans l’eau le corps<br />

<strong>de</strong>s prisonniers pour vérifier qu’ils étaient <strong>de</strong> chair et s’assurer <strong>de</strong> cette façon qu’ils n’étaient<br />

pas <strong>de</strong>s fantômes.<br />

Chez la plupart <strong>de</strong>s peuples, « l’humanité » s’est ainsi historiquement arrêtée « aux frontières<br />

<strong>de</strong> la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ». En leur sein se trouvaient les<br />

hommes, les bons, les excellents, les complets. Ceux qui avaient légitimement une place dans<br />

la société. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces frontières à l’inverse, vivaient ceux qui ne participaient pas <strong>de</strong>s<br />

vertus –ou même <strong>de</strong> la nature- humaines. Ceux qu’on a pu désigner comme les mauvais, les<br />

méchants, les singes <strong>de</strong> terre ou les œufs <strong>de</strong> pou 1 . Tout au long <strong>de</strong> son cheminement, l’histoire<br />

humaine s’est construite sur cette distinction malléable entre les « hommes » et les « autres ».<br />

Deux notions aux contenus d’ailleurs fort différents d’une époque à l’autre et d’un lieu à<br />

l’autre, du fait du rapport intime existant « entre une morale et le ciel sous lequel elle a été<br />

élaborée » 2 .<br />

Aujourd’hui toutefois, à l’heure d’une certaine « mondialisation » et d’un certain « village<br />

planétaire », zénith <strong>de</strong> la connaissance globale où les espaces se sont apparemment affranchis<br />

<strong>de</strong>s frontières 3 , ces questionnements sur la nature <strong>de</strong> « l’autre » semblent avoir disparus,<br />

officiellement du moins 4 . Outre certaines incompréhensions prenant pour prétexte la religion<br />

1 Clau<strong>de</strong> Lévi-Strauss, Race et histoire, Folio Essais, Paris, 1987, p.21 (première édition : 1952). Cf.<br />

aussi sur ce point, Jean Baechler, « Le concept <strong>de</strong> morphologie », la Revue du MAUSS, <strong>La</strong><br />

Découverte, n°7, 1990, pp. 34-59. Et sur le lien entre « étranger » et « cohésion sociale », cf. Georg<br />

Simmel, « Digressions sur l’étranger » in Y. Grafmeyer et Isaac Joseph, L’Ecole <strong>de</strong> Chicago, Aubier-<br />

Montaigne, Paris, 1984.<br />

2 Danilo Martuccelli, Grammaires <strong>de</strong> l’individu, Folio Essais, Paris, 2002, p. 136<br />

3 Pierre Veltz, « <strong>La</strong> ville planétaire, horizon <strong>de</strong> la mondialisation ? » in De la limite, Editions<br />

Parenthèses, Marseille, 2006, pp. 53-75. Fernand Brau<strong>de</strong>l, « Inépuisables civilisations », Futuribles,<br />

Juillet- août 2007, N°332, p. 139-146<br />

4 Pour une relativisation d’une telle vision qui ne concernerait alors que « l’Homme, Blanc, Adulte,<br />

Hétérosexuel, Saint d’Esprit, Travailleur », lire Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p. 118-119. Michel<br />

Sauquet, L’intelligence <strong>de</strong> l’autre, prendre en compte les différences culturelles dans un mon<strong>de</strong> à gérer<br />

en commun, C.L. Mayer, Paris, 2007<br />

- 8 -


ou la persistance d’idéologies fascisantes, la nature humaine est désormais reconnue comme<br />

socle commun à toute l’humanité. <strong>La</strong> déclaration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme, qu’elle soit établie au<br />

niveau national ou international, venant garantir et renforcer cette reconnaissance<br />

universelle. <strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité, « orientée » par le processus « révolutionnaire » <strong>de</strong> 1749 5 , a ainsi<br />

fait <strong>de</strong> l’homme le centre symbolique et politique du mon<strong>de</strong> en faisant <strong>de</strong> lui l’incarnation <strong>de</strong><br />

l’humanité toute entière 6 . « <strong>La</strong> personne humaine est <strong>de</strong>venue la chose à laquelle la<br />

conscience sociale <strong>de</strong>s peuples européens s’est attachée plus qu’à toute autre, du coup, elle a<br />

acquis une valeur incomparable » 7 . Successeur du divin banni <strong>de</strong> la cité, figure intouchable <strong>de</strong><br />

la nature, il fut alors sacralisé.<br />

« Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris <strong>de</strong>s<br />

droits <strong>de</strong> l'Homme sont les seules causes <strong>de</strong>s malheurs publics et <strong>de</strong> la corruption <strong>de</strong>s Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans<br />

une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés <strong>de</strong> l'Homme. […] En conséquence, l'Assemblée Nationale<br />

reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices <strong>de</strong> l'Etre suprême, les droits suivants <strong>de</strong> l'Homme et du Citoyen.<br />

Art. 1er. - Les hommes naissent et <strong>de</strong>meurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne<br />

peuvent être fondées que sur l'utilité commune.<br />

Art. 2. - Le but <strong>de</strong> toute association politique est la conservation <strong>de</strong>s droits naturels et imprescriptibles <strong>de</strong> l'Homme. Ces droits<br />

sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.<br />

Art. 3. -Le principe <strong>de</strong> toute Souveraineté rési<strong>de</strong> essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer<br />

d'autorité qui n'en émane expressément. » 8<br />

Extrait <strong>de</strong> la Déclaration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme et du citoyen<br />

De la désacralisation <strong>de</strong> l’homme…<br />

5 <strong>La</strong> référence à « 1789 » s’entend ici en terme <strong>de</strong> processus. Il s’agit effectivement <strong>de</strong> distinguer la<br />

révolution « modalité <strong>de</strong> l’action historique » et la « Révolution processus » : « la lecture<br />

révolutionnaire <strong>de</strong> la Révolution s’ajoute aux événement d’alors, organise l’historiographie <strong>de</strong>puis<br />

1789, mais ne définit plus les événements eux-mêmes ». Cf. Bruno <strong>La</strong>tour, Nous n’avons jamais été<br />

mo<strong>de</strong>rnes, <strong>La</strong> découverte, Paris, 1997, p. 60 ; ainsi que François Furet, Penser la révolution française,<br />

Gallimard, Paris, 1978. Danilo Martuccelli, op.cit., p. 136. Philippe d’Iribarne, <strong>La</strong> logique <strong>de</strong><br />

l’honneur, Seuil, Paris, 1993. Marcel Gauchet, Le désenchantement du mon<strong>de</strong>, Gallimard, Paris, 1985.<br />

Fernand Brau<strong>de</strong>l, op. cit., p. 139-146<br />

6 Danilo Martuccelli, op.cit., p. 136 et p. 239<br />

7 Emile Durkheim, Détermination du fait moral [en ligne], Les classiques <strong>de</strong>s sciences sociales,<br />

Edition électronique, bibliothèque uqac.uquebec, 1898, p. 22. [Mise à jour : 5/10/2007]. Disponible<br />

sur Internet : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/Socio_et_philo/ch_2_fait_moral.html<br />

8 Déclaration <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l'homme et du citoyen du 26 août 1789<br />

- 9 -


Notre société française contemporaine serait-elle <strong>de</strong>venue dès lors le sanctuaire d’une<br />

humanité inviolable ? Si cela ne fait aucun doute lorsqu’on se situe au niveau <strong>de</strong>s textes<br />

législatifs et <strong>de</strong>s différentes dimensions symboliques et politiques, l’analyse <strong>de</strong>s rapports<br />

quotidiens qu’entretiennent les hommes entre eux amène, il est vrai, à plus <strong>de</strong> relativisme<br />

puisque cette <strong>de</strong>rnière témoigne que la « nature » humaine ne sous-entend pas toujours ce que<br />

l’on pourrait croire <strong>de</strong> prime abord. Le tableau peignant la société peut effectivement se noircir<br />

très rapi<strong>de</strong>ment au détour d’une simple promena<strong>de</strong> dans les ruelles d’une gran<strong>de</strong> ville. Là,<br />

allongés à même le sol, sur le béton souillé par <strong>de</strong>s mégots <strong>de</strong> cigarettes et <strong>de</strong>s emballages <strong>de</strong><br />

produits <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> consommation, s’amassent <strong>de</strong>s ombres d’hommes et <strong>de</strong> femmes,<br />

recroquevillées sur eux-mêmes, dans <strong>de</strong>s postures physiques et psychologiques rompant avec<br />

les cadres normatifs habituels.<br />

« Ils puent. Ils puent la crasse, les pieds, le tabac et le mauvais alcool. Ils puent la haine, les<br />

rancoeurs et l’envie. Ils se volent entre eux. Terrorisent les plus faibles et les infirmes.<br />

Guettent comme <strong>de</strong>s rats, le sommeil <strong>de</strong>s autres pour les dérober <strong>de</strong>s misères : bouteilles à<br />

moitié vi<strong>de</strong>s, sacs immon<strong>de</strong>s follement bourrés <strong>de</strong> chiffons souillés et <strong>de</strong> journaux déchirés » 9 .<br />

L’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s personnes qui croisent leurs chemins, acteurs involontaires <strong>de</strong> rencontres qui<br />

peuvent paraître inexistantes 10 mais qui sont en réalité loin <strong>de</strong> l’être, amène même certains<br />

observateurs à déclarer – <strong>de</strong> manière plus ou moins heureuse - qu’ils ont pratiquement atteint<br />

« le <strong>de</strong>rnier niveau <strong>de</strong> réalité » en <strong>de</strong>venant <strong>de</strong>s sortes <strong>de</strong> « fantômes » du social.<br />

« Le froid est à l’intérieur <strong>de</strong> nous. S’il pleut, tout est mouillé, tout se dégra<strong>de</strong>, les vêtements,<br />

la peau, les cheveux. L’homme est transformé en chiffon, en serpillière humi<strong>de</strong>, comme un<br />

papier mouillé dans le caniveau. 5 heures : la grille du métro est toujours fermée et la ville<br />

aveugle passe sans voir ces somnambules, ombres enveloppées <strong>de</strong> chiffons, corps gisants au-<br />

<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la torpeur et qui mettront la journée à extirper cette petite mort en eux » 11 .<br />

Ces étrangers <strong>de</strong> l’ère <strong>de</strong> l’information et <strong>de</strong> la globalisation sont ceux que l’on appelle<br />

couramment les exclus, les sans domiciles fixes, les désaffiliés, membres malgré eux, dit-on<br />

9 Patrick Declerck, Les naufragés, Terre Humaine, Plon, Paris, 2001, p. 12<br />

10 Albert Memme, Portrait du colonisé, Gallimard, Paris, 1985<br />

11 Jean-Paul Mari, Yann Le Bechec, SDF - les fantômes du froid [en ligne], 9 février 2006, Disponible<br />

sur Internet : http://www.grands-reporters.com/LES-FANTOMES-DU-FROID.html<br />

- 10 -


généralement, d’une « vague » <strong>de</strong> paupérisation qui les a transformé en nouvelles créatures<br />

énigmatiques <strong>de</strong> la cité. Certaines parties <strong>de</strong> la société 12 n’ont eu alors <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> s’interroger<br />

sur ce phénomène qui, bien qu’étant <strong>de</strong>s plus ancien contrairement à ce qui est couramment<br />

avancé, semble prendre <strong>de</strong>puis quelques décennies <strong>de</strong>s aspects relativement inquiétants, du<br />

moins si l’on en croit la plupart <strong>de</strong>s instituts <strong>de</strong> sondages 13 . Exemple frappant <strong>de</strong> ces craintes<br />

collectives, l’étu<strong>de</strong> BVA pour l'Association Emmaüs-<strong>La</strong> Vie-L'Humanité témoignant que 48%<br />

<strong>de</strong>s sondés <strong>de</strong> l’enquête estiment qu'ils peuvent eux-mêmes <strong>de</strong>venir un jour « sans domicile<br />

fixe ». Une appréhension qui concerne 62 % <strong>de</strong>s 35-49 ans et 74% <strong>de</strong>s ouvriers interrogés. A<br />

cela, s’ajoute du reste une vision très sombre <strong>de</strong>s perspectives d’avenir pour les personnes se<br />

trouvant d’ores et déjà à la rue : 40% considèrent que leur situation ira en se dégradant et 85%<br />

ont le sentiment que le nombre <strong>de</strong> SDF a augmenté ces <strong>de</strong>rnières années. Il est enfin très<br />

intéressant <strong>de</strong> souligner que les déterminants conduisant à la rue et les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie ou <strong>de</strong><br />

survie <strong>de</strong>s SDF restent encore largement obscurs et lointains pour l’ensemble <strong>de</strong>s personnes<br />

questionnées. 14<br />

L’étranger mo<strong>de</strong>rne, celui dont la nature sociale (voire biologique) pose problème, n’est donc<br />

plus désormais celui qui se trouve en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la cité ou du clan, il en fait partie, il participe<br />

même quelquefois à son activité, mais sans que cela n’entraîne jamais une quelconque<br />

acceptation ou reconnaissance sociale puisqu’il est systématiquement placé sous les figures <strong>de</strong><br />

la déchéance et <strong>de</strong> l’échec 15 . Certains d’entre eux peuvent tout aussi bien rester <strong>de</strong>s heures<br />

12 Le concept <strong>de</strong> « société » doit être ici entendu comme « un processus sans frontières préassignées<br />

dont l’unité n’est nullement donnée d’avance mais est problématique et doit être théoriquement<br />

construite » en prenant en compte les institutions existantes et les individus qui la composent mais<br />

qui ne se confon<strong>de</strong>nt pas avec elles. Lire Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, Encadrer, un métier<br />

impossible ? Armand Colin, Paris, 2006 et L’entreprise politique, Tentative <strong>de</strong> construction d’un objet<br />

scientifique, Les Cahiers d’Evry, CPN, 1997, p. 6, Danilo Martuccelli, op.cit., p. 347.<br />

13 Lire à ce sujet le rapport 2005-2006 <strong>de</strong> l’Observatoire National <strong>de</strong> la pauvreté et <strong>de</strong> l’exclusion<br />

sociale, éditions <strong>de</strong> la Documentation Française. Cf. également, Serge Paugam, Les formes<br />

élémentaires <strong>de</strong> la pauvreté, PUF, Paris, 2005. Julien Damon, « Les travailleurs pauvres en France »,<br />

Futuribles, n° 333, septembre 2007, pp. 5-19<br />

14 Sondage réalisé par BVA auprès d'un échantillon représentatif <strong>de</strong> 1.008 personnes âgées <strong>de</strong> 15 ans<br />

et plus, par téléphone les 3 et 4 novembre. Métho<strong>de</strong> <strong>de</strong>s quotas appliquée aux variables suivantes:<br />

sexe, âge, CSP du chef <strong>de</strong> famille.<br />

15 Ce processus <strong>de</strong> forme spécifique d’altérité et les modalités <strong>de</strong> réponses que cela entraîne se pose<br />

également dans certains cas sur les personnes « immigrées ». Ainsi, Ab<strong>de</strong>lmalek Sayad a très bien<br />

analysé la stigmatisation sociale à travers la traduction d’une difficulté, voire d’une impossibilité, à<br />

- 11 -


<strong>de</strong>bout dans la rue en tentant vainement <strong>de</strong> vendre <strong>de</strong>s magazines sans pour autant qu’on leur<br />

accor<strong>de</strong> le mérite d’un tel travail 16 . Une très gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s personnes qui les croisent, les<br />

critiquent même assez violemment en les accusant <strong>de</strong> ne pas « travailler comme les autres » et<br />

<strong>de</strong> « ne pas les laisser tranquille ». L’observation <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s physiques et <strong>de</strong>s<br />

comportements <strong>de</strong>s automobilistes vers lesquels ces « travailleurs <strong>de</strong> la rue » se dirigent est<br />

ainsi <strong>de</strong>s plus significative : profils bas, mimiques crispées et gestes <strong>de</strong> la main brefs et tendus<br />

pour indiquer un refus catégorique sans possibilité <strong>de</strong> discussion, regards extrêmement fuyants<br />

et centrés sur le feu rouge, qui semble vécu comme une chose interminable, sont autant <strong>de</strong><br />

signes d’un profond embarras et d’une interaction déplaisante que l’on souhaiterait le plus<br />

rapi<strong>de</strong> possible à défaut <strong>de</strong> ne pouvoir y échapper.<br />

Les critiques sont du reste encore pires lorsque ces individus ne travaillent pas car ils sont<br />

alors comparés à « <strong>de</strong>s parasites » venant mettre à mal le fonctionnement <strong>de</strong> la société :<br />

« Je suis désolée mais en France, il y a du boulot, d’accord c’est le plus souvent très exigeant<br />

et dur physiquement, ok je l’admets mais celui qui le veut vraiment, celui qui est motivé, il<br />

peut s’en sortir. D’un autre côté, c’est vrai qu’attendre sagement <strong>de</strong> toucher les « allocs »<br />

c’est plus facile. En plus, je suis sûre qu’ils gagnent plus que nous au final. <strong>La</strong> solidarité c’est<br />

incontournable, je suis vraiment pour, mais pas n’importe comment, c’est tout. » (Étudiante<br />

master professionnel dans l’action sociale, orientation politique « revendiquée » <strong>de</strong><br />

« gauche »).<br />

Et <strong>de</strong> tels discours sont loin d’être le monopole <strong>de</strong> quelques ultra-libéraux isolés. Si le<br />

monopole du cœur n’est pas réservé aux gens <strong>de</strong> gauche, celui <strong>de</strong> la vision négative <strong>de</strong>s<br />

communiquer : le système <strong>de</strong> soins français est par exemple mis à défaut dans ses tentatives à<br />

comprendre les mots <strong>de</strong>s immigrés, à diagnostiquer leurs maux. Le corps se substituant dès lors au<br />

langage. Pour plus <strong>de</strong> détails, Ab<strong>de</strong>lmalek Sayad, <strong>La</strong> double absence. Des illusions aux souffrances <strong>de</strong><br />

l’immigré, Seuil, Paris, 1999. L’analyse approfondie montre toutefois que cela tient plus du<br />

positionnement socio-économique <strong>de</strong> la personne que <strong>de</strong> la dimension ethnique. Lire Michel Sauquet,<br />

op. cit.. Cf. également, Danilo Martuccelli, op. cit. p. 120<br />

16 Sur ce point, Patrick Gaboriau, Clochard, l’univers d’un groupe <strong>de</strong> sans-abri parisien, Paris,<br />

Julliard, Paris, 1993. Vanessa Stetting, « L’analyse sociologique <strong>de</strong>s supports », in Vincent Cadares,<br />

Danilo Martuccelli, Matériaux pour une sociologie <strong>de</strong> l’individu, Edition Septentrion, Lille, 2007, pp.<br />

43-55. Pour une analyse inverse témoignant <strong>de</strong>s effets positifs <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> ventes, lire Cédric<br />

Fretigne,<br />

Les ven<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> la presse SDF,<br />

Logiques Sociales, Paris, 2003<br />

- 12 -


personnes en très gran<strong>de</strong> difficulté n’est pas non plus exclusif à ceux se trouvant à droite <strong>de</strong><br />

l’échiquier politique. <strong>La</strong> production <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> discours accusateur est présente chez tous<br />

les individus rencontrés, même chez ceux qui se veulent ouvertement « progressistes » et<br />

« humanistes ».<br />

Ces attitu<strong>de</strong>s désacralisantes prennent d’ailleurs une déclinaison très particulière au sein <strong>de</strong>s<br />

prises en charges institutionnelles. <strong>La</strong> vie au sein <strong>de</strong> certains centres d’hébergement et <strong>de</strong><br />

réinsertion sociale, voire même celle au niveau <strong>de</strong>s établissements pour handicapés, en plus <strong>de</strong><br />

réintégrer ces discours accusateurs, peut effectivement se rapprocher fortement d’une gestion<br />

industrielle <strong>de</strong> produits manufacturés, standardisés et impersonnels, semblant nier, pour le<br />

coup, définitivement toute nature humaine. Il n’est malheureusement pas aisé <strong>de</strong> témoigner <strong>de</strong><br />

toute la complexité <strong>de</strong> cette situation. Partagées entre un déni <strong>de</strong> tout aspect désacralisant parce<br />

que tabou [souvenons-nous <strong>de</strong>s propos <strong>de</strong> Jean PENNEF nous avertissant que « la réprobation<br />

collective serait immédiate si on signalait d’entrée que la promiscuité avec la saleté, la<br />

manipulation <strong>de</strong>s gros et lourds, certains contacts corporels dégradants sont <strong>de</strong>s<br />

caractéristiques analogues à celle du travail ouvrier » 17 ] et une dénonciation excessive<br />

étouffée par les bons sentiments, les <strong>de</strong>scriptions proposées ne sont alors le plus souvent que<br />

partielles et partiales.<br />

Concernant lesdites dénonciations par exemple, elles représentent tout à la fois un constat<br />

grossier du fait d’un humanisme encombrant et une analyse d’une certaine<br />

réalité incontestable :<br />

« Souci légitime, mais qui se paie par une « érosion » <strong>de</strong> tout ce qui fait différence. <strong>La</strong><br />

machine hospitalière, dans cette gestion <strong>de</strong>s corps handicapés et proches <strong>de</strong> la mort,<br />

uniformise, homogénéise, dépersonnalise. Le mala<strong>de</strong>, réduit à un numéro ou à une pathologie,<br />

<strong>de</strong>vient une unité permutable dans l’occupation <strong>de</strong>s lits. On raisonne en termes <strong>de</strong><br />

comptabilité et non pas en termes <strong>de</strong> lieu d’accueil, <strong>de</strong> vie. Le patient idéal est, alors, le « bon<br />

pépé » ou la « petite mamie », sujets (ou objets ?) passifs et obéissants. Certains patients<br />

arrivent à s’i<strong>de</strong>ntifier à cette image. Or tout individu, mala<strong>de</strong> ou non, jeune ou âgé,<br />

revendique sa singularité. » 18<br />

Cette <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la machine hospitalière reflète donc très bien la dynamique qui tend à<br />

17 Jean Penef, L’hôpital en urgence. Etu<strong>de</strong> par observation participante, Métailé, coll. « Leçon <strong>de</strong><br />

choses », Paris, 1992, p. 58<br />

18 Jean Foucart, Sociologie <strong>de</strong> la souffrance, éditions De BOECK, Bruxelles, 2003, p. 84-85.<br />

- 13 -


s’installer dans les couloirs et les chambres <strong>de</strong> l’institution. Mais en restant à la place<br />

d’observateur, <strong>de</strong> spectateur, elle grossit les traits et elle efface les nuances : certes le mala<strong>de</strong><br />

tend à être caché par sa pathologie, mais, même s’il est un « bon pépé », il ne se réduit jamais<br />

à elle, il ne <strong>de</strong>vient jamais un simple numéro, une simple chose, ni à ses yeux, ni aux yeux <strong>de</strong>s<br />

professionnels.<br />

Comprendre cela, nécessite alors un double travail en terme d’observation <strong>de</strong>s conduites et du<br />

vécu <strong>de</strong>s individus. Lise Demailly propose du reste une analyse très intéressante sur le premier<br />

niveau en explicitant les raisons <strong>de</strong> la distinction entre « bon » et « mauvais » pépé. Raisons<br />

que l’on pourrait d’ailleurs aisément appliquer aux « pauvres ». Selon elle, cette distinction<br />

renvoie à l’existence même du rôle <strong>de</strong> professionnel ou d’expert. Le « mauvais pépé », le<br />

« mauvais assisté » est effectivement celui qui remet en question les règles « édictées » par le<br />

professionnel dans le cadre <strong>de</strong> ses rapports avec lui : le <strong>de</strong>stinataire du « service » est, par<br />

exemple, dans l’obligation <strong>de</strong> ne gêner en aucune façon le spécialiste dans son travail et il doit<br />

obligatoirement coopérer, en faisant confiance à ce <strong>de</strong>rnier, pour rendre ledit service possible<br />

et rapi<strong>de</strong> 19 . D’où la tendance <strong>de</strong> l’assisté à être effacé <strong>de</strong> plus en plus par le travail<br />

institutionnel, à être désacralisé pour rendre le travail réalisable.<br />

Le problème rési<strong>de</strong> toutefois dans le fait que ces réflexions, aussi pertinentes soient-elles dans<br />

la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s « causes » <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s discours « désacralisants » touchant les<br />

assistés, s’arrêtent le plus souvent à ce premier niveau d’analyse sans chercher à mieux<br />

comprendre les enjeux et les rapports qui se trament en arrière plan, oubliant dès lors d’éclairer<br />

la complexité <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong>sdites causes au niveau du vécu <strong>de</strong>s individus. Cela<br />

explique alors la prégnance malheureuse <strong>de</strong>s interprétations en terme <strong>de</strong> chosification ou <strong>de</strong><br />

déshumanisation pour parler <strong>de</strong> désacralisation dans ce type d’analyses.<br />

Il s’agit <strong>de</strong> saisir les professionnels dans leur « chair sociale » et dans leur « subjectivité », au<br />

sens <strong>de</strong> ce qui « naît au milieu du mon<strong>de</strong> mais qui ne désire pas se reconnaître en lui » 20 , et<br />

non comme <strong>de</strong> simples exécutants effacés par l’institution. On s’aperçoit alors que ces<br />

<strong>de</strong>rnières et les cadres qu’elles ten<strong>de</strong>nt à installer, ne sont ni assez statiques, ni assez rigi<strong>de</strong>s<br />

pour permettre <strong>de</strong> chosifier ou <strong>de</strong> déshumaniser les assistés. Les rôles professionnels sont<br />

effectivement placés à chaque fois dans une certaine « malléabilité résistante », c’est à dire au<br />

milieu <strong>de</strong> consistances contextuelles marquées par <strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong> contraintes irrégulières,<br />

19 Pour plus <strong>de</strong> détails sur cette analyse « idéal typique », lire Lise Demailly, Quelques réflexions sur<br />

la notion d’usagers dans les services publics, in Au<strong>de</strong> Caria (sous-dir.), Démarche qualité en santé<br />

mentale, pp. 71-84, Editions in Press, Paris, 2003, pp. 39-49<br />

20 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 462<br />

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mouvantes et instables, permettant au final le déploiement d’actions limitées mais réelles. 21<br />

Ces actions s’inscrivant en outre dans <strong>de</strong>s orientations du travail, c'est-à-dire <strong>de</strong>s<br />

représentations <strong>de</strong> paroles et <strong>de</strong> conduites, <strong>de</strong>s pensées, <strong>de</strong>s principes d’action professionnels<br />

et personnels, etc. qui traversent constamment ce type d’institutions (et la société plus<br />

largement d’ailleurs) en s’opposant ou en se mélangeant et en s’incarnant dans les individus en<br />

fonction <strong>de</strong>s contextes d’actions où ils se situent 22 .<br />

Ceci démontre alors qu’on ne peut absolument pas proposer d’analyse totalisante et grossière<br />

<strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> désacralisation. <strong>La</strong> présence très forte d’orientations se réclamant <strong>de</strong><br />

l’humanisme en témoigne d’ailleurs parfaitement.<br />

…aux tentatives <strong>de</strong> ré<strong>de</strong>mption politique.<br />

Parallèlement et en contradiction avec les orientations désacralisantes, la volonté dominante<br />

est effectivement d’insister sur l’obligation <strong>de</strong> considération que la société doit aux assistés<br />

afin <strong>de</strong> respecter le caractère sacré <strong>de</strong> l’homme.<br />

« <strong>La</strong> lutte contre les exclusions est un impératif national fondé sur le respect <strong>de</strong> l’égale dignité<br />

<strong>de</strong> tous les êtres humains et une priorité <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s politiques publiques <strong>de</strong> la nation.<br />

Elle tend à garantir sur l’ensemble du territoire l’accès effectif <strong>de</strong> tous aux droits<br />

fondamentaux dans les domaines <strong>de</strong> l’emploi, du logement, <strong>de</strong> la protection <strong>de</strong> la santé, <strong>de</strong> la<br />

justice, <strong>de</strong> l’éducation, <strong>de</strong> la formation et <strong>de</strong> la culture, <strong>de</strong> la protection <strong>de</strong> la famille et <strong>de</strong><br />

l’enfance » 23 .<br />

Au sein <strong>de</strong>s politiques sociales par exemple, il est aujourd’hui <strong>de</strong> rigueur, comme cela l’a<br />

d’ailleurs été à d’autres époques et sous d’autres formes, <strong>de</strong> recentrer les actions sur les<br />

personnes en difficulté. Les logiques <strong>de</strong>s partenariats, <strong>de</strong>s co-opérations, <strong>de</strong>s co-participations,<br />

<strong>de</strong> la co-construction <strong>de</strong>s projets d’intégration sont désormais omniprésentes. Réformant<br />

l’ancien texte du 30 juin 1975, la loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale fixe<br />

effectivement <strong>de</strong> nouvelles règles relatives aux droits <strong>de</strong>s personnes prises en charge. Elle<br />

réaffirme par exemple la place prépondérante <strong>de</strong>s usagers via une obligation <strong>de</strong> promotion <strong>de</strong><br />

leur autonomie et d’exercice <strong>de</strong> leur citoyenneté. C’est dans ce cadre que <strong>de</strong> nouvelles<br />

21 Ibi<strong>de</strong>m. p. 147<br />

22 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit., p.165 et Travailler c’est lutter, l’Harmattan, Paris, 2007, p. 14<br />

23 Loi n°98-657 du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions, article L. 115-2<br />

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obligations juridiques apparaissent pour les institutions à côté <strong>de</strong>s droits au respect <strong>de</strong>s liens<br />

familiaux ou à l’exercice <strong>de</strong>s droits civiques qui existaient préalablement : livret d’accueil<br />

décrivant l’organisation <strong>de</strong> la structure, contrat <strong>de</strong> séjour définissant les obligations<br />

réciproques, règlement <strong>de</strong> fonctionnement, conseil <strong>de</strong> la vie sociale, etc. Autant d’éléments<br />

significatifs pouvant aisément faire croire à une volonté du législateur <strong>de</strong> faire en sorte que<br />

l’action sociale et médico-sociale soit définitivement « au service » <strong>de</strong>s personnes prises en<br />

charge.<br />

Les penseurs <strong>de</strong> l’action sociale déclarent ainsi que le temps <strong>de</strong>s prises en charge<br />

« classiques » est définitivement révolu et que les traitements collectifs doivent être<br />

dorénavant individualisés. Une nouvelle ère mo<strong>de</strong>rnisant l’action publique en matière <strong>de</strong> lutte<br />

contre l’exclusion serait par conséquent en train <strong>de</strong> naître puisque dans toutes les sphères un<br />

tant soit peu liées au social ou au médico-social, une coopération active <strong>de</strong> l’usager est <strong>de</strong> cette<br />

manière <strong>de</strong>venue indispensable afin <strong>de</strong> remplacer « une approche différenciée fondée sur les<br />

particularités et les préoccupations <strong>de</strong>s individus à une démarche uniformisée qui entend<br />

offrir <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> traitements i<strong>de</strong>ntiques à tous les individus » 24 .<br />

Ces positions reviennent, en résumé, à souligner la nécessité <strong>de</strong> mettre fin à toutes les mesures<br />

« quasi totalitaires » où l’individu est réduit à l’inexistence d’une masse uniforme niant son<br />

i<strong>de</strong>ntité propre. Cela relève donc d’une critique très sévère (et détachée, soit dit en passant, <strong>de</strong><br />

toute référence au passé) <strong>de</strong>s institutions sociales et médico-sociales perçues <strong>de</strong> la sorte<br />

comme faisant parties « d’un système <strong>de</strong> contrôle total <strong>de</strong>s corps et <strong>de</strong>s âmes, un système <strong>de</strong><br />

pur dressage visant la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> toute subjectivité autonome » 25 . Aussi, c’est pour cela<br />

qu’il est désormais possible d’entendre <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> discours témoigner <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong><br />

ce « nouveau régime <strong>de</strong> protection sociale en direction <strong>de</strong>s laissés pour compte <strong>de</strong>s protections<br />

classiques » qui se serait développé « <strong>de</strong>puis [seulement] une vingtaine d’années » 26 . Au-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> l’erreur consistant à considérer ce mouvement comme étant « récent », « nouveau », voire<br />

« révolutionnaire », oubliant alors que ce <strong>de</strong>rnier existe <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s siècles sous <strong>de</strong>s aspects<br />

24 Serge Ebersold, « De la réadaptation à la non discrimination », in Personnes handicapées et<br />

situations <strong>de</strong> handicap, Problèmes politiques et sociaux, <strong>La</strong> Documentation française, n°892,<br />

septembre 2003.<br />

25 François Dubet, Le déclin <strong>de</strong> l’institution, coll. L’épreuve <strong>de</strong>s faits, Éd. Seuil, Paris, 2002, p.34<br />

26 Robert Castel, L’insécurité sociale, Qu’est ce qu’être protégé ? <strong>La</strong> République <strong>de</strong>s idées, Seuil,<br />

Paris, 2003, p. 69-78<br />

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différents 27 , il est néanmoins vrai que les dispositifs sociaux et médico-sociaux sont<br />

actuellement traversés par une nouvelle forme <strong>de</strong> tendance « à l’individualisation, à la<br />

personnalisation, visant à lier l’octroi d’une prestation à la prise en compte <strong>de</strong> la situation<br />

spécifique et <strong>de</strong> la conduite personnelle <strong>de</strong>s bénéficiaires» 28 . Les personnes en difficulté étant<br />

dorénavant systématiquement associées « à <strong>de</strong>s coopérateurs contribuant à la qualité <strong>de</strong>s<br />

prestations offertes et se protégeant par eux-mêmes contre les diverses formes d’injustices ou<br />

d’inégalités qui les guettent et qui peuvent les frapper au quotidien » 29 . Jamais en conséquence<br />

la référence à l’humanisme, à l’homme sacré, n’aura été aussi forte pour justifier et développer<br />

cette ancienne politique d’individualisation et <strong>de</strong> personnalisation.<br />

Face aux contradictions entre ces orientations dites « humanistes » et les désacralisations, le<br />

système d’actions sociales et médico-sociales mis en place semble alors être tout à la fois<br />

accepté « il est nécessaire car on doit être solidaire, il faut s’entrai<strong>de</strong>r, sinon ça peut pas<br />

marcher », valorisé « le fait d’ai<strong>de</strong>r ces gens, c’est vraiment bien », jugé insuffisant « ce qui<br />

m’énerve c’est qu’on n’arrivera pas à les sauver tous, mais si on sort au moins une personne<br />

<strong>de</strong> la misère, ça sera bien », et remis en cause « ils ne veulent pas travailler, en France, on<br />

entretient les pauvres, les allocs et toutes les prestations, ça incite pas à travailler » 30 . Ces<br />

paradoxes, inscrits dans <strong>de</strong>s phrases qui semblent préfabriquées, se retrouvent au sein <strong>de</strong>s<br />

discours d’une gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s individus, quelles que soient leurs positions sociales et<br />

idéologiques. Ce qui s’avère être extrêmement important lorsque l’on sait que la parole,<br />

l’énonciation, les beaux discours et tous les autres, sont aussi déterminants qu’un écrit et ont<br />

autant <strong>de</strong> matérialité qu’une action. 31 Les mots ne sont effectivement jamais libres, jamais<br />

neutres, ils sont l’opposé <strong>de</strong> l’abstraction en ce sens où ils incarnent, délimitent et produisent<br />

toutes pratiques, toutes décisions, tous services. « Le langage soutient les gestes, permet <strong>de</strong><br />

27 Se reporter infra. chapitre II, partie II<br />

28 Robert Castel, op. cit., p. 69-78<br />

29 Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, Les trois mon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’Etat provi<strong>de</strong>nce, Essai sur le capitalisme mo<strong>de</strong>rne,<br />

PUF, Paris, 2007 [première édition : 1990]<br />

30 Toutes ces citations ont été tirées d’une observation participante au sein d’un groupe d’étudiants et<br />

<strong>de</strong> professionnels <strong>de</strong> l’action sociale durant une formation d’une durée d’un an en alternance (Master<br />

professionnel).<br />

31 Cf. John <strong>La</strong>ngshaw Austin, Quand dire c’est faire, Editions du Seuil, Paris, 1970, Anni Borzeix, Ce<br />

que parler peut faire, Revue Sociologie du Travail, n°2, 1987. Pour une illustration au sein <strong>de</strong><br />

l’entreprise, cf. également Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op.cit.<br />

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symboliser les gestes et ensuite les gui<strong>de</strong> » 32 . Le caractère caricatural <strong>de</strong>s discours entourant les<br />

« assistés » témoigne par exemple <strong>de</strong> l’incapacité <strong>de</strong>s individus à faire correspondre leurs<br />

pratiques entre l’orientation humaniste dominante et le fonctionnement sociétal au sein <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité. Les discours sacralisants, à la limite <strong>de</strong> la sanctification le plus souvent, sont dans<br />

cette optique les parfaits révélateurs <strong>de</strong>s réelles pensées et actions <strong>de</strong> l’individu mo<strong>de</strong>rne : « en<br />

voulant bien faire, il ne donne lieu qu’à une caricature <strong>de</strong> lui-même, parce qu’il se plie <strong>de</strong><br />

façon excessive à un scénario trop tracé à l’avance. Il joue à être lui-même au travers d’un<br />

désir <strong>de</strong> sur implication dans son rôle. Il ne veut rien d’autre qu’être ce pour quoi il a été<br />

préparé et ce à quoi il croit lour<strong>de</strong>ment » 33 , et non ce qu’il est vraiment.<br />

Sacralisation / désacralisation, pitié / répression : petite comparaison historique<br />

Ces ambivalences ne sont néanmoins pas nouvelles. <strong>La</strong> société n’a eu <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />

siècles <strong>de</strong> juger ses pauvres en alternant pitié et répression. L’analyse <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> ces<br />

attitu<strong>de</strong>s sociales est d’ailleurs extrêmement complexe puisqu’elles peuvent relever <strong>de</strong><br />

dimensions diamétralement opposées.<br />

« L’aumône accordée à un mendiant qui exhibe son infirmité et sa misère peut être inspirée<br />

tout à la fois par la pitié (donc par une émotion momentanée), par une compassion profon<strong>de</strong><br />

face à la pauvreté, et par l’espoir d’obtenir une récompense sur le plan eschatologique. De<br />

même, l’activité philanthropique, traduisant le désir humanitaire <strong>de</strong> secourir autrui, permet au<br />

bienfaiteur <strong>de</strong> montrer en même temps sa richesse et d’affirmer publiquement son prestige<br />

social » 34 .<br />

32 Pour témoigner <strong>de</strong> cette importance, on peut rappeler que lorsque «le vocabulaire au travail<br />

change, le travail lui-même change ». Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, Encadrer consiste à mettre <strong>de</strong>s<br />

orientations dans <strong>de</strong>s cadres opérationnels [en ligne], [Mise à jour : 24/06/2007] disponible sur<br />

internet : http://www.encadrer-et-manager.com/articles.php, p. 11. Id. Evaluer le travail social c’est le<br />

re-définir [en ligne], [Mise à jour : 24/06/2007], disponible sur internet : http://www.encadrer-et-<br />

manager.com/pdf/evaluer-le-ts.pdf, p.01 et p.06<br />

33 Danilo Martuccelli, op.cit. p 234.<br />

34 Bronislaw Geremek, <strong>La</strong> Potence ou la pitié : l'Europe et les pauvres, du Moyen âge à nos jours,<br />

Gallimard, Paris, 1987, p. 316.<br />

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De la même façon, les attitu<strong>de</strong>s répressives face aux pauvres, qui se sont développées au cours<br />

<strong>de</strong> l’histoire, avaient <strong>de</strong>s finalités différentes selon les pério<strong>de</strong>s historiques, mais également en<br />

fonction <strong>de</strong>s individus qui les produisaient et <strong>de</strong>s contextes d’actions où ils se situaient.<br />

Ces orientations relèvent ainsi <strong>de</strong> rencontres entre <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> morales sociales présents à<br />

une pério<strong>de</strong> précise dans une société donnée, rendant dès lors l’analyse ahistorique <strong>de</strong>s plus<br />

compliquée. Néanmoins, sans qu’il soit pour autant question <strong>de</strong> déterminer « <strong>de</strong>s variables ou<br />

<strong>de</strong>s facteurs objectifs susceptibles d’être mesurés indépendamment <strong>de</strong> la configuration sociale<br />

dans laquelle ils s’insèrent », il est malgré tout possible d’en définir <strong>de</strong>s constantes. On<br />

s’aperçoit effectivement grâce aux différentes analyses historiques, que si ces attitu<strong>de</strong>s<br />

sociales n’ont jamais une seule origine et qu’elles diffèrent historiquement 35 -<strong>de</strong> même<br />

d’ailleurs que la notion d’individu à partir <strong>de</strong> laquelle elles trouvent leurs sources <strong>de</strong><br />

comparaison et donc <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> reproduction- elles n’en contiennent pas moins une<br />

constante significative : elles visent ouvertement les manques, l’incomplétu<strong>de</strong> sociale, voire<br />

biologique. <strong>La</strong> nature humaine <strong>de</strong>s personnes visées en tant que totalité est ainsi explicitement<br />

niée. Négation qui est d’ailleurs admise et acceptée comme telle en règle générale :<br />

« Ces populations, étrangères à notre département, chez lesquelles la malpropreté la plus<br />

repoussante est une secon<strong>de</strong> nature, et dont la dégradation morale est <strong>de</strong>scendue à un niveau<br />

effrayant, viennent périodiquement encombrer nos quartiers les plus pauvres et les plus<br />

insalubres. […] Lorsqu’ils [les indigents] parviennent à occuper <strong>de</strong>s habitations qui ne sont,<br />

par elles-mêmes, dans <strong>de</strong>s conditions d’insalubrité, leurs habitu<strong>de</strong>s d’une malpropreté<br />

hi<strong>de</strong>use, sur la personne, les vêtements, dans toutes les fonctions usuelles <strong>de</strong> la vie, ne tar<strong>de</strong>nt<br />

pas à y créer une insalubrité grave. » 36<br />

Chose qu’on ne retrouve donc plus au sein <strong>de</strong>s morales dominantes contemporaines où il n’est<br />

absolument plus question <strong>de</strong> nier l’humanité <strong>de</strong>s hommes, et cela <strong>de</strong> quelque façon que se soit.<br />

« <strong>La</strong> conquête <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme comporte aussi quelque chose d’absolu » et la volonté est<br />

désormais <strong>de</strong> « poser <strong>de</strong>s bornes infranchissables, qui se nomment juridiquement droits<br />

intangibles et crimes imprescriptibles » 37 .<br />

35 Lire à ce sujet Danilo Martuccelli, op. cit. p. 74.<br />

36 Auguste Cherot, Rapport sur les immigrations bretonnes dans la ville <strong>de</strong> Nantes [1851], cité in Jean-<br />

Luc Bruzulier et Guy Heu<strong>de</strong>bourg, Cachez ce pauvre que je ne saurais voir, col. Contrechamp, éd.<br />

ENSP, Rennes, 2001, p. 29<br />

37 Mireille Delmas-Marty, « Quel avenir pour les droits <strong>de</strong> l’homme ? », in Les Clés du XXIe siècle,<br />

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Notre société, tout en voulant imposer historiquement la vision universelle d’un homme sacré,<br />

semble par conséquent incapable <strong>de</strong> l’appliquer aux personnes en très gran<strong>de</strong> difficulté. D’où<br />

dès lors un profond malaise chez tous les individus, et plus particulièrement chez les<br />

professionnels chargés par la société <strong>de</strong> les prendre en charge, car placés au milieu <strong>de</strong><br />

contradictions qui les dépassent, ils sont les premiers partisans d’une vision qu’ils ne peuvent<br />

appliquer. Cette opposition et ce mélange entre les orientations humanistes et celles qui<br />

désacralisent les hommes débouchent alors sur une véritable déqualification <strong>de</strong> l’être humain.<br />

Ni déshumanisé, ni sanctifié, il reste un «échantillon indivisible <strong>de</strong> l'espèce humaine» réduit à<br />

sa corporéité, sans trace <strong>de</strong> moralité ni <strong>de</strong> divinité. Cette déqualification sous entend alors que<br />

l'assisté cesse ou ne <strong>de</strong>vient pas sacré, « il n'est plus envisagé comme sujet, c'est-à-dire en tant<br />

qu'il recèle quelque chose <strong>de</strong> plus, ce quelque chose et ce presque rien » 38 .<br />

Nouvelle <strong>controverse</strong> <strong>de</strong> Valladolid<br />

En admettant que la contradiction est inhérente à toute organisation sociale, il semble toutefois<br />

étrange que la société continue malgré tout à construire une vision <strong>de</strong> l’homme qu’elle ne peut<br />

apposer, créant alors dans le même temps, sa propre crise <strong>de</strong> légitimité en <strong>de</strong>venant une sorte<br />

<strong>de</strong> <strong>Janus</strong> confronté à sa propre <strong>controverse</strong> <strong>de</strong> Valladolid.<br />

Il serait en effet établi, du moins si l’on en croit Emile Durkheim, que «les systèmes <strong>de</strong> morale<br />

pratiqués par les peuples sont fonction <strong>de</strong> l’organisation sociale <strong>de</strong> ces peuples, qu’ils<br />

tiennent à leur structure et varient comme elle. […] L’histoire a établi que, sauf les cas<br />

anormaux, chaque société a, en gros, la morale qu’il lui faut, que toute autre non seulement ne<br />

serait possible, mais serait mortelle à la société qui la pratiquerait » 39 . Dans une telle<br />

perspective et même en prenant <strong>de</strong> la distance avec l’approche durkheimienne très<br />

consensuelle <strong>de</strong> « la norme unique », la question <strong>de</strong> l’existence contemporaine d’un cas<br />

« anormal » où les systèmes <strong>de</strong> morales dominantes seraient en inadéquation avec<br />

l’organisation sociale en exercice, pourrait se poser à nous <strong>de</strong> manière criante ; mais<br />

Seuil-Unesco, 2000.<br />

38 David Le Breton, Anthropologie du corps et <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, PUF, Paris, 2005, p.142<br />

39 Emile Durkheim, Définition d’un fait moral [en ligne], Les classiques <strong>de</strong>s sciences sociales,<br />

Edition électronique, bibliothèque uqac.uquebec, [1893], p.21 [mise à jour : 26/03/2007]. Disponible<br />

sur Internet : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/textes_2/textes_2_09/fait_moral.html<br />

- 20 -


également, chose intéressante, <strong>de</strong> façon très ambigüe.<br />

Les analyses <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité laissent effectivement voir à ce sujet un double mouvement au<br />

sein <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière 40 , qui semblerait alors contenir en elle tout à la fois la garantie <strong>de</strong> sa<br />

« cohésion » et celle <strong>de</strong> sa propre « crise » : « Cohésion » puisque, toujours selon Emile<br />

Durkheim, à « mesure que les sociétés <strong>de</strong>viennent plus complexes, le travail se divise, les<br />

différences individuelles se multiplient, et l’on voit approcher le moment où il n’y aura plus<br />

rien <strong>de</strong> commun entre tous les membres d’un même groupe humain, si ce n’est que ce sont tous<br />

<strong>de</strong>s hommes. Dans ces conditions, il est inévitable que la sensibilité collective s’attache <strong>de</strong><br />

toutes ses forces à cet unique objet qui lui reste et qu’elle lui communique par cela même une<br />

valeur incomparable » 41 . <strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité serait ainsi à la base <strong>de</strong> la socialisation dans la société<br />

différenciée (sous la condition <strong>de</strong> l’existence d’un processus proprement méritocratique),<br />

permettant alors un développement et un durcissement du dogme <strong>de</strong> l’individu sacré. Cela<br />

n’est d’ailleurs pas la seule analyse soulignant le caractère « socialisant » <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité.<br />

Georg Simmel a par exemple interprété cela en rappelant que l’indépendance était autre chose<br />

que la simple non-dépendance. Ainsi, bien qu’étant moins lié à <strong>de</strong>s personnalités individuelles,<br />

l’individu mo<strong>de</strong>rne est désormais beaucoup plus dépendant <strong>de</strong> la société prise dans sa<br />

totalité 42 . François De Singly illustre pour le coup particulièrement bien ce mouvement au sein<br />

<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité :<br />

« L'Etat-Provi<strong>de</strong>nce a libéré les individus, pour une part, <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> dépendance<br />

interpersonnelles. C'est grâce au poids plus important <strong>de</strong>s liens <strong>de</strong> dépendance impersonnelle<br />

par la médiation d'institutions et <strong>de</strong> la redistribution, que l'émancipation et la différenciation<br />

sont possibles. [.. ] <strong>La</strong> différenciation et l'émancipation sont <strong>de</strong>ux éléments du processus<br />

d'individualisation qui se distinguent tout en entretenant <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> complicité<br />

complémentaires. Elles exigent, l'une et l'autre, le cadre d'une société qui conserve un haut<br />

niveau <strong>de</strong> solidarité nationale. Base du nouveau lien social, le respect mutuel renvoie à la<br />

dimension «personnelle », ou intime, <strong>de</strong>s individus. Il exige aussi que ces individus soient<br />

40 Cela est entendu comme processus <strong>de</strong> différenciation <strong>de</strong>s différents domaines d’actions. Cf. Danilo<br />

Martuccelli, Sociologies <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, Folio, Paris, 1999<br />

41 Emile Durkheim, Le suici<strong>de</strong>, PUF, Paris, 1989, p.382 [première édition : 1897]<br />

42 Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p. 37<br />

- 21 -


traités avec dignité humaine » 43 .<br />

Quoiqu’il en soit, la matrice <strong>de</strong> ces différentes analyses tourne toujours autour <strong>de</strong> l’idée<br />

centrale <strong>de</strong> la sacralisation <strong>de</strong> l’individu comme facteur générateur <strong>de</strong> solidarité et donc <strong>de</strong><br />

source <strong>de</strong> développement pour la mo<strong>de</strong>rnité 44 . Toutefois, comme cela a été souligné par Danilo<br />

Martuccelli, la sociologie ne doit pas confondre l’ordre <strong>de</strong>s conclusions : « la <strong>de</strong>scription et la<br />

compréhension <strong>de</strong> l’individu, dans la condition mo<strong>de</strong>rne, doivent intégrer les conséquences <strong>de</strong><br />

la sacralité politique du sujet, tout en se tenant à distance <strong>de</strong> la problématique du fon<strong>de</strong>ment<br />

<strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> la vie en commun » 45 . Aussi, le plus important n’est pas tant <strong>de</strong> réfléchir sur<br />

ces aspects « socialisants » que <strong>de</strong> mettre en perspective l’interdépendance existant entre le<br />

processus <strong>de</strong> différenciation et la sacralisation <strong>de</strong> l’individu : cette <strong>de</strong>rnière étant à la fois la<br />

genèse et l’aboutissement <strong>de</strong> la première 46 . Dans une représentation très schématique et très<br />

simplifiée on s’aperçoit par exemple que la constitution juridique <strong>de</strong> la personnalité mo<strong>de</strong>rne a<br />

concouru très largement au développement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, à travers notamment la<br />

libéralisation du travail, mais également que cette libéralisation du champ économique a<br />

participé à la production et à la reproduction <strong>de</strong> l’image mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l’individu social 47 . Cette<br />

interdépendance entre sacralisation <strong>de</strong> l’individu et mo<strong>de</strong>rnité, en répondant à <strong>de</strong>s besoins<br />

sociaux-économiques et politiques historiquement déterminés, semble alors apporter les bases<br />

nécessaires au développement exponentiel <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière.<br />

Au regard <strong>de</strong>s différentes observations empiriques, il semble toutefois nourrir dans le même<br />

temps le foyer <strong>de</strong> sa propre crise. Le problème étant effectivement que tout en liant<br />

historiquement les hommes autour du principe d’humanité, ce processus <strong>de</strong> différenciation<br />

tendrait également à déstabiliser les rapports sociaux. Cela via un double mouvement <strong>de</strong><br />

fragmentation et <strong>de</strong> déqualification <strong>de</strong>sdits rapports. Fragmentation parce que son<br />

développement vers la forme la plus aboutie <strong>de</strong> la division du travail, c'est-à-dire celle où la<br />

création <strong>de</strong> richesse serait séparée <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> production, engendrerait « une société <strong>de</strong><br />

43 François De Singly, Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Seuil, Paris, 2003,<br />

pp. 239-240<br />

44 Pour une critique <strong>de</strong> cette vision, Danilo Martuccelli, op.cit., p. 66<br />

45 Ibid. p. 240<br />

46 Ibid. p. 136. Georg Simmel, Philosophie <strong>de</strong> l’argent, PUF, Paris, 1987 [1ére édition : 1900]<br />

47 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes <strong>de</strong> la richesse <strong>de</strong>s nations, Flammarion, Paris,<br />

1991, livre 1, chapitre x, p.198. [1ére édition : 1776]. Danilo Martuccelli, op.cit., p 240.<br />

- 22 -


travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés [du contrôle] <strong>de</strong> la seule activité qui leur reste » 48 .<br />

Et déqualification étant donné qu’il neutraliserait les possibilités d’appliquer l’orientation <strong>de</strong><br />

« la sacralisation humaine » aux personnes ne pouvant participer à son développement. En<br />

étant basé sur le principe <strong>de</strong> « l’humanité partagée », en tant que valorisation <strong>de</strong><br />

« personnalités individuelles, seules capables d’agir dans <strong>de</strong>s sphères d’actions propres à<br />

chacune d’entre elles » 49 , la mo<strong>de</strong>rnité rejetterait par-là même, tous les individus qui ne<br />

répondraient pas à ces exigences <strong>de</strong> personnalités individuelles autonomes en les inscrivant<br />

dans <strong>de</strong>s procès institutionnels réifiant leurs « individualités ».<br />

« En principe être un individu, c’est pouvoir être tenu pour responsable <strong>de</strong> ses actes, et à la<br />

limite <strong>de</strong> la réussite ou <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> sa vie. A peu près tout le mon<strong>de</strong> conviendra que c’est là<br />

un très bel idéal, et peut-être même l’idéal fondateur <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Mais […] cette exigence<br />

d’être responsable peut fonctionner comme un piège si l’on manque <strong>de</strong>s supports nécessaires<br />

pour jouer un tel jeu. Actuellement […] ce piège se referme sur certains à travers la nouvelle<br />

économie <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> travail qui se met en place. On <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus en plus aux<br />

travailleurs <strong>de</strong> prendre leurs responsabilités, <strong>de</strong> s’investir personnellement, <strong>de</strong> se faire<br />

disponibles, adaptables, mobiles, etc. Il est indéniable que ces nouvelles règles peuvent<br />

dégager <strong>de</strong>s capacités d’initiatives […] Mais pour qui et à quelles conditions ? » 50 .<br />

Si en terme <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription cela peut paraître juste, ou du moins assez proche <strong>de</strong> la réalité -<br />

comme cela sera démontré dans la première partie - il faut néanmoins se méfier <strong>de</strong>s<br />

interprétations que l’on pourrait trop hâtivement en donner.<br />

Il serait effectivement assez logique d’interpréter ces données en terme <strong>de</strong> crise <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité. Face à la déstabilisation <strong>de</strong>s rapports sociaux, mais également à la production du<br />

processus <strong>de</strong> déqualification au sein <strong>de</strong>s prises en charge <strong>de</strong> toute personne ne pouvant<br />

répondre au principe d’individu autonome, ladite mo<strong>de</strong>rnité pourrait alors se trouver face à une<br />

incapacité à gérer l’écart entre ces processus et l’orientation humaniste précitée. Il n’y aurait<br />

du coup qu’un très petit pas à faire pour avancer l’idée que la mo<strong>de</strong>rnité contiendrait en son<br />

48 Hannah Arendt, Condition <strong>de</strong> l’homme mo<strong>de</strong>rne, Pocket, Paris, 2002, p. 38 [1ére édition : 1958].<br />

Cf. également Georg Lukacs, Histoire et conscience <strong>de</strong> classe, Les Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1960<br />

[1ére édition : 1923]<br />

49 Danilo Martuccelli, op.cit., 1999, p 37<br />

50 Robert Castel, Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété <strong>de</strong> soi. Entretiens<br />

sur la construction <strong>de</strong> l’individu mo<strong>de</strong>rne, Fayard, Paris, 2001, pp. 121-122<br />

- 23 -


sein l’existence <strong>de</strong> son propre fossoyeur puisque placée <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s contradictions insolubles. Il<br />

apparaît toutefois que ce qui se laisse voir, ne reflète pas forcément la réalité, ou peut-être<br />

seulement celle que l’on souhaiterait ou abhorrerait. L’explication <strong>de</strong> ces gestions<br />

institutionnelles déqualifiantes, et <strong>de</strong> l’inefficacité <strong>de</strong>s politiques sociales que cela sous-tend, et<br />

qui persistent à perdurer malgré toutes les nouvelles législations mises en place, peuvent-elles<br />

être alors autre chose que les résultats d’un effet pervers structurel ou d’une difficulté au<br />

niveau <strong>de</strong>s personnalités individuelles, débouchant dans les <strong>de</strong>ux cas sur une interprétation en<br />

terme <strong>de</strong> crise du « système » ? D’ailleurs, les <strong>de</strong>scriptions habituelles faisant référence aux<br />

processus <strong>de</strong> « réification », <strong>de</strong> « fragmentation » ou <strong>de</strong> « rupture » au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />

sont-elles si pertinentes que cela au regard <strong>de</strong>s réalités sociales et institutionnelles ? N’est-ce<br />

pas simplifier les choses que <strong>de</strong> proposer une théorisation si « totalisante » et si « sombre » ?<br />

Derrière ces interrogations, se cache en réalité tout un questionnement tournant autour <strong>de</strong> la<br />

« dynamique qui s’établit, au cœur <strong>de</strong> la condition mo<strong>de</strong>rne, entre l’individuation, en tant que<br />

conséquence directe et inéluctable <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, donnant lieu à différentes formes et<br />

processus <strong>de</strong> constitution <strong>de</strong>s individus, et le souhait <strong>de</strong> l’individualité, comme préservation <strong>de</strong><br />

l’unicité <strong>de</strong>s expressions <strong>de</strong> l’acteur, en tant que possibilité paradoxalement imposée par la vie<br />

sociale » 51 .<br />

<strong>La</strong> compréhension <strong>de</strong>s effets et <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, à la fois au niveau <strong>de</strong> la<br />

production et <strong>de</strong> la reproduction d’individus institutionnalisés non sacralisables et <strong>de</strong>s<br />

différents procès <strong>de</strong> travail s’y rattachant, ne peut en conséquence se faire sans réinscrire ces<br />

données dans la dynamique générale du processus <strong>de</strong> différenciation, tant dans les domaines<br />

sociaux (différenciation sociétale), économiques (division du travail) et politiques (constitution<br />

<strong>de</strong> l’Etat mo<strong>de</strong>rne) qu’historiques. Cette approche, reliant à la fois un axe biographique<br />

témoignant du vécu <strong>de</strong>s « encadrants » et <strong>de</strong>s « assistés » dans diverses structures sociales et<br />

médico-sociales, un axe synchronique analysant les prises en charges <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers d’un<br />

point <strong>de</strong> vue institutionnel et enfin un axe diachronique considérant l’action sociale au regard<br />

du développement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, permet, il est vrai, <strong>de</strong> témoigner sous un angle tout à fait<br />

nouveau <strong>de</strong> l’impossibilité <strong>de</strong> considérer les assistés comme <strong>de</strong>s êtres sociaux à part entière, et<br />

donc au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’inefficacité <strong>de</strong>s politiques qui portent cet objectif. Cette analyse montre<br />

effectivement que les politiques sociales rentrent en totale cohérence avec le système<br />

économique, à tel point d'ailleurs qu’il est possible d’affirmer qu'elles font partie intégrante <strong>de</strong><br />

51 Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p. 37<br />

- 24 -


la matrice <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, loin alors <strong>de</strong> la conception <strong>de</strong> « pièce rapportée pour mécanisme<br />

défaillant », ou <strong>de</strong> « politiques inefficaces » que l’on se fait habituellement à leur sujet.<br />

Le problème <strong>de</strong> la pauvreté –qui n’en est en réalité pas un, du moins pas pour tout le mon<strong>de</strong>-<br />

ne doit effectivement pas se poser pas en terme <strong>de</strong> conséquence <strong>de</strong> crise mais <strong>de</strong> mutation 52 ,<br />

c'est-à-dire <strong>de</strong> la conséquence <strong>de</strong> la transformation historique –non linéaire et non homogène-<br />

<strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> gouvernance au sein <strong>de</strong>s entreprises conjointement à une<br />

modification du rapport (non moins linéaire et non moins homogène) 53 entre la politique et<br />

l'économie.<br />

Prenons un exemple concret : on a constaté ces <strong>de</strong>rnières décennies la mise en place d'une<br />

tendance à la déréglementation et au décloisonnement <strong>de</strong>s marchés financiers issue d’une<br />

modification <strong>de</strong>s rapports entre politique et économie, ce qui a alors provoqué une accélération<br />

du mouvement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité en « séparant » l'activité <strong>de</strong> production <strong>de</strong> la création <strong>de</strong><br />

richesse. Situation qui a alors entraîné à la fois une très forte augmentation <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière et<br />

<strong>de</strong>s « dégâts sociaux » extrêmement importants. Dans une telle situation, l'action sociale<br />

permet à la mo<strong>de</strong>rnité, c'est-à-dire aux hommes en chair et en os qui la soutiennent et qui<br />

l’incarnent, <strong>de</strong> continuer d'éduquer, <strong>de</strong> produire et <strong>de</strong> reproduire pour elle-même, par le biais<br />

<strong>de</strong> la sélection économique, les individus dont elle a besoin, reléguant ainsi les différents<br />

surplus dans les mécanismes <strong>de</strong> l'action sociale, sorte <strong>de</strong> marché artificiel, <strong>de</strong> centre <strong>de</strong><br />

recyclage, du surplus humain pacifiant et dynamisant tout l’édifice.<br />

L’exclusion économique, la paupérisation, la désaffiliation, la précarisation sociale ou bien<br />

encore la nouvelle pauvreté ne relèvent alors ni d’un « sous-produit <strong>de</strong> la déstructuration <strong>de</strong><br />

la société salariale » 54 , ni d’un effet pervers du système économique et encore moins d’une<br />

crise du capitalisme ou <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. <strong>La</strong> production et la reproduction <strong>de</strong> la pauvreté et la<br />

gestion sociale qui se situe en arrière plan <strong>de</strong> ces différentes désignations, sont en réalité <strong>de</strong>s<br />

facteurs <strong>de</strong> développement pour la mo<strong>de</strong>rnité, <strong>de</strong>s dimensions extrêmement structurantes <strong>de</strong><br />

l’organisation économique et financière, intégrant parfaitement les rouages <strong>de</strong> la « machine »,<br />

52 Mutation qui est la conséquence <strong>de</strong> modifications au sein <strong>de</strong> rapport <strong>de</strong> force entre différentes<br />

orientations du travail<br />

53 Que cela soit au niveau <strong>de</strong>s sphères productives, <strong>de</strong>s marchés financiers ou <strong>de</strong>s politiques (au sens<br />

<strong>de</strong> politiciens), différentes orientations existent effectivement en se confrontant, en se mélangeant, en<br />

s’ignorant voire en se confondant. Lire Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, Travailler, c’est lutter,<br />

L’Harmattan, Paris, 2007.<br />

54 Numa Murad, <strong>La</strong> morale <strong>de</strong> la question sociale, <strong>La</strong> Dispute, Paris, 2003, p 133<br />

- 25 -


et sont <strong>de</strong> cette façon à l’origine plus ou moins indirecte d’une amélioration d’existence d’une<br />

partie relativement conséquente <strong>de</strong> la population dans notre système démocratique 55 . <strong>La</strong><br />

pauvreté et sa gestion sont, en conséquence, les moyens même du progrès <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, ses<br />

conditions, ses vecteurs pourrait-on dire. Les inutiles au mon<strong>de</strong> sont dès lors très utiles et<br />

l’humanisme censé les défendre un parfait générateur <strong>de</strong> continuité puisque parasitant toute la<br />

réalité sociale.<br />

Cadre d’interprétation : « Quand boiter n’est pas pécher…<br />

Cette réalité, qu’il s’agit d’étudier ici, est effectivement <strong>de</strong>s plus difficile à saisir puisque<br />

rattachée à <strong>de</strong>s dimensions politiquement, socialement et moralement sensibles renvoyant<br />

toutes à la notion d’humain. L’homme sacré est aujourd’hui placé sur un tel pié<strong>de</strong>stal – tout à<br />

la fois très instable et très ambigu d’ailleurs, d’où le durcissement du dogme- que la plupart<br />

<strong>de</strong>s réflexions sur les notions d’humanité, d’humain ou d’espèce humaine réduisent<br />

l’explication d’actes d’apparence « déshumanisante » à <strong>de</strong>s jugements moralisateurs visant les<br />

individus ou les institutions. Une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s analyses portant sur les personnes en très<br />

gran<strong>de</strong> difficulté agissent ainsi <strong>de</strong> la sorte en dénonçant cet état <strong>de</strong> fait à travers une<br />

argumentation basée sur la vision sacrée <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme.<br />

Il est certes <strong>de</strong>s plus honorable <strong>de</strong> se positionner et <strong>de</strong> politiser son discours pour défendre une<br />

cause « humaniste », à savoir celle <strong>de</strong>s « droits <strong>de</strong> l’homme », mais en moralisant le problème<br />

et en naturalisant « l’humanité », ils limitent toutefois par là même la puissance explicative <strong>de</strong><br />

leurs hypothèses. « Il ne s’agit effectivement pas <strong>de</strong> proclamer, ni <strong>de</strong> réclamer la liberté au<br />

nom <strong>de</strong>s valeurs ou <strong>de</strong> sentiments idéaux […] Les récriminations <strong>de</strong>s moralistes contre l’Etat<br />

et la méchanceté <strong>de</strong>s hommes en société » sont vaines. Il s’agit au contraire <strong>de</strong> parler<br />

« banalement du drame pour le donner simplement à voir tel qu’il est, […] [afin] que le<br />

55 Lire pour une analyse similaire autour du « crime » dans la société, Karl Marx, Bénéfices<br />

secondaires du crime [en ligne], Les classiques <strong>de</strong>s sciences sociales, Edition électronique<br />

bibliothèque uqac.uquebec, 1905, [mise à jour : 18/11/2007]. Disponible sur Internet :<br />

http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/benefices_secondaires_du_crime/benefices_secondaires_du_cri<br />

me.html<br />

56 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op.cit., 2006, p. 280 faisant référence à Lucien Israel, Boiter n’est pas<br />

pêcher, Denoël, Paris, 1989<br />

- 26 -<br />

» 56


tragique vrai cesse <strong>de</strong> constituer un prétexte à <strong>de</strong>s effusions sentimentales […] pour exister<br />

désormais comme question réelle posée dans et par l’organisation sociale » 57 . Car, sans nier la<br />

valeur heuristique <strong>de</strong>s concepts qu’ils ont permis d’apporter, il faut bien avouer que ces<br />

travaux ont souvent omis le fait que les gran<strong>de</strong>s déclarations <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme ont pour<br />

faiblesse d’énoncer un idéal trop souvent oublieux du fait que l’homme ne réalise pas sa nature<br />

et sa culture dans une humanité abstraite, mais dans <strong>de</strong>s conditions d’existence bien<br />

spécifiques 58 . « L’homme » n’est ni le centre du mon<strong>de</strong>, ni le centre <strong>de</strong> l’humanité, il ne l’a<br />

d’ailleurs jamais été sauf peut-être dans « ses » fantasmes et cela malgré les trois gran<strong>de</strong>s<br />

vexations historiques qu’il a subit à travers la révolution copernicienne, darwinienne et<br />

psychanalytique 59 . Oublier cela revient alors à rester aveugle sur le fait que l’humanisme<br />

théorique est toujours susceptible, comme cela sera démontré par la suite, <strong>de</strong> défendre et <strong>de</strong><br />

nourrir indirectement ce pour quoi il se bat officiellement. Il n’est en effet qu’une fiction<br />

partageant un côté d’une même pièce avec l’inhumanité, et basculant alors, au gré <strong>de</strong>s<br />

contextes d’actions où se trouvent les hommes, entre célébration et condamnation.<br />

Que pouvons-nous du reste entendre socialement <strong>de</strong>rrière cette notion d’homme si largement<br />

utilisée mais si peu définie ? Si peu définie parce qu’extrêmement mouvante dans sa<br />

formulation avec un seul point commun transcendant la mo<strong>de</strong>rnité : à savoir qu’il y a à chaque<br />

fois au cœur du raisonnement, plus ou moins raisonné du reste, l’image d’un individu<br />

« capable <strong>de</strong> se tenir <strong>de</strong> l’intérieur », d’être « maître et seigneur <strong>de</strong> lui-même ». 60 A partir <strong>de</strong> là<br />

toutefois, on admettra aisément que les interprétations peuvent s’en donner à cœur joie. Il<br />

s’agit donc <strong>de</strong> distinguer quatre gran<strong>de</strong>s notions, mises en évi<strong>de</strong>nce par Danilo Martuccelli,<br />

permettant <strong>de</strong> mieux saisir les nuances <strong>de</strong> cet individu mo<strong>de</strong>rne : sujet autonome d’abord,<br />

capable <strong>de</strong> fixer les orientations <strong>de</strong> son action ; individu indépendant ensuite, sorti <strong>de</strong> la<br />

communauté pour intégrer la société ; sujet rationnel, ayant une forte capacité d’autocontrôle,<br />

individu expressif enfin, valorisant sa propre subjectivité.<br />

Les différentes conceptions <strong>de</strong> l’homme, ou plutôt <strong>de</strong> l’individu, ont alors épousé l’articulation<br />

57 Présentation <strong>de</strong> Robert Castel in Erving Goffman, « Asiles, étu<strong>de</strong>s sur la condition sociale <strong>de</strong>s<br />

mala<strong>de</strong>s mentaux », Editions <strong>de</strong> minuit, Paris, 2002, p. 8. [1ére édition 1968]<br />

58 Clau<strong>de</strong> Lévi-Strauss, op. cit.<br />

59 Sigmund Freud, « Une difficulté <strong>de</strong> la psychanalyse », in L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard,<br />

1985 [1ére édition 1917]<br />

60 Danilo Martuccelli, op.cit., p. 44-46<br />

- 27 -


mouvante 61 <strong>de</strong> ces quatre notions « dans un accord tacite, indissociablement normatif et<br />

<strong>de</strong>scriptif ». Aussi et malgré la reconnaissance <strong>de</strong>s limites d’une telle définition pour le moins<br />

fictive, « l’individu sacralisé » dont il sera fait référence tout au long <strong>de</strong> la présente étu<strong>de</strong>, sera<br />

entendu comme « l’individu censé, à la suite d’une certaine dissolution du collectif, <strong>de</strong> se<br />

constituer en tant qu’être indépendant, et donc contraint à la fois <strong>de</strong> se donner<br />

personnellement sa propre loi, <strong>de</strong> légitimer par son accord l’ordre collectif, <strong>de</strong> se singulariser<br />

en faisant face à tous les autres grâce à sa maîtrise <strong>de</strong> soi, moyen implicite pour parvenir à<br />

s’exprimer » 62 . Cette définition reprend et répond bien entendu à une certaine conception <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité au sein <strong>de</strong> laquelle elle se développe et qui peut être analysée à travers le processus<br />

historique <strong>de</strong> différenciation <strong>de</strong>s différents domaines sociaux.<br />

Le sens dudit processus sera par la suite étudié, <strong>de</strong> même que les autres conceptions possibles,<br />

mais il s’agit toutefois <strong>de</strong> ne pas attendre quant à l’explication du rapport au temps que cela<br />

suppose : la mo<strong>de</strong>rnité est, pourrait-on dire, synonyme habituellement <strong>de</strong> crise, <strong>de</strong> rupture, <strong>de</strong><br />

cassure immédiate entre une société homogène s’inscrivant dans un rapport évi<strong>de</strong>nt au mon<strong>de</strong><br />

et une structure sociétale différenciée, voire totalement fragmentée. Mais il s’agit alors d’une<br />

frontière irréelle entre <strong>de</strong>ux réalités fantasmées. C’est effectivement un « double mirage que<br />

penser que la totalité ou l’évanescence radicales furent ou sont vraiment à l’ordre du jour » 63 .<br />

Cela relève donc <strong>de</strong> notre propre incapacité à saisir le mon<strong>de</strong>, sans tomber « dans une<br />

profon<strong>de</strong> continuité émotive, avec un étonnant sentiment <strong>de</strong> nouveauté », en oubliant à chaque<br />

fois qu’il s’agit là <strong>de</strong> représentations historiques, sociales et surtout proprement politiques.<br />

Dans une telle perspective, l’observation <strong>de</strong> la différenciation et <strong>de</strong> ses conséquences <strong>de</strong>vra<br />

être réalisée en rompant avec la dynamique <strong>de</strong> recherche reliant – et donc séparant - <strong>de</strong><br />

manière démesurée Mo<strong>de</strong>rnité et Intégration, individu et société, passé et présent,<br />

dépérissement et régénération : il n’y a pas <strong>de</strong> rupture historique dans le cheminement <strong>de</strong><br />

l’Histoire, ni <strong>de</strong> disparition, ni même <strong>de</strong> naissance, il n’y a également pas d’individu sans<br />

société, ni <strong>de</strong> société sans individu, donc point d’intégration ni d’exclusion. Le<br />

61 Il est important <strong>de</strong> souligner ici l’emploi <strong>de</strong> l’adjectif « mouvant » car un <strong>de</strong>s dangers dans l’emploi<br />

<strong>de</strong> vocabulaires i<strong>de</strong>ntiques pour décrire <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s historiques « larges », rési<strong>de</strong> incontestablement<br />

dans le paralogisme. Lire, Valérie Boussard et Salvatore Maugeri, Du politique dans les<br />

organisations, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 11-12<br />

62 Danilo Martuccelli, op.cit., p. 45<br />

63 Ibid., p. 33<br />

- 28 -


« cheminement » du mon<strong>de</strong> est affaire <strong>de</strong> brèches, <strong>de</strong> processus, <strong>de</strong> rencontres simultanées<br />

contradictoires et conflictuelles, rarement harmonieuses, souvent mouvantes entre différentes<br />

dynamiques instables - traditionnelles, archaïques, mo<strong>de</strong>rnes - qui se côtoient, qui cohabitent,<br />

qui se renforcent, qui se combattent sans jamais disparaître, puisque leur existence ne tient au<br />

final qu’à leurs interpellations entre et à l’intérieur <strong>de</strong> chaque individu. 64 Il s’agit donc<br />

d’accepter une donnée qui <strong>de</strong>vrait être fondamentale pour toute recherche, à savoir que<br />

« boiter n’est pas pêcher » 65 .<br />

Ce cadre d’analyse s’est par ailleurs inscrit et fondé, dans un souci constant <strong>de</strong> ne pas « se<br />

laisser dominer ni par le terrain, ni par la métho<strong>de</strong>, ni par la théorie » 66 à partir <strong>de</strong> moments<br />

d’immersions prolongées dans différentes structures sociales et médico-sociales et autres<br />

organismes administratifs et politiques ayant un champ <strong>de</strong> compétence dans ce domaine 67 . Les<br />

observations établies ont en gran<strong>de</strong> partie été basées au niveau du travail sur autrui, sur <strong>de</strong>s<br />

personnes en « très gran<strong>de</strong> difficulté » et sur <strong>de</strong>s personnes handicapées. Travail qui a du reste<br />

été systématiquement analysé en tant « qu’activité <strong>de</strong> médiation entre <strong>de</strong>s valeurs générales et<br />

<strong>de</strong>s sujets particuliers, entre un type <strong>de</strong> société et les individus qui la composent» 68 . <strong>La</strong><br />

présence active sur un tel terrain est par ailleurs indispensable puisqu’elle permet <strong>de</strong> rendre<br />

compte <strong>de</strong>s situations, <strong>de</strong>s comportements, <strong>de</strong>s réflexions habituellement invisibles et cachés<br />

pour le « reste du mon<strong>de</strong> » 69 . Le travail sur l’humain (mais il n’est pas le seul, loin sans faut)<br />

64 Fernand Brau<strong>de</strong>l, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand<br />

Colin, tome 2 : les jeux <strong>de</strong> l’échange, p. 12, 1979. Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit. 1997, p. 10.<br />

Id., « d’une fiction centrale <strong>de</strong> la sociologie : le couple individu-société », in l’Homme et la Société,<br />

avril-juin 1995. Danilo Martuccelli, op. cit. 1999<br />

65 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op.cit., 2006 p. 280 faisant référence à Lucien Israel, op. cit.<br />

66 Jean-Clau<strong>de</strong> Kaufmann, Le cœur à l’ouvrage, Nathan, 1997, p. 12 cité in Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom<br />

Beyer, op. cit., 1997, p. 5<br />

67 Les différents terrains d’enquête ayant été composés <strong>de</strong>s lieux suivants : Ministère du Travail et <strong>de</strong><br />

la Solidarité, DGAS, un an, observation participante. Dont une enquête exhaustive par questionnaire<br />

sur les maisons relais (1000 pour les rési<strong>de</strong>nts et 33 pour les hôtes). Taux <strong>de</strong> réponse : 70 % +<br />

Observation non participante au sein <strong>de</strong> 3 maisons relais / Foyer <strong>de</strong> nuit pour SDF, 6 mois<br />

d’observation participante (en raison d’une soirée par semaine) / Maison d’accueil spécialisée<br />

(Handicap), un an d’observation participante et 1an d’observation non participante / Réseau social et<br />

médico-social départemental (handicap+pauvreté), 3 ans d’observation participante<br />

68 François Dubet, op. cit., p.13.<br />

69 Anni Borzeix, Béatrice Fraenkel (coord.), <strong>La</strong>ngage et Travail, CNRS Editions, Paris, 2001, p. 108.<br />

- 29 -


ésiste effectivement aux approches fondées sur les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’entretien « classique ». <strong>La</strong><br />

métho<strong>de</strong> ethnologique est alors « un excellent moyen <strong>de</strong> pénétrer ces univers » puisque cela<br />

permet « <strong>de</strong> se soumettre au cycle <strong>de</strong>s contingences qui marquent l’existence quotidienne <strong>de</strong><br />

ceux qui y vivent » 70 .<br />

D’autant plus que nos propres réactions, interprétations, et positionnements <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s<br />

éléments d’analyse à part entière. L’intérêt étant ici <strong>de</strong> prendre en considération –et surtout<br />

pas d’éviter- autant les biais issus <strong>de</strong> l’observation vis-à-vis <strong>de</strong>s « observés », que ceux liés à<br />

notre propre rapport à la réalité 71 . Il s’agit donc « <strong>de</strong> dépasser une vision objectiviste et <strong>de</strong><br />

comprendre la manière dont <strong>de</strong>s expériences sociales subjectives, vécues dans différents<br />

champs <strong>de</strong> la vie sociale peuvent redoubler» 72 les situations objectives du travail et expliquer<br />

ainsi tels ou tels comportements, attitu<strong>de</strong>s ou actions <strong>de</strong> l’observé et <strong>de</strong> l’observateur. Il est<br />

ainsi faux <strong>de</strong> penser que « les représentations conscientes <strong>de</strong>s indigènes méritent toujours plus<br />

d’attention que les théories –comme représentations conscientes également- <strong>de</strong> la société <strong>de</strong><br />

l’observateur » 73 . Ces <strong>de</strong>ux dimensions doivent être analysées <strong>de</strong> la même manière, placées sur<br />

une même balance <strong>de</strong> manière symétrique, afin <strong>de</strong> ne pas avoir <strong>de</strong> l’audace pour les autres et<br />

<strong>de</strong> la timidité pour nous-même 74 . Les individus –sociologues, ethnologues compris- sont faits<br />

<strong>de</strong> chair, d’os et <strong>de</strong> subjectivité, c'est-à-dire <strong>de</strong> cette chose qui naît au milieu du mon<strong>de</strong>, qui lui<br />

appartient mais qui ne désire pas se reconnaître en lui. L’oublier et le dénier reviendrait à<br />

Christophe Dejours, Analyse psycho-dynamique <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> travail et sociologie du langage, in<br />

Josiane Boutet (dir.) Paroles au travail, L’Harmattan, Paris, 1995, p. 181-224.<br />

70 Erving Goffman, op.cit., p. 37<br />

71 Sur le problème spécifique <strong>de</strong> l’interaction entre le sociologue et le mon<strong>de</strong> du travail social, cf.<br />

Patrick Dubechot, <strong>La</strong> sociologie au service du travail social, Collection Alternatives sociales, <strong>La</strong><br />

découverte, Paris, 2005. Lire également Carlos Fuentes, Christophe et son œuf, Ed. Gallimard, Paris,<br />

1990, p.780 : « […] l’observateur introduit l’indétermination dans le système car il ne peut observer<br />

que d’un certain point <strong>de</strong> vue dont son observation est inséparable, l’observateur et son point <strong>de</strong> vue<br />

font donc partie intégrante du système ».<br />

72 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, Paris, 2001, p. 433.<br />

Lire également Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op.cit.<br />

73 Clau<strong>de</strong> Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, coll. Agora, Paris, 1985, p. 336. [1ére<br />

édition : 1958]<br />

74 Bruno <strong>La</strong>tour, Nous n’avons jamais été mo<strong>de</strong>rnes, la Découverte, Paris, 1997, p.137. Lire<br />

également, Jan Spurk, Quel avenir pour la sociologie ? Quête <strong>de</strong> sens et compréhension du mon<strong>de</strong><br />

social, Paris, PUF, 2006.<br />

- 30 -


endre illisible une partie fondamentale <strong>de</strong> l’analyse 75 , surtout lorsque l’on sait d’ailleurs que<br />

« l’une <strong>de</strong>s questions théoriques les plus difficiles pour les sciences sociales est celle <strong>de</strong> la<br />

prise en compte, dans l’analyse, <strong>de</strong>s corps » 76 , éléments centraux <strong>de</strong> la présente analyse.<br />

Cette double prise en compte nécessite bien entendu la mise en place, le plus rigoureusement<br />

possible, d’un cadre méthodologique adapté. Aussi, l’intelligibilité <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong>s<br />

professionnels « suppose <strong>de</strong> disposer d’une théorie <strong>de</strong> la construction <strong>de</strong> la signification en<br />

situation, <strong>de</strong> raisonner sur les mécanismes d’interprétation qu’il (le chercheur) met en œuvre,<br />

les cadres « cognitifs » et les « indices <strong>de</strong> contextualisation » auxquels l’agent a recours ».<br />

Notre recherche étant principalement centrée sur le « travail sur autrui », cela oblige donc<br />

l’observation d’activités qui font, « presque par définition, toujours appel à <strong>de</strong>s pratiques<br />

langagières, à <strong>de</strong>s interactions. <strong>La</strong> transaction […] suppose en effet <strong>de</strong>s échanges oraux,<br />

écrits ou para-verbaux (intonation, mimiques, gestes) entre <strong>de</strong>s personnes » 77 . Deux approches<br />

complémentaires ont, en conséquence, constituées la méthodologie d’enquête :<br />

- L’analyse <strong>de</strong> l’évaluation tout d’abord (fréquences <strong>de</strong>s différents jugements, analyse <strong>de</strong> leur<br />

intensité, etc.) afin <strong>de</strong> « faire apparaître un certain nombre <strong>de</strong> faits prosodiques constitutifs <strong>de</strong><br />

la syntaxe même <strong>de</strong> l’oral. C’est notamment le cas pour les traits intonationnels qui indiquent<br />

les actes du langage et les actes indirects : intonation <strong>de</strong> question, d’assertion, sollicitation,<br />

surprise… <strong>de</strong> même pour les marques d’hésitation (pauses, pauses remplies, onomatopées<br />

diverses). On a aussi relevé l’importance <strong>de</strong> ces marques intonatives pour l’organisation du<br />

discours (continutifs, conclusifs, parenthèses), la thématisation, la focalisation, la<br />

hiérarchisation <strong>de</strong>s informations ».<br />

- L’analyse <strong>de</strong> l’expression ensuite qui permet, toute chose égale par ailleurs, <strong>de</strong> prendre<br />

connaissance <strong>de</strong> « l’activité cognitive » <strong>de</strong> l’individu observé, « <strong>de</strong>s significations sociales et<br />

politiques <strong>de</strong> son discours ou <strong>de</strong> l’usage social qu’il fait <strong>de</strong> la communication » via une<br />

analyse du vocabulaire, <strong>de</strong>s hésitations, <strong>de</strong>s regards ou <strong>de</strong>s non-regards, <strong>de</strong>s paroles et <strong>de</strong>s<br />

75 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op.cit., pp. 162-163. Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p. 462.<br />

76 Michel Callon, Volo Rabeharisoa, « De la sociologie <strong>de</strong> l’opération chirurgicale », Sociologie du<br />

Travail, 2, p.143-162 cité in Anni Borzeix, « Relation <strong>de</strong> service et sociologie du travail », in<br />

François Hubault (coord.), <strong>La</strong> relation <strong>de</strong> service, opportunités et questions nouvelles pour<br />

l’ergonomie, Octores Edition, Toulouse, 2001, p. 34<br />

77 Anni Borzeix, op. cit., in François Hubault (coord.), op. cit., p. 347<br />

- 31 -


silences, présents dans la production d’informations 78 .<br />

Le plus important à travers ces <strong>de</strong>ux types d’analyses est <strong>de</strong> bien comprendre que « le langage<br />

n’est pas nécessairement l’élément central : la communication est mo<strong>de</strong>lée par l’espace, le<br />

mouvement, la disposition respective <strong>de</strong>s personnes, la distance, les mimiques, l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

comportements expressifs. L’interaction est soumise à <strong>de</strong>s focalisations variables, les statuts<br />

<strong>de</strong>s partenaires sont mouvants, chacun pouvant être tour à tour locuteur, <strong>de</strong>stinataire <strong>de</strong>s<br />

propos ou simple spectateur d’une joute qui, provisoirement, ne le concerne pas […] Cette<br />

labilité, qui permet un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> gestion souple <strong>de</strong> l’espace, <strong>de</strong> l’activité, <strong>de</strong>s rapports sociaux,<br />

s’accompagne d’une indétermination <strong>de</strong> l’adressage, <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong> jeux, <strong>de</strong><br />

détournements, <strong>de</strong> recadrages». 79<br />

Au vu <strong>de</strong>s données précé<strong>de</strong>ntes, le cadre d’observation et d’entretien doit alors obligatoirement<br />

comporter la grille <strong>de</strong> questionnements suivante : qui parle à qui ? (est-ce bien à moi que<br />

s’adresse un discours, ou à mes semblables ? Est-ce bien à une personne que je parle, ou, à<br />

travers elle, à son patron, ses collègues, sa profession, etc. ?) Où et quand parle-t-on ? (lieu et<br />

contexte), Pourquoi parle-t-on ? Qu’est-ce qui, à travers leur dialogue individuel, est le produit<br />

d’un échange <strong>de</strong> corpus, d’univers, <strong>de</strong> références ? Dans quelles conditions s’effectue la prise<br />

<strong>de</strong> parole ? Qu’est-ce qui a été fait, éventuellement, pour libérer la parole <strong>de</strong> l’autre ? 80<br />

Aussi, partant <strong>de</strong> ce cadre <strong>de</strong> réflexion et <strong>de</strong>s hypothèses préalablement exposées, je<br />

témoignerai dans une première partie <strong>de</strong>s différentes caractéristiques <strong>de</strong> la gestion<br />

institutionnelle <strong>de</strong>s assistés dans un centre pour anciens SDF [Chapitre I] et au niveau d’une<br />

maison d’accueil pour polyhandicapés [Chapitre II]. Les contradictions entre désacralisation<br />

et orientations humanistes seront alors étudiées via un axe biographique témoignant du vécu<br />

<strong>de</strong>s professionnels et <strong>de</strong>s assistés.<br />

<strong>La</strong> <strong>de</strong>uxième partie permettra d’intégrer l’ensemble <strong>de</strong>s données ainsi récoltées au sein d’un<br />

axe d’analyse synchronique. Le point <strong>de</strong> vue institutionnel sera alors privilégié et permettra <strong>de</strong><br />

78 Lire Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt, Manuel <strong>de</strong> recherche en sciences sociales, Dunod,<br />

Paris 2000, p. 230. Anni Borzeix, Béatrice Fraenkel (coord.), <strong>La</strong>ngage et Travail, CNRS éditions,<br />

Paris, 2001, p. 152.<br />

79 Anni Borzeix, Béatrice Fraenkel (coord.), op.cit., p. 27. Cf. également, Erving Goffman, Façon <strong>de</strong><br />

parler, Editions <strong>de</strong> minuit, Paris, 1987, p. 147.<br />

80 Michel Sauquet, op. cit. p. 245-246<br />

- 32 -


comprendre <strong>de</strong> quelles manières le croisement entre les différentes orientations du travail<br />

entraîne une déqualification <strong>de</strong> l’individu au sein <strong>de</strong> la société, débouchant alors sur<br />

l’inefficacité <strong>de</strong>s politiques sociales et médico-sociales chargées <strong>de</strong> redonner à l’homme déchu<br />

son caractère sacré [Chapitre III]. Néanmoins, face à l’absence <strong>de</strong> réactions sociales,<br />

institutionnelles et politiques, cette inefficacité sera interrogée au regard du développement<br />

historique <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité [Chapitre IV]. Analyse qui révèlera au final tous les bénéfices<br />

secondaires qu’entraînent la pauvreté et sa gestion pour la société en termes notamment <strong>de</strong><br />

production <strong>de</strong> richesse et <strong>de</strong> création d’un marché artificiel <strong>de</strong> travail [Chapitre V].<br />

<strong>La</strong> conclusion sera alors l’occasion <strong>de</strong> réfléchir plus longuement sur l’humanisme théorique<br />

qui, lorsqu’il ne se contente pas d’être une sorte <strong>de</strong> bréviaire <strong>de</strong> morale, semble nourrir la<br />

situation décrite ci-<strong>de</strong>ssus par excès <strong>de</strong> dogmatisme.<br />

- 33 -


PARTIE I<br />

______________<br />

De la gestion <strong>de</strong>s assistés<br />

- 34 -


« D’aucuns voudraient instaurer <strong>de</strong> subtiles<br />

distinguos, hiérarchiser, ranger, botaniser. Combattre<br />

à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> spécieuses catégories, la sour<strong>de</strong> et<br />

angoissante anomie <strong>de</strong> ce milieu. On aimerait pouvoir<br />

donner corps à l’informe, appréhen<strong>de</strong>r l’évanescent »<br />

Declerck P, les naufragés, Terre Humaines, Plon, 2001, p.12<br />

Entamer un travail sur la pauvreté n’est pas une chose aisée. Les livres traitant <strong>de</strong> ce sujet<br />

foisonnent, <strong>de</strong> même que les catégories juridiques qui tentent <strong>de</strong> classifier ce problème.<br />

« Pauvre », « exclu », « désaffilié », « marginal », « précaire », « personne en difficulté »,<br />

« Rmiste » n’en sont que quelques-unes, et pourtant elles opacifient à elles seules le réel.<br />

Certains chercheurs ont voulu comprendre les problèmes liés à la pauvreté, et pour cela, ils ont<br />

choisi <strong>de</strong> construire, <strong>de</strong> classer, et d’ordonner <strong>de</strong>s tranches entières <strong>de</strong> la population en<br />

fonction <strong>de</strong> leurs caractéristiques juridico administratives ; disséquant tellement le social que<br />

sa compréhension s’en est trouvée par là même limitée du fait que cette catégorisation « se<br />

construit toujours hors d’eux [<strong>de</strong>s personnes en très gran<strong>de</strong> difficulté], dans les regards et les<br />

pratiques dont ils sont « les objets » en fonction d’intérêts qui leur échappent » 81 .<br />

D’autres à l’inverse, ont voulu les englober et les intégrer dans <strong>de</strong>s concepts unifiés : ainsi,<br />

pour René Lenoir, les exclus représentent « les personnes âgées, les handicapés et les<br />

inadaptés sociaux, groupe hétérogène où l’on trouve <strong>de</strong>s jeunes en difficulté, <strong>de</strong>s parents seuls<br />

incapables <strong>de</strong> subvenir aux besoins familiaux, <strong>de</strong>s isolés, <strong>de</strong>s suicidaires, <strong>de</strong>s drogués, <strong>de</strong>s<br />

alcooliques » 82 . Pour Patrick Cingolani, l’exclu laisse le pas au pauvre qui représente alors<br />

« celui qui n’a ni ressources ni argent, parfois pas d’abri, mais il y a encore celui qui s’est<br />

éloigné (et fut éloigné) du cours ordinaire <strong>de</strong> la marche sociale […], c'est-à-dire le fragile, le<br />

mala<strong>de</strong>, celui qui boit par misère ou désespoir, le sans-travail ou l’immigré » 83 . Ce type<br />

81 Sylvie Célerier, Marges du travail et pauvreté, Les cahiers d’Evry, Evry, 2003<br />

82 René Lenoir, les exclus. Un français sur dix, Seuil, Paris, 1989 [1ére édition : 1974]<br />

83 A. Farge, JF. <strong>La</strong>e, P. Cingolani, F. Magloire, Sans visage, l’impossible regard sur le pauvre, éditions<br />

- 35 -


d’explications, à trop vouloir intégrer <strong>de</strong> choses sous une seule et unique définition, en arrive à<br />

rendre assez flou le réel (l’alcoolique n’est pas forcément exclu, <strong>de</strong> même que le mala<strong>de</strong> n’est<br />

pas obligatoirement pauvre). Au final alors, toute tentative d’explication <strong>de</strong> l’étiologie <strong>de</strong> la<br />

gestion du phénomène qui nous intéresse <strong>de</strong>vient impossible 84 . Il est donc indispensable <strong>de</strong><br />

revenir un instant sur les terminologies <strong>de</strong>s différents termes décrivant ladite situation.<br />

L’exclusion…<br />

En ce qui concerne tout d’abord la notion la plus en vogue aujourd’hui, celle d’exclusion, ce<br />

qui ressort principalement <strong>de</strong> son analyse épistémologique est sa quasi-absence <strong>de</strong> potentialité<br />

explicative. Elle regroupe effectivement <strong>de</strong>s situations totalement différentes sans être fondées<br />

sur le moindre point commun : toutes les conditions <strong>de</strong> pauvreté ne renvoient pas à <strong>de</strong>s<br />

contextes d'exclusion et inversement, il y a <strong>de</strong>s situations d'exclusion sans pauvreté 85 .<br />

L’existence même d’un processus d’exclusion issu <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> la paupérisation est par ailleurs<br />

assez problématique : à part peut-être <strong>de</strong>s cas extrêmes (et encore, chaque personne à une<br />

place bien spécifique…), il est aujourd’hui quasiment impossible d’être totalement coupé <strong>de</strong> la<br />

société tellement le système d’ai<strong>de</strong> et d’action sociale s’insinuent dans toutes les sphères<br />

privées. Et même en admettant la réalité <strong>de</strong> cette coupure, on ne peut que relativiser ses effets<br />

excluants. Robert Castel a montré sur ce point que la population <strong>de</strong>s « exclus » n’est pas<br />

séparée du reste <strong>de</strong> la société en cela qu’une « zone <strong>de</strong> turbulences sociales » caractérisée par<br />

un fort processus <strong>de</strong> vulnérabilisation, se situe entre les <strong>de</strong>ux parties <strong>de</strong> la population, rendant<br />

<strong>de</strong> ce fait impossible toute sectorisation primaire <strong>de</strong> la pauvreté.<br />

Il est toutefois vrai que l’utilisation <strong>de</strong> ce concept renvoie généralement non pas à une absence<br />

<strong>de</strong> rapport entre l’individu et le groupe mais à une analyse situationnelle en terme <strong>de</strong> non<br />

application <strong>de</strong>s droits fondamentaux. Ainsi, pour la Direction Générale <strong>de</strong> l’Action Sociale, le<br />

terme d'exclusion fait référence aux "groupes entiers <strong>de</strong> personnes (qui) se trouvent<br />

partiellement ou totalement en <strong>de</strong>hors du champ d'application effectif <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l'homme".<br />

Ce qui est à peu <strong>de</strong> choses près la position <strong>de</strong> l'Union Européenne pour laquelle "l'exclusion<br />

peut être analysée en termes <strong>de</strong> dénégation ou <strong>de</strong> non-respect <strong>de</strong>s droits sociaux. Ces <strong>de</strong>rniers<br />

Bayard, Paris, 2004.<br />

84 Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p. 99<br />

85 Cf. les travaux <strong>de</strong> l’Ecole <strong>de</strong> Chicago animé par Park et ceux du courant <strong>de</strong> l’interactionnisme<br />

symbolique (Becker, Goffman, Merton).<br />

- 36 -


étant caractérisés comme le droit qui existe généralement dans les pays <strong>de</strong> la Communauté à<br />

une certaine qualité <strong>de</strong> vie minimale, ainsi que celui <strong>de</strong> participer aux principales institutions<br />

sociales et professionnelles […]". 86<br />

Cette position exprime par conséquent une inquiétu<strong>de</strong> en ce qui concerne les ruptures<br />

potentielles entre l’individu et les formes élémentaires <strong>de</strong>s rapports sociaux (ces <strong>de</strong>rniers étant<br />

d’ailleurs plus compris dans cette optique au sens <strong>de</strong> « lien social »). Bien qu’intéressant,<br />

puisque soulignant que « l’exclu » ne se retrouve jamais en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la société, ce type <strong>de</strong><br />

positionnement est néanmoins assez limité étant donné que l'exclusion y est vue comme un<br />

nouveau phénomène, qui ne pourrait être i<strong>de</strong>ntifié ni à la pauvreté ni à l'exploitation. Cela<br />

correspond assez bien en l’occurrence à l’analyse exposée dans le "Manifeste contre<br />

l'exclusion, appel aux initiatives" rédigé fin 1990 par un certain nombre d'associations. L’étu<strong>de</strong><br />

présente démontrera toutefois qu’une telle position excluant toutes dimensions économiques et<br />

politiques est totalement erronée puisqu’elle est fondée sur un véritable vi<strong>de</strong> social. Le<br />

développement analytique <strong>de</strong>s limites du concept d’exclusion en tant qu’il est saturé <strong>de</strong> sens,<br />

<strong>de</strong> non-sens et <strong>de</strong> contresens 87 , n’est du reste pas nécessaire ici du fait <strong>de</strong> la large couverture<br />

sociologique dont il a déjà fait l’objet 88 .<br />

Les pauvretés…<br />

Aussi est-il possible <strong>de</strong> se pencher directement sur la terminologie <strong>de</strong> la pauvreté dont la<br />

fréquence peut être appréciée selon l’époque et la société où l’on situe l’analyse, du moins<br />

lorsque l’on se base sur une approche relativiste 89 . C’est dans cette perspective que les experts<br />

du Comité d'ai<strong>de</strong> au développement <strong>de</strong> l'OCDE (CAD/OCDE) retiennent quatre niveaux <strong>de</strong><br />

définition <strong>de</strong> la pauvreté 90 :<br />

-En termes <strong>de</strong> consommation et <strong>de</strong> revenu, la pauvreté se définit par rapport à un équivalent<br />

86 Lionel Boutet-Civalleri, Les enfants pauvres dans la France contemporaine, Document <strong>de</strong> travail,<br />

DGAS, Sous dir. <strong>de</strong>s politiques d’insertion et <strong>de</strong> lutte contre les exclusions, bureau PIA, juin 2004<br />

87 Martine Xiberras, Les théories <strong>de</strong> l’exclusion, Armand Colin, 1998, p. 11<br />

88 Ibid pour une analyse rigoureuse sur ce point.<br />

89 Pour une analyse historique <strong>de</strong>s variations <strong>de</strong> définition <strong>de</strong> la pauvreté, cf. André Gueslin, Gens<br />

pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Aubier, Paris, 1998, pp. 13-49<br />

90 Sources : Lionel Boutet-Civalleri, op.cit. Cf. également sur ces points les recherches du Conseil<br />

Canadien <strong>de</strong> développement social et ceux du Conseil Economique et Social en France.<br />

- 37 -


monétaire (notion <strong>de</strong> seuil <strong>de</strong> pauvreté)<br />

-En termes d'accès à la satisfaction <strong>de</strong>s besoins sociaux fondamentaux tels que se nourrir, être<br />

éduqué, pouvoir être soigné (concept et indice <strong>de</strong> développement humain, élaborés, mesurés et<br />

publiés par le PNUD)<br />

-En termes plus larges d'actifs, parmi lesquels, pour un individu, on distingue le capital naturel<br />

(la terre, l'eau, les ressources environnementales), le capital social (les liens <strong>de</strong> solidarité entre<br />

membres d'un groupe social, l'accès aux institutions), le capital humain (les connaissances,<br />

l'aptitu<strong>de</strong> au travail, la santé), le capital physique (le patrimoine, l'accès aux infrastructures <strong>de</strong><br />

base, les moyens <strong>de</strong> production), le capital financier (l'épargne, l'accès au crédit, la couverture<br />

<strong>de</strong>s risques).<br />

-En termes dynamiques <strong>de</strong> fonctionnement social (l'autonomie, la dignité), c'est à dire la<br />

capacité d'agir, d'exprimer ses opinions, <strong>de</strong> faire face à ses obligations sociales et culturelles<br />

(se marier, honorer ses défunts, etc.).<br />

Toutes ces mesures ont ainsi pour objectif <strong>de</strong> définir qui est pauvre et qui ne l'est pas, à quel<br />

point et pendant combien <strong>de</strong> temps. Certaines analyses ont toutefois montré que déterminer un<br />

seuil <strong>de</strong> pauvreté, et l’utiliser par la suite, est un exercice assez délicat, car politiquement et<br />

socialement déterminant. D’autant plus qu’il n’y a aujourd’hui aucun accord conceptuel sur ce<br />

sujet, que cela soit au niveau d’un calcul <strong>de</strong> pauvreté relative ou absolue :<br />

Calcul <strong>de</strong> la pauvreté : entre différences et obstacles<br />

En ce qui concerne les métho<strong>de</strong>s absolues par exemple…<br />

Diverses métho<strong>de</strong>s d'évaluation « absolue » <strong>de</strong> la pauvreté existent et se basent sur <strong>de</strong>s<br />

conventions normatives admises à un moment donné dans un pays donné. Une <strong>de</strong> ces métho<strong>de</strong>s<br />

est proposée par la Banque mondiale avec critère du seuil normatif <strong>de</strong> 1 dollar par personne et<br />

par jour.<br />

Une autre possibilité <strong>de</strong> méthodologie repose sur l’analyse du coût <strong>de</strong>s besoins essentiels. Afin<br />

d’estimer le niveau <strong>de</strong> revenu nécessaire à un individu pour satisfaire un besoin calorique<br />

normatif donné. Cette approche suppose la détermination <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux composantes du seuil <strong>de</strong><br />

pauvreté : une composante monétaire et une composante non monétaire. Le seuil <strong>de</strong> pauvreté<br />

- 38 -


étant dès lors calculé à partir <strong>de</strong> la somme <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux composantes précitées.<br />

Et en ce qui concerne la métho<strong>de</strong> relative…<br />

Cette métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> calcul tient compte du niveau <strong>de</strong> vie d'un pays. Le plus souvent, on utilise une<br />

fraction du revenu médian : 50% pour la France, 60% pour l'Union européenne (Eurostat).<br />

<strong>La</strong> précarité…<br />

Ces difficultés sont, du reste, i<strong>de</strong>ntiques en ce qui concerne la notion <strong>de</strong> « précarité » qui ne<br />

fait qu’induire l’idée <strong>de</strong> processus dans la thématique <strong>de</strong> la pauvreté sans pour autant mettre à<br />

mal le flou entourant les différentes explications s’y référant :<br />

« <strong>La</strong> précarité est l’absence d’une ou plusieurs sécurités, notamment celle <strong>de</strong> l’emploi,<br />

permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs obligations professionnelles,<br />

familiales et sociales, et <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong> leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut<br />

être plus ou moins étendue et avoir <strong>de</strong>s conséquences plus ou moins graves et définitives. Elles<br />

conduit à la gran<strong>de</strong> pauvreté, quand elle affecte plusieurs domaines <strong>de</strong> l’existence, qu’elle<br />

<strong>de</strong>vient persistante, qu’elle compromet les chances <strong>de</strong> réassumer ses responsabilités et <strong>de</strong><br />

reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible ». 91<br />

Les formes élémentaires <strong>de</strong> la pauvreté…<br />

Pour palier à ces difficultés, certains chercheurs comme Serge Paugam 92 ont préféré partir <strong>de</strong> la<br />

notion même <strong>de</strong> pauvreté en l’analysant dans le système social qui la produit. Ce qui l’amène<br />

<strong>de</strong> cette façon à en distinguer trois formes :<br />

-<strong>La</strong> pauvreté intégrée <strong>de</strong>s sociétés traditionnelles préindustrielles qui permet aux individus <strong>de</strong><br />

participer à la vie sociale sans stigmatisation puisque cela « traduit une configuration où ceux<br />

91 Conseil Economique et Social, <strong>La</strong> gran<strong>de</strong> pauvreté, Paris, Journal Officiel, n°4277, 1995. Séances<br />

<strong>de</strong>s 11 et 12 juillet 1995, p. 5<br />

92 Serge Paugame, Les formes élémentaires <strong>de</strong> la pauvreté, PUF, Paris, 2005<br />

- 39 -


que l’on appelle « les pauvres » sont nombreux. Ils se distinguent peu <strong>de</strong>s autres couches <strong>de</strong> la<br />

population ». Les solidarités familiales et l’économie parallèle autorisent alors aux personnes<br />

connaissant la pauvreté d’être intégrées et aidées.<br />

- <strong>La</strong> pauvreté marginale qui regroupe une frange résiduelle <strong>de</strong> la population prise en charge<br />

par l’assistance. Cela renvoie dès lors à « une configuration sociale différente dans laquelle<br />

ceux que l’on appelle les « pauvres » ne forment pas un vaste ensemble social distinct <strong>de</strong>s<br />

autres couches sociales, mais au contraire une frange peu nombreuse <strong>de</strong> la population »<br />

prenant la forme habituellement <strong>de</strong> « marginaux » ou <strong>de</strong> « cas sociaux ».<br />

-<strong>La</strong> pauvreté disqualifiante qui touche <strong>de</strong>s franges nombreuses <strong>de</strong> la population, que ce soit<br />

hors du niveau <strong>de</strong> la sphère productive ou en son sein. 93<br />

Chacune <strong>de</strong> ces formes élémentaires correspon<strong>de</strong>nt par conséquent « à un état d’équilibre<br />

relativement cristallisé <strong>de</strong>s relations entre <strong>de</strong>s individus inégaux (<strong>de</strong>s pauvres et <strong>de</strong>s non-<br />

pauvres) à l’intérieur d’un système social formant un tout. » Autrement dit, lesdites formes ne<br />

peuvent être analysées qu’à travers les sociétés qui les produisent à un moment donné.<br />

Les assistés…<br />

<strong>La</strong> présente analyse se situera du reste plutôt dans cette optique, non pas dans l’utilisation <strong>de</strong>s<br />

formes élémentaires <strong>de</strong> la pauvreté comme moyen pour traduire le réel, mais en ce sens où la<br />

pauvreté sera comprise en tant que production d’une société déterminée par l’influence <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité. Le terme d’assisté sera néanmoins préféré à celui <strong>de</strong> pauvre puisque l’on<br />

démontrera que tout assisté, en tant qu’individu inscrit dans une démarche sociétale tendant à<br />

modifier globalement ses caractéristiques propres, qu’il soit pauvre ou non, se voit constitué<br />

comme objet <strong>de</strong> travail « déqualifié ».<br />

93 Lire à ce sujet, Julien Damon, « Les travailleurs pauvres en France » in Futuribles n° 333,<br />

septembre 2007, pp.5-19<br />

- 40 -


Définition <strong>de</strong>s « assistés » :<br />

Je définirai donc ici l’assisté comme tout individu inscrit dans une démarche sociétale tendant à<br />

modifier globalement ses caractéristiques propres, qu’il soit pauvre ou non, et qui se voit<br />

constitué comme objet <strong>de</strong> travail « déqualifié ».<br />

Il faut malgré tout admettre dès maintenant que le terme « d’assisté » n’a aucune potentialité<br />

explicative et que son seul intérêt se situe en ce qu’il est un outil pour saisir les paradoxes <strong>de</strong> la<br />

vie sociale, car si « le point <strong>de</strong> vue définit l’objet » comme nous le rappelle Ferdinand <strong>de</strong><br />

Saussure dans son « cours <strong>de</strong> linguistique générale », la difficulté que l’on a à définir l’objet<br />

résulte plus <strong>de</strong> notre incapacité à accepter la réalité telle qu’elle se présente à nous que <strong>de</strong> sa<br />

propre complexité. En d’autres termes, l’utilisation <strong>de</strong> la notion d’assisté n’a absolument pas<br />

comme objectif <strong>de</strong> se surajouter aux concepts déjà existants pour tenter vainement <strong>de</strong> rendre<br />

lisible les différentes formes <strong>de</strong> « pauvreté », <strong>de</strong> « précarité » ou « d’exclusion ». Sa seule<br />

finalité sera <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong>s contours historiques <strong>de</strong> la condition mo<strong>de</strong>rne et <strong>de</strong> leur<br />

traduction au niveau <strong>de</strong>s expériences <strong>de</strong>s individus « institutionnalisés ». Aussi, « l’individu<br />

est au point <strong>de</strong> départ et d’arrivée <strong>de</strong> l’analyse mais il n’est jamais, vraiment, et pour<br />

paradoxal que cela puisse paraître, le véritable objet <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong>. Au point <strong>de</strong> départ : c’est à<br />

ce niveau, y compris pour <strong>de</strong>s raisons méthodologiques, que l’analyse s’enracine dans un<br />

premier moment. Au point d’arrivée : une fois l’excursus analytique accompli, ce sont bien les<br />

principales manières possibles dont on peut être un individu qui ont été décantées. Mais entre<br />

les <strong>de</strong>ux, l’analyse envisage un nombre important <strong>de</strong> facteurs ou d’épreuves qui, même limités<br />

pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> recherche, n’en constituent pas moins la véritable chair <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong>. » 94<br />

Un tel cadre interroge dès lors les conditions dans lesquelles se situent lesdits assistés : la<br />

notion d’action sociale et médico-sociale sera en conséquence utilisée très régulièrement au fil<br />

<strong>de</strong>s chapitres ; cela renvoyant assez logiquement aux structures d’Etat « provi<strong>de</strong>nce », d’Etat<br />

« social » ; d’Etat « protecteur » ou d’Etat « <strong>de</strong> bien-être » selon les expressions<br />

communément employées. L’objectif ne sera toutefois pas ici d’éclairer l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

dimensions que cela sous-tend mais uniquement celles ayant trait à la gestion <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong><br />

94 Danilo Martuccelli, « Les trois voies <strong>de</strong> l’individu sociologique » [en ligne], EspacesTemps.net,<br />

Textuel, 08.06.2005. Disponible sur Internet : http://www.espacestemps.net/document1414.html. Lire<br />

également, Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, Paris, 1982.<br />

- 41 -


pauvreté et <strong>de</strong> l’handicapologie biologique (les liens entre ces <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières dimensions<br />

seront du reste explicités plus longuement par la suite). Il n’y aura donc aucune volonté<br />

d’exhaustivité dans la définition <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> fonctionnement « d’Etats provi<strong>de</strong>nces », ni<br />

même dans les déclinaisons et les conséquences que ces structures peuvent prendre et<br />

entraîner. Seule la mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> la logique <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité sur les « assistés »<br />

à travers certaines <strong>de</strong>sdites structures sera recherchée.<br />

Ainsi, le premier chapitre témoignera du fait que les rési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong>s « maisons-relais », lieux<br />

d’hébergement pour SDF, sont pris dans une sorte <strong>de</strong> processus <strong>de</strong> désacralisation, tant au<br />

niveau <strong>de</strong>s discours les entourant que <strong>de</strong>s actions mises en place. <strong>La</strong> volonté sociale et<br />

politique affichée <strong>de</strong> les considérer comme <strong>de</strong>s êtres sociaux à part entière ne modifiant alors<br />

aucunement cette situation. Nombreuses sont en conséquence les hypothèses pouvant<br />

expliquer cette contradiction. Face à différentes observations empiriques, on s’apercevra<br />

néanmoins que seule celle d’un « éthos travail » omniprésent dans notre société pourrait<br />

éventuellement expliquer ce phénomène. En interrogeant cela au regard <strong>de</strong>s prises en charge<br />

d’individus polyhandicapés, personnes que l’on ne pourrait à priori accuser <strong>de</strong> « mauvaise<br />

foi » ou <strong>de</strong> « fainéantise », le <strong>de</strong>uxième chapitre permettra malgré tout d’infirmer ladite<br />

hypothèse en dévoilant les véritables causes amenant aux problèmes <strong>de</strong> désacralisation <strong>de</strong>s<br />

assistés au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité.<br />

- 42 -


I.<br />

______________<br />

<strong>La</strong> gestion institutionnelle <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> pauvreté : le cas <strong>de</strong>s maisons relais.<br />

Les rapports entre l’Etat et les assistés, définis en tant que personnes prises en charge par la<br />

- 43 -


collectivité, du fait <strong>de</strong> leur incapacité partielle ou totale à subvenir à leurs besoins considérés<br />

comme socialement et historiquement élémentaires, ont suscité <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong>s<br />

sentiments moraux s’étalant sur une palette très large, allant du rejet (répression) à la pitié<br />

(charité). Cela s’accentuant du reste encore plus lorsque ces individus étaient considérés<br />

comme <strong>de</strong>s indigents, personnes sans aucune ressource et sans avenir 95 . Pour eux ou contre<br />

eux, c’est selon, la société a mis en place <strong>de</strong>s institutions ayant pour finalité <strong>de</strong> les héberger. 96<br />

De l’hôtel-Dieu médiéval aux maisons relais et aux CHRS 97 du XXI° siècle, en passant par le<br />

« grand enfermement » <strong>de</strong> Louis XIV au XVII° siècle et au dépôt <strong>de</strong> mendicité, se sont<br />

constituées progressivement différentes modalités <strong>de</strong> prises en charge aux diverses impulsions<br />

historiques : prédominance <strong>de</strong> l’Eglise, puis prise en main par les municipalités dès le XVI°<br />

siècle après une grave crise disciplinaire et financière, affirmation très forte d’une volonté<br />

politique nationale dans la <strong>de</strong>uxième moitié du XVI° siècle par le pouvoir royal qui revendique<br />

et exerce <strong>de</strong> façon plus nette un droit <strong>de</strong> contrôle sur l’ensemble <strong>de</strong>s hôpitaux 98 , mise en place<br />

d’une politique d’assistance sous la Troisième République influencée par le Siècle <strong>de</strong>s<br />

Lumières et la pério<strong>de</strong> révolutionnaire…toutes ces différentes pério<strong>de</strong>s historiques sont autant<br />

<strong>de</strong> sources <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> reproduction qui se sont opposées, mélangées ou ignorées au<br />

cours du temps, engendrant alors <strong>de</strong>s institutions toutes aussi différentes les unes <strong>de</strong>s autres.<br />

95 « Les termes <strong>de</strong> pauvreté et d’indigence, employés comme synonymes dans le langage usuel, sont<br />

loin d’exprimer la même idée et <strong>de</strong> peindre la même situation. <strong>La</strong> pauvreté est le <strong>de</strong>gré intermédiaire<br />

entre la gêne et la misère : elle conduit et confine à l’indigence mais elle n’est point encore l’indigence<br />

même […] L’indigence est une pauvreté extrême ; c’est la privation du nécessaire ; c’est le dénuement<br />

absolu. Il suffit pour être pauvre <strong>de</strong> ne rien avoir en propre, ou même <strong>de</strong> ne possé<strong>de</strong>r que peu <strong>de</strong><br />

choses ; il faut pour être indigent, se trouver hors d’état <strong>de</strong> se procurer soi-même ce dont on manque.<br />

[…] Le pauvre éprouve <strong>de</strong>s privations ; l’indigent est exposé à périr » J.L Bruzulier, G. Hau<strong>de</strong>bourg,<br />

op.cit., pp. 11-12<br />

96 Michel Foucault, Histoire <strong>de</strong> la Folie à l’age classique, Gallimard, Paris, 1976 [1ére édition : 1961]<br />

et Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975<br />

97 Les centres d’hébergements et <strong>de</strong> réadaptations sociales ont été créés <strong>de</strong>puis 1992.<br />

98 Au XVIIe siècle, la monarchie durcit sa politique à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong>s pauvres : pour combattre la<br />

mendicité et lutter contre les effets <strong>de</strong> l’aggravation <strong>de</strong> la crise économique, elle crée par un édit<br />

royal du 27 avril 1656, l’Hôpital Général, ensemble d’établissements <strong>de</strong>stinés à enfermer les<br />

mendiants (vali<strong>de</strong>s et mala<strong>de</strong>s) pour les employer aux ouvrages, manufactures et autres travaux. A<br />

l’inverse <strong>de</strong> son image officielle qui la présente comme une œuvre <strong>de</strong> charité, cette nouvelle<br />

institution fait en réalité office <strong>de</strong> police. Pour plus <strong>de</strong> détails, lire les différents travaux du Musée <strong>de</strong><br />

l'Assistance Publique.<br />

- 44 -


Ces institutions sont <strong>de</strong> ce fait porteuses <strong>de</strong> toutes les valeurs <strong>de</strong> la société. Charité, solidarité,<br />

répression et responsabilisation se sont mélangées, <strong>de</strong>venant soit dominantes soit dominées<br />

selon les époques puisque chaque société a, comme nous le rappelle Emile Durkheim, sa<br />

propre organisation sociale. Bronislaw Geremek ne dit d’ailleurs rien d’autre lorsqu’il évoque<br />

la détermination du contexte social sur les attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s sociétés vis-à-vis <strong>de</strong> leurs pauvres 99 .<br />

Aussi, la manière dont ces valeurs s’expriment et se confrontent à la réalité du travail<br />

institutionnel, est révélatrice <strong>de</strong>s contradictions, <strong>de</strong>s cohérences et surtout <strong>de</strong>s ambiguïtés<br />

d’une époque puisque au final, ledit travail est à chaque fois autant un puissant facteur moral<br />

<strong>de</strong> responsabilisation individuelle qu’un facteur sociotechnique <strong>de</strong> prise en charge 100 . A cet<br />

égard, le fait que notre « époque » 101 préten<strong>de</strong> mettre le caractère sacré <strong>de</strong> la personne humaine<br />

au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> toute autre préoccupation pose un certain nombre <strong>de</strong> questions. Que fait-elle<br />

effectivement <strong>de</strong> ceux qui se trouvent aux « frontières » <strong>de</strong> l’humanité, ceux qui n’ont pu<br />

atteindre ou qui ont perdu en cours <strong>de</strong> route, les caractéristiques sociales essentielles à la<br />

constitution et à la reconnaissance du statut <strong>de</strong> personne « sacrée ». Car ce statut, dont la<br />

sacralisation s’est peu à peu construite aux cours <strong>de</strong>s siècles 102 , n’est absolument pas une<br />

évi<strong>de</strong>nce en soi, et cela malgré la naturalisation que l’humanisme mo<strong>de</strong>rne tente <strong>de</strong> lui<br />

conférer 103 .<br />

Je me rappelle à cet égard <strong>de</strong> l’échange qui a eu lieu lors d’une séance <strong>de</strong> formation regroupant<br />

un certain nombre <strong>de</strong> travailleurs sociaux. <strong>La</strong> formatrice avait <strong>de</strong>mandé ce qu’était « être <strong>de</strong><br />

bons parents aujourd’hui ». Peu à peu alors, au fil <strong>de</strong>s réponses, on pouvait se rendre compte<br />

99 Bronislaw Geremek, op.cit.<br />

100 Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p. 101<br />

101 Cette analyse ne prétend à aucune exhaustivité géographique, ni à aucune capacité <strong>de</strong> transposition<br />

d’aucune sorte. Elle porte uniquement sur le cas français. Les difficultés liées au concept <strong>de</strong><br />

« contemporanéité » seront d’ailleurs développées par la suite.<br />

102 Dès la fin du XVIIIe siècle, sous l’influence du Siècle <strong>de</strong>s Lumières, la terminologie change, les<br />

termes <strong>de</strong> philanthropie et <strong>de</strong> bienfaisance remplacent celui <strong>de</strong> charité. L’assistance aux pauvres est le<br />

<strong>de</strong>voir <strong>de</strong> tous et doit être assurée dans l’intérêt commun : « Les secours publics sont une <strong>de</strong>tte sacrée.<br />

<strong>La</strong> société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en<br />

assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état <strong>de</strong> travailler » (Déclaration <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong><br />

l’Homme et du Citoyen).<br />

103 Sur la production <strong>de</strong> « l’homme » comme « invention récente » cf. Michel Foucault, Les mots et<br />

les choses, Paris, Gallimard, 1966<br />

- 45 -


du malaise qui grandissait : « <strong>de</strong> bons parents, c’est être responsable, c'est-à-dire pouvoir<br />

subvenir aux besoins <strong>de</strong> ses enfants » (assistante sociale, 45 ans) « C’est le niveau <strong>de</strong> pauvreté<br />

qui déterminerait donc la qualité <strong>de</strong> la parentalité ? Il faut donc interdire aux pauvres d’avoir<br />

<strong>de</strong>s enfants » (la formatrice) « Non, bien sur que non, y’a <strong>de</strong>s pauvres qui sont autant, voire<br />

meilleurs parents que d’autres » (assistant social, 40 ans) «En plus si on leur interdit, ils<br />

n’auront plus d’allocs » (rire <strong>de</strong> la salle) (monitrice, 27 ans) « C’est l’amour, les sentiments<br />

que l’on éprouve pour ses enfants » (Ai<strong>de</strong> médico-psychologique, 32 ans) « une personne<br />

handicapée peut être une bonne mère alors, dès l’instant où elle aime son enfant, il faut donc<br />

permettre aux handicapés, même mentaux, s’ils le souhaitent, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir parents » (la<br />

formatrice) « Non, pas forcément parce que s’ils ne peuvent pas éduquer leurs enfants, c’est<br />

pas la peine » (Ai<strong>de</strong> médico-psychologique, 32 ans) « C’est au cas par cas qu’il faut<br />

réfléchir » (assistant social, 40 ans) « Mais quels adjectifs donneriez-vous à <strong>de</strong> bons parents à<br />

part « aimant » et « responsable » ? » (la formatrice)…silence…<br />

Sur une simple question autour <strong>de</strong> la parentalité <strong>de</strong>s personnes en difficulté, l’évi<strong>de</strong>nce d’une<br />

nature humaine sacrée et inviolable car autonome et responsable, est par conséquent encore<br />

mise à mal aujourd’hui. Car il ne faut pas s’y tromper : bien que la notion <strong>de</strong> parentalité soit<br />

très différente <strong>de</strong> celle d’humanité, la non reconnaissance <strong>de</strong> la première à partir <strong>de</strong> justificatifs<br />

faisant référence à l’autonomie, l’indépendance, la responsabilité, voire à la moralité, témoigne<br />

incontestablement d’une remise en cause partielle <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong>. Les discours entourant les<br />

activités professionnelles sur l’humain sont néanmoins beaucoup trop opaques pour que l’on<br />

puisse en rendre compte sereinement. Ces <strong>de</strong>rniers sont effectivement tellement pris dans <strong>de</strong>s<br />

jeux (ruse, dissimulation, faire-semblant, ironie, mauvaise foi) et <strong>de</strong>s enjeux qu’ils en<br />

<strong>de</strong>viennent difficilement analysables et vérifiables 104 : comment se traduisent tous les doutes<br />

inavoués sur l’humain au niveau <strong>de</strong>s prises en charge ? De quelles façons arrive-t-on à<br />

concilier toutes ces contradictions ? Car à l’inverse <strong>de</strong>s anciennes institutions d’hébergement<br />

qui malgré leurs différences, étaient néanmoins porteuses d’un point commun - le déni<br />

dominant (mais non exclusif) plus ou moins explicite d’une nature humaine pleinement<br />

complète chez les personnes qu’elles <strong>de</strong>vaient accueillir - celles d’aujourd’hui, comme cela a<br />

déjà été précé<strong>de</strong>mment dit, mettent le respect <strong>de</strong> l’humain comme condition sine qua non à<br />

104 Anni Borzeix, Béatrice Fraenkel (coord.), op.cit. p. 108. Christophe Dejours, Analyse psycho-<br />

dynamique <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> travail et sociologie du langage, in Josiane Boutet (dir.) op. cit., p.<br />

181-224. Lire également, Erving Goffman, Les cadres <strong>de</strong> l’expérience, Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris,<br />

1991 (1ére édition : 1974)<br />

- 46 -


toute prise en charge. Everett Hughes montre à ce propos très bien la manière dont cette<br />

donnée peut parasiter tout le travail d’analyse 105 : un acteur peut au niveau <strong>de</strong> son activité<br />

professionnelle laisser transparaître uniquement les aspects valorisants, favorables à l’image<br />

qu’il souhaite donner <strong>de</strong> lui-même et <strong>de</strong> son métier et correspondant à ce qu’on attend <strong>de</strong> lui.<br />

Les aspects peu « reluisants » étant alors cachés, voire même supprimés <strong>de</strong> toute conversation.<br />

Et à cela se rajoute, bien entendu, les biais issus <strong>de</strong> nos propres ambivalences d’observateur (qu’est<br />

ce que je comprends -qu’est ce que je peux comprendre- <strong>de</strong> ce que me dit l’autre dans mes rapports<br />

professionnels ou sociaux avec lui, si je ne suis pas imprégné <strong>de</strong> sa propre culture, englué avec lui<br />

dans ses conditions <strong>de</strong> travail 106 ), comme en témoigne parfaitement la légen<strong>de</strong> chinoise <strong>de</strong> l’encadré<br />

suivant.<br />

Un poisson <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à un ami crapaud <strong>de</strong> lui raconter la terre ferme. Il ne connaît que le<br />

milieu aquatique, et il voudrait savoir comment ça se passe au sec, là haut. Le crapaud lui<br />

explique longuement la vie sur terre et dans les airs, les oiseaux, les sacs <strong>de</strong> riz, les<br />

charrettes, et à la fin, il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au poisson <strong>de</strong> lui répéter ce qu’il vient <strong>de</strong> dire. Et le<br />

poisson <strong>de</strong> répondre : « Drôles <strong>de</strong> poissons, dans ton pays ! Si je comprends bien, il y a <strong>de</strong>s<br />

poissons qui volent, les grains <strong>de</strong> poissons sont mis dans <strong>de</strong>s sacs, et on les transporte sur<br />

<strong>de</strong>s poissons qui sont montés sur quatre roues ». 107<br />

Aussi est-il nécessaire pour connaître les réalités du traitement <strong>de</strong>s personnes<br />

institutionnalisées, <strong>de</strong> rentrer dans les rouages du fonctionnement <strong>de</strong>s institutions, <strong>de</strong> se laisser<br />

entraîner par le poids <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> travail, <strong>de</strong> sentir sur ses épaules la lour<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s injonctions<br />

paradoxales. Un travail d’analyse empirique est alors indispensable afin d’observer et <strong>de</strong><br />

décrire le contenu même <strong>de</strong>s actions concrètes qui accomplissent l’acte productif institutionnel<br />

et les opérations mentales indispensables à sa réalisation. Il s’agit autrement dit et pour<br />

reprendre les termes d’Anni Borzeix, <strong>de</strong> mettre l’accent sur la complexité cognitive <strong>de</strong>s tâches<br />

d’exécution, sur la « charge mentale » <strong>de</strong>s activités les plus simples, celles qui reviennent aux<br />

personnes qui travaillent sur certaine dimension du corps. 108 C’est l’unique entrée pour<br />

105 Everett Hughes, Le regard sociologique, éditions <strong>de</strong> l’école <strong>de</strong>s hautes étu<strong>de</strong>s en sciences sociales,<br />

Paris, 1996<br />

106 Michel Sauquet, op. cit. p. 239<br />

107 Yun Yue Dai, <strong>La</strong> licorne et le dragon, éditions Charles Léopold Mayer, 2001. rapportée par Michel<br />

Sauquet, op. cit. p. 45<br />

108 Anni Borzeix, « Comment observer l’interprétation ?” », in Borzeix, Bouvier, Pharo (coord.)<br />

- 47 -


comprendre pourquoi la mo<strong>de</strong>rnité, malgré les valeurs qu’elle produit, n’arrive pas à les<br />

appliquer à l’ensemble <strong>de</strong>s individus.<br />

L’immersion dans une institution d’hébergement social pour anciens sans domiciles fixes<br />

« SDF » est à ce titre <strong>de</strong>s plus significative car elle oriente par là même le focus sur un <strong>de</strong>s<br />

points les plus extrêmes <strong>de</strong> la vie sociale, là où cette <strong>de</strong>rnière est constamment remise en<br />

question. Cela est d’ailleurs d’autant plus intéressant si l’on part du tout nouveau dispositif<br />

« maison relais » qui, à travers ses réglementations législatives, semble être le porte drapeau<br />

d’une mo<strong>de</strong>rnité à la recherche d’une cohérence introuvable...ou du moins en apparence.<br />

Robert Roberts 109 avait écrit dans un livre sur les taudis <strong>de</strong> la ville ouvrière <strong>de</strong> Manchester qu’il<br />

existait un pub où sur la <strong>de</strong>vanture était écrit : « le plus court chemin pour sortir <strong>de</strong><br />

Manchester ». Numa Murard 110 en reprenant cette expression dans son <strong>de</strong>rnier livre, l’a<br />

transformée en « le plus court chemin pour sortir du travail » pour parler <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong>s<br />

ouvriers vieillissants. Pour ma part, je pense que cet épitaphe pourrait tout aussi bien s’inscrire<br />

en haut <strong>de</strong> ces hébergements, qui semblent constituer malgré tous les discours humanistes les<br />

entourant, le plus court chemin pour rentrer dans l’obsolescence sociale ». Du moins est-ce<br />

l’apparence que cela renvoie….<br />

L’INSTITUTIONNALISATION CIVILISATRICE<br />

Les maisons relais<br />

comme revendication politique d’un nouveau mo<strong>de</strong> d’hébergement.<br />

L’Etat a voulu, <strong>de</strong>puis 1997, entraîner le développement d'une nouvelle offre <strong>de</strong> logements<br />

pour <strong>de</strong>s individus en situation <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> exclusion. C’est à dire <strong>de</strong>s personnes à faible niveau<br />

<strong>de</strong> ressource, dans une situation d'isolement ou d'exclusion lour<strong>de</strong>, et dont les caractéristiques<br />

Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, éditions CNRS, Paris, 1997<br />

109 Robert Roberts, The Classic Slum, Penguin books, Londres, 1973.<br />

110 Numa Murad, <strong>La</strong> morale <strong>de</strong> la question sociale, <strong>La</strong> Dispute, Paris, 2003, p. 78.<br />

- 48 -


sociales et psychologiques, voire psychiatriques, ren<strong>de</strong>nt leur accès à un logement ordinaire à<br />

plus ou moins court terme <strong>de</strong>s plus improbable. « Cela s'adresse donc <strong>de</strong> manière privilégiée<br />

aux personnes fréquentant ou ayant fréquenté <strong>de</strong> façon répétitive les structures d'hébergement<br />

provisoire et qui ne relèvent pas <strong>de</strong>s structures d'insertion <strong>de</strong> type CHRS ni d'un logement<br />

autonome » 111 .<br />

32%<br />

Origines <strong>de</strong> l'orientation <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts en maisons relais<br />

7%<br />

14%<br />

4%<br />

5%<br />

38%<br />

service <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong> sociale<br />

mairie<br />

ami<br />

association<br />

institutions spécialisées<br />

Bailleur social<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, Tableau <strong>de</strong> bord 2004 du dispositif « Maisons relais », Document <strong>de</strong> travail, DGAS, Sous dir. <strong>de</strong>s<br />

politiques d’insertion et <strong>de</strong> lutte contre les exclusions, bureau PIA, 2003/2004<br />

D’où la mise en place <strong>de</strong> « maison-relais » 112 , structure <strong>de</strong> taille réduite, associant logements<br />

privatifs et espaces collectifs (salle à manger, salles vidéo, cours, jardin). Il s’agit, pour faire<br />

simple, d’une sorte <strong>de</strong> petit hôtel composé <strong>de</strong> dix à vingt-cinq logements « équipés pour<br />

permettre aux pensionnaires d'avoir un minimum d'autonomie ». Aussi, la plupart <strong>de</strong>s<br />

chambres sont logiquement composées <strong>de</strong> kitchenettes (58%), <strong>de</strong> toilettes (80%) et <strong>de</strong> douches<br />

(80%). Ces caractéristiques techniques du dispositif <strong>de</strong>vant favoriser « les relations <strong>de</strong> la vie<br />

quotidienne entre les rési<strong>de</strong>nts et avec les hôtes, qu'il convient <strong>de</strong> rapprocher le plus possible<br />

du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonctionnement et <strong>de</strong> vie d'une maison ordinaire ». Rapprochement dont la<br />

responsabilité est placée sur les hôtes, sorte <strong>de</strong> maîtresse ou <strong>de</strong> maître <strong>de</strong> maison, chargés <strong>de</strong><br />

garantir le bon fonctionnement <strong>de</strong> l’institution.<br />

111 Circulaire DGAS/SDA n° 2002-595 du 10 décembre 2002 relative aux maisons relais.<br />

112 Ce dispositif est né <strong>de</strong> celui que l’on nommait préalablement « pensions <strong>de</strong> familles » issu <strong>de</strong> la<br />

circulaire du 21 avril 1997. Celle du 10 décembre 2002 qui le met professeur, en place etc)<br />

ne change que peu <strong>de</strong><br />

choses par rapport à cet ancien dispositif.<br />

69%<br />

Qualifications <strong>de</strong>s hôtes<br />

4% CESF<br />

27%<br />

Travailleur social<br />

autre (ancien<br />

- 49 -


Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit.<br />

Pour la Direction Générale <strong>de</strong> l’Action Sociale, et ses partenaires tant administratifs<br />

qu’associatifs, le point fort <strong>de</strong> ce dispositif est qu’il ne s'inscrit pas dans une « logique <strong>de</strong><br />

logement temporaire mais bien d'habitat durable, sans limitation <strong>de</strong> durée, et offrant un cadre<br />

semi collectif valorisant la convivialité et l'intégration dans l'environnement social ». Cette<br />

dimension <strong>de</strong>vant favoriser, pour les personnes concernées, une réadaptation sociale « dans un<br />

environnement chaleureux et convivial, dans la perspective <strong>de</strong> leur faire retrouver tous les<br />

aspects <strong>de</strong> la citoyenneté » qu’elles avaient « pu perdre lors <strong>de</strong> leurs « séjours » dans la rue ».<br />

On admettra aisément que cette <strong>de</strong>scription du dispositif « maisons-relais » est assez<br />

intéressante tant dans ses objectifs 113 que par les moyens qu’il mobilise 114 .<br />

113 Objectifs :<br />

Situation psyc holo gique /<br />

psychiat rique pré c aire<br />

Faible nive au <strong>de</strong> re ssourc e s<br />

Pe rs on ne s dé socialis é e s<br />

Lo gique d’h abitat durable Cadre s e m i c olle c tif<br />

(ré )in s e rt ion<br />

dans l’e n viron nem e nt soc ial<br />

Situation d’is ole m e nt ou<br />

d’e xclusion lour<strong>de</strong><br />

114 Plan national <strong>de</strong> renforcement <strong>de</strong> la lutte contre la précarité et l'exclusion : 5000 places en 5 ans. Plan <strong>de</strong> Cohésion<br />

Sociale : création <strong>de</strong> 4 000 places en maisons relais. Objectifs à terme:Une maison pour les agglomérations <strong>de</strong> 50 000 à 100<br />

000 habitants. Deux maisons pour les agglomérations <strong>de</strong> 100 000 à 200 000 habitants. Trois maisons pour celles <strong>de</strong> plus <strong>de</strong><br />

300 000 habitants<br />

- 50 -


L’ensemble <strong>de</strong>s associations spécialisées dans la prise en charge <strong>de</strong>s personnes précarisées<br />

applaudit d’ailleurs ouvertement ce projet, chose assez rare dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’action sociale<br />

pour être souligné.<br />

1<br />

0,8<br />

0,6<br />

0,4<br />

0,2<br />

0<br />

Origine <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> la maison relais<br />

0,0%<br />

Initiative<br />

individuelle<br />

80,0%<br />

Initiative d'une<br />

association<br />

12,0% 8,0%<br />

Initiative d'une<br />

collectivité locale<br />

Initiative <strong>de</strong><br />

l'administration<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit., 2003/2004<br />

Suite à une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du Ministère <strong>de</strong>s Affaires Sociales, du Travail et <strong>de</strong> la Solidarité, la<br />

Direction Générale <strong>de</strong> l’Action Sociale (DGAS) a été saisie en 2004 pour réaliser une étu<strong>de</strong><br />

afin <strong>de</strong> cerner <strong>de</strong> manière exhaustive les profils <strong>de</strong>s populations qui avaient trouvé refuge au<br />

sein <strong>de</strong> ces maisons-relais sur l’ensemble du territoire national. Ayant la charge <strong>de</strong> ladite étu<strong>de</strong>,<br />

j’ai commencé par prendre connaissance <strong>de</strong>s différentes circulaires et directives <strong>de</strong> la DGAS à<br />

ce sujet en débutant par l’ancien système <strong>de</strong>s « pensions familiales ». Tous ces documents<br />

administratifs mettaient en avant le fait que les personnes concernées pouvaient –et surtout<br />

<strong>de</strong>vaient- se situer dans un large éventail <strong>de</strong> « possibilités » : sans domiciles fixes, jeunes<br />

désocialisés, travailleurs immigrés en « fin <strong>de</strong> vie », etc 115 .<br />

Cette hétérogénéité -tant au niveau <strong>de</strong> la répartition par sexe et par âge, que sur le plan du<br />

cheminement socio-économique et familial – est une donnée fondamentale puisque c’est à<br />

partir <strong>de</strong> celle-ci qu’il sera possible <strong>de</strong> réfléchir à la nature <strong>de</strong>s prises en charge et aux<br />

difficultés <strong>de</strong> « sacralisation ». Il s’agit, par conséquent, d’analyser dans un premier temps les<br />

manières dont ladite diversité se décline dans le fonctionnement institutionnel, pour réfléchir<br />

dans un <strong>de</strong>uxième temps autour <strong>de</strong>s modalités d’institutionnalisation <strong>de</strong>sdits rési<strong>de</strong>nts.<br />

115 A noter sur ce point que malgré l’absence <strong>de</strong> contrainte au sein <strong>de</strong> la circulaire, la présence<br />

d’enfants est fortement déconseillée, voire même implicitement interdite puisque « d’autres<br />

structures existent pour eux » (chargé <strong>de</strong> mission, DGAS, 2004).<br />

- 51 -


Les rési<strong>de</strong>nts : Entre hétérogénéité et similitu<strong>de</strong> d’existence116<br />

Afin d’entrer dans le vif du sujet pour ensuite exposer en détail les différentes<br />

« caractéristiques sociales » <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts, il s’agit d’ores et déjà <strong>de</strong> souligner que l’analyse<br />

empirique témoigne, incontestablement, d’une correspondance étroite entre ladite<br />

hétérogénéité voulue par le législateur et les différents vécus présents dans les maisons relais.<br />

En ce qui concerne les données sur le genre par exemple, on peut effectivement constater que<br />

66% <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> ces structures sont <strong>de</strong>s hommes qui ont en moyenne 48 ans. Cela étant à<br />

peu <strong>de</strong> choses près i<strong>de</strong>ntique pour les femmes dont l’âge moyen tourne autour <strong>de</strong> 47 ans. Mais<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s tranches d’âge n’en sont pas moins présentes, <strong>de</strong>s jeunes adultes aux plus <strong>de</strong> 70<br />

ans.<br />

3,2%<br />

<strong>de</strong> 17 à<br />

25<br />

Répartition <strong>de</strong>s hommes selon<br />

l'âge<br />

16,7%<br />

<strong>de</strong> 26 à<br />

35<br />

33,9%<br />

<strong>de</strong> 36 à<br />

50<br />

43,9%<br />

<strong>de</strong> 51 à<br />

70<br />

2,3%<br />

plus <strong>de</strong><br />

70<br />

Répartition <strong>de</strong>s femmes selon l'âge<br />

4,5%<br />

<strong>de</strong> 17<br />

à 25<br />

22,3%<br />

<strong>de</strong> 26<br />

à 35<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

40,2%<br />

<strong>de</strong> 36<br />

à 50<br />

22,3%<br />

<strong>de</strong> 51<br />

à 70<br />

10,7%<br />

plus<br />

<strong>de</strong> 70<br />

<strong>La</strong> cohabitation est d’ailleurs assez difficile entre les plus jeunes et les plus vieux, chaque<br />

partie voyant dans l’autre son propre reflet futur ou passé, rendant dès lors la proximité<br />

spatiale intolérable : « moi, je suis bien ici, c’est comme un chez soi, mais il y en a certains qui<br />

sont mauvais, ils font plein <strong>de</strong> remarques, les jeunes surtout, ils n’ont aucun respect, alors<br />

qu’on est dans la même galère» (Stéphane, 51 ans). Avoir en face <strong>de</strong> soi la vision <strong>de</strong> son très<br />

116 Sources : Lionel Boutet-Civalleri, Tableau <strong>de</strong> bord 2004 du dispositif « Maisons relais », Document<br />

<strong>de</strong> travail, DGAS, Sous dir. <strong>de</strong>s politiques d’insertion et <strong>de</strong> lutte contre les exclusions, bureau PIA,<br />

2003/2004.<br />

- 52 -


possible avenir, détruisant du même coup les rêves que l’on se crée au jour le jour 117 , pousse les<br />

personnes, semble-t-il, à nier l’autre dans toutes les dimensions que l’on partage (ou que l’on<br />

craint <strong>de</strong> partager) avec lui. J’ai eu l’occasion par exemple d’assister à une altercation entre<br />

trois rési<strong>de</strong>nts qui était, à ce titre, très significative. Les <strong>de</strong>ux premiers, qui se trouvaient<br />

ensemble, avaient probablement une petite trentaine, tandis que le troisième semblait n’avoir<br />

plus d’âge. Les « jeunes » s’en sont alors pris à cette personne, sans aucune raison, du moins<br />

apparente, en l’insultant, totalement hilares, <strong>de</strong> tout ce qui pouvait leur passer par la tête « T’as<br />

pas honte le vieux, tu pues c’est atroce. C’est déjà dur <strong>de</strong> venir ici, alors tu pourrais au moins<br />

te laver, c’est pas possible d’être une loque à ce point ».<br />

L’hétérogénéité <strong>de</strong> l’âge semble ainsi déboucher sur une séparation symbolique entre les<br />

différents rési<strong>de</strong>nts 118 . Séparation entretenue <strong>de</strong> part et d’autre <strong>de</strong> la maison relais. Toutefois,<br />

les activités proposées par l’hôte ne diffèrent paradoxalement que très rarement en fonction <strong>de</strong><br />

cette variable : « nous avons toute la misère du mon<strong>de</strong> ici, du jeune paumé qui a quitté ou<br />

qu’on a viré <strong>de</strong> la maison familiale, à la personne âgée complètement détruite et à la limite <strong>de</strong><br />

la sénilité. […] On essaye <strong>de</strong> les faire cohabiter, non pas <strong>de</strong> les faire vivre ensemble. C’est<br />

d’ailleurs ça qu’ils [les rési<strong>de</strong>nts] apprécient, <strong>de</strong> pouvoir rester seuls dans leur chambre s’ils<br />

le souhaitent. Mais on fait quand même en sorte <strong>de</strong> leur proposer <strong>de</strong>s activités communes,<br />

même si cela peut se limiter à regar<strong>de</strong>r la télévision » (Hôtesse – Maison relais - Paris).<br />

Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’état matrimonial <strong>de</strong> ces personnes, la diversité est encore <strong>de</strong> mise : si la<br />

gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s hommes ont toujours été célibataires, les femmes ont majoritairement déjà<br />

connu un mariage ayant débouché sur un divorce ou une séparation. 119<br />

117 Sur ces rêves éveillés chez les SDF, Sylvie Célèrier, op. cit., p.99-100. Cf. également, Vanessa<br />

Stetting, op. cit., in Vincent Cara<strong>de</strong>c, Danilo Martuccelli, op. cit., pp. 43-55.<br />

118 Cette séparation entretenue <strong>de</strong> chaque côté peut du reste être analysée à partir <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong><br />

support. Lire « Pour une sociologie <strong>de</strong> l’individuation », in Vincent Cara<strong>de</strong>c, Danilo Martuccelli, op.<br />

cit.<br />

119 A noter également que les enfants présents au sein <strong>de</strong>s maisons relais (non pris en compte dans<br />

l’enquête) sont pratiquement toujours accompagnés par leurs mères.<br />

- 53 -


Situations familiales au sein <strong>de</strong>s maisons relais<br />

8% 6%<br />

86%<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

Seul<br />

En couple<br />

Avec enfant<br />

Mais pour ceux qui ont été mariés, que ce soit <strong>de</strong>s hommes ou <strong>de</strong>s femmes, la plus gran<strong>de</strong><br />

partie n’entretient plus aucun lien avec leur ancien conjoint, et cela même lorsqu’il y a eu <strong>de</strong>s<br />

enfants.<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

Quant à l’analyse <strong>de</strong>s origines sociales <strong>de</strong> ces rési<strong>de</strong>nts, elle met en évi<strong>de</strong>nce qu’aux<br />

phénomènes <strong>de</strong> reproduction sociale, se mêlent tous les aléas <strong>de</strong> la vie…et <strong>de</strong> la conjoncture<br />

économique : 90% <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts ont ainsi eu <strong>de</strong>s parents d’origine très mo<strong>de</strong>ste, occupant à<br />

l’époque <strong>de</strong>s postes d’ouvriers ou d’employés peu qualifiés ; les 10 % restant ayant eu <strong>de</strong>s<br />

parents cadres.<br />

Existence <strong>de</strong> liens avec l'ancien<br />

conjoint<br />

75%<br />

L’observation semble alors montrer qu’une forte reproduction <strong>de</strong> la misère s’inscrit largement<br />

dans les parcours <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> ces rési<strong>de</strong>nts. Toutefois, une analyse plus fine permet <strong>de</strong> constater<br />

qu’il s’agit plus ici d’un processus progressif <strong>de</strong> fragilisation que d’un héritage <strong>de</strong> carences<br />

éducatives et sociales. Cette distinction est fondamentale puisqu’elle établit que ce n’est pas<br />

tant l’origine sociale <strong>de</strong> l’individu qui conditionne sa « chute » dans la gran<strong>de</strong> pauvreté que le<br />

contexte socio-économique dans lequel il se situe. L’explication <strong>de</strong>sdits parcours <strong>de</strong> vie par<br />

l’origine sociale sous-entendrait que les rési<strong>de</strong>nts ont été handicapés dès leur enfance par une<br />

construction i<strong>de</strong>ntitaire fragile qui ne leur aurait pas permis, une fois adultes, <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> cette<br />

25%<br />

oui<br />

non<br />

- 54 -


précarisation 120 . Pour appuyer ce positionnement, certaines analyses tentent <strong>de</strong> montrer par<br />

exemple que « la très gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s parents éduquent moins les enfants pour en faire<br />

<strong>de</strong>s citoyens qu’ils n’entraînent <strong>de</strong>s sportifs <strong>de</strong> la compétition sociale, <strong>de</strong>s concurrents<br />

préparés <strong>de</strong>puis la plus tendre enfance et même avant la naissance pour accomplir les<br />

meilleures performances possibles dans tous les concours formels et informels qui prési<strong>de</strong>nt à<br />

la conquête <strong>de</strong>s positions sociales, <strong>de</strong>puis l’acquisition <strong>de</strong> la propreté et du langage jusqu’aux<br />

concours conduisant aux gran<strong>de</strong>s écoles » 121 .<br />

0,5<br />

0,4<br />

0,3<br />

0,2<br />

0,1<br />

0<br />

45,7%<br />

Niveau<br />

VI<br />

Niveau scolaire <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts<br />

7,1%<br />

Niveau<br />

VI Bis<br />

33,8%<br />

Niveau<br />

V<br />

7,1% 4,2% 2,3%<br />

Niveau<br />

IV<br />

Niveau<br />

III<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit., 2003/2004<br />

Niveau II<br />

et I<br />

Ce positionnement a certes un intérêt explicatif dans certaines situations, mais son utilisation<br />

120 Cf. sur ce positionnement le rapport <strong>de</strong> la MRIE (Mission régionale d'information sur l'exclusion)<br />

concernant la prévention <strong>de</strong> l’exclusion dès l’enfance selon lequel les problèmes d’ordre i<strong>de</strong>ntitaire et<br />

culturel qui touchent la personne à la fois dans son intériorité et dans sa relation à la communauté<br />

sociale constitue un handicap à son insertion sociale. <strong>La</strong> pauvreté chez l’enfant pourrait <strong>de</strong> cette<br />

façon l’handicaper dans ses capacités à évoluer, à se construire <strong>de</strong>s ressources culturelles, sociales,<br />

etc. Ces difficultés trouveraient leurs origines à <strong>de</strong>ux niveaux : le premier niveau serait celui <strong>de</strong> la<br />

famille qui connaîtrait aujourd’hui une forte crise (précarisation du lien familial, difficulté <strong>de</strong><br />

l’exercice <strong>de</strong> la paternité, contestation <strong>de</strong> l’autorité parentale, crise <strong>de</strong> la transmission <strong>de</strong> valeurs et <strong>de</strong><br />

normes, etc.), fragilisant du même coup le développement <strong>de</strong> l’enfant. Il y aurait ensuite le niveau <strong>de</strong>s<br />

rapports sociaux qui serait soumis également à une profon<strong>de</strong> crise due à l’instabilité sur le marché du<br />

travail. Cela entraînant du coup <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> pauvreté et <strong>de</strong> précarisation au sein même <strong>de</strong>s<br />

familles. D’où dès lors, l’augmentation <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> carences éducatives, sanitaires, et<br />

psychologiques chez les enfants, pouvant amener à terme, à une reproduction sociale <strong>de</strong> la pauvreté.<br />

Ce rapport souligne alors que cet ensemble <strong>de</strong> phénomènes met en place un certain nombre <strong>de</strong><br />

prédispositions à l’exclusion pour les enfants <strong>de</strong> familles très pauvres.<br />

121 Murard Numa, op.cit., p. 38.<br />

- 55 -


pour l’analyse qui nous intéresse ici amènerait à confondre la cause et la conséquence <strong>de</strong><br />

l’arrivée <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts au sein <strong>de</strong>s maisons relais 122 . L’écoute attentive <strong>de</strong>s histoires<br />

individuelles <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers témoigne effectivement que leurs « déchéances » ont été<br />

provoquées principalement par <strong>de</strong>s instabilités professionnelles chroniques qui les ont<br />

totalement usés. Cela est du reste parfaitement illustré par une récente étu<strong>de</strong> du Medical<br />

Research Council et <strong>de</strong> l’Inserm qui atteste, grâce à la mise en place d’une méthodologie<br />

rigoureuse, <strong>de</strong> l’existence d’un important lien entre le stress, l’impression <strong>de</strong> ne « rien<br />

maîtriser » et l’existence d’authentiques désordres psychiatriques. Sachant, et là rési<strong>de</strong> tout<br />

l’intérêt <strong>de</strong> cette recherche, que ces troubles ne préexistaient pas avant l’intégration <strong>de</strong><br />

l’individu sur le marché du travail. Ces données remettent donc en cause partiellement<br />

l’interprétation en termes <strong>de</strong> « carences » initiales.<br />

Il est bien entendu nécessaire pour bien comprendre cela, d’inscrire les parcours <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s<br />

assistés en lien avec une réflexion sur les mo<strong>de</strong>s d’allocation du temps dominants au sein d’un<br />

nombre important <strong>de</strong> cultures socioprofessionnelles <strong>de</strong> notre société, à savoir ceux basés sur la<br />

vision d’un temps monochrone 123 . Ce <strong>de</strong>rnier est effectivement caractéristique d’une approche<br />

séquentielle et linéaire du travail et <strong>de</strong> la vie en général : c’est le dogme du process qui doit<br />

être respecté du début à la fin sous peine d’échec existentiel définitif sans possibilité d’appel :<br />

« On n’a qu’une vie, il ne faut surtout pas la rater » 124 . Situation, on l’image fort bien, qui est<br />

on ne peut plus stressante et déstructurante dans certains cas.<br />

En conséquence, même si les origines sociales <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts expliquent en partie qu’ils n’aient<br />

pas, dans leur gran<strong>de</strong> majorité, suivi <strong>de</strong> longues étu<strong>de</strong>s 125 , c’est le contexte conjoncturel puis<br />

structurel qui entoure les métiers à faible qualification qui expliquent, pour partie, leurs<br />

parcours <strong>de</strong> vie : « moi, j’avais un boulot, j’étais mécano, mais on m’a licencié…après j’ai été<br />

dans une agence d’interim, c’est bien je veux dire, ils permettent <strong>de</strong> trouver du boulot mais<br />

c’est bon pour les jeunes, quand t’as <strong>de</strong>s gosses, c’est autre chose, c’est vachement dur <strong>de</strong><br />

gérer tout ça… » (José, 58 ans).<br />

122 Lire Paul Benkimoun, « Le stress au travail peut déclancher <strong>de</strong>s troubles psychiatrique » in le<br />

Mon<strong>de</strong>, 22/08/07.<br />

123 Edward Hall, <strong>La</strong> danse <strong>de</strong> la vie, temps culturel, temps vécu, Pocket, Paris, 1999 [1ére édition 1983]<br />

124 Michel Sauquet, op. cit., p. 151.<br />

125 Niveau IV : Baccalauréat général, technologique ou professionnel Niveau VI bis : Poursuite<br />

d'étu<strong>de</strong>s pendant au moins 1 an vers un diplôme <strong>de</strong> niveau V ; Niveau IV : Baccalauréat général,<br />

technologique ou professionnel ; Niveau III : BTS (brevet <strong>de</strong> technicien supérieur), DUT (diplôme<br />

universitaire <strong>de</strong> technologie) ; Niveau II et Niveau I : Niveau égal ou supérieur à la licence<br />

- 56 -


Ces rési<strong>de</strong>nts ont effectivement connu dans leur quasi-totalité une instabilité <strong>de</strong> vie qui ne leur<br />

a jamais permis <strong>de</strong> s’en sortir puisque « la précarité affecte profondément celui ou celle qui la<br />

subit, et en rendant tout avenir incertain, elle interdit toute anticipation rationnelle ». Richard<br />

Sennett témoigne parfaitement <strong>de</strong> cette « dynamique négative » lorsqu’il énonce que « le<br />

caractère éparse et fragmentaire <strong>de</strong>s itinéraires individuels non seulement corro<strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité<br />

<strong>de</strong> chacun, mais fait manifestement obstacle à la vie en société. À force d’être ainsi soumis au<br />

changement, l’individu contemporain, privé <strong>de</strong> toute possibilité <strong>de</strong> construire un récit cohérent<br />

<strong>de</strong> sa vie, acquiert la conviction que plus rien n’est immuable et qu’il n’est lui-même<br />

indispensable à personne » 126 .<br />

Le problème majeur qu’ils ont par conséquent rencontré lors <strong>de</strong> leurs existences n’est pas tant<br />

ici la pauvreté que l’instabilité chronique qu’ils ont subie : une personne même mo<strong>de</strong>ste peut<br />

en effet, dès l’instant où elle se situe dans une situation stable lui garantissant une vision à long<br />

terme <strong>de</strong> ses projets, arriver à investir dans l’avenir pour améliorer ses chances <strong>de</strong> promotion<br />

sociale, et notamment celles <strong>de</strong> ses enfants ; ce qu’une personne même légèrement moins<br />

mo<strong>de</strong>ste ne peut faire si elle se trouve dans une situation d’instabilité professionnelle<br />

chronique 127 . Je me souviens ainsi <strong>de</strong> l’histoire d’une femme relatée par Richard Sennett qui<br />

avait réussi à gar<strong>de</strong>r son travail alors même qu’une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> ses collègues avait été<br />

licenciée. Lorsqu’on lui <strong>de</strong>mandait toutefois comment elle avait évolué au fil <strong>de</strong> l’année, elle<br />

répondait invariablement qu’en fait, les choses n’avaient pas réellement changé et qu’elle était<br />

restée au point <strong>de</strong> départ puisque, même si elle avait « survécu » pour un temps, « tout était<br />

toujours à recommencer et que chaque jour, il fallait faire ses preuves ». Et Richard Sennett<br />

d’analyser très justement qu’être perpétuellement menacé finissait par vous ronger 128 . Le verbe<br />

« ronger » semble d’ailleurs <strong>de</strong>s plus approprié pour parler <strong>de</strong> ce phénomène : en effet,<br />

l’instabilité chronique subie a – pour faire très vite - littéralement rongé leurs « dispositions »<br />

matérielles, cognitives, affectives 129 ; ce qui a déterminé négativement par la suite leur capacité<br />

126 Richard Sennett, Le travail sans qualité, Les conséquences humaines <strong>de</strong> la flexibilité, Albin Michel,<br />

Paris, 2000, p. 98<br />

127 Sur ce point, cf. l’analyse <strong>de</strong> Robert Castel sur les déstabilisations <strong>de</strong>s stables, op. cit., 1995<br />

128 Richard Sennett, op.cit., 2000, p. 116.<br />

129 James Coleman, “Social capital in the Creation of Human Capital”, American journal of Sociology,<br />

94, 1988, p. S95-S120, cité par Richard Sennett, op. cit. Cf. également, Danièle Linhart, Aimée<br />

Moutet (dir.), Le travail nous est compté, la construction <strong>de</strong>s normes temporelles du travail, Collection<br />

- 57 -


à « évoluer » au sein <strong>de</strong> la « société ».<br />

Un petit détour vers la psychanalyse pour imager cela n’est du reste pas totalement<br />

désintéressant : on se souvient <strong>de</strong> la symbolisation du « papillon blanc » <strong>de</strong> Saverio Tomasella<br />

décrivant les sensations et les images pouvant émerger chez un enfant qui parle <strong>de</strong> sa place au<br />

sein <strong>de</strong> sa famille. Au regard <strong>de</strong> l’analyse précé<strong>de</strong>nte, il s’avère que cette symbolique peut<br />

s’appliquer parfaitement au ressenti d’un individu placé constamment sous une épée <strong>de</strong><br />

Damoclès : "Je suis un papillon épinglé au mur. Un papillon tout blanc sur un mur blanc.<br />

J'imagine que mes parents [mes difficultés, mes craintes, les incertitu<strong>de</strong>s constantes] sont <strong>de</strong>s<br />

petites souris. Ils viennent me ronger les ailes. Je suis paralysé, ça fait peur." L'enfant<br />

[l’individu] se perçoit comme un objet <strong>de</strong> décoration. Invisible parmi le décor familial [social<br />

et professionnel]. Il n'existe pas. Tout est blanc : il a perdu contact avec lui-même et avec<br />

l'environnement humain. <strong>La</strong> blancheur du mur évoque un état d'isolement, un univers<br />

concentrationnaire. Il n'y a plus <strong>de</strong> relief : ni sensation, ni sens. Les parents [les difficultés, les<br />

craintes, les incertitu<strong>de</strong>s constantes] viennent "grignoter" les forces vives <strong>de</strong> l'enfant<br />

[l’individu], sa confiance et ses capacités d'autonomie : ses possibilités d'envol » 130 en somme.<br />

Il s’agit cependant <strong>de</strong> ne pas voir la totalité <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong>s maisons relais comme les<br />

membres et les <strong>de</strong>scendants d’un sous-prolétariat puisque malgré leurs surreprésentations, il<br />

n’en reste pas moins que toutes les catégories socioprofessionnelles sont représentées, tant au<br />

niveau <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts que <strong>de</strong> leurs parents.<br />

58%<br />

An cie nn es pr ofe ss ion s <strong>de</strong> s r ési<strong>de</strong> nts<br />

(avant e ntr ée dans les m ais on s r elais )<br />

2%<br />

6%<br />

Recherche, <strong>La</strong> Découverte, Paris, 2005<br />

5%<br />

4%<br />

25%<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

Agric ulteurs<br />

Artisants ,<br />

commerc ants<br />

Cadres, prof.<br />

Intellectuelle<br />

professions<br />

intermédiaires<br />

Employés<br />

Ouvriers<br />

130 Tomasella Saverio, <strong>La</strong> psychanalyse : entre corps et éthique…[en ligne], mars 2004, disponible sur<br />

Internet : http://www.psychanalyse-in-situ.fr/boite_a/SaverioCorpsEthique.html<br />

- 58 -


Aussi, un grand éventail d’expériences professionnelles est présent au sein <strong>de</strong>s maisons relais,<br />

mais les situations <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts vis-à-vis <strong>de</strong> l’emploi lors <strong>de</strong> l’enquête démontrent que malgré<br />

leurs –anciennes- différences <strong>de</strong> positions sociales, aucun n’est aujourd’hui mieux loti qu’un<br />

autre. Ils sont ainsi 51% à être « déconnectés » du marché du travail (non inscrits à l’ANPE),<br />

et si l’on y ajoute les chômeurs (inscrits à l’ANPE), ce sont en réalité 68% <strong>de</strong>s moins <strong>de</strong> 65 ans<br />

qui ne travaillent pas. Et au sein <strong>de</strong>s 32% qui travaillent, au travers d’une succession chaotique<br />

<strong>de</strong> petits emplois précaires sans qualification, on ne retrouve aucun lien <strong>de</strong> causalité avec leurs<br />

professions antérieures : en d’autres termes, les anciens cadres présents dans ces structures ne<br />

sont pas mieux protégés ou mieux armés contre toutes les vicissitu<strong>de</strong>s qu’ils rencontrent que<br />

les anciens ouvriers. <strong>La</strong> gran<strong>de</strong> précarité, et <strong>de</strong>rrière cela, l’instabilité sociale et professionnelle<br />

que cela suppose, efface toutes les différences antérieures et rend paradoxalement égaux toutes<br />

les personnes qui la subissent.<br />

Il est peut-être nécessaire malgré tout <strong>de</strong> préciser qu’il ne s’agit pas ici <strong>de</strong> proposer une<br />

explication totalisante pour tout individu confronté à ce type d’instabilité. Il n’est pas question<br />

<strong>de</strong> proposer une théorie <strong>de</strong> l’individu fragmenté au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Plusieurs dimensions<br />

–sociales, professionnelles, familiales, etc.- sont également à prendre en considération et à<br />

intégrer dans une réflexion autour <strong>de</strong> la constitution <strong>de</strong>s rôles et <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités pour expliquer<br />

plus finement les parcours <strong>de</strong> ces assistés 131 .<br />

Problématiques personnelles <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts<br />

Suren<strong>de</strong>ttement<br />

situation <strong>de</strong><br />

grand isolement,<br />

errance<br />

Expulsion<br />

Licenciement<br />

Acci<strong>de</strong>nt<br />

/handicap<br />

Rupture familiale<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

Problèmes <strong>de</strong><br />

santé<br />

0 0,1 0,2 0,3 0,4<br />

131 Cf. pour une telle perspective, Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p 141-238-405<br />

- 59 -


En d’autres termes et sans dénier la responsabilité fondamentale du système économique, la<br />

causalité simple et directe entre l’incertitu<strong>de</strong> du travail et l’érosion <strong>de</strong>s bases <strong>de</strong> la<br />

permanence et <strong>de</strong> la stabilité <strong>de</strong> la vie ne constitue qu’un raccourci pour rendre compte <strong>de</strong> la<br />

complexité <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité sur la constitution <strong>de</strong>s individus. Complexité qu’il s’agit<br />

du reste <strong>de</strong> croiser comme précé<strong>de</strong>mment avec les notions d’espace et <strong>de</strong> temps afin <strong>de</strong> ne pas<br />

réitérer d’autres raccourcis non moins fâcheux pour la pertinence <strong>de</strong> l’analyse 132 : « le temps<br />

est d’abord saisi à travers l’expérience du temps humain. L’homme se temporalise à travers la<br />

diversité <strong>de</strong>s activités humaines et <strong>de</strong>s pratiques sociales et c’est en fonction <strong>de</strong> la mémoire <strong>de</strong><br />

l’expérience individuelle et collective propre à chaque groupe, à chaque aire culturelle, que<br />

les hommes se pensent, pensent l’avenir et anticipent leurs pratiques » 133 .<br />

<strong>La</strong> prise en compte <strong>de</strong> cet ensemble <strong>de</strong> variables démontre alors que l’instabilité sociale et<br />

professionnelle, inscrites dans un contexte socio-historique bien précis et dans une situation<br />

donnée, peut paradoxalement rigidifier tout le cheminement <strong>de</strong> certains individus, empêchant<br />

alors toute idée <strong>de</strong> projet d’émerger: « souvent en bas <strong>de</strong> l’échelle sociale, avec peu <strong>de</strong><br />

diplômes culturels, ces individus ne jonglent pas entre plusieurs rôles sociaux, ne se<br />

dédouanent ni ne se dédoublent, tant ils ont déjà <strong>de</strong> la peine à se prouver à leurs yeux qu’ils<br />

sont, et non pas seulement qu’ils ont, un rôle social. […] En fait, être un rôle est parfois une<br />

manière <strong>de</strong> « résister » à un mon<strong>de</strong> où « l’incertitu<strong>de</strong> » n’est qu’un jeu <strong>de</strong> riches ». 134<br />

Pour en revenir aux <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts et <strong>de</strong> leurs parcours <strong>de</strong> vie et en terminer ainsi<br />

quant à la mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong> la population accueillie dans les maisons relais,<br />

l’analyse <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> leurs revenus finit <strong>de</strong> corroborer cette <strong>de</strong>rnière dimension : <strong>de</strong>s<br />

132 Danilo Martuccelli met très bien en évi<strong>de</strong>nce, via une critique du couple « prévisiblité<br />

/incertitu<strong>de</strong> » par rapport à la diversité <strong>de</strong>s consistances contextuelles au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité,<br />

certaines limites <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong> Richard Sennett concernant les effets <strong>de</strong> la flexibilisation sur la<br />

constitution <strong>de</strong>s individus. Il est toutefois quelque peu discutable d’inscrire un peu trop hâtivement<br />

dans ce débat <strong>de</strong>s arguments faisant appel à <strong>de</strong>s comparaisons internationales en oubliant que les<br />

rapports aux espaces et aux temps ne sont pas forcément transposables. Aussi relativiser comme il le<br />

fait, les effets <strong>de</strong> flexibilisation en faisant référence aux travailleurs du tiers mon<strong>de</strong> qui arriveraient,<br />

malgré la précarité <strong>de</strong> leurs activités, à avoir une stabilité <strong>de</strong> vie est quelque peu hasar<strong>de</strong>ux. Sur ce<br />

point, lire Michel Sauquet, op. cit.<br />

133 Isabelle Billiard, « Les temps cassés. Temps humain, temps productifs. Les enjeux <strong>de</strong>s années<br />

1980-1990 », Les temps <strong>de</strong> notre temps, Revue française <strong>de</strong>s affaires sociales, n°3, 1998<br />

134 Danilo Martuccelli, op.cit., p 233<br />

- 60 -


personnes handicapées, <strong>de</strong> naissance ou suite à un acci<strong>de</strong>nt, côtoient effectivement <strong>de</strong>s rmistes<br />

et <strong>de</strong>s salariés au sein <strong>de</strong> ce mélange <strong>de</strong> vies déchirées. Tout cela faisant <strong>de</strong>s maisons relais un<br />

<strong>de</strong>s systèmes d’hébergement intégrant le « mieux » l’hétérogénéité présent au niveau <strong>de</strong> la<br />

gran<strong>de</strong> pauvreté.<br />

Hétérogénéité et prise en charge<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

C’est d’ailleurs <strong>de</strong> cette fameuse hétérogénéité que se revendique la volonté politique<br />

d’individualiser les prises en charge préalablement évoquées dans l’introduction, puisque la<br />

mixité (tant sexuée que sociale) est « plutôt vue comme une bonne chose […] étant donné<br />

qu’elle est réputée civiliser les hommes et introduire à l’intérieur du centre une <strong>de</strong>s<br />

dimensions essentielles <strong>de</strong> la vie ordinaire » 135 .<br />

Le projet social<br />

L'élaboration du projet social doit se situer très en amont <strong>de</strong> la définition du projet <strong>de</strong> création et<br />

permettre d'en préciser les gran<strong>de</strong>s caractéristiques. Il doit en effet susciter une démarche<br />

partenariale <strong>de</strong> l'ensemble <strong>de</strong>s acteurs concernés pour définir les conditions <strong>de</strong> sa réalisation sur le<br />

plan technique et financier (investissement, fonctionnement et politique <strong>de</strong> re<strong>de</strong>vances) en fonction<br />

<strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong>s publics accueillis.<br />

Le projet social doit viser à l'intégration <strong>de</strong> la structure dans l'environnement social et faciliter<br />

l'articulation avec les acteurs locaux.<br />

Il définit les publics à accueillir et leurs besoins. Ces publics <strong>de</strong>vront présenter, autant que possible,<br />

<strong>de</strong>s profils et <strong>de</strong>s parcours suffisamment variés pour dynamiser la vie sociale interne à<br />

135 Sylvie Célérier, op. cit, p 65<br />

Nature <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts<br />

Salaire<br />

22% 14%<br />

11%<br />

29%<br />

24%<br />

RMI<br />

AAH<br />

Pension d'invalidité<br />

Autres (API,etc)<br />

- 61 -


l'établissement et favoriser son ouverture sur l'extérieur.<br />

So<br />

urce : circulaire n° 2002/595<br />

Les modalités <strong>de</strong> prise en charge <strong>de</strong> ces personnes sont donc marquées par la volonté<br />

d’appliquer à chaque fois <strong>de</strong>s traitements personnalisés. Lesquels étant perçus comme seuls<br />

capables <strong>de</strong> permettre une réinsertion sociale <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts. Il n’est d’ailleurs aucunement<br />

envisageable dans les textes législatifs <strong>de</strong> les traiter collectivement, car cela serait antinomique<br />

avec le caractère sacré <strong>de</strong> l’homme, explicitement revendiqué, qui le pose en tant qu’unité<br />

indivisible. Ainsi, en tant que tel, un rési<strong>de</strong>nt ne peut être institutionnalisé <strong>de</strong> la même manière<br />

que son voisin, puisque cela supposerait qu’il n’ait rien d’unique et qu’il ne soit en<br />

conséquence qu’une chose sur laquelle on doit travailler en appliquant un référentiel d’actions<br />

préprogrammées. D’où cette volonté <strong>de</strong> substituer « une approche différenciée fondée sur les<br />

particularités et les préoccupations <strong>de</strong>s individus à une démarche uniformisée qui entend<br />

offrir <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> traitements i<strong>de</strong>ntiques à tous les individus » 136 .<br />

DES POLITIQUES DE « DECHARGES HUMAINES » ?<br />

Déchets et recyclage.<br />

On constate malgré tout, et à l’inverse <strong>de</strong> tout ce qui est préconisé, que les prises en charge au<br />

sein <strong>de</strong> ces structures sont quasiment i<strong>de</strong>ntiques d’une personne à l’autre. Non pas tant au<br />

niveau <strong>de</strong>s quelques activités mises en place par un travailleur social, suppléé à certains<br />

moments par une personne moins formée que lui 137 , et qui sont proposées <strong>de</strong> manière<br />

individuelle, que par l’absence d’activités réelles « d’intégration », <strong>de</strong> « réinsertion » ou <strong>de</strong><br />

136 Serge Ebersold, op. cit.<br />

137 Dans les cas où il y a un couple d’hôtes, on remarque que la plupart du temps, « l’ancien » doté<br />

d’une certaine expérience, s’occupe <strong>de</strong>s tâches <strong>de</strong> gestion alors que le plus « jeune » remplit les<br />

tâches <strong>de</strong> médiation.<br />

- 62 -


« réadaptation » pour utiliser les termes habituellement employés.<br />

Nom br e d'hôte s par m ais on re lais<br />

18%<br />

82%<br />

un s eul hôte<br />

Couple d'hôtes<br />

Existence d'un gar die n la nuit<br />

70%<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit., 2003/2004<br />

Ce qui ressort effectivement le plus <strong>de</strong> la vie institutionnelle est sans nul doute le vi<strong>de</strong>, incarné<br />

par la quasi absence <strong>de</strong> toute tentative <strong>de</strong> reconstruire quelque chose avec les rési<strong>de</strong>nts. Certes<br />

<strong>de</strong>s activités « artistiques », <strong>de</strong>s réunions collectives -<strong>de</strong>vant la télévision comme nous l’avons<br />

vu plus haut- sont proposées, mais aucune n’intègre directement un travail <strong>de</strong> « réintégration »<br />

comme voulu et énoncé par le législateur. On rétorquera évi<strong>de</strong>ment que lesdites activités vont<br />

dans cette perspective, que la moindre idée <strong>de</strong> « collectif » est un pas vers une resocialisation<br />

possible, mais il n’en reste pas moins qu’elle ne représente en réalité qu’une tentative <strong>de</strong><br />

combler le temps entre le moment présent et la mort biologique <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts, déjà socialement<br />

obsolète (mais pas du tout inutile comme cela sera mis en évi<strong>de</strong>nce plus loin. Ce qui<br />

témoignera alors que les choses sont beaucoup plus complexes qu’un simple exercice pour<br />

« occuper » le temps). Lors d’une réunion interministérielle regroupant le Ministère du<br />

Logement et celui <strong>de</strong>s Affaires Sociales où l’ordre du jour était consacré auxdites maisons, j’ai<br />

ainsi eu l’occasion d’entendre un chargé <strong>de</strong> mission <strong>de</strong> la Direction Générale <strong>de</strong> l’Urbanisme<br />

<strong>de</strong> l’Habitat et <strong>de</strong> la Construction (DGUHC) déclarer que « le public qui nous intéresse est<br />

composé essentiellement <strong>de</strong> personnes que l’on ne pourra jamais réinsérer, <strong>de</strong>s gens qui sont<br />

foutus ». Ce qui du reste trouve une parfaite cohérence avec les propos <strong>de</strong>s travailleurs sociaux<br />

remplissant le rôle d’hôte :<br />

« Vous savez, les côtoyer toute la journée est très difficile, il y a <strong>de</strong>s fois où je n’en peux plus.<br />

On dirait qu’ils font exprès <strong>de</strong> se foutre en l’air. Ils sont déjà au bout du trou mais ils<br />

continuent à boire, à se taper <strong>de</strong>ssus. Vous savez, nous avons une gosse ici, avec sa mère, et il<br />

y a <strong>de</strong>s soirs où ils se tapent <strong>de</strong>ssus, complètement saouls, en beuglant comme <strong>de</strong>s bêtes, et ça<br />

30%<br />

- 63 -<br />

oui<br />

non


juste à côté <strong>de</strong> la gosse…non…(soupir) vous pensez que c’est bon pour un enfant <strong>de</strong> voir ça ! »<br />

(Hôtesse – maison relais – Paris).<br />

Aussi, à l’inverse <strong>de</strong> ce qui est écrit au sein <strong>de</strong> la circulaire, il semble qu’il n’y a aucune<br />

chance <strong>de</strong> retour à la « normale », au traitement <strong>de</strong> droit commun. Ces maisons n’auraient<br />

ainsi comme seule vocation que d’héberger ces gens afin <strong>de</strong> leur donner une fin <strong>de</strong> vie plus<br />

« décente ». En soi, cela ne serait d’ailleurs absolument pas condamnable puisque permettant<br />

au final d’atténuer certaines souffrances et <strong>de</strong> donner aux rési<strong>de</strong>nts « une fin <strong>de</strong> vie moins<br />

difficile ». 138 .<br />

0,6<br />

0,4<br />

0,2<br />

0<br />

Taux <strong>de</strong> satisfaction <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts vis à vis <strong>de</strong>s<br />

maisons relais<br />

37,1%<br />

43,0%<br />

12,7%<br />

Très bonne bonne A ssez bonne M itigée assez<br />

mauvaise<br />

5,8% 1,0% 0,0%<br />

M auvaise<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

Au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces côtés positifs et au vu <strong>de</strong> la multiplication <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> lieux et <strong>de</strong> leurs<br />

fonctionnements internes, un certain nombre <strong>de</strong> questions se posent néanmoins : comment par<br />

exemple, en arrive-t-on à se dire qu’il y a <strong>de</strong>s gens « irrécupérables », <strong>de</strong>s personnes « hors<br />

services » pour toujours ? Sont-ils d’ailleurs à ce sta<strong>de</strong> encore <strong>de</strong>s personnes ? Certains<br />

clameront que « cela est évi<strong>de</strong>nt », que <strong>de</strong>rrière toutes leurs souffrances se cache la dignité<br />

humaine 139 , qu’il est honteux <strong>de</strong> remettre en cause leur i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> personne, etc. Cependant,<br />

avec une telle optique, on ne peut comprendre la réalité et les enjeux qui s’y cachent puisque<br />

138 On constate effectivement que les statistiques témoignent d’une satisfaction assez importante <strong>de</strong>s<br />

rési<strong>de</strong>nts, même si ces données doivent être, bien entendu, relativisées compte tenu <strong>de</strong> la présence<br />

<strong>de</strong>s hôtes lors du renseignement <strong>de</strong>s questionnaires. Cela n’a donc rien à voir avec une structure telle<br />

que le Centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri (CHAPSA) qui était « un lien<br />

dangereux. Racket, vols, usage et trafic <strong>de</strong> drogue, prostitution, bagarres avec coups et blessures à<br />

l’arme blanche, telles sont les manifestations […] relatées dans <strong>de</strong>s cahiers d’enregistrements<br />

quotidiens ». Rapport <strong>de</strong> l’IGAS cité par André Gueslin, op. cit, p. 169<br />

139 Michel Collard Gambiez, Et si les pauvres nous humanisaient, Fayard, Paris, 2004<br />

- 64 -


cela ne constitue que <strong>de</strong>s effusions <strong>de</strong> sentiments renforçant l’opacité du social. 140 Il s’agit aussi<br />

<strong>de</strong> se poser les bonnes questions : la première étant <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si une machine peut être<br />

jetée ? Oui, bien sûr que oui, si elle est obsolète, on la met dans une décharge et on la<br />

remplace. C’est très simple et d’ailleurs le système d’élimination <strong>de</strong>s déchets n’a <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong><br />

s’améliorer dans ce sens.<br />

Un objet « jeté » peut-il avoir une utilité sociale et politique ? Certainement au vu du poids<br />

économique que prend aujourd’hui le travail <strong>de</strong> recyclage <strong>de</strong>s « ordures » et la communication<br />

s’y rattachant. D’un autre côté alors, une personne peut-elle être jetée ? Non évi<strong>de</strong>mment, et<br />

pourtant…? Dès l’instant où l’on considère qu’un homme est « irrécupérable », qu’on ne peut<br />

plus le « (re)socialiser », que la seule solution est <strong>de</strong> le mettre dans un endroit pour qu’il<br />

s’éteigne peu à peu, n’admettons-nous pas alors qu’il s’agit ni plus ni moins d’un « déchet » ?<br />

Si cela était du reste un cas exceptionnel –reste à savoir à quoi on pourrait rapporter un tel<br />

adjectif- on pourrait se dire que c’est triste mais que cela doit sans doute arriver <strong>de</strong> temps à<br />

autre. Mais dès le moment où cela concerne <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> personnes et où on institutionnalise<br />

<strong>de</strong>s « déchetteries humaines », ou du moins <strong>de</strong>s établissements qui s’en rapprochent, ne<br />

<strong>de</strong>vrait-on pas s’inquiéter ? Car à en croire les différents discours analysés précé<strong>de</strong>mment, il<br />

semble qu’il s’agit bien ici <strong>de</strong> « déchetteries », quel autre nom d’ailleurs donner à un tel<br />

endroit ? Une « décharge », même décorée <strong>de</strong> mille guirlan<strong>de</strong>s et rebaptisée « maison <strong>de</strong> la<br />

félicité » n’en reste pas moins une « décharge » 141 .<br />

On pourrait bien entendu rétorquer que la situation au sein <strong>de</strong> ces institutions est mille fois<br />

meilleure que celle qui prévalait au début du siècle. Cela va évi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> soi et personne ne<br />

peut prétendre remettre en question cette évolution positive. Mais, il s’agit <strong>de</strong> comprendre<br />

qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces modifications, <strong>de</strong> toutes ces améliorations, la logique (très grossièrement<br />

140 Présentation <strong>de</strong> Robert Castel in Erving Goffman, op. Cit., p. 8.<br />

141 Sur ce sujet, Patrick Declerck, op. cit. : la thèse qui y ait défendue consiste à dire que les grands<br />

exclus sont condamnés à une errance permanente et qu'ils ne "s'en sortiront" jamais puisque<br />

l'ensemble <strong>de</strong> leurs problématiques n’est pas pris en compte (familiale, professionnelle, sociale et<br />

surtout psychologique). C'est pourquoi on ne leur propose qu'une "charité hystérique", fragmentée,<br />

caractérisée par "l'amateurisme" et la volonté illusoire (mais consciente) d'un retour à l'emploi. P.<br />

Declerck en tire comme conclusion qu'il y a là une forme <strong>de</strong> "sadisme inconscient » <strong>de</strong> la société (à<br />

travers les différentes institutions). Il y a donc pour lui une "collusion" entre associations et pouvoirs<br />

publics : ils agissent "sans contrôle <strong>de</strong> qualité, sans capitalisation <strong>de</strong>s savoirs et sans pensée<br />

stratégique", éléments indispensables pour résoudre le problème <strong>de</strong> la pauvreté selon cet auteur (cf.<br />

ASH du 28 décembre 2001).<br />

- 65 -


etranscrite ci-après) reste pourtant la même : stocker et recycler les inutiles <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> selon<br />

<strong>de</strong>s modalités qui changent en fonction <strong>de</strong>s modifications <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> morales sociales 142 .<br />

<strong>La</strong> question suivante (et la plus intéressante du reste) amène alors à s’interroger sur l’utilité <strong>de</strong><br />

ces « déchets humains », pour utiliser une expression qui n’a <strong>de</strong> pertinence qu’à travers sa<br />

dimension imagée. <strong>La</strong> prochaine partie <strong>de</strong> cette recherche consacrée à l’analyse <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité sur les politiques sociales et médico-sociales montrera, en réponse à cette<br />

interrogation, que les choses sont, en la matière, plus complexes qu’elles n’y paraissent.<br />

<strong>La</strong> partie précé<strong>de</strong>nte ne doit, par ailleurs, pas donner l’impression que les rési<strong>de</strong>nts sont tous<br />

<strong>de</strong>s êtres totalement désocialisés, dont même le caractère d’humain ne semble plus une<br />

évi<strong>de</strong>nce, telle l’image présente dans l’œuvre <strong>de</strong> Patrick Declerck, d’un homme étalé sur le sol<br />

d’une douche d’un centre d’urgence en train d’être lavé au balai brosse par un moniteur,<br />

symbole <strong>de</strong> la déqualification la plus extrême 143 . Il y a également ceux qu’on ne saurait<br />

différencier du commun <strong>de</strong>s mortels, ceux dont la problématique « d’obsolescence » ne se<br />

manifeste qu’au sein <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> production institutionnelle.<br />

Il est effectivement vrai que lorsque « les néons ne sont pas trop crus, les murs pas trop grêlés<br />

et l’espace pas trop laissé au vi<strong>de</strong>, si on oublie les lour<strong>de</strong>s portes <strong>de</strong>s entrées qui « abritent »<br />

ces femmes [les femmes qui contactent le 115], on peut se croire dans n’importe quel ailleurs,<br />

très ordinaire. Et si rien ne vous distingue <strong>de</strong>s sans-abri, un badge par exemple, vous êtes<br />

142 D’ailleurs, les avancées <strong>de</strong> la morale sociale ne sont pas toujours celles que l’on croit : « Le vrai<br />

mendiant trouve toujours, auprès <strong>de</strong>s services municipaux ou <strong>de</strong>s associations caritatives, l’assistance<br />

dont il a besoin. […] Mais aujourd’hui, mettre en place un réseau <strong>de</strong> services et <strong>de</strong> points d’accueil ne<br />

suffit plus. Il faut inventer <strong>de</strong>s formes nouvelles d’interventions et <strong>de</strong> dialogues. L’expérimentation<br />

d’équipes techniques <strong>de</strong> rue est une voie : elle sera d’autant plus efficace que <strong>de</strong>s limites auront été<br />

données –et maîtrisées – à l’invasion <strong>de</strong>s lieux publics principaux » Jean Paul Alduy, « Mendicité et<br />

convivialité, le dilemme <strong>de</strong>s maires », Le figaro, 23 août 1995, cité in Bruzulier et Hau<strong>de</strong>bourd,<br />

op.cit., p. 84. Sur l’utilité sociale et politique <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> population, lire Michel Foucault, op. cit.,<br />

1975.<br />

143 On pourra également penser ici aux images tristement célèbres <strong>de</strong>s sévices infligés par les gar<strong>de</strong>s<br />

au sein <strong>de</strong> la prison <strong>de</strong> Guantanamo témoignant à la fois d’une déqualification extrême et d’un<br />

rapprochement évi<strong>de</strong>nt avec <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s proprement humaines (notamment sexuelles). Cela<br />

témoigne bien alors qu’il ne faut en aucun cas confondre « déqualification » et « déshumanisation ».<br />

Au risque sinon <strong>de</strong> ne jamais comprendre les conséquences <strong>de</strong> ces actes tant au niveau <strong>de</strong>s<br />

« victimes » que <strong>de</strong>s « bourreaux ». Se reporter infra. Chapitre 3. partie II.<br />

- 66 -


interpellée, perçue peut-être comme sans abri vous-même » 144 .<br />

De même que la plupart du temps, force est <strong>de</strong> constater que ces assistés peuvent mettre en<br />

place <strong>de</strong>s adaptations secondaires, c'est-à-dire tout ce qui permet « à l’individu d’utiliser <strong>de</strong>s<br />

moyens défendus, ou <strong>de</strong> parvenir à <strong>de</strong>s fins illicites (ou les <strong>de</strong>ux à la fois) et <strong>de</strong> tourner ainsi<br />

les prétentions <strong>de</strong> l’organisation relatives à ce qu’il <strong>de</strong>vrait faire ou recevoir, et partant à ce<br />

qu’il <strong>de</strong>vrait être. Les adaptations secondaires représentent pour l’individu le moyen <strong>de</strong><br />

s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne tout naturellement » 145 .<br />

Les résultats <strong>de</strong> l’enquête montrent d’ailleurs que loin d’être totalement seuls, une gran<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts ont encore <strong>de</strong>s liens familiaux, avec <strong>de</strong>s enfants ou <strong>de</strong>s parents notamment,<br />

même si généralement, ces <strong>de</strong>rniers ne sont pas forcément avertis <strong>de</strong> tous les détails <strong>de</strong> la vie<br />

<strong>de</strong> leurs proches « je vois encore mon fils, lui ça va, il s’en sort, je lui donne ren<strong>de</strong>z-vous dans<br />

un parc ou quelque chose comme ça, je veux pas qu’il sache que son père est <strong>de</strong>venu comme<br />

ça » (Alain, 55 ans).<br />

Existence <strong>de</strong> liens avec les<br />

enfants<br />

27%<br />

73%<br />

oui<br />

non<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

Toujours dans le même sens mais avec une légère nuance, les relations avec les parents se font<br />

plus, semble-il, au travers <strong>de</strong>s conversations téléphoniques, les contacts physiques se faisant<br />

très rares.<br />

144 Sylvie Célérier, op.cit., p 26<br />

145 Erving Goffman, op.cit., p. 245<br />

- 67 -


EMBED Excel.Chart.8 \s<br />

Les parents sont-ils en vie ?<br />

47% oui<br />

Liens existants avec les parents<br />

27%<br />

73%<br />

Sources : Lionel BOUTET-CIVALLERI, op. cit..<br />

Mais malgré tout, le traitement social et institutionnel qu’ils subissent, surpasse largement<br />

cette hétérogénéité pour ne voir en eux que <strong>de</strong>s êtres définitivement perdus, et cela à contrario<br />

<strong>de</strong> ce qu’enten<strong>de</strong>nt imposer les textes législatifs. Les discours sont donc tous, d’une manière<br />

ou d’une autre, remplis d’un fatalisme, justifié ou non d’ailleurs. Le fait est tout simplement<br />

que les rési<strong>de</strong>nts sont englobés par la même vulgate, marquée à la fois par son caractère<br />

récurrent et extrêmement fluctuant. 146 Il y a effectivement <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> discours en<br />

fonction du lieu et du moment où ils sont émis, mais tout ce qui a lieu en aparté, en arrive<br />

pratiquement toujours, à un moment ou à un autre, à la même conclusion précé<strong>de</strong>mment citée.<br />

<strong>La</strong> responsabilisation.<br />

Il faut également ajouter qu’une forte dimension accusatrice prend le sillage <strong>de</strong> ce fatalisme.<br />

<strong>La</strong> responsabilité est en effet souvent placée à leur niveau : « On ne peut pas toujours excuser<br />

les gens, ils sont grands et doivent se prendre en charge tout seul » (Hôte, maison relais). « De<br />

146 Le caractère contradictoire <strong>de</strong>s discours entourant ces assistés sera par la suite explicité à partir du<br />

concept d’orientation. Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op.cit., 2006<br />

53%<br />

oui<br />

non<br />

- 68 -<br />

non


toutes façons, ils ne veulent pas travailler, vous savez, c’est triste à dire mais certains se<br />

complaisent dans leur situation » (chargé <strong>de</strong> missions, DGAS). <strong>La</strong> pauvreté, ou plutôt les<br />

individus qui s’y rattachent administrativement, étant dès lors perçus exclusivement <strong>de</strong><br />

manière négative 147 . Les rési<strong>de</strong>nts sont vus comme responsables <strong>de</strong> leur situation, et leur<br />

i<strong>de</strong>ntité même d’individu à part entière est remise en question :<br />

« […] ils me tapent sur le système quelquefois, je peux rien faire…il y a ceux qui sont<br />

toujours <strong>de</strong>rrière moi pour me raconter leurs malheurs –lesquels sont, je vous l’avoue,<br />

incompréhensibles la plupart du temps-, et il y a les autres qui se tapent <strong>de</strong>ssus après avoir<br />

trop bu. Mince, je veux bien être gentille mais il y a <strong>de</strong>s fois où je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> où je suis<br />

tombée […]. De toutes façons je pense partir d’ici quelques mois, j’ai pas envie <strong>de</strong> laisser ma<br />

santé pour rien » (Hôtesse).<br />

Le « rien » étant ici <strong>de</strong>s plus significatif puisqu’il dénote que l’on a définitivement arrêté <strong>de</strong><br />

considérer comme possible une amélioration pour ces individus. C’est alors leur nature<br />

intrinsèque (difficilement modifiable) qui est ici responsable, et non l’environnement<br />

(modifiable) dans lequel ils se situent. On pourrait <strong>de</strong> fait rapprocher une telle vision d’une<br />

définition <strong>de</strong> la pauvreté comme dégradation éthique et sociale faisant que « ceux qui se<br />

trouvent à présent exclus <strong>de</strong> notre système économique [le sont] par hasard, par malchance ou<br />

par suite <strong>de</strong> leur incompétence » 148 .<br />

Une très gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s travailleurs sociaux empruntent d’ailleurs, contre toute attente, ce<br />

type <strong>de</strong> discours. Les contacts entretenus avec les personnes en difficulté usent et énervent par<br />

l’absence d’amélioration <strong>de</strong> leur situation. L’exaspération est omniprésente dans toutes les<br />

conversations. Du « j’en ai marre <strong>de</strong> ce boulot » (Chargé <strong>de</strong> mission RMI Conseil Général) au<br />

« c’est un travail super, surtout quand tu peux ai<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s gens vraiment motivés, qui veulent<br />

s’en sortir et qui s’en donnent les moyens » (chef <strong>de</strong> projet DSU – Essonne), toutes les phases<br />

<strong>de</strong> l’accusation y passent. Entre dénonciations crues et édulcorations détournées, la<br />

culpabilisation fait partie intégrante <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pensées. Ces travailleurs semblent ainsi<br />

remplir le rôle d’entrepreneurs <strong>de</strong> morale au sens <strong>de</strong> Howard S. Becker, en tentant vainement<br />

147 Bronislaw Geremek, op.cit.<br />

148 John Kenneth Galbraith, L’Ere <strong>de</strong> l’opulence, Paris, 1961, p. 308. Cité par Bronislaw Geremek,<br />

op.cit., p. 10.<br />

- 69 -


d’imposer leurs propres normes face à <strong>de</strong>s conduites qu’ils jugent pathologiques 149 , ce qui les<br />

pousseraient alors à considérer les assistés comme inférieurs et responsables <strong>de</strong> leurs<br />

déchéances. 150<br />

« Si le reclus viole le règlement, le personnel aura d’autant plus tendance à considérer ce fait<br />

comme un coup porté à son propre système <strong>de</strong> valeurs qu’il en considère l’auteur comme un<br />

être humain ; parce qu’il attend d’une créature raisonnable une réaction « raisonnable », le<br />

personnel ressent comme une offense ou une provocation qui excite sa colère tout manquement<br />

du reclus aux réactions qu’on attend <strong>de</strong> lui » 151 .<br />

Mais cela ne se fait toutefois pas sans une certaine ambivalence : la dénonciation <strong>de</strong> l’individu<br />

ne reste, en effet, jamais très loin <strong>de</strong> celle du « système ». Il y a une articulation plus ou moins<br />

confuse chez les professionnels du social entre un discours individualisant l’origine <strong>de</strong> la<br />

pauvreté et celui qui replace le contexte socio-économique dans le cadre explicatif. Tel est, par<br />

exemple, le cas pour Jeanne, professionnelle <strong>de</strong> l’action sociale <strong>de</strong>puis quinze ans, <strong>de</strong>venue<br />

cadre <strong>de</strong>puis une dizaine d’années au sein d’une administration communale. Lors <strong>de</strong>s<br />

discussions « non professionnelles » regroupant plusieurs <strong>de</strong> ses amis, travaillant également<br />

dans le même secteur, elle se disait habituellement outrée par la situation <strong>de</strong>s pauvres en<br />

France car c’était « vraiment dégueulasse que l’on puisse crever <strong>de</strong> faim aujourd’hui » et que<br />

<strong>de</strong> toutes façons « les politiques s’en fichent, qu’ils sont très bien avec leurs petits privilèges ».<br />

Et d’enchaîner sur une dénonciation <strong>de</strong>s mesures du ministre <strong>de</strong> l’Intérieur <strong>de</strong> l’époque jugées<br />

« répressives » et « inappropriées » puisque « ce n’est pas en foutant les pauvres en prison<br />

qu’on réglera le problème ». Puis, lorsqu’elle se mettait à parler plus concrètement <strong>de</strong> son<br />

travail quotidien, son discours changeait radicalement et intégrait une attitu<strong>de</strong> dénonciatrice<br />

<strong>de</strong>s personnes en difficulté : « J’en ai marre <strong>de</strong> ce boulot, ils [les personnes en difficulté<br />

d’insertion] viennent <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>, mais ils ne font rien pour améliorer leurs situations.<br />

De toutes façons, il y en a qui sont bien comme ça, ils reçoivent <strong>de</strong>s prestations alors qu’ils ne<br />

travaillent pas, c’est donc tout bénéf pour eux ».<br />

Cette ambivalence n’est par ailleurs pas le monopole <strong>de</strong>s professionnels <strong>de</strong> « terrain », elle est<br />

largement présente au sein même <strong>de</strong>s politiques. Ainsi, le plan <strong>de</strong> cohésion sociale du ministre<br />

149 Jeannine Ver<strong>de</strong>s-Leroux, Le travail social, Edition <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1978<br />

150 Cf. Sur ce point, Ruwen Ogien, Théories ordinaires <strong>de</strong> la pauvreté, PUF, Paris, 1983<br />

151 Erving Goffman, op.cit., p. 129<br />

- 70 -


Jean-Louis Borloo était constitué par le même paradoxe i<strong>de</strong>ntifiable dès la première page.<br />

Paradoxe qu’il reprit d’ailleurs dès les premiers moments <strong>de</strong> la présentation dudit plan aux<br />

professionnels <strong>de</strong> la DGAS : « <strong>La</strong> force d’une nation est dans sa ressource humaine. Un pays<br />

n’est puissant que par les hommes et les femmes qui le composent, par l’envie qu’ils ont <strong>de</strong><br />

vivre et <strong>de</strong> construire ensemble, par le rayonnement <strong>de</strong> leur confiance dans l’avenir et par la<br />

cohésion sociale qui les unit. <strong>La</strong> prospérité économique est indissociable <strong>de</strong> la prospérité<br />

sociale ».<br />

Cette posture interprétative arrive alors à joindre ensemble <strong>de</strong>ux paradigmes distincts, tout en<br />

donnant l’impression d’une relation symétrique entre ces <strong>de</strong>rniers. «L’envie <strong>de</strong> vivre et <strong>de</strong><br />

construire ensemble » qui sous-entend une vision <strong>de</strong> la société issue <strong>de</strong> l’agrégation <strong>de</strong>s<br />

motivations individuelles est ainsi accompagnée d’une référence à « la cohésion sociale qui<br />

unit [les hommes] ». Mais le fait <strong>de</strong> joindre ensemble ces <strong>de</strong>ux positions, par <strong>de</strong>s mécanismes<br />

plus ou moins conscients, n’empêche pas malgré tout que la vision d’une société déterminée<br />

par l’action <strong>de</strong> ses membres soit largement dominante. Il est ainsi courant d’entendre, au sein<br />

<strong>de</strong>s réunions ministérielles, <strong>de</strong>s discours dénonçant l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s assistés. Tel par exemple un<br />

directeur d’une Direction Régionale <strong>de</strong>s Affaires Sociales qui, lors d’une séance <strong>de</strong> travail sur<br />

la participation <strong>de</strong>s usagers au sein <strong>de</strong>s services publics, a rappelé cinq fois en l’espace d’une<br />

heure et <strong>de</strong>mie, qu’on « ne pouvait rien faire si les usagers mettaient <strong>de</strong> la mauvaise volonté et<br />

refusaient <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> la dépendance vis-à-vis <strong>de</strong> l’Etat » ; ou encore ce chargé <strong>de</strong> mission à la<br />

DGAS, responsable <strong>de</strong>s questions autour <strong>de</strong> « l’accès aux droits » <strong>de</strong>s usagers : « on est<br />

vraiment contrarié dans notre groupe <strong>de</strong> travail, on partage tous une certaine fibre humaniste,<br />

c’est pour cela d’ailleurs qu’on travaille dans ce champ. Mais je dois bien avouer qu’on est le<br />

plus souvent désemparé face à l’inertie <strong>de</strong>s personnes que l’on doit toucher. […] <strong>La</strong> non-<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s usagers est terrible car même avec la meilleure volonté du mon<strong>de</strong>, s’ils ne<br />

bougent pas, s’ils ne réagissent pas, on ne pourra rien pour eux ».<br />

Le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> ces politiques rési<strong>de</strong> donc dans le fait que l’action sociale est perçue comme<br />

un moyen global <strong>de</strong> résoudre le problème <strong>de</strong> la pauvreté dont l’origine se situe malgré tout au<br />

niveau <strong>de</strong> l’individu. <strong>La</strong> dominance <strong>de</strong> cette position ne signifiant toutefois pas qu’elle est<br />

exclusive. L’idée d’une responsabilisation <strong>de</strong>s mécanismes économiques et sociaux dans la<br />

pauvreté continue effectivement d’avoir une certaine place dans les propos tenus. C’est par<br />

conséquent cela qui donne toute la complexité à ce discours car en conférant aux formulations<br />

- 71 -


actuelles <strong>de</strong> la question sociale une image <strong>de</strong> consensus généralisé -parce que réunissant les<br />

<strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue en un seul-, le phénomène qui nous intéresse s’en trouve par là même<br />

largement complexifié.<br />

Entre rapports <strong>de</strong> domination et l’éthos travail, une troisième voie possible ?<br />

Cette proximité entre sacralisation et désacralisation peut du reste s’analyser <strong>de</strong> différentes<br />

manières.<br />

L’Etat libéral et la responsabilisation <strong>de</strong>s pauvres<br />

Il est tout d’abord possible <strong>de</strong> citer les étu<strong>de</strong>s voulant que ladite proximité soit la résultante<br />

d’un changement <strong>de</strong> paradigme au niveau sociétal caractérisé par le passage progressif d’un<br />

régime social démocrate (Etat social) à un régime libéral, modifiant alors par là même<br />

l’endossement <strong>de</strong> la responsabilité <strong>de</strong> la pauvreté.<br />

Dans l’Etat social, c’est en effet l’Etat qui endosse la responsabilité <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong>s<br />

transformations qui affectent la mobilisation et l’utilisation <strong>de</strong>s forces productives, alors que<br />

dans l’Etat libéral, c’est l’individu qui doit répondre <strong>de</strong> sa situation. « L’intégration » à la<br />

société ne serait alors plus fondée dans ce nouveau paradigme sur l’action <strong>de</strong> l’Etat et <strong>de</strong>s<br />

institutions, mais sur la capacité du « travailleur » à s’y inscrire. Aussi, lors d’un processus<br />

« d’exclusion », voire même <strong>de</strong> « fragilisation sociale », l’assisté se verrait considéré comme<br />

responsable <strong>de</strong> sa situation puisque n’ayant pas eu « la volonté <strong>de</strong> contribuer activement et <strong>de</strong><br />

manière constructive au développement <strong>de</strong> la société » 152 . Au final et pour faire simple, si les<br />

pauvres persistent à exister, cela ne serait alors dû qu’à leurs caractéristiques personnelles<br />

(fainéants, préférant les ai<strong>de</strong>s sociales plutôt que travailler, ayant peur <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> risques,<br />

etc.). Dans un tel mon<strong>de</strong>, les politiques publiques <strong>de</strong> lutte contre la pauvreté n’auraient en<br />

somme comme finalité que <strong>de</strong> contraindre ces « mauvaises personnes » à sortir <strong>de</strong> leurs<br />

situations : « si le chômage augmente, on va supprimer les allocations chômage qui incitent à<br />

ne pas travailler : l’individu est alors dorénavant responsable <strong>de</strong> son temps propre, du temps<br />

vécu. [il] sera jugé moralement au récit <strong>de</strong> sa vie. Aucun détail ne sera laissé dans l’ombre :<br />

ainsi <strong>de</strong>vra-t-il rendre compte du temps <strong>de</strong> sommeil qu’il s’est accordé ou <strong>de</strong> la manière dont<br />

152 Serge Ebersold, op.cit., p. 7<br />

- 72 -


il a appris à ses enfants à parler. Même s’il est peu <strong>de</strong> choses dans notre vie que nous<br />

puissions contrôler […] notre responsabilité est sans limite » 153 .<br />

L’organisation sociale ne serait tout simplement plus perçue dans ce cadre comme productrice<br />

<strong>de</strong> citoyenneté (constituée par l’ensemble <strong>de</strong>s relations sociales codifiées selon les normes<br />

dominantes). Et cela à l’avantage en quelque sorte <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière, puisque dorénavant saisie,<br />

à l’inverse, comme (seule) fondatrice <strong>de</strong> ladite organisation. 154<br />

Ce type d’explications se rapproche du reste très fortement <strong>de</strong>s conceptions « marxistes » <strong>de</strong><br />

l’Etat. Les actions entreprises par ce <strong>de</strong>rnier en matière d’actions sociales sont effectivement<br />

souvent interprétées comme <strong>de</strong>s moyens d’instrumentalisation permettant <strong>de</strong> légitimer les<br />

orientations politiques en matière économique et financière : la responsabilisation individuelle<br />

<strong>de</strong>s assistés dédouanerait l’Etat <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong>s politiques menées. Il ne serait alors<br />

« rien <strong>de</strong> plus que la forme <strong>de</strong> l’organisation que les bourgeois sont forcés <strong>de</strong> se donner tant à<br />

l’extérieur qu’à l’intérieur, pour garantir mutuellement leurs propriétés et leurs intérêts » 155 .<br />

Un léger approfondissement sur ce que cela sous-entend en matière <strong>de</strong> définition <strong>de</strong> l’Etat<br />

n’est ici pas superflue afin d’éviter tout simplisme d’interprétation tel que pourrait le laisser<br />

supposer la définition précé<strong>de</strong>nte. Cette <strong>de</strong>rnière ne doit effectivement pas être analysée<br />

comme un témoignage d’un « pouvoir imposé du <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la société » puisque l’Etat y est en<br />

réalité perçu comme « l’aveu que la société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec<br />

elle-même […] ». « Pour que les antagonistes, les classes aux intérêts opposés ne se<br />

consument effectivement pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un<br />

pouvoir qui, placé en apparence au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la société, doit estomper le conflit, le maintenir<br />

dans les limites <strong>de</strong> l’ordre ; et ce pouvoir, né <strong>de</strong> la société, mais qui se place au-<strong>de</strong>ssus d’elle<br />

et lui <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus étranger, c’est l’Etat » 156 . Il n’est <strong>de</strong> la sorte pas considéré comme<br />

extérieur ou au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la société, mais plutôt comme « fragment <strong>de</strong> la société qui s’érige<br />

au-<strong>de</strong>ssus d’elle, ajoutant aux fonctions socialement nécessaires (à un moment donné) <strong>de</strong>s<br />

153 Richard Sennett, op.cit., p.146<br />

154 Serge Ebersold, op. cit.<br />

155 Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie alleman<strong>de</strong>, éditions sociales-Messidor, Paris, 1992, p.<br />

154. [1ére édition : 1926]<br />

156 Friedrich Engels, L’origine <strong>de</strong> la famille, <strong>de</strong> la propriété privée et <strong>de</strong> l’Etat, Editions sociales-<br />

Messidor, Paris, 1954, p. 156 [1ére édition : 1884]<br />

- 73 -


superfétations permises par l’exercice du pouvoir » 157 . Aussi, tout en étant l’instrument <strong>de</strong> la<br />

classe dominante, il constitue également le garant <strong>de</strong> l’intégration sociale.<br />

Il s’agirait ainsi <strong>de</strong> ne pas analyser l’Etat « comme le pouvoir <strong>de</strong>s seuls monopoles mais<br />

comme la résultante d’une imbrication <strong>de</strong> contradictions : contradictions d’intérêts entre les<br />

différentes fractions du capital et à l’intérieur <strong>de</strong> chacune, contradictions entre le particulier<br />

et le général, le court et le long terme, contradictions entre classes dominantes et classes<br />

dominées, contradictions entre l’économie, le social, le politique, l’institutionnel, le culturel,<br />

l’idéologie, contradictions internes à l’appareil d’Etat, contradictions liées à<br />

l’internationalisation <strong>de</strong>s économies et <strong>de</strong>s sociétés. L’Etat doit en conséquence être analysé<br />

comme « système contradictoire intégré » 158 .<br />

L’Etat arriverait donc à mettre en oeuvre <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> régulation <strong>de</strong> ce système sur la base<br />

<strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> forces s'exprimant dans la société ; ce qui lui permettrait tout à la fois <strong>de</strong><br />

résoudre ou <strong>de</strong> dépasser certaines d'entre elles, d'en intégrer la plupart, dans un projet, <strong>de</strong>s<br />

orientations, une politique globale, à moyen ou long terme, <strong>de</strong> cohésion sociale, <strong>de</strong><br />

reproduction (élargie) <strong>de</strong>s rapports sociaux et finalement du système 159 .<br />

D’où le possible intérêt d’une responsabilisation <strong>de</strong>s pauvres parallèlement à la mise en place<br />

<strong>de</strong> politiques sociales et médico-sociales minimales puisque cela constituerait une sorte <strong>de</strong> tour<br />

<strong>de</strong> passe-passe politique pour décaler les regards <strong>de</strong>s réelles origines <strong>de</strong>s problèmes sociaux et<br />

économiques.<br />

Néanmoins, même si l’on accepte le fait qu’il y ait une hégémonie <strong>de</strong> l’Etat sur la société<br />

civile (définie par l’ensemble <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> pensées, <strong>de</strong>s organisations, <strong>de</strong>s idéologies et <strong>de</strong><br />

leurs moyens <strong>de</strong> diffusion) 160 qui reposerait autant sur la coercition que sur l’idéologie<br />

démocratique, permettant au final aux « dominants » d’agir à un niveau super structurel et <strong>de</strong><br />

faire ainsi intégrer aux « dominés » certaines dimensions <strong>de</strong> leur conception du mon<strong>de</strong>, on peut<br />

réellement s’interroger sur les capacités d’une seule classe à faire incorporer à l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

157 Henri Lefebvre, Sociologie <strong>de</strong> Marx, PUF, Paris, 1966, p. 105.<br />

158 Pierre Baudy, L’Etat stratège [en ligne], éditions ouvrières, 1991. Disponible sur internet :<br />

www.espaces-marx.eu.org<br />

159 Ibid.<br />

160 Jean-Marc Piotte, <strong>La</strong> pensée politique <strong>de</strong> Gramsci [en ligne], Les classiques <strong>de</strong>s sciences sociales,<br />

Edition électronique, bibliothèque uqac.uquebec, 1970. [Mise à jour : 26/11/2006]. Disponible sur<br />

Internet : http://classiques.uqac.ca/contemporains/piotte_jean_marc/pensee_<strong>de</strong>_gramsci/pensee_<strong>de</strong>_gramsci.html<br />

- 74 -


individus sa propre conception <strong>de</strong> la pauvreté. Notamment et surtout chez les travailleurs<br />

sociaux qui reprennent avec force, bien que <strong>de</strong> manière contradictoire, tout ce discours. Il est<br />

en effet frappant <strong>de</strong> voir à quel point cette vision <strong>de</strong> l’assisté responsable <strong>de</strong> sa situation est<br />

autant partagée, que ce soit au sein <strong>de</strong> la DGAS, <strong>de</strong>s associations (d’usagers, <strong>de</strong> parents<br />

d’usagers, <strong>de</strong> gérants d’établissements et <strong>de</strong> services), <strong>de</strong>s institutions <strong>de</strong> formation, <strong>de</strong>s<br />

mouvements politiques dits <strong>de</strong> «gauche», que <strong>de</strong>s professionnels « <strong>de</strong> terrain » : cette vision<br />

est reprise au sein même <strong>de</strong>s personnes ayant historiquement tendance à appuyer l’idée d’une<br />

pauvreté comme résultat <strong>de</strong> l’organisation économique et sociale <strong>de</strong> la société. Preuve en est<br />

alors qu’une telle explication n’est pas assez fine et pertinente pour expliciter ce phénomène.<br />

L’image d’une « élite » omnipotente et omnisciente formatant toute réalité entourant<br />

l’économie et le social, n’est qu’une simplification <strong>de</strong>s mécanismes sociaux en œuvre au sein<br />

<strong>de</strong>s prises en charge <strong>de</strong>s « assistés ». Concrètement et très schématiquement, ces analyses se<br />

concentrent sur « le sommet <strong>de</strong> l’Etat, ce lieu sacré d’où rayonne le pouvoir incarné […] sans<br />

se préoccuper <strong>de</strong> la structure hiérarchique, bureaucratisée <strong>de</strong> l’Etat, comme si l’ordre<br />

hiérarchique rigoureux <strong>de</strong>s obscurs chefs <strong>de</strong> services et sous-chefs <strong>de</strong> bureau que l’Etat<br />

impose à ses agents suffisait à les réduire au rôle d’exécutants sans états d’âme ni volonté<br />

propre que leur statut leur impose d’être » 161 .<br />

Une telle optique entraîne alors irrémédiablement <strong>de</strong>s réponses erronées puisque « considérer<br />

comme allant <strong>de</strong> soi que les représentations parties du sommet <strong>de</strong> l’Etat <strong>de</strong>scendront sans<br />

coup frémir les échelons hiérarchiques <strong>de</strong> la bureaucratie pour être appliquées telles quelles<br />

par le <strong>de</strong>rnier agent au bout <strong>de</strong> la chaîne d’exécution, c’est peut-être prendre pour argent<br />

comptant la représentation mystifiée que l’Etat « rationnel bureaucratique » donne <strong>de</strong> lui-<br />

même et <strong>de</strong> son fonctionnement » 162 .<br />

L’éthos travail et la responsabilisation <strong>de</strong>s pauvres<br />

Une <strong>de</strong>uxième approche serait également susceptible d’expliquer ce phénomène, à savoir celle<br />

qui place le travail en position centrale dans la symbolique sociétale, rendant alors toute<br />

personne en étant dépourvue socialement suspecte puisque désormais, « si le travail est plus<br />

161 Pierre Mounier, Bourdieu, Une introduction, Pocket, <strong>La</strong> Recherche, Paris, 2001, p 255.<br />

162 Ibid. p. 255. Lire également Patrick Baudy, op.cit.<br />

- 75 -


que travail, […] le non-travail est [également] plus que le chômage » 163 . Dans un tel contexte,<br />

« l’individu se sent et doit se sentir investi à l’égard du contenu <strong>de</strong> son activité<br />

professionnelle, quelle qu’elle soit » 164 . Cette «ascension soudaine, spectaculaire du travail,<br />

passant du <strong>de</strong>rnier rang, <strong>de</strong> la situation la plus méprisée, à la place d’honneur et <strong>de</strong>venant la<br />

mieux considérée <strong>de</strong>s activités humaines, commença du reste lorsque Locke découvrit dans le<br />

travail la source <strong>de</strong> toute propriété ; elle se poursuivit lorsque Adam Smith affirma que le<br />

travail est la source <strong>de</strong> toute richesse » 165 .<br />

Cette situation où l’éthos travail est un <strong>de</strong>s principaux principes générateurs <strong>de</strong> notre société,<br />

s’est effectivement construite historiquement –mais <strong>de</strong> manière non linéaire- parallèlement à<br />

l’émergence d’une société salariale. D’abord, à l’état fragmentaire dans la société<br />

préindustrielle, puis <strong>de</strong> plus en plus important pendant l’industrialisation, le salariat a réussi à<br />

se constituer en un rapport salarial cohérent et dominant, renforçant alors par là même l’éthos<br />

travail. Cette réussite ayant pu du reste avoir lieu grâce à la réunion <strong>de</strong> cinq conditions<br />

historiques mises en évi<strong>de</strong>nce par Robert Castels 166 :<br />

1) Une ferme séparation entre ceux qui travaillent effectivement, et régulièrement et les<br />

inactifs ou les semi-actifs qu’il faut soit exclure du marché du travail, soit intégrer sous <strong>de</strong>s<br />

formes réglées.<br />

2) <strong>La</strong> fixation du travailleur à son poste <strong>de</strong> travail et la rationalisation du procès <strong>de</strong> travail<br />

dans le cadre d’une « gestion du temps précise, découpée, réglementée ».<br />

3) L’accès par l’intermédiaire du salaire à <strong>de</strong> nouvelles normes <strong>de</strong> consommations ouvrières à<br />

travers lesquelles l’ouvrier <strong>de</strong>vient lui-même l’usager <strong>de</strong> la production <strong>de</strong> masse.<br />

4) L’accès à la propriété sociale et aux services publics.<br />

5) L’inscription dans un droit du travail qui reconnaît le travailleur en tant que membre d’un<br />

collectif doté d’un statut social au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la dimension purement individuelle du contrat <strong>de</strong><br />

travail ». Et pour ceux qui n’arrivent pas à entrer ou à rester dans ce collectif, est mis en place<br />

<strong>de</strong>s institutions « où les individus doivent être relégués pénalement et maintenus sous<br />

163 Robert Castel, op. cit., p. 623.<br />

164 Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Flammarion, Paris, 2000, p 93 [1ére<br />

édition : 1905]<br />

165 Hannah Arendt, Condition <strong>de</strong> l’homme mo<strong>de</strong>rne, Pocket, Agora, Paris, 1994, p.147 [1ére édition :<br />

1958]<br />

166 Robert Castel, op. cit., p. 525-543<br />

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contrainte […] absolument essentielle à tout programme efficace <strong>de</strong> traitement du<br />

chômage » 167 .<br />

Ce positionnement analytique peut alors se comprendre à travers le fait que « toute société<br />

construit sa forme spécifique d’altérité liée à son projet original ». Aussi, « dans les sociétés<br />

démocratiques, fondées sur l’universalité <strong>de</strong>s droits et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs du citoyen, les processus<br />

par lesquels se constitue la forme spécifique <strong>de</strong> l’altérité portent essentiellement sur […] le<br />

pauvre […]. Celui qui, à partir <strong>de</strong>s représentations issues du passé mais toujours prégnantes,<br />

ne se voit pas reconnaître dans la vie sociale la dignité qui est la condition du fonctionnement<br />

<strong>de</strong> l’ordre politique […]». Il est alors évi<strong>de</strong>nt selon une telle analyse que « l’attitu<strong>de</strong> à l’égard<br />

du non-producteur est du même ordre : elle remet en cause la norme commune dans <strong>de</strong>s<br />

sociétés organisées autour <strong>de</strong> la production <strong>de</strong>s richesses » 168 .<br />

C’est ainsi que les individus dépourvus <strong>de</strong> travail vivent leur situation comme une véritable<br />

honte sociale : « comme il est dur et humiliant <strong>de</strong> s’entendre appeler chômeur ! Quand je sors,<br />

je baisse les yeux, car je me sens totalement inférieur. Quand je marche dans la rue, j’ai<br />

l’impression qu’aucun citoyen normal n’accepterait d’être comparé à moi, que tout le mon<strong>de</strong><br />

me montre du doigt. Instinctivement, j’évite <strong>de</strong> rencontrer les gens. Mes anciennes<br />

connaissances et mes amis <strong>de</strong>s beaux jours ne sont plus aussi cordiaux qu’avant. Quand nous<br />

nous croisons, ils me saluent avec indifférence. Ils ne m’offrent plus <strong>de</strong> cigarettes et leurs yeux<br />

ont l’air <strong>de</strong> dire : tu ne la mérites pas, tu ne travailles pas » 169 .<br />

Des obligations pénales aux contraintes sociales subjectives, <strong>de</strong> la répression à la séduction, le<br />

travail 170 s’est alors constitué comme centre <strong>de</strong> toute organisation sociale, reléguant les<br />

individus sans activité au rang <strong>de</strong> moins que rien, <strong>de</strong> fainéants ou <strong>de</strong> gens dangereux. Il serait<br />

en conséquence possible <strong>de</strong> comprendre l’impossibilité inscrite dans le fonctionnement <strong>de</strong>s<br />

167 S. et B. Webb, The Prevention of Destitution, cité in Robert Castel, op. cit., p. 527<br />

168 Dominique Schnapper, <strong>La</strong> relation à l’autre, au cœur <strong>de</strong> la pensée sociologique, Gallimard Essais,<br />

Paris, 1998, p.496<br />

169 Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux <strong>de</strong>s handicaps, Les Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 2001,<br />

p. 29 [1ére édition : 1975]<br />

170 Sur une analyse <strong>de</strong>s différents sens du mot travail d’un point <strong>de</strong> vue historique, lire Valerie<br />

Boussard, Salvatore Maugeri (sous dir.), Du politique dans les organisations. Sociologies <strong>de</strong>s<br />

dispositifs <strong>de</strong> gestion, Logiques sociales, l’Harmattan, Paris, 2003<br />

- 77 -


maisons relais, à appliquer les principes d’humanisation auprès <strong>de</strong>s assistés comme la<br />

résultante <strong>de</strong> la construction historique <strong>de</strong> l’éthos travail.<br />

Conclusion.<br />

Il s’agit alors pour confirmer ou infirmer cette thèse, d’analyser une population dépourvue <strong>de</strong><br />

travail mais que l’on ne pourrait en aucun cas accuser <strong>de</strong> mauvaise foi. Car effectivement, « il<br />

faut avoir <strong>de</strong> « bonnes raisons » pour ne pas contribuer à l’activité économique : c’est le cas<br />

<strong>de</strong> l’enfant, du vieillard, du mala<strong>de</strong> […] » 171 . Il semble pour cela que les personnes<br />

polyhandicapées, qui représentent l’état le plus extrême du handicap dans notre société, soient<br />

les plus représentatives <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> population. L’administration <strong>de</strong> la preuve <strong>de</strong>vra donc<br />

passer par l’analyse <strong>de</strong> leurs prises en charge. Mais cela doit également et nécessairement se<br />

faire par une observation participante tellement les procès <strong>de</strong> travail sont entourés <strong>de</strong> tensions<br />

masquant la réalité <strong>de</strong>s mécanismes institutionnels : « une partie <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>s<br />

que rencontre l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s comportements au travail rési<strong>de</strong> dans le fait que ce sont ceux qui<br />

exercent un métier qui le connaissent le mieux et qui fournissent les données <strong>de</strong> l’analyse. Ils<br />

risquent <strong>de</strong> joindre une connaissance très sophistiquée et tactique <strong>de</strong>s relations sociales<br />

appropriées à une très forte volonté <strong>de</strong> refouler et <strong>de</strong> dénier la réalité profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces<br />

relations […] ».<br />

Car <strong>de</strong> la même manière, « si un acteur veut réaliser dans son activité plusieurs normes<br />

idéales et s’il veut apparaître sous un jour favorable, il est alors probable qu’il insistera en<br />

public sur certaines <strong>de</strong> ces normes moyennant le sacrifice <strong>de</strong> certaines autres en privé. Il va <strong>de</strong><br />

soi que l’acteur sacrifiera, dans la plupart <strong>de</strong>s cas, les normes dont il peut dissimuler la<br />

suppression, afin <strong>de</strong> maintenir celles pour lesquelles il lui serait impossible <strong>de</strong> cacher les<br />

dérogations qu’il leur fait subir » 172 . D’où la nécessité <strong>de</strong> participer pleinement aux procès <strong>de</strong><br />

travail ayant lieu dans les établissements qui prennent en charge ce type <strong>de</strong> population<br />

socialement « innocente par nature ».<br />

171 Dominique Schnapper, op.cit., p.497<br />

172 Everett Hughes, op. cit.<br />

- 78 -


II.<br />

______________<br />

Des assistés « innocents » à la perversité <strong>de</strong>s anges.<br />

« Exister pour l’homme, ne se réduit jamais entièrement au simple fait d’être. […]<br />

Contrairement aux choses <strong>de</strong> la nature qui simplement sont là, seul l’homme existe, c'est-à-<br />

dire conscient <strong>de</strong> son existence, et pose la question <strong>de</strong> son sens »<br />

E. Clément, Demonque, Kahn, <strong>La</strong> philosophie, Hatier, Paris, 1997, p.123<br />

- 79 -


<strong>La</strong> vie au sein d’une institution prenant en charge <strong>de</strong>s personnes handicapées très atteintes,<br />

associant déficiences motrices et intellectuelles graves, peut évi<strong>de</strong>mment paraître sans aucun<br />

lien avec les procès <strong>de</strong> travail entourant les assistés <strong>de</strong>s maisons relais dont la caractéristique<br />

première est qu’ils sont avant tout « pauvres ». Ce qui se jouerait dans cette distinction, dans<br />

cette absence supposée <strong>de</strong> lien, serait alors la capacité ou non <strong>de</strong> travailler. D’un côté, il y<br />

aurait <strong>de</strong>s assistés « bien portant », sans trop <strong>de</strong> difficultés physiques ou psychologiques<br />

apparentes donc « visiblement » capables <strong>de</strong> travailler ou <strong>de</strong> s’en sortir en travaillant<br />

davantage et <strong>de</strong> l’autre, se trouveraient les individus marqués par le sceau visible d’un<br />

handicap scientifiquement prouvé et légitimant leurs besoins d’ai<strong>de</strong>. Mauvaise ou bonne foi,<br />

oisiveté ou incapacité, coupable ou innocent, la séparation symbolique entre assistés, et les<br />

différences que cela supposerait, seraient dès lors inéluctables et présentes à tous les niveaux<br />

<strong>de</strong> prises en charge 173 . <strong>La</strong> participation active et prolongée dans chacune <strong>de</strong> ces structures<br />

laisse toutefois entrevoir <strong>de</strong>s régularités et <strong>de</strong>s similitu<strong>de</strong>s au sein <strong>de</strong> leurs<br />

institutionnalisations respectives qui vont totalement à l’encontre <strong>de</strong>s distinctions précitées.<br />

« L’innocence » n’a par exemple nulle place dans la plupart <strong>de</strong>s dimensions <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong><br />

travail et cela même lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> personnes reconnues handicapées. <strong>La</strong> perversité, la<br />

roublardise ou bien encore la fainéantise empreignent irrémédiablement, à un moment ou à un<br />

autre, tous les jugements <strong>de</strong>s professionnels, et cela quelque soit le « type » d’assisté dont ils<br />

s’occupent : étonnement alors, le sacré rejoint le déchu. Néanmoins, plutôt que d’énumérer<br />

dès maintenant les entremêlements <strong>de</strong> pensées, <strong>de</strong> discours et <strong>de</strong> pratiques que cela induit en<br />

analysant la manière dont ils peuvent se comprendre, il est préférable d’exposer l’ensemble <strong>de</strong><br />

173 Robert Castel, op. cit., p. 39<br />

- 80 -


l’existence institutionnelle en dépassant le simple cadre qui nous intéresse – le lien entre<br />

l’absence <strong>de</strong> travail et l’impossibilité <strong>de</strong> sacralisation –. Cette démarche est plus pertinente<br />

puisqu’elle permettra d’infirmer cette hypothèse tout en envisageant une autre explication le<br />

cas échant, beaucoup plus surprenante d’ailleurs. Il faut effectivement se rappeler <strong>de</strong> la<br />

nécessité, pour comprendre les relations <strong>de</strong> services, les contacts physiques et psychiques entre<br />

<strong>de</strong>s personnes, <strong>de</strong> réinscrire cela en amont et en aval <strong>de</strong> toute la production institutionnelle<br />

étant donné que lesdites relations sont à chaque fois « prises dans la gangue <strong>de</strong>s agencements<br />

organisationnels. Leur interaction, ses lieux, ses moments, ses formes, ses supports, ses effets<br />

sont ainsi autant d’objets à décrire » 174 pour rendre lisible toute la complexité <strong>de</strong>s vécus <strong>de</strong>s<br />

professionnels, et cela quelque soit le milieu où ils exercent leurs activités.<br />

D’où la nécessité <strong>de</strong> retranscrire <strong>de</strong> manière très large le procès institutionnel <strong>de</strong>s prises en<br />

charge <strong>de</strong>s personnes handicapées en analysant tout le quotidien du groupe professionnel ayant<br />

pour tâche <strong>de</strong> s’occuper <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières.<br />

LES INSTITUTIONS POUR ASSISTES INNOCENTS<br />

Il est toujours peu aisé <strong>de</strong> débuter une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> services ou d’établissements du fait <strong>de</strong><br />

l’étendue considérable <strong>de</strong> dimensions, <strong>de</strong> variables, <strong>de</strong> critères qui s’y inscrivent. On ne sait<br />

jamais en d’autres termes par où commencer. Cette difficulté ne se pose néanmoins pas (trop)<br />

lorsque l’on entreprend <strong>de</strong> réfléchir sur une structure hébergeant <strong>de</strong>s personnes handicapées,<br />

étant donné qu’il existe une dimension extrêmement frappante et dès plus saisissante qui<br />

surplombe toute l’observation. A tel point d’ailleurs qu’elle en viendrait pratiquement à<br />

confiner –à tort bien entendu- toutes les autres dimensions <strong>de</strong> la vie institutionnelle dans <strong>de</strong>s<br />

rôles secondaires : il s’agit <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong> la souffrance et <strong>de</strong>s incertitu<strong>de</strong>s entourant les<br />

différents procès <strong>de</strong> travail. Cela faisant que chaque analyse rétrospective <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong><br />

l’institution, chaque moment dédié à l’évocation <strong>de</strong>s tourments <strong>de</strong>s professionnels,<br />

débouchent irrémédiablement sur <strong>de</strong>s conflits, un peu comme si ces <strong>de</strong>rniers étaient à l’état<br />

latent et n’attendaient plus qu’une occasion, qu’une mise en mots pour éclater, rendant alors<br />

les conditions <strong>de</strong> travail invivables. Mais étrangement, on se rend compte également très vite<br />

174 Anni Borzeix, « Relation <strong>de</strong> service et sociologie du travail », in François Hubault (coord.), op.<br />

cit., p. 347<br />

- 81 -


que cette souffrance touche inégalement les différentes catégories <strong>de</strong> travailleurs en fonction<br />

<strong>de</strong> leurs positions institutionnelles respectives, c'est-à-dire en l’occurrence <strong>de</strong> la place qu’ils<br />

occupent dans la division sociale et sexuée du travail. D’où la nécessité <strong>de</strong> s’attar<strong>de</strong>r sur ce<br />

lieu, d’en parcourir tous les couloirs et d’en franchir toutes les portes afin <strong>de</strong> bien en saisir au<br />

final toute la complexité.<br />

Les lieux <strong>de</strong> vie.<br />

Ledit lieu est désigné juridiquement comme étant une « maison d’accueil<br />

spécialisée » (M.A.S). C’est une institution « spécialisée » dans la prise en charge <strong>de</strong>s<br />

polyhandicapés. <strong>La</strong> plupart <strong>de</strong>s M.A.S sont relativement gran<strong>de</strong>s et ont une capacité d’accueil<br />

assez conséquente. Celle qui nous intéresse ici est par exemple composée <strong>de</strong> quatre<br />

ensembles :<br />

•L’internat permanent dont la capacité d’accueil est <strong>de</strong> 60 places (ou lits) ouvertes toute<br />

l’année<br />

•L’accueil temporaire dont la capacité d’accueil est <strong>de</strong> cinq places<br />

•Le semi internat dont la capacité d’accueil est <strong>de</strong> 12 places ouvertes 218 jours dans<br />

l’année<br />

•<strong>La</strong> maison soleil ayant une capacité <strong>de</strong> 5 places ouvertes 313 jours par an<br />

Cette composition très diversifiée est évi<strong>de</strong>mment à l’image <strong>de</strong> l’importance du nombre <strong>de</strong><br />

professionnels qui y travaillent : <strong>de</strong> la direction composée <strong>de</strong> trois pôles (le directeur, le<br />

directeur adjoint et le chef <strong>de</strong> service), aux catégories hospitalières (un infirmier, un mé<strong>de</strong>cin<br />

généraliste, un psychiatre et un psychothérapeute) ; en passant par le pôle animation<br />

(réunissant les animatrices) et tout le personnel technique (les lingères, les intendants et le<br />

personnel d’entretien), cette institution s’inscrit dans une vaste organisation aux branches<br />

multiples et complexes. Organisation qui arrive par ailleurs à fonctionner grâce aux personnes<br />

qui s’occupent <strong>de</strong> la prise en charge <strong>de</strong>s polyhandicapés dans tout leur quotidien. C’est à dire<br />

les personnes qui les lavent, leur donnent à manger et les habillent.<br />

- 82 -


Principe<br />

<strong>La</strong> maison d'accueil spécialisée (MAS) reçoit <strong>de</strong>s personnes adultes atteintes d'un handicap<br />

intellectuel, moteur ou somatique grave, ou gravement polyhandicapées, n'ayant pu acquérir un<br />

minimum d'autonomie. Leur état doit nécessiter en outre le recours à une tierce personne pour les actes<br />

<strong>de</strong> la vie courante, une surveillance médicale et <strong>de</strong>s soins constants.<br />

<strong>La</strong> MAS est un établissement médico-social financé en totalité par l'assurance maladie.<br />

Distinction par rapport à d'autres établissements médicaux<br />

Concernant les notions <strong>de</strong> surveillance médicale et <strong>de</strong> soins constants, l'administration établit une<br />

nuance par rapport à d'autres structures d'accueil : en MAS, ces notions recouvrent essentiellement <strong>de</strong>s<br />

soins d'hygiène, <strong>de</strong> maternage et <strong>de</strong> nursing, la poursuite <strong>de</strong> traitements ou d'activités occupationnelles<br />

ou d'éveil, tendant au maintien ou à l'amélioration <strong>de</strong>s acquis, ou à prévenir une régression.<br />

Ainsi, les mala<strong>de</strong>s mentaux relevant du secteur psychiatrique et les personnes âgées atteintes <strong>de</strong><br />

handicap(s) résultant du vieillissement ne relèvent pas, en principe, <strong>de</strong>s MAS.<br />

De même, lorsqu'il y a besoin <strong>de</strong> thérapeutiques actives ou <strong>de</strong> soins intensifs, les personnes, même<br />

lour<strong>de</strong>ment handicapées, relèvent <strong>de</strong>s établissements <strong>de</strong> soins (notamment <strong>de</strong>s services spécialisés <strong>de</strong>s<br />

hôpitaux ou <strong>de</strong>s établissements psychiatriques).<br />

Formes d'accueil<br />

Plusieurs modalités d'accueil en MAS sont possibles :<br />

• l'accueil permanent (internat),<br />

• l'accueil <strong>de</strong> jour permettant d'alléger la charge qui pèse sur les familles,<br />

• l'accueil temporaire. .<br />

Démarche pour l’admission<br />

L'accès et la détermination <strong>de</strong> la forme d'accueil, se font sur orientation <strong>de</strong> la commission <strong>de</strong>s droits et<br />

<strong>de</strong> l'autonomie <strong>de</strong>s personnes handicapées (CDAPH, ex COTOREP : commission technique<br />

d'orientation et <strong>de</strong> reclassement professionnel). <strong>La</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'orientation est à retirer et à déposer au<br />

moyen d'un formulaire disponible à la maison départementale <strong>de</strong>s personnes handicapées (MDPH).<br />

Les professionnels prenant en charge les assistés innocents.<br />

Brochure d’information fournie par les DDASS<br />

Aussi, c’est ce groupe, désigné sous le terme d’Ai<strong>de</strong> Médico-Psychologique (A.M.P), qui sera<br />

au cœur <strong>de</strong> ce chapitre, car en étant au centre du procès institutionnel, cela le place par là<br />

- 83 -


même dans une position très intéressante pour étudier l’application ou l’impossible<br />

concrétisation <strong>de</strong> la sacralisation humaine. Il est vrai que l’intitulé <strong>de</strong> cette profession rend<br />

assez flou les activités qui en découlent puisque l’on conviendra aisément qu’il est assez<br />

difficile aux premiers abords <strong>de</strong> placer une fonction précise <strong>de</strong>rrière cette dénomination.<br />

Littéralement, cela laisserait supposer qu’une forte connotation thérapeutique s’inscrit dans ce<br />

métier puisqu’il s’agirait <strong>de</strong> personnes donnant une ai<strong>de</strong> médicale et psychologique à un tiers.<br />

Ce qui tranche toutefois radicalement avec leur travail quotidien qui consiste à première vue<br />

-on se rendra compte par la suite que cela est beaucoup plus compliqué- à exécuter <strong>de</strong>s tâches<br />

basiques et répétitives sur les personnes handicapées. Ce « flou » est d’ailleurs entretenu<br />

involontairement par l’institution puisqu’à aucun moment, elle ne se positionne clairement sur<br />

ce sujet. Seule une note <strong>de</strong> service tente d’expliciter le rôle et les tâches incombant aux AMP<br />

mais cela est fait d’une manière si maladroite, en commençant par dire ce que ce métier n’est<br />

pas et ce qu’il ne pourra jamais être, qu’au final, la définition <strong>de</strong> ce métier par les<br />

professionnels l’exerçant reste un travail périlleux :<br />

« Comment te dire, ce métier peut être super quand on s’en donne les moyens et surtout quand<br />

on t’en donne les moyens. Quand on te fait confiance. Alors tu peux faire plein <strong>de</strong> trucs avec<br />

les rési<strong>de</strong>nts, tu peux…[temps <strong>de</strong> réflexion] bon il faut que tu acceptes tes limites, que tu ne<br />

fasses pas n’importe quoi, je veux dire que si tu prends <strong>de</strong>s responsabilités qui sont pas les<br />

tiennes, alors l’animatrice risque <strong>de</strong> le prendre plutôt mal, si tu vois ce que je veux dire. Mais<br />

si tu t’y prends bien, les couches ne seront pas la seule chose que tu pourras faire…enfin tu<br />

verras par toi-même » (AMP qualifiée, 41 ans).<br />

Mais avant d’abor<strong>de</strong>r cette dimension, quelques précisions sur ces professionnels sont<br />

nécessaires : les AMP sont essentiellement composées <strong>de</strong> femmes embauchées, il faut bien<br />

l’avouer, sans que l’on soit très exigeant sur leurs expériences antérieures. Il est certes exact<br />

qu’un certificat d’aptitu<strong>de</strong> à la profession d’A.M.P existe <strong>de</strong>puis les années 70 175 , mais le fait<br />

175 L'arrêté du 11 avril 2006 relatif au diplôme d'Etat d'ai<strong>de</strong> médico-psychologique est venu compléter<br />

le décret instituant le DEAMP. <strong>La</strong> formation est dispensée <strong>de</strong> manière continue ou discontinue, sur<br />

une amplitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> 12 à 24 mois. L’enseignement théorique est <strong>de</strong> 495 heures (contre 350 h<br />

auparavant) et la formation pratique dure 840 h (contre 4 semaines <strong>de</strong> stages auparavant).<br />

Le texte détaille également les modalités d’obtention du diplôme par la VAE.<br />

Le DEAMP entrera en vigueur le 1er septembre 2006. Les candidats au CAFAMP ayant commencé<br />

leur formation avant cette date, restent régis par les anciennes dispositions.<br />

- 84 -


qu’il s’agisse d’une formation pouvant se faire en situation d’emploi, c'est-à-dire pour les<br />

personnes déjà employées et sur leur temps <strong>de</strong> travail, témoigne alors du caractère non<br />

indispensable que cela revêt pour l’exercice <strong>de</strong> cette profession. Et cela contrairement à ce qui<br />

est couramment avancé au niveau <strong>de</strong>s différentes directions. Il n’y a d’ailleurs généralement<br />

qu’un nombre extrêmement limité d’AMP (non rattachée à une école) qui peuvent tenter<br />

d’obtenir ce certificat (<strong>de</strong>ux à trois par an en moyenne). Ces AMP sont, du reste, généralement<br />

les plus jeunes ; les plus âgées semblant s’être résignées à exercer ce travail sans y intégrer<br />

aucune perspective <strong>de</strong> changement. Pour celles qui sortent qualifiées, il est à noter que les<br />

chances d’accé<strong>de</strong>r à une promotion professionnelle, c'est-à-dire par exemple à la fonction <strong>de</strong><br />

moniteur éducateur, sont malgré tout réduites. Exception faite néanmoins <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>venir à terme animatrice <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxième catégorie au sein <strong>de</strong> la M.A.S en ayant en charge le<br />

même quotidien qu’une AMP (c'est-à-dire « les couches et tout le tralala» AMP, 41 ans) mais<br />

avec la gestion <strong>de</strong>s horaires d’une équipe (et tout le poids symbolique qu’il y a <strong>de</strong>rrière) en<br />

plus 176 .<br />

Au-<strong>de</strong>là du fait que l’on puisse travailler sans, cette formation est assez problématique puisque<br />

même si elle ne change pratiquement rien aux tâches qui doivent être effectuées, à part peut-<br />

être la possibilité <strong>de</strong> sortir seul avec un rési<strong>de</strong>nt en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> l’enceinte <strong>de</strong> l’établissement et<br />

d’avoir <strong>de</strong>s perspectives plus ou moins incertaines d’évolutions <strong>de</strong> carrière, elle cristallise<br />

néanmoins beaucoup <strong>de</strong> tensions, <strong>de</strong> jeux et d’enjeux. Elle est en quelque sorte le témoin, au<br />

sein <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> centres, <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong> la division sociale du travail qui en arrive alors à<br />

se cristalliser dans les moindres différences, dans les plus petits détails <strong>de</strong> l’organisation<br />

officielle et officieuse. A tel point d’ailleurs qu’elle en <strong>de</strong>vient caricaturale : le « propre » et<br />

« le souillé », le « noble » et « l’infâme » se débattant avec acharnement à l’échelle <strong>de</strong><br />

l’établissement dans une lutte perdue d’avance puisque les <strong>de</strong>ux étant considérés comme<br />

176 Ces dimensions <strong>de</strong> travail que se partagent différentes catégories <strong>de</strong> professionnels aux statuts<br />

soit très différents, soit très proches, mais toujours inscrits dans <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> pouvoir car<br />

partageant un même « mon<strong>de</strong> », sont très intéressantes à étudier puisqu’elles mettent particulièrement<br />

bien en évi<strong>de</strong>nce les processus <strong>de</strong> délégation <strong>de</strong> taches (« ingrates », « sales », etc.) et <strong>de</strong> distinction<br />

<strong>de</strong> « pouvoir ». Lire Everett Hughes,. op.cit, 1996. Plus récemment et dans un autre cadre que celui<br />

qui nous intéresse ici, on se souvient par exemple <strong>de</strong> la bataille qui a eu lieu entre mé<strong>de</strong>cins<br />

généralistes et infirmiers suite au texte <strong>de</strong> loi autorisant ces <strong>de</strong>rniers à prescrire certains médicaments.<br />

(Cf. J.O n° 88 du 14 avril 2007 page 6861 texte n° 126)<br />

- 85 -


impures par le reste <strong>de</strong> la société. Cette transposition à l’extrême <strong>de</strong> la division sociale du<br />

travail 177 au niveau <strong>de</strong>s métiers les moins valorisés car les plus « sales », et les superpositions<br />

que cela suppose en terme <strong>de</strong> rapports sociaux <strong>de</strong> sexe, déstabilisent complètement, comme<br />

cela sera mis en évi<strong>de</strong>nce plus loin, l’ensemble <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités professionnelles et les manières<br />

d’appréhen<strong>de</strong>r le travail 178 .<br />

Déstabilisation qui est d’ailleurs renforcée par la nature particulière <strong>de</strong> la population que ces<br />

AMP doivent prendre en charge et qui bouleverse, il est vrai, tous les co<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sociabilité que<br />

l’on utilise habituellement. Ce sont en effet <strong>de</strong>s polyhandicapés, c'est-à-dire <strong>de</strong>s handicapés<br />

cumulant un grand nombre <strong>de</strong> pathologies lour<strong>de</strong>s, provoquant chez eux <strong>de</strong>s états qu’un<br />

observateur « non averti » pourrait qualifier <strong>de</strong> végétatifs.<br />

177 Division qui n’est donc pas seulement purement technique : elle est également psychologique et<br />

morale. Lire sur ce sujet Everett Hughes, op. cit., 1996<br />

178 <strong>La</strong> séparation entre agent d’entretien et agent technique d’entretien au niveau <strong>de</strong>s municipalités est<br />

sur ce point <strong>de</strong>s plus significatifs en matière <strong>de</strong> jeux et d’enjeux que ces hiérarchisations induisent au<br />

niveau <strong>de</strong>s métiers les moins considérés socialement.<br />

- 86 -


Ce que n’est pas le travail d’AMP :<br />

Les assistés innocents<br />

•Ce n’est pas un travail d’éducateur, bien que l’AMP soit un agent du projet éducatif<br />

•Ce n’est pas un travail <strong>de</strong> psychologue, bien que l’AMP ait à assurer une fonction d’observation fine et<br />

rigoureuse<br />

•Ce n’est pas un travail <strong>de</strong> psychothérapeute, en ce sens que l’AMP ne peut assurer seule la responsabilité<br />

d’un travail psychothérapeutique<br />

•Ce n’est pas un travail d’infirmier(e) ou d’ai<strong>de</strong>-soignant(e), bien que l’AMP puisse avoir à assurer <strong>de</strong>s soins<br />

relevant d’une prescription médicale, tels qu’une mère peut avoir à les donner à un petit enfant.<br />

Ce que les AMP ont à faire ;<br />

•Les AMP ont à assurer une présence continue <strong>de</strong> plusieurs heures par jour auprès <strong>de</strong>s arriérés profonds.<br />

•Ils (elles) doivent les assister, parfois complètement, pour le lever, la toilette, l’habillage, les repas, le<br />

déshabillage et le coucher.<br />

•Les AMP doivent, tout au long <strong>de</strong> la journée, changer les couches <strong>de</strong>s incontinents, poser et déposer les<br />

prothèses mobiles, veiller à la propreté passive <strong>de</strong> ceux qui en sont capables et au confort <strong>de</strong> ceux qui n’ont<br />

pas d’autonomie posturale et locomotrice.<br />

•Il leur revient d’être vigilents(es) aux crises, fausses-routes, aux encombrements, aux risques <strong>de</strong> chutes, aux<br />

agressions par d’autres rési<strong>de</strong>nts.<br />

•Les AMP sont <strong>de</strong>s agents essentiels du projet institutionnel, <strong>de</strong>s activités collectives, <strong>de</strong>s projets <strong>de</strong> groupe et<br />

<strong>de</strong> projets individuels, éducatifs et psychothérapeutiques.<br />

•Ils (elles) ont à être efficaces sans activisme face aux urgences, et à inventer <strong>de</strong>s réponses vivantes aux<br />

situations imprévues.<br />

•Les AMP doivent être capables <strong>de</strong> mettre en place et <strong>de</strong> participer à <strong>de</strong>s jeux correspondant au sta<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

développement mental <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts.<br />

•Les AMP doivent doser, dans <strong>de</strong>s proportions dépendant <strong>de</strong>s personnes et <strong>de</strong>s circonstances, exigence et<br />

tolérance.<br />

•Il importe qu’ils(elles) soient sensibles aux angoisses, aux souffrances et aux détresses, parfois bruyantes et<br />

lassantes, parfois silencieuses, <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts.<br />

•Leur attention doit constamment être en éveil <strong>de</strong>vant leur extrême fragilité, souvent inapparente, aux plus<br />

minimes agressions physiques et psychiques.<br />

•Mais ils (elles) doivent renoncer en même temps aux attitu<strong>de</strong>s pseudo-maternelles d’appropriation et<br />

d’hyper-protection.<br />

•Les AMP partagent avec le personnel éducatif, psychiatrique et psychologique la redoutable tâche d’avoir à<br />

dire aux handicapés <strong>de</strong>s paroles vraies sur le sexe et sur la mort.<br />

•Les AMP doivent traiter avec respect, comme <strong>de</strong>s êtres humains, les arriérés profonds, quels que soient les<br />

obstacles que ceux-ci y opposent par leurs déficiences mentales, leur infantilisme, leur inertie.<br />

Source : note <strong>de</strong> service « présentation du travail <strong>de</strong> l’AMP » 1997<br />

- 87 -


Il leur est ainsi impossible d’accomplir seuls et sans assistance les actes élémentaires <strong>de</strong> la vie<br />

humaine : se nourrir, se laver, aller aux toilettes ou bien encore s’habiller <strong>de</strong>viennent dès lors<br />

<strong>de</strong>s actions incroyablement compliquées. Leurs corps déformés font que chaque mouvement<br />

est quasiment impossible à accomplir et leur niveau <strong>de</strong> développement cognitif les empêche la<br />

plupart du temps <strong>de</strong> parler et <strong>de</strong> communiquer. Leur existence ne repose que sur leur prise en<br />

charge par une tierce personne, sans quoi ils ne pourraient survivre.<br />

Il est <strong>de</strong> ce fait très difficile <strong>de</strong> les appréhen<strong>de</strong>r sereinement, on s’en aperçoit d’ailleurs dès<br />

l’instant où l’on entre au sein <strong>de</strong> cette institution pour la première fois : après avoir<br />

effectivement tapé le co<strong>de</strong> ouvrant la grille <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mètres <strong>de</strong> hauteur séparant la M.A.S du<br />

reste <strong>de</strong> la ville, on pénètre dans une vaste cour dont la plus gran<strong>de</strong> partie sert <strong>de</strong> parking pour<br />

les voitures du personnel. Selon l’heure, on peut voir <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts déambuler entre les<br />

voitures ou bien être assis à même le sol en poussant <strong>de</strong>s hurlements. Ce qui, on l’imagine<br />

aisément, rompt radicalement avec les interactions habituelles. On ressent un sentiment <strong>de</strong><br />

malaise face à un tel spectacle, on ne sait comment parler aux rési<strong>de</strong>nts, comment les abor<strong>de</strong>r.<br />

Un sentiment particulier, où s’entremêlent étrangement la crainte <strong>de</strong> l’insaisissable et le désir<br />

<strong>de</strong> montrer tous les signes <strong>de</strong> respect face à un infirme, se cristallise dans chaque geste, chaque<br />

propos <strong>de</strong> l’interaction.<br />

- 88 -


Polyhandicap : « Handicap grave à expression multiple avec déficience mentale sévère ou profon<strong>de</strong>, entraînant une<br />

restriction extrême <strong>de</strong> l’autonomie et <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> perception, d’expression et <strong>de</strong> relation. »<br />

Les causes du polyhandicap<br />

Le polyhandicap est dû, chez l’enfant à une atteinte cérébrale précoce qualifiée <strong>de</strong> grave ou <strong>de</strong> sévère.<br />

Les causes périnatales (c’est-à-dire au moment <strong>de</strong> l’accouchement), existent dans <strong>de</strong>s proportions moindres, environ 15%.<br />

Les causes postnatales sont rares (traumatismes, arrêts cardiaques), environ 5%.<br />

Les conséquences du polyhandicap<br />

Une déficience intellectuelle<br />

Le sujet polyhandicapé est perturbé dans ses acquisitions du fait <strong>de</strong> difficultés <strong>de</strong> communication : majoritairement, les<br />

personnes polyhandicapées ne possè<strong>de</strong>nt pas ou peu <strong>de</strong> langage verbal.<br />

L’accès au symbolisme est très restreint et les capacités <strong>de</strong> raisonnement très limitées.<br />

Les repères spatio-temporels sont difficilement accessibles et toujours très perturbés.<br />

Des troubles moteurs<br />

Ils sont constants, divers et <strong>de</strong> gravité variable.<br />

L’épilepsie<br />

Elle atteint 40% à 50% <strong>de</strong>s sujets polyhandicapés avec <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> gravité divers et plus ou moins faciles à équilibrer.<br />

Les troubles sensoriels<br />

Les troubles <strong>de</strong> la vision et <strong>de</strong> l’audition sont très fréquents, et <strong>de</strong>s examens médicaux doivent être proposés afin <strong>de</strong> dépister<br />

ces défauts <strong>de</strong> vision.<br />

Les troubles du sommeil<br />

Les personnes polyhandicapées ont <strong>de</strong> fréquents troubles du sommeil liés à <strong>de</strong> multiples facteurs (difficultés <strong>de</strong> repérage<br />

dans le temps, angoisses, rythmes personnels perturbés, douleurs liées aux positions etc.).<br />

Les troubles somatiques<br />

<strong>La</strong> mortalité <strong>de</strong> la personne polyhandicapée est très élevée et l’on parle aujourd’hui d’une mortalité 10 fois supérieure à la<br />

normale à âge égal.<br />

Source : annexe 24 ter du 29 octobre 1989<br />

On hésitera par exemple entre le tutoiement et le vouvoiement. On mélangera d’ailleurs le plus<br />

souvent les <strong>de</strong>ux dans une mixtion instable et caricaturale 179 . Il est à cet égard dès plus fréquent<br />

<strong>de</strong> voir <strong>de</strong> nouvelles AMP employer le « vous » et le « tu » dans une même phrase : « Fabrice,<br />

179 Pour une analyse <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> comportement, Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p 233-234<br />

- 89 -


il faut que tu manges, sinon vous n’aurez pas <strong>de</strong> force, vous comprenez ». Très vite cependant,<br />

le tutoiement est adopté parce qu’il permet, d’une certaine manière, d’infantiliser et<br />

d’humaniser le rapport avec les handicapés, le rendant du même coup plus banal et moins<br />

lourd à gérer. Le vouvoiement, lorsqu’il est employé, est en effet toujours accompagné d’un<br />

malaise plus important : dans le même temps où l’on s’adresse aux rési<strong>de</strong>nts, on se pose un tas<br />

<strong>de</strong> questions sur cette interaction : le vouvoiement n‘est-il pas déplacé ? Cela ne sonne-t-il pas<br />

faux ? Etc. On remarque dès lors chez l’AMP novice un regard stressé, fuyant, et une tonalité<br />

<strong>de</strong> voix extrêmement basse, paniquée à l’idée que l’on puisse percevoir son malaise<br />

grandissant.<br />

« Par sa seule présence, l’homme qui a un handicap moteur ou sensoriel engendre une gêne,<br />

un flottement dans l’interaction. <strong>La</strong> dialectique flui<strong>de</strong> <strong>de</strong> la parole et du corps se crispe<br />

soudain, se heurte à l’opacité réelle ou imagée du corps <strong>de</strong> l’autre, engendre le<br />

questionnement sur ce qu’il convient ou non <strong>de</strong> faire et <strong>de</strong> dire avec lui » 180 .<br />

Les sentiments <strong>de</strong> répulsion et <strong>de</strong> dégoût, symptomatiques <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> malaise, sont du reste<br />

partagés par l’ensemble du personnel qui, avec une réelle mauvaise conscience, s’efforce <strong>de</strong><br />

les camoufler. Après le dégoût, le sentiment que le personnel admet –à contre cœur et en toute<br />

confi<strong>de</strong>nce- avoir ressenti le plus fortement est « l’envie immense <strong>de</strong> prendre ses jambes à son<br />

cou […] pour échapper à cette o<strong>de</strong>ur si horrible, ce mélange <strong>de</strong> javel, d’urines, <strong>de</strong> selles et <strong>de</strong><br />

bave qui s’insinue en nous toute la journée, et même après, une fois rentré chez<br />

soi» (animatrice première catégorie parlant du début <strong>de</strong> sa carrière). Il ne faut effectivement<br />

pas oublier que « les o<strong>de</strong>urs du corps constituent, en théorie, un dénominateur commun à<br />

l’espèce humaine. Elles suscitent cependant <strong>de</strong>s pratiques transformatrices tellement intenses<br />

qu’il est malaisé d’en évaluer le caractère universel. Les normes en matière d’o<strong>de</strong>ur<br />

corporelle sont, selon les temps, les lieux et les individus, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’exaltation ou <strong>de</strong> la<br />

dénégation, mais rarement <strong>de</strong> l’indifférence. Même dans les sociétés urbaines occi<strong>de</strong>ntales<br />

[…] l’observation commune indique que celles-ci conservent une fonction sociale majeure :<br />

elles sont perçues, décodées, évaluées et traduites en sympathies ou en antipathies. » 181<br />

L’atmosphère au sein d’une M.A.S est pour cette raison très pesante pour les nerfs. Elle<br />

180 David Le Breton, op. cit., p. 141<br />

181 Benoist Schall, Les fonction <strong>de</strong> l’odorat en société : le laboratoire et le terrain. In Colette Mechin,<br />

Isabelle Bianquis et David Le Breton (sous dir.), Anthropologie du sensoriel. Les sens dans tous les<br />

sens. L’Harmattan, Paris, 2000, p. 35<br />

- 90 -


enveloppe le personnel dans une coque remplie <strong>de</strong> tensions et <strong>de</strong> contradictions difficilement<br />

gérables. Par la suite néanmoins, c'est-à-dire au bout <strong>de</strong> quelques semaines seulement, une fois<br />

que la routine tend à s’installer, tous ces sentiments <strong>de</strong> gêne sont balayés par un processus plus<br />

ou moins conscient que l’on pourrait qualifier, pour le moment du moins car le suite<br />

témoignera que cela est erroné, <strong>de</strong> déshumanisation : on semble oublier peu à peu lors <strong>de</strong> la<br />

prise en charge que l’on a en face <strong>de</strong> soi un être humain, ce qui débouche alors sur <strong>de</strong>s<br />

pratiques pouvant paraître choquantes pour un novice ou pour une personne extérieure à ces<br />

procès <strong>de</strong> travail 182 . Et cela à juste titre d’ailleurs puisqu’il y a beaucoup <strong>de</strong> violence, tant<br />

verbale que physique, qui se dégage <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong>s AMP. On peut observer, en guise<br />

d’exemple, <strong>de</strong>s AMP traîner les rési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> force pour les emmener soit dans la salle <strong>de</strong> bain,<br />

soit à la salle à manger, rappelant <strong>de</strong> manière déplaisante l’âge d’or (ou les fantasmes que nous<br />

pouvons en avoir) <strong>de</strong> l’enfermement asilaire. Petite information intéressante à ce sujet : pour<br />

éviter d’en arriver à <strong>de</strong> telles extrémités, les AMP préfèrent prendre en charge <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts en<br />

fauteuil. De cette façon, il n’y a rien à négocier, ni même et surtout à imposer.<br />

Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la violence qui s’inscrit progressivement dans les rapports entre les AMP et<br />

les rési<strong>de</strong>nts dans tout le quotidien institutionnel, le plus perturbant et le plus désagréable,<br />

rési<strong>de</strong> incontestablement dans le fait qu’ils semblent peu à peu pris en charge comme <strong>de</strong><br />

simples marchandises totalement inertes. J’ai eu l’occasion, lors d’un travail d’AMP <strong>de</strong><br />

plusieurs mois au sein <strong>de</strong> cette structure, d’éprouver toute la complexité <strong>de</strong>s sentiments et <strong>de</strong>s<br />

sensations provoqués par cette situation. Effectivement, bien que cela me choqua dès les<br />

premiers instants - qui ne le serait d’ailleurs pas ?- j’ai pu m’apercevoir très rapi<strong>de</strong>ment que le<br />

plus surprenant ne rési<strong>de</strong> pas tant au niveau <strong>de</strong> ces pratiques que dans leur reproduction au<br />

niveau <strong>de</strong> tous les professionnels. Cette dimension se retrouva par exemple inscrite dans mes<br />

propres pratiques quelques temps après mon arrivée, sans que je puisse d’ailleurs<br />

véritablement déceler le moment où tout bascula. J’étais simplement <strong>de</strong>venu producteur <strong>de</strong><br />

cette violence et reproducteur <strong>de</strong> ces actions inavouables, alors même qu’un fort sentiment <strong>de</strong><br />

culpabilité prenait progressivement place dans mon esprit. Mais, même malgré <strong>de</strong>s efforts<br />

intenses pour agir différemment, je n’arrivais pas à faire autrement.<br />

Ce processus constitue quelque chose d’extrêmement déroutant car on peut légitimement se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi les pratiques <strong>de</strong>s AMP, alors qu’elles leur paraissent choquantes, arrivent à<br />

182 Everett Hughes, op. cit. p. 85<br />

- 91 -


perdurer et à se perpétuer ? Comment expliquer en d’autres termes le fait qu’une action puisse<br />

être réalisée tout en étant non voulue ? Pourquoi leurs culpabilisations ne leur permettent pas<br />

<strong>de</strong> modifier leurs pratiques ?<br />

PROJET INSTITUTIONNEL ET VOLONTE DE SACRALISATION<br />

Il est nécessaire, pour répondre à ces différents questionnements, <strong>de</strong> s’arrêter à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

faces à faces, c'est-à-dire aux interactions AMP / rési<strong>de</strong>nt à l’instant « t », et <strong>de</strong> restituer le<br />

travail <strong>de</strong> ces femmes dans le cadre global <strong>de</strong> l’institution, en prenant en compte notamment<br />

toutes les relations que cette <strong>de</strong>rnière noue avec l’extérieur. Relations qui sont par ailleurs<br />

cristallisées au sein <strong>de</strong> chaque document <strong>de</strong> l’institution, et plus particulièrement dans le projet<br />

institutionnel, répondant aux exigences <strong>de</strong> la loi 2002-2 en terme <strong>de</strong> respect <strong>de</strong> l’usager 183 .<br />

Le cercle <strong>de</strong>s bonnes paroles<br />

L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces différentes sources nous apprend qu’en mettant en avant la reconnaissance<br />

pleine et entière du statut <strong>de</strong> personne pour les polyhandicapés, tout autant à l’extérieur <strong>de</strong> ses<br />

murs qu’en son sein, émerge progressivement une tension très forte portant sur un<br />

questionnement au sujet <strong>de</strong> la nature même <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers. D’un côté, il y a un règlement<br />

(projets, notes <strong>de</strong> service, notices, etc.) témoignant d’une forte volonté <strong>de</strong> sacralisation et <strong>de</strong><br />

l’autre, il y a les AMP qui semblent être contraintes <strong>de</strong> la nier. Du moins durant les procès <strong>de</strong><br />

travail puisqu’à l’extérieur, elles sont les premières à clamer haut et fort, en sur-jouant<br />

d’ailleurs un peu trop 184 , que les polyhandicapés sont <strong>de</strong> « véritables personnes » : « l’époux<br />

d’une AMP me rapporta ainsi la petite anecdote suivante : alors qu’ils étaient chez eux, il<br />

parla <strong>de</strong>s handicapés en terme <strong>de</strong> « légumes » et <strong>de</strong> « choses », sa femme s’énerva alors<br />

contre lui en déclarant qu’ils étaient <strong>de</strong>s personnes à part entière, sans doute plus intelligentes<br />

que lui d’ailleurs… ».<br />

183 Se reporter infra, partie II<br />

184 Danilo Martcuccelli, op.cit. p 234.<br />

- 92 -


Il n’y a, en conséquence, qu’une fois plongé dans le quotidien du travail d’AMP que les<br />

répercussions <strong>de</strong> cette contradiction apparaissent pleinement : on se rend par exemple compte<br />

dès les premiers instants qu’il faut à tout prix faire attention à bien se comporter avec les<br />

rési<strong>de</strong>nts. « Bien se comporter » signifiant qu’il faut les voir comme on verrait une personne<br />

dans la rue, un membre <strong>de</strong> sa famille ou bien un(e) ami(e), etc. Il est dès lors <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> les<br />

regar<strong>de</strong>r « au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> leurs pathologies » afin « d’agir avec eux comme on agirait avec<br />

n’importe qui d’autre » (psychologue, MAS). Ce discours humanisant étant par ailleurs<br />

omniprésent, quel que soit le niveau hiérarchique où l’on se trouve. Il provient du haut <strong>de</strong> la<br />

hiérarchie, c'est-à-dire du directeur, <strong>de</strong> son adjoint, du psychiatre, du chef <strong>de</strong> service et <strong>de</strong> la<br />

psychologue, pour <strong>de</strong>scendre peu à peu grâce à un système <strong>de</strong> relais jusqu’aux AMP, premier<br />

maillon institutionnel -ou <strong>de</strong>rnier, c’est selon -sur lequel tout converge.<br />

Ainsi, la direction, via la mise en place d’un certain nombre <strong>de</strong> réunions, va faire en sorte<br />

d’inscrire cette perception au sein d’un réseau <strong>de</strong> satellites constitué du pôle animation et<br />

médical. Ce qui donnera à ce discours une légitimité certaine, car partagé et accepté<br />

institutionnellement. L’AMP, placée face à cette vision dominante ne pourra alors y voir que la<br />

bonne parole, la parole juste que l’on doit absolument suivre, sous peine <strong>de</strong> se retrouver dans<br />

l’erreur, dans l’inefficacité professionnelle, ou pire, dans l’immoralité. Le discours <strong>de</strong>s familles<br />

ne venant à cet égard rien arranger puisque ces <strong>de</strong>rnières ne font la plupart du temps<br />

qu’insister sur le fait que les AMP ne travaillent pas correctement. Elles leurs reprochent <strong>de</strong> ne<br />

pas agir assez « humainement » avec leurs enfants, leurs sœurs ou bien leurs frères. Ces<br />

familles vont alors se plaindre régulièrement (<strong>de</strong> façon plus ou moins violente) auprès <strong>de</strong> la<br />

direction en contestant leur travail, débouchant <strong>de</strong> la sorte à une perpétuation, c'est-à-dire à une<br />

institutionnalisation, du cycle <strong>de</strong> la « bonne parole » 185 .<br />

« Dimanche après-midi durant le mois d’août : nous avons décidé <strong>de</strong> sortir les rési<strong>de</strong>nts dans<br />

le jardin <strong>de</strong> l’institution. <strong>La</strong> chaleur est tellement insoutenable à l’intérieur que cela constitue<br />

la seule manière d’être un peu au frais. On a donc retiré les rési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> leurs fauteuils pour<br />

les placer, à même le sol, sur <strong>de</strong>s serviettes <strong>de</strong> bains. Quelques dizaines <strong>de</strong> minutes après, une<br />

mère est venue chercher sa fille pour une promena<strong>de</strong> dominicale. Elle l’a alors découverte<br />

allongée avec un gros bouton sur la lèvre dû sans doute à un moustique - mais sans aucune<br />

espèce <strong>de</strong> gravité. Toutefois, la mère a commencé à courir, complètement paniquée, dans tout<br />

185 Ces rapports conflictuels entre familles et professionnels sont particulièrement bien exposés dans<br />

le film <strong>de</strong> Sandrine Bonnaire au sujet <strong>de</strong> sa sœur. Lire : Eric Favereau, « Une sœur dans un asile <strong>de</strong><br />

douleur », Libération, 28 janvier 2008.<br />

- 93 -


l’établissement pour dire à toutes les personnes qu’elle pouvait croiser (les autres parents, les<br />

cadres et les mé<strong>de</strong>cins) à quel point « ces femmes font n’importe quoi et maltraitent les enfants<br />

(les rési<strong>de</strong>nts) » car « quelle idée <strong>de</strong> les mettre directement sur le sol comme <strong>de</strong>s chiens, c’est<br />

<strong>de</strong> l’inconscience pure et simple », « elles les mettent en danger [… ] ».<br />

Ce discours, ce tracé <strong>de</strong>s « frontières » entre l’humain et l’inhumain au niveau <strong>de</strong>s pratiques<br />

professionnelles, mais également au niveau <strong>de</strong> la nature officielle et officieuse <strong>de</strong>s assistés,<br />

arrive <strong>de</strong> la sorte à se reproduire et à se renforcer au sein du réseau regroupant toutes les<br />

personnes concernées par le procès institutionnel mais exclues <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> travail « sur le<br />

corps». Ce processus <strong>de</strong> diffusion s’appuie et trouve en outre son apogée dans le projet<br />

institutionnel où est définie une triple volonté <strong>de</strong> communication, <strong>de</strong> socialisation et<br />

d’autonomie. Cette triple volonté n’étant rien d’autre que celle <strong>de</strong> reconnaître les rési<strong>de</strong>nts en<br />

tant qu’individu à part entière. Ce projet rend donc explicite et officiel le discours<br />

« sacralisateur » en y rajoutant une énumération détaillée <strong>de</strong> tous les comportements que l’on<br />

doit adopter vis-à-vis <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts. Chaque geste, chaque propos, chaque acte <strong>de</strong> travail <strong>de</strong><br />

l’AMP doit ainsi trouver sa référence au sein <strong>de</strong> cet acte d’engagement <strong>de</strong> l’institution.<br />

Le projet <strong>de</strong> sacralisation<br />

« [la M.A.S] assure l’hébergement et les soins. Elle souhaite offrir aux personnes accueillies<br />

un cadre architectural agréable qui concilie le besoin d’intimité et la nécessité d’une<br />

surveillance rapprochée. Les locaux, fonctionnels et agréables à vivre, doivent créer ou<br />

susciter <strong>de</strong>s déplacements et amener les rési<strong>de</strong>nts vers <strong>de</strong>s sources <strong>de</strong> stimulation. Cela en<br />

articulant trois axes :<br />

- L’autonomie : L’ensemble <strong>de</strong> l’équipe se mobilise autour <strong>de</strong> cet objectif. Les AMP ont le<br />

souci constant <strong>de</strong> maintenir les acquis <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts et <strong>de</strong> développer <strong>de</strong> nouvelles<br />

- 94 -


compétences. Cette recherche d’autonomie doit également faire l’objet d’une mobilisation<br />

constante <strong>de</strong>s rééducateurs. L’acquisition <strong>de</strong> nouveaux savoir-faire est toujours soutenue et<br />

accompagnée par les AMP, que ce soit dans les actes <strong>de</strong> la vie quotidienne ou dans les<br />

activités. <strong>La</strong> recherche d’autonomie passe également par l’acquisition <strong>de</strong> comportements<br />

plus adaptés et d’une plus gran<strong>de</strong> maturité sur le plan affectif. Toutes ces acquisitions se<br />

font dans le respect <strong>de</strong> la personne, <strong>de</strong> ses capacités d’évolution et d’adaptation.<br />

- <strong>La</strong> Communication : <strong>La</strong> plupart <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts sont mutiques. L’équipe s’emploie à<br />

restaurer une communication défaillante du fait <strong>de</strong> troubles importants <strong>de</strong> la relation ou du<br />

fait <strong>de</strong>s lésions cérébrales précoces. Il nous parait important <strong>de</strong> développer la<br />

communication afin d’enrichir les échanges entre rési<strong>de</strong>nts –encadrants et entre rési<strong>de</strong>nts<br />

entre eux. En effet, le langage est le propre <strong>de</strong> l’humain et il nous semble nécessaire, tant<br />

que faire se peut, <strong>de</strong> médiatiser la relation <strong>de</strong> « corps à corps ». Afin <strong>de</strong> redonner sa place à<br />

la personne handicapée, les soins d’hygiène sont toujours effectués dans un échange avec le<br />

rési<strong>de</strong>nt : Ils se font dans une ambiance rassurante et accompagnés d’une expression<br />

verbale.<br />

- <strong>La</strong> socialisation : Les polyhandicapés ont besoin d’une prise en charge spécifique qui<br />

nécessite <strong>de</strong>s locaux adaptés et un personnel spécialisé. Pour autant, ces conditions<br />

nécessaires ne doivent pas les exclure d’une vie sociale, que ce soit à l’intérieur <strong>de</strong><br />

l’établissement ou dans la cité.<br />

Source : Livret d’accueil MAS. Mise à jour 2002<br />

Le projet <strong>de</strong> l’établissement établit donc, à travers une triple volonté <strong>de</strong> communication, <strong>de</strong><br />

socialisation et d’autonomie -prenant figure <strong>de</strong> dogme-, l’idée que les rési<strong>de</strong>nts ont<br />

incontestablement le statut <strong>de</strong> personne. D’où le nombre très important d’attentes vis-à-vis du<br />

travail <strong>de</strong>s AMP qui découle <strong>de</strong> cette position intellectuelle.<br />

C’est par conséquent au niveau <strong>de</strong> l’articulation entre ces attentes et leurs conditions objectives<br />

d’application que l’on pourra comprendre les mécanismes déterminant les procès <strong>de</strong> travail :<br />

aussi, si l’on prend tout d’abord le cas <strong>de</strong> l’autonomie, on remarque que le projet insiste sur le<br />

fait que les rési<strong>de</strong>nts sont susceptibles d’apprendre, tels <strong>de</strong>s enfants, à <strong>de</strong>venir autonomes à<br />

plus ou moins long terme : un enfant en bas âge est encore très dépendant d’une tierce<br />

personne et ne peut survivre sans. Mais au bout d’un moment, il arrivera à acquérir toutes les<br />

- 95 -


informations sur son milieu environnant via une phase d’apprentissage plus ou moins longue.<br />

A partir <strong>de</strong> là, alors qu’il n’était que ce qui percevait, il <strong>de</strong>vient acteur <strong>de</strong> son triangle 186 . Les<br />

rési<strong>de</strong>nts sont <strong>de</strong> la sorte perçus comme étant dotés d’une capacité d’apprentissage non<br />

négligeable, c'est-à-dire d’une possibilité <strong>de</strong> développement <strong>de</strong> nouveaux acquis afin <strong>de</strong><br />

pouvoir progressivement se démarquer <strong>de</strong> leurs entourages, à l’image encore une fois d’un<br />

enfant qui « en moins <strong>de</strong> trois mois […] aura acquis une mobilité comportementale, un<br />

« comment » <strong>de</strong> la relation, une manière d’aller chercher lui-même le tranquillisant naturel et<br />

le stimulant exploratoire dont il aura besoin pour équilibrer sa vie émotionnelle » 187 .<br />

Les rési<strong>de</strong>nts auraient alors, tout comme une personne lambda, la faculté <strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s<br />

savoir-faire caractérisés par une sorte <strong>de</strong> catalogue mental dans lequel serait répertorié un<br />

ensemble <strong>de</strong> connaissances capables <strong>de</strong> rendre plus malléable le mon<strong>de</strong> environnant. Ils<br />

seraient susceptibles, autrement dit, d’apprendre à se servir <strong>de</strong> techniques dont la mise en<br />

œuvre leur permettrait d’obtenir volontairement un résultat préalablement déterminé, ou<br />

d’opter pour un comportement adapté à une situation spécifique. Ces savoir-faire pouvant être<br />

obtenus que ce soit par l’expérience quotidienne (expérience spontanée ou connaissance <strong>de</strong><br />

règles explicites) ou par imitation. <strong>La</strong> <strong>de</strong>rnière phrase <strong>de</strong> la partie concernant l’autonomie est<br />

toutefois assez étrange puisqu’elle postule que « toutes ces acquisitions se font dans le respect<br />

<strong>de</strong> la personne, <strong>de</strong> ses capacités d’évolution et d’adaptation ». On doit dès lors comprendre<br />

que cette construction <strong>de</strong> l’autonomie est relativisée parce qu’elle ne va pas forcément <strong>de</strong> soi et<br />

qu’elle dépend <strong>de</strong>s capacités d’évolution et d’adaptation <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts, mais que malgré tout,<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> leurs limites respectives, ils restent « éducables ». On peut donc grossièrement<br />

traduire cela par « on fera en sorte d’appliquer ces recommandations, mais dans les limites du<br />

possible…et même si les limites sont à mille lieux du possible ».<br />

Quoi qu’il en soit, on retiendra qu’à travers cette partie du projet, l’autonomie (intellectuelle,<br />

physique, affective) est perçue comme une chose envisageable <strong>de</strong>vant être absolument mise en<br />

œuvre par les AMP lors <strong>de</strong> leur travail quotidien. C’est du reste à peu <strong>de</strong> choses près le même<br />

message qui entoure la <strong>de</strong>uxième dimension du projet, à savoir la volonté <strong>de</strong> communication,<br />

où l’on peut lire que malgré toutes les pathologies existant chez les rési<strong>de</strong>nts, il est possible et<br />

indispensable d’établir un échange verbal avec eux, afin <strong>de</strong> médiatiser par le langage la<br />

relation <strong>de</strong> corps à corps, évitant <strong>de</strong> la sorte tout risque <strong>de</strong> déshumanisation.<br />

186 Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, éditions Odile Jacob, Paris, 2001, p. 74<br />

187 Ibid. p 74<br />

- 96 -


Enfin, pour ce qui est <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> socialisation, elle s’inscrit <strong>de</strong> la même manière que les<br />

<strong>de</strong>ux dimensions précé<strong>de</strong>ntes dans le discours personnifiant les rési<strong>de</strong>nts. En voulant les<br />

inscrire dans la vie sociale, c'est-à-dire dans un réseau d’interaction avec les autres membres<br />

<strong>de</strong> la société, l’institution ne fait qu’être logique avec ses objectifs officiels à travers lesquels<br />

elle pense les rési<strong>de</strong>nts comme <strong>de</strong>s êtres en <strong>de</strong>venir. Ce travail <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> l’humain<br />

incombant du reste à la catégorie <strong>de</strong>s AMP ; dimension qui ne manque pas d’ailleurs d’être<br />

rappelée lors <strong>de</strong>s réunions durant lesquelles les cadres répètent sur un ton rempli <strong>de</strong> reproches<br />

que les AMP doivent obligatoirement essayer <strong>de</strong> travailler avec les rési<strong>de</strong>nts, <strong>de</strong> faire en sorte<br />

<strong>de</strong> ne pas tout leur faire. Il est ainsi mentionné à plusieurs reprises qu’il ne faut pas, par<br />

exemple, habiller un polyhandicapé sans lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> participer, même si cette<br />

participation peut ne passer que par le fait <strong>de</strong> lever les bras ou les jambes pour enfiler un pull<br />

ou un pantalon (pour les plus autonomes), ou par la non contraction <strong>de</strong>s membres (pour les<br />

plus dépendants). On <strong>de</strong>man<strong>de</strong> également aux AMP, comme cela a été vu plus haut, <strong>de</strong> parler<br />

avec les rési<strong>de</strong>nts lors <strong>de</strong>s prises en charge afin qu’ils effectuent tous ces petits gestes qui sont<br />

considérés comme autant d’avancées vers l’autonomie.<br />

Parler.<br />

On doit parler aux rési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> ce qui les concerne, <strong>de</strong> ce qui leur arrive, <strong>de</strong> ce qui va se<br />

passer pour eux, <strong>de</strong> ce qui se passe dans la maison et au-<strong>de</strong>hors.<br />

Mais vous ne <strong>de</strong>vez jamais leur parler sur un ton affirmatif <strong>de</strong> ce qu’ils ressentent. Vous ne<br />

<strong>de</strong>vez pas dire : « Tu souffres, tu es content, tu es inquiet. Mais : il me semble que, j’ai<br />

l’impression que, peut-être que ».<br />

Vous <strong>de</strong>vez éviter <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> vos propres affaires <strong>de</strong>vant un rési<strong>de</strong>nt. Si néanmoins cela<br />

vous arrive, il ne faut pas parler au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête comme s’il n’existait pas, mais vous<br />

tournez vers lui, le regar<strong>de</strong>r et vous adresser à lui, en faisant savoir que vous parlez <strong>de</strong> tel<br />

sujet, et qu’il a le droit d’écouter. Quand l’un <strong>de</strong>ux est esseulé, triste, dans un coin, dites-lui<br />

un petit mot en passant.<br />

Source : note <strong>de</strong> service, juin 2002<br />

De cette manière, les AMP doivent globalement favoriser l’autonomisation <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts en<br />

- 97 -


faisant en sorte qu’ils puissent, autant que faire se peut, se prendre en charge et s’assurer<br />

personnellement <strong>de</strong> leur intégrité physique et physiologique. Ceci sous-entendant par exemple<br />

la capacité <strong>de</strong> se nourrir, <strong>de</strong> se laver, <strong>de</strong> s’habiller. Il s’agit ainsi <strong>de</strong> « faire en sorte que l’Autre<br />

soit aussi autonome et libre que possible pour faire valoir sa liberté et sa singularité. Ce qui<br />

exige <strong>de</strong> lui en offrir toutes les possibilités et d’avoir <strong>de</strong>s attentions ou <strong>de</strong>s égards. C’est<br />

l’humanité <strong>de</strong> l’Autre qui est <strong>de</strong> ma responsabilité, qui doit être au cœur du dispositif » 188 .<br />

L’analyse <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> travail témoigne toutefois <strong>de</strong> l’impossibilité qu’ont les AMP d’inscrire<br />

ces différentes dimensions au sein <strong>de</strong> leurs pratiques. Ces procès semblent effectivement les<br />

obliger à « chosifier » contre leur gré les rési<strong>de</strong>nts. Ce qui déclenche du même coup les<br />

répriman<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s cadres « il faut que les gens prennent conscience que nous travaillons avec<br />

<strong>de</strong>s personnes humaines » (note <strong>de</strong> service 2003) « l’équipe n’est pas assez responsable,<br />

consciente » (réunion analyse et pratique 2002) « il faut remettre les rési<strong>de</strong>nts au<br />

centre » (psychologue, réunion contrôle et concertation, juillet 2002).<br />

L’IMPOSSIBLE SACRALISATION DANS LES RELATIONS DE SERVICE<br />

Ces différents principes <strong>de</strong> fonctionnement ayant été exposés, il s’agit maintenant <strong>de</strong> les<br />

replacer dans le contexte <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> travail afin <strong>de</strong> voir <strong>de</strong> quelles façons ils arrivent ou non<br />

à s’inscrire objectivement dans la réalité institutionnelle.<br />

Le travail sur le corps ou les AMP comme « Ai<strong>de</strong> Mer<strong>de</strong> Pipi »<br />

En ce qui concerne tout d’abord le problème <strong>de</strong> l’autonomie, il s’exprime dès les premiers<br />

moments <strong>de</strong> la journée, à l’instant même où l’on doit lever les rési<strong>de</strong>nts pour les amener au<br />

petit-déjeuner ou à la toilette. A cet instant, on est effectivement confronté à une situation<br />

totalement banale mais qui provoque dès le début une relation conflictuelle entre le rési<strong>de</strong>nt et<br />

l’AMP d’une part, et entre l’éthique <strong>de</strong> l’AMP (construite en fonction du projet) et son <strong>de</strong>voir<br />

d’effectuer son travail d’autre part : cette situation est celle où l’on arrache les rési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong><br />

leurs lits alors qu’ils manifestent ouvertement, par <strong>de</strong>s cris, par <strong>de</strong>s gestes violents, leurs désirs<br />

188 Colloque Handilan<strong>de</strong>s, Alain Le Guya<strong>de</strong>r, Tutelle, autonomie et resonsabilité, 27 mai 2004, (à<br />

paraître ), p.17<br />

- 98 -


d’y rester. De telle sorte qu’il y a, à ce moment précis, une véritable opposition entre l’AMP et<br />

le rési<strong>de</strong>nt. Et <strong>de</strong> cette opposition, c’est habituellement l’AMP qui en sort vainqueur, et le<br />

rési<strong>de</strong>nt se voit obligé, bon gré mal gré –sa dépendance aidant- à obéir.<br />

Cette dimension se retrouve par ailleurs dans tous les procès <strong>de</strong> travail. Dès le matin en effet,<br />

on s’enferme dans la salle <strong>de</strong> bain accompagné d’un rési<strong>de</strong>nt auquel on doit donner assistance<br />

durant la toilette. Officiellement donc, on doit l’ai<strong>de</strong>r et stimuler son autonomie. Mais cela est<br />

dans les faits impossible : si on additionne les problèmes d’effectifs avec la nécessité <strong>de</strong><br />

terminer les toilettes avant 11H30, heure du déjeuner, il semble qu’on ne peut faire ici que du<br />

« travail à la chaîne » en laissant <strong>de</strong> côté toute préoccupation éducative, du moins en<br />

apparence 189 . Cette notion <strong>de</strong> travail à la chaîne est souvent employée par les AMP qui la<br />

critiquent continuellement puisqu’elle leur ôte toute dimension valorisante. Il est effectivement<br />

plus gratifiant <strong>de</strong> dire que l’on fait dans l’éducatif que d’admettre que sa tache se rapproche<br />

grossièrement <strong>de</strong> la manutention.<br />

« <strong>La</strong> hiérarchie morale <strong>de</strong>s professions se construit sur la dévalorisation <strong>de</strong> celles qui traitent<br />

les rebuts <strong>de</strong> l’activité humaine ou les produits sales. Ray Gold a montré que le bas statut <strong>de</strong>s<br />

éboueurs et les concierges tenait surtout au fait qu’ils manipulaient les déchets domestiques<br />

[…] Amélioration <strong>de</strong> leurs revenus et gain <strong>de</strong> considération ne vont pas <strong>de</strong> pair.» 190<br />

Ces dimensions <strong>de</strong> « manutention », <strong>de</strong> « chosification », semblant nier toute idée<br />

d’autonomie, sont omniprésentes dans les pensées <strong>de</strong>s professionnels qui ne voient ou qui ne<br />

ressentent alors leurs pratiques qu’à travers elles. A tel point d’ailleurs que les réflexes<br />

d’humanisation ou <strong>de</strong> requalification au sein <strong>de</strong>s prises en charge sont pratiquement toujours<br />

occultés, et cela même si ces <strong>de</strong>rniers apparaissent <strong>de</strong> temps en temps pour ne pas dire<br />

régulièrement dans le quotidien institutionnel. On constate à ce propos que ces « efforts »<br />

d’humanisation dépen<strong>de</strong>nt très largement <strong>de</strong> l’état d’esprit <strong>de</strong> l’AMP : j’ai ainsi observé une<br />

AMP, dont l’enfant venait d’avoir le Baccalauréat, parler avec les rési<strong>de</strong>nts durant la toilette<br />

alors que la veille, elle était tout sauf loquace. De la même manière, une AMP qui<br />

habituellement discutait avec les handicapés, ne prononça pas un seul mot le jour où elle reçut<br />

une lettre <strong>de</strong> sa banque au sujet <strong>de</strong> ses problèmes d’argent.<br />

189 Les choses sont effectivement beaucoup plus compliquées que cela comme en témoignera la partie<br />

suivante. Cf. également, Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit., 2006, p.262-265<br />

190 Jean Penef, L’hôpital en urgence. Etu<strong>de</strong> par observation participante, Métailé, coll. « Leçon <strong>de</strong><br />

choses », Paris, 1992, p. 58, Note n°1.<br />

- 99 -


Mais dans tous les cas, il faut bien avoir conscience que rompre avec la routine <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus<br />

en plus difficile à mesure qu’on s’y inscrit, puisque la routinisation <strong>de</strong>s gestes semble écraser,<br />

toute chose égale par ailleurs, les personnes dans <strong>de</strong>s rôles statiques, chosifiés 191 .<br />

<strong>La</strong> plupart du temps donc, on les déshabille, on les place dans la baignoire avec l’ai<strong>de</strong> d’une<br />

collègue, puis on les savonne énergiquement. Non pas tant pour ôter la crasse que pour aller<br />

plus vite. A la fin, on les sèche et on les habille, en se félicitant le cas échéant d’avoir pris en<br />

charge <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts dont les membres ne sont pas trop raidis car il est incontestablement plus<br />

facile d’enfiler <strong>de</strong>s vêtements sur <strong>de</strong>s corps malléables. Il est d’ailleurs intéressant <strong>de</strong> constater<br />

qu’à aucun moment on ne s’interroge sur le ressenti <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts, ils ne semblent à ce sta<strong>de</strong><br />

que <strong>de</strong> simples corps sans conscience :<br />

« Il est chez eux une dimension qui peut être totalement occultée, tant elle s’exprime <strong>de</strong><br />

manière bizarre, c’est la souffrance, souffrance physique bien sûr, mais aussi souffrance<br />

psychique et ce <strong>de</strong> façon massive. Il n’est pas toujours aisé <strong>de</strong> reconnaître dans les multiples<br />

troubles du comportement qu’ils présentent, déambulations incessantes, gestes stéréotypés,<br />

violences, automutilations, replis sur soi... les signes d’une souffrance qui ne trouve pas <strong>de</strong><br />

mots pour se dire et souvent pas d’espace psychique pour se penser. » 192<br />

Toutes ces étapes composant les procès <strong>de</strong> travail entraînent, on s’en doute, une importante<br />

violence symbolique et physique pour les rési<strong>de</strong>nts. Violence qui est, comme nous l’avons vue,<br />

accentuée par l’impersonnalisation apparente <strong>de</strong>s prises en charge : peu d’échanges verbaux,<br />

peu d’avertissements, roulement <strong>de</strong>s AMP, etc. Il faut également savoir que <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s<br />

191 Erving Goffman, op. cit., p. 121. Lire également Jean-Clau<strong>de</strong> Kaufmann, L’invention <strong>de</strong> soi, Paris,<br />

Armand Colin, 2004. Pour une autre interprétation <strong>de</strong> ce phénomène, lire Danilo Martuccelli, op. cit.,<br />

p. 535 : « Pris dans <strong>de</strong>s contradictions insurmontables, il est assaillit, comme les personnages<br />

cornéliens, par <strong>de</strong>s dilemmes moraux, le menant néanmoins, au nom <strong>de</strong> son honneur et <strong>de</strong> son sens <strong>de</strong><br />

l’obligation, vers une conclusion unique à laquelle il adhère subjectivement. Mais au fur et à mesure<br />

que l’individu modifie son rapport à l’action, et puisque les conséquences en <strong>de</strong>viennent plus opaques,<br />

moins directes, il cesse en quelque sorte <strong>de</strong> se sentir coupable face aux actes. Surtout, […] il cesse <strong>de</strong><br />

se sentir immédiatement concerné par sa propre action, en vérité, elle cesse quelque peu <strong>de</strong> lui<br />

appartenir. »<br />

192 Philippe Chavaroche, “Etre professionnel auprès <strong>de</strong> personnes lour<strong>de</strong>ment handicapées”, Colloque<br />

“Handicap et enjeux <strong>de</strong> société”, ENS Cachan, 25, 26 Janvier 2006<br />

- 100 -


comme celui <strong>de</strong> la toilette peuvent entraîner <strong>de</strong>s dérapages encore plus graves <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s<br />

A.M.P. On a par exemple pu voir certaines personnes nettoyer la partie vaginale d’une<br />

rési<strong>de</strong>nte avec <strong>de</strong> l’eau <strong>de</strong> Cologne ou bien nettoyer le corps <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts avec du bain<br />

moussant ; provoquant alors <strong>de</strong>s allergies ou pis. Ces pratiques ne constituent néanmoins pas<br />

<strong>de</strong>s dérapages dus à un quelconque esprit mauvais ou immoral, mais au simple fait qu’on<br />

semble oublier progressivement que l’on a affaire à un être humain : ce sont les effets pervers<br />

d’une logique qui dépassent les simples volontés individuelles :<br />

« Lors d’une <strong>de</strong> mes prises en charge, un matin : je me rends soudain compte que je n’ai plus<br />

<strong>de</strong> serviette pour essuyer le rési<strong>de</strong>nt, je vais donc en chercher une dans une autre salle <strong>de</strong> bain<br />

sans oublier d’en avertir le rési<strong>de</strong>nt, car je me suis aperçu plusieurs fois auparavant que je ne<br />

prenais pas cette peine alors que cela peut sans doute être très angoissant pour lui (cela m’a<br />

surtout attiré une jolie réflexion <strong>de</strong> l’animatrice). Je me dirige donc vers la porte <strong>de</strong> la<br />

<strong>de</strong>uxième salle <strong>de</strong> bain, je frappe et j’entre directement sans attendre la permission d’entrer, je<br />

vois alors S.A, toute nouvelle AMP en contrat d’emploi solidarité, laver un handicapé non<br />

grabataire sur la chaise en bois qui a pour fonction <strong>de</strong> l’asseoir une fois lavé pour l’habiller.<br />

Elle, à <strong>de</strong>ux mètres <strong>de</strong> C. assise sur une chaise juste à côté <strong>de</strong> la baignoire en train <strong>de</strong><br />

l’arroser avec la pomme <strong>de</strong> la douche comme on lave une voiture. Je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en prenant<br />

un air innocent –ici, le fait d’avoir <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> donneurs <strong>de</strong> leçons est très mal pris et<br />

entraîne par la suite une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> méfiance- : « tu sais, on ne doit pas laver les rési<strong>de</strong>nts sur<br />

les chaises, on doit les laver dans la baignoire ». A cela elle me répond sur la défensive<br />

« Mais moi on m’a rien dit, je peux pas le savoir si on me dit pas ». Je lui dis donc pour<br />

qu’elle ne soit plus sur la défensive à mon égard « C’est vrai, on ne peut pas savoir si<br />

personne ne le dit » Je vois alors les traits <strong>de</strong> son visage se relâcher, et elle me dit alors<br />

« C’est aussi <strong>de</strong> sa faute, il veut pas participer, il veut pas du tout faire <strong>de</strong>s efforts. Il pourrait,<br />

c’est sûr, mais il est trop malin, il sait ce que je vais lui faire donc il reste comme ça. Et s’il ne<br />

participe pas, je ne peux pas le mettre dans la baignoire moi. »<br />

De tels procès ne représentent donc pas, malgré tout ce que l’on pourra dire, <strong>de</strong>s moments<br />

éducatifs –du moins au sens du projet institutionnel- puisque se met petit à petit en place un<br />

processus qui peut s’apparenter à première vue à une chosification au sein <strong>de</strong>s prises en charge<br />

<strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts (je savonne/je rince ; j’enlève le change/je nettoie ; etc.). Les AMP sont alors<br />

convaincues qu’elles se trouvent à chaque instant dans l’erreur. Erreur qui, étant définie par les<br />

- 101 -


concepteurs du projet institutionnel et non par leurs pairs, ne leur permet pas <strong>de</strong> modifier ses<br />

conséquences subjectives. Ce qui crée du même coup souffrance et malaise au sein <strong>de</strong> l’équipe<br />

car comment rendre une activité acceptable pour soi et pour les autres alors qu’elle rentre à ce<br />

point en contradiction avec les attentes institutionnelles ? Cette situation <strong>de</strong> tourments se<br />

trouve alors logiquement cristallisée dans <strong>de</strong>s volontés très marquées <strong>de</strong> camoufler autant que<br />

faire se peut lesdites pratiques inavouables. Cela afin d’une part d’éviter le jugement <strong>de</strong><br />

l’autre 193 et <strong>de</strong> se créer d’autre part <strong>de</strong>s espaces « privés » pour « vi<strong>de</strong>r son sac », c'est-à-dire<br />

pour revenir, durant un instant même très court, à un état <strong>de</strong> reprise <strong>de</strong> soi où le carcan <strong>de</strong><br />

l’institution peut se <strong>de</strong>sserrer légèrement 194 . Il est possible, pour illustrer cela, <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>ux<br />

exemples :<br />

Le premier se situe au niveau du quotidien. On remarque en effet qu’il y a une forte proportion<br />

d’AMP qui préfère aller aux salles <strong>de</strong> bains plutôt qu’aux petits-déjeuners, alors même que le<br />

travail aux toilettes est physiquement beaucoup plus difficile et beaucoup plus « dégoûtant »,<br />

notamment durant les saisons chau<strong>de</strong>s. C’est lors <strong>de</strong> ces pério<strong>de</strong>s que je fus placé <strong>de</strong>vant une<br />

question à laquelle je ne trouvais pas <strong>de</strong> réponse : à savoir pourquoi la plupart <strong>de</strong>s AMP laissait<br />

les portes fermées tandis que la chaleur et les o<strong>de</strong>urs étaient insoutenables, d’autant plus qu’il<br />

n’y avait pas <strong>de</strong> fenêtres. <strong>La</strong> réponse avancée était, bien entendu, qu’il fallait préserver<br />

l’intimité <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts :<br />

193 « On ressent <strong>de</strong> la honte, au sein d’une société fortement individualiste, lorsqu’on laisse<br />

transparaître quelque chose que l’on voudrait cacher, et par quoi on se découvre comme diminué ou<br />

percé à jour par les autres. <strong>La</strong> honte vient donc <strong>de</strong> la capacité <strong>de</strong>s autres à nous dévaloriser, parce que,<br />

en quelque sorte, les rôles ont été incapables d’établir un écran suffisant entre eux et nous.» Danilo<br />

Martuccelli, op. cit.<br />

194 Nicolas Hatzeld, <strong>La</strong> pause casse-croûte. Quand les chaînes s’arrêtent à Peugeot-Sochaux [en ligne],<br />

in Terrain, n°39, septembre 2002. Disponible sur Internet :<br />

http://terrain.revues.org/document1415.html<br />

- 102 -


« Les arriérés profonds n’ont pas <strong>de</strong> pu<strong>de</strong>ur. Cette absence est renforcée par le fait que leur corps est<br />

abandonné aux manipulations et au regard <strong>de</strong>s autres. Vous <strong>de</strong>vez leur montrer que leurs corps leur<br />

appartient, en veillant à ce qu’aucun membre du personnel autre qu’AMP, aucun parent, aucun<br />

visiteur n’entre dans la salle <strong>de</strong> bain ou dans la chambre quand ils sont dévêtus. Vous-même, si vous<br />

n’avez pas affaire à eux à ce moment-là, vous <strong>de</strong>vez vous efforcer <strong>de</strong> n’y aller que si c’est<br />

absolument nécessaire ; et dans ce cas, excusez-vous en auprès d’eux ».<br />

Source : MAS, note <strong>de</strong> service 1992<br />

« Un mardi matin, fin juillet : Déjà à cette heure, la chaleur est pesante. Les AMP présentes<br />

savent que ce temps rendra encore plus dur le travail et que la journée risque d’être difficile.<br />

On amène les rési<strong>de</strong>nts dans les salles <strong>de</strong> bains. Normalement, on doit fermer les portes pour<br />

protéger l’intimité <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts mais pour ma part je ne peux pas (trop d’o<strong>de</strong>urs, trop <strong>de</strong><br />

dégoût) et je laisse systématiquement ma porte ouverte afin que l’air passe. Chose étonnante,<br />

je suis pratiquement à chaque fois le seul à faire cela alors même que les animatrices sont sur<br />

ce point très compréhensives ».<br />

Mais après une plus fine observation, on s’aperçoit que les AMP ne laissent pas tant les portes<br />

fermées pour préserver cette intimité que pour éviter les regards trop curieux sur leurs prises<br />

en charge. « On sait très bien que l’on ne suit pas toujours le projet institutionnel, que l’on fait<br />

plus <strong>de</strong> la manutention que <strong>de</strong> l’éducatif et que d’ailleurs on n’a pas le choix. Si on veut<br />

pouvoir finir à temps, on ne peut s’attar<strong>de</strong>r trop longtemps sur un rési<strong>de</strong>nt » (M. AMP, 50<br />

ans) : même si l’on sait que pratiquement personne ne réalise une prise en charge « éducative »<br />

- exception faite <strong>de</strong>s jours où on se sent en forme, où l’on a appris une bonne nouvelle, où l’on<br />

sent que l’on peut se remotiver, etc. – on ressent néanmoins un sentiment <strong>de</strong> culpabilité face à<br />

une action que l’on sait pertinemment comme non conforme aux attentes institutionnelles. Il<br />

vaut donc mieux, face à cela, fermer les portes (voire même à clé) en se créant un espace à soi,<br />

aussi éphémère soit-il d’ailleurs, pour se protéger <strong>de</strong> l’institution et du poids <strong>de</strong> son<br />

fonctionnement, quitte alors à subir encore plus « les agressions <strong>de</strong>s sens ». Ces jeux <strong>de</strong> cache-<br />

cache et tous les enjeux qui s’y inscrivent (pouvoir souffler, tenir le coup, ne pas être pris en<br />

flagrant délit, ne pas être disqualifié par une animatrice, etc.) sont alors autant <strong>de</strong> manières<br />

d’agir, <strong>de</strong> penser son travail, <strong>de</strong> « survivre » « je n’en peux plus, je vais y laisser ma santé à<br />

force <strong>de</strong> travailler ici. De toute façon c’est déjà le cas, je me suis bousillé le dos à force <strong>de</strong> les<br />

- 103 -


porter » (AMP, 38 ans) face aux orientations humanistes <strong>de</strong> la hiérarchie.<br />

Toutefois, en <strong>de</strong>venant <strong>de</strong> moins en moins visibles, ces procès <strong>de</strong> travail entraînent alors <strong>de</strong>s<br />

effets pervers considérables : cela provoque effectivement <strong>de</strong>s suspicions entre les AMP et les<br />

cadres, débouchant la plupart du temps sur <strong>de</strong>s rumeurs <strong>de</strong> dérapages commis par telle ou telle<br />

personne. Ces « bruits » ne sont bien entendu jamais vérifiables et là rési<strong>de</strong> d’ailleurs toutes<br />

leurs possibilités <strong>de</strong> nuisance en terme <strong>de</strong> malaise et d’abcès « non crevé ».<br />

« Un après midi, 14h00. Je viens juste <strong>de</strong> reprendre après une pause. Je rentre dans la salle <strong>de</strong><br />

veille pour pointer. M. A, AMP assez ancienne me dit avant <strong>de</strong> partir que S. est avec un<br />

rési<strong>de</strong>nt qui a mis <strong>de</strong>s selles partout dans sa chambre et dans le couloir. Je me dirige alors<br />

vers la salle <strong>de</strong> bain pour lui proposer <strong>de</strong> prendre le relais. Je frappe et essaie <strong>de</strong> rentrer mais<br />

la porte est fermée à clef. Elle met trente secon<strong>de</strong>s avant <strong>de</strong> m’ouvrir. Elle a le visage rouge et<br />

transpire énormément. Cette situation suscite chez moi une incompréhension totale : pourquoi<br />

d’une part fermer la porte alors que l’o<strong>de</strong>ur est plus qu’insupportable ? A cela, la chaleur <strong>de</strong><br />

cette fin <strong>de</strong> journée n’arrange rien. Et pourquoi donc fermer la porte à clef <strong>de</strong> l’intérieur ?<br />

Plus tard dans la soirée, cette AMP se fit agresser par le rési<strong>de</strong>nt en question qui lui tira les<br />

cheveux. L’association <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux évènements me fit imaginer un certain nombre <strong>de</strong><br />

scénarios sans doute infondés mais malgré tout tenaces dans mon esprit».<br />

On s’aperçoit à travers cela <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong> la rumeur qui peut être très pesante sur le<br />

travail quotidien. Dans un compte rendu d’un réunion d’unité (juillet 2002) on pouvait ainsi<br />

lire : « il faut faire très attention quand on est témoin. Quand on est témoin, on ne peut pas le<br />

gar<strong>de</strong>r ; le témoin qui ne dit rien doit assumer la responsabilité civile. Il faut en parler car s’il<br />

y a une enquête, on est responsable ».<br />

L’erreur au travail<br />

Cette situation entraîne par conséquent une gran<strong>de</strong> souffrance chez ces AMP qui sont à chaque<br />

instant confrontées à une interrogation sur leurs qualités professionnelles. Je serais par ailleurs<br />

enclin à dire que cette auto dévalorisation due au décalage entre le projet et leurs pratiques est<br />

décuplée du fait <strong>de</strong> l’appartenance <strong>de</strong>s AMP au genre féminin. On remarque en effet, tout au<br />

- 104 -


long du programme institutionnel (projet et notes <strong>de</strong> service), que l’on fait appel à la<br />

dimension maternelle <strong>de</strong>s AMP, celle qui est belle, (pseudo) naturelle, sublimée et fantasmée<br />

par la société 195 . Souvenons-nous que les AMP sont avant tout <strong>de</strong>s femmes (dont une majorité<br />

d’immigrées <strong>de</strong> première génération venant d’Afrique) que l’institution embauche sans avoir<br />

véritablement d’exigence quant à leur qualification : ce n’est alors pas tant cette <strong>de</strong>rnière qui<br />

permet <strong>de</strong> réaliser le travail, vu qu’il peut être effectué sans, que le fait d’être femme :<br />

« <strong>La</strong> plupart <strong>de</strong>s professionnels travaillant auprès <strong>de</strong> ces personnes lour<strong>de</strong>ment handicapées<br />

que je rencontre me disent combien le regard que leur portent les gens <strong>de</strong> leur entourage<br />

familial ou social est marqué par l’étonnement, le doute, voire l’effroi: “comment fais-tu pour<br />

travailler là?”, “moi je ne pourrais pas!”, “il faut avoir du courage, la vocation...” » 196 .<br />

Il est nécessaire, pour bien appréhen<strong>de</strong>r ce phénomène, <strong>de</strong> prendre en compte la conception<br />

relativiste et conflictuelle <strong>de</strong> la qualification témoignant que cette <strong>de</strong>rnière repose non pas sur<br />

un quelconque temps <strong>de</strong> formation, mais sur <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> rapports sociaux 197 : elle est un<br />

jugement subjectif basé sur un construit social portant sur la qualité <strong>de</strong>s travaux. <strong>La</strong><br />

qualification et sa reconnaissance sont en ce sens intrinsèquement dynamiques et soumises à<br />

changement en fonction <strong>de</strong> l’espace-temps et <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> forces donnés.<br />

<strong>La</strong> situation qui nous intéresse doit du reste se comprendre plus spécifiquement à travers la<br />

notion <strong>de</strong> rapport social <strong>de</strong> sexe se superposant à la division sociale du travail : les individus se<br />

retrouvent placés socialement dans <strong>de</strong>ux groupes distincts (celui <strong>de</strong>s femmes et celui <strong>de</strong>s<br />

hommes) engagés complètement au sein dudit rapport. Ce <strong>de</strong>rnier trouvant comme « base<br />

195 Lire Anne Dufourmantelle, <strong>La</strong> sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-Lévy, 2001. Ce livre<br />

témoigne <strong>de</strong> manière originale <strong>de</strong> la face sombre <strong>de</strong> la dimension maternelle, celle qu’on oublie<br />

généralement d’évoquer. Les dégâts (cruauté, violence, mélancolie) issus du refoulement <strong>de</strong>s<br />

faillites, secrets, promesses non tenues, douleurs et joies intergénérationnels peuvent effectivement<br />

être dramatiques dans les relations mères/enfants.<br />

196 Philippe Chavaroche, op. cit.<br />

197 « Le rapport social est une tension qui traverse le champ social. Ce n’est donc pas quelque chose <strong>de</strong><br />

réifiable. Cette tension érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour <strong>de</strong>squels se constituent <strong>de</strong>s<br />

groupes aux intérêts antagoniques » Pour plus <strong>de</strong> détails, lire Danièle Kergoat, « le rapport social <strong>de</strong><br />

sexe », in Actuel Marx n°30 « Les rapport sociaux <strong>de</strong> sexe », 2001, pp. 85-100 et « Division sexuelle<br />

du travail et rapports sociaux <strong>de</strong> sexe », in Dictionnaire critique du féminisme, PUF, Paris, 2001, pp.<br />

35-44<br />

- 105 -


matérielle » le travail et s’exprimant à travers la division sexuée du travail, c'est-à-dire<br />

l’affection différenciée <strong>de</strong> tâches suivant le sexe social <strong>de</strong> l’individu. Cette division, qui a le<br />

statut d’enjeu <strong>de</strong>s rapports sociaux <strong>de</strong> sexe 198 , englobe <strong>de</strong>ux principes évolutifs dans le temps<br />

et dans l’espace : un principe <strong>de</strong> séparation (il y a <strong>de</strong>s travaux dits féminins et <strong>de</strong>s travaux dits<br />

masculins) et un principe hiérarchique (le travail d’un homme a une valeur ajoutée plus gran<strong>de</strong><br />

que celui d’une femme).<br />

Ainsi, pour saisir la nature sociale <strong>de</strong> la qualification <strong>de</strong>s AMP, et tout ce que cela entraîne en<br />

terme <strong>de</strong> jeux et d’enjeux institutionnels, il faut bien se souvenir que tendanciellement, les<br />

activités dites féminines, c'est-à-dire où les femmes sont numériquement supérieures aux<br />

hommes, sont considérées comme <strong>de</strong>s activités sollicitant <strong>de</strong>s qualités inhérentes à la<br />

« féminité » comme le relationnel et les tâches <strong>de</strong> soins -dans le côté humain et non technique-.<br />

Les femmes qui postulent pour être Ai<strong>de</strong> Médico Psychologique sont donc vues comme<br />

pouvant naturellement effectuer les tâches incombant à ce type <strong>de</strong> travail. D’où l’absence <strong>de</strong><br />

véritable reconnaissance sociale et professionnelle étant donné que le savoir-faire et le conquis<br />

sont perçus comme du savoir être et <strong>de</strong> l’acquis naturel. Ce qui aggrave du coup la perception<br />

qu’elles ont <strong>de</strong> leur travail puisqu’à la différence du travail à la chaîne au sein <strong>de</strong> l’usine<br />

-réalisé tendanciellement par <strong>de</strong>s hommes- qui même « s’il est vécu comme épuisant et haï, est<br />

aussi souvent pensé comme un travail complexe qui réclame plusieurs semaines<br />

d’apprentissage, une forme particulière d’initiative et d’intelligence, la maîtrise <strong>de</strong> nombreux<br />

savoir faire, <strong>de</strong> nombreux tours <strong>de</strong> main, bref, la possession d’un métier » 199 , le travail <strong>de</strong><br />

198 Ces <strong>de</strong>rniers ont du reste un certain nombre <strong>de</strong> caractéristiques :<br />

1. <strong>La</strong> relation entre le groupe <strong>de</strong>s hommes et celui <strong>de</strong>s femmes qui se constitue au sein du<br />

travail et <strong>de</strong> ses divisions est antagonique. Effectivement, la division du travail entraîne <strong>de</strong>s<br />

enjeux autour <strong>de</strong>squels se constituent lesdits groupes. Ces <strong>de</strong>rniers sont donc antagoniques<br />

du fait <strong>de</strong> leurs intérêts contradictoires ; intérêts du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s variations <strong>de</strong>s affections<br />

<strong>de</strong> tâches.<br />

2. Les différences entre les pratiques <strong>de</strong>s hommes et celles <strong>de</strong>s femmes sont <strong>de</strong>s construits<br />

sociaux.<br />

3. Ces construits sociaux trouvent comme base matérielle l’affection <strong>de</strong> tâches différenciées<br />

selon le sexe social.<br />

4. Les rapports sociaux <strong>de</strong> sexe reposent sur un rapport <strong>de</strong> pouvoir et <strong>de</strong> domination.<br />

Pour plus <strong>de</strong> détails, lire Danièle KERGOAT, op. cit., in Actuel Marx,. pp. 85-100 et « Division<br />

sexuelle du travail et rapports sociaux <strong>de</strong> sexe », in Dictionnaire critique du féminisme, pp. 35-44<br />

199 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, op. cit., p. 32<br />

- 106 -


l’AMP est davantage compris comme un rôle lié à leur appartenance sexuée qu’à une réelle<br />

qualification.<br />

L’erreur au travail n’est donc pas saisie comme un manque <strong>de</strong> formation mais comme une<br />

sorte <strong>de</strong> tare biologique. On se doute alors à quel point cela peut accentuer la souffrance et<br />

l’auto dévalorisation qui y sont liées. D’autant plus que l’erreur est omniprésente. En effet, ne<br />

pas suivre le projet institutionnel, c’est être dans l’erreur, dans le travail mal fait et dans<br />

l’immoralité. Et vu que le projet n’est pas applicable, les AMP sont obligatoirement dans le<br />

« péché » et soumises aux jugements <strong>de</strong>s autres, voire même à celui <strong>de</strong> « dieu » 200 : « Ce type<br />

(le psychiatre) est vraiment incroyable [l’intonation témoigne que cela est dit <strong>de</strong> manière<br />

péjorative], il est partout dans la MAS. Faut pas croire mais le directeur a moins <strong>de</strong> pouvoir<br />

que lui. Il fait comme si il savait tout sur tout et qu’il détenait la bonne parole, moi je l’appelle<br />

Dieu, sans blague c’est vrai… ». (AMP vacataire, homme <strong>de</strong> 26 ans et accessoirement fils<br />

dudit directeur)<br />

Idéologie <strong>de</strong> la MAS<br />

L’idéologie est présentée à la MAS comme un ensemble d’idées permettant <strong>de</strong> définir ce qui est<br />

bien et ce qui est mal. Ainsi, il y a un ensemble d’idées sur ce que sont les rési<strong>de</strong>nts, sur la façon<br />

dont on doit les traiter, et sur ce que doit être la façon <strong>de</strong> travailler. Il est dit « que vous [les AMP]<br />

apprendrez à la connaître et à repérer si vous êtes suffisamment en accord avec elles pour envisager<br />

<strong>de</strong> continuer à travailler dans l’établissement ». Les trois points essentiels <strong>de</strong> l’idéologie du travail<br />

à la MAS sont :<br />

- Ce qu’on fait, on essaie <strong>de</strong> le faire bien (ce que vous <strong>de</strong>vez à l’institution).<br />

- Chacun accepte, par le fait même <strong>de</strong> travailler à la MAS, <strong>de</strong> se remettre en question et d’être mis<br />

en question par les autres (ce que vous <strong>de</strong>vez à l’institution).<br />

- A condition que les <strong>de</strong>ux premiers principes soient respectés, on a le droit à l’erreur (mais non à la<br />

faute professionnelle) ( ce que l’institution vous donne en échange).<br />

Source : affiche dans salle <strong>de</strong> réunion. 2002<br />

200 Sur l’erreur au travail, lire le très bon chapitre <strong>de</strong> Everett. C. Hughes sur le sujet, op. cit. pp. 87-97<br />

- 107 -


L’extrême souffrance qui était mentionnée au début <strong>de</strong> ce chapitre et toutes les difficultés que<br />

cela entraîne durant les procès institutionnels doivent alors se comprendre comme les<br />

conséquences <strong>de</strong>s ravages d’une division sociale du travail (et d’une superposition <strong>de</strong> cette<br />

<strong>de</strong>rnière au niveau <strong>de</strong>s rapports sociaux <strong>de</strong> sexe) poussée à un niveau tel qu’elle en est <strong>de</strong>venue<br />

caricaturale et invivable pour les professionnels.<br />

On s’aperçoit très bien <strong>de</strong> cela à travers les fortes oppositions (bien qu’il n’y ait nul socle<br />

véritablement tangible sur lequel repose ces <strong>de</strong>rnières) entre les AMP, les animatrices et la<br />

direction. Cela s’exprimant principalement <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux manières :<br />

On a préalablement montré que les AMP sont partagées entre la routine et l’exception.<br />

Lorsqu’elles sont seules, elles peuvent se fondre dans la routine, unique moyen –plus ou moins<br />

illusoire- <strong>de</strong> limiter leur souffrance 201 . Mais c’est aussi une « solution » ayant <strong>de</strong> graves effets<br />

indésirables, rendant alors beaucoup plus difficile la simulation <strong>de</strong> l’exception que l’on se croit<br />

obligé d’appliquer <strong>de</strong>vant les animatrices et les membres <strong>de</strong> la direction. On remarque cela<br />

dans le ton que les AMP emploient envers <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts dans <strong>de</strong> telles situations. On sent que<br />

cela sonne faux, que ce qui leur est dit est en réalité dirigé vers les animatrices. Le paroxysme<br />

<strong>de</strong> ce phénomène se situant lorsque les familles <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts viennent le week-end. Cette<br />

situation <strong>de</strong> contradictions et <strong>de</strong> simulations crée alors chez l’AMP une vision négative d’elle-<br />

même et <strong>de</strong> son travail, accentuant une nouvelle fois la souffrance qui imprègne les procès <strong>de</strong><br />

travail. En contrepartie, cela provoque logiquement, pourrait-on dire, une rancœur très forte<br />

envers les animatrices. Elles râlent ainsi souvent à propos <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières du fait <strong>de</strong> leur<br />

insuffisante participation au quotidien, <strong>de</strong> l’injustice en quelque sorte qu’elles incarnent : « Ils<br />

n’arrêtent pas <strong>de</strong> critiquer mais ils ne sont pas dans les salles <strong>de</strong> bains eux, ils ne savent pas<br />

comment c’est », « <strong>de</strong> toutes façons, AMP ça veut dire Ai<strong>de</strong> Mer<strong>de</strong> Pipi, faut pas aller<br />

chercher plus loin avec eux [les cadres] ».<br />

Il est toutefois vrai que ces « râlements » prennent <strong>de</strong>s orientations différentes selon qu’elles<br />

visent l’animatrice 1 ere ou 2 eme catégorie. Cela s’explique par le fait que la <strong>de</strong>uxième participe<br />

toujours, malgré son statut « supérieur », aux prises en charge lors <strong>de</strong>s toilettes, tandis que la<br />

201 Sur l’instauration <strong>de</strong> « routines » au niveau <strong>de</strong>s métiers confrontés à la souffrance et le<br />

développement « d’idéologies collectives <strong>de</strong> défense » lire Christophe Dejours, Souffrance en<br />

France, <strong>La</strong> banalisation <strong>de</strong> l’injustice sociale, Paris, Seuil, Point, 1998<br />

- 108 -


première n’y prend plus part. Aussi, tandis qu’il existe <strong>de</strong>s relations contradictoires partagées<br />

entre la distanciation « elle n’est jamais là », « pour la choper celle là, il faut se lever <strong>de</strong><br />

bonne heure », « si tu la cherches va voir en salle fumeurs », et la proximité du statut<br />

professionnel (« je suis autant dans la mer<strong>de</strong> que ces nanas ») pour « l’anime 2 », un peu à<br />

l’image d’ailleurs « <strong>de</strong>s vieux ateliers <strong>de</strong> carrosserie, où les chefs d’équipes ne sont pas les<br />

« ennemis » car ils sont toujours perçus comme membre du groupe, même si, par ailleurs, il ne<br />

le sont pas complètement […] et où il y a au moins une relation <strong>de</strong> complicité qui peut<br />

s’établir sur la base d’une homologie d’habitus et aussi <strong>de</strong> certaines attitu<strong>de</strong>s éthiques » 202 ,<br />

cela n’a absolument pas cours dans les relations avec « l’anime 1 », puisqu’elle est perçue<br />

comme étant complètement extérieure au groupe :<br />

« Un jeudi après-midi du mois <strong>de</strong> juillet. Réunion d’équipe : une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s AMP <strong>de</strong><br />

l’équipe sont présentes, ainsi que les animatrices première et <strong>de</strong>uxième catégories. Les<br />

discussions portent sur le quotidien <strong>de</strong> la semaine mais l’ambiance est pesante : personne ne<br />

parle, les regards sont lointains, les têtes baissées. L’animatrice 1 pose <strong>de</strong>s questions, essaie<br />

<strong>de</strong> stimuler les AMP en leur <strong>de</strong>mandant si tout va bien, etc. mais rien à faire, personne ne<br />

parle. Dix minutes après, cette animatrice doit partir, elle sort donc <strong>de</strong> la salle ; chose<br />

saisissante, d’un coup toutes les AMP se mettent à parler en même temps en se plaignant <strong>de</strong> la<br />

situation à la MAS, <strong>de</strong>s sous-effectifs, etc. ».<br />

Il s’agit néanmoins <strong>de</strong> ne pas se m’éprendre sur le ressenti <strong>de</strong>s cadres : cette situation n’est pas<br />

mieux vécue du côté <strong>de</strong> l’animatrice <strong>de</strong>uxième catégorie ; la certaine proximité qu’elle<br />

entretient avec l’équipe ne change, en effet, pratiquement rien à son mal-être : « J’en ai marre,<br />

elles disent que je suis toujours en train <strong>de</strong> fumer ou <strong>de</strong> boire du café, j’arrête pas <strong>de</strong> dire en<br />

quoi consiste mon travail –les emplois du temps et tout ça - mais ça change pas grand-chose.<br />

Je me casse la tête mais c’est la mer<strong>de</strong> […] Ouais, c’est plus comme avant, y’a une sale<br />

ambiance, y’a même plus d’équipe » (AMP Deux).<br />

Le <strong>de</strong>uxième exemple se situe au niveau <strong>de</strong>s réunions. On <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en effet aux AMP<br />

<strong>de</strong> parler <strong>de</strong> leurs pratiques, <strong>de</strong> se dévoiler, <strong>de</strong> décrire leurs angoisses et leurs doutes, etc. <strong>La</strong><br />

parole y est vue par la direction comme un instrument en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toutes tensions, permettant<br />

d’exposer <strong>de</strong>s faits neutres sans aucune influence sur la subjectivité <strong>de</strong>s AMP. On voit alors<br />

dans chaque réunion un silence pesant s’installer progressivement dès que la psychologue pose<br />

202 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, op. cit., p. 349 Note n°1<br />

- 109 -


la première question. Mais chose intéressante, ce silence disparaît quelque peu lorsque l’on<br />

abor<strong>de</strong> le cas d’un rési<strong>de</strong>nt en particulier et revient tout <strong>de</strong> suite si on traite à nouveau <strong>de</strong>s<br />

pratiques <strong>de</strong>s AMP.<br />

Culpabilité.<br />

<strong>La</strong> culpabilité est toujours néfaste, même quand vous avez <strong>de</strong> bonnes raisons <strong>de</strong> regretter votre<br />

conduite vis-à-vis d’un rési<strong>de</strong>nt ou d’un collègue. Elle est malheureusement inévitable, mais nous<br />

espérons que le travail en réunion vous ai<strong>de</strong>ra à la soulager, et à faire qu’elle cè<strong>de</strong> du terrain au profit<br />

<strong>de</strong> sentiment <strong>de</strong> responsabilité, qui est, lui, nécessaire à votre progression professionnelle.<br />

Note <strong>de</strong> service : juin 1992<br />

Il est effectivement évi<strong>de</strong>nt que l’on ne peut pas exposer ces pratiques « inavouables » aussi<br />

facilement <strong>de</strong>vant les personnes qui déterminent ce qu’est l’erreur. « Le déni du réel du<br />

travail, <strong>de</strong>s difficultés rencontrées dans l’exercice du travail est pérennisé par l’absence <strong>de</strong><br />

relais par l’encadrement qui parle comme il convient <strong>de</strong> parler en réunion <strong>de</strong> cadres » 203 . D’où<br />

une incompréhension réciproque entre les différents membres <strong>de</strong> l’institution, débouchant à<br />

terme sur <strong>de</strong>s propos qui ne font qu’enfoncer encore plus les AMP dans la vision négative<br />

qu’elles ont d’elles mêmes :<br />

« Etre soudé c’est assurer la continuité <strong>de</strong>s consignes et respecter l’autre », « Il faut se sentir<br />

responsable <strong>de</strong> la prise en charge <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts », « quand on ne peut plus, il faut changer <strong>de</strong><br />

travail », « le sous-effectif est lié à <strong>de</strong>s pensées », « c’est en mettant <strong>de</strong> la vie dans le quotidien<br />

que l’on pourra s’en sortir », « Il faut se mettre dans la tête <strong>de</strong> venir travailler avec plaisir »,<br />

« l’équipe n’est pas assez responsable, consciente », etc.<br />

<strong>La</strong> direction semble alors oublier que « tout dans les activités humaines ne donne pas matière<br />

à une même possibilité <strong>de</strong> mise en mots. On sait que <strong>de</strong>s connaissances, <strong>de</strong>s savoirs faire, <strong>de</strong>s<br />

émotions, <strong>de</strong>s ressentis, <strong>de</strong>s perceptions, peuvent être incorporés, intégrés par la conscience<br />

sans pour autant pouvoir donner lieu à <strong>de</strong>s expressions langagières, à <strong>de</strong>s discours.<br />

203 Ma<strong>de</strong>leine Estryn, Lydie Vinck, <strong>La</strong> relation <strong>de</strong> soins à l’hôpital, in François Hubault (coord.), op.<br />

cit., pp. 64-76<br />

- 110 -


Dans le déroulement <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> travail, les agents posent <strong>de</strong>s jugements, évaluent <strong>de</strong>s<br />

situations, effectuent <strong>de</strong>s comparaisons entre les événements ou entre <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> la<br />

procédure, prennent <strong>de</strong>s décisions, sans pour autant que toutes ces activités intellectuelles<br />

puissent aisément <strong>de</strong>venir objets <strong>de</strong> réflexion et être mises en mots pour autrui et pour soi » 204 .<br />

Car comment dévoiler dans une telle situation <strong>de</strong>s contradictions aussi importantes entre le<br />

travail prescrit et le travail réel. « Comment dire avec <strong>de</strong>s mots ce qu’on n’est pas supposé<br />

faire ? Comment même trouver les mots pour le dire ? Y a-t-il <strong>de</strong>s mots pour le dire ? Quand<br />

les mots viennent à manquer pour co<strong>de</strong>r ces situations, cela peut entraîner <strong>de</strong> graves tensions<br />

psychiques entre ce qu’on sait, ce qu’on fait, ce qu’on peut mettre en mots et ce qu’on peut en<br />

dire à autrui » 205 .<br />

Il est par exemple possible <strong>de</strong> rapprocher, bien que cela puisse paraître surprenant, la situation<br />

<strong>de</strong>s AMP à celle <strong>de</strong>s techniciens du nucléaire. Christophe Dejours 206 a effectivement montré<br />

toutes les difficultés psychiques que ces <strong>de</strong>rniers rencontraient du fait <strong>de</strong> l’obligation <strong>de</strong> ne pas<br />

appliquer le règlement pour pouvoir tout simplement travailler. Ces techniciens étaient alors<br />

incapables d’élaborer une parole collective sur ces pratiques « déviantes » car contournant ce<br />

qui était recommandé. Aussi, pour survivre au travail, ils étaient forcés <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s<br />

accommo<strong>de</strong>ments avec le réel, d’appliquer certaines orientations 207 via <strong>de</strong>s manières<br />

spécifiques <strong>de</strong> penser, d’agir et <strong>de</strong> ressentir leurs activités. Ce qui démontre du même coup que<br />

les procès <strong>de</strong> travail, ou du moins certaines <strong>de</strong>s orientations qui s’y inscrivent, ne différent<br />

absolument pas en fonction <strong>de</strong>s secteurs d’activités dans lesquels on les analyse 208 .<br />

204 Anni Borzeix, Béatrice Fraenkel (coord.), op. cit., p. 108. Lire également, Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom<br />

Beyer, Evaluer le travail social, c’est le re-<strong>de</strong>fenir [en ligne], [Mise à jour : 24/06/2007]. Disponible<br />

sur Internet : http://www.encadrer-et-manager.com/pdf/evaluer-le-ts.pdf : “Le rapport social dans<br />

lequel on travaille, et le bain <strong>de</strong> langage qui lui donne sens, sont le plus souvent « hors jeu » dans cette<br />

<strong>de</strong>scription, au sens où les promoteurs <strong>de</strong> ces démarches croient qu’il est neutre, transparent, n’a pas<br />

vraiment d’importance pour le travail »<br />

205 Anni Borzeix, Béatrice Fraenkel (coord.), op. cit., p. 109<br />

206 Christophe Dejours, Analyse psycho-dynamique <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> travail et sociologie du langage,<br />

in Josiane Boutet (dir.) op. cit., p. 181-224. Lire également du même auteur, L’évaluation du travail à<br />

l’épreuve du réel. Critiques <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’évaluation, INRA éditions, Paris, 2003.<br />

207 Fré<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit.<br />

208 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, « Entre soins <strong>de</strong> qualité et qualités <strong>de</strong> soins : objets et enjeux <strong>de</strong>s<br />

démarches qualité dans le secteur sanitaire et social », in Au<strong>de</strong> CARIA (sous-dir.), op. cit., pp. 71-84.<br />

- 111 -


Cela mis à part, en plus d’être très difficilement « exprimable », la mise en mots <strong>de</strong> ces erreurs<br />

est dès le début bloquée par les « chefs », « ceux qui pensent », « ceux qui n’ont pas les mains<br />

dans la mer<strong>de</strong> », qui malgré toute leur volonté d’engager un échange, une discussion, en<br />

arrivent à chaque fois à poser <strong>de</strong>s questions édulcorées et sont complètement crispés, pour ne<br />

pas dire fermés, autour <strong>de</strong> la sacralisation <strong>de</strong> l’homme :<br />

« Il faut certainement s’attacher à tenir une position (au sens quasi militaire du terme)<br />

humanisante face aux risques constants <strong>de</strong> déshumanisation qui menace ces personnes, <strong>de</strong><br />

mise en marge <strong>de</strong> notre humanité. Bien sûr, dans les discours, c’est évi<strong>de</strong>nt mais dans la<br />

réalité très concrète et triviale <strong>de</strong> la prise en charge, c’est parfois différent. J’en veux pour<br />

preuve tout ce qui a trait à la question <strong>de</strong> la toilette. Même si c’est un peu choquant d’énoncer<br />

cette vérité, la plupart <strong>de</strong> ces personnes se souillent régulièrement en raison <strong>de</strong> déficiences<br />

neurologiques ou <strong>de</strong> souffrances psychopathologiques. Or, le premier acte d’humanisation<br />

consiste d’abord et avant tout à laver une personne souillée, le reste n’est que discours » 209 .<br />

Les polyhandicapés ou la perte <strong>de</strong> sainteté…<br />

Il apparaît très clairement pour résumer que les A.M.P sont placées en face d’une injonction<br />

paradoxale. D’un côté, faire en sorte d’éduquer ces polyhandicapés et assurer <strong>de</strong> l’autre<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s prises en charge durant lesquelles un processus <strong>de</strong> « chosification » semble se<br />

mettre en place. Mais le procès <strong>de</strong> standardisation sur lequel repose cette « déshumanisation »<br />

possè<strong>de</strong> également une autre dimension, qui s’insinue peu à peu dans tous les rapports <strong>de</strong><br />

travail pour <strong>de</strong>venir au final quasi systématique. Cette dimension est celle <strong>de</strong> la<br />

responsabilisation et <strong>de</strong> l’accusation <strong>de</strong>s polyhandicapés.<br />

et Evaluer le travail social c’est le re-définir, op. cit. : « [...] <strong>de</strong>s activités apparemment aussi<br />

différentes que la production <strong>de</strong> yaghourts ou les soins dans un hôpital ont quelque chose en commun,<br />

il n’y a pas <strong>de</strong> cloison étanche entre les activités s’occupant <strong>de</strong> « l’humain » et d’autres qui seraient<br />

dans « la technique ».<br />

209 Philippe Chavaroche, op. cit.<br />

- 112 -


De la perversité <strong>de</strong>s anges.<br />

Chose étonnante au vu <strong>de</strong> leurs états, les AMP arrivent en effet à les accuser <strong>de</strong> ne pas faire<br />

d’efforts. Leur incapacité manifeste à travailler (entendue ici comme l’action d’agir sur leur<br />

environnement, et donc sur leur autonomie) est alors remplacée lors <strong>de</strong>s prises en charge, par<br />

une supposée aptitu<strong>de</strong> à réaliser seul, ou du moins avec beaucoup moins d’assistance, tout leur<br />

quotidien. « Tu ne fais aucun effort, je sais que tu peux le faire mais t’es malin, tu sais que je<br />

vais te le faire donc tu préfères glan<strong>de</strong>r, et moi je fais tout, je dois vraiment être bête » (AMP,<br />

28 ans). Chez toutes les AMP, se retrouvent alors ces sentiments où les rési<strong>de</strong>nts ne sont plus<br />

vus comme <strong>de</strong>s êtres innocents (car non responsables) mais bien comme étant <strong>de</strong>s personnes<br />

capables <strong>de</strong> feindre une fausse incapacité :<br />

« Josiane vient <strong>de</strong> finir sa prise en charge avec une rési<strong>de</strong>nte femme qui avait fait un<br />

barbouillage [action consistant à se recouvrir le corps <strong>de</strong> ses propres selles]. Elle ramène<br />

Marianne au sein du hall pour la placer sur un fauteuil car elle ne peut pas marcher seule à<br />

cause <strong>de</strong> son handicap. Josiane a le visage rouge, ruisselant <strong>de</strong> sueur. Son énervement est si<br />

présent que l’on peut le percevoir sur son visage : sa joue droite fait <strong>de</strong> petits sautillements et<br />

ses lèvres tremblent. Elle n’arrête pas <strong>de</strong> crier contre Marianne ; elle lui dit « qu’elle est<br />

chiante », qu’elle n’est « vraiment pas sympa », qu’elle n’a « aucune reconnaissance pour ce<br />

que l’on fait pour elle, et « qu’on en a marre <strong>de</strong> voir ses fesses [Marianne n’a cessé cette<br />

semaine d’ôter son pantalon] et que d’ailleurs elles [ses fesses] ne sont même pas belles ».<br />

Face à tout cela, les AMP présentes dans le hall rigolent. Josiane feint <strong>de</strong> ne pas entendre les<br />

rires – elle continue d’amener Marianne vers le fauteuil en la tirant trop fort pour son rythme<br />

<strong>de</strong> marche. Cette <strong>de</strong>rnière est donc déstabilisée, on voit qu’elle a peur, ce qui est du reste le<br />

but recherché par l’AMP : elle veut que Marianne « ne fasse pas sa fière ». Les rires <strong>de</strong>s AMP<br />

sont par ailleurs assez étranges. Ils ne sont pas forcés car ils sont bel et bien réels, mais ils<br />

sont accentués, ils sont « trop » : trop forts, trop longs, trop nerveux ».<br />

Les AMP ressentent donc une énorme frustration lorsqu’un rési<strong>de</strong>nt les met en échec.<br />

Sentiment dès plus confus il est vrai, mais néanmoins omniprésent et qui n’arrive jamais à être<br />

rationalisé. C’est d’ailleurs une <strong>de</strong>s dimensions les plus taboues au sein <strong>de</strong> l’institution : le<br />

travail à la chaîne, la routine, le fait <strong>de</strong> ne « plus voir le rési<strong>de</strong>nt » arrivent malgré tout à être<br />

abordés, même si cela ne se fait qu’en aparté et <strong>de</strong> manière irrégulière ; mise en mots qui<br />

n’arrive à l’inverse quasiment jamais en ce qui concerne la responsabilisation et la<br />

- 113 -


culpabilisation <strong>de</strong>s assistés, si ce n’est <strong>de</strong>s « ils me tapent sur le système » ou « ils sont en<br />

train <strong>de</strong> me bouffer » <strong>de</strong> temps à autre, essentiellement durant les pauses cafés et cigarettes<br />

entre AMP. Paradoxalement du reste, c’est l’institution qui exprime le mieux ces attitu<strong>de</strong>s et<br />

pensées inavouables à travers une note <strong>de</strong> service interne ; même si, il est vrai, cette <strong>de</strong>rnière<br />

ou du moins l’idée qu’elle sous-entend, n’est jamais reprise au niveau <strong>de</strong>s différentes<br />

réunions :<br />

« Votre travail vous mettra à ru<strong>de</strong> épreuve, et pas seulement parce qu’à certains moments, il est<br />

physiquement fatigant. Vous serez pris <strong>de</strong> dégoût <strong>de</strong>vant les o<strong>de</strong>urs, les secrétions et les excrétions<br />

<strong>de</strong> certains résidants. Vous serez déprimé par leur inertie, leur mutisme, la lour<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> leur handicap,<br />

la difficulté à comprendre ce qui se passe, la somme d’efforts qu’il vous faudra déployer pour arriver<br />

à un résultat minime, ou même pas <strong>de</strong> résultat du tout. Leurs stéréotypies, leurs cris vous épuiseront.<br />

Leur mauvaise volonté, le malin plaisir qu’ils peuvent prendre à vous mettre en échec vous mettrons<br />

en colère. Les situations d’urgence, l’immensité <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’amour <strong>de</strong> certains, et les problèmes<br />

concernant la mort et la sexualité vous angoisseront […] »<br />

Source : note <strong>de</strong> service 1992<br />

Les situations <strong>de</strong> « mises en accusation » violentes et sans détours, remplies <strong>de</strong> colère et<br />

d’amertume, sont donc dès plus fréquentes au sein <strong>de</strong> l’institution et on les retrouve dans tout<br />

le quotidien <strong>de</strong>s AMP. Bien que ces manifestations soient omniprésentes, l’importance que<br />

cela prend durant les moments potentiellement « souillants » est tellement nette que cela<br />

mérite d’être souligné et observé plus attentivement. A l’image <strong>de</strong> la scène précé<strong>de</strong>mment<br />

exposée, tous les procès <strong>de</strong> travail où les AMP peuvent être infestées et souillées « dérapent »<br />

immanquablement vers <strong>de</strong>s traitements accusateurs. Et cela ne se limite pas, bien entendu, aux<br />

toilettes ; les pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> repas en font également partie puisque les éternuements <strong>de</strong>s<br />

rési<strong>de</strong>nts, la bouche pleine <strong>de</strong> nourriture, décorent généralement le visage et les vêtements <strong>de</strong>s<br />

AMP, totalement horrifiées et scandalisées, <strong>de</strong> petits bouts d’aliments et <strong>de</strong> salive. Une AMP<br />

me dira ainsi :<br />

« Je ne supporte pas la bave. <strong>La</strong> mer<strong>de</strong> et tout ça, ça passe encore, mais la bave ça me donne<br />

envie <strong>de</strong> vomir, le contact, l’o<strong>de</strong>ur, mon dieu c’est horrible ! Quand ils [les rési<strong>de</strong>nts] se<br />

mettent à baver comme ça j’ai envie <strong>de</strong> les claquer. Tu sais, ils le font exprès, ils savent très<br />

- 114 -


ien retenir leur bave quand ils le veulent, c’est juste pour nous emmer<strong>de</strong>r ».<br />

D’une certaine manière pourrait-on dire, cela se rapproche <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> « dirty work »<br />

d’Everett Hughes qui fatigue énormément les nerfs <strong>de</strong>s AMP et qui entraîne colère et<br />

frustration. Cela est fatiguant car on est constamment sur le qui-vive, à la moindre inattention<br />

on peut s’asseoir sur une chaise sale et être « souillé » pour le reste <strong>de</strong> la journée. On peut alors<br />

entendre les AMP s’exclamer régulièrement : « et mer<strong>de</strong>, on peut pas rester propre ici, c’est<br />

même pas la peine <strong>de</strong> s’habiller avec eux, qu’est-ce qu’ils sont chiants […] <strong>de</strong> toutes façons,<br />

même en faisant attention, ils arrivent à tout saloper ».<br />

« Mercredi matin, 7h30, mois <strong>de</strong> juin. J’arrive vers mon hébergement, une forte o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

selles se propage partout le long du couloir. Je ne cherche pas à en savoir plus –la <strong>de</strong>rnière<br />

fois, j’étais allé regardé <strong>de</strong> plus près et au final j’ai dû nettoyer une rési<strong>de</strong>nte qui avait fait un<br />

barbouillage » [c'est-à-dire qu’il ou elle se recouvre tout le corps <strong>de</strong> ses excréments].<br />

Je rentre à l’intérieur <strong>de</strong> la salle <strong>de</strong> veille pour pointer. A ce moment, Géraldine, animatrice<br />

2eme catégorie vient me voir avec un sourire dès plus évocateur. Elle me dit qu’on a besoin<br />

d’un homme et que je suis le seul ici. Je la suis alors vers l’hébergement « les sapins » et une<br />

fois arrivé, je vois l’ensemble du sol et <strong>de</strong>s fauteuils recouverts d’excréments : il n’y a pas un<br />

seul mètre carré qui a été épargné durant la nuit. Et au milieu <strong>de</strong> la pièce se trouve, D,<br />

rési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> quarante ans qui ne se déplace qu’en se traînant avec les mains. Je dois en<br />

conséquence soulever et porter D avec l’animatrice jusqu’à sa chambre, ce qui fait qu’une<br />

fois sur place nos bras sont recouverts <strong>de</strong> selles. A ce moment, le fait <strong>de</strong> voir D rigoler nous<br />

fait complètement oublier son état, son handicap. Il n’est plus que celui qui nous a souillé.<br />

« C’est ça, marres-toi ! Mais la prochaine fois on te laissera au milieu <strong>de</strong> ta petite affaire et<br />

on verra bien si tu rigoles toujours, […] mon dieu je les boufferai quand ils agissent ainsi,<br />

certains sont vraiment pervers à un point… » (animatrice 2)<br />

Les rési<strong>de</strong>nts sont alors perçus comme en partie responsables <strong>de</strong> leurs situations et <strong>de</strong>s<br />

conséquences <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières, même si cela est ressenti et exprimé <strong>de</strong> manière le plus souvent<br />

confuse : «Tu le veux bien être comme ça, si tu voulais vraiment, tu ferais <strong>de</strong>s efforts, […]<br />

c’est pas parce que tu es handicapé que tu peux tout te permettre» (L. AMP, 22 ans).<br />

Voici par exemple le cas significatif d’un échange que j’avais pu avoir avec Nathanaëlle, AMP<br />

- 115 -


ayant la trentaine, et qui, à cause <strong>de</strong> prises en charge avec certains handicapés, avait attrapé <strong>de</strong>s<br />

staphylocoques : « [..] Elle m’a alors prévenue <strong>de</strong> ces risques, « fais attention Lionel,<br />

n’oublies pas <strong>de</strong> mettre tes gants car A et C ont <strong>de</strong>s staphylos. A cause d’eux, je n’ai pas<br />

arrêté d’en avoir <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans et je peux te dire que ça revient toujours, on en est jamais<br />

débarrassé ». Après avoir pris conscience <strong>de</strong> ce risque potentiel d’infection, la qualité <strong>de</strong> ma<br />

prise en charge s’en était vu détériorée. Je ne pouvais effectivement m’empêcher <strong>de</strong> penser<br />

aux staphyloques <strong>de</strong> A. J’étais très stressé, je criais à moitié sur A en lui disant <strong>de</strong> se lever, <strong>de</strong><br />

se retourner, etc. Je n’osais pas trop frotter <strong>de</strong> peur d’en attraper. Même si j’avais plus ou<br />

moins conscience <strong>de</strong> mon état, je ne pouvais me raisonner sur le moment. J’ai même bâclé la<br />

prise en charge en ne nettoyant pas correctement l’endroit du corps qui était infesté après<br />

avoir frotté malencontreusement mon bras nu sur cet endroit. Par la suite, durant toute la<br />

journée mon bras n’a cessé <strong>de</strong> me gratter, je n’étais pas bien, je me sentais souillé, en colère<br />

contre le rési<strong>de</strong>nt, c’était plus fort que moi et à la fin j’étais épuisé ».<br />

Il est donc tout à fait extraordinaire <strong>de</strong> constater qu’au sein même <strong>de</strong> la gestion d’un groupe où<br />

personne ne peut être accusé <strong>de</strong> mauvaise foi, un processus <strong>de</strong> responsabilisation se met en<br />

place et s’inscrit durablement dans les procès <strong>de</strong> travail, un peu à la manière <strong>de</strong> ce qui se passe<br />

au sein <strong>de</strong>s maisons-relais.<br />

<strong>La</strong> responsabilisation<br />

comme preuve d’absence <strong>de</strong> chosification.<br />

Cela pose alors la question <strong>de</strong> la pertinence d’une analyse en terme <strong>de</strong> chosification ou <strong>de</strong><br />

déshumanisation - comme précé<strong>de</strong>mment employée - puisqu’un mécanisme <strong>de</strong> culpabilisation<br />

ou <strong>de</strong> responsabilisation, quelque soit la forme prise, renvoie à une caractéristique proprement<br />

humaine : celle du vice, <strong>de</strong> la faute, <strong>de</strong> la supercherie. En d’autres termes, en les désacralisant<br />

à partir <strong>de</strong> ces modalités <strong>de</strong> comportements, les AMP ne font que rendre les polyhandicapés<br />

plus humains, à mille lieux dès lors <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> l’objet inanimé initialement mise en avant.<br />

D’autant plus d’ailleurs que l’ensemble <strong>de</strong>s tâches, <strong>de</strong>s gestes ou <strong>de</strong>s pensées <strong>de</strong>s<br />

professionnelles qui ont été décrits tout le long <strong>de</strong> ces pages, différent, on l’a vu, légèrement<br />

mais incontestablement, en fonction du moment, du lieu, <strong>de</strong> l’AMP ou du rési<strong>de</strong>nt, etc. Cela<br />

témoigne alors d’une dimension beaucoup plus vaste que celle rattachée à un simple acte <strong>de</strong><br />

manutention. <strong>La</strong> thèse <strong>de</strong> la déshumanisation ne reflète, en d’autres termes, que la face la plus<br />

- 116 -


visible <strong>de</strong> l’iceberg, la rendant par là même insuffisante voire caricaturale.<br />

Il est dès lors possible d’affirmer que la réalité institutionnelle est beaucoup trop complexe<br />

pour pouvoir prétendre la réduire à une simple dynamique déshumanisante. De la même<br />

manière que le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’entreprise où les tâches d’exécution ne se réduisent jamais à cette<br />

seule dimension, où différentes variables et orientations pénètrent tous les procès 210 , le travail<br />

sur la frontière <strong>de</strong> l’humain semble contenir en lui une complexité nécessitant une analyse<br />

beaucoup plus fine <strong>de</strong>s cadres institutionnels <strong>de</strong> fonctionnement.<br />

210 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit. (notamment chapitre VI). Id., op. cit. in Au<strong>de</strong> Caria (sous-<br />

dir.), op. cit., p. 76 : « […] même dans le plus standardisé, automatisé et sécurisé <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong><br />

production, le facteur humain reste la base incontournable du travail ».<br />

- 117 -


Conclusion<br />

______________<br />

<strong>La</strong> déqualification <strong>de</strong>s assistés<br />

Les mécanismes qui se mettent en place durant les prises en charge <strong>de</strong>s personnes<br />

polyhandicapées démontrent que le « problème » <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong> la pauvreté qui nous<br />

préoccupe dépasse le simple cadre <strong>de</strong> l’éthos du travail. <strong>La</strong> responsabilisation et l’impossibilité<br />

<strong>de</strong> sacralisation que subissent les individus en gran<strong>de</strong> difficulté sont ainsi liées à leur absence<br />

<strong>de</strong> travail que <strong>de</strong> manière secondaire. Une chose beaucoup plus large semble se passer dans les<br />

procès <strong>de</strong> travail qui les intègrent, faisant que même les individus au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> tout soupçon se<br />

retrouvent malgré tout désacralisés et accusés <strong>de</strong> mauvaise foi. Aussi, penser comme le fait<br />

Robert Castel que «les populations qui relèvent d’interventions sociales différent<br />

- 118 -


fondamentalement selon qu’elles sont ou non capables <strong>de</strong> travailler et qu’elles sont traitées <strong>de</strong><br />

manière toute différente en fonction <strong>de</strong> ce critère » 211 , revient à énoncer un point <strong>de</strong> vue<br />

complètement détaché <strong>de</strong> la « réalité », ne prenant ni en compte les conditions d’existence <strong>de</strong>s<br />

assistés, ni le contexte conjoncturel, structurel et biographique dans lequel s’inscrit le travail<br />

<strong>de</strong>s professionnels du social ou médico-social. <strong>La</strong> ligne <strong>de</strong> partage entre incapacité et capacité<br />

<strong>de</strong> travailler n’existe qu’au niveau abstrait <strong>de</strong> la morale sociale, dans la production écrite du<br />

législateur, dans les dimensions mises en avant par les salariés ou bien encore dans les paroles<br />

<strong>de</strong>s bien-pensants, et encore <strong>de</strong> manière extrêmement fluctuante. Au sein <strong>de</strong>s prises en charge,<br />

ces populations per<strong>de</strong>nt leurs caractères hétérogènes pour <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s assistés<br />

institutionnalisés, humains désacralisés.<br />

Certes, cela n’est pas nouveau. Dès siècles durant, les pauvres ont été désignés et traités<br />

comme <strong>de</strong>s êtres inférieurs, indignes du statut d’homme car dotés d’une morale douteuse. De<br />

même d’ailleurs que les personnes handicapés, qui ont connu <strong>de</strong>s regards contradictoires ayant<br />

débouchés sur un panel d’attitu<strong>de</strong>s telles que la pitié (incarnée par l’aumône), la tolérance,<br />

l’assistance, la négation, le rejet, la dérision. Mais ces attitu<strong>de</strong>s n’étaient pas en soi contraires<br />

aux attentes <strong>de</strong>s organisations sociales dans laquelle elles s’inscrivaient ; à l’inverse <strong>de</strong><br />

l’époque actuelle où la société, à travers toute sa législation, tente d’appliquer la sacralisation<br />

<strong>de</strong> l’individu à tous ses membres.<br />

Des franges entières <strong>de</strong> la population semblent néanmoins ne pas pouvoir être traversées par<br />

cette « morale sociale » malgré toutes les tentatives allant dans ce sens. Lois, décrets<br />

d’application, projets institutionnels, notes <strong>de</strong> service, rien n’y fait, ces individus persistent à<br />

se voir dénier leur individualité et leur respectabilité.<br />

Même si les catégories <strong>de</strong> personnes que recouvrent cette population sont multiples et se<br />

mélangent quelquefois entre elles : ancien cadre licencié, ouvrier handicapé suite à un acci<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong> travail, handicapé <strong>de</strong> naissance, victimes <strong>de</strong> fractures familiales, hommes, femmes, jeunes,<br />

vieux, etc., ce qui ressort effectivement <strong>de</strong> cette multitu<strong>de</strong> est une dynamique <strong>de</strong> prises en<br />

charge commune, quoique variable et contradictoire, <strong>de</strong> désacralisation. Le statut <strong>de</strong> non<br />

producteur n’est donc pas pertinent pour expliquer que « dans les sociétés mo<strong>de</strong>rnes, on risque<br />

toujours <strong>de</strong> qualifier <strong>de</strong> sous humains, avec toutes les conséquences que cette qualification<br />

peut entraîner, ceux qui semblent, par leur <strong>de</strong>stin social, remettre en question la double norme<br />

du citoyen et du travailleur ». Aussi, si l’on « risque toujours <strong>de</strong> justifier par une prétendue<br />

sous-humanité les processus d’altérisation que connaissent toutes les sociétés » 212 , cela tient<br />

211 Robert Castel, op. cit., p. 39<br />

212 Dominique Schnapper, op. cit., p. 496<br />

- 119 -


d’une raison beaucoup plus large que la simple non participation à la production <strong>de</strong> la société.<br />

Le problème étant que si la charité et la répression, issues <strong>de</strong> cette non-participation, «ont<br />

connu <strong>de</strong> longues pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cohabitation et d’alternance <strong>de</strong> force ou <strong>de</strong> faiblesse », la<br />

mo<strong>de</strong>rnité les a intégrées et placées parmi ses ambiguïtés 213 si intensément qu’il est désormais<br />

difficile <strong>de</strong> les définir, ainsi que leurs conséquences directes (possibilités ou non <strong>de</strong><br />

sacralisation) <strong>de</strong> manières pertinentes. Très souvent par exemple, les analyses portant sur ces<br />

<strong>de</strong>rnières sont soit restées au niveau super structurel, formulant alors <strong>de</strong>s explications<br />

uniquement basées sur la dimension macro-politique et ne permettant donc pas au final <strong>de</strong><br />

comprendre les expériences vécues par les individus et les façons dont elles font à chaque fois<br />

sens pour ces <strong>de</strong>rniers 214 , soit elles n’ont focalisé leur regard que sur les fonctionnements<br />

institutionnels ou individuels, oubliant que cela faisait partie d’un tout social beaucoup plus<br />

large.<br />

L’analyse <strong>de</strong>s difficultés <strong>de</strong> sacralisation doit alors nécessairement partir du « bas » –les<br />

prises en charge <strong>de</strong>s assistés en amont et en aval- pour remonter vers le «haut » –le système<br />

économique et politique en amont et en aval- en s’interrogeant à chaque fois sur les manières<br />

dont ces <strong>de</strong>ux niveaux s’articulent entre eux. Il s’agit pour le dire autrement <strong>de</strong> relier un axe<br />

biographique éclairant les épreuves subjectives <strong>de</strong>s individus à un axe synchronique analysant<br />

les prises en charges <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers d’un point <strong>de</strong> vue institutionnel et un axe diachronique<br />

considérant l’action sociale au regard <strong>de</strong> l’histoire. Cela afin <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong> la distance entre<br />

« l’excès d’une perspective classique croyant trouver au niveau d’une position déterminée<br />

dans la structure sociale, le principal facteur d’agrégation explicatif <strong>de</strong>s trajectoires<br />

individuelles » 215 et le déficit <strong>de</strong>s analyses stipulant que c’est à « l’histoire individuelle plus<br />

qu’à la sociologie qu’il faut <strong>de</strong> plus en plus faire appel pour analyser le social » 216 . Cette mise<br />

à distance permettant alors au final d’établir « une relation entre l’histoire <strong>de</strong> la société et la<br />

biographie <strong>de</strong> l’individu […] autrement que par le biais d’une articulation immédiate et<br />

directe entre les structures et les agents » 217 .<br />

213 Bronislaw Geremek, op. cit., p. 316<br />

214 Lire sur ce sujet, Jan Spurk, op. cit.<br />

215 Vincent Cara<strong>de</strong>c, Danilo Martuccelli, op. cit., p. 310-311<br />

216 Pierre Rosanvallon, <strong>La</strong> nouvelle question sociale, Seuil, Paris, 1995, p. 200 cité in Vincent Cara<strong>de</strong>c,<br />

Danilo Martuccelli, op. cit., p. 311<br />

217 Ibid., p. 296<br />

- 120 -


L’observation du « bas » venant d’être réalisé, cela a permis <strong>de</strong> constater que les « lieux pour<br />

les oubliés, ces lieux <strong>de</strong>s temporalités défaites et du chagrin, <strong>de</strong>s corps avalés par la honte ou<br />

la peine, <strong>de</strong> sans larme à la dignité bafouée » 218 sont basés à chaque fois sur un principe <strong>de</strong><br />

division sociale et morale <strong>de</strong> chaque étape <strong>de</strong> la vie institutionnelle en un panel <strong>de</strong> fonctions<br />

différenciées et hiérarchisées.<br />

Mon hypothèse consiste par conséquent en ceci que c’est les rapports entre certaines<br />

dimensions <strong>de</strong> la division sociale du travail (parcellisation, standardisation) et <strong>de</strong>s orientations<br />

humanistes (obligation « d’empathie » voire même « d’amour » 219 , etc.) qui rapprochent ces<br />

différents procès malgré l’hétérogénéité <strong>de</strong>s populations pris en charge. Ils sont effectivement<br />

traversés par cette tension historique qui, en séquençant à l’extrême chaque action en actes<br />

travaillés par un nombre exponentiel <strong>de</strong> personnes aux différences statutaires minimes mais<br />

vécu intensément et tragiquement, rend impossible toute sacralisation. Cette impossibilité ne<br />

sous-entendant toutefois pas déshumanisation ou chosification puisque celle-ci est entremêlée<br />

à <strong>de</strong>s processus variables <strong>de</strong> responsabilisation, <strong>de</strong> culpabilisation et/ou <strong>de</strong> sacralisation. Il<br />

serait ainsi faux <strong>de</strong> croire, <strong>de</strong> manière absolue, que la routinisation issue <strong>de</strong> la répétition <strong>de</strong><br />

certaines taches séquencées au sein <strong>de</strong> la division du travail écrase les personnes dans <strong>de</strong>s rôles<br />

statiques et chosifiés. Les individus restent <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> « chair, d’os et d’âme » quelques<br />

soient les situations dans lesquelles ils s’inscrivent, même les plus « rigi<strong>de</strong>s ». Il s’agit donc<br />

d’appréhen<strong>de</strong>r ces rôles professionnels au sein <strong>de</strong> leur « malléabilité résistante », c’est à dire<br />

au niveau <strong>de</strong> leurs consistances contextuelles marquées par « une série <strong>de</strong> mécanismes <strong>de</strong><br />

contraintes, ni réguliers, ni durables, ni permanents, face et grâce auxquels l’individu peut<br />

déployer <strong>de</strong>s actions sensées » 220 ou insensées. Sans nier la primauté <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières sur les<br />

« marges d’actions » <strong>de</strong>s individus, cette approche permet effectivement <strong>de</strong> saisir la diversité<br />

contextuelle présente au sein <strong>de</strong>s institutions précitées.<br />

On s’apercevra <strong>de</strong> cette manière que les prises en charge analysées au niveau <strong>de</strong>s maisons<br />

relais ou <strong>de</strong> la maison d’accueil spécialisée, bien que très semblables, sont néanmoins<br />

entourées par différentes formes <strong>de</strong> représentations (<strong>de</strong> paroles et <strong>de</strong> conduites), <strong>de</strong> pensées et<br />

<strong>de</strong> principes d’action. 221 . Lesdites différences <strong>de</strong>vront du reste être comprises en lien avec<br />

218 Arlette Farge, Sans visages, l’impossible regard sur le pauvre, Edition Bayard, Paris, 2004<br />

219 Lire par exemple, Alain Le Guya<strong>de</strong>r, op. cit. p.16<br />

220 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 147<br />

221 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit. (notamment chapitre IV)<br />

- 121 -


l’arrière plan du régime politique démocratique d’interaction qui les surplombe et duquel elles<br />

tirent leurs significations profon<strong>de</strong>s 222 . Aussi, ce que l’on avait tendance à désigner –à tort-<br />

comme une chosification ou une déshumanisation relève plus d’une déqualification <strong>de</strong><br />

l’individu, dont l’incapacité <strong>de</strong> se tenir <strong>de</strong> l’intérieur, versant négatif du fantasme illusoire <strong>de</strong><br />

« la mo<strong>de</strong>rnité » 223 , est exposée aux yeux <strong>de</strong> tous.<br />

Pour bien comprendre cela et pour pouvoir en tirer par la suite toutes les conséquences au<br />

niveau économique et politique (Partie II – Chapitre II), la distinction entre l’individu<br />

désignant l’échantillon indivisible <strong>de</strong> l’espèce humaine et l’Etre moral, issu <strong>de</strong> l’idéologie<br />

mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l’homme et conçu comme détaché du social 224 , <strong>de</strong>vra être réalisé à partir <strong>de</strong> la<br />

dynamique <strong>de</strong> la différenciation sociale présente au sein <strong>de</strong>sdites institutions. (Partie II –<br />

Chapitre I).<br />

222 Sur une analyse <strong>de</strong>s rôles sociaux à partir <strong>de</strong> leurs consistances contextuelles, Danilo Martuccelli,<br />

op. cit., p. 141-238 & p. 242<br />

223 Sigmund Freud, op. cit. et Danilo Martuccelli, op. cit.<br />

224 Louis Dumont, Homo aequalis - vol. 1, Gallimard, Paris, 1985, pp. 16-17<br />

- 122 -


PARTIE II<br />

______________<br />

L’assisté déchu, source <strong>de</strong> richesse <strong>de</strong> l’homme sacré<br />

« Nous sommes <strong>de</strong>s échangeurs et <strong>de</strong>s brasseurs <strong>de</strong><br />

temps ».<br />

Michel SERRES, Eclaircissement, Paris, F. Bourin, 1992<br />

In Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été mo<strong>de</strong>rnes, <strong>La</strong><br />

Découverte, Paris, 1997, p. 103<br />

Parler <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité peut être assez tendancieux. Cette notion peut tout à la fois contenir un<br />

potentiel explicatif certain et être vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens. <strong>La</strong> première difficulté tient en réalité à son<br />

historicité : recouvre-t-elle la pério<strong>de</strong> contemporaine et le temps présent, ou bien est-elle une<br />

tension beaucoup plus vaste, transcendant les époques <strong>de</strong> manière plus ou moins chaotique, en<br />

étant basée sur <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’organisation sociale qui lui sont spécifiques ? Face aux limites<br />

- 123 -


manifestes <strong>de</strong> la première posture incarnées par « la non-contemporanéité <strong>de</strong>s<br />

contemporains » 225 - chaque pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'histoire a eu ses mo<strong>de</strong>rnes et a pu passer en tant<br />

qu'époque pour représentative d'une mo<strong>de</strong>rnité-, elle fut considérée le plus souvent par les<br />

sciences sociales à travers la <strong>de</strong>uxième optique. Prenant racine dans les siècles précé<strong>de</strong>nts,<br />

c’est malgré tout le vingtième siècle occi<strong>de</strong>ntal qui la posa comme question sociale majeure :<br />

« <strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité considérée jusqu’à là surtout dans les superstructures se définit désormais à<br />

tous les niveaux, dans ce qui apparaît aux hommes du XXème siècle comme le plus important :<br />

l’économie, la politique, la vie quotidienne, la mentalité » 226 .<br />

<strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité est ainsi « une invitation à se situer d’une façon toute particulière par rapport<br />

au temps, à l’époque et vis-à-vis <strong>de</strong>s transformations qui s’opèrent sous nos yeux […]. » 227<br />

Danilo Martuccelli montre du reste très bien la manière dont différentes matrices explicatives,<br />

c’est à dire <strong>de</strong>s espaces d’inventions théoriques et <strong>de</strong>scriptives <strong>de</strong> ce « mouvement », se sont<br />

développées pour rendre compte et donner un sens à l’inscription <strong>de</strong>s hommes dans la<br />

mo<strong>de</strong>rnité. Du processus <strong>de</strong> rationalisation à l’analyse <strong>de</strong> la « condition mo<strong>de</strong>rne », en passant<br />

par la différenciation sociale, chacune <strong>de</strong> ces matrices a essayé à leur façon, d’expliciter les<br />

représentations historiques <strong>de</strong> la réalité. Un petit rappel en arrière sur l’ensemble <strong>de</strong> ces<br />

postures théoriques éclairera alors le sujet qui nous intéresse ici sous un jour tout à fait<br />

nouveau. Il est effectivement toujours intéressant d’éclairer l’actuel (avec les parts d’ombres<br />

que cette éclairage entraîne irrémédiablement) par ce qui a permis d’entraîner une certaine<br />

compréhension du passé 228 .<br />

<strong>La</strong> rationalisation.<br />

L’interprétation <strong>de</strong>s changements économiques, sociaux, politiques et moraux au sein <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité a par exemple été dominée durant le XXème siècle par les postulats mettant en<br />

avant le rôle <strong>de</strong> la rationalisation dans la (re)-constitution <strong>de</strong>s différents domaines sociaux. <strong>La</strong><br />

réalité sociale dans toutes ses dimensions (artistique, économique, juridique, administratif,<br />

scientifique, etc.) est alors analysée à partir du rôle <strong>de</strong> plus en plus important qu’y joue la<br />

225 Danilo Martuccelli, op. cit., 2000, p. 10<br />

226 Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Folio Histoire, Paris, 1985, p 92<br />

227 Fré<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit., p.165 et op. cit., 2007, p. 30<br />

228 Jaques le Goff, op. cit.<br />

- 124 -


ationalité formelle –les actions centrées sur l’adéquation moyens-fins – au détriment <strong>de</strong> la<br />

rationalité matérielle – les actions guidées par <strong>de</strong>s postulats <strong>de</strong> valeur 229 .<br />

En basant son argumentation sur <strong>de</strong>s concepts tels que l’industrialisation, la bureaucratisation,<br />

ou bien encore le désenchantement du mon<strong>de</strong>, Max Weber tente, dans cette optique, d’éclairer<br />

l’imposition progressive, bien que non linéaire, dudit processus <strong>de</strong> rationalisation au sein <strong>de</strong><br />

tous les domaines d’actions, lesquels tendant alors à <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> plus en plus autonomes et<br />

contraignants pour les individus 230 . C’est la fin en quelque sorte <strong>de</strong> la rationalisation<br />

« heureuse », arme <strong>de</strong> la raison contre le « carcan » <strong>de</strong> la tradition qu’il avait préalablement<br />

exposé dans « l’Ethique protestante ». <strong>La</strong> finalité objective, en prenant le pas sur la<br />

signification subjective d’une action (même si l’origine ou bien une partie <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière<br />

peut pleinement s’inscrire dans un sens irrationnel) enferme effectivement les individus dans<br />

un mon<strong>de</strong> « <strong>de</strong> plus en plus froid », où ils sont contraints <strong>de</strong> se soumettre à <strong>de</strong>s impératifs<br />

fonctionnels, c'est-à-dire « d’exister sans valeur suprême, dans un mon<strong>de</strong> dépourvu <strong>de</strong> sens et<br />

privé <strong>de</strong> liberté » 231 . Ce mon<strong>de</strong> « extrême » ouvrant toutefois à terme pour Max Weber, par la<br />

force <strong>de</strong>s choses pourrait-on dire, la voie à la recherche d’autres sens, d’autres chemins guidés<br />

en partie par les dimensions subjectives toujours présentes dans la mo<strong>de</strong>rnité.<br />

Ce mouvement historique général <strong>de</strong> rationalisation tend à <strong>de</strong>venir chez Norbert Elias qu’une<br />

composante, certes essentielle mais non exclusive, du processus <strong>de</strong> civilisation. <strong>La</strong><br />

rationalisation sous entendant alors l’intériorisation <strong>de</strong>s contraintes sociales externes via un<br />

autocontrôle <strong>de</strong> plus en plus poussé en fonction <strong>de</strong>s nécessités sociales et <strong>de</strong> la concentration<br />

du pouvoir étatique.<br />

Ce mouvement historique <strong>de</strong> contrôle social questionne alors la situation, voire la nature même<br />

<strong>de</strong>s individus – <strong>de</strong>venus entre temps sujets - qui y sont soumis : entre assujettissement et<br />

émancipation, entre logique <strong>de</strong> pouvoir et contestation sociale, leur condition ne dépend plus<br />

au final que <strong>de</strong> la puissance du sujet collectif 232 . Au risque sinon <strong>de</strong> n’être que le résultat <strong>de</strong><br />

l’ensemble « <strong>de</strong>s douceurs insidieuses, <strong>de</strong>s méchancetés peu avouables, <strong>de</strong>s petites ruses, <strong>de</strong>s<br />

procédés calculés, <strong>de</strong>s techniques, <strong>de</strong>s « sciences » en fin <strong>de</strong> compte qui permettent la<br />

fabrication <strong>de</strong> l’individu disciplinaire » 233 . Le sujet ne serait alors effectivement « qu’une<br />

229 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 188<br />

230 Max Weber, Le savant et le politique, Union générale d’Editions, 1963 [1ére édition : 1919]<br />

231 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 204<br />

232 Cf. notamment les différents travaux sur les mouvements sociaux.<br />

233 Michel Foucault, op. cit., 1975, p. 315. Cf. également Danilo Martuccelli, op. cit. 08.06.2005.<br />

- 125 -


conséquence directe <strong>de</strong>s pratiques d’examen, <strong>de</strong> confession et <strong>de</strong> mesure ». A partir <strong>de</strong> là, « le<br />

déploiement <strong>de</strong> la rationalisation est donc synonyme <strong>de</strong> la constitution d’une subjectivité<br />

soumise <strong>de</strong> manière croissante à <strong>de</strong>s disciplines corporelles, à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> tout un appareillage<br />

<strong>de</strong> discours vrais. Le sujet n’est plus rien d’autre alors, qu’une réalité fabriquée par une<br />

technologie spécifique <strong>de</strong> pouvoir. » 234<br />

Les différentes analyses <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité en terme <strong>de</strong> rationalisation ne se limitent pas, bien<br />

entendu, à ces quelques auteurs 235 et la complexité <strong>de</strong> leurs positionnements n’est aucunement<br />

résumée par ces quelques lignes sans nul doute extrêmement simplificatrices (ce qui sera<br />

d’ailleurs le cas pour toutes les analyses suivantes). Toutefois, on s’aperçoit malgré tout à<br />

travers elles que l’individu est, en règle générale, associé au processus <strong>de</strong> subjectivation,<br />

mouvement décisif <strong>de</strong> constitution <strong>de</strong> l’individu dans la société. Ces analyses préten<strong>de</strong>nt<br />

effectivement prendre en compte le couple « émancipation-assujettissement », « moins<br />

cependant sous la forme d’un pur basculement du sujet collectif vers le sujet personnel, que<br />

par un engagement plus ferme et plus riche dans l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses dimensions singulières,<br />

toujours en relation avec un projet politique ou éthique <strong>de</strong> réalisation <strong>de</strong> soi » 236 .<br />

Certaines analyses sociologiques ont toutefois témoigné qu’une telle vision d’une domination<br />

globale et homogène, « longtemps allée <strong>de</strong> pair avec l’idée d’une mo<strong>de</strong>rnisation associée à un<br />

projet d’extension illimitée du pouvoir, par le biais notamment d’une rationalisation dont<br />

l’expansion fut présentée comme, à la fois, redoutable et imparable tout au long du vingtième<br />

siècle », est tout à la fois incapable <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> ce projet <strong>de</strong> « maîtrise » et<br />

<strong>de</strong> souligner toute « l’irrationalité réelle <strong>de</strong>s organisations <strong>de</strong>rrière l’imagerie <strong>de</strong> la<br />

rationalisation » 237 .<br />

<strong>La</strong> condition mo<strong>de</strong>rne.<br />

A l’inverse <strong>de</strong> l’approche en terme <strong>de</strong> rationalisation, cette matrice tend à vouloir exposer les<br />

234 Ibid.<br />

235 Lire également les travaux d’Herbert Marcuse, <strong>de</strong> Michel Foucault, <strong>de</strong> Jürgen Habermas, etc.<br />

236 Ibid.<br />

237 Danilo Martuccelli, « Les imageries du pouvoir : <strong>de</strong> la rationalisation à la réactivité », L'homme<br />

et la société, L’Harmattan, Paris, N° 152-153, 2004, p. 183 à 200<br />

- 126 -


paradoxes et les contradictions <strong>de</strong> la vie mo<strong>de</strong>rne en lien avec les manières dont les individus<br />

éprouvent le mon<strong>de</strong>.<br />

Georg Simmel s’est par exemple intéressé à l’interprétation <strong>de</strong> la scission entre la culture<br />

subjective et la culture objective, créant alors une véritable distance au mon<strong>de</strong> pour les<br />

individus. Distance constituant selon lui tout à la fois le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’existence et <strong>de</strong><br />

l’errance <strong>de</strong>s hommes : « l’insertion <strong>de</strong> l’humain dans les données naturelles du mon<strong>de</strong>, […]<br />

ne s’opère pas sans problèmes : il s’en arrache, s’y oppose, il exige, il lutte, il exerce et subit<br />

la violence : ce premier grand dualisme est au commencement du processus qui se déroule<br />

indéfiniment entre le sujet et l’objet » 238 . Cette errance sera par la suite analysée par l’école <strong>de</strong><br />

Chicago comme l’origine même <strong>de</strong> l’aventure humaine, enfin libérée <strong>de</strong> la tradition : « la<br />

société humaine est une société libre, fondée sur l’extension <strong>de</strong> la raison et le recul <strong>de</strong>s<br />

superstitions. […] Elle s’organise autour <strong>de</strong> ses marchés, <strong>de</strong> l’échange sous ses multiples<br />

formes, et où apparaît le mieux l’absence d’une nouvelle tradition, d’un corps stable <strong>de</strong><br />

coutumes ou <strong>de</strong> solidarité entre ses membres » 239 .<br />

C’est encore à partir <strong>de</strong> la distance entre les dimensions subjectives et objectives <strong>de</strong> la vie<br />

sociale, qu’Alain Touraine tente d’analyser la mo<strong>de</strong>rnité et les capacités d’action du sujet. Une<br />

<strong>de</strong> ses principales hypothèses est alors celle du passage « d’une société industrielle qui pense<br />

le mouvement comme orienté par les lois du marché ou vers la création d’un cadre<br />

économique […] vers une société postindustrielle, toujours orientée vers le mouvement, mais<br />

qui le pense comme gestion <strong>de</strong> systèmes, comme capacité <strong>de</strong> programmer le changement » 240 .<br />

On se rend ainsi compte <strong>de</strong> toute l’importance du Sujet tant personnel qu’historique dans le<br />

mouvement <strong>de</strong> l’histoire : « il faut toujours retrouver le sujet personnel, l’individu comme<br />

sujet, au cœur <strong>de</strong>s situations historiques, comme il faut reconnaître aujourd’hui que ce sont les<br />

problèmes <strong>de</strong> la vie privée, <strong>de</strong> la culture et <strong>de</strong> la personnalité qui sont au cœur <strong>de</strong> la vie<br />

publique » 241 , à la source, en d’autres termes, <strong>de</strong> la conflictualité. Le Sujet est alors selon<br />

Touraine « une revendication, contre la logique <strong>de</strong> la domination sociale, <strong>de</strong> liberté<br />

personnelle et collective ». C’est autrement dit « la <strong>de</strong>struction du Moi (et <strong>de</strong> ses<br />

i<strong>de</strong>ntifications traditionnelles) qui ouvre la voie au Sujet contemporain. […] : il se construit<br />

238 Georg Simmel, « Le concept et la tragédie <strong>de</strong> la culture », in <strong>La</strong> tragédie <strong>de</strong> la culture, Rivages,<br />

Paris, 1988, p. 179 cité par Danilo Martuccelli, op. cit., 2000, p. 376<br />

239 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 436<br />

240 Ibid, p. 483<br />

241 Alain Touraine, Critique <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, Fayard, Paris, 1992, p. 335<br />

- 127 -


en s’arrachant au Soi, c'est-à-dire aux images socialement déterminées <strong>de</strong> l’individu ». 242<br />

<strong>La</strong> différenciation sociale<br />

Dans une interprétation minimale, la mo<strong>de</strong>rnité est le plus souvent analysée par cette matrice à<br />

travers le passage d’une société homogène et « traditionnelle » vers une société complexifiée,<br />

beaucoup plus hétérogène où l’ensemble <strong>de</strong>s domaines sociaux sont touchés par un<br />

mouvement historique <strong>de</strong> différenciation.<br />

Emile Durkheim, en établissant une relation analytique entre les différentes formes <strong>de</strong> division<br />

du travail issues dudit mouvement et les principes <strong>de</strong> l’intégration sociale a ainsi permis <strong>de</strong><br />

témoigner du rapport ambivalent entre l’augmentation <strong>de</strong> la singularité et celle <strong>de</strong> la<br />

complémentarité <strong>de</strong>s individus dans la mo<strong>de</strong>rnité. Autant source <strong>de</strong> solidarité que d’anomie, ce<br />

rapport n’aura du reste <strong>de</strong> cesse d’être étudié par Durkheim en lien avec une certaine<br />

obligation morale au sein <strong>de</strong> la société, seule manière selon lui pour parvenir à surpasser la<br />

fragilité <strong>de</strong>s liens sociaux.<br />

C’est également à partir d’une mo<strong>de</strong>rnité en rupture avec un fonctionnement social peu<br />

différencié que Pierre Bourdieu entreprend <strong>de</strong> comprendre la condition <strong>de</strong>s individus :<br />

«L’évolution <strong>de</strong>s sociétés tend à faire apparaître <strong>de</strong>s univers (ce que j’appelle <strong>de</strong>s champs) qui<br />

ont <strong>de</strong>s lois propres, qui sont autonomes […]. On a ainsi <strong>de</strong>s univers sociaux qui ont une loi<br />

fondamentale, un nomos indépendant <strong>de</strong> celui <strong>de</strong>s autres univers, qui sont autonomes, qui<br />

évaluent ce qui s’y fait, les enjeux qui s’y jouent, selon <strong>de</strong>s principes et <strong>de</strong>s critères<br />

irréductibles à ceux <strong>de</strong>s autres univers » 243 .<br />

Pierre Bourdieu tentera alors d’établir un véritable principe <strong>de</strong> domination à partir <strong>de</strong>s champs<br />

sociaux historiquement constitués, tout en mettant en évi<strong>de</strong>nce le lien fondamental entre les<br />

exigences <strong>de</strong> chaque champ, les positions sociales occupées et les dispositions individuelles. Il<br />

y a ainsi, pour cet auteur, un double mouvement d’intégration dans la mo<strong>de</strong>rnité : « par le<br />

haut, à travers la notion <strong>de</strong> champ <strong>de</strong> pouvoir, et par le bas, grâce à la correspondance entre<br />

les champs et les habitus » 244 .<br />

Il n’est du reste pas utile <strong>de</strong> prolonger les <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong>s autres courants existant au cœur <strong>de</strong><br />

242 Danilo Martuccelli, op. cit., p.497-498<br />

243 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 159<br />

244 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 110<br />

- 128 -


cette matrice, le plus important étant <strong>de</strong> comprendre la principale logique que cela sous-<br />

entend : l’individu est, dans ce type d’analyses <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, fréquemment associé au<br />

processus <strong>de</strong> socialisation. L’objectif <strong>de</strong> ce rapprochement étant à chaque fois <strong>de</strong> « préciser la<br />

fonction théorique que le processus <strong>de</strong> socialisation joue dans l’interprétation <strong>de</strong> la vie<br />

sociale. Le passage d’une société traditionnelle, reposant sur l’existence <strong>de</strong> modèles culturels,<br />

sinon uniques, au moins totalisants et stables, à une société mo<strong>de</strong>rne marquée par la<br />

différenciation sociale et reposant sur une pluralité <strong>de</strong> systèmes d’action régis par <strong>de</strong>s<br />

orientations <strong>de</strong> plus en plus autonomes donne évi<strong>de</strong>mment une acuité majeure au processus <strong>de</strong><br />

fabrication <strong>de</strong> l’acteur. » 245<br />

Danilo Martuccelli met par ailleurs en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>ux principaux courants d’interprétations<br />

dudit processus dans l’histoire intellectuelle <strong>de</strong> la sociologie :<br />

- Le premier tente <strong>de</strong> témoigner du caractère unitaire <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> la socialisation<br />

permettant, à terme, le maintien <strong>de</strong> l’ordre social. C’est alors toute la question <strong>de</strong>s<br />

possibilités <strong>de</strong> la vie sociale qui est ainsi posée. Dans un tel cadre « l’individu, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />

ses marges plus ou moins gran<strong>de</strong>s d’autonomie, est avant tout défini par l’intériorisation<br />

<strong>de</strong>s normes ou par l’incorporation <strong>de</strong> schémas d’actions. Le travail <strong>de</strong> socialisation est<br />

toujours ce qui permet d’établir un accord entre les motivations individuelles et les<br />

positions sociales. Bien entendu, les acteurs ne sont jamais socialisés au point d’empêcher<br />

tout changement ; notamment parce que <strong>de</strong>s éléments pulsionnels empêchent la réalisation<br />

d’une socialisation achevée et totale. Mais l’individu n’est que l’envers du système social<br />

» 246 .<br />

- Le <strong>de</strong>uxième quant à lui essaie <strong>de</strong> privilégier les variations individuelles <strong>de</strong>rrière les<br />

constantes historiques. <strong>La</strong> socialisation cesse effectivement d’être « un processus unique et<br />

fini, et <strong>de</strong>vient une réalité ouverte et multiple. […] Ces regards sociologiques vont mettre<br />

en relief une série <strong>de</strong> distances entre l’individu et le mon<strong>de</strong>. Que ce soit au travers <strong>de</strong>s<br />

stratégies <strong>de</strong> la mise en scène <strong>de</strong> soi, <strong>de</strong>s incongruences statutaires, <strong>de</strong>s ambivalences<br />

normatives, <strong>de</strong>s contradictions entre habitu<strong>de</strong>s, il <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus évi<strong>de</strong>nt que, dans<br />

un nombre croissant <strong>de</strong> contextes, l’individu n’est plus parfaitement ajusté à une<br />

245 Danilo Martuccelli, op. cit., 08.06.2005.<br />

246 Ibid.<br />

- 129 -


situation » 247 .<br />

Cadre d’analyse.<br />

Certes, ce très rapi<strong>de</strong> et très simple tour d’horizon <strong>de</strong> quelques manières intellectuelles <strong>de</strong><br />

saisir le mouvement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité est un exercice où sont accentuées certaines dimensions<br />

au détriment d’autres, cachant alors la gran<strong>de</strong> labilité <strong>de</strong>s matrices d’interprétation. Il est par<br />

exemple possible <strong>de</strong> constater que la plupart <strong>de</strong>s analyses <strong>de</strong> la « rationalisation » en viennent<br />

toujours, à un moment ou à un autre, à mettre en avant le rôle <strong>de</strong> la différenciation sociale au<br />

sein <strong>de</strong> leurs interprétations, et réciproquement d’ailleurs. On peut alors rappeler que pour Max<br />

Weber, le capitalisme est issu « du développement <strong>de</strong> la production, <strong>de</strong> la séparation entre les<br />

travailleurs et leurs moyens <strong>de</strong> subsistance, <strong>de</strong> la généralisation [et donc <strong>de</strong> l’autonomisation]<br />

<strong>de</strong> la forme marchan<strong>de</strong> comme principe directeur <strong>de</strong> la vie économique » 248 et <strong>de</strong> la vie<br />

sociétale. De la même manière, la nécessité d’autocontrôle pour Norbert Elias, croît à mesure<br />

que « les chaînes d’interdépendances entre les hommes se sont allongées et différenciées » 249 .<br />

Aussi, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, ces processus <strong>de</strong> rationalisation<br />

semblent être globalement liés à la dynamique historique <strong>de</strong> spécialisation <strong>de</strong>s fonctions<br />

sociales.<br />

En d’autres termes, bien qu’il y ait toujours le primat d’une position sur une autre, l’ouverture<br />

ou les chemins transversaux restent <strong>de</strong> mise : l’équilibre ou plutôt le déséquilibre entre les<br />

différentes matrices est en effet fonction <strong>de</strong>s interprétations <strong>de</strong>s auteurs, qui sont elles-mêmes<br />

déterminées par le contexte sociétal, idéologique et historique dans lequel ils se situent. 250<br />

En ce qui concerne la présente étu<strong>de</strong> et au vu <strong>de</strong>s différents fonctionnements institutionnels<br />

observés au sein <strong>de</strong>s structures sociales et médico-sociales, c’est la matrice <strong>de</strong> la<br />

différenciation qui sera retenue comme approche méthodologique. Elle modèlera l’ensemble<br />

<strong>de</strong> l’analyse, notamment à travers la forme qu’elle prend via « la division sociale du travail »,<br />

puisqu’elle semble être la mieux à même <strong>de</strong> témoigner du mouvement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité dans<br />

247 Ibid.<br />

248 Danilo Martuccelli, op. cit., 2000, p. 202<br />

249 Ibid. p. 254<br />

250 Michel Foucault, op. cit., 1966<br />

- 130 -


l’ensemble <strong>de</strong>s dimensions qui nous intéressent ici, tant au niveau <strong>de</strong> la « fabrication sociale »<br />

<strong>de</strong>s assistés qu’au sein <strong>de</strong>s rapports entretenus avec les personnes ayant comme mission <strong>de</strong> les<br />

prendre en charge :<br />

« <strong>La</strong> division du travail n’est pas spécifique au mon<strong>de</strong> économique ; on peut observer<br />

l’influence croissante dans les régions les plus différentes <strong>de</strong> la société. Les fonctions<br />

politiques, administratives, judiciaires, se spécialisent <strong>de</strong> plus en plus. Il en est <strong>de</strong> même <strong>de</strong>s<br />

fonctions artistiques et scientifiques » 251 .<br />

L’analyse sera par ailleurs orientée vers une interprétation sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’individuation au<br />

sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. C'est-à-dire à travers les conséquences que cette <strong>de</strong>rnière induit sur la<br />

constitution <strong>de</strong>s individus. Dans un tel cadre, « l’individu est au point <strong>de</strong> départ et d’arrivée <strong>de</strong><br />

l’analyse mais il n’est jamais, vraiment, et pour paradoxal que cela puisse paraître, le<br />

véritable objet <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong>. Au point <strong>de</strong> départ : c’est à ce niveau, y compris pour <strong>de</strong>s raisons<br />

méthodologiques, que l’analyse s’enracine dans un premier moment. Au point d’arrivée : une<br />

fois l’excursus analytique accompli, ce sont bien les principales manières possibles dont on<br />

peut être un individu qui ont été décantées. Mais entre les <strong>de</strong>ux, l’analyse envisage un nombre<br />

important <strong>de</strong> facteurs ou d’épreuves qui, même limités pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> recherche, n’en<br />

constituent pas moins la véritable chair <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> » 252 tournant autour du processus <strong>de</strong><br />

différenciation sociale.<br />

L’emploi du terme « processus » est ici fondamental puisqu’il faut entendre cela à travers<br />

l’idée <strong>de</strong> dynamiques, <strong>de</strong> mouvements liés à une certaine temporalité, sachant du reste que<br />

cette <strong>de</strong>rnière n’a rien <strong>de</strong> temporel : « c’est un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> rangement pour lier <strong>de</strong>s éléments. Si<br />

nous changeons le principe <strong>de</strong> classement, nous obtenons une autre temporalité à partir <strong>de</strong>s<br />

mêmes événements » 253 .<br />

L’analyse historique <strong>de</strong>s politiques sociales et économiques qui sera proposée par la suite et la<br />

mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s représentations qu’ont les individus <strong>de</strong> leur propre mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> leur propre<br />

époque, montrera effectivement qu’il n’y a que très peu <strong>de</strong> rupture, <strong>de</strong> cassure historique dans<br />

le cheminement <strong>de</strong> l’Histoire. Il s’agit le plus souvent <strong>de</strong> brèches, <strong>de</strong> processus contradictoires<br />

et conflictuels entre différentes dynamiques instables - traditionnel, archaïque, mo<strong>de</strong>rne - qui<br />

251 Emile Durkheim, De la division du travail social, PUF, Paris, 1998, p. 2 [1ére édition : 1893]<br />

252 Danilo Martuccelli, op. cit., 08.06.2005.<br />

253 Bruno <strong>La</strong>tour, op. cit., p. 102<br />

- 131 -


se côtoient, qui cohabitent, qui se renforcent, qui se combattent sans jamais disparaître,<br />

puisque leurs existences ne tiennent en partie qu’à leurs interpellations entre et à l’intérieur <strong>de</strong><br />

chaque individu. 254<br />

Il ne peut donc pas y avoir d’opposition entre le collectif et l’individu, entre l’objet et le sujet.<br />

D’où l’impossibilité <strong>de</strong> comprendre les rapports sociaux en termes « d’intégration » ou<br />

« d’exclusion » puisque ces dimensions ne relèvent que <strong>de</strong> fictions sociétales propres à notre<br />

rapport au mon<strong>de</strong> 255 . Il s’agit alors <strong>de</strong> saisir lesdits rapports à travers la manière dont sont<br />

« produits » les différents types d’individus. L’analyse <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité pour comprendre les<br />

politiques sociales et médico-sociales a en conséquence comme finalité d'observer et d’écrire<br />

« à partir <strong>de</strong> la prise en compte <strong>de</strong> quelques grands changements historiques, la production<br />

<strong>de</strong>s individus. <strong>La</strong> question n’est pas alors <strong>de</strong> savoir comment l’individu s’intègre ou se libère,<br />

mais <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong>s processus historiques, sociaux [et langagiers] qui le fabrique, en<br />

fonction <strong>de</strong> diversités sociétales » 256 .<br />

<strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité s’est par exemple développée historiquement en mettant en avant, tel le symbole<br />

<strong>de</strong> son avancée, l’individu mo<strong>de</strong>rne, autonome et responsable : « être mo<strong>de</strong>rne, […], c’est<br />

affirmer son « moi », se penser « acteur <strong>de</strong> sa vie », se croire autonome c'est-à-dire n’avoir <strong>de</strong><br />

comptes à rendre à aucune idéologie ni à aucun héritage » 257 . Tenter <strong>de</strong> comprendre cette<br />

image narcissique <strong>de</strong> l’homme comme une unité sacrée d’un tout désacralisé ne peut alors se<br />

faire sans prendre en compte les changements d’organisation au sein <strong>de</strong>s différents domaines<br />

sociaux. On ne peut néanmoins limiter cette analyse aux résultats du processus <strong>de</strong><br />

différenciation. Comme cela a été précé<strong>de</strong>mment évoqué, elle est à la fois sa genèse et son<br />

aboutissement. C’est la constitution juridique <strong>de</strong> la personnalité mo<strong>de</strong>rne qui a permis à la<br />

mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> connaître un essor important en libérant le travail, tout comme cette libéralisation<br />

a enfanté l’image mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l’homme social : « Toute fabrique nouvelle qui n’est pas le fruit<br />

<strong>de</strong> l’industrie et qui n’a pas pour gui<strong>de</strong> l’intérêt personnel ne peut réussir : c’est l’émulation,<br />

254 Fernand Brau<strong>de</strong>l, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand<br />

Colin, tome 2 : les jeux <strong>de</strong> l’échange, p. 12, 1979. Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, « d’une fiction<br />

centrale <strong>de</strong> la sociologie : le couple individu-société », in l’Homme et la Société, avril-juin 1995.<br />

Danilo Martuccelli, op. cit., 2000<br />

255 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit., avril-juin 1995<br />

256 Danilo Martuccelli, op. cit., 08.06.2005. Cf. également, « Pour une sociologie <strong>de</strong> l’individuation »,<br />

in Vincent Cara<strong>de</strong>c, Danilo Martuccelli, op. cit., pp. 295-315.<br />

257 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit, 2007, p. 33<br />

- 132 -


c’est le désir d’un sort meilleur qui transporte, quoique lentement, tous les arts, tous les<br />

métiers d’un pôle à l’autre » 258 .<br />

Une telle perspective permet <strong>de</strong> réaliser un renversement complet <strong>de</strong> l’analyse : les<br />

mécanismes qui produisent ce que d’aucuns ont appelé l’anomie, l’individualisme négatif ou<br />

le déclin <strong>de</strong> l’institution, c'est-à-dire en d’autres termes l’incapacité qu’a la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong><br />

résoudre le problème <strong>de</strong> ses « inutiles au mon<strong>de</strong> », peuvent être expliqués <strong>de</strong> manière tout à<br />

fait nouvelle et éclairante à travers ce qui engendre leurs opposés. L’interpénétration <strong>de</strong>s<br />

processus <strong>de</strong> différenciation sociale et <strong>de</strong> division du travail qui a favorisé l’essor d’un être<br />

« moral et autonome » <strong>de</strong> toutes structures, doit effectivement trouver en son sein l’explication<br />

<strong>de</strong> son incapacité à étendre et à généraliser cette fiction à tous les assistés. Ceux en<br />

l’occurrence qui représentent les « débiteurs insolvables » <strong>de</strong> la société 259 .<br />

Cette démarche permettra alors d’éclairer les rapports entre « l’homme sacré » et « le<br />

déchu » puisque si l’on en croit Michel Foucault, « la vérité <strong>de</strong> l’homme ne se dit que dans le<br />

moment <strong>de</strong> sa disparition ; elle ne se manifeste que <strong>de</strong>venue déjà autre qu’elle-même » 260 . Et<br />

<strong>de</strong> cette nouvelle approche, il se peut qu’une conclusion apparaisse, implacable dans sa<br />

258 Leclec <strong>de</strong> Montlinot, Quels sont les moyens <strong>de</strong> détruire la mendicité, <strong>de</strong> rendre les pauvres utiles et<br />

<strong>de</strong> les secourir dans la ville <strong>de</strong> Soissons, Soisson, 1770, p. 18, cité in Robert Castel, op. cit., p. 284.<br />

On pourrait également faire référence à Adam Smith « <strong>La</strong> plus sacrée et la plus inviolable <strong>de</strong><br />

toutes les propriétés est celle <strong>de</strong> sa propre industrie [au travailleur], parce qu’elle est dans la<br />

force et dans l’adresse <strong>de</strong> ses mains ; et l’empêcher d’employer cette force et cette adresse <strong>de</strong><br />

la manière qu’il juge le plus convenable, tant qu’il ne porte <strong>de</strong> dommage à personne, est une<br />

violation manifeste <strong>de</strong> cette propriété primitive. C’est une usurpation criante sur la liberté<br />

légitime, tant <strong>de</strong> l’ouvrier que <strong>de</strong> ceux qui seraient disposés à lui donner du travail » . Adam<br />

Smith, Recherches sur la nature et les causes <strong>de</strong> la richesse <strong>de</strong>s nations, Flammarion, Paris, 1991,<br />

livre 1, chapitre x, p.198 [1ére édition : 1776]. Cela revenant à dire au final que « chacun a le<br />

droit <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> ses intérêts et <strong>de</strong> sa propre vie le centre et le but <strong>de</strong> son activité » Danilo<br />

Martuccelli, op.cit., 2002, p 240.<br />

259 Sylvie Célérier, en reprenant cette expression d’Etienne Balibard, a ainsi montré que dans une<br />

société redistributive, l’ensemble <strong>de</strong>s membres sont débiteurs. Mais à l’inverse <strong>de</strong> la majorité qui<br />

cotise pour pouvoir être usagers, une minorité bénéficie <strong>de</strong> cela sans pour autant y participer<br />

financièrement, ce sont « les débiteurs insolvables ». Sylvie Célérier, op. cit. Cf. également Jacques<br />

Donzelot, L’invention du social, Ed. du Seuil, Paris, 1994, pp. 111-112<br />

260 Michel Foucault, op. cit., 1961. Id. op. cit., 1976, p. 545<br />

- 133 -


logique, évi<strong>de</strong>nte une fois la « morale sociale humaniste » écartée et qui pourrait se résumer en<br />

une simple affirmation : l’existence <strong>de</strong>s « inutiles au mon<strong>de</strong> », loin d’être la conséquence d’un<br />

quelconque effet pervers <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, semble être bien au contraire la condition sine qua<br />

non <strong>de</strong> son expansion. Il s’agira alors <strong>de</strong> questionner en profon<strong>de</strong>ur la dynamique <strong>de</strong> la<br />

différenciation sociale au sein <strong>de</strong>s rapports d’interdépendances entre capitalisme et démocratie<br />

pour voir <strong>de</strong> quelles façons nous pouvons dépasser cette « utilité » <strong>de</strong>s « inutiles » au sein <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité.<br />

III.<br />

______________<br />

Humanisme et déqualification dans les relations <strong>de</strong> service<br />

- 134 -


L’analyse <strong>de</strong>s institutionnalisations <strong>de</strong>s assistés, et plus particulièrement <strong>de</strong>s modalités<br />

réglementaires dans lesquelles ces <strong>de</strong>rnières s’inscrivent, a mis en évi<strong>de</strong>nce l’imposition<br />

actuelle d’un nouveau régime <strong>de</strong> protection sociale 261 . Ce <strong>de</strong>rnier, basé sur la volonté <strong>de</strong> sortir<br />

l’individu <strong>de</strong>s mécanismes impersonnels <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’action sociale, traverse effectivement<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s institutions spécialisées dans la prise en charge <strong>de</strong>s assistés, <strong>de</strong>s maisons relais<br />

pour « pauvres » aux établissements pour handicapés. Cela s’exprimant essentiellement par la<br />

mise en place d’une obligation, tant juridique que morale, d’individualisation <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

traitements. <strong>La</strong> finalité étant officiellement que les « usagers » se détachent progressivement<br />

<strong>de</strong> la vision négative qui les entoure :<br />

« Le citoyen est la partie <strong>de</strong> chaque membre <strong>de</strong> la société qui s’abstrait <strong>de</strong>s contingences et<br />

<strong>de</strong>s intérêts particuliers pour s’élever au niveau <strong>de</strong> l’intérêt général. A l’opposé, l’usager est<br />

le particulier, l’unique, l’idiosyncrasique. L’usager n’est pas représentable, sauf peut-être par<br />

lui-même : nous ne représentons personne, nous sommes usagers ! » 262 .<br />

Ce régime (politique/managérial) tient aujourd’hui une place dominante, voire même<br />

écrasante, et l’ambition participative qui en découle est <strong>de</strong>venue la référence omniprésente que<br />

ce soit chez les politiques, les fonctionnaires, les praticiens ou les différentes organisations<br />

261 Robert Castel, L’insécurité sociale, Qu’est ce qu’être protégé ? <strong>La</strong> République <strong>de</strong>s idées, Seuil,<br />

Paris, 2003, p. 69<br />

262 Michel Chauviere, Jacques Godbout, Les usagers entre marché et citoyenneté, L’Harmattan,<br />

Paris, 1992. Pour une analyse critique très intéressante, bien qu’éloignée <strong>de</strong> la présente recherche, sur<br />

la distinction entre « usagers » et « clients » en terme <strong>de</strong> différences <strong>de</strong> positions <strong>de</strong> subordination,<br />

lire Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit., 2003, p. 81<br />

- 135 -


sociales 263 .<br />

« Les usagers doivent être pleinement associés et participer au fonctionnement <strong>de</strong>s institutions<br />

sociales les concernant. « Garantir la mise en œuvre <strong>de</strong>s droits » sera un objectif atteint<br />

lorsque l’usager pourra peser sur la procédure le concernant (cf. comités d’usagers) » 264 .<br />

Comment cela pourrait-il du reste en être autrement, puisqu’en se revendiquant fièrement <strong>de</strong> la<br />

philosophie <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme, on admettra que l’engagement du plus grand nombre n’est<br />

pas très difficile à obtenir, du moins dans le contexte politique et moral actuel. « L’homme<br />

déchu » <strong>de</strong>vant enfin se voir sacralisé à travers la substitution <strong>de</strong>s principes d’assistance et <strong>de</strong><br />

non-discrimination à ceux <strong>de</strong> réadaptation et <strong>de</strong> responsabilisation (<strong>de</strong>s assistés), la « bonne<br />

parole » peut alors se propager aisément dans toute la société :<br />

« Face au problème <strong>de</strong> l’exclusion, nous <strong>de</strong>vons nous efforcer <strong>de</strong> mettre en place un régime <strong>de</strong><br />

protection efficace et respectueux <strong>de</strong>s individus. Pour cela, il semble bien que la meilleure <strong>de</strong>s<br />

solutions soit d’agir au plus près <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers, au cas par cas, afin <strong>de</strong> les écouter et <strong>de</strong><br />

prendre en compte leurs <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s […] afin que ces <strong>de</strong>rniers ne soient broyés par le monstre<br />

bureaucratique ». (Un chef <strong>de</strong> bureau <strong>de</strong> la Direction Générale <strong>de</strong> l’Action Sociale, lors d’une<br />

réunion du groupe <strong>de</strong> travail « accès aux droits » auquel j’ai eu l’occasion <strong>de</strong> participer, avril 2004.)<br />

Ce type <strong>de</strong> discours est donc <strong>de</strong>venu la référence à suivre dans toute la société, symbole absolu<br />

<strong>de</strong>s sacro-saintes « bonnes pratiques » 265 à adopter et à inscrire dans les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> traitement<br />

263 Michel Chauviere, Jacques Godbout, op. cit.. Lire également, Jean-Marc Weller, <strong>La</strong> relation et<br />

l’indifférence morale <strong>de</strong> l’agent public, in François Hubault (coord.), op. cit., 2001, pp. 64-76<br />

264 Gilbert <strong>La</strong>gouanelle et Philippe Nogrix, Groupe <strong>de</strong> travail sur l’accès aux droits, rapport interne<br />

DGAS, décembre 2001, p. 16<br />

265 Le Conseil national <strong>de</strong> l’évaluation du secteur social et médico-social (CNESMS) défini une<br />

«bonne pratique » comme une action qui s’appuie sur <strong>de</strong>s « recommandations (sens lié à une « plus<br />

value » pour l’usager), traduites dans <strong>de</strong>s références (exigence affirmative et positive au regard <strong>de</strong>s<br />

objectifs à atteindre) déclinées dans <strong>de</strong>s procédures (séquence ordonnée d’activités ou d’interventions<br />

mises en œuvre dans une situation définie) ». Depuis la loi du 2 janvier 2002, les «bonnes pratiques<br />

professionnelles » sont d’ailleurs <strong>de</strong> plus en plus présentes dans ce secteur sans être néanmoins<br />

complètement nouvelles. En effet, elles sont uniquement aujourd’hui beaucoup plus systématiques.<br />

Elles représentent d’autre part les témoins objectifs <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> fossé entre le mon<strong>de</strong> « social » et<br />

les « systèmes productifs » puisque, plus que <strong>de</strong> simples inspirations, elles constituent au sein <strong>de</strong>s<br />

nouvelles lois organisant l’action sociale et médico-sociale <strong>de</strong> véritables modèles à suivre (démarches<br />

- 136 -


<strong>de</strong> l’humain. Toutefois, même si ces mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pensée ont déjà un (très) long passé politique, le<br />

positionnement qui les revendique n’a pas toujours été dominant dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’action<br />

sociale. Ainsi, il y a quelques décennies, la volonté était au contraire <strong>de</strong> réaliser <strong>de</strong>s mesures et<br />

<strong>de</strong>s dispositifs à caractère universel, l’expression ultime <strong>de</strong> ce courant étant la loi <strong>de</strong> 1998 <strong>de</strong><br />

lutte contre les exclusions dont la logique officielle ne fut détrônée que très récemment par<br />

« l’individualisation » <strong>de</strong>s dispositifs d’ai<strong>de</strong>s inscrits dans la loi <strong>de</strong> rénovation <strong>de</strong> l’action<br />

sociale et médico-sociale <strong>de</strong> 2002 266 . Celle-ci intronisa en quelque sorte le nouveau régime<br />

désigné quelques lignes plus haut, qui atteignit alors son « apogée » institutionnelle en faisant<br />

passer les modalités d’ai<strong>de</strong>s et d’actions sociales d’un régime social-démocrate qui insistait<br />

sur les droits <strong>de</strong> tous à l’ai<strong>de</strong> publique à un régime libéral qui prodigue ses prestations aux<br />

individus avec parcimonie 267 . Les usagers furent donc comparés à partir <strong>de</strong> là «à <strong>de</strong>s<br />

coopérateurs contribuant à la qualité <strong>de</strong>s prestations offertes et se protégeant par eux-mêmes<br />

contre les diverses formes d’injustices ou d’inégalités qui les guettent et qui peuvent les<br />

frapper au quotidien » 268 .<br />

Cette vision <strong>de</strong> l’action sociale fut du reste associée dès son enfantement législatif au<br />

processus <strong>de</strong> contractualisation, expression grandissante <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> service dans notre<br />

société. Il y aurait ainsi eu, pour résumer, <strong>de</strong>ux révolutions majeures au sein <strong>de</strong>s prises en<br />

charge <strong>de</strong>s personnes en difficulté dans le social et le médico-social 269 :<br />

- <strong>La</strong> coproduction <strong>de</strong>s services (réaliser ensemble), qui évoque une transaction et une<br />

combinaison entre les producteurs que sont les professionnels et les usagers ou<br />

consommateurs. Ces <strong>de</strong>rniers ne sont pas, au sens strict, eux-mêmes <strong>de</strong>s producteurs, mais<br />

l’idée est qu’ils soient impliqués <strong>de</strong> manière égale et active […]<br />

- <strong>La</strong> coconception, en amont (penser ensemble) : si l’usager intervient dans l’acte <strong>de</strong><br />

qualité <strong>de</strong> première génération (NF, AFNOR, « zéro défaut ») avant les années 80 puis <strong>de</strong>uxième<br />

génération centrée sur la qualité du « process » (ISO) et « bonnes pratiques » dans les années 90 (la<br />

gestion <strong>de</strong>s risques, les démarches qualité, les démarches projets). Lire pour plus <strong>de</strong> détails,<br />

http://danielgacoin.blogs.com/blog/2007/02/larrive_<strong>de</strong>s_bon.html<br />

266 Les différences d’application entre ces <strong>de</strong>ux positionnements seront par la suite relativisées.<br />

267 Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, op. cit.<br />

268 Ibid.<br />

269 Michel Chauviere, Jacques Godbout, op. cit Jean-François Bauduret et Marcel Jaeger, Rénover<br />

l’action sociale et médico-sociale, Dunod, Paris, 2002, p. 94. Anni Borzeix, op. cit., in François<br />

Hubault (coord.), op. cit., pp. 37-38<br />

- 137 -


éalisation, il intervient aussi dans la conception du processus […] L’offre <strong>de</strong> services<br />

coconçus ne peut être décrite avant les transactions effectuées, puisqu’elle est<br />

irréductiblement liée au <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur qui participe à sa définition.<br />

L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s prises en charge <strong>de</strong>s assistés montre toutefois que l’écart est grand –voire<br />

immense- entre ces aspirations politiques et les réalités institutionnelles. D’où un certain<br />

nombre <strong>de</strong> questions fondamentales qui se posent alors : « comment penser, comment nommer,<br />

comment traiter « l’objet » du travail quand cet objet est une personne et non un produit ?<br />

Comment décrire le « support/objet » <strong>de</strong> la prestation quand celui-ci relève <strong>de</strong> l’humain. […]<br />

<strong>La</strong> relation est-elle au centre, au cœur même du contenu <strong>de</strong> l’activité ou un simple élément du<br />

contexte ? » 270 . Les contradictions présentes au cœur <strong>de</strong>s « réponses » à ces questionnements<br />

sont d’ailleurs tellement importantes que l’idée même <strong>de</strong> contractualisation semble être un<br />

non sens dans la pratique puisque ces assistés semblent être engagés dans un processus <strong>de</strong><br />

déqualification. Les précé<strong>de</strong>ntes analyses <strong>de</strong>s co-présences corporelles, même si elles<br />

témoignent <strong>de</strong> cet état <strong>de</strong> fait, n’ont néanmoins pas permis d’en saisir les véritables<br />

déterminants étant donné que « la vérité <strong>de</strong> l’interaction n’est jamais dans l’interaction » 271 . Il<br />

s’agit alors, pour palier à ce manque, <strong>de</strong> relier les données du chapitre précé<strong>de</strong>nt aux contextes<br />

institutionnels, sociaux, moraux et politiques dans lesquelles elles s’inscrivent.<br />

Il semble intéressant, pour ce faire, <strong>de</strong> partir <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> relation <strong>de</strong> service, base théorique<br />

sur laquelle bien <strong>de</strong>s analyses se fon<strong>de</strong>nt et tentent d’argumenter sur l’existence et la<br />

pertinence <strong>de</strong> ce nouvel humanisme <strong>de</strong> l’action sociale et médico-sociale. Une approche<br />

critique <strong>de</strong> cette notion témoignera alors que ne peut sanctifier qui veut.<br />

LES RELATIONS DE SERVICE : LA MODERNITE UTOPIQUE<br />

« Relations <strong>de</strong> service »…expression somme toute banale dans le milieu <strong>de</strong> l’entreprenariat, on<br />

en conviendra aisément au regard <strong>de</strong> la quantité d’ouvrages publiés ces <strong>de</strong>rnières années sur<br />

cette thématique, mais qui revêt un caractère quasiment révolutionnaire dans l’action sociale et<br />

270 Anni Borzeix, op. cit., in François Hubault (coord.), op. cit., p. 347<br />

271 Pierre Bourdieu, Choses dites, chap. Espace social et pouvoir symbolique, Minuit, Paris, 1987, p.<br />

152 (pp. 147-166)<br />

- 138 -


médico-sociale. Expression banale certes, mais néanmoins employée <strong>de</strong> mille et une manières<br />

avec autant <strong>de</strong> sens que d’utilisations. Ce qui est extrêmement important puisque cela<br />

témoigne que « la relation <strong>de</strong> service non seulement désigne, mais « est » plusieurs « choses »<br />

et se prête donc à plusieurs types <strong>de</strong> lecture et pas mal <strong>de</strong> confusion » 272 . Une <strong>de</strong>s lectures qui<br />

revient du reste le plus souvent dans l’action sociale et médico-sociale est celle <strong>de</strong> la<br />

transformation induite par un professionnel, avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la personne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>use du service,<br />

<strong>de</strong> la « réalité » entourant cette <strong>de</strong>rnière. Chose étonnante d’ailleurs, puisque ce nouveau<br />

leitmotiv n’est en rien différent d’une <strong>de</strong>s conceptions dominantes <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> service<br />

ayant cours dans le mon<strong>de</strong> du droit commun 273 . Lesdites relations sont effectivement perçues<br />

<strong>de</strong> manière pratiquement i<strong>de</strong>ntiques, en cela qu’elles sont à chaque fois définies comme « une<br />

opération, visant une transformation d’état d’une réalité C, possédée ou utilisée par un<br />

consommateur (ou client, ou usager) B, réalisée par un prestataire A à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> B, et<br />

souvent en relation avec lui, mais n’aboutissant pas à la production d’un bien susceptible <strong>de</strong><br />

circuler économiquement indépendamment du support C’’ 274 .<br />

A = prestataire<br />

<strong>La</strong> fiction <strong>de</strong> A et <strong>de</strong> A’.<br />

Intervention propre<br />

<strong>de</strong> A sur C<br />

relations <strong>de</strong> service =<br />

interactions informationnelles<br />

entre A et B<br />

C = réalité modifiée ou travaillée par<br />

l’expert A au bénéfice <strong>de</strong> B<br />

Source : J. Gadrey, op. cité et p. 19<br />

272 Anni Borzeix, op. cit. in François Hubault (coord.), op. cit., p. 34<br />

273 Pour une analyse sur les différences et similitu<strong>de</strong>s entre ces <strong>de</strong>ux secteurs, lire Fre<strong>de</strong>rik<br />

Mispelblom Beyer, op. cit., in Au<strong>de</strong> Caria (sous-dir.), op. cit.<br />

274 Jean Gadrey, L’économie <strong>de</strong>s services, <strong>La</strong> Découverte, Paris, 1992, p.17<br />

B = <strong>de</strong>stinataire,<br />

client, usager (personnes,<br />

entre prises, collectivités…)<br />

Formes <strong>de</strong> propriété ou d’appropriation<br />

<strong>de</strong> C par B.<br />

Intervention éventuelle <strong>de</strong> B sur C<br />

- 139 -


De cette manière, et en reprenant pour l’instant l’histoire fictive mais reconnue comme réelle<br />

<strong>de</strong> A et <strong>de</strong> son petit frère A’, la relation <strong>de</strong> service au sein <strong>de</strong>s institutions qui nous intéressent<br />

se traduirait comme « une opération, visant une transformation d’état <strong>de</strong> l’assisté, réalisée par<br />

un professionnel à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce même assisté, et souvent en relation avec lui ».<br />

Une métho<strong>de</strong> originale : « connaître avec »<br />

Un exemple <strong>de</strong>s « nouvelles » relations <strong>de</strong> service…<br />

Elle a été utilisée pour une recherche engagée par la Mission régionale Rhône-Alpes d’information<br />

sur l’exclusion (MRIE) sur l’accès aux droits, avec <strong>de</strong>s personnes confrontées à la précarité.<br />

Réunies par la MRIE en cinq groupes <strong>de</strong> paroles, les participants ont exprimé les difficultés qu’ils<br />

rencontrent dans leur vie quotidienne pour accé<strong>de</strong>r à leurs droits en matière <strong>de</strong> protection sociale.<br />

Dans un second temps, <strong>de</strong>s responsables <strong>de</strong> services « prestations » ou « action sociale » <strong>de</strong>s<br />

institutions concernées (conseils généraux, CAF, CPAM, CCAS…) et <strong>de</strong>s responsables associatifs<br />

ont élaboré <strong>de</strong>s propositions pour une meilleure effectivité <strong>de</strong>s droits. Dans une troisième étape, ce<br />

travail a été confronté aux attentes <strong>de</strong>s usagers pour parvenir à une réflexion partagée sur <strong>de</strong>s<br />

pistes d’action à proposer aux déci<strong>de</strong>urs concernés. <strong>La</strong> participation <strong>de</strong> l’usager à la régulation <strong>de</strong>s<br />

dispositifs d’ai<strong>de</strong> ou <strong>de</strong> prestations sociales est un <strong>de</strong>s cinq axes forts, dégagés <strong>de</strong> ces travaux, avec<br />

un double objectif : améliorer l’impact <strong>de</strong>s politiques publiques sur les populations les plus en<br />

difficulté dans leur accès aux droits, et promouvoir la démocratie en associant ces populations.<br />

Source : Groupe <strong>de</strong> travail sur l’accès aux droits. Rapport <strong>de</strong> Gilbert <strong>La</strong>gouanelle et Philippe Nogrix, décembre 2001 (p. 16)<br />

«L’usager» serait <strong>de</strong> cette façon au cœur <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> service, <strong>de</strong>venant du même coup<br />

acteur <strong>de</strong> sa propre prise en charge en équipant pour ainsi dire l’offre <strong>de</strong> service, c'est-à-dire en<br />

la définissant, en la coproduisant, en la réajustant, en évaluant sa qualité, sa pertinence, son<br />

accessibilité, en signalant les pannes, les dysfonctionnements, les anomalies 275 .<br />

Cela correspond parfaitement, à cet égard, à la <strong>de</strong>scription que les partisans <strong>de</strong> la<br />

« contractualisation » donnent <strong>de</strong>s évolutions du statut <strong>de</strong>s bénéficiaires dans le mon<strong>de</strong><br />

275 Anni Borzeix, op. cit., in François Hubault (coord.), op. cit., p. 36<br />

- 140 -


contemporain : « les bénéficiaires <strong>de</strong>s services sociaux et médico-sociaux ne sont plus, en<br />

premier lieu, <strong>de</strong>s patients, <strong>de</strong>s handicapés, <strong>de</strong>s inadaptés, <strong>de</strong>s flux <strong>de</strong> population déplacés et<br />

ventilés, mais <strong>de</strong>s interlocuteurs à part entière, acteurs <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>stinée » 276 .<br />

Ces <strong>de</strong>rniers se situeraient <strong>de</strong> cette manière au centre même <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> travail ; lesquels ne<br />

seraient plus basés sur une logique « totalitaire », mais à l’inverse, sur une logique<br />

« projétiste » se référant point par point au projet institutionnel préalablement établi. <strong>La</strong><br />

logique <strong>de</strong> service ainsi analysée, pourrait dès lors être définie comme un processus où les<br />

professionnels graviteraient autour du bénéficiaire, faisant <strong>de</strong>s besoins <strong>de</strong> celui-ci les véritables<br />

moteurs du fonctionnement <strong>de</strong>s établissements, et où chacun bouleverserait les pratiques<br />

professionnelles antérieures en (ré-)interrogeant en profon<strong>de</strong>ur les métho<strong>de</strong>s existantes 277 .<br />

Cette logique serait d’ailleurs totalement concrétisée, si l’on en croit les différents acteurs<br />

politiques, par le fait que la transaction <strong>de</strong> services dans les différents établissements ou<br />

services spécialisés est dorénavant constituée <strong>de</strong> manière obligatoire, à travers un contrat<br />

individualisé <strong>de</strong>vant remplir un certain nombre <strong>de</strong> principes fondamentaux renforçant<br />

l’optique contractualiste 278 :<br />

A. Il n’est pas <strong>de</strong> service sans contrat : engagement contractuel précisant les attentes<br />

réciproques, les niveaux <strong>de</strong> réponses envisageables et leurs limites ; ainsi que les<br />

procédures <strong>de</strong> partenariat.<br />

B. Le bénéficiaire est au centre du service.<br />

C. Un service relationnel s’avère personnalisé par nature.<br />

Cette contractualisation est en conséquence analysée comme <strong>de</strong>vant être nécessairement<br />

fondée sur un système cohérent, c’est à dire composé d’objectifs précisés et contextualisés<br />

dans un environnement donné, d’effets attendus, formulés en objectifs d'impact, <strong>de</strong> modalités<br />

<strong>de</strong> mise en oeuvre recentrées sur les pratiques et les apprentissages, <strong>de</strong> moyens prévisionnels et<br />

programmés, et d’un dispositif d'évaluation exprimé en indicateurs et paramètres 279 . Cela<br />

276 Jean-René Loubat, op. cit., p. 3<br />

277 Ibid., p. 8.<br />

278 Ibid., p. 78.<br />

279 Cf. sur ces points, Jacques T. Godbout, Coproduction et représentation <strong>de</strong> l’usager, in Michel<br />

Chauvière, Jacques T. Godbout, <strong>La</strong> relation <strong>de</strong> service dans le secteur public, R.A.T.P., Plan<br />

Urbain, 1991<br />

- 141 -


<strong>de</strong>vant donc permettre <strong>de</strong> promouvoir « l’autonomie et la protection <strong>de</strong>s personnes » 280 dans un<br />

cadre <strong>de</strong> coproduction - afin que l’usager soit impliqué <strong>de</strong> manière égale et active – et <strong>de</strong> co-<br />

conception - « si l’usager intervient dans l’acte <strong>de</strong> réalisation, il intervient aussi dans la<br />

conception du processus […]. L’offre <strong>de</strong> service co-conçue ne peut être décrite avant les<br />

transactions effectuées, puisqu’elle est irréductiblement liée au <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur qui participe à sa<br />

définition » 281 .<br />

Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces aspects méthodologiques que l’on retrouve dans toutes les institutions<br />

sociales et médico-sociales et dont le caractère d’application n’apparaît pas à priori<br />

inenvisageable, c’est la philosophie qui entoure le concept même <strong>de</strong> contractualisation qu’il<br />

s’agit <strong>de</strong> questionner en référence à la « réalité sociale » dans laquelle il est censé s’inscrire,<br />

puisque c’est ce rapport qui, en <strong>de</strong>rnière instance, déterminera <strong>de</strong> la pertinence <strong>de</strong> cette<br />

approche. Une réflexion sur les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière permettra ainsi <strong>de</strong> mieux saisir<br />

les raisons du décalage existant entre ses aspirations et les fonctionnements institutionnels.<br />

« Imaginez-vous à la place <strong>de</strong> l’autre ! » : fon<strong>de</strong>ment illusoire <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> service<br />

Il faut que les gens prennent conscience que nous travaillons avec <strong>de</strong>s personnes humaines, <strong>de</strong><br />

ce fait, il ne vous sera pas possible <strong>de</strong> faire ce travail correctement si vous n’aimez pas les<br />

rési<strong>de</strong>nts en tant que personnes, c'est-à-dire si vous n’arrivez pas à vous intéresser à eux, à<br />

essayer <strong>de</strong> comprendre ce qu’ils vivent, à vouloir les ai<strong>de</strong>r à progresser.<br />

Source : note <strong>de</strong> service, Maison d’accueil spécialisée pour polyhandicapés, 2002<br />

L’analyse <strong>de</strong>s textes et <strong>de</strong>s discours politico-institutionnels nous dévoile que la matrice<br />

principale permettant à ce concept <strong>de</strong> fonctionner, rési<strong>de</strong> dans la vision qu’il établit <strong>de</strong> la<br />

relation entre <strong>de</strong>ux individus contractants, c'est-à-dire <strong>de</strong> l’image que l’on construit d’autrui.<br />

Toute cette pensée est effectivement façonnée par l’approche tendant à considérer l’autre dans<br />

la relation <strong>de</strong> service non pas en tant qu’objet, mais en tant que lui-même, et cela en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />

280 Article 2 <strong>de</strong> la loi du 2 janvier 2002<br />

281 Annik Valette, « Une gestion stratégique à l’hôpital ? », Revue Française <strong>de</strong> gestion, juin-juillet<br />

1989, p. 93, cité in Jean-François Bauduret et Marcel Jaeger, op. cit., p. 94<br />

- 142 -


tout travail, dans une sorte « d’absolu communicationnel » 282 . Le professionnel se voit alors<br />

<strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> se mettre à la place <strong>de</strong> l’autre par imagination, en transgressant son propre vécu,<br />

seule manière d’humaniser le rapport. Cela est vu comme une chose indispensable et<br />

incontournable, fruit d’un travail sur soi-même certes « douloureux », mais dont dépendra au<br />

final la qualité <strong>de</strong> la prise en charge : « prendre un risque pour essayer <strong>de</strong> se faire comprendre<br />

c’est aller dans quelque chose à la frontière <strong>de</strong> ce que nous sommes pour apercevoir l’autre.<br />

Cela renvoie à une posture philosophique que décrivait Merleau Ponty : être sur le bord <strong>de</strong><br />

l’être, entre l’en soi et le pour soi, là où se croisent les multiples entrées du mon<strong>de</strong> » 283 .<br />

Lorsque vous ai<strong>de</strong>z un rési<strong>de</strong>nt dans un acte <strong>de</strong> la vie quotidienne, vous <strong>de</strong>vez avoir <strong>de</strong><br />

l’empathie pour lui, c'est-à-dire réfléchir sur la manière dont il vit la situation. Une<br />

professionnelle doit toujours ressentir <strong>de</strong> l’empathie.<br />

Source : note <strong>de</strong> service, Maison d’accueil spécialisée pour polyhandicapés, 2002<br />

Cette vision <strong>de</strong>s rapports humains semble ainsi se rapprocher, par certains aspects, d’une<br />

possible lecture <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Maurice Merleau-Ponty et <strong>de</strong> Jean-Paul Sartre 284 pour qui la<br />

réciprocité <strong>de</strong> reconnaissance dans une relation ne peut se faire qu’à travers un jeu <strong>de</strong> miroir :<br />

je reconnais l’autre à partir du moment ou celui-ci me reconnaît. Et <strong>de</strong> ce jeu, c’est l’individu<br />

qui en domine les différentes variables. <strong>La</strong> réussite ou bien l’échec d’une relation tient alors<br />

plus d’une gran<strong>de</strong> motivation ou à l’inverse d’un manque <strong>de</strong> volonté au sein d’une <strong>de</strong>s parties<br />

contractantes qu’à l’environnement qui les entoure. L’homme, dans une telle vision, n’est donc<br />

que ce qu’il met en place pour se construire : il « est non seulement tel qu’il se conçoit, mais<br />

tel qu’il se veut [...], il n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » 285 . L’homme ne <strong>de</strong>vant pas être<br />

entendu ici comme société mais bien comme individu particulier d’un tout qu’il détermine <strong>de</strong><br />

282 Clau<strong>de</strong> Gallier, Le soignant, son travail et la personne agée, in François Hubault (coord.), op. cit.,<br />

pp. 100<br />

283 Jean-Yves Barreyre, extrait d’une intervention le 7 mai 2002 au CEDIAS-Musée Social. In Droits<br />

et place <strong>de</strong>s usagers, n°4/2002, p. 84<br />

284 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie <strong>de</strong> la perception, Gallimard, Paris,1999, p. 398-419 [1ére<br />

édition 1945] ; Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie <strong>de</strong>s émotions, Hermann, Paris, 1996 [1ére<br />

édition 1938]<br />

285 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Folio essai, Paris, 1996, pp. 29-30 [1ére<br />

édition 1946]<br />

- 143 -


par ses actions 286 .<br />

« On se rend compte effectivement qu’il faut arriver à un changement <strong>de</strong> mentalités. Il y a<br />

<strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s qui sont faits pour travailler ensemble mais souvent ces <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s<br />

s’affrontent, ne se comprennent pas, se font peur. On a beaucoup travaillé sur la peur et on<br />

s’est rendu compte que la peur était <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés : autant du côté <strong>de</strong>s professionnels que du<br />

côté <strong>de</strong>s usagers ; et plus les usagers sont dans les difficultés, plus la peur est gran<strong>de</strong>…C’est<br />

seulement dans la mesure où les <strong>de</strong>ux parties pourront se connaître, dialoguer, reconnaître<br />

qu’il y a une véritable pensée <strong>de</strong> chaque côté, une volonté commune et autonome, qu’ils<br />

réussiront à travailler ensemble » 287 .<br />

Les potentialités d’avancée d’un projet sociétal sont dès lors <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’engagement<br />

responsable <strong>de</strong> chacun, qui est en conséquence celui <strong>de</strong> tous. Aussi, l’avenir <strong>de</strong> la nouvelle<br />

démarche <strong>de</strong> contractualisation au sein <strong>de</strong> l’action sociale n’est vu qu’à travers l’utilisation<br />

qu’en feront les individus 288 .<br />

« […] Si vous êtes ici c’est parce que vous êtes malgré tout, <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong> loin, sensibilisés<br />

ou intéressé par le champ du handicap. Il faut bien comprendre que ce n’est pas comme un<br />

petit boulot d’été au marché du coin. En travaillant ici, vous <strong>de</strong>vez vous engager<br />

complètement pour les rési<strong>de</strong>nts. Pour cela, vous <strong>de</strong>vez respecter les règles <strong>de</strong> l’institution :<br />

c'est-à-dire que tout ce que vous allez faire, vous <strong>de</strong>vrez bien le faire, en vous remettant en<br />

question autant <strong>de</strong> fois que nécessaire […] A partir du moment où vous serez salariés en<br />

juillet, le bon fonctionnement <strong>de</strong> la MAS dépendra <strong>de</strong> vous, les rési<strong>de</strong>nts dépendront <strong>de</strong> vous,<br />

vos collègues dépendront <strong>de</strong> vous. S’il y a un problème, il ne faudra pas chercher d’excuses à<br />

droite et à gauche. Si votre collègue fait une erreur et que vous ne dites rien, vous serez autant<br />

en faute que lui. Mais les choses sont simples : mettez-vous à la place <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts, essayez<br />

<strong>de</strong> ressentir ce qu’ils ressentent, si la prise en charge que vous effectuez vous dérange, alors,<br />

c’est qu’il y a sans doute un problème et il faudra en parler avec les animatrices […] » (Juin,<br />

Jeudi soir. Réunion collective d’accueil <strong>de</strong>s nouveaux AMP vacataires pour la pério<strong>de</strong> estivale 2001).<br />

286 François De Singly, L’individualisme est un humanisme, l’Aube Edition, Gémenos, 2007<br />

287 Maryvonne Caillaux, extrait d’une intervention le 7 mai 2002 au CEDIAS-Musée Social in<br />

Droits et place <strong>de</strong>s usagers, n°4/2002, p. 76<br />

288 Jean-René Loubat, op. cit.<br />

- 144 -


<strong>La</strong> philosophie <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> service trouve du coup comme base <strong>de</strong> développement une<br />

condition humaine abstraite détachée <strong>de</strong> tout environnement social, langagier et économique.<br />

Les individus étant alors dans un tel cadre d’analyse « dépourvus <strong>de</strong> chair sociale » et réduits à<br />

« <strong>de</strong> pures consciences au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute fonction sociale » 289 .<br />

Cette représentation repose également sur l’idée <strong>de</strong> coupure radicale entre le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’action<br />

sociale et le reste <strong>de</strong> la société : « moi, j’ai toujours voulu travailler dans le social, c’est une<br />

vocation tu vois. Il y a <strong>de</strong>s personnes qui trouvent du plaisir à rester les fesses sur une chaise<br />

ou à vendre <strong>de</strong>s trucs qui servent à rien mais ils en oublient complètement qu’il faut être<br />

solidaire et penser aux personnes en difficulté. Sinon, cette société n’a aucun intérêt » (AMP,<br />

24 ans, MAS).<br />

Aussi, en étant basée sur une conception sacralisée <strong>de</strong>s rapports humains postulant pour ainsi<br />

dire que « nulle qualité <strong>de</strong> la nature humaine n’est plus remarquable, à la fois en elle-même, et<br />

dans ses conséquences, que la tendance naturelle que nous avons à sympathiser avec les<br />

autres et à recevoir par communication leurs inclinations et leurs sentiments, quelques<br />

différents qu’ils soient <strong>de</strong>s nôtres, ou même s’ils sont contraires aux nôtres » 290 , ce<br />

positionnement en oublie que la gestion <strong>de</strong>s assistés fait partie intégrante du mon<strong>de</strong><br />

économique 291 . En cela, elle exclut totalement la dynamique <strong>de</strong> la différenciation<br />

sociale caractérisée, non pas par la bienveillance naturelle, mais par le concept d’utilité : « la<br />

société peut se maintenir entre différents hommes comme entre différents marchands, à partir<br />

du sens <strong>de</strong> son utilité, sans aucun lien d’amour ou d’affection. Et quoique l’homme qui en est<br />

membre n’est lié par aucune obligation, ni par aucune forme <strong>de</strong> gratitu<strong>de</strong> vis-à-vis d’autrui, la<br />

société peut toujours être soutenue par l’échange mercenaire <strong>de</strong> bons offices selon <strong>de</strong>s valeurs<br />

communes» 292 . Il s’agit <strong>de</strong> ne pas oublier qu’assurément, « ce n’est pas <strong>de</strong> la bienveillance du<br />

boucher, du marchand <strong>de</strong> biens ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du<br />

soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur<br />

289 Danilo Martuccelli, op. cit., 2002, p.225<br />

290 David Hume, Traité <strong>de</strong> la nature humaine, t. II, livre II, section XI, p. 417 in Pierre Rosanvallon,<br />

Le libéralisme économique, histoire <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> marché, Seuil, Paris, 1989. p. 37<br />

291 Se référer infra, p. 124. Cf. également Fré<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit. in Au<strong>de</strong> Caria (sous-<br />

dir.), op. cit.<br />

292 Adam Smith, Théorie <strong>de</strong>s sentiments moraux, Léviathan, 1999, PUF, Paris, p. 140-141 [1ére<br />

édition : 1759]<br />

- 145 -


égoïsme » 293 . Dimension qui s’avère également juste pour le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’action sociale et<br />

médico-sociale puisque la raison et le sens moral ne représentent en définitive pour l’essentiel<br />

que « <strong>de</strong>s artifices d’un esprit à la poursuite <strong>de</strong> ses intérêts et en quête du plaisir » 294 . Le pari a<br />

été fait ici d’être provoquant, et donc légèrement caricatural, dans la <strong>de</strong>scription qui précè<strong>de</strong>.<br />

<strong>La</strong> réalité est effectivement plus nuancée, et cela est d’ailleurs également vrai pour le milieu <strong>de</strong><br />

l’entreprise. Cette <strong>de</strong>rnière n’étant en aucun cas «ce lieu froid et rationnel qu’on imagine »<br />

habituellement, <strong>de</strong>s orientations du travail <strong>de</strong> toutes sortes, <strong>de</strong>s plus « lai<strong>de</strong>s » au plus<br />

« nobles » pourrait-on dire, s’y inscrivent : « Les lignes <strong>de</strong> partage les plus importantes ne<br />

séparent pas les entreprises d’un côté, le secteur sanitaire et social <strong>de</strong> l’autre, mais certaines<br />

orientations dans ces <strong>de</strong>ux domaines contre d’autres orientations dans ces mêmes<br />

domaines ». 295<br />

Toutefois, bien que les lignes précé<strong>de</strong>ntes soient quelque peu factieuses, il est néanmoins<br />

irréfutable que « l’humain aussi se chiffre qu’on le veuille ou non, il y a toujours <strong>de</strong>s limites à<br />

l’absence <strong>de</strong> profits ». 296<br />

« En tant que mère d’un enfant travaillant en E.S.A.T [établissement et service d’ai<strong>de</strong> par le<br />

travail] ex-C.A.T., j’ai pu constaté qu’une exigence <strong>de</strong> rentabilité s’était introduite dans les<br />

objectifs <strong>de</strong>mandés aux travailleurs handicapés, en effet, ces établissements travaillent pour<br />

<strong>de</strong>s entreprises privées qui ont les exigences <strong>de</strong> toute clientèle payant un service, donc, le<br />

travail doit présenter une qualité professionnelle et être fait dans un temps donné. […]<br />

Où est l’intérêt <strong>de</strong> la personne handicapée là <strong>de</strong>dans ?<br />

Elle travaille autant qu’une personne travaillant en milieu ordinaire (mi-temps les <strong>de</strong>ux<br />

premières années, puis 35 heures), les exigences qu’elle supporte se rapprochent <strong>de</strong> plus en<br />

plus <strong>de</strong> celles existant dans n’importe qu’elle entreprise et elle est rémunérée avec un « pécule<br />

» (ce qui veut bien dire ce que cela veut dire), <strong>de</strong> plus, ils n’ont même pas le statut <strong>de</strong> salarié,<br />

ni contrat <strong>de</strong> travail.<br />

293 Adam Smith, op. cit., 1991, p. 82 [1ére édition : 1776]. Lire Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit.,<br />

in Au<strong>de</strong> Caria, op. cit.<br />

294 Axel Kahn, L’homme, ce roseau pensant. Essai sur les racines <strong>de</strong> la nature humaine, Edition du Nil,<br />

Paris, 2007, p. 165<br />

295 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit. in Au<strong>de</strong> Caria (sous-dir.), op. cit.<br />

296 Ibid. p. 71.<br />

- 146 -


Alors, cette « évolution » ne me surprend guère, elle ne fait qu’officialiser ce qui se pratiquait<br />

avant. Quitte à choquer les parents <strong>de</strong>s personnes concernées, il faut bien avouer que le<br />

niveau intellectuel moyen <strong>de</strong>s personnes prises en charge dans les A.T.O [atelier thérapeutique<br />

occupationnel] est <strong>de</strong>s plus bas, hors j’ai vu <strong>de</strong>s personnes dotées […] d’une capacité <strong>de</strong><br />

raisonnement assez élevée, dirigées vers <strong>de</strong>s A.T.O 297 pour la simple raison qu’ils n’avaient<br />

pas été jugés assez « rentables ». (Maman d’un travailleur en ESAT, Blog du « Nouvel<br />

Observateur », mardi, 26 juin 2007).<br />

« […] Tous les discours sur la prise en charge du handicap au sein <strong>de</strong> nos structures [d’ai<strong>de</strong><br />

par le travail] sont indispensables, je suis d’accord, cela nous permet <strong>de</strong> tirer la qualité vers<br />

le haut, mais au final, nous sommes bien obligés <strong>de</strong> faire une sélection, on ne peut accepter<br />

toutes les personnes handicapées. Certaines personnes ne sont pas assez rapi<strong>de</strong>s, ne sont pas<br />

assez « productives ». Le mot peut choquer, c’est sûr, mais il faut bien faire tourner la<br />

boutique, on a <strong>de</strong>s obligations financières tu sais. […]. D’accord, pour les familles, je<br />

comprends que ce n’est pas facile à accepter mais nous, on doit s’en sortir, on doit faire nos<br />

marges à la fin <strong>de</strong> l’exercice sinon je mets la clef sous la porte tout <strong>de</strong> suite et alors là le<br />

perdant, ce ne sera pas moi, mais le travailleur handicapé […]» [directeur d’un atelier<br />

protégé, lors d’une <strong>de</strong> mes visite informelles <strong>de</strong> son établissement, janvier 2007 – Ce type <strong>de</strong><br />

discours est du reste régulièrement énoncé lors <strong>de</strong>s commissions <strong>de</strong> la MPDH (ex cotorep)].<br />

LES RELATIONS DE SERVICE AU SEIN DE LA REALITE INSTITUTIONNELLE<br />

L’organisation formelle du travail<br />

On ne peut <strong>de</strong> la sorte réfléchir sur les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> gestion institutionnelle en se référant<br />

uniquement à <strong>de</strong>s principes abstraits excluant les processus d’interpénétration <strong>de</strong>s différents<br />

mon<strong>de</strong>s sociaux. Il est pour ainsi dire impensable <strong>de</strong> considérer que partir d’une utopie, aussi<br />

297 L’A.T.O. ou Atelier Thérapeutique Occupationnel, est un établissement accueillant <strong>de</strong>s adultes<br />

présentant un handicap intellectuel, qui ne peuvent pas ou plus exercer une activité productive en<br />

CAT (ESAT).<br />

- 147 -


elle soit-elle, afin d’influer sur les conditions d’existence, puisse avoir une quelconque<br />

pertinence en terme analytique : « […] <strong>La</strong> relation d’ai<strong>de</strong> n’est pas une relation égalitaire.<br />

Elle induit par nature une relation <strong>de</strong> dépendance, surtout lorsque l’ai<strong>de</strong> aux personnes en<br />

difficulté s’organise, souvent sur une longue durée, dans <strong>de</strong>s dispositifs et dans <strong>de</strong>s<br />

institutions. Or, les bénéficiaires supportent <strong>de</strong> plus en plus mal cette dépendance. De leur<br />

côté, les professionnels <strong>de</strong> l’action sociale et médico-sociale se confrontent aux effets négatifs<br />

<strong>de</strong> l’assistanat, dès lors qu’il ralentit les dynamiques d’autonomie et d’insertion. Ce n’est pas<br />

pour autant qu’ils intègrent spontanément la nécessité <strong>de</strong> considérer les usagers non plus<br />

comme <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong> « prise en charge » mais comme <strong>de</strong>s sujets <strong>de</strong> droit. » 298<br />

Il s’agit par conséquent d’oublier les principes qui se revendiquent d’un certain humanisme et<br />

<strong>de</strong> s’insinuer au plus près <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> travail. Pour cela et en reprenant encore pour quelque<br />

temps afin <strong>de</strong> mieux la déconstruire, la fiction <strong>de</strong> A et <strong>de</strong> A’, on s’aperçoit que le modèle<br />

proposé par Jean-Pierre Durand 299 semble montrer un aspect plus large <strong>de</strong> la « réalité »<br />

institutionnelle que les précé<strong>de</strong>nts. En partant <strong>de</strong> la définition <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> service <strong>de</strong> Jean<br />

Gadrey 300 , il la définit effectivement à partir <strong>de</strong> sa dimension doublement triangulaire à travers<br />

laquelle s’exerce une triangulation qui associe ou oppose :<br />

L’usager et le salarié expert dans la relation <strong>de</strong> service à co-produire avec un face à face<br />

plus ou moins direct.<br />

Le salarié expert à son employeur-propriétaire <strong>de</strong> la matrice offrant le service.<br />

L’usager <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur et l’employeur offreur du service, à la fois propriétaire <strong>de</strong> la matrice<br />

et salariant l’expert, dans la relation marchan<strong>de</strong>.<br />

298 Jean-François Bauduret et Marcel Jaeger, op. cit.. Pour une analyse détaillée <strong>de</strong> la notion d’usagers<br />

dans les services publics, lire Lise Demailly, op. cit. in Au<strong>de</strong> Caria (sous-dir.), op. cit., pp. 39-49<br />

299 Jean-Pierre Durand, Les services dans le modèle productif émergent, séminaire sur la relation <strong>de</strong><br />

service, Centre Pierre Naville, Janvier 2003.<br />

300 « Une opération, visant une transformation d'état d'une réalité C, possédée ou utilisée par un<br />

consommateur (ou client, ou usager) B, réalisée par un prestataire A à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> B, et souvent en<br />

relation avec lui, mais n'aboutissant pas à la production d'un bien susceptible <strong>de</strong> circuler<br />

économiquement indépendamment du support C".<br />

- 148 -


A’ = expert<br />

(salarié <strong>de</strong> A)<br />

relation salariale<br />

entre A et A’<br />

intervention propre<br />

<strong>de</strong> A’ sur C<br />

A = prestataire (public ou privé, individu ou<br />

organisation). Employeur <strong>de</strong> A’<br />

relations <strong>de</strong> service =<br />

interactions informationnelles<br />

entre A’ et B<br />

relation marchan<strong>de</strong><br />

entre B et A<br />

C = réalité modifiée ou travaillée par<br />

l’expert A’ au bénéfice <strong>de</strong> B<br />

Source : J. Gadrey, op. cité et J.-P. Durand<br />

B = <strong>de</strong>stinataire,<br />

client, usager (personnes,<br />

entreprises, collectivités…)<br />

formes <strong>de</strong> propriété ou d’appropriation<br />

(droit accès) <strong>de</strong> C par B.<br />

Intervention éventuelle <strong>de</strong> B sur C<br />

Ce modèle, en permettant <strong>de</strong> prendre en compte les rapports entre les employeurs et les<br />

professionnels salariés – ces <strong>de</strong>rniers (A’) <strong>de</strong>vant réaliser un travail sur les assistés (B) en<br />

rendant <strong>de</strong>s comptes à la direction (A) – libère quelque peu l’analyse qui n’est ainsi plus<br />

limitée au seul cadre <strong>de</strong>s interrelations individuelles. Mais malgré cela, il ne semble toujours<br />

pas assez complet au regard <strong>de</strong>s différentes variables qui se mettent en œuvre dans les procès<br />

<strong>de</strong> travail. S’il permet <strong>de</strong> saisir -en théorie et <strong>de</strong> manière très limitée- l’imposition par les<br />

directions sur les professionnels (A sur A’) <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong>s prises en charge individualisées<br />

(A’ sur B), il ne met effectivement pas en évi<strong>de</strong>nce ce qui génère l’application <strong>de</strong> ces<br />

modalités : dans une relation marchan<strong>de</strong> normale, c'est-à-dire où B envoie un message <strong>de</strong><br />

- 149 -


etour à A et A’, on imagine facilement que A conçoive un projet à partir <strong>de</strong> B afin que la<br />

relation <strong>de</strong>vienne durable. A fera, en résumé, pression sur A’ pour que B soit satisfait et qu’il<br />

poursuive sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Mais au sein <strong>de</strong>s prises en charge <strong>de</strong>s assistés, ces <strong>de</strong>rniers n’envoient<br />

pas ou peu <strong>de</strong> message <strong>de</strong> retour. Et même lorsqu’ils le font, cela n’est pas véritablement pris<br />

en compte.<br />

Je me souviens ainsi <strong>de</strong> Mathieu, SDF <strong>de</strong> 55 ans qui m’avait accosté à la sortie <strong>de</strong> mon travail<br />

–lequel se situait juste à côté d’un foyer d’hébergement- en croyant que je travaillais pour cette<br />

structure : « d’un ton plein <strong>de</strong> révolte, il me raconta qu’un éducateur du foyer faisait vivre un<br />

enfer à tous les SDF, notamment les plus fragiles. A la fin <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scriptions détaillées <strong>de</strong>s<br />

dérapages <strong>de</strong> cet homme, il me <strong>de</strong>manda conseil pour résoudre ce problème. Ce à quoi je lui<br />

répondis <strong>de</strong> porter plainte auprès <strong>de</strong> la direction du foyer, mais il me rétorqua avec lassitu<strong>de</strong><br />

qu’il l’avait déjà fait mais que cela n’avait rien changé. Puis lorsque la porte du foyer s’ouvrit<br />

et qu’émergea l’éducateur en question [du moins je le suppose], il s’arrêta net <strong>de</strong> parler et fit<br />

comme si je n’existais pas en rentrant à l’intérieur. »<br />

Les possibilités <strong>de</strong>s assistés d’agir sur les déterminants <strong>de</strong> leur institutionnalisation sont ainsi<br />

très faibles, outre bien entendu quelques adaptations secondaires, mais qui n’ont d’effets que<br />

sur le contexte <strong>de</strong> la prise en charge et non sur sa finalité. Cela constitue une source très<br />

importante <strong>de</strong> mortification pour ces personnes puisqu’elle est significative <strong>de</strong> la rupture du<br />

lien qu’ils entretiennent avec leurs actes :<br />

« Ainsi par exemple, le ricochet est une pratique qui consiste à provoquer une riposte<br />

défensive qui sert <strong>de</strong> prétexte à une nouvelle attaque. L’individu se rend alors compte que sa<br />

riposte à l’agression s’écroule en tant qu’élément défensif pour s’intégrer à la situation<br />

traumatisante ; il se découvre impuissant à se défendre par les moyens habituels, en prenant<br />

du recul par rapport à l’agression. Dans la vie quotidienne, l’individu qui se trouve dans<br />

l’obligation <strong>de</strong> subir <strong>de</strong>s événements ou d’obéir à <strong>de</strong>s ordres en contradiction avec l’image<br />

qu’il a <strong>de</strong> lui-même, peut, dans une certaine mesure prendre distance ou sauver la face en<br />

refusant <strong>de</strong> prodiguer les signes <strong>de</strong> déférence habituels, ce qui s’avère beaucoup plus difficile<br />

dans l’institution totale » 301 .<br />

Aussi, seule une analyse en triple triangulation serait susceptible <strong>de</strong> saisir dans sa globalité le<br />

301 Jean Foucart, op. cit., p. 80-81<br />

- 150 -


processus qui est en œuvre ici :<br />

A’’= Etat et collectivité A’’’= Association<br />

A’ = expert<br />

(salarié <strong>de</strong> A)<br />

A = prestataire/<strong>de</strong>stinataire (public ou privé, individu<br />

ou organisation)= institution. Employeur <strong>de</strong> A’<br />

relation salariale<br />

entre A et A’<br />

Intervention propre<br />

<strong>de</strong> A’ sur C<br />

Prise en charge <strong>de</strong> A’ sur B<br />

Absence <strong>de</strong> relation<br />

entre B et A<br />

C = réalité modifiée ou travaillée par<br />

l’expert A’ au bénéfice <strong>de</strong> A’’<br />

B = usager<br />

Formes <strong>de</strong> représentations<br />

symboliques <strong>de</strong> C sur B<br />

Cette représentation, bien que très caricaturale et peu significative sur nombre <strong>de</strong> ses<br />

aspects, permet néanmoins <strong>de</strong> montrer que les assistés ne sont pas les véritables <strong>de</strong>stinataires<br />

<strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> service. A et A’ témoignant <strong>de</strong> cette manière <strong>de</strong> leur propre fiction au sein <strong>de</strong><br />

l’approche contractualiste. A contrario effectivement <strong>de</strong> ce qui est dit et écrit dans ladite<br />

approche, les assistés sont les objets, la matière première traitée pour ainsi dire, 302 sur lesquels<br />

les professionnels vont travailler pour les différents organismes sociaux qui œuvrent eux-<br />

mêmes pour l’Etat. Cette dimension laisse donc supposer que la gestion institutionnelle<br />

constitue le travail que la « société » réalise sur sa propre constitution, sans qu’aucun lien<br />

véritablement conséquent ne s’établisse entre les attentes <strong>de</strong>s assistés et les procès mis en<br />

œuvre. Cette schématisation fictive <strong>de</strong> ce que d’aucuns appellent « relation <strong>de</strong> service », aura<br />

302 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, Le secret <strong>de</strong>s services in François Hubault (coord.), op. cit., p. 63<br />

- 151 -


ainsi permis <strong>de</strong> construire le dépaysement au cœur <strong>de</strong> l’évi<strong>de</strong>nce 303 en favorisant l’émergence<br />

d’une hypothèse fondamentale - bien qu’en réalité <strong>de</strong>s plus évi<strong>de</strong>nte une fois balayé le voile<br />

humaniste- qui pourrait être résumée <strong>de</strong> la manière suivante : les politiques sociales ne sont<br />

pas mises en place par un quelconque penchant <strong>de</strong> l’homme à aimer son prochain et à<br />

s’occuper <strong>de</strong>s plus fragiles, mais bien parce que cela répond aux besoins <strong>de</strong> la société.<br />

Discourir à ce sujet est certes fort banal, mais on s’apercevra que lesdits besoins ne sont peut-<br />

être pas ceux que l’on pourrait imaginer <strong>de</strong> prime abord, comme en témoignera le prochain<br />

chapitre.<br />

De la même manière et à l’inverse <strong>de</strong>s discours sur l’empathie et les idéaux moraux<br />

omniprésents dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’action sociale et médico-sociale, les salariés ne réalisent pas<br />

les prises en charge pour les assistés par amour, par humanisme, par solidarité…mais bien<br />

parce qu’ils y trouvent un intérêt personnel, que ce <strong>de</strong>rnier soit matériel ou symbolique 304 .<br />

« Moi tu sais, ça fait 20 ans que je fais ce travail, j’en peux plus et <strong>de</strong>s fois je vais même<br />

jusqu’à penser que je hais les rési<strong>de</strong>nts. […] S’il fallait pas qu’une paie tombe chaque mois<br />

pour pouvoir vivre, il y aurait longtemps que je serais partie » (Animatrice, 42 ans, MAS).<br />

« Travailler avec <strong>de</strong>s handicapés, c’est vraiment mon truc, je me vois mal dans un bureau ou<br />

être ven<strong>de</strong>use, là on est vraiment utile, on sert à quelque chose » (AMP, 24 ans, MAS).<br />

Et si l’on considère malgré tout que, d’une manière ou d’une autre, ces procès peuvent se<br />

développer à partir <strong>de</strong> préoccupations véritablement humanistes bien que systématiquement<br />

discriminants 305 (toutefois, même dans ces cas <strong>de</strong> figure, nous sommes toujours très loin <strong>de</strong> ce<br />

que voudraient imposer « le dogme <strong>de</strong> l’empathie », <strong>de</strong> « l’amour salvateur » ou <strong>de</strong> la<br />

303 David Le Breton, op. cit., p. 95<br />

304 Lire à ce propos Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, « De la stratégie dans les pratiques <strong>de</strong> discours :<br />

l’apport <strong>de</strong> Clausewitz » [En ligne], Revue Antérieur 15 :1993/1. Disponible sur Internet :<br />

http://www.encadrer-et-manager.com/pdf/Clausewitz-FMB.pdf, p. 6<br />

305 Le rôle <strong>de</strong> lobbying <strong>de</strong>s familles <strong>de</strong> certaines catégories d’assistés est à ce titre significatif bien que<br />

non transposable à l’ensemble <strong>de</strong>s populations qui nous intéresse. Ce rôle est effectivement très<br />

marqué par le concept d’intérêt personnel, rendant la cause pour laquelle on se bat « discriminante »<br />

« Je me bats pour les personnes comme mon fils, les autres (personnes handicapées), ce n’est pas mon<br />

combat. Il y a d’autres associations pour les défendre» dixit une représentante d’association <strong>de</strong><br />

familles d’handicapés au sein d’une Maison Départementale <strong>de</strong>s Personnes Handicapées. Avril 2007.<br />

- 152 -


« reconnaissance d’autrui envers et contre tous » ), il s’agit <strong>de</strong> comprendre que leur logique<br />

intrinsèque neutralise dès les premiers moments toute possibilité d’agir au plus près <strong>de</strong>s<br />

préoccupations individuelles <strong>de</strong>s assistés : la différenciation sociale les déqualifiant<br />

implacablement en tant qu’individu « seigneur et maître <strong>de</strong> lui-même » :<br />

« L’usager-objet appartient à l’institution, c’est un usager « pour soi », voire « son usager à<br />

soi », que l’on s’attachera le cas échéant à conserver le plus longtemps possible à l’intérieur<br />

d’une filière institutionnelle, ou à l’inverse dont on se débarrassera au plus tôt dès qu’il n’est<br />

plus utilisable, c'est-à-dire qu’il cesse d’être générateur <strong>de</strong> ressources.<br />

C’est un usager utile, instrumenté, utilisé, argumenté, captif, monopolisé, objet d’une<br />

production quasi standardisée à l’intérieur <strong>de</strong> laquelle il lui est <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> se conformer, <strong>de</strong><br />

s’adapter, d’être compréhensif. C’est un usager silencieux, puisque d’autres parlent en son<br />

nom. Dans cette perspective, l’usager est une cible, une proie, un objet à partir duquel les<br />

professionnels pourront exercer leur art, et l’institution assurer son équilibre organisationnel<br />

et budgétaire. » 306<br />

L’urgence et la routine dans la mo<strong>de</strong>rnité<br />

Pour comprendre ce mécanisme qui est à l’œuvre dans les différents procès <strong>de</strong> travail <strong>de</strong>s<br />

structures sociales et médico-sociales, il s’agit tout d’abord d’élargir la problématique et<br />

d’admettre que tous les individus dans leur ensemble sont en quelque sorte « objets » <strong>de</strong> prise<br />

en charge, en ce sens où ils intègrent, à un moment ou à un autre <strong>de</strong> leur existence, <strong>de</strong>s<br />

institutions dans lesquelles leur « individualité » n’a plus <strong>de</strong> place. Le travail sur l’humain qui<br />

s’y déroule est effectivement si divisé, si parcellisé, si réparti entre professionnels que cela<br />

donne finalement l’impression d’une unité humaine disparaissant <strong>de</strong>rrière une fragmentation<br />

<strong>de</strong> l’individu : ce <strong>de</strong>rnier semblant n’être à ce sta<strong>de</strong> que l'opération -physique ou<br />

psychologique- qu’il doit subir 307 .<br />

306 Philipe Ducalet, Michel <strong>La</strong>forca<strong>de</strong>, Penser la qualité dans les institutions sanitaires et sociales,<br />

Edition Seli Arslan, Paris, 2000, pp. 75-76<br />

307 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit. in Au<strong>de</strong> Caria (sous-dir.), op. cit., p. 74 « Le mé<strong>de</strong>cin examine<br />

les organes dans une savante mise en scène <strong>de</strong> la séparation du corps et <strong>de</strong> l’esprit : « Comment se<br />

comporte le foie <strong>de</strong> la chambre 18 ? »<br />

- 153 -


« Normalement, notre travail est d’accompagner les personnes reconnues travailleurs<br />

handicapés par la cotorep (nouvellement MDPH) au niveau <strong>de</strong> l’emploi, mais bon, nos files<br />

d’attente sont tellement longues qu’on ne peut faire que <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong> dossiers. Je n’ai<br />

même pas une dizaine <strong>de</strong> conseillers sur le département alors que nous recevons <strong>de</strong>s centaines<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s. A partir <strong>de</strong> là les choses sont simples : soit on insiste à faire du « sur-mesure »<br />

et on ne tient pas une journée, soit on s’adapte et on traite les personnes comme <strong>de</strong>s<br />

« numéros ». Je suis un peu provoquant mais bon, s’il y a peu d’accompagnement <strong>de</strong>s<br />

personnes handicapées psychiques, c’est que nous ne pouvons pas, c’est tout, nous n’avons<br />

pas les moyens. Alors c’est peut-être choquant mais l’usager est pris <strong>de</strong> la même manière<br />

qu’un autre, et si on ne peut pas travailler avec lui, s’il est trop difficile, on laisse le dossier <strong>de</strong><br />

côté ; ça vous <strong>de</strong>vez le comprendre, c’est <strong>de</strong> la pure logique, c’est triste je vous l’accor<strong>de</strong>, j’en<br />

suis autant désolé que vous je suis sûr, mais aujourd’hui, on n’y peut rien». (Responsable<br />

association d’accompagnement professionnel départemental dans le cadre d’une rencontre<br />

informelle sur l’insertion professionnelle <strong>de</strong>s personnes handicapées psychiques).<br />

Everett Hughes témoigne du reste parfaitement <strong>de</strong> cette problématique lorsqu’il défend la<br />

thèse que dans toute relation <strong>de</strong> service, existe un profond malentendu entre le travailleur et le<br />

bénéficiaire. Malentendu s’expliquant par le dilemme intrinsèque au travail : d’un côté<br />

l’urgence et <strong>de</strong> l’autre la routine :<br />

« Une partie du drame rési<strong>de</strong> dans le fait que ce qui est travail quotidien et répétitif pour l’un,<br />

est urgence pour l’autre. De plus, le bénéficiaire veut que son cas soit important pour l’autre<br />

protagoniste. Ainsi, lorsque vous <strong>de</strong>vez subir une opération, vous voulez que le mé<strong>de</strong>cin<br />

accor<strong>de</strong> à votre cas une réelle attention. Mais en même temps vous voulez qu’il soit objectif, et<br />

vous voulez qu’il soit compétent. Mais pour un chirurgien, la seule manière d’être compétent<br />

est <strong>de</strong> faire beaucoup d’opérations. Plus il fait d’opérations, plus votre cas apparaît infime<br />

dans l’ensemble <strong>de</strong> la série […]. Voilà le dilemme : si le chirurgien n’avait pas fait<br />

suffisamment d’opérations pour être à même <strong>de</strong> faire du bon travail, vous ne voudriez pas que<br />

ce soit lui qui vous opère. En même temps, vous trouvez suspecte cette objectivité qui ne fait<br />

aucun cas <strong>de</strong> votre sentiment d’urgence […]. 308<br />

Ce dilemme <strong>de</strong> l’urgence et <strong>de</strong> la routine spécifique au travail sur l’humain doit dès lors se<br />

308 Everett Hughes, op. cit.<br />

- 154 -


comprendre comme la résultante logique <strong>de</strong> l’intégration <strong>de</strong> la division du travail dans les<br />

modalités <strong>de</strong> traitement. Elles relèvent <strong>de</strong> l’obligation au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> parcelliser<br />

physiquement et temporellement chaque étape d’une production, inscrite dans une chaîne plus<br />

ou moins visible au rythme exponentiel, car le plus souvent « incontrôlable » par le travailleur<br />

qui dépend lui-même d’un processus qui le dépasse 309 . Cette matrice est à ce titre assez bien<br />

révélée dans le quotidien <strong>de</strong>s Ai<strong>de</strong>s-Médico-Psychologiques qui se voient contraintes <strong>de</strong><br />

réaliser <strong>de</strong>s prises en charge rapi<strong>de</strong>s pour ne pas recevoir <strong>de</strong> répriman<strong>de</strong>s <strong>de</strong> celles qui<br />

prennent le relais. Aussi, à la fois haïe et valorisée, la logique productiviste caractérisée par la<br />

tentative <strong>de</strong> faire dans un laps <strong>de</strong> temps <strong>de</strong> plus en plus court un maximum <strong>de</strong> tâches, tend à<br />

s’installer dans les procès <strong>de</strong> travail : lors <strong>de</strong>s toilettes, on essaie <strong>de</strong> « ne pas traîner » afin<br />

d’avoir « fini à temps » et <strong>de</strong> « ne pas être en retard » pour ne pas recevoir les petits pics <strong>de</strong><br />

ses collègues et d’être « fiché » comme une personne « lente », et donc comme une<br />

professionnelle médiocre. <strong>La</strong> qualité d’un professionnel –définie ici par ses pairs- relève ainsi<br />

plus <strong>de</strong> son dynamisme dans les actions quotidiennes que <strong>de</strong> sa volonté à « personnaliser » ses<br />

prises en charge.<br />

Les modalités <strong>de</strong> fonctionnement inhérentes à la mo<strong>de</strong>rnité expliquent donc « qu’en tant que<br />

matériaux, les hommes peuvent revêtir en quelque sorte les mêmes caractéristiques que <strong>de</strong>s<br />

objets inanimés. Les chirurgiens préfèrent opérer <strong>de</strong>s mala<strong>de</strong>s minces plutôt que <strong>de</strong>s gros,<br />

parce que sur les gros les instruments glissent et qu’il faut commencer par trancher <strong>de</strong>s tissus<br />

superflus. Dans les HP les services <strong>de</strong> la morgue préfèrent les cadavres <strong>de</strong> femmes minces à<br />

ceux <strong>de</strong>s hommes corpulents car les « macchabées » pesants sont difficiles à remuer et qu’il<br />

est malaisé d’enfiler <strong>de</strong>s vestons d’hommes sur <strong>de</strong>s membres raidis […]. Et, exactement<br />

comme un article usiné à la chaîne doit être accompagné d’une fiche témoin portant<br />

indication <strong>de</strong>s opérations, du nom <strong>de</strong> l’exécuté, <strong>de</strong> ce qui reste à faire et <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>rniers responsables, un objet humain qui circule à travers l’organisation […] doit être<br />

accompagné d’une série <strong>de</strong> renseignements […] 310 .<br />

Il est, <strong>de</strong> cette manière, quasiment impossible <strong>de</strong> «sacraliser» les relations entre les<br />

309 Jean-Pierre Durand, <strong>La</strong> chaîne invisible, Seuil, Paris, 2004 ; Cf. également Danièle Linhart, Aimée<br />

Moutet (dir.), Le travail nous est compté, la construction <strong>de</strong>s normes temporelles du travail, Collection<br />

Recherches, <strong>La</strong> découverte, Paris, 2005. Pour une relativisation dudit aspect « incontrôlable », lire<br />

Fré<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit., 2006<br />

310 Erving Goffman, op. cit., p.121<br />

- 155 -


professionnels et les bénéficiaires au niveau <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> service. Dès l’instant où le travail<br />

sur notre corps nous échappe, nous tombons irrémédiablement dans une condition<br />

« primitive », loin <strong>de</strong> tout secret, loin <strong>de</strong> tout sacré : « l’intimité n’est pas possible dans ce type<br />

<strong>de</strong> lieu : les portes ne ferment pas à clé, le personnel soignant entre sans s’annoncer, à toute<br />

heure du jour ou <strong>de</strong> la nuit…<strong>La</strong> promiscuité est <strong>de</strong> mise : en hôpital, on ne peut encore espérer<br />

bénéficier d’un ri<strong>de</strong>au séparant les lits (mais ce n’est pas systématique). Par contre en home,<br />

il n’est pas rare que les lits ne soient séparés par rien. Tout se fait en commun : sommeil,<br />

soins, toilettes… » 311 .<br />

Il s’agit toutefois <strong>de</strong> relativiser les conséquences que cela peut avoir : la différenciation sociale<br />

faisant qu’on est objet pour un temps x bien déterminé -durant une opération, une consultation,<br />

etc.- cela ne pose pas <strong>de</strong> difficulté « fondamentale » pour la plupart <strong>de</strong>s personnes étant donné<br />

que cette limitation temporelle « préserve » les individus. Ce même processus ne porte pas,<br />

d’autre part, trop atteinte à la sacralisation individuelle puisqu’on ne se donne jamais<br />

complètement à l’institution. L’individu social étant multiple du fait du caractère propre <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité permettant <strong>de</strong> présenter un grand nombre d’actions <strong>de</strong>rrière un petit nombre <strong>de</strong><br />

« faça<strong>de</strong>s » 312 , il ne perd pas sa capacité à produire et à reproduire une impression idéalisée <strong>de</strong><br />

lui-même. Ce qui est beaucoup plus compliqué pour les assistés qui sont intégrés –entièrement<br />

ou presque- par le système. Ils sont effectivement pris dans leur totalité, sans possibilité <strong>de</strong><br />

prendre <strong>de</strong> la distance avec l’institutionnalisation, exceptions faites bien entendu <strong>de</strong>s quelques<br />

adaptations secondaires précé<strong>de</strong>mment citées. Le processus <strong>de</strong> différenciation sociale qui a<br />

enfanté l’individu pluriel fait que la personne qui se retrouve à l’état d’assisté ne <strong>de</strong>vient à<br />

l’inverse, qu’une entité simple, objet parcellaire d’un travail divisé en un nombre croissant <strong>de</strong><br />

tâches. Aussi, ce <strong>de</strong>rnier semble ne constituer que le matériau sur lequel l’institution va<br />

travailler en appliquant une réglementation extrêmement normée. Nul espace officiel, tant<br />

spatial que temporel, n’y est laissé au hasard : chacune <strong>de</strong>s AMP, par exemple, fait donc sa part<br />

« d’un travail commun à tout se qui se définit essentiellement par <strong>de</strong>s tâches d’entretien –<br />

entretien <strong>de</strong>s lieux et <strong>de</strong>s choses comme <strong>de</strong>s personnes et qui s’évalue visuellement par<br />

l’apparence <strong>de</strong> l’hygiène et <strong>de</strong> l’ordre » 313 .<br />

311 Jean Foucart, op. cit., p. 80-81<br />

312 Erving Goffman, <strong>La</strong> mise en scène <strong>de</strong> la vie quotidienne, tome 1 : <strong>La</strong> présentation <strong>de</strong> soi, tome 2 :<br />

<strong>La</strong> relation en public, Les Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1973<br />

313 Clau<strong>de</strong> Gallier, Le soignant, son travail et la personne agée, in François Hubault (coord.), op. cit..,<br />

pp. 100<br />

- 156 -


En résumé pourrait-on dire, en dissociant <strong>de</strong> manière exponentielle les fonctions spécialisées<br />

au sein <strong>de</strong>s prises en charge, la mo<strong>de</strong>rnité a rendu caduque toute possibilité <strong>de</strong> sacralisation<br />

puisque l’assisté se voit dès lors composé d’une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> dimensions qui ont chacune un<br />

professionnel attitré 314 . Autrement dit, la situation fait que « le miroir est brisé et ne renvoie<br />

qu’une image morcelée » 315 <strong>de</strong> ces individus.<br />

Toutefois, à la différence <strong>de</strong>s moments historiques où les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> traitements étaient définis<br />

sous les modalités « universalistes » et où ce type <strong>de</strong> modalité n’était généralement pas remis<br />

en cause, la volonté actuelle <strong>de</strong> sacralisation ne permet plus aux professionnels <strong>de</strong> réaliser leur<br />

travail sur l’humain en cohérence avec les valeurs universelles dominantes. Auparavant, lesdits<br />

professionnels avaient effectivement la possibilité <strong>de</strong> rendre cohérent les valeurs, les<br />

principes, les dogmes, les mythes ou toute autre croyance laïque ou religieuse avec leurs<br />

pratiques 316 . <strong>La</strong> « qualité » <strong>de</strong>s prises en charge n’avait en réalité que peu d’importance<br />

puisque la responsabilité était <strong>de</strong> l’ordre du collectif. Mais dès l’instant où l’on a voulu<br />

« individualiser » les modalités <strong>de</strong> traitement, le « programme institutionnel » 317 pour<br />

reprendre le concept <strong>de</strong> François Dubet, n’a plus réussi, pour les raisons que l’on connaît<br />

désormais, à transformer ces nouvelles valeurs en action et en subjectivité.<br />

Le programme institutionnel peut être défini par l'agencement <strong>de</strong> quatre caractéristiques mises en<br />

évi<strong>de</strong>nce par François DUBET :<br />

1/ la définition <strong>de</strong>s principes « sacrés »<br />

2/ la « vocation » <strong>de</strong>s professionnels qui y travaillent<br />

3/ la sanctuarisation <strong>de</strong> l'organisation<br />

4/ l'idée selon laquelle la soumission à une discipline rationnelle forge la liberté du sujet<br />

Ce phénomène a alors eu pour conséquence <strong>de</strong> décomposer le système référentiel <strong>de</strong>s<br />

314 Ce mouvement est d’ailleurs mis en évi<strong>de</strong>nce à travers les statistiques annuelles <strong>de</strong> l’INSEE<br />

témoignant <strong>de</strong> l’augmentation <strong>de</strong> la quantité d’emploi dans le secteur médico-social, et par le nombre<br />

croissant <strong>de</strong> statuts administratifs qui s’y sont rattachés.<br />

315 David Le Breton, op. cit., 2005., p. 134.<br />

316 François Dubet, op. cit., 2002<br />

317 Ibid.<br />

- 157 -


professionnels et d’entraîner une généralisation <strong>de</strong> la responsabilisation/accusation, non plus<br />

seulement vis-à-vis <strong>de</strong> l’assisté mais également <strong>de</strong>s « petits encadrants ». D’où l’émergence<br />

progressive chez ces <strong>de</strong>rniers d’un sentiment <strong>de</strong> culpabilité extrêmement fort, lié au fait que<br />

« tout contrat présuppose <strong>de</strong>s clauses non formulées sur la personne <strong>de</strong>s contractants et<br />

repose sur un nombre très important <strong>de</strong> présupposés qui concerne la personnalité <strong>de</strong><br />

l’individu » 318 . Cette culpabilisation entraînant alors une forte détérioration <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong><br />

travail due aux détachements <strong>de</strong> plus en plus prononcés <strong>de</strong>s professionnels par rapport à leurs<br />

rôles. A tel point d’ailleurs, qu’ils ne sont plus, à certains moments, que <strong>de</strong> simples<br />

consciences <strong>de</strong> spectateurs, déjà présentes par « le passé » mais non dominantes 319 :<br />

« On ne voit pas cela dès le début, mais uniquement lorsque l’on est soi-même <strong>de</strong>dans –<br />

« dans la mer<strong>de</strong> » – pour reprendre les termes <strong>de</strong> <strong>La</strong>urence, AMP <strong>de</strong>puis 10 ans au sein <strong>de</strong> la<br />

MAS, alors effectivement, à partir <strong>de</strong> ce moment, on s’aperçoit que les AMP semblent parfois<br />

totalement détachées <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> travail en ne s’apercevant plus <strong>de</strong>s effets potentiellement<br />

néfastes <strong>de</strong> leurs actions. Le pire dans cette histoire, c’est que cela <strong>de</strong>vient évi<strong>de</strong>nt lorsque<br />

l’on s’aperçoit qu’on n’est pas différent, que le « ils » est en réalité un « nous ».<br />

Face à cela, il faut avouer une bonne fois pour toutes que « les bonnes paroles » n’ont aucune<br />

inci<strong>de</strong>nce (sur le sens qu’elles souhaitent donner) puisque cela ne relève pas d’un problème <strong>de</strong><br />

moralité individuelle : c’est un problème <strong>de</strong> structuration <strong>de</strong> l’organisation professionnelle<br />

faisant écho à une certaine banalité du mal qui est « liée à un conformisme omniprésent dans<br />

la vie sociale, lorsque les individus, se sentant encadrés par un système régulé <strong>de</strong>s rôles,<br />

318 Erving Goffman, op. cit., p. 230-231<br />

319 « Il existe un danger permanent que les reclus prennent une apparence humaine. Le personnel<br />

compatissant souffrira lorsqu’il lui faudra le soumettre à un traitement rigoureux […] Au départ,<br />

l’employé se retire à une telle distance <strong>de</strong>s reclus qu’il lui est impossible <strong>de</strong> prendre conscience <strong>de</strong>s<br />

privations massives et <strong>de</strong>s perturbations dont ils peuvent souffrir du fait <strong>de</strong> leur présence dans<br />

l’institution […] » Erving Goffman, op. cit., pp. 129-130. Ou, pour le dire autrement, « pris dans <strong>de</strong>s<br />

contradictions insurmontables, il est assailli, comme les personnages cornéliens, par <strong>de</strong>s dilemmes<br />

moraux, le menant néanmoins, au nom <strong>de</strong> son honneur et <strong>de</strong> son sens <strong>de</strong> l’obligation, vers une<br />

conclusion unique à laquelle il adhère subjectivement. Mais au fur et à mesure que l’individu modifie<br />

son rapport à l’action, et puisque les conséquences en <strong>de</strong>viennent plus opaques, moins directes, il<br />

cesse en quelque sorte <strong>de</strong> se sentir coupable face aux actes. Surtout, […] il cesse <strong>de</strong> se sentir<br />

immédiatement concerné par sa propre action, en vérité, elle cesse quelque peu <strong>de</strong> lui appartenir ».<br />

Danilo Martuccelli, op. cit., p. 535. Lire également Jean-Marc Weller, op. cit., in François Hubault<br />

(coord.), op. cit. 2001, pp. 64-76<br />

- 158 -


per<strong>de</strong>nt leur vigilance morale. Force est <strong>de</strong> reconnaître alors, à l’inverse d’un <strong>de</strong>s désirs les<br />

plus constants et les moins avoués <strong>de</strong> la sociologie, que la socialisation ne résout aucunement<br />

le problème <strong>de</strong> la moralité dans la condition mo<strong>de</strong>rne » 320 .<br />

Ce phénomène est du reste aggravé par le fait qu’il s’agit ici d’un travail sur le corps 321 . Corps<br />

que l’on touche, que l’on attrape, que l’on retourne, que l’on tord, corps dépossédé en somme,<br />

qui contredit dès lors toute sacralisation. <strong>La</strong> « fabrication <strong>de</strong> l’homme », ne l’oublions pas,<br />

passe en effet par cette composition <strong>de</strong> chair qui est indubitablement « un facteur majeur<br />

d’individuation, non seulement avec la reconnaissance <strong>de</strong> la singularité du visage, mais plus<br />

largement en faisant du corps « le lieu <strong>de</strong> la césure, l’enceinte objective <strong>de</strong> la souveraineté <strong>de</strong><br />

l’ego » 322 . Il est à cet égard intéressant <strong>de</strong> citer l’anthropologue américain Robert Murphy, qui<br />

suite à une maladie invalidante, écrivait:<br />

“Ce sont <strong>de</strong>s êtres humains mais leurs corps sont déformés et fonctionnent <strong>de</strong> façon<br />

défectueuse, ce qui laisse planer un doute sur leur pleine humanité”. Aussi, comme le<br />

rappelle, la notion <strong>de</strong> “monstruosité”, même si je conçois bien la dureté <strong>de</strong> ce mot, reste peut-<br />

être présente à bas bruit dans ce mon<strong>de</strong> du handicap mental grave. On peut évoquer ici les<br />

travaux d’Olivier Rachid Grim et se remémorer combien ce thème a longtemps été présent<br />

dans notre culture, <strong>de</strong>s films comme “Freaks” ou “Eléphant Man” à <strong>de</strong>s écrivains comme<br />

l’écrivain japonais Kenzaburo Oé » 323 .<br />

Processus <strong>de</strong> déqualification et différenciation sociale<br />

Ces observations ont d’ailleurs amené un grand nombre <strong>de</strong> chercheurs et <strong>de</strong> professionnels du<br />

secteur social et médico-social à dénoncer toute l’inhumanité <strong>de</strong>s structures prenant en charge<br />

ce type <strong>de</strong> population. Erving Goffman a par exemple décrit méticuleusement tout le<br />

320 Danilo Martuccelli, op. cit., p.154<br />

321 Clau<strong>de</strong> Gallier, Le soignant, son travail et la personne agée, in François Hubault (coord.), op. cit.,<br />

pp. 100<br />

322 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 51. David Le Breton, op. cit., 2000, p. 8. Lire également, Michel<br />

Foucault, Les anormaux – Cours au Collège <strong>de</strong> France (1974-1975), Paris, Gallimard, 1999<br />

323 Philippe Chavaroche, “Etre professionnel auprès <strong>de</strong> personnes lour<strong>de</strong>ment handicapées”, Colloque<br />

“Handicap et enjeux <strong>de</strong> société”, ENS Cachan, 25, 26 Janvier 2006<br />

- 159 -


quotidien <strong>de</strong>s institutions désignées comme « totales », ces lieux « <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce et <strong>de</strong> travail<br />

où un grand nombre d’individus placés dans la même situation, coupés du mon<strong>de</strong> extérieur<br />

pour une pério<strong>de</strong> relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités<br />

sont explicitement et minutieusement réglées » 324 . Ces mécanismes institutionnels non<br />

intentionnels les réduisant au final à l’état d’individus mortifiés.<br />

Tout commence, selon Erving Goffman, dès les premiers moments <strong>de</strong> l’admission durant<br />

lesquels <strong>de</strong>s « mises en condition » et <strong>de</strong>s « programmations » permettent <strong>de</strong> rendre dominant<br />

et incontournable le cadre <strong>de</strong> fonctionnement organisationnel prédéterminé. C’est en ce sens<br />

que cet auteur parle <strong>de</strong> mortification 325 puisque les « reclus » sont dépossédés <strong>de</strong> leurs rôles<br />

sociaux antérieurs. Dépossession entretenue par la suite par une série <strong>de</strong> techniques<br />

administratives telles que la « clôture », la « dégradation <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> soi », la<br />

« contamination physique et morale ». On retrouve d’ailleurs, dans les <strong>de</strong>scriptions proposées,<br />

<strong>de</strong>s comportements, <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s mécanismes relevés dans les maisons relais et dans les<br />

maisons d’accueil spécialisées. En ce qui concerne les contaminations par exemple, les reclus<br />

sont effectivement « mis à nu », peu <strong>de</strong> possibilités s’offrent à eux pour préserver la moindre<br />

intimité corporelle, sociale et symbolique, la souillure <strong>de</strong> leur « être » <strong>de</strong>venant dès lors<br />

omniprésente : « dans les institutions totalitaires, ces domaines intimes sont violés : la<br />

frontière maintenue par l’homme entre son être et ce qui l’entoure est abolie et les secteurs <strong>de</strong><br />

la vie personnelle sont profanés ».<br />

A cela s’ajoute une autre contamination, plus morale pourrait-on dire, et qui se manifeste par<br />

l’hétérogénéité <strong>de</strong> population accueillie : les différences d’âges, <strong>de</strong> sexe, <strong>de</strong> parcours plus ou<br />

moins dramatiques, parasitent toutes les représentations que l’on a <strong>de</strong> soi-même et mortifient<br />

les systèmes i<strong>de</strong>ntitaires. Mortification accentuée d’ailleurs par la perte totale d’autonomie<br />

omniprésente dans ce type <strong>de</strong> lieux qui «suspen<strong>de</strong>nt ou dénaturent les actes dont la fonction,<br />

dans la vie normale, est <strong>de</strong> permettre à l’agent d’affirmer, à ses propres yeux et à la face <strong>de</strong>s<br />

autres, qu’il détient une certaine maîtrise <strong>de</strong> son milieu, qu’il est une personne adulte douée<br />

324 Erving Goffman, op. cit., 2002, p. 41<br />

325 A noter l’intéressante analyse du « processus <strong>de</strong> mortification » proposée par Jean Foucart dans<br />

sociologie <strong>de</strong> la souffrance, op. cit., pp. 78-79 : « <strong>La</strong> mortification au sens médical signifie l’état d’un<br />

tissu qui perd ses fonctions vitales et qui se gangrène ou se nécrose. Elle signifie aussi le<br />

commencement <strong>de</strong> décomposition qui rend le gibier plus tendre ou encore une pratique ascétique ou<br />

encore une humiliation causée par un refus, une répriman<strong>de</strong> ».<br />

- 160 -


d’indépendance, d’autonomie et <strong>de</strong> liberté d’action » 326 .<br />

Aussi, à partir <strong>de</strong> ces éléments d’observation, on peut aisément penser que « la vocation<br />

profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s établissements <strong>de</strong> ce type est <strong>de</strong> réaliser les conditions <strong>de</strong> la « mort au mon<strong>de</strong> »,<br />

c'est-à-dire la contre-organisation concertée et systématique qui nie l’organisation d’une vie<br />

sociale humaine. Sous la diversité <strong>de</strong>s rationalisations profanes ou religieuses subsiste une<br />

commune volonté <strong>de</strong> détruire la vie ». C’est en cela, que l’institution totalitaire semble<br />

représenter « la figure monstrueuse <strong>de</strong> l’inhumanité » 327 .<br />

Mais <strong>de</strong> là à en déduire qu’il y a chosification ou déshumanisation, il y a un pas qu’il ne faut<br />

absolument pas faire. D’ailleurs, Goffman lui-même, bien qu’utilisant la métaphore <strong>de</strong> la<br />

« chose » humaine, ne prétend à aucun moment que « l’aliéné » est réduit à l’état d’objet. Il<br />

tend à l’être mais ne l’est en vérité jamais. Il serait effectivement faux <strong>de</strong> dire que l’assisté ne<br />

représente pour le professionnel qu’une chose sur laquelle il doit travailler sans que la morale<br />

sociale s’inscrive dans les modalités <strong>de</strong> prise en charge. Il n’y a <strong>de</strong> « machine humaine » que<br />

dans l’esprit <strong>de</strong>s personnes n’ayant jamais travaillé sur l’humain. <strong>La</strong> phrase <strong>de</strong> Marguerite<br />

Yourcenar dans « L’œuvre au noir » n’est par exemple qu’une vision mythifiée du psychique<br />

d’un homme capable <strong>de</strong> se couper <strong>de</strong> sa biographie : « dans la chambre imprégnée <strong>de</strong> vinaigre<br />

où nous disséquions ce mort qui n’était plus le fils ni l’ami, mais seulement un bel exemplaire<br />

<strong>de</strong> la machine humaine… » 328 .<br />

<strong>La</strong> partie précé<strong>de</strong>nte l’a d’ailleurs bien montré : la culpabilisation, la responsabilisation, les<br />

différences <strong>de</strong> prises en charge minimes mais néanmoins présentes en fonction du lieu, du<br />

moment, <strong>de</strong> la personne sont autant d’indices témoignant <strong>de</strong> la complexité <strong>de</strong>s<br />

institutionnalisations. L’analyse techniciste en terme <strong>de</strong> chosification mettant en avant la<br />

métaphore mécanique du corps ne témoigne que du haut <strong>de</strong> l’iceberg, <strong>de</strong> ce qui est<br />

paradoxalement visiblement caché pour l’observateur. Les procès institutionnels tels qu’ils se<br />

présentent et tels qu’ils se travaillent laissent effectivement penser que les assistés sont<br />

totalement déshumanisés ; l’opacité entretenue par l’AMP accentuant du reste encore plus<br />

cette impression. Il s’agit toutefois d’aller au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cet interprétation immédiate : si le<br />

professionnel donne l’impression d’être « fondu » dans son rôle, ce n’est pas tant parce qu’il<br />

326 Erving Goffman, op. cit., p. 87<br />

327 Ibid. p. 30<br />

328 Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir, Poche, p. 118, cité in David le Breton, op. cit., 2005, p.11<br />

- 161 -


exécute machinalement (et non mécaniquement) <strong>de</strong>s taches sur l’humain que parce que le<br />

caractère socialement réprimandable du réel <strong>de</strong> son activité -car le plus souvent mais pas<br />

systématiquement coupée <strong>de</strong> la bonne parole- le pousse à cacher le plus possible son travail.<br />

C’est pour cela qu’il s’enferme ainsi dans son quotidien, n’osant plus rien dire à personne, sauf<br />

à râler dans le vague sur <strong>de</strong>s choses plus ou moins i<strong>de</strong>ntifiées :<br />

« Il était significatif qu’il n’y eut pas <strong>de</strong> luttes ouvertes, <strong>de</strong> protestations publiques, mais<br />

seulement <strong>de</strong>s grognements sourds, <strong>de</strong>s gens qui pestaient dans leur coin, qui maudissaient la<br />

« boite », qui maugréaient <strong>de</strong> manière isolée comme si les insatisfactions et ces douleurs ne<br />

pouvaient pas s’additionner ou se cristalliser. Les insatisfactions et souffrances <strong>de</strong> la vie du<br />

travail tendaient à ne plus s’exprimer que dans le registre <strong>de</strong> la plainte, donnant d’eux une<br />

image <strong>de</strong> vaincus, <strong>de</strong> geignards » 329 .<br />

Cette insatisfaction latente et non dite s’auto-alimentant d’ailleurs dans certains cas avec celle<br />

<strong>de</strong>s assistés, en créant <strong>de</strong> chaque côté du procès, accusation et responsabilisation. <strong>La</strong> finalité<br />

étant <strong>de</strong> faire glisser sa propre culpabilité, sa propre frustration, sa propre honte (<strong>de</strong> ne pas<br />

réussir à faire son métier, <strong>de</strong> ne pas s’en sortir dans la vie) sur celui qui est le plus à même <strong>de</strong><br />

la recevoir. Les situations laissant voir <strong>de</strong>s « chosifications », <strong>de</strong>s « déshumanisations » sont<br />

dès lors les témoignages paradoxaux d’une certaine humanité partagée, dans sa version la plus<br />

crue, la plus brutale pour ne pas dire la plus primitive :<br />

« Dans beaucoup <strong>de</strong> cas, en venais-je à me dire, ce que j’avais pris pour du sadisme gratuit,<br />

la brutalité inouïe avec laquelle certains hommes traitaient les condamnés avant <strong>de</strong> les<br />

exécuter, n’était qu’une conséquence <strong>de</strong> la pitié monstrueuse qu’ils ressentaient et qui,<br />

incapable <strong>de</strong> s’exprimer autrement, se muait en rage, mais une rage impuissante, sans objet<br />

[…] Leurs réactions, leur violence, leur alcoolisme, les dépressions nerveuses, les suici<strong>de</strong>s,<br />

ma propre réaction <strong>de</strong> tristesse, tout cela démontrait que l’autre existe, existe en tant qu’autre,<br />

en tant qu’humain, et qu’aucune volonté, aucune idéologie, aucune quantité <strong>de</strong> bêtise et<br />

d’alcool ne peut rompre ce lien, ténu mais in<strong>de</strong>structible » 330 .<br />

En saisissant les professionnels dans leur « chair sociale » et dans leur « subjectivité », c'est-à-<br />

dire dans ce qui « naît au milieu du mon<strong>de</strong> mais qui ne désire pas se reconnaître en lui » 331 , et<br />

329 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, op. cit., p. 349, note n°1<br />

330 Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard, Paris, 2006, p. 142<br />

331 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 462<br />

- 162 -


non comme <strong>de</strong> simples exécutants, on s’aperçoit en conséquence que les rôles <strong>de</strong>s institutions<br />

sociales et médico-sociales ne sont ni assez statiques, ni assez rigi<strong>de</strong>s pour permettre <strong>de</strong><br />

chosifier ou <strong>de</strong> déshumaniser les assistés.<br />

Ces rôles sont effectivement placés à chaque fois dans une certaine « malléabilité résistante »,<br />

c’est à dire au milieu <strong>de</strong> consistances contextuelles marquées par « une série <strong>de</strong> mécanismes<br />

<strong>de</strong> contraintes, ni réguliers, ni durables, ni permanents, face et grâce auxquels l’individu peut<br />

déployer <strong>de</strong>s actions » 332 . Les professionnels restent ainsi <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> « chair, d’os et d’âme »<br />

quoiqu’il advienne. Certes, les marges d’actions sont extrêmement limitées au sein <strong>de</strong>s procès<br />

institutionnels et les finalités officielles humanistes restent le plus souvent au niveau <strong>de</strong>s<br />

« belles paroles » en ayant les plus gran<strong>de</strong>s difficultés du mon<strong>de</strong> à s’inscrire « positivement »<br />

dans les pratiques, mais pour autant, ces obstacles se font toujours avec une certaine<br />

ambiguïté, autorisant <strong>de</strong>s écarts plus ou moins importants 333 . Si cela est la manifestation d’un<br />

« retrait progressif <strong>de</strong> la symbolisation <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> l’individu au mon<strong>de</strong> et un repliement<br />

sur une sorte <strong>de</strong> territoire animal où le symbolique est résiduel, ledit résiduel ne cesse malgré<br />

tout d’exister » 334 . En cela, il est un reste restant irrémédiablement présent. Ceci démontre<br />

alors qu’on ne peut proposer d’analyse totalisante <strong>de</strong>s institutionnalisations. Les discours<br />

humanistes, la volonté <strong>de</strong> sacralisation, la pensée dominante en d’autres termes, ne s’inscrivent<br />

peut-être pas dans la réalité institutionnelle <strong>de</strong> la manière dont cela serait voulu par leurs<br />

instigateurs mais ils imprègnent malgré tout chaque acte produit, chaque comportement,<br />

chaque pensée, chaque parole et chaque silence du professionnel : ce qu’il entend, ce qu’il fait,<br />

ce qu’il pense, ce qu’il interprète, est placé au cœur <strong>de</strong> ses préoccupations et <strong>de</strong> son activité. 335<br />

Deux gran<strong>de</strong>s dimensions cohabitent par conséquent dans les procès <strong>de</strong> travail, en s’opposant<br />

ou en se mélangeant au gré <strong>de</strong>s contextes d’actions, en s’exprimant toujours avec équivoque et<br />

jamais sereinement. En s’inscrivant dans les objectifs officieux et officiels <strong>de</strong>s institutions<br />

-assurer l’ensemble <strong>de</strong>s prises en charge et chercher à produire <strong>de</strong> l’humain à travers une (re)-<br />

socialisation <strong>de</strong>s individus- la première prend effectivement « l’avantage » sur la secon<strong>de</strong> sans<br />

332 Ibid. p. 147<br />

333 Ibid. p. 145<br />

334 David Le Breton, op. cit., p.141<br />

335 Anni Borzeix, op. cit., in François Hubault (coord.), op. cit., p. 39. En cela, « […] même dans ce<br />

cas extrême [l’information-voyageur en gare du nord] où la relation interpersonnelle est absente, le<br />

voyageur-usager occupe une place centrale dans les représentations et dans les pratiques <strong>de</strong> l’agent ».<br />

Lire également Fré<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit., 2006.<br />

- 163 -


pour autant arriver à se « décrocher ». Elle prend l’avantage parce que « dans la mesure où<br />

l’appréciation d’un service prend en compte à la fois sa rapidité et sa quantité, il y a toutes les<br />

chances pour que la qualité soit sacrifiée à la vitesse, car il est toujours possible <strong>de</strong> cacher la<br />

mauvaise qualité d’un service alors qu’on ne peut cacher la lenteur […]. En effet, si une<br />

organisation veut réaliser ses idéaux les plus fondamentaux, elle est parfois obligée d’en<br />

mettre provisoirement certains autres entre parenthèses tout en continuant à donner<br />

l’impression qu’ils sont encore en vigueur. Dans ces cas-là, l’idéal pour lequel on en sacrifie<br />

d’autres n’est pas l’idéal le plus spectaculaire mais celui qui est le plus important et le plus<br />

légitime » 336 . Mais elle ne peut toutefois se « décrocher » puisque la volonté <strong>de</strong> sacralisation<br />

reste omniprésente quelque soit l’endroit ou le moment où l’individu se trouve du fait du<br />

régime politique spécifique dans lequel cela s’inscrit.<br />

A partir <strong>de</strong> l’articulation <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux axes, une « multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> versions différentes » <strong>de</strong> paroles<br />

(« humanistes », « d’exaspération », etc.), <strong>de</strong> conduites (pour cacher certaines dimensions du<br />

travail et en montrer d’autres, etc.), <strong>de</strong> pensées (avouables et inavouables, etc.), <strong>de</strong> principes<br />

d’actions professionnels ou personnels (correspondant ou non aux pensées et aux paroles, etc.)<br />

sont alors produites et reproduites en fonction <strong>de</strong>s contextes d’actions où se situent les salariés.<br />

On peut dès lors parler <strong>de</strong> véritables orientations du travail prenant sens à travers leurs<br />

interpellations entre et au sein <strong>de</strong> chaque individu, et qui traversent tous les procès<br />

institutionnels via <strong>de</strong>s « combinaisons <strong>de</strong> langages, <strong>de</strong> gestes et <strong>de</strong> pratiques, incarnés dans<br />

<strong>de</strong>s sujets humains mais aussi dans <strong>de</strong>s installations techniques et <strong>de</strong>s réglementations, et qui<br />

obéissent à une logique commune régie par quelques mots-clés donnant sens aux situations <strong>de</strong><br />

travail et qui se distinguent d’autres combinaisons du même type » 337 .<br />

On en arrive donc à une double conclusion et à une question essentielle : il est tout à la fois<br />

impossible <strong>de</strong> sacraliser les assistés mais ils n’en sont pas pour autant chosifiés. On peut dès<br />

lors, à partir <strong>de</strong> ce constat, se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce qu’ils sont. En replaçant l’articulation <strong>de</strong>sdites<br />

orientations du travail en lien avec l’arrière plan du régime politique démocratique<br />

d’interaction qui les surplombe et duquel elles tirent leurs significations profon<strong>de</strong>s 338 , la<br />

réponse <strong>de</strong>vient plus ou moins évi<strong>de</strong>nte. Cette <strong>de</strong>rnière a d’ailleurs été effleurée à maintes<br />

reprises sans pour autant que ses conséquences soient acceptées dans toute leur radicalité :<br />

l’être humain, cet être sacré et intouchable n’est pas une donnée en soi. C’est une image, une<br />

336 Erving Goffman, op. cit., 1973, p. 49.<br />

337 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit.., p.165. Id. op. cit. 2007, p. 14<br />

338 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 141-238 & p. 242<br />

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eprésentation, un masque pourrait-on dire. Que reste-t-il alors quand ce masque tombe ?<br />

Quand le théâtre prend fin ? Quand la comédie humaine <strong>de</strong>vient tragédie ?<br />

<strong>La</strong> réponse nous est apportée par Louis Dumont à partir <strong>de</strong> la distinction fondamentale qu’il<br />

réalise entre <strong>de</strong>ux dimensions <strong>de</strong> l’individu : l’individu « échantillon indivisible <strong>de</strong> l’espèce<br />

humaine » et l’individu « être moral, détaché du social », propre à « l’idéologie mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong><br />

l’homme et <strong>de</strong> la société » 339 . Ces <strong>de</strong>ux dimensions répondant respectivement <strong>de</strong> manière très<br />

intime à la dynamique <strong>de</strong> « l’hominisation » et celle <strong>de</strong> « l’humanisation » 340 .<br />

Le processus <strong>de</strong> différenciation, et son expression la plus manifeste, incarnée par la division du<br />

travail (parcellisation <strong>de</strong> l’objet, parcellisation temporelle), n’arrachent donc pas l'homme à<br />

son espèce d’appartenance, ils le séparent « uniquement » <strong>de</strong> sa moralité, <strong>de</strong> sa divinité, ils le<br />

font basculer <strong>de</strong>s cieux à sa corporéité, dans toute sa lai<strong>de</strong>ur et ses souillures, ils le déqualifient<br />

en somme. 341 Le corps <strong>de</strong>s assistés n’est alors plus « effacé par le rituel, il <strong>de</strong>vient lour<strong>de</strong>ment<br />

présent, embarrassant. Il résiste à la symbolisation car celle-ci n’est plus donnée<br />

d’emblée » 342 . Le corps ne passant plus inaperçu, l’individu perd ses rapports d’i<strong>de</strong>ntification<br />

somatique avec l’autre 343 . <strong>La</strong> déqualification sous entend alors que l’assisté cesse ou ne<br />

<strong>de</strong>vient pas sacré : « il n’est plus envisagé comme sujet, c'est-à-dire en tant qu’il recèle<br />

quelque chose <strong>de</strong> plus, « ce quelque chose et ce presque rien » qui donne sens et concourt à<br />

son existence, mais en tant qu’il possè<strong>de</strong> quelque chose <strong>de</strong> moins ». 344 Car à n’en pas douter,<br />

la sacralisation passe inévitablement par une relation <strong>de</strong>s plus ambivalente avec le corporel :<br />

« sans le corps qui lui donne un visage, l’homme ne serait pas » 345 , et dans le même temps,<br />

sans sa symbolisation, c'est-à-dire son effacement, son aspect « primaire », « brut » pourrait-on<br />

dire, laisserait l’individu à sa condition <strong>de</strong> simple « mortel » perdu au milieu d’autres<br />

339 Louis Dumont, op. cit., pp. 16-17<br />

340 Axel Kahn, op. cit..<br />

341 Cf. à ce sujet, Danilo Martuccelli, op. cit., p. 125 ; Sur cet aspect du dégoût, lire également Mary<br />

Douglas, De la souillure, la Découverte, Paris, 2001 (notamment p. 23), David Le Breton, op. cit.,<br />

2000, p. 8. et Robert Linhart, L’Etabli, Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1978, p. 39 « Je découvrais cette<br />

autre routine <strong>de</strong> l’usine : être constamment exposé à l’agression <strong>de</strong>s objets, tous ces contacts<br />

désagréables, irritants, dangereux […] On s’habitue souvent, on ne s’immunise jamais ».<br />

342 David Le Breton, op. cit., 2005, p.141<br />

343 Jean Foucart, op. cit., p. 88<br />

344 David Le Breton, op. cit., p.142<br />

345 Ibid. p. 7<br />

- 165 -


« mortels » i<strong>de</strong>ntiques en tous points à lui. <strong>La</strong>dite sacralisation nécessite en l’occurrence d’être<br />

son corps, <strong>de</strong> l’incarner, d’en être l’auteur, sans pour autant en possé<strong>de</strong>r un. Chose que le<br />

travail sur l’individu fonctionnant sur les bases d’une division exponentielle <strong>de</strong>s taches ne<br />

permet pas car il y a systématiquement perte du « visage » et omniprésence du corps. Au final<br />

dès lors, l’assisté est déqualifié :<br />

« Si l’anatomie n’est pas un <strong>de</strong>stin, puisque sociétés et acteurs la symbolisent à leur manière,<br />

elle le <strong>de</strong>vient lorsque l’homme se voit privé <strong>de</strong> figurer autre chose que ses attributs<br />

corporels. » 346<br />

Il ne s’agit toutefois pas d’entendre cela comme les conséquences plus ou moins éloignées<br />

d’une simple séparation entre le vivant et le vécu du corps au sein du régime d’interactions<br />

démocratiques. <strong>La</strong> compréhension <strong>de</strong> la thèse précé<strong>de</strong>mment exposée nécessite que soient<br />

prises ensemble ces <strong>de</strong>ux dimensions dans une même analyse « hybri<strong>de</strong> » du processus <strong>de</strong><br />

déqualification ; lequel <strong>de</strong>vant être véritablement compris comme une sorte <strong>de</strong> « parasitage »<br />

au niveau <strong>de</strong> la « bio-subjectivité sociale » : en règle générale, cette <strong>de</strong>rnière signifie qu’en<br />

« voulant rendre son corps vivable, et plus seulement vivant, le vécu corporel doit s’incarner<br />

dans le vivant et le vivant ne doit pas contredire le vécu corporel », d’où l’obligation <strong>de</strong><br />

décrire « le corps du point <strong>de</strong> vue d’un vécu du vivant et d’un vivant modifiant le vécu » 347 .<br />

Aussi, c’est uniquement à partir d’une telle <strong>de</strong>scription, que l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’individuation <strong>de</strong>s<br />

assistés, c'est-à-dire l’interrogation sur la manière dont sont structurellement fabriqués les<br />

individus pris en charge « globalement » par une institution, a pu témoigné <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> la<br />

division sociale du travail sur l’humain : cette division, en entraînant une contradiction<br />

fondamentale au niveau <strong>de</strong> la bio-subjectivité <strong>de</strong>s professionnels, fait que ces <strong>de</strong>rniers per<strong>de</strong>nt<br />

alors toute possibilité <strong>de</strong> mise en cohérence entre l’incarnation du vécu dans le vivant <strong>de</strong>s<br />

corps <strong>de</strong>s assistés et leur propre subjectivité.<br />

Cela s’inscrit bien entendu dans un mouvement extrêmement dynamique. Ce niveau <strong>de</strong><br />

déqualification n’est vrai, autrement dit, que pour les cas les plus extrêmes <strong>de</strong> la société, pour<br />

les SDF ou les polyhandicapés par exemple ; mais l’ensemble <strong>de</strong>s personnes « assistées » car<br />

346 Ibid. p.142<br />

347 Bernard Andrieu, Etre l’auteur <strong>de</strong> son corps. Les nouveaux modèles philosophiques <strong>de</strong> la<br />

subjectivité corporelle, in Fré<strong>de</strong>ric Duhart, Anthropologie historique du corps, L’Harmattan, Paris,<br />

2006, pp. 21-39<br />

- 166 -


en difficulté mais non institutionnalisées sont également déqualifiées, même si cela se fait dans<br />

une moindre mesure. Il faut, <strong>de</strong> cette manière, intégrer le processus <strong>de</strong> déqualification dans le<br />

« continuum allant <strong>de</strong> l’altérité i<strong>de</strong>ntitaire à la différence radicale : nos frères, les nôtres, les<br />

étrangers, et ceux que nous ressentons <strong>de</strong> la gène à dénommer tant ils s'écartent <strong>de</strong>s canons <strong>de</strong><br />

l'humanité affichés par notre société» 348 .<br />

Aussi, à défaut d’avoir pu résoudre la dépersonnalisation du fonctionnement <strong>de</strong> l’Etat social, la<br />

nouvelle législation précé<strong>de</strong>mment évoquée, a provoqué une instabilité très prononcée du<br />

travail sur l’humain. Tel l’homme révolté d’Albert Camus, celui <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, au nom <strong>de</strong>s<br />

valeurs humaines, s’accommo<strong>de</strong> désormais <strong>de</strong>s déqualifications institutionnelles.<br />

Conclusion.<br />

On pourrait définir ce chapitre comme le témoignage <strong>de</strong> l’impossibilité <strong>de</strong> produire <strong>de</strong><br />

nouvelles formes <strong>de</strong> vie avec <strong>de</strong>s moyens juridico-bureaucratiques 349 . <strong>La</strong> recherche d’un juste<br />

équilibre entre une société égalitaire et une organisation sociale parcellisée au sein <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité, est du coup mise à mal. D’autant plus que la « nouvelle règle du jeu contractuel ne<br />

vas donc pas promouvoir <strong>de</strong> protections nouvelles, et aura au contraire pour effet <strong>de</strong> détruire<br />

ce qui restait d’appartenances collectives » 350 . Le fait est, qu’effectivement, le développement<br />

du processus <strong>de</strong> différenciation rentre en totale contradiction avec l’idée même <strong>de</strong><br />

contractualisation 351 . Cela questionne par conséquent la finalité profon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s politiques<br />

instituées : quel intérêt la société a-t-elle à continuer <strong>de</strong> construire, d’appliquer et donc<br />

d’investir énormément dans <strong>de</strong>s solutions qui ne solutionnent à priori pas grand-chose ?<br />

348 Axel Kahn, op. cit., p. 44<br />

349 Jürgen Habermas, <strong>La</strong> crise <strong>de</strong> l’Etat provi<strong>de</strong>nce et l’épuisement <strong>de</strong>s énergies utopiques, Ecrits<br />

politiques, Editions du Cerf, Paris, 1990<br />

350 Robert Castel, op. cit., p.754<br />

351 Pierre Rosanvallon, op. cit.<br />

- 167 -


IV.<br />

______________<br />

L’action sociale dans l’histoire <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />

- 168 -


<strong>La</strong> partie précé<strong>de</strong>nte a démontré que la sacralisation <strong>de</strong>s prises en charge <strong>de</strong> tout assisté est par<br />

nature impossible à réaliser puisque les rapports entre certaines dimensions du processus <strong>de</strong><br />

division sociale du travail et <strong>de</strong>s orientations humanistes font que ces procès <strong>de</strong> travail<br />

induisent au final obligatoirement une déqualification <strong>de</strong> l’humain, rejetant alors toute idée <strong>de</strong><br />

contractualisation.<br />

Aussi, si l’on re-circonscrit la population <strong>de</strong>s assistés aux seuls « pauvres », cela administre la<br />

preuve du caractère inefficace d’un traitement social individualisé <strong>de</strong> la question sociale. Du<br />

moins, bien entendu, si l’on considère cela sous l’angle <strong>de</strong>s objectifs officiels <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier<br />

consistant à vouloir leur redonner l’image « d’individus mo<strong>de</strong>rnes » et la place que cela sous-<br />

entend. Toutefois, étant donné l’ampleur <strong>de</strong>s politiques actuellement mises en place pour lutter<br />

contre ce « problème », on peut légitimement s’interroger sur la réelle dimension que prennent<br />

ces <strong>de</strong>rnières au sein <strong>de</strong> la société. Effectivement, lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> la prise en charge <strong>de</strong>s<br />

populations relevant <strong>de</strong> l’handicapologie biologique, il est compréhensible qu’on ne remette<br />

pas ce fonctionnement en question puisque les alternatives sont socialement limitées. Mais<br />

lorsque l’on traite <strong>de</strong> la problématique <strong>de</strong> la pauvreté, relevant tendanciellement du mon<strong>de</strong><br />

économique, il est assez curieux que l’on continue à appliquer <strong>de</strong>s solutions qui n’en sont<br />

manifestement pas.<br />

L’analyse empirique nous a montré que cette inefficacité ne relevait pas tant d’un effet <strong>de</strong> la<br />

domination <strong>de</strong>s classes au pouvoir ni même <strong>de</strong> la place centrale <strong>de</strong> l’éthos du travail, que <strong>de</strong> la<br />

tension <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité qui traversait toutes ces tentatives. Mais une telle explication limite<br />

l’approche au simple procès <strong>de</strong> travail institutionnel et ne permet pas <strong>de</strong> comprendre la<br />

dimension globale <strong>de</strong> ce problème. Pour résoudre cette difficulté, il est alors indispensable<br />

d’inscrire ces données dans leur développement historique puisque seule une étu<strong>de</strong><br />

diachronique est susceptible d’éclairer la place actuelle que prend le traitement <strong>de</strong> la pauvreté.<br />

- 169 -


Il s’agit effectivement <strong>de</strong> ne pas oublier que « l’incompréhension du présent naît fatalement <strong>de</strong><br />

l’ignorance du passé » <strong>de</strong> même qu’« il n’est peut-être pas moins vain <strong>de</strong> s’épuiser à<br />

comprendre le passé si l’on ne sait rien du présent » 352 .<br />

Circonscrire une analyse dans l’espace et dans le temps représente toutefois toujours une<br />

démarche délicate. « Ces délimitations retiennent toujours une part d’arbitraire, car les<br />

histoires humaines ne se succè<strong>de</strong>nt pas en blocs discrets » 353 . D’autant plus d’ailleurs lorsque<br />

cette analyse repose sur une volonté d’exposer les interrelations existantes entre les mon<strong>de</strong>s<br />

politiques, sociaux et économiques puisque, si l’on prend l’exemple <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier, on<br />

s’aperçoit qu’il est impossible <strong>de</strong> suivre un fil historique global au sein <strong>de</strong> son évolution :<br />

"l'activité <strong>de</strong>s hommes, les surplus qu'ils échangent passent peu à peu par cette brèche étroite<br />

<strong>de</strong> façon aussi difficile, au début, que le chameau <strong>de</strong> l'Écriture par le trou <strong>de</strong> l'aiguille. Puis<br />

les trous se sont élargis, multipliés, la société <strong>de</strong>venant, en fin <strong>de</strong> course, une “société à<br />

marché généralisé”. En fin <strong>de</strong> course, donc tardivement, et jamais selon les diverses régions à<br />

la même date, ni <strong>de</strong> la même façon. II n'y a donc pas d'histoire simple et linéaire du<br />

développement <strong>de</strong>s marchés. Ici le traditionnel, l'archaïque, le mo<strong>de</strong>rne, le très mo<strong>de</strong>rne se<br />

côtoient, même aujourd'hui » 354 .<br />

Aussi, il ne s’agit pas d’écrire « une histoire <strong>de</strong> », à l’image <strong>de</strong> celle réalisée par Robert Castel<br />

sur le salariat, mais d’étudier uniquement <strong>de</strong> manière plus ou moins superficielle certaines <strong>de</strong>s<br />

formes et <strong>de</strong>s transformations induites par la mo<strong>de</strong>rnité sur les mo<strong>de</strong>s d’interrelations entre la<br />

société, l’Etat et le système économique. Ce travail, autrement dit, ne reposera pas sur une<br />

volonté d’exhaustivité en terme d’analyse <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong> la pauvreté ou d’évolution<br />

structurelle <strong>de</strong> la société, mais uniquement sur une recherche <strong>de</strong> retranscription historique <strong>de</strong> la<br />

logique intrinsèque <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité.<br />

L’ACTION SOCIALE DANS L’HISTOIRE : AU CHEMIN DU POLITIQUE ET DE<br />

L’ECONOMIE<br />

352 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, 1949, p. 47 cité in Jaques le<br />

Goff, Histoire et mémoire, Folio histoire, Paris, 1988, p. 57<br />

353 Jean Baechler, Le capitalisme, les origines, Folio histoire, Paris, 1995, p.36<br />

354 Fernand Brau<strong>de</strong>l, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, Armand Colin,<br />

Paris, tome 2 : les jeux <strong>de</strong> l’échange, p. 12, 1979<br />

- 170 -


<strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité : entre contextes géopolitiques spécifiques et volontés politiques<br />

Il est possible d’entreprendre ce voyage, ou plutôt cette brève bala<strong>de</strong> historique, en partant <strong>de</strong><br />

ce que Robert Castels a nommé « sociétés sans social ». Sociétés dans lesquelles n’existaient<br />

pas ou prou <strong>de</strong> système d’intégration globale, puisqu’elles étaient principalement basées sur la<br />

notion <strong>de</strong> communauté « marquée par la sacralisation du passé, la prépondérance du lignage<br />

et <strong>de</strong>s liens du sang» 355 . <strong>La</strong> gestion <strong>de</strong>s individus qui se situaient en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s réseaux<br />

d’échanges primaires reposait alors essentiellement sur la volonté <strong>de</strong> prévenir les perturbations<br />

potentielles <strong>de</strong> la cohésion communautaire. Bien qu’elles n’aient effectivement pas constitué<br />

<strong>de</strong> système global <strong>de</strong> prise en charge, leurs organisations internes, caractérisées par une forte<br />

rigidité structurelle, favorisaient la limitation <strong>de</strong>s risques <strong>de</strong> déstabilisation dus à la<br />

constitution <strong>de</strong> sous-groupes désaffiliés. Ces sociétés fonctionnaient <strong>de</strong> ce fait «comme <strong>de</strong>s<br />

systèmes autorégulés ou homéostatiques, qui recomposent leur équilibre en mobilisant leurs<br />

propres ressources : une réaffiliation s’opère sans changer <strong>de</strong> cadre <strong>de</strong> référence » 356 .<br />

L’obligation <strong>de</strong> solidarité territorialisée, fondée sur une logique d’homologie <strong>de</strong> condition,<br />

permettait alors à la communauté <strong>de</strong> se prévenir <strong>de</strong> tous les risques <strong>de</strong> désagrégation interne.<br />

Ainsi, <strong>de</strong> cette manière, « pendant tout le haut moyen âge, aucun grand ne fermait ses greniers<br />

aux miséreux, et cette générosité nécessaire provoquait certainement alors dans la société<br />

rurale <strong>de</strong>s redistributions <strong>de</strong> biens <strong>de</strong> très considérable ampleur » 357 . Ce type d’organisation<br />

faisant que « malgré leur nombre élevé, les rustres n’exerçaient aucune pesée appréciable sur<br />

le cours quotidien <strong>de</strong> la vie sociale » 358 . En garantissant un minimum <strong>de</strong> sécurité à travers cet<br />

ensemble d’interdépendances, il reléguait la dimension <strong>de</strong> pauvreté au rang <strong>de</strong> condition<br />

normale d’existence sans jamais susciter une quelconque interrogation collective 359 .<br />

<strong>La</strong> préoccupation principale <strong>de</strong> l’époque était effectivement beaucoup plus tournée vers les<br />

355 Robert Castel, op. cit., p. 50<br />

356 Ibid. p. 53<br />

357 George Dubet, Guerriers et paysans, Gallimard, Paris, 1978, p. 261, cité in Robert Castel, op. cit.,<br />

p. 55<br />

358 Michel Mollat, Les pauvres au moyen âge, Hachette, Paris, 1978, p. 354<br />

359 Robert Castel, op. cit., p. 57. Sur la dimension économique du fonctionnement <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong><br />

société, cf. Karl Polanyi, <strong>La</strong> Gran<strong>de</strong> transformation, Editions Gallimard, Paris, 1998, pp. 71-86 [1ére<br />

édition 1983]<br />

- 171 -


isques d’agressions extérieures. Les multiples invasions <strong>de</strong>s Scandinaves et <strong>de</strong>s Hongrois qui<br />

avaient marqué la <strong>de</strong>uxième moitié du IX° siècle et la première moitié du X°, avaient eu pour<br />

conséquences la dévastation <strong>de</strong> nombreuses régions et l’établissement d’un régime féodal<br />

territorialisé 360 , sorte <strong>de</strong> système <strong>de</strong> protection comblant l’affaiblissement <strong>de</strong> l’Etat royal 361 . Dès<br />

lors, l’organisation sociale rigidifia sa structure jusqu’à <strong>de</strong>venir relativement hermétique aux<br />

évolutions sociales 362 , et par voie <strong>de</strong> conséquence, à la constitution <strong>de</strong> la pauvreté comme<br />

question sociale.<br />

Toutefois, à partir du moment où les invasions prirent fin dans la secon<strong>de</strong> moitié du X° siècle,<br />

les paysans se remirent au travail, les échanges commerciaux <strong>de</strong>vinrent plus actifs et les<br />

préoccupations scientifiques purent resurgir (en reprenant par exemple les travaux <strong>de</strong>s savants<br />

musulmans d’Espagne). Ce qui aboutit, dès le XI° et XII° siècle, à une profon<strong>de</strong> modification<br />

<strong>de</strong> l’organisation sociétale 363 : la puissance politique <strong>de</strong> la noblesse déclina effectivement peu à<br />

peu 364 ; on vit un accroissement très sensible <strong>de</strong> la population durant le XI° siècle et les progrès<br />

agricoles augmentèrent parallèlement au développement, certes relatif mais néanmoins<br />

déterminant, <strong>de</strong>s villes. Tous ces facteurs s’intégraient dans un mécanisme d’interdépendance<br />

360 Sur ce point cf. Philippe Contamine, <strong>La</strong> guerre au moyen âge, PUF, Paris, 1980<br />

361 Face à l’incapacité <strong>de</strong>s rois à défendre leurs sujets confrontés aux multiples invasions <strong>de</strong> l’époque,<br />

le régime féodal s’affaiblit progressivement : les ducs et les comtes décidèrent que le duché ou le<br />

comté qu’ils administraient au nom du roi, seraient désormais leur fief héréditaire. Dans leur fief, ils<br />

exercèrent à leur profit les droits que jusqu’alors le roi seul avait exercés dans le royaume : faire la<br />

guerre, lever les impôts, rendre justice. Il faut également préciser que ce système fonctionnait<br />

généralement comme un système mécanique d’équilibre entre droits et <strong>de</strong>voirs. C’est à partir <strong>de</strong> ce<br />

système que les pratiques féodales peuvent être analysées comme <strong>de</strong>s pratiques fragiles <strong>de</strong><br />

protections sociales répondant à un système très peu différencié. Cf. sur ce <strong>de</strong>rnier point, André<br />

Gueslin (dir.), De la charité médiévale à la sécurité sociale, Patrimoine, 1995, pp. 73-83<br />

362 Pour une optique philosophique <strong>de</strong> l’influence du souci au niveau <strong>de</strong>s risques d’agressions<br />

extérieures sur l’organisation <strong>de</strong>s hommes, cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les<br />

fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> l’inégalité parmi les hommes, Folio Essai, 2004, pp. 110-111 [1ére édition : 1754].<br />

Pour une relativisation <strong>de</strong> la « rigidification » induite par ledit souci dans la société traditionnelle, cf.<br />

Patrick Verley, L’échelle du mon<strong>de</strong>, Gallimard, Paris, 1997, p. 48<br />

363 Cf. sur ces points, Henri Pirenne, L’occi<strong>de</strong>nt médiéval, Histoire économique, Editions<br />

d’aujourd’hui, Paris, 1985, pp. 170-192<br />

364 Limitation voire interdiction du droit <strong>de</strong> guerre par le pouvoir royal, intégration <strong>de</strong> la monnaie<br />

royale dans les fiefs à côté <strong>de</strong> la monnaie <strong>de</strong>s seigneurs, lever sur les nobles <strong>de</strong>s impôts, etc.<br />

- 172 -


extrêmement complexe 365 : auparavant, on ne produisait pas pour vendre, la consommation<br />

personnelle était la seule finalité <strong>de</strong> la production. Toutefois, avec le développement <strong>de</strong>s villes,<br />

se créa <strong>de</strong>s débouchés non négligeables qui incitérent les seigneurs à intensifier leur<br />

production agricole, en mettant notamment en valeur les terres jusque là incultes. Il ne s’agit<br />

cependant pas <strong>de</strong> se méprendre sur la réelle dimension <strong>de</strong> ces changements : plus qu’une<br />

simple intensification, c’est un véritable développement <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production agricole qui<br />

se mit en place 366 . Cela obligea alors les seigneurs à faire appel à <strong>de</strong> la main d’œuvre étrangère<br />

à la région (les hôtes) qu’ils cherchèrent à stabiliser par le biais d’une amélioration<br />

significative <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> travail 367 . Les « avantages » ou « privilèges » furent alors le<br />

point <strong>de</strong> départ d’une série <strong>de</strong> conséquences économiques relativement vertueuses sur tout le<br />

territoire : tandis que certains paysans quittaient leur seigneur pour s’engager comme hôtes,<br />

d’autres allaient dans la ville voisine afin <strong>de</strong> s’y installer comme artisans. Cela incita donc les<br />

seigneurs à augmenter les privilèges en direction <strong>de</strong>s paysans (permission pour les serfs <strong>de</strong><br />

s’affranchir, abaissement <strong>de</strong>s droits seigneuriaux, etc.) pour se prémunir <strong>de</strong> l’exo<strong>de</strong> qui<br />

menaçait.<br />

On s’aperçoit <strong>de</strong> la sorte que les évolutions dans le domaine agricole ont eu pour corollaire un<br />

événement véritablement fondamental durant cette pério<strong>de</strong> : la résurrection <strong>de</strong>s villes. Les<br />

villes <strong>de</strong> Gaule avaient été effectivement très affaiblies par les gran<strong>de</strong>s invasions et les<br />

conquêtes musulmanes <strong>de</strong> la méditerranée, ce qui les avaient privées <strong>de</strong>s activités<br />

commerciales et industrielles. Mais avec la relative stabilisation du contexte géopolitique, le<br />

commerce d’exportation et les villes purent renaître, démultipliant les activités et les statuts<br />

professionnels via le mouvement historique d’autonomisation <strong>de</strong> la dimension commerciale 368 .<br />

Certains paysans venaient même s’établir en ville comme ouvriers (sans néanmoins remettre<br />

365 Ibid.<br />

366 Cultures nouvelles, la charrue à roues remplaça souvent l’araire, on utilisa la herse et les <strong>de</strong>nts <strong>de</strong>s<br />

fourches qui furent désormais en fer, l’usage <strong>de</strong>s moulins à eau se répandit et évita l’épuisantelabeur<br />

<strong>de</strong> tourner les meules à bras pour moudre le grain, invention du rabot et <strong>de</strong> la scie à mouvement<br />

vertical mue par l’eau, etc.<br />

367 Allègement <strong>de</strong>s corvées, abaissement <strong>de</strong>s re<strong>de</strong>vances, création d’habitats désignés sous la<br />

terminologie <strong>de</strong> villes neuves, villes franches ou bien encore basti<strong>de</strong>s.<br />

368 Sur l’autonomisation du commerce par rapport aux institutions seigneuriales et à sa constitution<br />

en tant qu’activité sociale normale, cf. Jean-Charles Asselain, Histoire économique <strong>de</strong> la France, du<br />

XVIII° siècle à nos jours, Editions du Seuil, Paris, T1, 1984<br />

- 173 -


en question la démographie au sein <strong>de</strong>s campagnes qui s’accroissaient considérablement à<br />

cette époque). Ce début d’urbanisation relative transforma dès lors les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s<br />

citadins en leur donnant le goût <strong>de</strong>s nouveautés et l’esprit entreprenant. 369 Très vite par<br />

conséquent, les bourgeois s’unirent pour arracher à leurs seigneurs <strong>de</strong>s avantages, appelés<br />

libertés ou franchises. Avantages mis ensuite par écrit dans un texte officiel, la charte, auquel<br />

le seigneur apposait son sceau.<br />

Malgré le caractère fragile <strong>de</strong> cette nouvelle organisation sociale (villes <strong>de</strong> petites tailles,<br />

problèmes d’épidémies, incendies fréquents, etc.), cette urbanisation permit néanmoins à<br />

l’industrie <strong>de</strong> connaître une croissance <strong>de</strong> développement assez intéressante puisque l’on<br />

recommençait à produire pour vendre. Cette industrie restait certes à une échelle très basse<br />

(chaque patron travaillait dans un petit atelier avec quelques ouvriers et <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong><br />

communication rudimentaires), mais certaines régions commencèrent néanmoins à exporter,<br />

telle la Flandre pour l’industrie du drap 370 .<br />

L’industrie était par ailleurs strictement réglementée par les autorités <strong>de</strong>s villes, notamment en<br />

ce qui concernait les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fabrication et les statuts <strong>de</strong>s métiers. Ces réglementations<br />

visaient à protéger l’acheteur contre les frau<strong>de</strong>s. Dans certains métiers par exemple, aucune<br />

marchandise ne pouvait être mise en vente avant d’avoir été reconnue bonne et d’avoir reçue la<br />

marque du métier. Les autorités avaient le droit <strong>de</strong> saisir les marchandises défectueuses et <strong>de</strong><br />

condamner le marchand coupable à une forte amen<strong>de</strong> ou même <strong>de</strong> lui interdire le métier. On<br />

voyait également la naissance <strong>de</strong> rivalité entre métiers voisins, <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> plus en plus féroce à<br />

mesure que la division du travail s’affirmait (les tailleurs interdisaient aux fripiers <strong>de</strong> vendre<br />

<strong>de</strong>s vêtements neufs ; les cuisiniers interdisaient aux rôtisseurs <strong>de</strong> vendre <strong>de</strong>s vian<strong>de</strong>s en<br />

sauce ; les rôtisseurs voulaient être les seuls à préparer <strong>de</strong>s rôtis ; les procès entre drapiers,<br />

fouleurs et teinturiers durèrent plusieurs siècles).<br />

L’Etat mo<strong>de</strong>rne et l’action sociale<br />

369 Pour plus <strong>de</strong> détails sur cette évolution, cf. Michel Mollat, Genèse <strong>de</strong> la France Mo<strong>de</strong>rne, Arthaud,<br />

Point Histoire, Paris, 1977<br />

370 Sur le développement <strong>de</strong> la dimension commerciale <strong>de</strong>s villes, cf. Monique Bourin-Derruau,<br />

Nouvelle histoire <strong>de</strong> la France médiévale, Tome 4, Editions du seuil, Paris, 1990, pp. 134-148<br />

- 174 -


Ces quelques détails sur l’émergence <strong>de</strong> l’économie mo<strong>de</strong>rne montrent <strong>de</strong> quelles façons la<br />

conjonction <strong>de</strong> différents facteurs historiques et géopolitiques ont permis au processus <strong>de</strong><br />

différenciation sociale <strong>de</strong> s’imposer progressivement à travers le développement <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

production préindustriels 371 . C’est une véritable institutionnalisation du « marché » qui se mit<br />

en place à cette époque, en ce sens où, progressivement, la société instaura un ensemble <strong>de</strong><br />

normes codifiant les systèmes productifs. Aussi, malgré le caractère fragile <strong>de</strong> cette<br />

organisation, la mo<strong>de</strong>rnité s’y inscrivit durablement en provoquant une division exponentielle<br />

<strong>de</strong> fonctions différenciées dans chaque dimension <strong>de</strong> la vie sociale. Les liens <strong>de</strong> sociabilité<br />

primaire se relâchèrent donc parallèlement à la complexification <strong>de</strong> la société, rendant dès lors<br />

impossible le type <strong>de</strong> réponse individualisée qui existait dans la première partie du Moyen-Âge<br />

pour faire face à la gran<strong>de</strong> pauvreté ; non pas du fait d’une quelconque modification <strong>de</strong> la<br />

morale, mais par la multiplication <strong>de</strong>s fonctions professionnelles qui a fait basculer<br />

l’interdépendance au niveau économique, entraînant la déconversion <strong>de</strong> cette « société sans<br />

social » en une organisation <strong>de</strong> type social-assistantiel. 372<br />

Ce social-assistantiel résulte, nous dit Robert Castel, « d’une intervention <strong>de</strong> la société sur<br />

elle-même via la mise en place d’une construction d’ensemble <strong>de</strong> pratiques à fonction<br />

protectrice ou intégrative caractéristique <strong>de</strong> la sociabilité secondaire comme tutelle<br />

communautaire » 373 à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong>s assistés non vali<strong>de</strong>s (orphelins, vieillards, infirmes,<br />

handicapés, etc.). Castels différencie du reste ces <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong>s assistés vali<strong>de</strong>s en ce sens où ils<br />

entretiendraient un rapport au travail totalement dissemblable 374 . C’est à partir <strong>de</strong> cette<br />

371 Sur le rôle <strong>de</strong>s structures préindustrielles dans le développement <strong>de</strong> l’industrialisation cf. Jean-<br />

Charles Asselain, op. cit., pp. 71-91<br />

372 Pour une autre interprétation <strong>de</strong> ce changement, en lien avec « l’éthos » du pauvre dans la religion<br />

catholique, cf. Jean-Louis Roch, Le jeu <strong>de</strong> l’aumône au Moyen Age, AESC, n°3/1989, p. 522 :<br />

« L’aumône médiévale, même magnifiée par le discours religieux, maintient donc un certain nombre <strong>de</strong><br />

comportements : mépris pour l’inférieur, épreuve <strong>de</strong>vant montrer le mérite du mendiant à recevoir,<br />

maintien <strong>de</strong> chacun à sa place […] <strong>La</strong> lutte contre l’aumône manuelle et la désacralisation du<br />

mendiant diminuent l’imbrication <strong>de</strong> la pitié et <strong>de</strong> la moquerie , et la tension qui avait soutenu le jeu<br />

médiéval <strong>de</strong> l’aumône. Ce que l’individu avait fait par la moquerie, mettre à distance la misère, la<br />

société va désormais le réaliser, par l’exclusion, le travail forcé, et bientôt l’enfermement » et Paul<br />

Vasseur, Protection <strong>de</strong> l’enfance et cohésion sociale du IVe au XXe, L’Harmattan, Paris, 1999<br />

373 Robert Castel, op. cit., p 60<br />

374 Cette distinction que Robert Castel réalise au niveau <strong>de</strong>s assistés a du reste déjà été mise en<br />

- 175 -


<strong>de</strong>uxième catégorie <strong>de</strong> « pauvres », que les inquiétu<strong>de</strong>s en termes <strong>de</strong> cohésion et <strong>de</strong> stabilité<br />

sociale se sont du reste peu à peu développées en entraînant, selon cet auteur, l’inscription <strong>de</strong><br />

la pauvreté en tant que question sociale majeure.<br />

Origines <strong>de</strong> la problématisation <strong>de</strong> la pauvreté<br />

L’émergence <strong>de</strong> cette nouvelle préoccupation nécessite cependant <strong>de</strong> réaliser une légère<br />

transgression sur ses fon<strong>de</strong>ments historiques afin <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce sa réelle genèse : on a<br />

précé<strong>de</strong>mment évoqué le rôle <strong>de</strong> la différenciation sociale dans le domaine économique dont le<br />

développement avait déstabilisé tout l’édifice traditionnel sans néanmoins le détruire. Ce<br />

mouvement avait fait émerger la pauvreté comme problématique du travail en ce sens où un<br />

nombre incalculable <strong>de</strong> places étaient <strong>de</strong>venues soit inutiles, soit vacantes, là où chaque chose<br />

et chaque homme avaient auparavant leur place. Ces <strong>de</strong>rnières <strong>de</strong>venant inévitablement <strong>de</strong>s<br />

« zones d’incertitu<strong>de</strong>s aux marges <strong>de</strong>s statuts constitués » 375 , et les populations qui les<br />

occupaient étaient alors complètement « prises en tenaille : engagées dans un processus <strong>de</strong><br />

mobilité, on les contraint à revenir au statu quo ante » 376 .<br />

Il s’agit toutefois <strong>de</strong> ne pas se méprendre sur les liens entre les dimensions économiques,<br />

politiques et sociales que ce mouvement sous-entend. L'apparition <strong>de</strong> la pauvreté en tant que<br />

problématique majeure ne doit effectivement pas se comprendre comme le résultat d’une<br />

contradiction entre une mo<strong>de</strong>rnité économique issue du développement <strong>de</strong> la différenciation<br />

sociale et une volonté politique <strong>de</strong> renforcer les rapports établis <strong>de</strong> dominations traditionnels :<br />

parallèlement à la différenciation <strong>de</strong> l’économie, on voit en effet se <strong>de</strong>ssiner dès le XI° siècle<br />

l’essor progressif d’un nouveau mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> gouvernance incarné par la genèse <strong>de</strong> l’Etat-Nation 377<br />

évi<strong>de</strong>nce et critiquée dans la partie précé<strong>de</strong>nte (se reporter supra. p. 123). Pour mémoire, on peut<br />

néanmoins rappeler qu’il y aurait selon cet auteur d’un côté les personnes exonérées <strong>de</strong> l’obligation<br />

<strong>de</strong> travailler en raison d’impossibilités physiques objectives et i<strong>de</strong>ntifiables, et les individus<br />

stigmatisés <strong>de</strong> l’autre, du fait <strong>de</strong> la position ambiguë qu’ils entretiendraient avec le système (capacité<br />

objective <strong>de</strong> travailler dans une organisation qui n’est pas en position <strong>de</strong> les intégrer).<br />

375 Ibid. p. 128<br />

376 Ibid. p. 123<br />

377 A cet égard, «il est banal <strong>de</strong> constater» nous rappelle Pierre Ken<strong>de</strong> «que les structures <strong>de</strong> la vie<br />

mo<strong>de</strong>rne sont, directement, le produit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux séries <strong>de</strong> révolutions : celle qui est intervenue dans la<br />

- 176 -


et qui explique particulièrement bien le renforcement <strong>de</strong> ladite problématisation.<br />

<strong>La</strong> formation <strong>de</strong> l’Etat-nation 378 , en tant qu’unité territoriale, linguistique, culturelle et<br />

juridique se réalisa effectivement à cette époque en cohérence avec le délitement <strong>de</strong>s rapports<br />

<strong>de</strong> production féodaux. Ce qui, du reste, permit une augmentation significative du processus <strong>de</strong><br />

différenciation dans le mon<strong>de</strong> économique puisque s’instituait dès lors un système progressif<br />

<strong>de</strong> règles communes protégeant les transactions commerciales et favorisant leurs croissances.<br />

Il est possible <strong>de</strong> rappeler à cet égard que «le privilège ne met pas l’individu hors du groupe. Il<br />

le place dans un autre groupe, que définit un autre ensemble <strong>de</strong> privilèges que ceux du droit<br />

commun. Protégé dans sa personne et dans ses biens, exempt <strong>de</strong> la fiscalité ordinaire et <strong>de</strong>s<br />

droits coutumiers qui le ruineraient s’il en encourait les risques sur toutes les places où il<br />

opère, l’homme d’affaires tend à gagner son droit propre et sa justice propre. […] Dès lors<br />

que <strong>de</strong> véritables justices s’organisent au sein du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s affaires, tous sont d’accord pour<br />

leur donner la sanction <strong>de</strong> l’autorité publique » 379 , garantie centrale et universelle permettant<br />

l’essor du développement économique. 380<br />

sphère <strong>de</strong> la production (passage <strong>de</strong> l’artisanat à l’industrie), et celle qui eut lieu dans la sphère<br />

politique ». Pierre Ken<strong>de</strong>, L’abondance est-elle possible ? Essai sur les limites <strong>de</strong> l’économie,<br />

Gallimard, 1971. A noter cependant que cette interdépendance d’où est née la mo<strong>de</strong>rnité ne doit pas<br />

éclipser l’importance du « traditionnel » dans cet enfantement. <strong>La</strong> genèse <strong>de</strong> l’Etat mo<strong>de</strong>rne n’a pas<br />

eu pour unique source d’impulsion l’inscription <strong>de</strong> la différenciation sociale dans tout le corps social.<br />

Les caractéristiques <strong>de</strong> l’organisation du système féodal a également été déterminant. En effet, lors<br />

<strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> allant du IVe au XIe siècle, le système social, en étant basé sur un régime domanial<br />

(définit par le fait que l’on vit peu et mal <strong>de</strong> ce que l’on produit sur son domaine) a permis la fixation<br />

et la solidification d’une classe paysanne éparpillée sur l’ensemble du territoire et non plus seulement<br />

regroupé sur les terres proches <strong>de</strong> la méditerranée. Aussi, l’édification d’un pouvoir central dès le XIe<br />

siècle et l’émergence <strong>de</strong> l’Etat-nation ont pu se constituer à partir, et non en rupture, avec<br />

l’organisation traditionnelle.<br />

378 Sur les liens entre pensée économique/pensée politique et histoire du marché/histoire <strong>de</strong> l’Etat<br />

nation, cf. Pierre Rosanvallon, op. cit., p. 113. Sur l’émergence <strong>de</strong> la conscience nationale, cf. Michel<br />

Mollat, op. cit., 1977, pp. 111-131<br />

379 Jean Favier, De l’or et <strong>de</strong>s épices, Naissance <strong>de</strong> l’homme d’affaires au Moyen Age, Fayard, Paris,<br />

1987, p. 105.<br />

380 Jean-Daniel Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand<br />

Colin, 1993, p. 27 : "<strong>La</strong> protection contre le vol, par la ruse ou par la violence, est une condition <strong>de</strong><br />

l’existence d’un marché […] Ces conditions ne sont nullement le résultat “ naturel ” <strong>de</strong> l’échange.<br />

Elles doivent être socialement créées. Elles sont <strong>de</strong>s règles, dont le respect est indispensable pour que<br />

- 177 -


Ce mouvement <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation <strong>de</strong> l’Etat, débuté sous le règne <strong>de</strong> Louis XI et amplifié par<br />

François 1er au XVI° siècle, passa donc par la création d'une institution qui a centralisé un<br />

pouvoir <strong>de</strong> représentation d'un peuple sur un espace spécifique. Cet espace n’étant pas, loin<br />

s’en faut, socialement homogène, mais composé au contraire <strong>de</strong> l’agrégation <strong>de</strong> populations<br />

culturellement différentes, la préoccupation principale fut alors <strong>de</strong> garantir la stabilisation <strong>de</strong><br />

l’édifice émergent. Il faut dès lors comprendre les politiques à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong>s pauvres, et plus<br />

particulièrement celles consistant à fixer « les travailleurs sur leur territoire et dans leur<br />

condition, à la campagne pour maintenir ou intensifier la productivité <strong>de</strong> la terre, à la ville<br />

pour maintenir la productivité du travail industriel » 381 comme les résultantes d’une volonté<br />

politique <strong>de</strong> renforcer ces nouveaux rapports <strong>de</strong> domination qui, face à une organisation en<br />

pleine mutation, a été obligée d’adopter les anciennes structures traditionnelles. L’Etat-nation<br />

porta effectivement en lui le développement <strong>de</strong> la différenciation sociale, et ce malgré<br />

l’utilisation qu’il fit <strong>de</strong>s anciennes formes <strong>de</strong> gouvernance. Utilisation qui ne fut d’ailleurs<br />

absolument pas favorable aux tenants du féodalisme. Cela apparaît nettement dès l’instant où<br />

l’on se penche sur les différentes mesures qui furent mises en place : au nom « d’un bien<br />

commun » à tous, Louis XI dynamisa par exemple le développement urbain et culturel (foires<br />

commerciales internationales, nouvelles écoles et universités), créa <strong>de</strong>s manufactures dont il<br />

garantit l’expansion en subventionnant les villes. Subventions qui provenaient <strong>de</strong> l’impôt sur le<br />

revenu, levé en proportion inverse à la productivité du contribuable afin <strong>de</strong> décourager la<br />

richesse improductive et d’encourager le travail qualifié. Les seigneurs féodaux furent ainsi<br />

imposés à un taux plus élevé que les villageois, et les villageois plus que les citadins. Les<br />

revenus doublèrent donc et l’impôt sur le revenu tripla en l’espace <strong>de</strong> 20 ans : en 1482, l’impôt<br />

total levé se montait à 3 900 000 livres alors qu’il était seulement <strong>de</strong> 1 200 000 livres en 1462.<br />

Les archives <strong>de</strong> l’époque abon<strong>de</strong>nt du reste en plaintes émanant <strong>de</strong> l’aristocratie ainsi privée <strong>de</strong><br />

ses privilèges.<br />

Ces mesures d’unification nationale furent <strong>de</strong> la sorte fondées sur la conception d’une<br />

population active pouvant produire bien plus que ce qui était nécessaire à sa propre<br />

subsistance, d’où l’intégration progressive <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> croissance et <strong>de</strong> profits publics dans<br />

les politiques liées au « travail ». <strong>La</strong> productivité comme résultante <strong>de</strong> la différenciation<br />

sociale fut effectivement placée à partir <strong>de</strong> cette époque comme priorité<br />

l’échange ait lieu. Et, pour qu’on les respecte, il faut dans ce cas, une police, une inspection, une<br />

surveillance et une intervention <strong>de</strong> l’autorité».<br />

381 Robert Castel, op. cit., p. 135<br />

- 178 -


économique nationale :<br />

« Comme entre toutes les choses nécessaires pour le bien entretenement et utilité <strong>de</strong> la chose<br />

publique, l’une <strong>de</strong>s principales soit le fait <strong>de</strong> marchandise, par moyen <strong>de</strong> laquelle fertilité et<br />

habondance <strong>de</strong>s régions fertiles secourt et pourvoit la nécessité <strong>de</strong>s autres, et sont les pays et<br />

peuples habitants iceulx pourveux <strong>de</strong> plusieurs choses dont autrement souventes ils auraient<br />

souffertes et indigence :et veoit-on clairement par expérience congrue et manifeste, que tous<br />

les royaumes, pays et régions, ou le fait <strong>de</strong> la marchandise est plus commune et fréquente sont<br />

les plus riches et les plus abondantes, et par le moyen <strong>de</strong> négociatier et conduicter […] grand<br />

nombre du peuple, qui autrement seraient oyseux, ont occupation honneste et prouffitable, et<br />

par l’industrie <strong>de</strong>s arts méchanique qu’ils exercent soulz les dits marchands, s’entretiennent et<br />

gaignent la vie d’eulx et <strong>de</strong> leurs ménages […] » 382 .<br />

Tous ces éléments politiques, additionnés à une posture volontariste <strong>de</strong> croissance<br />

démographique, la frappe d’une monnaie universelle 383 , la stricte réglementation <strong>de</strong>s fonctions<br />

administratives et la réorganisation <strong>de</strong> la justice, constituèrent un tout cohérent caractéristique<br />

<strong>de</strong> l’Etat mo<strong>de</strong>rne, émanant du processus <strong>de</strong> différenciation sociale. Ceci nous montre par<br />

ailleurs que la politique a participé activement au délitement <strong>de</strong> l’ordre féodal, signe, une<br />

nouvelle fois, que la problématisation <strong>de</strong> la pauvreté n’est aucunement due à une contradiction<br />

entre mo<strong>de</strong>rnité et traditionalisme, mais bien à l’utilisation <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> par la première pour<br />

renforcer son propre développement. L’autre fait confirmant cette thèse consiste à y réintégrer<br />

382 Emmanuel Le Roy <strong>La</strong>durie, L'Etat royal. De Louis XI à Henri IV (1460-1610), Histoire <strong>de</strong> France,<br />

Hachette, Paris, 2003, Chap. Rosier <strong>de</strong>s guerres. Cf. également, Michel Mollat, op. cit., p. 211.<br />

383 Sur le rôle <strong>de</strong> la création d’une monnaie nationale et la stabilisation progressive d’un marché<br />

financier par le pouvoir étatique comme institutionnalisation du système économique, cf. Jean Favier,<br />

De l’or et <strong>de</strong>s épices, Naissance <strong>de</strong> l’homme d’affaires au Moyen Age, Fayard, Paris, 1987 et Jean<br />

Cartelier, <strong>La</strong> monnaie, Flammarion, Paris, 1996 ; ainsi, que l’analyse marxiste <strong>de</strong> l’accumulation du<br />

capital : « Les conditions et les présuppositions du <strong>de</strong>venir et <strong>de</strong> la genèse du capital impliquent donc<br />

que le capital n’existe pas encore, ou qu’il est seulement en <strong>de</strong>venir ; elles disparaissent avec<br />

l’existence du capital, lorsque celui-ci part <strong>de</strong> sa propre réalité et pose lui-même les conditions <strong>de</strong> sa<br />

réalisation. Ainsi on peut supposer que, dans la genèse <strong>de</strong> l’argent ou <strong>de</strong> la valeur existant pour soi<br />

sous forme <strong>de</strong> capital, il y a eu accumulation par le capitaliste, et même qu’il économisait <strong>de</strong>s produits<br />

ou <strong>de</strong>s valeurs crées par son propre travail lorsqu’il n’était pas encore capitaliste ». Karl Marx,<br />

Fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la critique <strong>de</strong> l’économie politique, Anthropos, Paris, 1968, t. I, p.423 [ébauche <strong>de</strong><br />

1857-1858]<br />

- 179 -


les différentes informations sur la gestion <strong>de</strong>s assistés mentionnées dans les lignes<br />

précé<strong>de</strong>ntes : ces <strong>de</strong>rnières ont effectivement montré que les politiques <strong>de</strong> « fixation » se sont<br />

principalement constituées à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong>s assistés. Ceux en l’occurrence qui n’avaient pas<br />

intégré le mouvement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité du fait <strong>de</strong> la rigidité <strong>de</strong> l’organisation à dominante<br />

corporatiste. Pour les personnes par contre qui avaient connu une mobilité sociale ascendante,<br />

les mesures d’encadrement traditionnel ne s’appliquèrent que dans une moindre mesure 384 .<br />

C’est <strong>de</strong> cette façon l’autorité politique qui va incontestablement façonner durant cette pério<strong>de</strong><br />

l’espace social. Cela afin <strong>de</strong> le rendre cohérent avec les besoins <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité via un double<br />

mouvement <strong>de</strong> territorialisation et <strong>de</strong> déterritorialisation <strong>de</strong>s mécanismes économiques<br />

permettant un contrôle accru sur la société 385 .<br />

Modalités <strong>de</strong>s politiques sociales à caractère répressif<br />

Les politiques sociales à caractère répressif 386 mentionnées précé<strong>de</strong>mment et que l’on<br />

appliquera jusqu’à la fin <strong>de</strong> l’ancien Régime via à la mise en place <strong>de</strong> moyens réglementaires<br />

spécifiques, se sont caractérisées par <strong>de</strong>ux orientations principales : soit l’enfermement<br />

comme moyen <strong>de</strong> « restaurer l’appartenance communautaire » à travers l’inscription du<br />

pauvre vali<strong>de</strong> dans les structures <strong>de</strong> prise en charge assistancielle ou dans <strong>de</strong>s espaces <strong>de</strong><br />

travail obligatoire, soit le bannissement et/ou la déportation pour les individus totalement<br />

désaffiliés. Mais dans les <strong>de</strong>ux cas, ces mesures s’inscrivaient dans le paradigme strictement<br />

négatif <strong>de</strong> la criminalisation <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> pauvreté 387 .<br />

De la richesse <strong>de</strong>s nations et <strong>de</strong>s pauvres nationaux.<br />

Un changement intervient toutefois <strong>de</strong> manière plus soutenue dès la fin du XVIII° : la<br />

différenciation sociale s’étant développée <strong>de</strong> manière relativement conséquente pour les<br />

384 Cf. sur ce point, Jean Favier, op. cit., pp. 70-97<br />

385 Cf. Pierre Rosanvallon, Le libéralisme économique, histoire <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> marché, Seuil, Paris, 1989,<br />

pp.107-108<br />

386 Cf. sur cette question <strong>de</strong> terminologie, Robert Castel, op. cit., 1995, p. 170<br />

387 Pour une vision exhaustive <strong>de</strong>s mesures juridico-administratives allant dans le sens <strong>de</strong><br />

l’enfermement <strong>de</strong>s pauvres, cf.. Michel Mollat, op. cit., 1978 et Brownislav Geremek, op. cit., 1987<br />

- 180 -


aisons préalablement exposées, les possibilités d’ascension connurent une multiplication au<br />

sein <strong>de</strong> la société. Cette <strong>de</strong>rnière était effectivement <strong>de</strong>venue <strong>de</strong> moins en moins rigi<strong>de</strong>, ce qui<br />

permettait alors à un certain nombre d’individus <strong>de</strong> s’élever socialement.<br />

De la richesse…<br />

Certaines analyses historiques 388 ont effectivement montré à cet égard, en rompant avec<br />

l’approche en terme <strong>de</strong> répartition et en privilégiant l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la croissance, que « les années<br />

1780-1786 marquent probablement l’apogée <strong>de</strong> la croissance économique sous l’Ancien<br />

Régime » 389 . Cette pério<strong>de</strong> était marquée par l’essor <strong>de</strong> l’industrie et plus particulièrement celle<br />

<strong>de</strong> type « mo<strong>de</strong>rne » en raison <strong>de</strong> la croissance du commerce extérieur (élargissement du<br />

marché et accumulation du capital) et du développement <strong>de</strong> l’agriculture 390 (dynamisme <strong>de</strong> la<br />

production, amélioration du niveau <strong>de</strong> vie d’une partie <strong>de</strong>s paysans). Toutefois, cela a<br />

également eu son corollaire négatif : certains individus étaient tout simplement incapables <strong>de</strong><br />

suivre ce processus <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Aussi, parallèlement à la croissance <strong>de</strong> la production, se<br />

<strong>de</strong>ssinait l’émergence d’une crise sociale : « l’amorce d’une rénovation <strong>de</strong>s processus<br />

agricoles ne pouvait manquer <strong>de</strong> se traduire par <strong>de</strong>s inégalités accrues, puisque<br />

l’intensification, la spécialisation, la substitution <strong>de</strong> cultures fourragères aux céréales <strong>de</strong> vase,<br />

les défrichements même ne sont accessibles qu’à une minorité d’exploitants aisés » 391 .<br />

«… aux oubliés <strong>de</strong> la croissance »<br />

Le contexte économique <strong>de</strong> l’époque était par conséquent marqué à la fois par une production<br />

remarquable <strong>de</strong> richesse et par l’existence d’une crise sociale conjoncturelle liée à une<br />

388 J. Marczewski, L’industrie française <strong>de</strong> 1789 à 1964, cahier <strong>de</strong> l’ISEA, série AF, 4,5,6 et 7, 1965 ;<br />

T. Markovitchh, L’industrie lainière en France au début du XVIII° siècle, Revue d’histoire<br />

économique et sociale, n°4, 1968 ; J.-C Toutain, Le produit <strong>de</strong> l’agriculture française <strong>de</strong> 1700 à 1958,<br />

cahiers <strong>de</strong> l’ISEA, série AF, 9, 1967.<br />

389 Jean-Charles Asselain, op. cit., p.26<br />

390 Sur le rôle <strong>de</strong> l’agriculture dans le développement industriel, ibid. p.27-52<br />

391 Ibid. p.51<br />

- 181 -


paupérisation importante <strong>de</strong>s salariés et <strong>de</strong>s masses rurales 392 . <strong>La</strong> seule possession d’un travail<br />

ne constituait plus, dans une telle situation, une protection efficace contre l’indigence. <strong>La</strong><br />

conception statutaire <strong>de</strong> la pauvreté céda dès lors le pas à une prise <strong>de</strong> conscience d’une<br />

pauvreté comme phénomène dynamique. Le problème étant que même si la situation sociale<br />

était sans doute plus favorable durant cette pério<strong>de</strong> que dans les siècles précé<strong>de</strong>nts, plus aucun<br />

ordre transcendant ne venait dorénavant la légitimer. Cette prise <strong>de</strong> conscience ne modifia pour<br />

autant que très légèrement les types <strong>de</strong> réponses que l’on tentait d’apporter pour lutter contre la<br />

pauvreté. Cette <strong>de</strong>rnière était effectivement envisagée uniquement comme le résultat <strong>de</strong>s<br />

disfonctionnements <strong>de</strong> l’organisation corporatiste 393 . Par conséquent, en modifiant en<br />

profon<strong>de</strong>ur le co<strong>de</strong> du travail et en permettant un libre accès au travail, les politiques pensaient<br />

mettre un terme à cette question sociale.<br />

Auparavant, le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production corporatiste, issu d’une volonté d’organisation <strong>de</strong>s<br />

marchands comme moyen <strong>de</strong> protection face aux pouvoirs politiques 394 , faisait que « chaque<br />

métier constitue un système clos, à l’intérieur duquel tout est solidairement soumis à la<br />

perfection du produit à fabriquer : les instruments, les opérations techniques, et jusque dans<br />

la nature intime <strong>de</strong> l’artisan, certaines qualités spécifiques qui n’appartiennent qu’à lui […] ».<br />

Ce qui établissait alors « entre le fabricateur et l’usager d’un produit, un lien personnel <strong>de</strong><br />

dépendance, un rapport <strong>de</strong> service [puisque] dans la sphère <strong>de</strong> son métier, les capacités <strong>de</strong><br />

l’artisan sont rigoureusement soumises à son ouvrage, son ouvrage rigoureusement soumis au<br />

besoin <strong>de</strong> l’usager » 395 .<br />

Ce système rigidifiait <strong>de</strong> cette manière toute l’organisation du travail : la possibilité <strong>de</strong><br />

392 Cf. sur ce point Ernest <strong>La</strong>brousse, <strong>La</strong> crise <strong>de</strong> l’économie française à la fin <strong>de</strong> l’Ancien Régime et<br />

au début <strong>de</strong> la Révolution, PUF, Paris, 1944 et Esquisse du mouvement <strong>de</strong>s prix et <strong>de</strong>s revenus en<br />

France au XVIIIe siècle, Dalloz, Paris, 2 vol., 1931<br />

393 Les corporations une fois constituées, les serfs qui continuaient à fuir l’exploitation seigneuriale se<br />

heurtaient à <strong>de</strong>s portes fermées et à <strong>de</strong>s situations acquises, et <strong>de</strong>vaient se contenter <strong>de</strong> travaux<br />

journaliers. Ernest LABROUSSE, <strong>La</strong> crise <strong>de</strong> l’économie française à la fin <strong>de</strong> l’Ancien Régime et au<br />

début <strong>de</strong> la Révolution, PUF, Paris, 1944<br />

394 Le système corporatiste a donc contribué pour un temps au développement <strong>de</strong> la différenciation<br />

sociale en équilibrant les rapports <strong>de</strong> force au sein <strong>de</strong> la société entre marchands et politiques locaux ;<br />

condition indispensable à la croissance du commerce, notamment au niveau international.<br />

395 Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Maspéro, Paris, 1965, p. 221<br />

- 182 -


travailler était conditionnée à l’entrée dans « la sphère du métier », les besoins (valeur<br />

d’usage) étaient limités et le produit lui-même était fixé géographiquement. Aussi, en libérant<br />

le marché du travail à travers la constitution <strong>de</strong> travailleurs libres et en supprimant les liens<br />

entre le fabriquant et l’objet, la sphère du politique crut y voir la solution au problème <strong>de</strong> la<br />

pauvreté. Or, Castels montre très bien <strong>de</strong> quelle façon cela n’a fait que reformuler la question<br />

sociale en l’inscrivant dans la problématique d’une absence <strong>de</strong> correspondance entre l’offre et<br />

la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> sur le marché du travail 396 , comme en témoigne d’ailleurs la crise économique <strong>de</strong><br />

1786-1789 397 qui entraîna un déferlement <strong>de</strong> la mendicité et du vagabondage. <strong>La</strong> société ne prit<br />

du reste pas en compte cette dimension, fixant <strong>de</strong> cette façon sur les pauvres la responsabilité<br />

<strong>de</strong> leurs situations et légitimant par la même occasion la persistance <strong>de</strong>s mesures répressives.<br />

Cela constitua donc une pério<strong>de</strong> charnière dans le développement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité : cette<br />

<strong>de</strong>rnière était effectivement à une certaine apogée <strong>de</strong> sa manifestation historique en exprimant<br />

<strong>de</strong> manière dramatique les <strong>de</strong>ux faces <strong>de</strong> son développement : création <strong>de</strong> richesse et<br />

paupérisation. L’interpénétration <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux caractéristiques constitua d’ailleurs la matrice<br />

même <strong>de</strong>s bouleversements politiques <strong>de</strong> la fin du XVIII° siècle. « 1789 » étant en effet<br />

« aussi bien une révolution <strong>de</strong> la faim populaire que <strong>de</strong> la prospérité bourgeoise » 398 .<br />

C’est, d’autre part, face à cette contradiction inhérente à la dynamique <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité que les<br />

révolutionnaires ont été incapables <strong>de</strong> mettre en œuvre leurs principes politiques, favorisant <strong>de</strong><br />

cette manière uniquement leurs principes économiques au détriment <strong>de</strong> leur idéologie sociale :<br />

« Je crois que l’on peut dater l’avènement du capitalisme en France <strong>de</strong> la Révolution <strong>de</strong><br />

1789. En détruisant l’ordre ancien qui aurait pu s’opposer au développement du capitalisme,<br />

elle a permis la création d’un régime nouveau qui <strong>de</strong>vait en assurer le triomphe » 399 .<br />

396 Cette reformulation <strong>de</strong> la question sociale relève en réalité d’une reconfiguration du processus <strong>de</strong><br />

différenciation qui s’inscrit alors dans une rationalité politique caractéristique du capitalisme : en<br />

libéralisant le marché du travail, le politique tend à laisser se développer « un régime économique<br />

caractérisé par le développement unilatéral et sans contrôle <strong>de</strong> la solution du problème économique,<br />

c'est-à-dire un régime où <strong>de</strong>s marchés font se rencontrer <strong>de</strong>s acteurs qui explorent, échangent,<br />

partagent ». Jean Baechler, Le capitalisme, Tome I, Folio Histoire, Paris, 1995, p. 90<br />

397 Jean-Charles Asselain, op. cit., p.108-109<br />

398 Ibid. Citation <strong>de</strong> A. Soboul, p.109<br />

399 Gérard Ripert, Aspects juridiques du capitalisme contemporain, Librairie générale <strong>de</strong> droit et <strong>de</strong><br />

jurispru<strong>de</strong>nce, 1951, p. 51<br />

- 183 -


<strong>La</strong> législation <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> révolutionnaire comportait effectivement <strong>de</strong>s mesures à tendance<br />

libérale dont la finalité était <strong>de</strong> stimuler l’essor <strong>de</strong> l’industrie et du commerce (abolition <strong>de</strong> la<br />

réglementation d’Ancien Régime, suppression <strong>de</strong>s douanes intérieures ; réorganisation et<br />

simplification du système fiscal. 400 ). Ce point est extrêmement important puisque cela<br />

démontre qu’en promulguant le co<strong>de</strong> civil en 1804 qui consacrait l’ensemble <strong>de</strong>s principes<br />

libéraux, l’impulsion <strong>de</strong> la différenciation économique était venue du politique et non du<br />

marché : « la législation adaptée aux besoins du capitalisme a donc largement <strong>de</strong>vancé en<br />

France le développement du capitalisme industriel » 401 , limitant <strong>de</strong> cette façon tout renouveau<br />

sur la façon d’appréhen<strong>de</strong>r le phénomène <strong>de</strong> paupérisme durant cette pério<strong>de</strong>.<br />

Le XIX° siècle face à « la nouvelle pauvreté »<br />

Il faudra ainsi attendre le XIX° siècle et le développement considérable <strong>de</strong>s progrès <strong>de</strong><br />

l’industrialisation issus <strong>de</strong>s mutations <strong>de</strong>s techniques et <strong>de</strong>s organisations productives, 402 pour<br />

voir émerger le concept <strong>de</strong> « nouvelle pauvreté », définissant pour la première fois ce<br />

phénomène en <strong>de</strong>s termes autres que ceux rattachés à <strong>de</strong>s processus d’infantilisation et <strong>de</strong><br />

culpabilisation. Face effectivement à l’ampleur du phénomène et <strong>de</strong>s débats concernant les<br />

effets négatifs du machinisme, l’analyse en terme d’indigence morale, symbole <strong>de</strong> la<br />

responsabilisation individuelle qui avait jusqu’alors les préférences <strong>de</strong>s observateurs <strong>de</strong><br />

l’époque, dut faire place à la notion <strong>de</strong> paupérisation, conséquence structurelle <strong>de</strong> l’ère<br />

industrielle : « [Cette indigence qui] sous le nom nouveau et tristement énergique <strong>de</strong><br />

paupérisme envahit <strong>de</strong>s classes entières <strong>de</strong> la population, tend à s’accroître progressivement<br />

en raison même <strong>de</strong> la production industrielle. Elle n’est plus un acci<strong>de</strong>nt, mais la condition<br />

forcée d’une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> la société » 403 .<br />

400 Christophe Charle, Histoire sociale <strong>de</strong> la France au XIX siècle, Point, Seuil, Paris, 1991, p. 15<br />

401 Ibid, p. 15<br />

402 Pour une analyse sur les origines économiques <strong>de</strong> ces mutations, cf. Patrick Verley, op. cit. pp.<br />

181-282. « L’essence <strong>de</strong> la révolution industrielle est la substitution <strong>de</strong> la concurrence aux règlements<br />

médiévaux qui auparavant contrôlaient la production et la distribution <strong>de</strong>s richesses » A. Toynbee,<br />

Lectures on the industrial Révolution in England, Londres, 1884, cité Ibid.. p. 44<br />

403 A. <strong>de</strong> Villeneuve-Bargemont, Traité d’économie politique chrétienne ou recherches sur le<br />

paupérisme, Paris, 1834, cité par Robert Castel, op. cit., p. 351<br />

- 184 -


Le paupérisme, en étant la conséquence indirecte <strong>de</strong> l’appareil productif, fut alors analysé<br />

comme faisant partie intégrante <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité 404 . Il s’agit du reste <strong>de</strong> préciser que la situation<br />

<strong>de</strong> pauvreté s’était considérablement dégradée puisqu’en instaurant un marché libre du<br />

travail 405 et en détruisant l’ancien système <strong>de</strong> protection sociale <strong>de</strong> l’Eglise, l’Etat avait<br />

supprimé dans le même temps toute protection légale et extra légale pour les travailleurs. Le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’économie en s’autonomisant <strong>de</strong> manière croissante du social à partir d’impulsions<br />

politiques 406 , rejeta donc dans le même temps un nombre toujours plus important <strong>de</strong> personnes.<br />

Ce phénomène ne fut toutefois pas pour autant pensé comme une injustice. Sa construction<br />

sociale plaça effectivement son caractère immoral et dangereux au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> toutes<br />

considérations humanistes, permettant par conséquent le développement <strong>de</strong> mesures<br />

réformatrices dont l’objectif premier était <strong>de</strong> moraliser les masses pour sauvegar<strong>de</strong>r l’ordre<br />

social 407 . Ces <strong>de</strong>rnières se mirent alors en place en <strong>de</strong>hors du champ <strong>de</strong> l’exercice du pouvoir<br />

politique, traduisant ainsi l’absence <strong>de</strong> volonté politique <strong>de</strong> remise en cause <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong><br />

l’organisation productive.<br />

Aux bases <strong>de</strong>s politiques sociales contemporaines<br />

Ces dispositifs n’avaient pour ambition que <strong>de</strong> soulager les pauvres afin d’éviter les situations<br />

socialement incontrôlables à travers un ensemble <strong>de</strong> techniques d’assistance : développement<br />

d’institution d’épargne et <strong>de</strong> prévoyance volontaire et institution du patronage patronal comme<br />

nouvelle organisation tutélaire 408 . En partant du principe qu’il était possible d’agir sur les<br />

404 Ce qui explique l’introduction du livret ouvrier en 1803 permettant <strong>de</strong> surveiller les ouvriers. Cf.<br />

également concernant les débats intellectuels suscités par ces préoccupations : Patrick Verley, op. cit.<br />

pp 25-41<br />

405 « De telles dispositions expriment très clairement l’idéologie individualiste <strong>de</strong> la bourgeoisie <strong>de</strong><br />

1789 : le contrat <strong>de</strong> travail est conçu comme un contrat strictement individuel entre l’employeur et le<br />

salarié, chacun étant seul responsable <strong>de</strong> la défense <strong>de</strong> ses intérêts propres » Christophe Charle,<br />

Histoire sociale <strong>de</strong> la France au XIX° siècle, Point, Seuil, 1991, p. 15<br />

406 Cf. Karl Polanyi, op. cit.<br />

407 Sur la dimension <strong>de</strong>s moralisateurs au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, cf. Ruwen Ogien, Théories ordinaires<br />

<strong>de</strong> la pauvreté, PUF, Paris, 1983, pp. 53 et 63-64.<br />

408 André Gueslin et Pierre Guillaume, De la Charité médiévale à la sécurité sociale, Patrimoine,<br />

- 185 -


masses via <strong>de</strong>s réseaux <strong>de</strong> régulations morales sans prendre en compte les mo<strong>de</strong>s<br />

d’organisation dans lesquels ils s’inscrivaient, ces mesures firent toutefois l’économie du<br />

social, débouchant dès lors sur une totale dérégulation, tant dans le domaine sociétal<br />

qu’économique. Il faut néanmoins bien admettre que malgré le caractère limité <strong>de</strong> ces mesures,<br />

elles constituèrent malgré tout les fondations juridico-administratives <strong>de</strong>s politiques sociales<br />

contemporaines 409 , rompant <strong>de</strong> la sorte <strong>de</strong> manière plus ou moins explicite avec les dispositions<br />

antérieures (répression du vagabondage, enfermement <strong>de</strong>s indigents, assistance, obligation <strong>de</strong><br />

travailler, contrôle <strong>de</strong> la circulation <strong>de</strong>s travailleurs, etc.). Même si les réponses morales ont été<br />

majoritairement dominantes dans le champ d’application extrapolitique, l’Etat a donc jeté les<br />

bases, à partir <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième moitié du XIXe, <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> l’action sociale qui étaient<br />

jusqu’alors inenvisageables. Ce changement <strong>de</strong> positionnement politique s’expliquant par le<br />

fait qu’à l’inverse <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> révolutionnaire du XVIIIe où l’Etat entendait formellement<br />

répondre au problème du paupérisme grâce à la l’avènement <strong>de</strong> la démocratie, source du<br />

bonheur social, et non à travers l’interventionnisme étatique, perçu comme obstacle au<br />

principe <strong>de</strong> liberté, d’égalité, et <strong>de</strong> responsabilité 410 , les événements <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième moitié du<br />

XIXe 411 et la forte pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> crise qui en découla, obligea le pouvoir étatique à considérer<br />

comme caduque la conception individualiste <strong>de</strong> 1789. <strong>La</strong> révolution <strong>de</strong> 1848 contraignit l’Etat<br />

à mettre par conséquent en place <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> protection contre les effets négatifs <strong>de</strong><br />

l’industrialisation, comme en témoigne d’ailleurs le décret du 26 février 1848 « Le<br />

gouvernement provisoire <strong>de</strong> la République française s’engage à garantir du travail à tous les<br />

citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice<br />

légitime <strong>de</strong> leur travail » 412 .<br />

L’histoire témoigna du reste <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> cette tentative d’instauration à un « droit créance »<br />

Editions <strong>de</strong> l’Atelier, Paris, 1992, pp. 207-215<br />

409 Sur la naissance et l’affirmation du bureau <strong>de</strong> bienfaisance comme service public, Ibid., pp.91-97<br />

410 François Furet, <strong>La</strong> révolution. De Turgot à Jules Ferry (1770-1880), Hachette, Paris, 1988<br />

411 Le développement industriel a considérablement augmenté et la différenciation économique a<br />

connu un grand bon en avant avec l’effondrement <strong>de</strong>s anciens rapports <strong>de</strong> force en faveur d’un<br />

certain protectionnisme sélectif. Cf. sur ces points, Olivier Marchand, Clau<strong>de</strong> Thelot, Le travail en<br />

France, 1800-2000, Nathan, Paris, 1997<br />

412 Marie-Thérèse Join-<strong>La</strong>mbert, Politiques sociales, Presses <strong>de</strong> Sciences Po et Dalloz, 1994, p. 33.<br />

Sur cette dimension, cf. également, Jacques Donzelot, L’invention du social, Essai sur le déclin <strong>de</strong>s<br />

passions politiques, Editions du Seuil, Paris, 1994.<br />

- 186 -


au travail 413 , débouchant alors sur une fixation <strong>de</strong>s politiques sociales au niveau <strong>de</strong>s dimensions<br />

morales et hygiénistes (lutte contre l’insalubrité, l’assainissement, etc.). <strong>La</strong> dimension<br />

protectionniste restant l’apanage du champ extra-politique (initiatives privées, hôpitaux,<br />

entreprises, etc.) 414 .<br />

L’ACION SOCIALE CONTEMPORAINE : UNIVERSALISME, INDIVIDUALISATION<br />

ET AUTRES FAUX DEBATS<br />

<strong>La</strong> dimension assurancielle <strong>de</strong>s politiques sociales<br />

C’est à la conjonction <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> ces mesures tutélaires et <strong>de</strong> l’impossibilité historique<br />

d’alternative révolutionnaire (échec <strong>de</strong> la Commune) qu’apparaît une nouvelle métho<strong>de</strong><br />

d’intervention étatique, dépassant à la fois la conception libérale <strong>de</strong> l’individu<br />

autonome/responsable et la vision d’un Etat révolutionnaire omniprésent. A savoir,<br />

l’émergence progressive <strong>de</strong> l’Etat-social 415 , sorte <strong>de</strong> médiateur entre les dominants et les<br />

dominés, parcouru par un ensemble <strong>de</strong> tensions et <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong> forces. Cela permit dès lors la<br />

constitution d’un ensemble <strong>de</strong> mesures <strong>de</strong> protection représentatives d’une volonté politique <strong>de</strong><br />

garantir les conditions minimales d’existence au sein <strong>de</strong> la société via notamment la mise en<br />

place d’une assurance obligatoire pour les individus en risque <strong>de</strong> vulnérabilisation. Cela<br />

induisant alors non seulement un changement <strong>de</strong> nature <strong>de</strong>s mesures sociales, mais également<br />

et surtout une profon<strong>de</strong> mutation dans les pratiques mises en œuvre (rationalisation,<br />

sécularisation, etc.) 416 .<br />

413 Il y a cependant eu quelques avancées fondamentales : âge minimum, durée <strong>de</strong> travail, inspecteurs<br />

du travail, etc.<br />

414 Sur cette « politique sans Etat », cf. Robert Castel, op. cit., p. 254. Cf. également sur les<br />

conséquences <strong>de</strong> cette absence <strong>de</strong> gestion économique et financière <strong>de</strong> l’assistance publique par<br />

l’Etat en terme d’urbanisation, André Gueslin et Pierre Guillaume, op. cit., pp. 153-160<br />

415 Jacques Donzelot, op. cit., p.181.<br />

416 André Gueslin et Pierre Guillaume, op. cit., pp. 97<br />

- 187 -


<strong>La</strong> dimension assurancielle ou l’absence <strong>de</strong> remise en cause <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production<br />

Il s’agit néanmoins <strong>de</strong> préciser que l’émergence <strong>de</strong> cette dimension assurancielle au sein <strong>de</strong>s<br />

politiques sociales 417 , comme couverture financière <strong>de</strong>s différents risques sociaux par un<br />

système <strong>de</strong> garanties juridiques, reposa sur un principe <strong>de</strong> « propriété <strong>de</strong> transfert » n’entrant à<br />

aucun moment en contradiction avec « la propriété classique » 418 . Cette situation est<br />

extrêmement importante puisqu’elle révèle que ces politiques sociales, au niveau macro,<br />

n’entraient en aucune façon en opposition avec l’organisation productive. Elles n’étaient<br />

qu’une composante cohérente d’un ensemble qui les dépassait. Marie Joint-<strong>La</strong>mbert rappelle<br />

d’ailleurs à ce propos que « le solidarisme popularisé par Léon Bourgeois trouve une<br />

technique d’application qui permet d’éviter <strong>de</strong> transférer vers l’Etat la responsabilité<br />

d’ensemble du mouvement <strong>de</strong> la société […] : l’assurance permet […] <strong>de</strong> traiter les problèmes<br />

sociaux comme les conséquences <strong>de</strong> risques appelant réparation, et non comme le fruit<br />

d’injustices originelles appelant la refonte globale <strong>de</strong> la société » 419 .<br />

De la même manière, Jacques Donzelot souligne que « l’introduction <strong>de</strong>s droits sociaux à la<br />

fin du XIXe siècle, permet ainsi d’échanger une revendication générale <strong>de</strong> justice sociale<br />

contre une protection locale <strong>de</strong> la collectivité à l’égard <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> ses membres qui encourent<br />

un risque particulier » 420 .<br />

Si elles n’entraient toutefois pas en contradiction avec le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production dominant, cela<br />

ne voulait pas dire pour autant qu’elles n’étaient pas, au niveau micro, le fruit <strong>de</strong>s rapports<br />

417 Certes, <strong>de</strong>puis 1850, l’Etat avait agit en faveur <strong>de</strong> la protection sociale avec la mise en place <strong>de</strong> la<br />

Caisse nationale <strong>de</strong>s retraites pour la vieillesse. André Gueslin nous rappelle qu’il existait quatre<br />

formes <strong>de</strong> protection sociale (p. 64) : un système d’Etat concernant les retraites et la protection<br />

sociale pour quelques professions comme la fonction publique et l’Assistance publique ; un système<br />

municipal sous tutelle étatique correspondant aux bureaux <strong>de</strong> bienfaisance et aux hôpitaux, un<br />

système privé correspondant aux œuvres caritatives et aux institutions patronales, et enfin, le système<br />

mutualiste. Mais c’est uniquement à partir <strong>de</strong> 1898, avec la loi sur les acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> travail, que se<br />

développe véritablement l’Etat « assureur », cf. François Ewald, L’Etat Provi<strong>de</strong>nce, Grasset, 1986<br />

418 Pour une analyse historique <strong>de</strong> la constitution <strong>de</strong> cette socialisation du risque, cf. Jacques<br />

Donzelot, op. cit., 1994, pp. 125-140<br />

419 Marie-Thérèse Join-<strong>La</strong>mbert, op. cit., p36<br />

420 Jacques Donzelot, op. cit., p. 139<br />

- 188 -


sociaux, en ceci qu’elles constituaient et qu’elles constituent d’ailleurs encore aujourd’hui<br />

« un mécanisme complexe <strong>de</strong> régulation dont les réalisations dépen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’équilibre, en<br />

transformation constante, entre intérêts divergents. Certains <strong>de</strong> ceux-ci jouent le rôle <strong>de</strong><br />

moteurs et d’autre celui <strong>de</strong> frein » 421 dont les capacités <strong>de</strong> marge <strong>de</strong> main d’oeuvre respectives<br />

dépen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s contextes tant historiques que socio-économiques 422 . C’est pour cela que Gosta<br />

Esping-An<strong>de</strong>rsen définit d’ailleurs les Etats-provi<strong>de</strong>nce à partir « <strong>de</strong>s arrangements<br />

institutionnels, <strong>de</strong>s règles et <strong>de</strong>s accords qui gui<strong>de</strong>nt et modèlent les décisions <strong>de</strong>s politiques<br />

sociales concurrentes, les évolutions <strong>de</strong>s dépenses, les définitions <strong>de</strong>s problèmes et même la<br />

structure <strong>de</strong> l’offre et <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s citoyens et <strong>de</strong>s consommateurs <strong>de</strong> biens sociaux » 423 .<br />

Aussi par exemple, le contexte <strong>de</strong> pénurie <strong>de</strong> main d’œuvre entre 1900 et 1930 n’était pas<br />

totalement étranger aux prises <strong>de</strong> décisions politiques <strong>de</strong> l’époque allant dans le sens d’une<br />

meilleure protection <strong>de</strong>s travailleurs. Le recours à la technique assurancielle consistait par<br />

conséquent à redistribuer le rapport <strong>de</strong> pouvoir entre salariés et patronats, « en fonction <strong>de</strong><br />

l’acceptation minimale ou maximale qu’ils voulaient respectivement lui donner ». Cette<br />

technique ne faisait <strong>de</strong> la sorte qu’opérer « une transposition à l’échelle <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

abstractions –le social et l’économie- du conflit qui auparavant opposait directement le<br />

travail et le capital. » 424 .<br />

Toujours est-il qu’en universalisant les protections, ces rapports <strong>de</strong> force ont permis « une<br />

rationalisation du marché du travail prenant en compte à la fois les exigences <strong>de</strong> la flexibilité<br />

pour le développement industriel et l’intérêt <strong>de</strong> l’ouvrier » 425 . Ce travail sur le fonctionnement<br />

421 Robert Castel, op. cit., p 514<br />

422 Il ne s’agit donc pas d’analyser le développement <strong>de</strong>s politiques sociales comme une<br />

instrumentalisation étatique. Même s’il est vrai qu’une telle dimension a existé et existe encore<br />

probablement aujourd’hui, on ne peut réduire la finalité <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières à une volonté politique <strong>de</strong><br />

faire en sorte « que les pauvres ne <strong>de</strong>viennent pas <strong>de</strong>s ennemis actifs et dangereux <strong>de</strong> la société, pour<br />

rendre leur énergie déjà réduite plus productive et enfin pour empêcher la dégénérescence <strong>de</strong> leur<br />

progéniture », George Simmel, Les pauvres, PUF, 1998, p. 47. Pour une thèse inverse, Jeannine<br />

Ver<strong>de</strong>s-Leroux, op. cit.<br />

423 Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, op. cit., p. 102<br />

424 Jacques Donzelot, op. cit., pp. 157-158<br />

425 Robert Castel, op. cit.,.Il faut néanmoins relativiser cette position puisque les assurances sociales<br />

<strong>de</strong> 1930 contenaient <strong>de</strong>s limites importantes : elles ne s’adressaient qu’à la société salariale, leurs<br />

prestations étaient très faibles, la dimension assurance fonctionnait mal, etc. Sur ces différents points,<br />

- 189 -


sociétal revenant en d’autres termes à agir dans le sens <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Aussi, cette technique<br />

assurancielle en considérant « les problèmes sociaux sous l’angle <strong>de</strong> l’interdépendance <strong>de</strong>s<br />

hommes plutôt que <strong>de</strong> la querelle sur leurs <strong>de</strong>voirs et leurs fautes respectifs, […] permet <strong>de</strong><br />

prendre en compte le fait <strong>de</strong> la division sociale du travail et <strong>de</strong> la solidarité organique qui en<br />

découle » sans jamais bouleverser l’organisation sociale, politique et économique : 426<br />

L’invention du social<br />

Cela constituait donc la première étape <strong>de</strong> « l’invention du social » 427 comme mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

traitement <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité par intégration et non résorption <strong>de</strong> la problématique <strong>de</strong> la<br />

pauvreté, permettant <strong>de</strong> cette façon à la différenciation économique d’accélérer son<br />

développement (libre échange avec l’Angleterre, développement <strong>de</strong> l’organisation scientifique<br />

du travail, etc.). Une partie conséquente <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong> (1890-1913) était effectivement<br />

caractérisée par un cycle d’expansion monétaire, <strong>de</strong> prospérité financière et d’innovation,<br />

marquant un pas supplémentaire en direction d’une nouvelle apogée du capitalisme 428 . <strong>La</strong><br />

question est alors <strong>de</strong> savoir quels ont été (et quels sont encore aujourd’hui d’ailleurs) les liens<br />

entre cette croissance extraordinaire dudit système économique et l’institutionnalisation, c'est-<br />

à-dire la structuration <strong>de</strong> plus en plus rationnelle, <strong>de</strong> l’action sociale et médico-sociale. 429<br />

L’institutionnalisation <strong>de</strong>s politiques sociales<br />

En laissant pour l’instant <strong>de</strong> coté cette interrogation fondamentale, il est néanmoins possible <strong>de</strong><br />

souligner que cette institutionnalisation commença véritablement à se mettre en place à partir<br />

<strong>de</strong>s années 1945 via l’instauration du système <strong>de</strong> Sécurité Sociale qui généralisa les<br />

protections <strong>de</strong> transfert à l’ensemble <strong>de</strong>s composantes <strong>de</strong> la société, et par la constitution du<br />

André Gueslin, op. cit., p. 151<br />

426 Jacques Donzelot, op. cit., , pp. 132-133<br />

427 Ibid.<br />

428 <strong>La</strong> masse monétaire doubla par exemple entre 1895 et 1913, l’indice <strong>de</strong>s divi<strong>de</strong>n<strong>de</strong>s progressa <strong>de</strong><br />

62 % entre 1898 et 1913 et <strong>de</strong> nouveaux produits ainsi que <strong>de</strong> nouvelles branches apparaissaient :<br />

innovation structurelle, etc.<br />

429 Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale, 1850-1940, Armand Colin, Paris, 1971<br />

- 190 -


SMIG puis du SMIC 430 . <strong>La</strong> volonté étant <strong>de</strong> faire que ladite Sécurité sociale <strong>de</strong>vienne « la<br />

garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances, il possé<strong>de</strong>ra les moyens nécessaires<br />

pour garantir sa subsistance et celle <strong>de</strong> sa famille dans les conditions décentes » 431 .<br />

L’universalisme <strong>de</strong>s politiques sociales<br />

Il s’agit <strong>de</strong> noter que cet universalisme <strong>de</strong> traitement abordait la pauvreté à travers une vision<br />

individualisée. <strong>La</strong> croissance <strong>de</strong> cette époque semblait effectivement, pour les acteurs <strong>de</strong><br />

l’époque, sur le point <strong>de</strong> faire disparaître définitivement ce problème. Restaient uniquement les<br />

vieillards, les handicapés physiques, les aliénés mentaux et toutes les autres personnes que la<br />

société considérait comme inadaptées face aux évolutions « du progrès » et qu’il s’agissait <strong>de</strong><br />

prendre en charge 432 au nom <strong>de</strong> la lutte contre les inégalités 433 . Aussi, malgré le caractère<br />

universaliste <strong>de</strong>s traitements issus <strong>de</strong>s réformes sociales, ces <strong>de</strong>rnières ont été mises en place,<br />

non pas pour lutter contre les effets du fonctionnement économique, mais pour garantir une<br />

certaine solidarité avec les inadaptés du progrès 434 .<br />

Le problème <strong>de</strong> la pauvreté était ainsi considéré comme marginal, voire résiduel. Le souvenir<br />

<strong>de</strong> la crise <strong>de</strong> 1930 était déjà loin 435 , seule l’image <strong>de</strong> l’économie fleurissante restait (ouverture<br />

vers le commerce extérieur, accélération <strong>de</strong>s investissements, coût décroissant <strong>de</strong> l’énergie).<br />

<strong>La</strong> protection sociale et le développement <strong>de</strong>s services collectifs <strong>de</strong>vant d’ailleurs, pour la<br />

majorité <strong>de</strong>s politiques, le résoudre à plus ou moins long terme 436 . Telle la mention inscrite sur<br />

430 Respectivement « salaire minimum interprofessionnel garanti (1950) » et « salaire minimum<br />

interprofessionnel <strong>de</strong> croissance (1970)».<br />

431 Bruno Valat, Histoire <strong>de</strong> la sécurité sociale (1945-1967). L’Etat, l’institution et la santé,<br />

Economica, Paris, 2001, p. 4. Pour une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s différentes interprétations <strong>de</strong> la constitution <strong>de</strong> la<br />

protection sociale, cf. Numa Murard, <strong>La</strong> protection sociale, Repère, <strong>La</strong> Découverte, Paris, pp. 27-33.<br />

432 Alors que dans les années 30, lors <strong>de</strong> la crise économique, le « sans travail » <strong>de</strong>vient un chômeur,<br />

c'est-à-dire une personne ayant perdu son emploi <strong>de</strong> façon involontaire et qui en recherche un autre,<br />

on semble revenir durant les pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> croissance à l’idée du « sans travail » vivant sans rien faire,<br />

soit par paresse, soit par négligence, André Gueslin, op. cit. p. 73.<br />

433 Sur ce point, cf. Serge Paugam, <strong>La</strong> société française et ses pauvres, PUF, Paris, 1993<br />

434 André Gueslin, op. cit., p 19. Cf. également, Robert Castel, op. cit., p. 621<br />

435 Jean-Charles Asselain, Histoire économique <strong>de</strong> la France, du XVIII° siècle à nos jours, T2, Points<br />

Histoire, Paris, 1984, p. 30-50 et p.70-84<br />

436 Les interventions sociales peuvent ainsi se classer <strong>de</strong> la manière suivante : Première catégorie - la<br />

- 191 -


une <strong>de</strong>s premières affiches visant à diffuser la Sécurité sociale « Fermons la porte à la Misère.<br />

Sécurité sociale », les pauvres, croyait-on, composaient une espèce en voie <strong>de</strong> disparition. 437 .<br />

D’autant plus qu’en rationalisant dans le même temps la logique d’assistance à travers son<br />

institutionnalisation et sa professionnalisation 438 dans le cadre <strong>de</strong>s bureaux d’ai<strong>de</strong> sociale<br />

(BAS) chargés <strong>de</strong> l’accueil <strong>de</strong>s sans domiciles fixes, on pensait véritablement avoir trouvé la<br />

solution à ces différents maux :<br />

« Autrefois, vagabonds et mendiants étaient perçus comme <strong>de</strong> mauvais pauvres refusant la<br />

discipline du travail, et les secours leur étaient distribués chichement. Dans le cadre <strong>de</strong> la<br />

passa<strong>de</strong>, le but était d’accélérer le départ <strong>de</strong>s mendiants <strong>de</strong> la ville. Désormais, ils s’adressent<br />

aux bureaux d’ai<strong>de</strong> sociale qui apparaissent souvent comme les <strong>de</strong>rniers recours quand ils ont<br />

tout perdu […] ». 439<br />

C’est ainsi que se développèrent parallèlement à la sécurité sociale, les politiques d’ai<strong>de</strong>s<br />

sociales 440 . Elles fonctionnaient <strong>de</strong> manière inverse à la logique d’assurance : effectivement,<br />

alors que cette <strong>de</strong>rnière « repose sur l’idée qu’une certaine garantie doit être accordée à celui<br />

qui aura fait un effort <strong>de</strong> prévoyance pour se couvrir <strong>de</strong> risques déterminés », les politiques<br />

d’ai<strong>de</strong> sociale « recouvrent toutes les formes d’ai<strong>de</strong> que les collectivités publiques attribuent<br />

aux personnes qui se trouvent dans une situation <strong>de</strong> besoin » 441 . C’est <strong>de</strong> cette façon, une sorte<br />

d’« assistance facultative qui n’est plus seulement motivée par le sentiment <strong>de</strong> charité et <strong>de</strong><br />

solidarité » 442 . L’ai<strong>de</strong> sociale fut par conséquent concrétisée comme un droit 443 pour l’ensemble<br />

régulation <strong>de</strong>s activités privées : ce sont <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong> réglementation et d’incitation susceptibles <strong>de</strong><br />

modifier le comportement <strong>de</strong>s agents économiques (réglementation du travail, etc.) tout en laissant<br />

subsister le jeu <strong>de</strong>s acteurs. Deuxième catégorie - le transfert <strong>de</strong> ressources monétaires : les<br />

collectivités publiques mettent en place un système <strong>de</strong> redistribution financière. Troisième catégorie -<br />

la fourniture <strong>de</strong> biens et <strong>de</strong> services : les collectivités publiques assurent gratuitement, en <strong>de</strong>hors du<br />

cadre du marché, la production et la distribution à la population d’un certain nombre <strong>de</strong> biens et <strong>de</strong><br />

services. Cf., Jacques Fournier, Nicole Questiaux, Traité du social, Dalloz, 5e éd., 1989, p. 70<br />

437 André Gueslin, op. cit., p. 147<br />

438 <strong>La</strong> professionnalisation du social commença véritablement après la guerre : création du brevet <strong>de</strong><br />

capacité professionnelle en 1922, puis d’assistante sociale en 1938.<br />

439 Ibid. p. 158<br />

440 A partir du décret du 29 novembre 1953 qui la substitue à la notion d’assistance publique.<br />

441 Elie Alfan<strong>de</strong>ri, Ai<strong>de</strong> et Action sociale, Dalloz, Paris, 1989<br />

442 Marie-Thérèse Join-<strong>La</strong>mbert, op. cit. p. 410<br />

443 C’est un droit subsidiaire, discontinu, forfaitaire et spécialisé en matière d’ai<strong>de</strong> médicale, d’ai<strong>de</strong> à<br />

- 192 -


<strong>de</strong>s personnes « résidant en France […] si elles remplissent les conditions légales<br />

d’attribution […] » 444 puisque «tout être humain qui, en raison <strong>de</strong> son âge, <strong>de</strong> son état<br />

physique ou mental, <strong>de</strong> la situation économique, se trouve dans l’incapacité <strong>de</strong> travailler a le<br />

droit d’obtenir <strong>de</strong> la collectivité <strong>de</strong>s moyens convenables d’existence » 445 . «Droit » basé du<br />

reste sur le principe <strong>de</strong> la solidarité nationale.<br />

Malgré cette solidification institutionnelle <strong>de</strong>s protections, on a pu toutefois voir dès les années<br />

60, l’apparition d’une insatisfaction sociale <strong>de</strong> plus en plus importante, alors même que la<br />

France se situait paradoxalement dans une phase <strong>de</strong> croissance économique remarquable.<br />

Insatisfaction qui portait essentiellement sur le sentiment d’absence <strong>de</strong> relation entre<br />

croissance et niveau <strong>de</strong> vie (chômage démographique, déclin structurel <strong>de</strong> certains<br />

secteurs comme celui du textile, etc.). Ce mouvement s’accentua du reste avec la « crise » <strong>de</strong>s<br />

années 70 446 ; puisqu’à ce moment là, une déstabilisation complète du marché du travail se<br />

développa. « Crise » caractérisée principalement par <strong>de</strong> fortes montées <strong>de</strong> chômage et par une<br />

vulnérabilisation croissante <strong>de</strong>s salariés du fait « d’un déficit <strong>de</strong> places occupables dans la<br />

structure sociale, si l’on entend par places <strong>de</strong>s positions auxquelles sont associées une utilité<br />

sociale et une reconnaissance publique » 447 . Cette déstabilisation s’inscrivait largement par<br />

ailleurs, comme nous le verrons plus loin, dans l’adoption d’un nouveau mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production<br />

et d’organisation du travail. Face à cette <strong>de</strong>rnière, la dimension <strong>de</strong> l’inadaptation ne pouvait<br />

plus suffire pour fon<strong>de</strong>r officiellement les politiques sociales, d’où leur détachement progressif<br />

par rapport à la Sécurité sociale. Il est effectivement à noter que « l’invention <strong>de</strong> la Sécurité<br />

sociale ne rompt pas avec la problématique libérale [qui veut que tout revenu suppose un<br />

travail ou au moins d’avoir travaillé]. Elle s’adresse à <strong>de</strong>s populations au travail à qui l’on<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> s’assurer collectivement contre le <strong>de</strong>stin […] Elle ne peut remédier à l’absence <strong>de</strong><br />

la personne âgée, d’ai<strong>de</strong> à l’enfance, d’ai<strong>de</strong> aux personnes handicapées, d’ai<strong>de</strong> à l’hébergement et<br />

d’ai<strong>de</strong> à la réadaptation sociale.<br />

444 Article 124 du co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Famille et <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> sociale<br />

445 Préambule <strong>de</strong> la Constitution <strong>de</strong> 1946<br />

446 Il s’agit toutefois <strong>de</strong> préciser qu’il existe en France, bien avant les années 70, une gran<strong>de</strong> pauvreté<br />

chez une population intégrée économiquement qui ne semble pas profiter <strong>de</strong>s fruits <strong>de</strong> la croissance,<br />

à savoir les populations immigrées. Cf. André Gueslin, op. cit., p. 134-145 et 159-163 pour les<br />

mesures en faveur du logement social qui les visaient en priorité.<br />

447 Robert Castel, op. cit., p 665<br />

- 193 -


evenus » 448 .<br />

C’est par conséquent tout le système <strong>de</strong> Sécurité sociale engendré dès la législation <strong>de</strong><br />

1928-1930 qui fut remis en cause lors <strong>de</strong> cette « crise » économique 449 . Son fonctionnement<br />

d’inspiration bismarchienne étant fondé sur les cotisations du travail, il était inapplicable dans<br />

une situation où ceux qui travaillaient n’étaient pas en nombre suffisant. D’où le<br />

développement <strong>de</strong> plus en plus marqué d’une logique d’assistance inscrite dans la séparation<br />

entre l’économie et le social puisque confrontées à la montée d’un chômage <strong>de</strong> masse, la<br />

sécurité sociale et l’ai<strong>de</strong> sociale, basées sur un système re-distributif, ne pouvaient<br />

inévitablement plus fonctionner.<br />

Face à la fragilisation du pacte républicain que cette situation introduisit 450 , la volonté fut alors<br />

<strong>de</strong> réaliser <strong>de</strong>s mesures et <strong>de</strong>s dispositifs à caractères universels à <strong>de</strong>stination spécifiquement<br />

<strong>de</strong>s personnes en difficulté à travers la mise en place d’une vaste politique d’action sociale 451<br />

reposant sur l’émergence d’une nouvelle catégorie <strong>de</strong> travailleurs sociaux 452 . Ce mouvement<br />

fut du reste concrétisé par l’adoption du rapport du Père Wresinski par le Conseil économique<br />

et social 453 . Ce rapport, intitulé « Gran<strong>de</strong> pauvreté et précarité économique et sociale »,<br />

préconisait une approche globale <strong>de</strong>s politiques tenant compte <strong>de</strong> l’invisibilité <strong>de</strong>s droits face<br />

au problème <strong>de</strong> la précarité. Cette <strong>de</strong>rnière étant définie en terme d’« absence d’une ou<br />

plusieurs sécurités, notamment celle <strong>de</strong> l’emploi, permettant aux personnes et familles<br />

d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong> leurs droits<br />

fondamentaux ». C’était dans cette perspective que <strong>de</strong>s mesures nouvelles d’ordre législatif et<br />

réglementaire <strong>de</strong>vaient permettre « un traitement global et permanent <strong>de</strong> la pauvreté et <strong>de</strong> la<br />

précarité économique et sociale ». Cette approche aboutit alors à l’intronisation du revenu<br />

448 André Gueslin, op. cit., p. 149<br />

449 Nous verrons par la suite que l’utilisation du terme <strong>de</strong> « crise » est inappropriée.<br />

450 Cf. Jean-Pierre Fitoussi, Pierre Rosanvallon, Le nouvel Age <strong>de</strong>s inégalités, Paris, Seuil, 1996<br />

451 Cf. Pierre Maclouf, Genèse <strong>de</strong> la Direction <strong>de</strong> l’action sociale, Revue Française <strong>de</strong>s affaires<br />

sociales, 4, octobre 1992<br />

452 Jacques Ion, Jean-Paul, Tricart, Les travailleurs sociaux, <strong>La</strong> Découverte, Paris, 1987.<br />

453 Le changement <strong>de</strong> discours <strong>de</strong> père Joseph Wresinski est révélateur d’une perte quasi-totale <strong>de</strong> foi<br />

dans le progrès. N’oublions pas en effet qu’en 1965, ce <strong>de</strong>rnier écrivait encore que le terme <strong>de</strong> pauvre<br />

« semblait être rayé une fois pour toutes du vocabulaire économique et social <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt », cité in<br />

- 194 -


minimum d’insertion par la loi du 31 décembre 1988 454 .<br />

Le revenu minimum d’insertion représentait une rupture considérable vis-à-vis <strong>de</strong>s politiques<br />

antérieures puisque le revenu n’était plus conditionné à l’exercice préalable d’une activité. <strong>La</strong><br />

société se positionnait alors par rapport aux pauvres dans une attitu<strong>de</strong> d’attente réciproque :<br />

« Désormais, l’individu et la société sont conjointement impliqués dans la production <strong>de</strong>s<br />

exclusions et <strong>de</strong>s inadaptations ; la société a sa part <strong>de</strong> responsabilité, <strong>de</strong> même que les<br />

individus ; dès lors, l’axe stratégique <strong>de</strong> l’action sociale vise la transformation conjointe <strong>de</strong>s<br />

institutions sociales et <strong>de</strong>s habitus <strong>de</strong>s populations marginales » 455 .<br />

Face au peu <strong>de</strong> résultats <strong>de</strong> ces mesures, il fut toutefois convenu que ces <strong>de</strong>rnières ne<br />

suffisaient pas et qu’il fallait aller encore plus loin, tout en gardant malgré tout la même<br />

optique universaliste. C’est dans ce sens que Madame Geneviève <strong>de</strong> Gaulle-Anthonioz<br />

rappela, dans l’avis sur l’évaluation <strong>de</strong>s politiques publiques <strong>de</strong> lutte contre la gran<strong>de</strong><br />

pauvreté 456 , que « plutôt que d’envisager un traitement particulier <strong>de</strong>s populations pauvres, il<br />

convient <strong>de</strong> prendre en compte leur situation dans les politiques générales et <strong>de</strong> veiller à<br />

rendre cette situation compatible avec l’accès aux droits ouverts à tous ». Elle <strong>de</strong>manda par<br />

conséquent « l’adoption d’une loi d’orientation qui donnerait leur pleine efficacité aux<br />

actions conduites pour éradiquer la gran<strong>de</strong> pauvreté et prévenir l’exclusion ».<br />

Suite à sa victoire électorale lors <strong>de</strong>s prési<strong>de</strong>ntielles <strong>de</strong> 1995 et face à la pression <strong>de</strong>s<br />

associations, Jacques Chirac annonça qu’il prévoyait <strong>de</strong> mettre en place un projet <strong>de</strong> loi contre<br />

l’exclusion allant dans ce sens. Face à cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> étatique, <strong>de</strong>ux projets ont donc été<br />

présentés : l’un par le ministère du Travail et <strong>de</strong> la Solidarité qui proposait l’aménagement<br />

d’un dispositif spécifique en faveur <strong>de</strong>s plus démunis, et l’autre par le Secrétariat d’Etat à<br />

l’Action Humanitaire d’Urgence considérant que ce problème <strong>de</strong>vait être traité comme le<br />

résultat du fonctionnement économique et social. Ce fut malgré tout le premier qui fut choisi,<br />

créant du coup les conditions nécessaires à la pérennité du système productif. <strong>La</strong> dissolution <strong>de</strong><br />

l’Assemblée en 1997 freina toutefois toute avancée dans la constitution <strong>de</strong> cette loi. Il fallut<br />

dès lors attendre un an et la victoire du parti socialiste pour voir promulguer, le 28 juillet 1998,<br />

la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions.<br />

André Gueslin, op. cit., p. 133<br />

454 Pour une étu<strong>de</strong> approfondie sur le RMI, cf. Serge Milano, Le revenu minimum garanti dans la<br />

CEE, Paris Puf, 1995<br />

455 Roger Bertaux, Pauvres et marginaux dans la société française, l’Harmattan, Paris, 1996, p. 324<br />

456 Adopté par le Conseil économique et social en juillet 1995.<br />

- 195 -


Entre universalisme et individualisation : <strong>de</strong>ux faux débats et une seule réalité<br />

L’inspiration politique qui la traversait et qui la façonnait était caractéristique <strong>de</strong> la volonté<br />

d’action globale qui dominait à l’époque le champ politique. L’article 1 er <strong>de</strong> cette loi souligna<br />

ainsi que la nécessité d’une lutte contre toutes les formes d’exclusion était « un impératif<br />

national fondé sur le respect <strong>de</strong> l’égale dignité <strong>de</strong> tous les êtres humains et une priorité <strong>de</strong><br />

l’ensemble <strong>de</strong>s politiques publiques <strong>de</strong> la nation ». En garantissant « sur l’ensemble du<br />

territoire, l’accès effectif <strong>de</strong> tous aux droits fondamentaux dans les domaines <strong>de</strong> l’emploi, du<br />

logement, <strong>de</strong> la protection <strong>de</strong> la santé, <strong>de</strong> la justice, <strong>de</strong> l’éducation, <strong>de</strong> la formation et <strong>de</strong> la<br />

culture, <strong>de</strong> la protection <strong>de</strong> la famille et <strong>de</strong> l’enfance », elle <strong>de</strong>vait permettre d’éliminer la<br />

pauvreté. <strong>La</strong> loi présenta, pour aller dans ce sens, quatre gran<strong>de</strong>s orientations principales 457 :<br />

1Garantir l’accès aux droits fondamentaux, c'est-à-dire l’accès à l’emploi, au logement, à<br />

l’éducation et à la culture<br />

2Prévenir les exclusions grâce à l’amélioration <strong>de</strong> la procédure <strong>de</strong> suren<strong>de</strong>ttement, la<br />

prévention <strong>de</strong>s expulsions locatives, la garantie <strong>de</strong> moyens d’existence aux plus démunis,<br />

la lutte contre l’illettrisme, etc.<br />

3Répondre efficacement aux situations d’urgence, notamment grâce à la généralisation <strong>de</strong><br />

la veille sociale et l’amélioration du réseau hébergement d’urgence<br />

4Renforcer le partenariat et mettre en cohérence les outils <strong>de</strong> la lutte contre les exclusions.<br />

Cela s’inscrivait dans la pure logique <strong>de</strong> l’Etat-social : les mesures et les dispositifs qui en<br />

découlaient, avaient effectivement pour tâche <strong>de</strong> combler les dégâts engendrés par la<br />

déstabilisation <strong>de</strong> la société salariale en mettant en place <strong>de</strong>s actions et <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s à caractères<br />

universels mais sans jamais remettre paradoxalement en cause l’organisation productive. Alors<br />

que « ce qui est en jeu, ce ne sont pas « les problèmes <strong>de</strong>s exclus », mais une nouvelle question<br />

sociale, la question <strong>de</strong> la déliquescence du statut salariat et <strong>de</strong>s protections qui lui ont été<br />

progressivement attachées, entraînant l’effondrement du projet social-démocrate <strong>de</strong> progrès<br />

457 Exposé <strong>de</strong>s motifs <strong>de</strong> la loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions.<br />

- 196 -


social […] » 458 .<br />

Après avoir atteint son « apogée » en 1998, ce courant connu néanmoins une rapi<strong>de</strong> remise en<br />

cause. Les dénonciations basées sur l’argument d’un manque <strong>de</strong> respect <strong>de</strong>s bénéficiaires <strong>de</strong>s<br />

ai<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s actions sociales eurent raison <strong>de</strong> la domination <strong>de</strong> cette logique puisque l’on « ne<br />

peut pas avoir dénoncé l’hégémonie <strong>de</strong> l’Etat sur la société civile, le fonctionnement<br />

bureaucratique et l’inefficacité <strong>de</strong> ses appareils, l’abstraction du droit social et son<br />

impuissance à susciter <strong>de</strong>s solidarités concrètes, et condamner <strong>de</strong>s transformations qui<br />

prennent en compte la particularité <strong>de</strong>s situations et en appellent à la mobilisation <strong>de</strong>s<br />

sujets » 459 . Il était dès lors largement admis que « la satisfaction progressive <strong>de</strong>s besoins dans<br />

la société d’abondance laisse intact le sentiment d’indignité ou même le renforce, mais que<br />

cette aliénation n’est en rien une aliénation dans les objets et par les objets. Si [les personnes<br />

défavorisées] qui sont aidées se dévalorisent autant qu’elles sont dévalorisées, c’est que [les<br />

ai<strong>de</strong>s] obtenues le sont à titre collectif, en tant que membres d’un groupe, d’une masse. Elles<br />

ne reconnaissent pas et ne récompensent pas la valeur individuelle. Elles ne permettent pas <strong>de</strong><br />

sortir <strong>de</strong> la masse. » 460<br />

L’universalisme <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> 1998 fut par conséquent détrôné par<br />

l’individualisation <strong>de</strong>s dispositifs d’ai<strong>de</strong>s inscrits dans la loi <strong>de</strong> rénovation <strong>de</strong> l’action sociale<br />

et médico-sociale <strong>de</strong> 2002 461 . <strong>La</strong>quelle intronisa le nouveau régime désigné quelques lignes<br />

plus hautes, qui atteignit ainsi son apogée institutionnelle et fit passer les modalités d’ai<strong>de</strong>s et<br />

d’actions sociales d’un régime social-démocrate qui insistait sur les droits <strong>de</strong> tous à l’ai<strong>de</strong><br />

publique à un régime libéral qui prodigue ses prestations aux individus avec parcimonie 462 . Les<br />

usagers furent associés à partir <strong>de</strong> là « à <strong>de</strong>s coopérateurs contribuant à la qualité <strong>de</strong>s<br />

prestations offertes et se protégeant par eux-mêmes contre les diverses formes d’injustices ou<br />

d’inégalités qui les guettent et qui peuvent les frapper au quotidien » 463 .<br />

458 Robert <strong>La</strong>fore, « Exclusion, insertion, intégration, fracture sociale, cohésion sociale : le poids <strong>de</strong>s<br />

maux », Revue <strong>de</strong> Droit sanitaire et social, octobre décembre 1996, p. 819.<br />

459 Robert Castel, op. cit., p 766<br />

460 Numa Murard, op. cit., p.225<br />

461 <strong>La</strong> loi 2002-2 ne remplace pas la loi <strong>de</strong> 1998 mais elle induit indirectement malgré tout un<br />

changement <strong>de</strong> philosophie d’approche, cf. Jean-François Bauduret et Marcel Jaeger, Rénover<br />

l’action sociale et médico-sociale, Dunod, Paris, 2002<br />

462 Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, op. cit.<br />

463 Ibid.<br />

- 197 -


Il n’y eut du reste que très peu <strong>de</strong> modifications au sein même <strong>de</strong>s politiques sociales qui<br />

étaient déjà <strong>de</strong>puis les années 80 à dimension territoriale, et cela malgré leur caractère<br />

universel. Elles avaient effectivement dès leur début glissé du transversal / global au<br />

transversal / particulier passant par <strong>de</strong>s politiques intégratives universalistes « animées par la<br />

recherche <strong>de</strong> grands équilibres, l’homogénisation <strong>de</strong> la société à partir du centre » aux<br />

politiques d’insertion universalistes ciblant « <strong>de</strong>s populations particulières et <strong>de</strong>s zones<br />

singulières <strong>de</strong> l’espace social » 464 . Aussi, l’universalisme <strong>de</strong>s politiques sociales avaient laissé<br />

le pas à une logique d’individualisation bien avant la loi <strong>de</strong> 2002 qui n’a alors fait qu’entériner<br />

juridiquement ces changements.<br />

<strong>La</strong> dimension <strong>de</strong> la conditionnalité 465 qui existait <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s dizaines d’années, symptomatique<br />

<strong>de</strong>s politiques d’individualisation, témoigne également <strong>de</strong> cette absence <strong>de</strong> rupture : les<br />

politiques <strong>de</strong> lutte contre les exclusions ont <strong>de</strong> ce fait toujours été basées plus ou moins<br />

officieusement sur l’optique <strong>de</strong> l’inadaptation induisant « un traitement médico-social<br />

approprié sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Etat thérapeute » 466 . <strong>La</strong> seule innovation fut que désormais, le<br />

législateur plaça la recherche <strong>de</strong> l’autonomie <strong>de</strong> la personne comme fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> toute action.<br />

<strong>La</strong> différence entre intégration et insertion, et <strong>de</strong> la même manière entre universalisme et<br />

individualisation, est capitale puisqu’elle met en évi<strong>de</strong>nce que la société admet politiquement<br />

le caractère quasi irréversible <strong>de</strong> la « nouvelle » paupérisation. L’article 3 <strong>de</strong> la loi du 2 janvier<br />

2002 ne dit d’ailleurs rien d’autre : « L’action sociale et médico-sociale est conduite dans le<br />

464 Robert Castel, op. cit., p 676. Pour une autre analyse <strong>de</strong>s différences entre les politiques<br />

d’insertion et les politiques d’intégration, cf. Chantal Guerin-Plantin, Genèse <strong>de</strong> l’insertion, Dunod,<br />

Paris, 1999<br />

465 Sur cette dimension, rappelons que « chaque groupe se voit attribuer <strong>de</strong>s droits propres, droits dont<br />

la conditionnalité augmente avec les inégalités. Plus le groupe est situé en bas <strong>de</strong> l’échelle sociale,<br />

moins il dispose <strong>de</strong> droits et plus ces <strong>de</strong>rniers sont soumis à conditions. Cela implique donc, dans<br />

l’esprit du législateur et dans la pratique <strong>de</strong> l’administration qui est l’un <strong>de</strong>s lieux d’exercice <strong>de</strong> ces<br />

droits, un contrôle. Contrôle du statut qui définit l’appartenance <strong>de</strong> la « cible ». Un individu peut aussi<br />

se trouver entre <strong>de</strong>ux cibles. Cette réalité, la conditionnalité <strong>de</strong>s droits, provoque <strong>de</strong>s discriminations<br />

<strong>de</strong> fait dans l’ensemble <strong>de</strong> la population » Catherine Levy, Vivre au minimum, Enquête dans l’Europe<br />

<strong>de</strong> la précarité, <strong>La</strong> Dispute, 2003, p. 162.<br />

466 Gilbert Clavel, <strong>La</strong> société d’exclusion. Comprendre pour en sortir, L’Harmattan, Paris, 1998, p.19<br />

- 198 -


espect <strong>de</strong> tous les êtres humains avec l’objectif <strong>de</strong> répondre <strong>de</strong> façon adaptée aux besoins <strong>de</strong><br />

chacun d’entre eux et en leur garantissant un accès équitable sur l’ensemble du territoire ».<br />

En substituant le concept d’équité à celui d’égalité, fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la tradition républicaine, la<br />

société prend acte <strong>de</strong>s inégalités fondamentales entre les individus, qu’il s’agit dès lors<br />

uniquement d’accompagner grâce à la mise en place <strong>de</strong> formes <strong>de</strong> contractualisation 467 sans<br />

jamais remettre en cause le cadre <strong>de</strong> fonctionnement global :<br />

« Le terme équité n’est pas aussi anodin qu’il y parait. Auteur d’un ouvrage très discuté,<br />

« Théorie <strong>de</strong> la justice », John Rawls emploie ainsi le concept d’équité, plutôt que celui<br />

d’égalité, en expliquant que l’équité prend acte d’inégalités fondamentales entre les individus<br />

dans une société libérale. Cela suppose <strong>de</strong> construire <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> contractualisation, en vue<br />

d’un « droit raisonnable ». Nous sommes là sur un registre <strong>de</strong> justice distributive, qui tranche<br />

avec la référence à l’égalité dans la tradition républicaine en France ». 468<br />

Conclusion :<br />

S’arrêter quelques instants pour réfléchir au chemin parcouru par tel ou tel processus,<br />

dynamique ou institution sociale est toujours un exercice bénéfique. Hélas, cela ne permet le<br />

plus souvent que <strong>de</strong> resituer l’histoire dans son champ d’interprétation à défaut <strong>de</strong> pouvoir<br />

réaliser l’inverse. Les ruptures, les brèches, l’ensemble <strong>de</strong>s dynamiques présentes dans la<br />

mo<strong>de</strong>rnité épousent alors celles <strong>de</strong> nos propres représentations, toujours si fantasmées et si peu<br />

enclines à l’auto-analyse. L’histoire n’est au final qu’une certaine restitution <strong>de</strong> la mémoire<br />

collective et individuelle « ouverte à la dialectique du souvenir et <strong>de</strong> l’amnésie, inconsciente<br />

<strong>de</strong> ses déformations successives, vulnérables à toutes les utilisations et manipulations,<br />

susceptible <strong>de</strong> longues latences et <strong>de</strong> soudaines revitalisations ». 469 Il n’est malheureusement<br />

pas aisé <strong>de</strong> se détacher <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> biais, et en vérité, il semble bien que cela soit impossible,<br />

du moins dans l’absolu –et même dans le relatif d’ailleurs-. Bien nous en fasse toutefois, cela<br />

ne constitue pas un problème en soi, si on accepte toutefois dès le début cette donnée<br />

fondamentale en mettant en avant une analyse symétrique : « que faire si nous ne pouvons ni<br />

avancer ni reculer ? Déplacer notre attention. Nous n’avons jamais ni avancé ni reculé. Nous<br />

467 Lire à ce sujet John Rawls, Le droit <strong>de</strong>s gens, <strong>Bibliothèque</strong> 10/18, Editions Esprit, Paris, 1998.<br />

Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale, Hachette, Pluriel, Paris, 1997<br />

468 Jean-François Bauduret, Marcel Jaerger, op. cit.<br />

469 Michel Wieviorka, <strong>La</strong> différence, Balland, Paris, 2001, cité in Michel Sauquet, op. cit., p. 117-118.<br />

- 199 -


avons toujours activement trié <strong>de</strong>s éléments appartenant à <strong>de</strong>s temps différents. Nous pouvons<br />

trier encore. C’est le tri qui fait le temps et non le temps qui fait le tri » 470 .<br />

A partir <strong>de</strong> là, <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>uil et <strong>de</strong> cette renaissance pourrait-on dire, et en admettant humblement<br />

toutes les conséquences que cela peut avoir et qui pourraient être résumées par le joli précepte<br />

« boiter n’est pas pêcher » 471 dès l’instant où l’on en a conscience, quelques données<br />

fondamentales ont pu être détachées <strong>de</strong> l’analyse historique précé<strong>de</strong>nte :<br />

1/ L’impulsion <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, ce mélange doux amer <strong>de</strong> traditionnel, d’archaïque et <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>rne, définissant le processus <strong>de</strong> différenciation <strong>de</strong>s domaines sociaux est venue du<br />

politique et non du « marché », il est en ce sens le fruit du travail d’individus en « chair et en<br />

os » se situant dans <strong>de</strong>s contextes historiques et géopolitiques déterminants.<br />

2/ Une analyse en terme <strong>de</strong> croissance et non <strong>de</strong> répartition démontre que les crises sociales<br />

habituellement énoncées par les historiens pour décrire la mo<strong>de</strong>rnité et/ou ses conséquences ne<br />

supposent absolument pas l’existence <strong>de</strong> crises économiques : richesse <strong>de</strong>s nations et<br />

paupérisation ne sont ainsi absolument pas contradictoires.<br />

3/ Les politiques sociales rentrent en totale cohérence avec le système économique, à tel point<br />

d’ailleurs qu’elles semblent faire partie intégrante <strong>de</strong> la matrice <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, loin alors <strong>de</strong><br />

la conception <strong>de</strong> « pièce rapportée pour mécanisme défaillant» que l’on se fait habituellement.<br />

D’ailleurs, « à l’examen <strong>de</strong>s caractéristiques non structurelles d’une politique sociale,<br />

l’influence <strong>de</strong>s partis politiques et du pouvoir reste marginale, tandis que la variable<br />

économique et plus encore la variable démographique jouent un rôle dominant » 472 .<br />

Ces trois niveaux mettent alors en évi<strong>de</strong>nce qu’une analyse <strong>de</strong>s politiques sociales ne peut se<br />

faire qu’en rapport avec les dimensions économiques, politiques et sociales, en étant saisis à<br />

chaque fois « comme matière unique dans une problématique unique » 473 .<br />

470 Bruno <strong>La</strong>tour, op. cit., p.103<br />

471 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op.cit., 2006, p. 280 faisant référence à Lucien Israel, op. cit.<br />

472 Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, op. cit, p. 168<br />

473 Jean Baechler, op. cit. p. 10<br />

- 200 -


V.<br />

______________<br />

Bénéfices secondaires <strong>de</strong> la pauvreté<br />

Les quelques repères historiques présents dans le chapitre précé<strong>de</strong>nt témoignent donc, malgré<br />

- 201 -


toutes leurs limites, <strong>de</strong> trois dimensions fondamentales et interdépendantes au sein <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité. Cela a effectivement montré dans un premier temps que l’impulsion <strong>de</strong> la<br />

différenciation économique est venue du politique et non du marché. Ce <strong>de</strong>rnier n’est<br />

autrement dit aucunement un mon<strong>de</strong> indépendant ni même autonome, il est traversé et porté <strong>de</strong><br />

parts et d’autres par différentes orientations politiques. Cela a également mis en évi<strong>de</strong>nce que<br />

les crises sociales qui ont parcouru une certaine histoire <strong>de</strong> la France ne supposent absolument<br />

pas l’existence <strong>de</strong> crises économiques. Des niveaux très élevés <strong>de</strong> production <strong>de</strong> richesses<br />

peuvent exister dans <strong>de</strong>s contextes <strong>de</strong> dérégulation et <strong>de</strong> paupérisation sociale. Enfin, tout cela<br />

atteste très clairement que les politiques sociales participent à la « bonne marche » du<br />

« système économique ». Ces <strong>de</strong>rnières autrement dit, ne rompent absolument pas avec le<br />

fonctionnement général <strong>de</strong> la société, elles intègrent parfaitement la logique <strong>de</strong> « la production<br />

mécanique qui suppose tout bonnement la transformation <strong>de</strong> la substance naturelle et humaine<br />

<strong>de</strong> la société en marchandises » 474 .<br />

Trois dimensions sortent donc <strong>de</strong> ces observations : le politique, l’économie et le social. En les<br />

saisissant comme matière unique dans une problématique unique à partir d’un travail<br />

d’hybridation, une thèse tend alors à s’affirmer, en témoignant que c’est la dialectique entre les<br />

<strong>de</strong>ux faces historiques <strong>de</strong> la différenciation sociale -l’augmentation considérable <strong>de</strong> la<br />

richesse et la paupérisation d’une partie <strong>de</strong> la population- qui a fait <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong> la<br />

pauvreté une dimension fondamentale au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Tocqueville relevait d’ailleurs<br />

cette dimension dès le XVII° siècle lorsqu’il soulignait qu’en parcourant « les diverses<br />

contrées <strong>de</strong> l’Europe, on est frappé d’un spectacle très extraordinaire et en apparence<br />

inexplicable. Les pays qui paraissent les plus misérables sont ceux qui, en réalité, comptent le<br />

moins d’indigents, et chez les peuples dont vous admirez l’opulence, une partie <strong>de</strong> la<br />

population est obligée pour vivre d’avoir recours aux dons <strong>de</strong> l’autre » 475 .<br />

Le questionnement issu <strong>de</strong>s parties précé<strong>de</strong>ntes qui avaient pour ambition <strong>de</strong> comprendre<br />

pourquoi <strong>de</strong>s solutions ne solutionnant à priori pas grand-chose continuent à être appliquées,<br />

prend dès lors une toute autre tournure puisque cela interroge désormais la place <strong>de</strong> la pauvreté<br />

dans le système politico-économique comme facteur <strong>de</strong> richesse. A la source <strong>de</strong> la richesse <strong>de</strong>s<br />

nations autrement dit, la pauvreté ?<br />

474 Karl Polanyi, op. cit., 1998, p. 70<br />

475 Alexis <strong>de</strong> Tocqueville, Sur le paupérisme, Editions ALLIA, Paris, 2001, p.1<br />

- 202 -


<strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité, dans sa structure historique minimale, contient en son sein <strong>de</strong>ux « matrices » à<br />

priori, et à priori seulement, opposées : la première entraînant une augmentation considérable<br />

<strong>de</strong> la richesse nationale, facteur <strong>de</strong> « solidarité d’hétéronomie <strong>de</strong> condition » selon certains<br />

auteurs et la <strong>de</strong>uxième favorisant la paupérisation croissante d’une partie <strong>de</strong> la population,<br />

facteur <strong>de</strong> « dérégulation ». Cette dynamique revenant du reste à dire, pour paraphraser la<br />

bouta<strong>de</strong> britannique qui veut qu’«une manufacture soit une invention pour fabriquer <strong>de</strong>ux<br />

articles : du coton et <strong>de</strong>s pauvres » 476 , que la mo<strong>de</strong>rnité produit historiquement à la fois <strong>de</strong> la<br />

richesse et <strong>de</strong> l’indigence. Constat grossier il est vrai, mais néanmoins historiquement<br />

irréfutable et dont les conséquences sont fondamentales. D’où l’intérêt qu’il y a <strong>de</strong> réfléchir<br />

sur la nature respective <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux dimensions afin <strong>de</strong> mieux saisir par la suite ce<br />

qui s’avéra être entre elles une très forte interdépendance d’existence théorique ; expression<br />

d’ailleurs <strong>de</strong>s plus malheureuses puisqu’en réalité, elles ne font qu’une.<br />

De la richesse…<br />

L’analyse historique a largement témoigné qu’au fur et à mesure <strong>de</strong> l’avancement <strong>de</strong> la<br />

différenciation sociale, une amélioration exponentielle <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> vie s’est peu à peu<br />

imposée à l’échelle <strong>de</strong> la nation. Ce mouvement d’enrichissement a été en partie dû à une<br />

caractéristique intrinsèque <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité saisie par la suite par le politique : sa dynamique<br />

relève effectivement à l’origine, <strong>de</strong> la conjonction <strong>de</strong> l’accroissement <strong>de</strong> la population et <strong>de</strong><br />

l’ouverture progressive <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière au mon<strong>de</strong>. Ce contexte a alors favorisé (et seulement<br />

favorisé), pour être très schématique et très abstrait, une division exponentielle <strong>de</strong>s<br />

organisations productives <strong>de</strong> la société afin <strong>de</strong> pouvoir fournir à chacun <strong>de</strong>s individus une<br />

place et une fonction socialement utiles. Et <strong>de</strong> cette dynamique, réinscrite dans <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

production <strong>de</strong> types précapitalistes et capitalistes 477 , une amélioration continue <strong>de</strong>s techniques<br />

en est ressortie, provoquant par conséquent un enrichissement fabuleux <strong>de</strong> la civilisation en<br />

476 Marie-Thérèse Join-<strong>La</strong>mbert, op. cit, p.88<br />

477 Sur la « place » <strong>de</strong> la contingence au niveau <strong>de</strong> l’origine du capitalisme dans les sociétés<br />

occi<strong>de</strong>ntales, lire « L’avenir du Capitalisme, débat entre Jean Baechler et Immanuel Wallerstein » in<br />

Comment peut-on être anticapitaliste ?, Revue du MAUSS, <strong>La</strong> Découverte, Paris, 1997, pp. 16-22<br />

- 203 -


matière <strong>de</strong> connaissances et <strong>de</strong> conditions <strong>de</strong> vie 478 . L’adoption <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

production mettant incontestablement « l’histoire en mouvement, ne serait-ce que parce qu’il<br />

fait <strong>de</strong> l’innovation un impératif catégorique pour chaque entrepreneur sous peine <strong>de</strong><br />

disparition. C’est ce processus qui, à travers la concurrence, conduit ex post à une<br />

amélioration du niveau <strong>de</strong> vie, tel que le mesure l’accès aux biens marchands» 479 .<br />

Ce mouvement historique ne s’est du reste pas limité à provoquer une complexification au sein<br />

<strong>de</strong> l’organisation économique, chaque dimension <strong>de</strong> la société a été également touchée plus ou<br />

moins directement par ses effets puisque chacune y a participé. Une telle situation induisant<br />

dès lors une solidarité organique entre tous les individus, basée sur la nécessité<br />

d’interdépendance intrinsèque à la division du travail 480 . C’est d’ailleurs ce que sous-entendait<br />

Adam Smith lorsqu’il écrivait que « sans l’ai<strong>de</strong> et le concours <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> personnes, le<br />

plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé » 481 . L’échange<br />

économique découlant <strong>de</strong> la division du travail, semble constituer <strong>de</strong> cette façon, une <strong>de</strong>s bases<br />

<strong>de</strong> la socialisation en construisant « la société jusqu’à sa finalité ultime : celle <strong>de</strong> l’autonomie<br />

réalisée dans la dépendance généralisée » 482 . Il s’agit, autrement dit, <strong>de</strong> comprendre que dans<br />

une telle configuration, la « société » ne peut plus se contenter d’instituer uniquement un<br />

système d’entrai<strong>de</strong> directe entre les individus. Pour garantir une certaine stabilité <strong>de</strong> ses<br />

structures, elle se voit obligée <strong>de</strong> constituer un système <strong>de</strong> solidarité détaché <strong>de</strong>s interrelations<br />

individuelles. Cette obligation ne sous-entend toutefois pas l’exclusion d’autres mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

gestion <strong>de</strong> la solidarité, du moins théoriquement 483 : différentes logiques peuvent exister en<br />

fonction, par exemple, <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production dominants (économie <strong>de</strong> marché, planifiée ou<br />

fondée sur la réciprocité, etc.) et <strong>de</strong>s orientations politiques en présence. Le fonctionnement <strong>de</strong><br />

478 Lire Jean Pierre Durand, « <strong>La</strong> pensée critique peut-elle être utile ? » in Comment peut-on être<br />

anticapitaliste , op. cit., p. 152<br />

479 Robert Boyer, « L’avenir <strong>de</strong>s capitalismes à la lumière <strong>de</strong> l’histoire », in Alternative économique,<br />

Hors série n° 65 : Le capitalisme, 3e trimestre 2005. Cf. également Norbert Elias, <strong>La</strong> dynamique <strong>de</strong><br />

l’occi<strong>de</strong>nt, Agora, Pocket, Paris, 2003<br />

480 Emile Durkheim, op. cit., 1989, p.382<br />

481 Adam Smith, op. cit.<br />

482 Pierre Rosanvallon, op. cit., p. 76<br />

483 Lire Alain Caillé, <strong>La</strong> crise ou quand l'économique dissimule la question du sens <strong>de</strong> l'existence<br />

[en ligne], consulté le 23/06/2008, disponible sur Internet : http://pagesperso-<br />

orange.fr/marxiens/politic/revenus/caille.htm<br />

- 204 -


la mo<strong>de</strong>rnité, ou plus simplement les choix réalisés au niveau étatique, ont néanmoins<br />

provoqué une relégation quasiment exclusive <strong>de</strong> l’obligation <strong>de</strong> solidarité au seul rang du<br />

politique, laissant <strong>de</strong> ce fait la différenciation sociale libre <strong>de</strong> pénétrer, sans trop <strong>de</strong> limites, le<br />

champ économique. « Sans trop <strong>de</strong> limites » puisque l’inscription <strong>de</strong> ce processus à l’ensemble<br />

<strong>de</strong>s cadres sociaux crée, malgré tout, <strong>de</strong>s tensions non négligeables issues <strong>de</strong>s effets<br />

constitutifs <strong>de</strong>s modifications <strong>de</strong> la mobilisation et <strong>de</strong> l’utilisation <strong>de</strong>s forces productives.<br />

Du paupérisme…<br />

<strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité arrive toutefois, à travers cette dynamique, à se développer tout en contrôlant ses<br />

effets « socialement négatifs », et cela sans jamais remettre en question les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong><br />

bases <strong>de</strong> son évolution. A tel point d’ailleurs qu’elle paraît porter en elle les conditions <strong>de</strong> son<br />

expansion socio-économique et <strong>de</strong> son maintien sur le long terme. Il s’agit pourtant <strong>de</strong> préciser<br />

que même s’il y a contrôle, cela ne veut pas dire résorption. Les effets décrits habituellement –<br />

à tort ou à raison, c’est une question <strong>de</strong> position - comme « négatifs » sont encadrés, gérés,<br />

voire institutionnalisés, mais à aucun moment ils ne sont effacés, comme la partie précé<strong>de</strong>nte<br />

l’a du reste démontré. <strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité semble effectivement asphyxier, dans le même temps<br />

qu’elle se développe, les rapports sociaux via un double mouvement <strong>de</strong> fragmentation et <strong>de</strong><br />

déqualification <strong>de</strong>sdits rapports. Fragmentation parce que son développement vers la forme la<br />

plus aboutie <strong>de</strong> la division du travail, c'est-à-dire celle où la création <strong>de</strong> richesse serait séparée<br />

thèoriquement <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> production, engendre « une société <strong>de</strong> travailleurs sans travail,<br />

c'est-à-dire privés [du contrôle] <strong>de</strong> la seule activité qui leur reste » 484 . Et déqualification étant<br />

donné qu’il neutralise les possibilités d’appliquer la sacralisation humaine aux personnes ne<br />

pouvant participer à son développement dans les cadres habituels. En étant basée sur le<br />

principe <strong>de</strong> « l’humanité partagée », en tant que valorisation <strong>de</strong> « personnalités individuelles,<br />

seules capables d’agir dans <strong>de</strong>s sphères d’actions propres à chacune d’entre elles » 485 , la<br />

mo<strong>de</strong>rnité rejette par la même tous les individus ne pouvant répondre à ces exigences <strong>de</strong><br />

personnalités individuelles autonomes.<br />

484 Hannah Arendt, Condition <strong>de</strong> l’homme mo<strong>de</strong>rne, Pocket, Paris, 2002, p. 38 [1ére édition 1958]. Cf.<br />

également Georg Lukacs, Histoire et conscience <strong>de</strong> classe, Les Editions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1960 [1ére<br />

édition 1923]. Pour une critique <strong>de</strong>s analyses <strong>de</strong> l’individu fragmenté, cf. Danilo Martuccelli, op. cit.,<br />

2002<br />

485 Danilo Martuccelli, op. cit., 1999, p 37<br />

- 205 -


Cette dialectique s’est par ailleurs considérablement accélérée ces <strong>de</strong>rnières années avec<br />

l’introduction d’un nouveau mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production aboutissant à une volonté dominante (mais<br />

toujours pas exclusive) d’enrichissement pour l’enrichissement, c’est à dire à un état<br />

chrématistique 486 : face aux limites auxquelles a été confronté le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production<br />

« fordiste » dans les années 70 487 , caractérisées par une pério<strong>de</strong> où « les profils tirés <strong>de</strong> la<br />

gestion capitaliste ne trouvaient pas <strong>de</strong> débouchés suffisants dans <strong>de</strong>s investissements<br />

rentables financièrement susceptibles <strong>de</strong> développer les capacités <strong>de</strong> production » 488 ,<br />

provoquant une aggravation <strong>de</strong> la situation sur le marché du travail, une nouvelle étape dans le<br />

développement historique <strong>de</strong> la différenciation sociale a été effectivement franchie. Ce passage<br />

a du reste été permis par la mise en place <strong>de</strong> politiques <strong>de</strong> financiarisation caractérisées par la<br />

séparation progressive entre la création <strong>de</strong> valeurs et la production <strong>de</strong> biens et <strong>de</strong> services : ce<br />

fut dès lors une remise en cause radicale <strong>de</strong>s liens entre production, travail et numéraire. Ainsi,<br />

peu à peu, le langage et la pratique économique changèrent : « produire pour s’enrichir<br />

<strong>de</strong>vient un concept dépassé, le nouveau mot d’ordre étant <strong>de</strong> « créer <strong>de</strong> la valeur », à court<br />

terme si possible, quels qu’en soient les moyens : spéculation sur le cours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>vises et<br />

l’évolution <strong>de</strong>s taux <strong>de</strong> change aussi bien que sacrifice <strong>de</strong> pans entiers <strong>de</strong> la production, voire<br />

casse <strong>de</strong>s entreprises et désastres sociaux […] ». 489<br />

« <strong>La</strong> création <strong>de</strong> valeur pour l’actionnaire est venue au cœur <strong>de</strong> l’objectif <strong>de</strong>s grands groupes.<br />

Les prélèvements réalisés sur les valeurs créées dans l’activité <strong>de</strong> production sont dorénavant<br />

obtenus directement par une baisse du coût salarial voire une <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> ressources<br />

productives […] Ainsi, le financement via les marchés financiers fait porter l’ajustement sur la<br />

production, c’est à dire sur l’emploi, le chômage apparaissant comme la condition du profit<br />

du rentier » 490 . Cette dimension est très importante car elle justifie l’application <strong>de</strong>puis une<br />

trentaine d’années <strong>de</strong> politiques <strong>de</strong> l’emploi allant toutes vers une plus gran<strong>de</strong> flexibilité<br />

486 « L’avenir du Capitalisme, débat entre Jean Baechler et Immanuel Wallerstein » in op. cit.<br />

487 Sur ce point cf. notamment Robert Boyer, Jean-Pierre Durand, l’après fordisme, Syros, Paris,<br />

1993.<br />

488 Daniel Bachet, Mondialisation financière et travail [en ligne], 2000. Disponible sur Internet :<br />

www.espaces-marx.eu.org.<br />

489 Axel Kahn, op. cit., p. 180<br />

490 Daniel Bachet, Mondialisation financière et travail [en ligne] Disponible sur internet :<br />

www.espaces-marx.eu.org<br />

- 206 -


salariale au sein <strong>de</strong>s entreprises 491 .<br />

Cette volonté <strong>de</strong> laisser se développer la différenciation sociale dans le domaine économique,<br />

jusqu'à séparer la logique <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> valeur <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la production, a eu d’autre part<br />

<strong>de</strong>s effets sociaux jugés d’ordinaire comme « désastreux » 492 : « entre chômage, sous-emploi,<br />

précarité financière <strong>de</strong>s travailleurs pauvres, c’est vraisemblablement entre le quart, au<br />

moins, et le tiers <strong>de</strong> la population : soit 15 à 20 millions <strong>de</strong> personnes, 7 millions <strong>de</strong> pauvres et<br />

8 à 12 millions <strong>de</strong> précaires qui, pour une raison ou pour une autre, ont, <strong>de</strong> façon durable, <strong>de</strong>s<br />

conditions <strong>de</strong> vie marquées du sceau <strong>de</strong> l’extrême difficulté » 493 .<br />

Ces conséquences sociales plus ou moins directes selon les auteurs et sur lesquelles il n’est pas<br />

nécessaire <strong>de</strong> revenir étant donné l’ampleur <strong>de</strong>s travaux qui leur a déjà été consacrées, ont<br />

491 Les politiques <strong>de</strong> l’emploi menées par les gouvernements successifs ont été effectivement<br />

caractérisées par <strong>de</strong>ux dimensions : réduction du coût du travail en subventionnant (comme avec les<br />

récents « chèques emploi- entreprise ») ou en exonérant les cotisations sociales <strong>de</strong>s emplois à bas<br />

salaires, entraînant du coup une prolifération <strong>de</strong> l’instabilité sur le marché du travail. Augmentation<br />

<strong>de</strong>s différents types <strong>de</strong> contrat <strong>de</strong> travail qui précarisent <strong>de</strong> plus en plus les salariés. Ainsi, le recours à<br />

l’intérim, au CDD, au temps partiel, etc. prennent <strong>de</strong> plus en plus d’importance sur le marché du<br />

travail (cf. statistique INSEE). Il ne faut d’ailleurs pas croire que ce mouvement <strong>de</strong> précarisation <strong>de</strong>s<br />

formes d’emploi ne touche que les populations les moins qualifiées. On voit en effet commencer à<br />

émerger dans les travaux gouvernementaux <strong>de</strong> nouveaux contrats pour les salariés « hautement<br />

qualifiés » copiant sur le « contrat à durée indéterminée <strong>de</strong> chantier » présent dans le bâtiment. Cela<br />

revient d’une certaine manière à établir <strong>de</strong>s CDD en fonction <strong>de</strong> la durée d’une mission particulière<br />

afin « d’assouplir le droit du travail et <strong>de</strong> fluidifier le marché <strong>de</strong> l’emploi responsable <strong>de</strong> la hausse du<br />

chômage » pour reprendre les termes du ministre <strong>de</strong>s Affaires Sociales et <strong>de</strong> la Solidarité du<br />

gouvernement Raffarin II.<br />

492 Il faut préciser que cette montée <strong>de</strong> la différenciation s’est principalement réalisée à travers<br />

l’adoption d’un nouveau mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production et d’organisation caractérisée par la lean production<br />

(production frugale) avec le flux tendu. « Dans ce nouveau contexte, le développement d’une capacité<br />

d’adaptation en temps réel aux fluctuations quantitatives et qualitatives <strong>de</strong>s carnets <strong>de</strong> comman<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>vient vital, et la flexibilité un maître mot, qu’il s’agissent <strong>de</strong> production ou <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong> main-<br />

d’œuvre. Les conséquences en ont été l’externalisation <strong>de</strong>s activités, le développement <strong>de</strong> la sous-<br />

traitance, l’éclatement <strong>de</strong>s collectifs <strong>de</strong> travail, le développement <strong>de</strong>s formes atypiques d’emploi ».<br />

Marie-Thérèse Join-<strong>La</strong>mbert, op. cit., p. 61<br />

493 Jean-jacques Dupeyroux, Revue droit social, n°3, mars 2005. Pour un travail rigoureux <strong>de</strong><br />

définition <strong>de</strong>s « travailleurs pauvres », cf. Julien Damon, « les travailleurs pauvres en France » in<br />

Futuribles n° 333, septembre 2007, pp.5-19<br />

- 207 -


alors entraîné l’émergence puis l’hégémonie <strong>de</strong>s positions intellectuelles décrivant la situation<br />

actuelle comme révélatrice d’une profon<strong>de</strong> crise <strong>de</strong> la morale mo<strong>de</strong>rne et/ou du<br />

fonctionnement économique 494 .<br />

Que l’analyse soit en effet orientée vers une dénonciation du libéralisme, insistant sur ses<br />

dysfonctionnements structurels ou conjoncturels, ou qu’elle soit posée en terme d’absence <strong>de</strong><br />

correspondance entre les besoins du marché et les compétences, les aptitu<strong>de</strong>s ou les formations<br />

<strong>de</strong>s travailleurs, ces <strong>de</strong>ux postures sont construites <strong>de</strong> manière quasi i<strong>de</strong>ntique autour <strong>de</strong> l’idée<br />

<strong>de</strong> « crise » <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité : selon ces <strong>de</strong>rnières et cela <strong>de</strong> façon quasiment indifférenciée,<br />

« tout se passe [aujourd’hui] comme si les énergies utopiques étaient consumées, comme si<br />

elles s’étaient retirées <strong>de</strong> la pensée historique. L’horizon <strong>de</strong> l’avenir s’est rétréci et l’esprit du<br />

temps, tout comme la politique, s’est profondément modifié. L’avenir est chargé négativement,<br />

et, au seuil du XXIe siècle se <strong>de</strong>ssine un panorama d’épouvante dans lequel les intérêts vitaux<br />

universels s’avèrent menacés. […] Il se pourrait bien que la situation soit explicitement<br />

brouillée. Pour autant, cette absence <strong>de</strong> visibilité est aussi fonction <strong>de</strong>s dispositions à agir<br />

dont la société se croit capable. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la confiance <strong>de</strong> la culture<br />

occi<strong>de</strong>ntale en elle-même. » 495<br />

<strong>La</strong> « crise » : tour <strong>de</strong> passe-passe <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>rnes<br />

Dans le premier type d’analyse, la mo<strong>de</strong>rnité est confrontée aux limites <strong>de</strong> l’intégration par le<br />

travail puisque dans nos sociétés qui « donnent la primauté à la production » et où <strong>de</strong> fait « la<br />

réalité sociale est concrètement tissée par les échanges liés à la vie économique et à la<br />

distribution <strong>de</strong>s richesses entre les diverses catégories » 496 , les difficultés d’accès et la<br />

déstabilisation du marché du travail ont entraîné une augmentation du nombre « d’inutiles au<br />

mon<strong>de</strong> » dont le caractère exponentiel menace la cohésion dans toutes les dimensions <strong>de</strong> la vie<br />

sociale. Menace car «la prépondérance <strong>de</strong> la production a pour effet que les liens familiaux et<br />

494 Cf. notamment Pierre Rosanvallon, la Crise <strong>de</strong> l’Etat provi<strong>de</strong>nce, Edition du Seuil, Paris, 1992 et<br />

François Dubet, op. cit., 2002<br />

495 Jürgen Habermas, <strong>La</strong> crise <strong>de</strong> l’Etat provi<strong>de</strong>nce ou l’épuisement <strong>de</strong>s énergies utopiques, Le Cerf,,<br />

Paris, 1990, p. 47<br />

496 Serge Paugam (dir.), L’exclusion, l’état <strong>de</strong>s savoirs, la Découverte, Paris, p.28, 1996.<br />

- 208 -


sociaux sont étroitement liés à la position <strong>de</strong> l’individu par rapport au marché du travail » 497 , il<br />

s’agit alors d’une déstabilisation sociale en chaîne se répercutant dans toutes les sphères<br />

sociétales, tant privées que publiques. Le sociologue Robert Castel met d’ailleurs en évi<strong>de</strong>nce<br />

cette dimension en conceptualisant le phénomène d’exclusion à partir du modèle <strong>de</strong> la<br />

désaffiliation résultant d’une augmentation <strong>de</strong> la vulnérabilité relationnelle corrélative à la<br />

dégradation du marché <strong>de</strong> l’emploi 498 :<br />

«Le noyau <strong>de</strong> la question sociale aujourd’hui me paraît être l’existence d’« inutiles au<br />

mon<strong>de</strong> », <strong>de</strong> surnuméraires qui ne trouvent pas une place stable dans la société, et autour<br />

d’eux d’une nébuleuse <strong>de</strong> situations marquées par la précarité et l’incertitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s len<strong>de</strong>mains<br />

qui attestent <strong>de</strong> la remontée d’une vulnérabilité <strong>de</strong> masse. Paradoxe : il a fallu <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong><br />

sacrifices, <strong>de</strong> souffrances et d’exercice <strong>de</strong> la contrainte – la force <strong>de</strong> la législation et <strong>de</strong>s<br />

règlements, la contrainte du besoin et <strong>de</strong> la faim aussi – pour fixer le travailleur à sa tâche,<br />

puis l’y maintenir par un éventail d’avantages « sociaux » qui vont qualifier un statut<br />

constitutif <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité sociale. C’est au moment où cette « civilisation du travail » paraît<br />

s’imposer définitivement sous l’hégémonie du salariat que l’édifice se fissure, remettant à<br />

l’ordre du jour la vieille obsession populaire d’avoir à vivre « au jour la journée ». C’est la<br />

raison pour laquelle, pour ma part, je préfère parler <strong>de</strong> « désaffiliation » 499 .<br />

Dans le second type d’analyse, l’existence d’une crise <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité renvoie à un problème<br />

<strong>de</strong> moralité individuelle et collective caractérisé essentiellement par « l’handicapologie » <strong>de</strong>s<br />

pauvres qui, du fait d’un manque <strong>de</strong> formation ou tout simplement <strong>de</strong> motivation, parasitent le<br />

système en entraînant un surcoût pour la collectivité. <strong>La</strong>quelle, organisée sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Etat-<br />

Social, participe alors à sa propre déca<strong>de</strong>nce. Cela renvoie dès lors à une responsabilisation<br />

individuelle et à un reformatage <strong>de</strong>s politiques allant dans le sens d’une individualisation <strong>de</strong>s<br />

solutions potentiellement applicables :<br />

« Les économistes du FMI ne pouvaient évi<strong>de</strong>mment pas ignorer l’existence du chômage. Mais<br />

puisque, du point <strong>de</strong> vue du fanatisme du marché (selon lequel, par définition, les marchés<br />

fonctionnent parfaitement et la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> doit être égale à l’offre pour le travail comme pour<br />

497 Ibid. p.29<br />

498 Robert Castel, De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité<br />

relationnelle, in Jacques Donzelot (sous dir.), Face à l’exclusion. Le modèle français, Esprit Editions,<br />

Paris, 1991, pp. 137-167<br />

499 Notes <strong>de</strong> Robert Castel [en ligne]. Disponible sur Internet : www.cndp.fr/tr_exclusion/rep_cast.html<br />

- 209 -


tout autre bien ou facteur), il ne peut y avoir <strong>de</strong> chômage, c’est que le problème ne peut pas<br />

venir <strong>de</strong>s marchés. Il doit donc venir d’ailleurs, <strong>de</strong> l’interférence <strong>de</strong> syndicats cupi<strong>de</strong>s et <strong>de</strong><br />

politiciens dans les mécanismes <strong>de</strong> libre marché : ils <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt, et obtiennent, <strong>de</strong>s salaires<br />

bien trop élevés. D’où une évi<strong>de</strong>nte conclusion pratique : s’il y a du chômage, il faut réduire<br />

les salaires » 500 .<br />

Cette analyse suppose donc que la « crise » est la conséquence <strong>de</strong> l’incapacité, volontaire ou<br />

non d’ailleurs, <strong>de</strong> l’Etat et d’une partie <strong>de</strong> la société à s’adapter « aux<br />

changements nécessaires » qu’induit le nouveau contexte d’échanges internationaux. Voici<br />

pour illustration, un extrait du rapport <strong>de</strong> la Task-force pour l’emploi présidée par Monsieur<br />

Wim KOK qui avait fait grand bruit à la DGAS lorsqu’il fut rendu public en novembre 2003 :<br />

« L’opposition à l’accroissement <strong>de</strong> la flexibilité est attisée par la conviction qu’il en<br />

résulterait automatiquement une aggravation <strong>de</strong> l’insécurité et <strong>de</strong> la précarité d’emploi pour<br />

les travailleurs. Les Etats membres doivent être capables <strong>de</strong> venir à bout <strong>de</strong> cette perception.<br />

<strong>La</strong> flexibilité ne sert pas seulement les intérêts <strong>de</strong> l’employeur. Les travailleurs d’aujourd’hui<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt également une flexibilité <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> travail. […] il en découle […] <strong>de</strong>s<br />

perspectives <strong>de</strong> solutions avantageuses pour tous, à condition que chacun soit disposé à<br />

mettre <strong>de</strong> côté ses schémas classiques <strong>de</strong> pensée. […] Les employeurs doivent avoir la<br />

possibilité d’adapter leurs effectifs au moyen d’une interruption <strong>de</strong> contrat sans préavis ni<br />

coût excessifs […]. Des conditions contractuelles excessivement protectrices dans le cadre <strong>de</strong><br />

contrats types (CDD, CDI) peuvent dissua<strong>de</strong>r les employeurs <strong>de</strong> recruter <strong>de</strong>s travailleurs<br />

[…]. »<br />

Le système <strong>de</strong> protection issu du droit du travail est donc analysé en tant qu’orientation<br />

politique erronée puisque les différentes « sécurités » que cela induit sont perçues comme<br />

responsables <strong>de</strong> l’augmentation du chômage. C’est ainsi pour cette raison, qu’il s’agit <strong>de</strong><br />

« venir à bout <strong>de</strong> cette perception », <strong>de</strong> « ses schémas classiques <strong>de</strong> pensée dont même les<br />

salariés ne veulent plus » puisque étant le « produit d’un passé révolu ».<br />

Quoi qu’il en soit, c’est toujours l’idée <strong>de</strong> «crise» qui prédomine cet ensemble <strong>de</strong> réflexions,<br />

sorte <strong>de</strong> tour <strong>de</strong> passe-passe permettant « <strong>de</strong> combler l’écart croissant entre la <strong>de</strong>scription<br />

500 Joseph E. Stiglitz, <strong>La</strong> gran<strong>de</strong> désillusion, Fayard, 2003, p. 65<br />

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positionnelle du mon<strong>de</strong> donnée par la sociologie et la réalité multiple et éclatée <strong>de</strong>s<br />

individus » 501 . <strong>La</strong> « crise » est ainsi <strong>de</strong>venue une pensée impensée omniprésente : crise du<br />

capitalisme pour les uns, crise du système scolaire pour les autres, en passant par la crise <strong>de</strong><br />

l’Etat-nation ou celle <strong>de</strong> la citoyenneté, toutes les dimensions sociétales y passent à un moment<br />

ou à un autre.<br />

<strong>La</strong> précé<strong>de</strong>nte analyse historique a toutefois permis <strong>de</strong> témoigner du caractère largement<br />

fictionnel d’une vision duale <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité déchirée entre un glorieux passé et un présent<br />

chaotique. L’ordre et le chaos ne se partagent pas la temporalité <strong>de</strong> nos existences, ils ne sont<br />

que les fruits <strong>de</strong> notre incapacité à saisir et à donner du sens au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’immédiateté : le<br />

« sens <strong>de</strong> l’histoire » est possible puisque composé <strong>de</strong> matériaux tangibles à partir <strong>de</strong>squels nos<br />

représentations peuvent se construire, se reconstruire et reformater leurs bases <strong>de</strong> manière<br />

extrêmement dynamique, c'est-à-dire en incorporant au fur et à mesure <strong>de</strong> nouvelles fictions<br />

simplifiant le réel. D’où ce sentiment doux et rassurant <strong>de</strong> la chose maîtrisée puisque créée <strong>de</strong><br />

toutes pièces. A l’inverse du temps présent qui, tout en étant aussi fantasmé, laisse malgré tout<br />

cette impression désagréable d’une perte <strong>de</strong> contrôle, d’une perte <strong>de</strong> sens en somme, puisque<br />

n’existant qu’à travers ce passé avec lequel on entretient toujours <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong>s plus<br />

ambivalentes. « L’actuel <strong>de</strong>vient la source ultime, d’emblée supérieure, <strong>de</strong> valeur contre le<br />

passé et l’autorité du passé, même si, et pour radical que soit le désir <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong><br />

construire un présent n’existant qu’en rapport avec lui-même, sa conscience ne cessera pas<br />

pourtant <strong>de</strong> se construire dans un rapport difficile au passé » 502 . « <strong>La</strong> crise » n’est, autrement<br />

dit, que le résultat <strong>de</strong> cette fiction inachevée 503 , aggravée par le pathos <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>rnes qui,<br />

incontestablement, « aiment à se faire peur avec leur propre <strong>de</strong>stinée » 504 .<br />

501 Danilo Martuccelli, op. cit., p.23<br />

502 Danilo Martuccelli, op. cit., 2000, p. 10<br />

503 Sur la notion <strong>de</strong> temporalité comme mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> rangement pour lier <strong>de</strong>s éléments historiques, lire<br />

Bruno <strong>La</strong>tour, op. cit., pp. 101-104.<br />

504 Ibid. pp. 154-158. Une lecture <strong>de</strong>s représentations <strong>de</strong> la « crise » <strong>de</strong> l’Etat provi<strong>de</strong>nce est à ce titre<br />

<strong>de</strong>s plus intéressantes puisqu’une analyse historique montre que ce <strong>de</strong>rnier a toujours été justement<br />

considéré en crise. Lire à ce sujet Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, op. cit. p. 279 (tableau <strong>de</strong> la crise continue<br />

<strong>de</strong>s Etats-provi<strong>de</strong>nce)<br />

Années 1950Années 1960Années 1970-1980Années 1990Entrave la croissanceTrop peu<br />

d’égalitésCrée <strong>de</strong> la stagflationGlobalisation et besoin <strong>de</strong> flexibilité économiqueCrée <strong>de</strong><br />

l’inflationGouvernement surchargéCrise persistante Valeurs postmatériellesInstabilité <strong>de</strong> la famille<br />

- 211 -


Les <strong>de</strong>ux types d’analyses précé<strong>de</strong>mment mises en évi<strong>de</strong>nce, situent par exemple l’émergence<br />

du « <strong>de</strong>rnier » phénomène <strong>de</strong> « crise » au niveau <strong>de</strong>s années soixante-dix en faisant référence<br />

le plus souvent aux premiers signes <strong>de</strong> l’incapacité étatique à relever les conséquences<br />

structurelles et conjoncturelles issues <strong>de</strong> la « déstabilisation » du mon<strong>de</strong> économique. D’où<br />

l’idée communément partagée du passage d’une pério<strong>de</strong> faste à une crise générale <strong>de</strong> la<br />

société. Outre la dimension, encore une fois, largement fantasmée <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> cet âge<br />

d’or 505 , la retranscription historique du processus <strong>de</strong> « crise » montre à l’inverse que même s’il<br />

y a eu une baisse générale du mouvement <strong>de</strong> production, l’amplitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son recul n’est<br />

absolument pas symptomatique d’une crise économique. <strong>La</strong> rupture caractéristique <strong>de</strong> cette<br />

pério<strong>de</strong> désigne par conséquent un simple ralentissement du rythme <strong>de</strong> croissance du produit<br />

intérieur brut, qui reste malgré tout comparable aux meilleures décennies du XIXe siècle 506 . <strong>La</strong><br />

consommation par tête a en outre progressé <strong>de</strong> manière honorable <strong>de</strong> 3,4% entre 1973 et<br />

1979, et la productivité du travail non seulement n’a jamais fléchi durant cet intervalle mais a<br />

continué à progresser à un rythme, certes légèrement moins soutenu, mais néanmoins<br />

conséquent, <strong>de</strong> même d’ailleurs que les revenus du capital qui n’ont cessé <strong>de</strong> s’améliorer 507 .<br />

Ces informations démontrent, sans conteste, que l’existence d’une « crise sociale » pendant ce<br />

laps <strong>de</strong> temps n’est absolument pas à relier à une « crise économique » compte tenu <strong>de</strong><br />

l’importance <strong>de</strong> la richesse produite. Des fluctuations conjoncturelles <strong>de</strong> relatives amplitu<strong>de</strong>s<br />

n’ont jamais été synonymes <strong>de</strong> crise. Loin d’une crise <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, l’époque actuelle serait<br />

d’ailleurs davantage marquée par une nouvelle « apogée ». Ce point est d’ailleurs souligné par<br />

Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur étu<strong>de</strong> sur le capitalisme mo<strong>de</strong>rne :<br />

« Contre les recours fréquents au topique <strong>de</strong> la « crise », régulièrement invoqué, […] <strong>de</strong>puis<br />

1973, nous considérons que les vingt <strong>de</strong>rnières années ont plutôt été marquées par un<br />

capitalisme florissant. Le capital a connu durant cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> multiples opportunités<br />

505 Robert Castel, op. cit., pp. 627-639. <strong>La</strong> démythification <strong>de</strong>s « Trente Glorieuses » montre du reste<br />

le caractère inachevé <strong>de</strong>s réalisations <strong>de</strong>s acquis sociaux, ainsi que les effets pervers <strong>de</strong> certaines<br />

interventions étatiques d’ai<strong>de</strong> sociale.<br />

506 Jean-Charles Asselain, op. cit., 1984, p. 146<br />

507 Cf. sur ce point, Gilbert Cette et Selma Mahfouz, Le partage primaire du revenu : un constat<br />

<strong>de</strong>scriptif sur longue pério<strong>de</strong>, Economie et statistique, n°296-297, juin-juillet, pp. 165-184, 1996, Luc<br />

Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 2001, p. 19.<br />

- 212 -


d’investissement offrant <strong>de</strong>s taux <strong>de</strong> profit souvent plus élevés qu’aux époques antérieures » 508 .<br />

Ainsi, la « détérioration » quantitative et qualitative du marché du travail ne trouve absolument<br />

pas sa source d’origine au sein <strong>de</strong> cette pseudo dégradation du système économique. Le<br />

problème ne se pose donc pas en terme <strong>de</strong> crise mais <strong>de</strong> mutation 509 , c'est-à-dire d’une<br />

transformation <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> gouvernance au sein <strong>de</strong>s entreprises<br />

conjointement à une modification du rapport entre la politique et l’économie. Mutation qui a<br />

du reste permis, comme cela a déjà été exposé, la mise en place d’une déréglementation et<br />

d’un décloisonnement <strong>de</strong>s marchés financiers, provoquant une « accélération » du processus<br />

<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité en séparant théoriquement la création <strong>de</strong> richesse <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> production. 510<br />

<strong>La</strong> séparation symbolique qui est souvent réalisée politiquement entre l’économie et le social,<br />

est pour le coup relativement valable, non pas dans la perspective d’une absence<br />

d’interrelation réciproque (puisqu’ils ne font en réalité qu’un), mais dans le fait que la création<br />

<strong>de</strong> richesse au niveau du premier peut se faire en décalage avec l’amélioration du <strong>de</strong>uxième,<br />

du moins jusqu’à un certain point socio-économique donné 511 . Mais au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette dimension<br />

<strong>de</strong> relative autonomie en matière <strong>de</strong> correspondance d’évolution, il faut préciser que ce<br />

mouvement économique, en s’autonomisant <strong>de</strong> manière exponentielle du reste <strong>de</strong> la société,<br />

renforce paradoxalement l’emprise <strong>de</strong> sa logique dans toutes les autres sphères sociétales. Ce<br />

qui explique dès lors l’impossibilité qu’a l’action sociale et médico-sociale <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong> la<br />

distance avec la logique <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité puisque « une fois que le système économique<br />

s’organise en institutions séparées, fondées sur <strong>de</strong>s mobiles déterminés et conférant un statut<br />

spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système <strong>de</strong> fonctionner<br />

suivant ses propres lois » 512 .<br />

508 Ibid., p. 18<br />

509 Mutation qui est la conséquence <strong>de</strong> modifications au sein <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong> force entre différentes<br />

orientations du travail<br />

510 Ibid. Lire également François Chesnais, <strong>La</strong> mondialisation du capital, alternatives économiques,<br />

Syros, Paris, 1998.<br />

511 Ce point est d’ailleurs constamment en recul grâce au développement <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> crédits qui<br />

facilitent cette relative autonomie du champ économique par rapport au social via la création <strong>de</strong><br />

systèmes artificiels <strong>de</strong> ressources.<br />

512 Karl Polanyi, op. cit., p. 88<br />

- 213 -


Cela permet, <strong>de</strong> cette façon, <strong>de</strong> mieux comprendre l’emprise <strong>de</strong> la division du travail sur les<br />

logiques institutionnelles comme l’on a pu l’observer dans la partie précé<strong>de</strong>nte : aussi et<br />

paradoxalement, la séparation <strong>de</strong>s domaines sociaux issue <strong>de</strong> la différenciation sociale semble<br />

pour le coup relevée autant d’une mythification réelle que d’une réalité tangible 513 .<br />

<strong>La</strong> différenciation sociale comme objet <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>rnes<br />

Il faut enfin préciser que ces mutations s’inscrivent moins dans le développement <strong>de</strong> la<br />

différenciation sociale à l’échelle internationale que dans celui qui a lieu au niveau national.<br />

« On ne peut effectivement attribuer, comme certains rapprochements simplistes pourraient le<br />

laisser penser, l’accroissement du chômage en France aux effets <strong>de</strong> la mondialisation, et plus<br />

particulièrement à la concurrence <strong>de</strong>s pays à bas salaires. De nombreuses étu<strong>de</strong>s sur le<br />

contenu en emploi du commerce extérieur ont montré que l’effet était sans doute faiblement<br />

négatif […]. Cet accroissement n’est que le signe le plus apparent <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s<br />

transformations dans les règles <strong>de</strong> fonctionnement antérieures du marché du travail » 514 . Cela<br />

correspond du reste à la distinction méthodologique et donc schématique (il n’y aucune<br />

ambition ici d’édicter une loi « naturelle ») en trois étapes que Stewart 515 fait au sein <strong>de</strong><br />

l’évolution <strong>de</strong> l’humanité, ou pour le dire autrement, <strong>de</strong> la différenciation sociale :<br />

1/ Le commerce naissant. Il a pour objet <strong>de</strong> répondre à <strong>de</strong>s besoins localisés ; la nation n’est<br />

encore que virtuelle, l’économie est peu développée.<br />

2/ Le commerce étranger. <strong>La</strong> nation s’extériorise ; elle se pose dans la différence et se valorise<br />

dans le commerce extérieur ; c’est l’étape caractéristique du XIII° au XVIII° siècle.<br />

3/ Le commerce intérieur. <strong>La</strong> nation se reprend <strong>de</strong> son extériorisation dans le mon<strong>de</strong> pour se<br />

retourner sur elle-même. Retour qui ne peut s’effectuer qu’au prix d’une différenciation<br />

513 Bruno <strong>La</strong>tour, op. cit.<br />

514 Marie-Thérèse Join-<strong>La</strong>mbert, op. cit., p. 60. Pour une analyse plaçant l’intervention étatique<br />

comme cause du chômage, cf. Maurice Levy Leboyer et Jean-Clau<strong>de</strong> Casanova, Entre l’Etat et le<br />

marché, l’économie Française <strong>de</strong>s années 1980 à nos jours, Editions Gallimard, Paris, 1991<br />

515 Stewart, Recherche <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> l’économie politique, t. II, Ch XIX, p. 94-104, in Pierre<br />

Rosanvallon, op. cit., 1989, p. 95<br />

- 214 -


interne ; c’est un mouvement parallèle <strong>de</strong> différenciation et <strong>de</strong> cohésion qui s’opère alors. <strong>La</strong><br />

nation doit trouver une forme organique dans <strong>de</strong>s corps d’état et <strong>de</strong> professions.<br />

A partir <strong>de</strong> ces données, on ne saurait comprendre « le libéralisme comme une sorte <strong>de</strong> produit<br />

idéologique <strong>de</strong> l’extension du commerce international. Au contraire. Il accompagne la<br />

constitution <strong>de</strong> véritables marchés intérieurs dans les différents pays européens » 516 . Cette<br />

importance <strong>de</strong> l’échelle nationale dans la constitution et le développement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité,<br />

force alors l’analyse à prendre en compte une variable qui avait été jusqu’à maintenant mise à<br />

l’écart, ou du moins peu développée, à savoir l’influence fondamentale du champ politique<br />

dans la constitution <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, et ses rapports avec la gestion <strong>de</strong> la pauvreté.<br />

LE POLITIQUE, LE MARCHE ET LE SOCIAL DANS LA MODERNITE<br />

L’analyse <strong>de</strong> la dialectique inscrite dans la mo<strong>de</strong>rnité ne peut effectivement pas se réduire aux<br />

seules dimensions économiques et sociales et aux conséquences <strong>de</strong> leurs interrelations.<br />

N’oublions pas qu’une organisation productive ne peut se comprendre qu’en référence à la<br />

société dans laquelle elle s’inscrit. Autrement dit, c’est uniquement à travers le lien que ces<br />

<strong>de</strong>rnières entretiennent avec le mon<strong>de</strong> politique (au sens large du terme), que la compréhension<br />

<strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong> la pauvreté pourra se comprendre.<br />

Politiques économiques et différenciation sociale<br />

Il s’agit pour cela <strong>de</strong> saisir leurs articulations successives à travers l’analyse historique du<br />

cheminement dynamique, non linéaire et paradoxal <strong>de</strong> la différenciation sociale. Cela afin, on<br />

l’aura compris, <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce la réalité <strong>de</strong> leurs déterminations réciproques. Ces<br />

dimensions étant toutes <strong>de</strong>s constructions historiques particulières, elles connaissent<br />

incontestablement <strong>de</strong>s caractéristiques extrêmement variées en fonction <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> et du lieu<br />

dans laquelle elles s’inscrivent. Mais on s’aperçoit toutefois, comme cela a préalablement été<br />

souligné, qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette hétérogénéité, l’inscription <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité au sein <strong>de</strong>s différents<br />

516 Ibid. p.98<br />

- 215 -


systèmes économiques relève historiquement <strong>de</strong> volontés politiques relativement stables,<br />

d’accentuer ce que l’on pourrait désigner comme le procès <strong>de</strong> différenciation mécanique 517 <strong>de</strong><br />

l’organisation productive. Ces volontés ayant été par la suite réorganisées et théorisées par les<br />

différentes idéologies capitalistes 518 . Ce mouvement historique tendant alors à générer une<br />

division <strong>de</strong> plus en plus complexe <strong>de</strong> l’organisation productive, faisant que chaque limite,<br />

chaque obstacle à la division fonctionnelle <strong>de</strong> l’économie est surpassée grâce à une homologie<br />

<strong>de</strong> position entre la volonté politique dominante et le développement historique <strong>de</strong> la<br />

différenciation mécanique.<br />

Ce processus a bien entendu été confronté à <strong>de</strong>s obstacles politiques majeurs, à <strong>de</strong>s<br />

orientations contradictoires voire conflictuelles, mais il est historiquement démontrable que les<br />

« classes dominantes » sont celles qui ont réussi d’une part, à maîtriser le processus <strong>de</strong><br />

différenciation, et qui ont d’autre part surpassé les obstacles inhérents à leurs propres pério<strong>de</strong>s<br />

respectives. Cela rejoint d’ailleurs, même si cela n’est pas exprimé dans les mêmes termes, la<br />

thèse que défend Henri Pirenne dans « L’occi<strong>de</strong>nt médiéval » 519 . On peut en outre constater<br />

qu’une partie <strong>de</strong>s groupes politiques que ce processus <strong>de</strong>sservait et qui s’érigeaient dans un<br />

premier temps contre son avancée, s’inscrivaient par la suite pleinement dans sa logique en<br />

oubliant très vite leurs premières réticences:<br />

« Le droit social [qui permet <strong>de</strong> libérer le processus <strong>de</strong> différenciation] sape la forme militaire<br />

que le pouvoir patronal s’est donnée au nom <strong>de</strong> la responsabilité pleine et entière du patron en<br />

son domaine. Mais est-ce fatalement pour le ruiner, pour emporter avec son pouvoir<br />

discrétionnaire tous les ressorts <strong>de</strong> l’économie libérale […] Ce serait plutôt pour le libérer,<br />

pourrait-on dire, pour lui fournir la possibilité d’instaurer un tout autre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> gestion du<br />

travail, <strong>de</strong> se dégager <strong>de</strong> la préoccupation incessante <strong>de</strong> surveiller et punir […] afin <strong>de</strong> passer<br />

[…] un contrat moins entaché <strong>de</strong> domination mais plus soucieuse <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>ment » 520 .<br />

517 Le procès <strong>de</strong> différenciation mécanique peut être défini <strong>de</strong> manière simplifiée comme le résultat<br />

<strong>de</strong> la conjonction <strong>de</strong> l’ouverture géographique (c'est-à-dire le développement <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong><br />

locomotion) et l’augmentation <strong>de</strong> la population ; provoquant dès lors le développement exponentiel<br />

<strong>de</strong> la division du travail social.<br />

518 Sur les limites que l’on peut appliquer à une telle prise <strong>de</strong> position en terme <strong>de</strong> non application<br />

historique <strong>de</strong>s principes du libéralisme, Ibid.<br />

519 Henri Pirenne, op. cit.<br />

520 Jacques Donzelot, op. cit., 1994, p.151<br />

- 216 -


Aussi, les sphères politiques au pouvoir ont été historiquement constituées par les catégories,<br />

les classes, les groupes <strong>de</strong> personnes qui ont réussi à suivre et à impulser le développement <strong>de</strong><br />

la différenciation sociale <strong>de</strong> manière <strong>de</strong> plus en plus poussée (<strong>de</strong> manière extrêmement<br />

simplifiée : la royauté contre la féodalité, les bourgeois contre la royauté, les capitalistes<br />

marchands contre les propriétaires fonciers, les capitalistes industriels contre les capitalistes<br />

marchands, et les capitalistes financiers contre les capitalistes industriels 521 ). Il n’est donc pas<br />

surprenant que les politiques menées en matière économique ont toutes été organisées dans ce<br />

sens : « le triomphe actuel du marché n’aurait pas pu se faire sans les interventions répétées<br />

<strong>de</strong>s instances politiques <strong>de</strong>s Etats capitalistes les plus puissants. C’est au travers d’une<br />

articulation étroite entre le politique et l’économique que les conditions pour l’émergence <strong>de</strong>s<br />

mécanismes et <strong>de</strong>s configurations dominantes <strong>de</strong> ce régime ont été créées » 522 . Il ne faut<br />

toutefois pas voir ces impulsions politiques « originelles » comme les conséquences voulues<br />

<strong>de</strong> stratégies organisées et prédéterminées par une entité politique homogène et rationalisée.<br />

Cela « a été voulu par personne et par tout le mon<strong>de</strong>. C'est-à-dire certains acteurs, placés en<br />

position stratégique, décisive, ont pu saisir <strong>de</strong>s occasions qui se présentaient à eux et se<br />

lancer dans une certaine activité […] et ont, par agrégation en somme, conduit à <strong>de</strong>s<br />

conséquences collectives qui ensuite ont servi <strong>de</strong> point <strong>de</strong> départ, <strong>de</strong> contrainte pour d’autres<br />

acteurs. Et ainsi, <strong>de</strong> proche en proche, par cercles concentriques mobilisés successivement,<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s sociétés, en tout cas d’Europe occi<strong>de</strong>ntale et d’Europe centrale, se sont<br />

trouvées engagées dans ce mouvement. » 523<br />

Démocratie et capitalisme : quels liens pour quel intérêt général ?<br />

521 Cf. John Kenneth Galbraith, Les mensonges <strong>de</strong> l’économie, Grasset, Paris, 2004, p. 23. Cf.<br />

également pour une analyse historique <strong>de</strong>s liens entre phase <strong>de</strong> différenciation sociale et domination<br />

politique, Henri Pirenne, op. cit., et Pierre Rosanvallon, op. cit., p. 49 : « En même temps que<br />

l’ambition <strong>de</strong>s souverains les amène à réduire le pouvoir <strong>de</strong>s grands seigneurs et à développer le<br />

commerce et l’industrie [...] ils creusent en effet leur propre tombe dans la mesure où ce<br />

développement réduit les liens <strong>de</strong> dépendance économique et modifie en conséquence les termes <strong>de</strong> la<br />

subordination politique».<br />

522 François Chesnais, <strong>La</strong> mondialisation du capital, alternatives économiques, Syros, Paris, 1998.<br />

523 « L’avenir du Capitalisme, débat entre Jean Baechler et Immanuel Wallerstein » in op. cit<br />

- 217 -


L’analyse ne doit pas néanmoins se fixer sur un axe d’interprétation dominé - dominant car il y<br />

a dans l’homologie <strong>de</strong> position entre politique et économie une dimension fortement favorable<br />

jusqu’à un certain point à l’intérêt général, surpassant alors les simples intérêts particuliers. Et<br />

ce point constitue une dimension très importante, si ce n’est cruciale dans la compréhension du<br />

phénomène qui nous intéresse, bien plus donc que la dimension <strong>de</strong> domination que cela sous-<br />

tend puisqu’elle permet <strong>de</strong> comprendre l’absence <strong>de</strong> remise en cause du système : l’Etat<br />

mo<strong>de</strong>rne et le capitalisme sont tous les <strong>de</strong>ux traversés par la même matrice. <strong>La</strong> différenciation<br />

sociale les formate d’une part historiquement, à travers une logique <strong>de</strong> séparation<br />

exponentielle <strong>de</strong>s différentes fonctions qui les composent ; aboutissant à la séparation <strong>de</strong>s<br />

pouvoirs au sein <strong>de</strong>s organes <strong>de</strong> l'Etat 524 et à leur professionnalisation 525 , ainsi qu’à<br />

l’autonomisation <strong>de</strong>s différentes activités économiques jusqu’à leurs plus simples procédures<br />

productives 526 , et elle les lie d’autre part dans une étroite interdépendance d’existence. Le<br />

capitalisme, en tant que reformulation politique <strong>de</strong> la différenciation mécanique, est<br />

effectivement « la transcription dans l’ordre économique d’un principe qui, transcrit dans<br />

l’ordre politique, s’appelle la démocratie » 527 . Autrement dit, l’émergence et le développement<br />

<strong>de</strong>s capitalismes ne peuvent être dissociés <strong>de</strong> l’affirmation <strong>de</strong>s principes fondamentaux<br />

démocratiques qui ont apporté les conditions juridico-politiques indispensables à une telle<br />

imposition. Non seulement au niveau pratique, avec par exemple l’intronisation <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong><br />

propriété, mais également au niveau purement conceptuel <strong>de</strong> l’organisation sociétale.<br />

Il n’est pas inutile à cet égard <strong>de</strong> rappeler que « le commerce a du rapport avec la<br />

524 <strong>La</strong> théorie classique <strong>de</strong> la séparation <strong>de</strong>s pouvoirs distingue trois fonctions principales au sein <strong>de</strong>s<br />

différents régimes politiques : la fonction d'édiction <strong>de</strong>s règles générales constitue la fonction<br />

législative ; la fonction d'exécution <strong>de</strong> ces règles relève <strong>de</strong> la fonction exécutive ; la fonction <strong>de</strong><br />

règlement <strong>de</strong>s litiges constitue la fonction juridictionnelle. <strong>La</strong> théorie <strong>de</strong> séparation <strong>de</strong>s pouvoirs veut<br />

que chacune <strong>de</strong> ces trois fonctions soit exercée par <strong>de</strong>s organes distincts, indépendants les uns <strong>de</strong>s<br />

autres, tant par leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> désignation que par leur fonctionnement. Chacun <strong>de</strong> ces organes<br />

<strong>de</strong>venant dès lors l'un <strong>de</strong>s trois pouvoirs : le pouvoir législatif pour les assemblées représentatives, le<br />

pouvoir exécutif pour le chef <strong>de</strong> l'Etat et les membres du gouvernement, le pouvoir judiciaire, enfin,<br />

pour les juridictions. Sur ces points, cf. Charles Louis <strong>de</strong> Montesquieu, De l’esprit <strong>de</strong>s lois, 2 tomes,<br />

Flammarion, 1990 [1ére édition 1748] et John Locke, Traité du gouvernement civil, Flammarion,<br />

1992 [1ére édition 1690]<br />

525 Alexis <strong>de</strong> Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 2 tomes, Flammarion, Paris, 1981 [1ére<br />

éditions 1835 et 1840]<br />

526 Cf. Georges Friedmann, Le travail en miettes, Gallimard, Paris, 1964<br />

527 Sur les rapports entre capitalisme et politique, cf. Jean Baechler, op. cit.<br />

- 218 -


Constitution. Dans le gouvernement d’un seul, il est ordinairement fondé sur le luxe, et<br />

quoiqu’il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est <strong>de</strong> procurer à la nation qui<br />

le fait tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices, et à ses fantaisies. Dans le<br />

gouvernement <strong>de</strong> plusieurs, il est plus souvent fondé sur l’économie. […] En un mot, une plus<br />

gran<strong>de</strong> certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa propriété, que l’on croit avoir dans ces Etats, fait tout entreprendre ; et,<br />

parce qu’on croit être sûr <strong>de</strong> ce que l’on a acquis, on ose l’exposer pour acquérir davantage ;<br />

on ne court <strong>de</strong> risque que sur les moyens d’acquérir. […] Quant à l’Etat <strong>de</strong>spotique, il est<br />

inutile d’en parler. Règle générale : dans une nation qui est dans la servitu<strong>de</strong>, on travaille plus<br />

à conserver qu’à acquérir. Dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu’à<br />

conserver » 528 .<br />

<strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité trouve donc son « origine » dans l’interpénétration <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s politiques et<br />

économiques 529 , enfantant dès lors les conditions favorables à leur développement respectif et<br />

à l’émergence également d’une nouvelle représentation sociale <strong>de</strong> l’individu appropriée à ces<br />

évolutions. L’image <strong>de</strong> l’individu mo<strong>de</strong>rne naît effectivement <strong>de</strong> cette rencontre, tout autant<br />

d’ailleurs qu’elle en est la source. En tant qu’être autonome et responsable, rappelons que cette<br />

<strong>de</strong>rnière est à la fois la condition et la conséquence <strong>de</strong> l’existence d’une société différenciée.<br />

Condition car c’est la constitution <strong>de</strong> la personnalité mo<strong>de</strong>rne qui a permis à la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong><br />

connaître un essor important en libérant le travail 530 , et conséquence parce qu’il est le fruit d’un<br />

travail d’atomisation <strong>de</strong> la société sur elle-même pour déstructurer les communautés à<br />

solidarité mécanique et favoriser ainsi la constitution <strong>de</strong> l’Etat comme « métastructure<br />

différenciée <strong>de</strong> sociabilité » 531 .<br />

D’où la profon<strong>de</strong> interrelation que la représentation sociale <strong>de</strong> l’individu entretient avec l’Etat<br />

mo<strong>de</strong>rne et l’économie différenciée puisque « le libéralisme accompagne l’entrée <strong>de</strong>s sociétés<br />

mo<strong>de</strong>rnes dans une nouvelle ère <strong>de</strong> la représentation du lien social, fondée sur l’utilité et<br />

l’égalité, et non plus sur l’existence d’une totalité préexistante » 532 . Cela sous-entendant en<br />

528 Charles-Louis <strong>de</strong> Secondat Montesquieu, De l’esprit <strong>de</strong>s lois, livre XX, chap. IV [en ligne], Les<br />

classiques <strong>de</strong>s sciences sociales, [mise à jour 04/11/2006]. Disponible sur<br />

http://classiques.uqac.ca/classiques/montesquieu/montesquieu.html<br />

529 Dans un tel schéma, c’est ainsi le politique qui détermine le fonctionnement économique. Cf. sur<br />

cette détermination, Jean Baechler, op. cit. p. 10<br />

530 Adam Smith, op. cit.<br />

531 Pierre Rosanvallon, op. cit., p.115<br />

532 Ibid. p. VII<br />

- 219 -


d’autres termes que l’Etat représentatif et le marché « s’entre-appartiennent et se répon<strong>de</strong>nt.<br />

L’individu ne gagne sa liberté, ne s’émancipe <strong>de</strong>s pouvoirs personnels qu’en divisant sa foi<br />

entre ces <strong>de</strong>ux instances impersonnelles. Dans les <strong>de</strong>ux rôles, il n’obéit aux ordres <strong>de</strong><br />

personne : les indications du marché ne sont voulues par personne, elles sont le résultat <strong>de</strong>s<br />

actions <strong>de</strong> chacun et <strong>de</strong> tous ; les lois <strong>de</strong> l’Etat sont <strong>de</strong>s lois générales qui ne font pas<br />

acceptation <strong>de</strong>s personnes, et du reste chacun et tous en sont les auteurs grâce à la<br />

représentation. Par l’Etat, il interdit aux autres <strong>de</strong> le gouverner, <strong>de</strong> l’empêcher d’être libre ;<br />

sur le marché il trouve ses motifs d’action, il choisit ce qu’il va faire » 533 .<br />

<strong>La</strong> démocratie est par conséquent bien plus qu’un simple régime d’interaction. Il s’agit alors<br />

<strong>de</strong> ne pas se contenter d’énoncer que l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’individu mo<strong>de</strong>rne doit se faire en relation<br />

avec les formes du politique et <strong>de</strong> l’économie, mais <strong>de</strong> réellement comprendre comment, dans<br />

sa dynamique sociale, il les relance constamment 534 :<br />

« Si la manière <strong>de</strong> concevoir l’individu est inséparable <strong>de</strong> la différenciation sociale, encore<br />

faut-il ne pas le réduire à cette seule dimension. L’histoire <strong>de</strong> l’individu en Occi<strong>de</strong>nt est en<br />

effet à relier à une série d’autres facteurs importants. Il n’est ainsi pas exagéré d’affirmer<br />

qu’il n’y aurait certainement pas d’individu, <strong>de</strong> la manière dont nous le concevons<br />

aujourd’hui, dans les actes les plus ordinaires <strong>de</strong> la vie sociale, sans la mise en place, à la fin<br />

<strong>de</strong> l’Ancien Régime, d’un marché <strong>de</strong> travailleurs libres contraints <strong>de</strong> vendre leur force <strong>de</strong><br />

travail. C’est dire à quel point l’individu est impossible à dissocier <strong>de</strong> l’importante production<br />

juridique qui lui donne justement sa valeur centrale dans la mo<strong>de</strong>rnité, et impose la<br />

représentation d’un sujet muni d’une liberté fondatrice le rendant responsable <strong>de</strong> tous ses<br />

actes, bref, <strong>de</strong> l’intronisation <strong>de</strong> l’individu comme le principal vecteur <strong>de</strong> droit. Plus encore,<br />

ces exigences proprement économiques et cette production législative autour <strong>de</strong> l’individu<br />

vont connaître un prolongement majeur du côté <strong>de</strong> la pratique institutionnelle et <strong>de</strong>s politiques<br />

publiques. Elles vont ainsi, pour chaque pério<strong>de</strong>, re-définir ses attentes et ses contours<br />

sociaux. C’est par le biais <strong>de</strong> cet ensemble <strong>de</strong> facteurs, que les acteurs sont véritablement<br />

fabriqués en tant qu’individus. » 535<br />

533 Ibid. Citation <strong>de</strong> Pierre Manent, préface à l’anthologie Les libéraux, Paris, Pluriel, 1986, 2vol. Cf.<br />

également Karl Polanyi, op. cit., p. 105<br />

534 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 243<br />

535 Danilo Martuccelli, op. cit., 08.06.2005.<br />

- 220 -


Ces <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s d’organisation, l’un politique et l’autre économique, portent ainsi en eux la<br />

condition nécessaire à leurs pérennités respectives, du moins dans certains contextes<br />

sociohistoriques bien particuliers 536 .<br />

“Les normes morales et politiques dont les droits fondamentaux constituent la traduction<br />

résultent <strong>de</strong> la convergence du libéralisme politique, <strong>de</strong> la démocratie et <strong>de</strong> l’Etat <strong>de</strong> droit.<br />

C’est d’abord l’exigence que ceux-là mêmes auxquels s’adressent les lois aient la compétence<br />

<strong>de</strong> participer à leur élaboration (“démocratie”), puis que certains comportements ne<br />

sauraient être interdits par aucun organe étatique ni réglementés au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> certaines limites<br />

(droits) et, enfin, que tout acte normatif soit produit en vertu d’une habilitation précise et<br />

puisse être contrôlé par une instance juridictionnelle (“ Etat <strong>de</strong> droit ”). Une démocratie peut<br />

ne pas être libérale car le modèle antique l’est aussi peu que le modèle rousseauiste et, même<br />

une démocratie parlementaire classique ne l’est pas au sens strict puisque le législateur y est<br />

titulaire d’une habilitation illimitée. Un Etat libéral peut ne pas être démocratique. Une<br />

démocratie libérale peut ne pas être un Etat <strong>de</strong> droit et inversement. L’une <strong>de</strong>s<br />

caractéristiques <strong>de</strong>s démocraties contemporaines <strong>de</strong> type occi<strong>de</strong>ntal consiste dans la réunion<br />

<strong>de</strong> ces trois éléments : le libéralisme politique, la démocratie et l’Etat <strong>de</strong> droit ”. 537<br />

De cette rencontre émerge alors l’amélioration <strong>de</strong>s conditions d’existence, tant matérielles<br />

qu’immatérielles, pour une partie <strong>de</strong> la population, plus ou moins conséquente en fonction <strong>de</strong>s<br />

systèmes <strong>de</strong> redistribution historiquement déterminés 538 . D’autre part, outre ces améliorations,<br />

l’interpénétration historique entre le capitalisme et la démocratie semble peu à peu<br />

institutionnaliser un ensemble <strong>de</strong> pratiques et <strong>de</strong> manières <strong>de</strong> penser qui vont pacifier<br />

l’ensemble <strong>de</strong> la société, jusqu'à neutraliser tout risque <strong>de</strong> bouleversement politique majeur en<br />

son sein puisqu’elle <strong>de</strong>vient peu à peu, «un univers <strong>de</strong> procédures et <strong>de</strong> règles, c'est-à-dire un<br />

univers à la fois dépersonnalisé et juridicisé, où il n’y a plus <strong>de</strong> place pour les anciennes<br />

révolutions. […] Comment s’insurger [effectivement] contre ce qui résulte <strong>de</strong> procédures<br />

neutres, <strong>de</strong> mécanismes purement objectifs ?» 539 .<br />

536 Cf. sur ce point, Karl Polanyi, op. cit. Pour cet auteur, le libéralisme économique est lié <strong>de</strong> manière<br />

intime aux valeurs fondamentales <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, à travers notamment l’idée <strong>de</strong> liberté (p. 327)<br />

537 Louis Favoreu, Droits <strong>de</strong>s libertés fondamentales, Paris, Dalloz, Coll. Précis, 2000, pp. 91-92<br />

538 Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, op. cit.<br />

539 Pierre Rosanvallon, op. cit., p.VI. Pour une autre théorie expliquant cette transformation <strong>de</strong> la<br />

- 221 -


Cela explique dès lors qu’il n’y ait que très peu <strong>de</strong> remises en question du système<br />

économique autre que l’optique réformatrice au sein <strong>de</strong>s régimes politiques démocratiques<br />

puisque cela reviendrait à questionner en profon<strong>de</strong>ur les fon<strong>de</strong>ments constitutifs <strong>de</strong> la société<br />

qui restent malgré tout favorables à une partie conséquente <strong>de</strong> la population. On pourrait même<br />

se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, toutes provocations mises à part, si ce n’est d’ailleurs pas pour cela que «dans<br />

les pays qui s’enrichissent, la méfiance à l’égard <strong>de</strong> ceux qui restent pauvres s’accroît» 540 . Ils<br />

représenteraient, autrement dit, la manifestation <strong>de</strong> la tension « entre, d’un côté, l’utopie <strong>de</strong> la<br />

citoyenneté et, d’un autre côté, les limites qu’apportent au projet et à l’ambition universelle<br />

les réalités <strong>de</strong>s sociétés historiques, <strong>de</strong>s héritages, <strong>de</strong>s représentations sociales et <strong>de</strong>s passions<br />

ethnico-religieuses <strong>de</strong>s hommes » 541 . Les apparentes contradictions <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité se voient<br />

<strong>de</strong> cette façon et <strong>de</strong> manière assez logique, transposées au niveau même <strong>de</strong> l’organisation<br />

sociétale : le système démocratique reprend alors, dans <strong>de</strong>s termes relativement similaires, les<br />

limites <strong>de</strong> cette matrice, sans pour autant faire émerger une quelconque remise en question.<br />

L’action sociale et médico-sociale : dimension incontournable <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />

<strong>La</strong> « détérioration » <strong>de</strong> certaines dimensions du « social » et le développement <strong>de</strong> la<br />

chose politique via un processus d’abaissement <strong>de</strong>s seuils <strong>de</strong> violence, cf. Norbert Elias, op. cit. 2003<br />

(1 ere édition : 1977). Cela n’est du reste vrai qu’en ce qui concerne le contexte intérieur et encore <strong>de</strong><br />

manière relative : lire Axel Kahn, op. cit., pp. 181-182. En matière <strong>de</strong> politiques extérieures, ce<br />

mouvement est radicalement différent, il serait d’ailleurs complètement incongru <strong>de</strong> penser que nous<br />

nous situons aujourd’hui dans une communauté internationale consensuelle et post tragique où le<br />

« doux commerce » dissoudrait tout conflit et permettrait d’étendre les normes démocratiques pour<br />

reprendre les termes d’Hubert Védrine dans son Rapport pour le prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la république sur la<br />

France et la mondialisation, Fayard, Paris, septembre 2007, p. 26. Effectivement, « l’illusion selon<br />

laquelle les mécanismes auto-correcteurs <strong>de</strong> la société libérale et les effets du doux commerce seraient<br />

<strong>de</strong> nature à […] éviter les guerres et <strong>de</strong>s conflits, mérite d’être dénoncée. Dans le passé, les succès <strong>de</strong><br />

ce type <strong>de</strong> société n’ont guère évité les guerres dont la plupart ont eu <strong>de</strong>s causes économiques. <strong>La</strong><br />

colonisation […], le développement <strong>de</strong>s empires […] s’inscrivent toutes dans une logique libérale et<br />

commerciale. » Axel Kahn, op. cit., p. 178<br />

540 Richard Sennett, Respect <strong>de</strong> la dignité <strong>de</strong> l’homme dans un mon<strong>de</strong> d’inégalité, Albin Michel, Paris,<br />

2003, p. 195.<br />

541 Dominique Schnapper, <strong>La</strong> démocratie provi<strong>de</strong>ntielle, Gallimard, Paris, 2002, p.126<br />

- 222 -


civilisation peuvent ainsi continuer à s’inscrire dans le système, faisant alors qu’à mesure que<br />

le mouvement actuel <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité se poursuivra, «on verra croître les jouissances du plus<br />

grand nombre ; la société <strong>de</strong>viendra plus perfectionnée, plus savante ; l’existence sera plus<br />

aisée, plus douce, plus ornée, plus longue ; mais en même temps, sachons le prévoir, le<br />

nombre <strong>de</strong> ceux qui auront besoin <strong>de</strong> recourir à l’appui <strong>de</strong> leurs semblables pour recueillir<br />

une faible part <strong>de</strong> tous ces biens, le nombre <strong>de</strong> ceux-là s’accroîtra sans cesse » 542 . C’est<br />

pourquoi et pour élargir le champ <strong>de</strong> recherche quelques instants, mais sans plus d’ambition<br />

que celle d’une simple <strong>de</strong>scription, « la coexistence <strong>de</strong> la richesse et <strong>de</strong> l’extrême pauvreté se<br />

rencontrent aujourd’hui partout dans le mon<strong>de</strong> : dans les gran<strong>de</strong>s villes américaines ou<br />

européennes et plus encore à Mexico, Bogotà, Sao Paulo, <strong>La</strong>gos, Le Cap, Bambay ou<br />

Calcutta » 543 .<br />

L’absence <strong>de</strong> questionnement autour <strong>de</strong> cette tension est d’ailleurs tellement prégnante, qu’elle<br />

semble aujourd’hui en France totalement acceptée en tant que telle, banalisant alors toute<br />

situation <strong>de</strong> paupérisme –exceptions faites <strong>de</strong> quelques effusions sentimentalistes<br />

médiatiquement, politiquement ou socialement porteuses- en les inscrivant uniquement dans<br />

<strong>de</strong>s cadres administratifs pré-formatés. A tel point qu’elles paraissent intégrer pleinement et <strong>de</strong><br />

manière totalement normale, la constitution <strong>de</strong> la société. Aussi, il est au final légitime <strong>de</strong> se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si cette <strong>de</strong>rnière « n’a pas besoin <strong>de</strong> ses pauvres pour exister » 544 pour reprendre<br />

l’interrogation d’André Gueslin, et si leur gestion n’est pas une dimension consubstantielle au<br />

développement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité.<br />

Car au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette acceptation généralisée, l’ampleur et l’influence même du champ <strong>de</strong><br />

l’action sociale sur toute la société posent également question : le nombre <strong>de</strong> professionnels<br />

employés dans ce domaine n’a jamais été aussi important, <strong>de</strong> même que les catégories<br />

spécialisées au sein <strong>de</strong>squelles ces <strong>de</strong>rniers s’inscrivent. <strong>La</strong> richesse produite indirectement par<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s activités que cela recouvre est considérable, et cela quelque soit les branches<br />

professionnelles (bâtiment, secrétariat, consulting, etc.). Sans parler également <strong>de</strong>s bassins<br />

d’emplois que cela crée, pour les personnes intégrant les dispositifs d’embauche <strong>de</strong> droit<br />

commun, mais également pour tous les autres, c'est-à-dire ceux que les champs d’actions sont<br />

censés prendre en charge.<br />

542 Alexis <strong>de</strong> Tocqueville, Sur le Paupérisme, Edition Allia, Paris, 2001, p.25 [1ére édition 1835]<br />

543 Axel Kahn, op. cit., p. 183<br />

544 André Gueslin, op. cit., 2004, p. 386<br />

- 223 -


Une étu<strong>de</strong> du Ministère <strong>de</strong> l’Emploi et <strong>de</strong> la Cohésion sociale met ainsi en évi<strong>de</strong>nce<br />

l’explosion du nombre <strong>de</strong> professionnels dans le secteur social et médico-social. Notamment<br />

au niveau <strong>de</strong>s effectifs inscrits dans les filières <strong>de</strong> formations qui ont été multipliés par 2.7<br />

entre 1985 et 2004, passant respectivement <strong>de</strong> 20 000 à 54 000 étudiants. Le plus intéressant<br />

toutefois se trouve dans les nuances apportées par cette étu<strong>de</strong> : effectivement, cette progression<br />

est essentiellement due au développement <strong>de</strong>s métiers à faible, voire très faible qualification :<br />

moniteur-éducateur, AMP, auxiliaire <strong>de</strong> vie sociale, etc. soit les niveaux V et IV référenciés par<br />

l’Education Nationale. On constate également que l’âge moyen <strong>de</strong>s étudiants sortant <strong>de</strong> ces<br />

formations tourne autour <strong>de</strong> 27 ans, ce qui est extrêmement élevé compte tenu du type <strong>de</strong><br />

diplômes proposés. Cela s’explique par le fait que ces filières accueillent majoritairement <strong>de</strong>s<br />

personnes en cours d’emploi et ayant eu <strong>de</strong>s difficultés d’insertion. Cela apparaît du reste très<br />

clairement lorsque l’on se penche sur les prises en charges financières dont bénéficient les<br />

trois quarts <strong>de</strong>s élèves du fait <strong>de</strong> leurs statuts particuliers (ai<strong>de</strong>s aux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>urs d’emploi,<br />

bourses d’Etat, etc.) 545 .<br />

Aussi, l’action sociale va générer en son sein les conditions à l’auto-entretien d’une<br />

dynamique au coeur <strong>de</strong> la pauvreté, à travers la constitution <strong>de</strong> sous statuts spécialisés (CES,<br />

CEC, emploi aidé, etc.), installant par là même un processus propre à ne pas entraîner trop <strong>de</strong><br />

remises en questions : la mobilité sociale, dont le bon fonctionnement est une condition<br />

indispensable à la résorption <strong>de</strong>s conflits sociaux, est reconstruite à l’échelle <strong>de</strong> ces statuts ;<br />

faisant qu’il y a désormais <strong>de</strong>s luttes d’ascension dans les sphères <strong>de</strong> la déchéance sociale à<br />

l’image <strong>de</strong> ce qui se passe dans le reste <strong>de</strong> la société :<br />

« Il faut ajouter que déléguer un sale boulot est une pratique commune. Beaucoup <strong>de</strong> tabous<br />

concernant la propreté, et peut-être même beaucoup <strong>de</strong> scrupules moraux, dépen<strong>de</strong>nt, dans la<br />

pratique, du succès avec lequel l’activité taboue est rejetée sur quelqu’un d’autre. <strong>La</strong><br />

délégation du sale boulot fait aussi partie du processus <strong>de</strong> mobilité professionnelle » 546 .<br />

Et en toute logique donc, ces mécanismes sont reproduits au sein <strong>de</strong>s institutions sociales et<br />

médico-sociales : « il faut se rendre à l’évi<strong>de</strong>nce, ce sont la plupart du temps les personnes<br />

545 « Les étudiants et les diplômés <strong>de</strong>s formations aux professions sociales <strong>de</strong> 1985 à 2004 » [en ligne],<br />

DREES – Etu<strong>de</strong>s et résultats n°513 Août 2006 [disponible sur Internet : www. Santé.gouv.fr]. Lire<br />

également ASH n° 2467 septembre 2006 p.20 et n°2559 du 23 mai 2008 p. 36<br />

546 Everett Hughes, op. cit., 1996, p.82<br />

- 224 -


les moins qualifiées, les moins considérées qui accomplissent ces gestes. <strong>La</strong> toilette est peu<br />

parlée et peu valorisée au détriment d’autres activités jugées plus nobles, les activités<br />

éducatives, les soins techniques. On ne peut pas ne pas penser au système <strong>de</strong>s castes qui<br />

établit une hiérarchie sociale très rigi<strong>de</strong> basée uniquement sur le contact avec la souillure,<br />

réelle ou symbolique. Nos institutions ne reproduisent-elles pas parfois cette même<br />

hiérarchie? » 547<br />

Cette constitution d’un marché dynamique socialement artificiel semble donc le moyen pour la<br />

différenciation sociale –et pour les politiques, les <strong>de</strong>ux n’étant pas dissociable, on l’aura<br />

désormais compris- <strong>de</strong> continuer d’éduquer et <strong>de</strong> produire pour elle-même, par le biais <strong>de</strong> la<br />

sélection économique, les sujets économiques – entrepreneurs et ouvriers- dont elle a besoin 548 ,<br />

reléguant ainsi les différents surplus dans les mécanismes <strong>de</strong> l’action sociale, sorte <strong>de</strong> centre <strong>de</strong><br />

recyclage <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Aussi, la gestion <strong>de</strong> la pauvreté n’a pas pour finalité <strong>de</strong> la faire<br />

disparaître mais <strong>de</strong> la « contrôler » socialement et numériquement : l’action sociale ne travaille<br />

alors pas à sa disparition contrairement à la logique officielle qui la porte. Cette situation<br />

permettant à la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> se développer « librement » sans limite, c'est-à-dire sans remettre<br />

en question la cohésion <strong>de</strong> son organisation. <strong>La</strong> pauvreté n’est dès lors pas un effet indirect du<br />

développement du processus <strong>de</strong> différenciation sociale, c’est l’objet sur lequel la société va<br />

travailler pour accé<strong>de</strong>r à un niveau <strong>de</strong> richesse largement supérieur à celui qu’elle connaissait<br />

antérieurement. C’est pour cela que « les politiques publiques en matière <strong>de</strong> lutte contre<br />

l’exclusion agissent […] toujours en aval <strong>de</strong>s symptômes dont les causes se situent souvent<br />

bien en amont, au niveau du système économique qui, tout en érodant les structures cognitives<br />

et affectives <strong>de</strong>s sujets contemporains, réorganisent les institutions dans lesquelles les<br />

individus <strong>de</strong>viennent jetables » 549 .<br />

Cela sous-entend que la société n’a aucun intérêt à faire disparaître le « problème » <strong>de</strong> la<br />

pauvreté étant donné qu’elle constitue une base fondamentale du développement exponentiel<br />

<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité 550 en lui permettant d’augmenter sa capacité d’absorption résiduelle. C’est<br />

547 Philippe Chavaroche, op. cit., 25-26 Janvier 2006<br />

548 Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Champs Flammarion, Paris, 2000, p.<br />

94 [1ére édition 1905]<br />

549 Richard Sennett, op. cit., 2000<br />

550 Cette capacité d’absorption résiduelle peut du reste prendre d’autres formes que celles produites<br />

par l’action sociale. Cf. par exemple, l’organisation pénitentiaire au USA : Loïc Wacquant, Punir les<br />

- 225 -


d’ailleurs ce que sous-entend Simmel lorsqu’il écrit que « si l’assistance <strong>de</strong>vait se fon<strong>de</strong>r sur<br />

les intérêts du pauvre, il n’y aurait, en principe, aucune limite possible quant à la<br />

transmission <strong>de</strong> la propriété en faveur du pauvre, une transmission qui conduirait à l’égalité<br />

<strong>de</strong> tous. Mais, puisque ce but est le tout social – les cercles politiques, familiaux, ou<br />

sociologiquement déterminés-, il n’y a aucune raison à ai<strong>de</strong>r le pauvre plus que ne le<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> le statu quo social » 551 .<br />

Ce point <strong>de</strong> vue, consistant à voir la pauvreté comme un effet incontournable <strong>de</strong> la<br />

différenciation sociale, et sa gestion comme la condition sine qua non à son développement est<br />

par ailleurs confirmé d’une certaine manière par les recherches <strong>de</strong> Jacques Donzelot. Lorsque<br />

ce <strong>de</strong>rnier écrit qu’au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la révolution 1848, l’idéologie <strong>de</strong> la République, qui<br />

apparaissait comme une solution, va peu à peu <strong>de</strong>venir un problème - la République dans<br />

l'exercice <strong>de</strong> ses fonctions n'arrive pas à trouver une cohésion entre les valeurs prônées par les<br />

républicains et la réalité sociale, à savoir la différenciation sociale- , il ne fait rien d’autre que<br />

<strong>de</strong> témoigner <strong>de</strong> l’incapacité que la société a à trouver un moyen <strong>de</strong> développement<br />

économique plus « rentable » que la poursuite du capitalisme. <strong>La</strong> pauvreté semblant dès lors<br />

être le prix à payer pour la prospérité <strong>de</strong> la nation.<br />

Aussi, loin d’être un moyen pour maintenir tous les individus en état d’œuvrer au cours du<br />

progrès, la solidarité constitue la solution pour la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> se construire et <strong>de</strong> se<br />

reconstruire exponentiellement, via le développement <strong>de</strong> sa capacité d’absorption résiduelle.<br />

Certes, on peut dire qu’elle est en cela « le moyen même du progrès, sa condition, son vecteur<br />

pour ainsi dire » 552 . Mais cela n’est vrai que si on considère sa finalité à travers l’absence <strong>de</strong><br />

volonté <strong>de</strong> résorption, à terme, <strong>de</strong> la pauvreté.<br />

Quoiqu’il en soit, qu’il y ait accord ou non sur ce précé<strong>de</strong>nt positionnement, on ne pourrait<br />

aujourd’hui réfuter la thèse plaçant ladite gestion comme une <strong>de</strong>s dimensions les plus<br />

structurantes <strong>de</strong> notre société. Cela ne participe-t-il pas effectivement à créer « <strong>de</strong>s emplois, à<br />

transformer le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s femmes, à appuyer la restructuration <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s entreprises<br />

industrielles, à ai<strong>de</strong>r à former la main d’œuvre et à remplacer les travailleurs âgés par <strong>de</strong>s<br />

travailleurs plus jeunes et plus malléables » ? 553<br />

pauvres, Agone, Marseille, 2004<br />

551 George Simmel, Les pauvres, Paris, PUF, 1998, p. 49. [1re édition en allemand en 1908]<br />

552 Jacques Donzelot, op. cit., 1994, pp. 112<br />

553 Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, op. cit., p. 12<br />

- 226 -


L’analyse <strong>de</strong> Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen est sur ce point <strong>de</strong>s plus instructive. En i<strong>de</strong>ntifiant<br />

l’impact <strong>de</strong>s variables politiques sur les caractéristiques <strong>de</strong> l’Etat-provi<strong>de</strong>nce, il arrive à<br />

démontrer très clairement que l’action sociale (au sens large du terme et donc plus seulement<br />

limitée à la seule gestion <strong>de</strong> la pauvreté), dans ses dimensions non structurelles, est largement<br />

indépendante du contexte politique et sociétal dans lequel elle se développe. C’est<br />

principalement la variable économique et démographique (lesquelles étant déjà à l’origine du<br />

développement <strong>de</strong> la différenciation sociale, on se souvient effectivement du rôle joué par<br />

l’augmentation exponentielle <strong>de</strong> la population et <strong>de</strong> l’ouverture au mon<strong>de</strong>…) qui ont le plus<br />

d’influence d’un point <strong>de</strong> vue historique. Les relations politiques <strong>de</strong> pouvoir (mobilisation<br />

<strong>de</strong> « la classe ouvrière », influence du catholicisme, tradition d’Etat, etc.) ne commençant à<br />

être incontournables qu’à un niveau purement structurel. Niveau qui n’en est pas moins, loin<br />

s’en faut, essentiel :<br />

« Les Etats provi<strong>de</strong>nces diffèrent non seulement par leurs origines, par les motivations qui ont<br />

présidé à leur édification et à leur développement progressif, mais aussi à leur nature même.<br />

[…] Cette gran<strong>de</strong> transformation repose sur <strong>de</strong>s motivations plus diverses qu’on ne le croit<br />

parfois : réponse aux pressions du mon<strong>de</strong> ouvrier, certes, mais aussi volonté <strong>de</strong> suppléer les<br />

déficiences du marché, humanisme éclairé, mais encore souci <strong>de</strong> renforcer la loyauté <strong>de</strong>s<br />

travailleurs ou d’institutionnaliser les divisions du travail. » 554<br />

Cela reste en conséquence conforme à l’hypothèse selon laquelle l’action sociale fait partie<br />

intégrante <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, véritable pilier du développement <strong>de</strong> notre société.<br />

Capitalisme et politique : <strong>de</strong>ux réalités dissociables ?<br />

Peut-on néanmoins voir une telle analyse autrement qu’à travers les prismes d’une pensée<br />

infertile car peu porteuse d’alternatives ? Nous sommes ici au milieu d’une question<br />

fondamentale pour les sciences sociales touchant au choix entre rupture et continuité au niveau<br />

<strong>de</strong> l’analyse. « Chercher à percevoir <strong>de</strong>s tendances longues permet d’entrevoir <strong>de</strong>s évolutions<br />

inéluctables, mais enferme l’analyste dans un schéma immuable où il n’y a guère <strong>de</strong> place<br />

pour expliquer le bouleversement. […] Mais à force d’anticiper les ruptures, on en oublie les<br />

tendances <strong>de</strong> fond, qui continuent <strong>de</strong> travailler les sociétés. » 555 Le pari a été pris ici d’une<br />

554 Préface <strong>de</strong> François-Xavier Merrien in Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, op. cit., p. 3<br />

555 Frédéric Charillon, « Un mon<strong>de</strong> paradoxal » in Futuribles, Juillet- août 2007, N°332, p. 85-94<br />

- 227 -


<strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s tendances longues comme préalable indispensable à toute étu<strong>de</strong>, afin <strong>de</strong><br />

constituer, à terme, <strong>de</strong>s sources <strong>de</strong> réflexion sur <strong>de</strong>s actions possibles puisque restituant le ou<br />

les problèmes au sein même <strong>de</strong> leurs sources d’origine.<br />

Dans le cas présent, cette approche a ainsi permis <strong>de</strong> témoigner qu’il ne s’agissait pas<br />

d’analyser le rôle du « politique », au sens large du terme, comme consistant uniquement à<br />

modifier le rythme <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, l’accélérant ou la ralentissant selon les situations socio-<br />

historiques, mais bien <strong>de</strong> positionner le changement en son cœur 556 . Et plus qu’à un<br />

renforcement <strong>de</strong> l’intervention étatique au niveau <strong>de</strong> l’organisation socio-économique, cela<br />

suppose <strong>de</strong> modifier totalement les termes <strong>de</strong> la réflexion autour <strong>de</strong>s notions d’Etat, <strong>de</strong><br />

pouvoir et <strong>de</strong> capitalisme.<br />

L’expérience montre effectivement qu’il est vain d’attendre un changement profond <strong>de</strong>s<br />

régulations au niveau <strong>de</strong> l’organisation sociale : « faire plus d’Etat » pour faire en sorte qu’il y<br />

ait « moins <strong>de</strong> marché » ou que « ses » conséquences soient moins « dures » n’a aucun intérêt.<br />

Il est possible <strong>de</strong> citer par exemple les différents systèmes <strong>de</strong> redistribution qui, malgré <strong>de</strong>s<br />

effets bénéfiques incontestables, notamment sur les familles nombreuses et les familles<br />

monoparentales à travers la multiplication <strong>de</strong>s mesures d’ai<strong>de</strong>s sous conditions <strong>de</strong><br />

ressources 557 , n’ont rien changé, du moins en profon<strong>de</strong>ur, à leurs situations socio-<br />

économiques : après transferts, la proportion d’individus vivant sous le seuil <strong>de</strong> pauvreté est<br />

toujours supérieure dans les familles nombreuses et dans les familles monoparentales à celle<br />

observée pour l’ensemble <strong>de</strong> la population 558 . Les systèmes redistributifs ne permettent donc<br />

556 Karl Polanyi, op. cit., p. 64<br />

557 Lionel BOUTET-CIVALLERI, Les enfants pauvres dans la France contemporaine, Document <strong>de</strong><br />

travail, DGAS, Sous dir. <strong>de</strong>s politiques d’insertion et <strong>de</strong> lutte contre les exclusions, bureau PIA, juin<br />

2004. Dans cette étu<strong>de</strong>, quelques données ont illustré les aspects positifs d’un système <strong>de</strong><br />

redistribution : en 1999 par exemple, avant impôts et prestations sociales, la proportion d’enfants <strong>de</strong><br />

moins <strong>de</strong> 18 ans vivant dans <strong>de</strong>s familles pauvres est <strong>de</strong> 25,2 %, soit presque 10 points au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />

la moyenne. Après impôts et prestations sociales, il n’est plus que <strong>de</strong> 7,6 %. De la même manière,<br />

avant transferts la proportion <strong>de</strong>s individus vivant dans <strong>de</strong>s familles monoparentales pauvres (dont le<br />

revenu déclaré par unité <strong>de</strong> consommation se situe sous le seuil <strong>de</strong> 50 % du niveau <strong>de</strong> vie médian) est<br />

<strong>de</strong> 36,5 %, celle <strong>de</strong>s individus vivant dans <strong>de</strong>s familles nombreuses pauvres <strong>de</strong> 33,3 %. Après<br />

transferts, les taux <strong>de</strong> pauvreté <strong>de</strong>s individus vivant dans <strong>de</strong>s familles monoparentales et <strong>de</strong>s<br />

individus vivant dans les familles nombreuses ne sont plus respectivement que <strong>de</strong> 13,1 % et <strong>de</strong> 8,4 %.<br />

558 Ibid. Cf. également l’analyse <strong>de</strong> Danilo Martuccelli, op. cit., p. 97.<br />

- 228 -


pas d’agir véritablement sur le cœur du « problème ». D’autant plus d’ailleurs que « chaque<br />

groupe se voit attribuer <strong>de</strong>s droits propres, droits dont la conditionnalité augmente avec les<br />

inégalités. Plus le groupe est situé en bas <strong>de</strong> l’échelle sociale, moins il dispose <strong>de</strong> droits et<br />

plus ces <strong>de</strong>rniers sont soumis à conditions. Cela implique donc, dans l’esprit du législateur et<br />

dans la pratique <strong>de</strong> l’administration qui est l’un <strong>de</strong>s lieux d’exercice <strong>de</strong> ces droits, un<br />

contrôle. Contrôle du statut qui définit l’appartenance <strong>de</strong> la « cible ». Un individu peut aussi<br />

se trouver entre <strong>de</strong>ux cibles. Cette réalité, la conditionnalité <strong>de</strong>s droits, provoque <strong>de</strong>s<br />

discriminations <strong>de</strong> fait dans l’ensemble <strong>de</strong> la population » 559 .<br />

Cette inefficacité au long cours <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> solutions, suppose-t-elle alors au final la<br />

nécessité d’une radicalité politique sous la forme d’une polarisation fantasmée <strong>de</strong> l’existence<br />

par l’Etat pour contrer celle, tout aussi fantasmée, réalisée par le « marché »?<br />

Pierre Rosanvallon nous apporte sur ce point un début <strong>de</strong> solution en nous permettant <strong>de</strong><br />

dépasser les <strong>controverse</strong>s s’inscrivant autour <strong>de</strong> ces choix entre radicalité et conservatisme. Il<br />

nous montre effectivement qu’il n’y a pas « <strong>de</strong> lien mécanique entre le développement <strong>de</strong><br />

l’esprit capitaliste et la formation <strong>de</strong> l’idéologie économique. […] L’esprit capitaliste traduit<br />

l’émancipation <strong>de</strong> la morale commerciale vis-à-vis <strong>de</strong> la morale chrétienne, il est à la fois<br />

l’aboutissement <strong>de</strong> la distinction entre la morale sociale et la morale privée et la<br />

transformation dans certains cas <strong>de</strong> la morale chrétienne et privée elle-même. […]<br />

L’idéologie économique traduit d’abord le fait que les rapports entre les hommes sont compris<br />

comme <strong>de</strong>s rapports entre <strong>de</strong>s valeurs marchan<strong>de</strong>s » 560 .<br />

Le problème ne se situe pas tant, pour le dire autrement, dans l’activité marchan<strong>de</strong> propre au<br />

capitalisme que dans certaines orientations politiques qui traversent l’ensemble <strong>de</strong> la cité (Etat,<br />

entreprises, etc.). Il convient dès lors <strong>de</strong> réaliser une distinction fondamentale entre le<br />

processus <strong>de</strong> différenciation et certaines orientations politique qui ten<strong>de</strong>nt à être porteuses <strong>de</strong><br />

dérégulation et <strong>de</strong> paupérisation. Comme cela a précé<strong>de</strong>mment été évoqué, la mo<strong>de</strong>rnité, en<br />

entraînant un perfectionnement continu <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> production, crée dans le même<br />

temps <strong>de</strong>s effets jugés socialement négatifs. L’erreur qui est toutefois réalisée et qui neutralise<br />

559 Catherine Levy, Vivre au minimum, Enquête dans l’Europe <strong>de</strong> la précarité, <strong>La</strong> Dispute, 2003, p.<br />

162. Lire également sur l’inefficacité <strong>de</strong>s dispositifs distributifs, Danilo Martuccelli, op. cit., p. 97.<br />

Pierre Rosanvallon, op.cit., 1989, p. 177<br />

560 Ibid., p.41<br />

- 229 -


toute idée d’alternative, est l’assimilation totale <strong>de</strong> ce mouvement à la déstructuration <strong>de</strong>s<br />

cadres sociaux préexistants. Outre le caractère relativement erroné <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière position au<br />

regard <strong>de</strong>s résultats positifs, résultant à terme, <strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong> création/<strong>de</strong>struction sur le<br />

plan social, il convient <strong>de</strong> distinguer les modifications ayant trait à cette introduction au niveau<br />

purement productif et celles touchant l’organisation proprement humaine. <strong>La</strong> première a<br />

historiquement porté en elle l’ensemble <strong>de</strong>s critiques puisque son développement a été<br />

synonyme, d’une part, <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’emploi et <strong>de</strong> reclassement douloureux, et d’autre<br />

part, d’augmentation <strong>de</strong> la richesse. Bien qu’il soit facilement compréhensible que la vue <strong>de</strong><br />

cette richesse produite, monopolisée par une fraction infime <strong>de</strong> la population au prix d’un<br />

coût social très important, ait suscité autant <strong>de</strong> remises en questions, il ne faut néanmoins pas<br />

oublier que sur le long cours, c’est cette dimension qui a fait que la société dans son ensemble<br />

a connu une amélioration <strong>de</strong> conditions.<br />

Aussi, pour autant qu’ils puissent être révoltants, l’inégalité et les effets négatifs du « progrès<br />

technique » n’en détiennent pas moins une responsabilité mineure dans les processus <strong>de</strong><br />

paupérisation. Bien plus intéressantes sont, en la matière, les évolutions <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s<br />

d’organisation productifs. Effectivement, il est facilement observable que l’introduction <strong>de</strong><br />

changements techniques comparables, a eu <strong>de</strong>s effets totalement différents selon les systèmes<br />

nationaux dans lesquels elle s’inscrivait. Il ne s’agit donc pas ici d’une question relative à la<br />

transformation <strong>de</strong> l’emploi induite par la mo<strong>de</strong>rnité, mais à l’évolution <strong>de</strong> la place du travail<br />

dans le procès <strong>de</strong> production générale. C’est dans ce sens que le véritable facteur <strong>de</strong><br />

paupérisation n’apparaît pas relever <strong>de</strong> l’inégalité <strong>de</strong> redistribution, mais bien plus <strong>de</strong> la<br />

gestion politique <strong>de</strong> la différenciation sociale faisant, pour reprendre les termes habituellement<br />

employés, qu’une « déstabilisation générale » s’impose peu à peu dans l’ensemble du corps<br />

social.<br />

On aura donc compris que cette « déstabilisation », qui est à l’origine <strong>de</strong> l’accélération <strong>de</strong>s<br />

effets « négatifs » <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, n’est en rien le produit irréversible du développement <strong>de</strong><br />

cette <strong>de</strong>rnière, elle est uniquement la conséquence <strong>de</strong> l’avancement <strong>de</strong> certaines orientations du<br />

capitalisme 561 au niveau politique, toujours et encore, bien entendu, au sens large du terme:<br />

" […] Et contre une croyance courante, ce ne sont pas les marchands qui bâtissent le marché,<br />

c'est le Prince. C'est le Pouvoir qui trace le plan. […]. Le marché est une machine sociale<br />

561 Lefevre-Farcy in Michel <strong>La</strong>llement, Travail et emploi. Le temps <strong>de</strong>s métamorphoses, L’Harmattan,<br />

collection Logiques sociales, Paris, 1994<br />

- 230 -


abstraite qui, récupérée par le pouvoir politique, <strong>de</strong>vient alors un lieu social urbain qui<br />

s'impose à l'économie circulante et mobile comme principe organisateur et fédérateur <strong>de</strong><br />

l'activité. Et l'économie s'y plie, avec délices et jérémia<strong>de</strong>s : les flux économiques sont sommés<br />

<strong>de</strong> se croiser en cette plage spécialement aménagée. [...] Ce <strong>de</strong>rnier [le marché] est déposé au<br />

sein du champ économique, il est une politique, il est cousin <strong>de</strong> l'État. En installant le marché,<br />

le puissant dépose en fait toute une configuration sociale qui incorpore <strong>de</strong>s notions liées à une<br />

mécanique échangiste, corrosive pour l'ensemble <strong>de</strong>s valeurs propres aux sociétés […]" 562 .<br />

Pour résumer, le « capitalisme » ne constitue pas le problème <strong>de</strong> la pauvreté en tant que tel. En<br />

s’éloignant <strong>de</strong>s préjugés et en regardant dans le détail cette notion trop unifiante et trop<br />

totalisante 563 , on s’aperçoit effectivement que c’est un certain « formatage » politique <strong>de</strong> son<br />

fonctionnement tendant à l’autonomiser exponentiellement 564 qui est porteur <strong>de</strong> paupérisation<br />

sociale 565 . Il ne s’agit pas néanmoins d’entendre ces conséquences à travers une interprétation<br />

strictement matérialiste ou monétaire : les lignes et les chapitres précé<strong>de</strong>nts, et notamment<br />

toutes les réflexions autour <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Richard Sennett, ont bien montré la nécessité <strong>de</strong><br />

réfléchir beaucoup plus « au fait que notre économie est riche, et que même ceux qui sont<br />

considérés comme pauvres, […] sont infiniment plus riches, d’un point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s biens<br />

matériels, que ceux <strong>de</strong>s sociétés passées ». Aussi, « non pas que les pauvres actuels ne soient<br />

pas pauvres, mais ils ne le sont pas strictement pour <strong>de</strong>s raisons matérielles, en tous cas pas<br />

uniquement pour <strong>de</strong>s raison matérielles. Mais pour <strong>de</strong>s raisons beaucoup plus compliquées :<br />

pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> sens [et <strong>de</strong> maîtrise ou <strong>de</strong> sentiment <strong>de</strong> maîtrise] <strong>de</strong> l’existence » 566 .<br />

Dimension effectivement très fortement attaquée par certaines orientations politiques qui ont<br />

été marquées, entre autres choses, par une volonté <strong>de</strong> morceler l’espace juridico-social. Cela<br />

afin que puisse se développer une autonomisation <strong>de</strong> plus en plus poussée <strong>de</strong> la division du<br />

travail, permettant dès lors une auto-organisation du « marché » à partir <strong>de</strong> ses propres<br />

références. Ce qui l’a alors coupé <strong>de</strong> toutes les préoccupations autres que celles ayant trait à<br />

562 Michel Henochsberg, <strong>La</strong> place du marché, Denoël, Paris, 2001, p.21<br />

563 Sur une critique <strong>de</strong>s analyses du « capitalisme » comme « bloc » ou comme « système »<br />

homogène, lire Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, « L’anticapitalisme <strong>de</strong>s entreprises capitalistes », in<br />

Comment peut-on être anticapitaliste ?, op. cit. pp. 168-177<br />

564 Cf. Karl Polanyi, op. cit., p.102<br />

565<br />

566 Alain Caillé, op. cit., disponible sur Internet : http://pagesperso-orange.fr/marxiens/politic/revenus/<br />

caille.htm. Richard Sennett, op. cit., 2000<br />

- 231 -


son expansion. 567<br />

Attention toutefois à ne pas se méprendre : cette position ne sous entend pas l’existence d’une<br />

coupure entre l’économique et le politique. L’«autonomisation » et l’« auto-organisation » du<br />

marché ne transforment pas ce <strong>de</strong>rnier en une entité « extérieure » à tout social, il en est bien<br />

au contraire totalement « imprégné » puisque composé d’individus « en chair et en os ». Il est<br />

vrai que l’ambivalence du mouvement <strong>de</strong> la différenciation sociale fait que cette imprégnation<br />

n’est pas si évi<strong>de</strong>nte que cela et entraîne très facilement l’idée d’une totale émancipation <strong>de</strong><br />

l’économie au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Certains auteurs ont par exemple défendu la thèse d’une<br />

« séparation radicale » entre ladite « économie » et toute forme <strong>de</strong> moralité au niveau <strong>de</strong><br />

« l’idéologie mo<strong>de</strong>rne » : « c’est comme si Dieu nous disait : « N’aie pas peur mon enfant<br />

d’enfreindre apparemment mes comman<strong>de</strong>ments. […] Tu es justifié à négliger la moralité dans<br />

ce cas particulier ». De cette manière, « le sujet humain particulier est émancipé <strong>de</strong>s<br />

contraintes morales » 568 .<br />

Cette séparation est, bien entendu, totalement erronée, que cela soit d’ailleurs au niveau <strong>de</strong>s<br />

modalités « concrètes » <strong>de</strong> fonctionnement <strong>de</strong>s « marchés » qu’au sein <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s<br />

théories <strong>de</strong> l’économie politique 569 . Une légère parenthèse sur cette dimension n’est en<br />

conséquence pas superflue :<br />

L’autonomisation <strong>de</strong> l’économie au sein <strong>de</strong>s théories classiques <strong>de</strong> l’économie politique.<br />

Contrairement à une lecture encore largement répandue témoignant d’une rupture chez les<br />

« classiques » entre l’économie et la « moralité », au sens d’un ensemble <strong>de</strong> lois juridiques<br />

s’imposant au corps social pour contrôler et limiter la recherche <strong>de</strong> l’intérêt privé, Francisco<br />

Vergara a parfaitement démontré qu’Adam Smith, Hume, Ricardo ou encore John Stuart Mill,<br />

pour ne citer qu’eux, n’ont cessé <strong>de</strong> promouvoir la nécessaire consubstantialité entre les <strong>de</strong>ux<br />

dimensions précitées. Il est ainsi possible <strong>de</strong> lire que « dans le système simple et facile <strong>de</strong> la<br />

liberté naturelle, […] tout homme, tant qu’il n’enfreint pas les lois <strong>de</strong> justice, <strong>de</strong>meure en<br />

567 Cf. Michel Henochsberg, op. cit., et Pierre Rosanvallon, op. cit.<br />

568 Louis Dumont, op. cit. p. 84 et 101. Cité in Francisco Vergara, « Les erreurs et confusions <strong>de</strong> Louis<br />

Dumont », Alternatives économiques, 2001/3, n° 11, pp. 76-98<br />

569 Ibid.<br />

- 232 -


pleine liberté <strong>de</strong> suivre la route que lui montre son intérêt » 570 ou encore que la propriété<br />

« peut se définir comme une relation entre une personne et un objet telle qu’elle permet à cette<br />

personne […] le libre usage et la possession <strong>de</strong> cet objet pourvu qu’il ne viole pas les lois <strong>de</strong><br />

justice<br />

». 571<br />

<strong>La</strong> notion <strong>de</strong> justice est du reste utilisée par ces auteurs en référence à une conception du droit<br />

et la philosophie morale faisant que cela recouvre alors toute « disposition » ou tout<br />

« comportement » jugé comme moralement bon (c'est-à-dire « qu’il est souhaitable d’avoir »).<br />

« Il est cependant une autre vertu dont l'observation n'est pas laissée à notre libre vouloir et<br />

qui peut être exigée par la force (...). Cette vertu est la justice (...). <strong>La</strong> force peut être (...)<br />

utilisée pour nous contraindre à observer les règles <strong>de</strong> justice, mais non à suivre les préceptes<br />

<strong>de</strong>s autres vertus » 572 .<br />

Ainsi, la justice dans le système économique « se réfère à <strong>de</strong>s règles morales très précises qui<br />

doivent être respectées dans le processus marchand lui-même, et non <strong>de</strong>s normes qui<br />

interviennent après, pour atténuer la sévérité <strong>de</strong> ce processus » 573 . Nous sommes par<br />

conséquent très loin <strong>de</strong> la célèbre « rupture radicale » mentionnée par Louis Dumont. 574<br />

L’autonomisation <strong>de</strong> l’économie au sein du « marché »<br />

L’analyse empirique <strong>de</strong>s comportements <strong>de</strong>s individus au sein <strong>de</strong>s entreprises dans la France<br />

contemporaine témoigne également <strong>de</strong> l’irréalité d’une économie fonctionnant en<br />

« comportements séparés ». <strong>La</strong>dite irréalité est par exemple parfaitement illustrée par le travail<br />

d’encadrement mis en évi<strong>de</strong>nce par Frédérik Mispelblom-Beyer. Le fait d’encadrer est<br />

effectivement associé par cet auteur à l’action « <strong>de</strong> ferrailler » puisque cela consiste, non<br />

seulement à occuper un poste ou une fonction, mais également et principalement, à « tenir une<br />

position » entre les différentes tensions, divergences et conflits extérieurs à l’entreprise mais<br />

qui se manifestent en son sein.<br />

570 Adam Smith, op. cit.,1991, vol. II, p. 308<br />

571 David Hume, Les passions, Traité <strong>de</strong> la nature humaine II, éd. Flammarion, Paris, 1991, p. 148.<br />

[1ére édition : 1739]<br />

572 Adam Smith, Théorie <strong>de</strong>s sentiments moraux, éd. PUF, Paris, 1999, p. 130-131 [1ére édition :<br />

1759]<br />

573 Francisco Vergara, op. cit., pp. 76-98<br />

574 Louis Dumont, op. cit., 1985<br />

- 233 -


Encadrer consiste alors dans une telle optique à :<br />

- tenter <strong>de</strong> définir et d’indiquer le sens au travail, c’est-à-dire sa signification, et la direction<br />

qu’il <strong>de</strong>vrait prendre, toujours en concurrence avec d’autres significations et directions<br />

(effectivement proposées, possibles, potentielles).<br />

- tenter d’utiliser-créer <strong>de</strong>s terrains d’entente avec celles et ceux qu’on encadre<br />

- tenter d’unifier certaines orientations du travail contre d’autres en élaborant <strong>de</strong>s compromis<br />

productifs.<br />

Cette définition <strong>de</strong> l’encadrement est ainsi particulièrement intéressante puisqu’elle témoigne<br />

du caractère « hybri<strong>de</strong> » <strong>de</strong> l’économie : nul espace social, autrement dit, n’est politiquement<br />

vierge, tout se passe à travers <strong>de</strong>s croisements entre différentes dynamiques contradictoires,<br />

complémentaires ou i<strong>de</strong>ntiques aux origines diverses. L’autonomisation du marché qui a<br />

préalablement été mentionnée, existe dans la réalité mais elle n’en reste pas moins, en<br />

conséquence, pénétrée <strong>de</strong> parts et d’autres par <strong>de</strong>s « orientations politiques du travail».<br />

Le concept d’orientations du travail est « une clé stratégique autant que théorique <strong>de</strong> l’activité d’encadrement, clé<br />

pour ouvrir ce que d’aucuns appellent la « boîte noire » : ce que très « personnellement », mais <strong>de</strong> fait très «<br />

professionnellement », fait un encadrant au jour le jour. Ce concept désigne un carrefour où se croisent et se<br />

nouent le symbolique et l’opérationnel, le général et le singulier, le personnel et le politique, l’idéologique et le<br />

subjectif. Les « orientations du travail » désignent <strong>de</strong>s « manières <strong>de</strong> travailler », <strong>de</strong>s façons <strong>de</strong> « traiter les gens »,<br />

<strong>de</strong>s styles, <strong>de</strong>s éthiques, qui obéissent à la loi <strong>de</strong> la distinction. Bien que construites à partir <strong>de</strong> références,<br />

d’idéaux, <strong>de</strong> valeurs, qui ont une portée sociale générale, elles se constituent par différenciation <strong>de</strong> et avec<br />

d’autres orientations, selon les moments, les lieux et les enjeux. »<br />

Petite parenthèse ici, avant <strong>de</strong> développer cela plus longuement en conclusion, pour rappeler<br />

que l’analyse <strong>de</strong> certaines <strong>de</strong> ces « orientations du travail », à travers une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s<br />

langages spécialisés (parlers <strong>de</strong> métier, mots <strong>de</strong> la technique, jargons <strong>de</strong> management) et <strong>de</strong>s «<br />

parlers ordinaires », remet en cause non seulement les coupures entre l’économie et le<br />

politique, mais également celles avec toutes les autres dimensions sociétales et morales :<br />

l’analyse <strong>de</strong>s jugements moraux que l’on peut attribuer, par exemple, à tels ou tels<br />

comportements ou attitu<strong>de</strong>s jugés inhumains ou propres à quelques « salauds » du marché,<br />

démontre que « la morale » qui pousse certains individus à tenir ce type <strong>de</strong> propos au nom <strong>de</strong><br />

- 234 -


l’humanisme, détient les mêmes racines que celle qui « dicte » la conduite <strong>de</strong>sdits « salauds ».<br />

A savoir l’image d’un individu « capable <strong>de</strong> se tenir <strong>de</strong> l’intérieur », d’être « maître et<br />

seigneur <strong>de</strong> lui-même ». C'est-à-dire d’être autonome en étant capable <strong>de</strong> fixer les orientations<br />

<strong>de</strong> son action ; d’être indépendant, puisque ne voulant plus dépendre d’aucune communauté ;<br />

d’être rationnel en ayant une forte capacité d’autocontrôle, et d’être enfin expressif en désirant<br />

valoriser sa propre subjectivité. 575<br />

A partir <strong>de</strong> là alors…<br />

Il s’agit ainsi, pour le dire <strong>de</strong> façon très rapi<strong>de</strong> et extrêmement simplifiée -puisque cela<br />

nécessiterait une recherche à part entière- <strong>de</strong> placer l’analyse du « changement » au cœur<br />

même du « capitalisme », non pas tant à travers <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> re-distributions <strong>de</strong> richesse,<br />

qui ont largement fait leur preuve en matière d’inefficacité relative, qu’à partir d’un<br />

« reformage » politique <strong>de</strong> son fonctionnement 576 dépassant largement les frontières du champ<br />

politique traditionnel puisque ces <strong>de</strong>rnières, on l’a vu, sont en réalité purement fictives. Et là<br />

se situe un point <strong>de</strong>s plus importants car il fon<strong>de</strong> les bases <strong>de</strong>s solutions possibles : le politique,<br />

l’économie, le social ne font partie, quoi qu’on en dise, que d’une seule et même matrice : «<br />

<strong>de</strong>rrière la gestion se cachent <strong>de</strong>s rapports politiques. […] L’entreprise est <strong>de</strong> part en part<br />

traversée, animée, vivifiée par <strong>de</strong>s logiques <strong>de</strong> nature essentiellement sociale et politique » 577 .<br />

Aussi, comme précé<strong>de</strong>mment mentionné dans ce chapitre, et contrairement à ce que laissent<br />

penser les partisans <strong>de</strong> la thèse <strong>de</strong> la globalisation (<strong>de</strong>s pouvoirs politiques, économiques et<br />

financiers), les « marges <strong>de</strong> main d’œuvre » existent bel et bien, que cela soit au niveau <strong>de</strong><br />

l’entreprise ou <strong>de</strong> l’Etat Nation :<br />

« On abuse du terme « global ». Les problèmes sont globaux, donc la solution serait globale,<br />

ce qui est compris : un Etat seul ne peut rien faire. Cette conception déresponsabilise les Etats<br />

et décourage la démocratie. Mais cela ne veut rien dire ; il n’y a pas <strong>de</strong> gouvernement global,<br />

ni <strong>de</strong> gouvernance globale du peuple global mondial. C’est toujours <strong>de</strong>s 192 Etats qu’il<br />

s’agit » 578 .<br />

575 Danilo Martuccelli, op. cit. p. 44-46. Se reporter infra conclusion.<br />

576 Karl Polanyi, op. cit. Cf. également Michel Henochsberg, op.cit.<br />

577 Valérie Boussard, Salvatore Maugeri (sous dir.), op. cit.. Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom-Beyer, op. cit. Et<br />

op. cit. in Au<strong>de</strong> Caria (sous-dir.), op. cit., p. 72.<br />

578 Hubert Védrine, op. cit., p. 21.<br />

- 235 -


Il est néanmoins incontestable que les changements <strong>de</strong> données au niveau <strong>de</strong> la concurrence<br />

internationale ren<strong>de</strong>nt très difficile le développement <strong>de</strong>s « marges <strong>de</strong> main d’œuvre » au<br />

niveau national ou européen pour ne prendre que ces <strong>de</strong>ux sphères géographiques. Toutefois,<br />

en considérant l’entreprise, mais également l’Etat et l’Administration comme <strong>de</strong>s lieux<br />

proprement politiques, on se rend compte que les positions, au sens quasiment militaire du<br />

terme, ne sont pas aussi rangées et ordonnées que ce que l’on imagine habituellement : il n’y a<br />

pas, autrement dit, d’un côté l’Etat Nation et <strong>de</strong> l’autre l’entreprise mondialisée, les totalement<br />

dominants et les totalement dominés, une sorte d’instance superstructurelle du pouvoir<br />

politique en quelque sorte. Cette bipolarisation analytique renvoie en effet à une conception<br />

historique et méthodologique erronée du pouvoir 579 . De parts et d’autres, la « société » est<br />

traversée par <strong>de</strong>s orientations politiques qui s’opposent, qui se complètent, qui se mélangent,<br />

qui s’ignorent, et à ces jeux et ces enjeux, aucune dichotomie n’est possible. 580<br />

C’est alors à partir <strong>de</strong> ce positionnement qu’il s’agit <strong>de</strong> réfléchir, en ayant véritablement<br />

conscience <strong>de</strong>s enjeux et <strong>de</strong>s réalités, et cela sans aucun dogmatisme stérile et sans tabou, afin<br />

<strong>de</strong> sortir du schématisme binaire, politique/social, économique/politique, ou<br />

social/économique qui entoure habituellement ce type <strong>de</strong> questionnement. 581 Sans faire preuve<br />

<strong>de</strong> défaitisme mal placé, il est néanmoins vrai que cette démarche n’a pas eu beaucoup<br />

« d’effets jusqu'ici car pour un grand nombre <strong>de</strong> politiciens, <strong>de</strong> partis, <strong>de</strong> syndicats, <strong>de</strong><br />

groupements professionnels, <strong>de</strong> lobbies, <strong>de</strong> médias, ces postures partiales et partielles, pour<br />

ou contre, sont <strong>de</strong>s rentes <strong>de</strong> situation commo<strong>de</strong>s dont ils ne peuvent s’affranchir sans risque<br />

tant il faudrait pour cela aller contre <strong>de</strong>s positions considérées, dans un sens comme dans<br />

l'autre, comme <strong>de</strong>s tabous par la base, les militants, les adhérents, les groupes d'intérêt,<br />

l'opinion, les investisseurs, les marchés, etc... » 582<br />

Conclusion<br />

L’histoire humaine est <strong>de</strong>s plus difficiles à saisir, son cheminement n’étant pas linéaire, le<br />

579 Michel Foucault, op. cit., 1999, p. 46-48<br />

580 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit. in Comment peut-on être anticapitaliste ?, op. cit. pp. 168-177<br />

581 Ibid., p. 8<br />

582 Ibid. p. 8<br />

- 236 -


traditionnel, l’archaïque et le mo<strong>de</strong>rne se mélangent allègrement entre eux et nous donnent à<br />

voir une réalité dès l’origine faussée parce qu’interprétée selon <strong>de</strong>s schémas <strong>de</strong> pensée partiels<br />

et partiaux. Le mouvement historique <strong>de</strong> différenciation <strong>de</strong>s différents domaines sociaux<br />

apparaît par exemple, au regard <strong>de</strong>s éléments précé<strong>de</strong>mment énoncés, comme une dynamique<br />

toute à la fois existante et fictive. Existante puisque son emprise sur le fonctionnement sociétal<br />

est bien présente comme en témoigne l'intensification <strong>de</strong> la division du travail entre et au sein<br />

<strong>de</strong> chaque activité productive. Mais elle est également fictive puisque les dimensions<br />

économiques, politiques, morales et sociales, abstractions faites d’individus en chair et en os,<br />

ne sont qu’une seule et même réalité multiforme composant une matière unique dans une<br />

problématique unique 583 .<br />

Ainsi, le capitalisme, la démocratie et l’humanisme ne peuvent prendre sens que pris ensemble<br />

dans un même mouvement interprétatif : le capitalisme, sous toutes ses formes, est un<br />

humanisme, <strong>de</strong> même d’ailleurs que l’est l’individualisme. <strong>La</strong> démocratie est quant à elle la<br />

transcription politique du capitalisme. Se référer à l’humanisme pour lutter contre les effets du<br />

capitalisme ou <strong>de</strong> l’individualisme, ne revient en d’autres termes qu’à opposer, <strong>de</strong> manière<br />

stérile, <strong>de</strong>s dimensions intimement liées.<br />

Dans une telle perspective, cela témoigne que les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong> la pauvreté basés sur<br />

<strong>de</strong>s revendications faisant référence à l’humanisme doivent être définitivement pris pour ce<br />

qu’ils sont : à savoir <strong>de</strong>s interventions politiques qui ne parviennent pas à formuler <strong>de</strong>s<br />

positions exigées par les évènements socio-économiques. L’humanisme dans une telle<br />

situation ne constitue dès lors qu’une « philosophie qui, malgré sa prétention, refuse <strong>de</strong><br />

s’engager, pas seulement au point <strong>de</strong> vue politique et social, mais aussi dans un sens<br />

philosophique profond » 584 . Et en cela, loin d’ai<strong>de</strong>r à la disparition <strong>de</strong>s secteurs sociaux et<br />

médico-sociaux par la résolution <strong>de</strong>s problèmes dont ils sont sensés se charger, il participe à<br />

leur reproduction comme structures structurantes pour la mo<strong>de</strong>rnité. Ces <strong>de</strong>rnières constituent<br />

alors, avec l’approbation silencieuse et sirupeuse d’un moralisme inadapté, <strong>de</strong> véritables<br />

marchés dynamiques socialement artificiels, ou pour le dire autrement, <strong>de</strong>s centres <strong>de</strong><br />

recyclage pour les surplus humains permettant à la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> continuer <strong>de</strong> se<br />

583 Jean Baechler, op. cit., p. 10<br />

584 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Folio Essai, Paris, [1946]1996, pp.94-95<br />

[propos <strong>de</strong> Pierre NAVILLE]<br />

- 237 -


« développer » sans se soucier <strong>de</strong>s risques pour la cohésion <strong>de</strong> son organisation. <strong>La</strong> pauvreté<br />

est par conséquent bien une <strong>de</strong>s sources indirectes <strong>de</strong> la richesse <strong>de</strong> la nation, un pilier <strong>de</strong> son<br />

fonctionnement et l’humanisme son cache-misère.<br />

Conclusion<br />

______________<br />

L’inhumanité est un humanisme<br />

« Nous ne savons jamais si les révolutions achèvent ou parachèvent les anciens régimes »<br />

Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été mo<strong>de</strong>rnes, <strong>La</strong> Découverte, 1997<br />

- 238 -


« Tout a commencé par un travail dans <strong>de</strong>s lieux où l’homme perd son sacre. Et <strong>de</strong> cette perte,<br />

nous pensions en être en partie responsables, du moins dans les premiers temps. Pourquoi<br />

face à ces êtres déchus, les cadres d’interactions habituels ne fonctionnaient-ils pas ?<br />

Pourquoi nous nous sentions si mal, si fautif, si craintif même par rapport à cette réalité qui<br />

nous absorbait autant que nous l’absorbions par nos fantasmes. Les assistés hantaient nos<br />

rêves : corps déchirés, cris et hurlements, o<strong>de</strong>urs exécrables ou simples présences à la<br />

banalité insoutenable composaient les nuits <strong>de</strong>s premiers mois <strong>de</strong> travail. Incapables d’en<br />

parler ouvertement entre nous malgré notre expérience commune et quotidienne, seuls<br />

quelques indices témoignaient du far<strong>de</strong>au collectif que nous portions ensemble. <strong>La</strong> vie<br />

institutionnelle continuait alors à faire son chemin, dans un cercle qu’on aurait pu croire<br />

fermé certes, mais elle avançait malgré tout, quoiqu’il arrive. Innocent ou coupable, cela<br />

avait en vérité peu d’importance. De la même manière nous les traitions, <strong>de</strong> la même manière<br />

nous le vivions, du moins en apparence car le poids du travail effaçait toutes nuances, tout<br />

<strong>de</strong>venait grossier, tout était lourd : la charité et la compassion semblaient fuir la souillure et<br />

l’inefficacité pour ne laisser place qu’à l’énervement, à la fatigue et à la rancœur. Qu’étaient-<br />

ils donc ces êtres au final ? Evi<strong>de</strong>mment nos semblables répondaient « ceux qui pensent ».<br />

Evi<strong>de</strong>mment…et pourtant…<br />

<strong>La</strong> volonté <strong>de</strong> commencer l’introduction <strong>de</strong> cette recherche par une référence à Race et<br />

histoire <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong> Lévi-Strauss décrivant l’époque <strong>de</strong> la <strong>controverse</strong> <strong>de</strong> Valladolid a été<br />

- 239 -


motivée par le désir <strong>de</strong> témoigner d’un « ici et maintenant » ne rompant en aucune façon avec<br />

l’histoire <strong>de</strong>s hommes. Certes, nous pourrions aisément croire le contraire puisque si à certains<br />

moments <strong>de</strong> ladite histoire, les questionnements sur la nature <strong>de</strong> « l’autre » étaient plus<br />

qu’habituels et banals, cela ne semble plus désormais avoir cours. Le législateur ayant<br />

effectivement fait <strong>de</strong> l’homme le centre politique du mon<strong>de</strong> 585 :<br />

« <strong>La</strong> personne humaine est <strong>de</strong>venue la chose à laquelle la conscience sociale <strong>de</strong>s peuples<br />

européens s’est attachée plus qu’à toute autre en ayant du coup une valeur incomparable » 586 .<br />

Mais à y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près, ces « belles paroles » humanistes ne semblent pas être si<br />

évi<strong>de</strong>ntes que cela. <strong>La</strong> gestion institutionnelle <strong>de</strong>s personnes en très gran<strong>de</strong> difficulté ou tout<br />

simplement les interactions que l’on entretient avec elles dans tout notre quotidien, témoignent<br />

d’une remise en cause plus que fréquente, <strong>de</strong> leur nature sociale. L’étranger mo<strong>de</strong>rne, n’est<br />

donc plus désormais celui qui se trouve en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la cité ou du clan, il en fait partie, il y<br />

participe même quelquefois d’une manière ou d’une autre, mais sans que cela n’entraîne<br />

jamais une quelconque acceptation ou reconnaissance sociale puisqu’il est systématiquement<br />

placé sous les figures <strong>de</strong> la déchéance et <strong>de</strong> l’échec. Et contre toute attente, lesdites figures<br />

sont entretenues par <strong>de</strong>s individus aux orientations «politiques» <strong>de</strong>s plus variées, empêchant<br />

dès lors toute politisation excessive <strong>de</strong> ce phénomène. Ce qui, hélas, aurait largement simplifié<br />

le problème.<br />

C’est donc autour <strong>de</strong> ces difficultés <strong>de</strong> cohabitation entre une orientation sacralisant l’homme<br />

toujours plus importante et <strong>de</strong>s traitements « déqualifiant » l’humain qui persistent à exister<br />

contre vents et marées, que cette recherche a été bâtie. Toute cette réflexion s’est inscrite,<br />

autrement dit, au niveau <strong>de</strong> la « dynamique qui s’établit, au cœur <strong>de</strong> la condition mo<strong>de</strong>rne,<br />

entre l’individuation, en tant que conséquence directe et inéluctable <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, donnant<br />

lieu à différentes formes et processus <strong>de</strong> constitution <strong>de</strong>s individus, et le souhait <strong>de</strong><br />

l’individualité, comme préservation <strong>de</strong> l’unicité <strong>de</strong>s expressions <strong>de</strong> l’acteur, en tant que<br />

possibilité paradoxalement imposée par la vie sociale » 587 .<br />

A partir <strong>de</strong> cet axe d’analyse, on s’aperçoit que l’homme, cet individu capable <strong>de</strong> se tenir <strong>de</strong><br />

585 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 136 et p. 239<br />

586 Emile Durkheim, Détermination du fait moral [en ligne], op. cit., p. 22.<br />

587 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 37<br />

- 240 -


l’intérieur 588 , d’être maître et seigneur <strong>de</strong> lui-même, n’est aucunement une donnée en soi, c’est<br />

un projet, un processus et non un état 589 . C’est fondamentalement pour cette raison qu’il est<br />

possible <strong>de</strong> lire et d’écouter aujourd’hui une quantité <strong>de</strong> débats sur les « autres », ceux qui se<br />

voient refuser toute o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sainteté : « […] qui sont donc ceux qui arpentent ainsi nos rues<br />

et les transports en commun à la recherche d’une pièce ou d’un repas chaud ou d’un toit sous<br />

lequel passer la nuit ? » 590<br />

Il a du reste été suffisamment question <strong>de</strong> la manière dont ces individus étaient<br />

institutionnellement traités pour ne pas y revenir ici. Seule la conclusion importe d’être<br />

rappelée : les rapports entre <strong>de</strong>s orientations du travail se revendiquant d’un certain<br />

humanisme 591 et issues du régime politique démocratique d’interaction et certaines dimensions<br />

<strong>de</strong> la dynamique <strong>de</strong> la différenciation sociale, en s’inscrivant et en traversant tous les procès <strong>de</strong><br />

prises en charge <strong>de</strong> personnes en très gran<strong>de</strong> difficulté, font qu’il est tout à la fois impossible<br />

<strong>de</strong> sacraliser et <strong>de</strong> déshumaniser l’assisté. L’articulation <strong>de</strong> ces orientations faisant qu’au final,<br />

ce <strong>de</strong>rnier est déqualifié en tant qu’humain. Il reste à part entière membre <strong>de</strong> l’espèce humaine<br />

mais il perd ou ne gagne, c’est selon, sa moralité, sa divinité, il bascule en d’autres termes <strong>de</strong>s<br />

cieux à sa corporéité, dans toute sa lai<strong>de</strong>ur et ses souillures. 592<br />

Sa nature humaine n’est pas questionnée, mais puisque son corps n’est plus protégé par les<br />

rituels symboliques entourant habituellement les interactions humaines, il n’est plus considéré<br />

comme sujet à part entière, « c'est-à-dire en tant qu’il recèle quelque chose <strong>de</strong> plus, « ce<br />

quelque chose et ce presque rien » qui donne sens et concours à son existence » 593 .<br />

588 On peut rappeler, à toute fin utile, que quatre gran<strong>de</strong>s dimensions s’articulent autour <strong>de</strong> cet<br />

individu mo<strong>de</strong>rne : sujet autonome d’abord, capable <strong>de</strong> fixer les orientations <strong>de</strong> son action ; individu<br />

indépendant ensuite, sorti <strong>de</strong> la communauté pour intégrer la société ; sujet rationnel, ayant une forte<br />

capacité d’autocontrôle, individu expressif enfin, valorisant sa propre subjectivité.<br />

589 Michel-Antoine Burnier, « De l’inhumanité » [en ligne]. (Consulté le 26/06/2008). Disponible sur<br />

Internet : http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=353<br />

590 Julien Damon, « Qui sont les SDF ?», Lien Social, Publication n° 689 du 4 décembre 2003<br />

591 Fre<strong>de</strong>rik Mispelblom Beyer, op. cit., p.165<br />

592 Cf. à ce sujet, Danilo Martuccelli, op. cit, 2002, p. 125 ; Sur cet aspect du dégoût, lire également<br />

Mary Douglas, op. cit., (notamment p. 23), David Le Breton, op. cit., 2005, p. 8. et Robert Linhart,<br />

l’Etabli, éditions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1978, p. 39 « Je découvrais cette autre routine <strong>de</strong> l’usine : être<br />

constamment exposé à l’agression <strong>de</strong>s objets, tous ces contacts désagréables, irritants, dangereux […]<br />

On s’habitue souvent, on ne s’immunise jamais ».<br />

593 David Le Breton, op. cit., p.141<br />

- 241 -


Il n’est alors plus « que » son corps, brut et omniprésent, tout à la fois infiniment pensé et<br />

impensé, symbolisé et non mentalisé, pas tout à fait ici, mais pas non plus là-bas, aux<br />

frontières <strong>de</strong> l’humanité d’une certaine façon.<br />

<strong>La</strong> conclusion <strong>de</strong> ce positionnement revient dès lors à annoncer, aussi difficile soit-elle à<br />

accepter, que si l’anatomie ne peut être qu’un simple élément constitutif du <strong>de</strong>stin, puisque<br />

systématiquement symbolisée par la société et les individus, elle ne fait qu’un avec lui dans les<br />

situations où l’homme se voit privé <strong>de</strong> figurer autre chose que ses attributs corporels. 594<br />

Cette déqualification démontre que les nouvelles politiques sociales placées sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’humanisme ne solutionnent aucunement le problème <strong>de</strong> la pauvreté. Cela questionne alors<br />

l’utilité <strong>de</strong> telles politiques <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong>s investissements extrêmement lourds pour <strong>de</strong>s<br />

résultats sociaux plus que mitigés. <strong>La</strong> réinscription <strong>de</strong> cette problématique dans son<br />

développement historique permet d’éclairer ce paradoxe en mettant en évi<strong>de</strong>nce, en <strong>de</strong>ux<br />

temps, l’intimité reliant la pauvreté au développement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Le premier temps<br />

dévoile trois dimensions essentielles dans la constitution <strong>de</strong> l’intrigue entourant ladite<br />

intimité :<br />

1/ <strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité comme produit <strong>de</strong> l’histoire : l’essor (et non l’origine) <strong>de</strong> la différenciation<br />

économique est effectivement venue du politique et non du marché, il est en ce sens le fruit<br />

d’individus en chair et en os intégrés dans <strong>de</strong>s rapports sociaux historiquement déterminés.<br />

2/ <strong>La</strong> « crise » comme illusion <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité : une analyse en terme <strong>de</strong> croissance et non <strong>de</strong><br />

répartition démontre en effet que les « crises sociales », habituellement décrites par les<br />

historiens, ne supposent absolument pas l’existence <strong>de</strong> crises économiques étant donné que les<br />

créations <strong>de</strong> richesse durant ces phases se situent à chaque fois à <strong>de</strong>s niveaux largement<br />

supérieurs par rapport aux pério<strong>de</strong>s précé<strong>de</strong>ntes.<br />

3/ <strong>La</strong> pauvreté comme facteur structurant <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité : on s’aperçoit que les politiques<br />

sociales rentrent assurément en totale cohérence avec le système économique. Ces <strong>de</strong>rnières,<br />

autrement dit, ne rompent absolument pas avec le fonctionnement général <strong>de</strong> la société : elles<br />

intègrent parfaitement la logique <strong>de</strong> « la production mécanique qui suppose tout bonnement la<br />

transformation <strong>de</strong> la substance naturelle et humaine <strong>de</strong> la société en marchandises » 595 .<br />

594 Ibid. p.142<br />

595 Karl Polanyi, op. cit., p. 70<br />

- 242 -


Trois niveaux sortent alors, dans un <strong>de</strong>uxième temps, <strong>de</strong> ces différentes dimensions<br />

historiques : le politique, l’économie et le social. En les saisissant comme matière unique dans<br />

une problématique unique 596 , cela met en évi<strong>de</strong>nce que la dialectique entre les <strong>de</strong>ux faces<br />

historiques <strong>de</strong> la différenciation sociale – l’augmentation considérable <strong>de</strong> la richesse et la<br />

paupérisation d’une partie <strong>de</strong> la population- a fait <strong>de</strong> la pauvreté une dimension<br />

incontournable au sein <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité : les politiques sociales <strong>de</strong> lutte contre la pauvreté ont<br />

effectivement été <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong> richesses pour la mo<strong>de</strong>rnité. Loin <strong>de</strong>s analyses en terme <strong>de</strong><br />

« crise » que l’on entend habituellement, l’institutionnalisation <strong>de</strong>sdites politiques témoigne<br />

bien au contraire d’un développement exponentiel, bien que dynamique, <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong><br />

croissance économique. L’action sociale et médico-sociale peut, en quelque sorte, être<br />

symbolisée comme une sorte <strong>de</strong> déversoir structurant pour la mo<strong>de</strong>rnité, un véritable marché<br />

artificiel du surplus humain où « l’inutile » <strong>de</strong>vient « utile ».<br />

Le problème ne se pose alors pas en terme <strong>de</strong> crise mais <strong>de</strong> mutation 597 , c'est-à-dire d’une<br />

transformation <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> gouvernance au sein <strong>de</strong>s entreprises<br />

conjointement à une modification du rapport entre le politique et l’économie. Mutation qui a<br />

par exemple permis la mise en place d’une déréglementation et d’un décloisonnement <strong>de</strong>s<br />

marchés financiers, provoquant une « accélération » du processus <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité en séparant<br />

théoriquement la création <strong>de</strong> richesse <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> production. L’action sociale permet alors<br />

à ladite mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong> continuer d’éduquer et <strong>de</strong> produire pour elle-même, par le biais <strong>de</strong> la<br />

sélection économique, les sujets –entrepreneurs et ouvriers- dont elle a besoin, reléguant ainsi<br />

les différents surplus dans les mécanismes <strong>de</strong> l’action sociale et médico-sociale, sorte <strong>de</strong> centre<br />

<strong>de</strong> recyclage <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. En réutilisant d’une autre manière une <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong> Jacques<br />

Donzelots, il est par conséquent possible d’avancer que la gestion <strong>de</strong> la pauvreté est le moyen<br />

même du progrès <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, sa condition, son vecteur pourrait-on dire.<br />

Cela constitue évi<strong>de</strong>mment qu’une interprétation d’une certaine réalité étudiée sous un angle<br />

bien précis, et donc somme toute réductrice. Les politiques sociales et médico-sociales sont<br />

évi<strong>de</strong>mment plus que « cela » ; ce positionnement n’est pas une tentative d’explication<br />

monofonctionnelle ; leurs apparitions et développement reposent bien entendu sur une pluralité<br />

<strong>de</strong> facteurs (réponses aux pressions du mon<strong>de</strong> ouvrier, volontés <strong>de</strong> suppléer les déficiences du<br />

596 Jean Baechler, op. cit., p. 10<br />

597 Mutation qui est la conséquence <strong>de</strong> modifications au sein <strong>de</strong> rapports <strong>de</strong> force entre différentes<br />

orientations du travail.<br />

- 243 -


marché, humanismes « éclairés », volonté <strong>de</strong> renforcer la loyauté <strong>de</strong>s travailleurs, volonté<br />

d’institutionnaliser les divisions du travail), dont les liens sont d’ailleurs parfaitement analysés<br />

par Gosta Esping-An<strong>de</strong>rsen, mais elles sont néanmoins et incontestablement « cela », quoi que<br />

nous puissions en dire. Des désaccords pourront alors exister et il sera <strong>de</strong> ce fait possible <strong>de</strong><br />

réfuter tout ou partie <strong>de</strong>s thèses défendues ici. En vérité, cela importe peu et cela est même<br />

désirable pour l’avancée <strong>de</strong> chacun. Bien plus importante est l’acceptation d’une nécessaire<br />

approche « désacralisante » pour toute étu<strong>de</strong> sur la société.<br />

Il s’agit effectivement d’accepter <strong>de</strong> saisir l’humain tel qu’il est réellement, dans sa « vérité <strong>de</strong><br />

condition » et non tel que nous aimerions qu’il soit ou qu’il ne soit pas, comme le font hélas si<br />

souvent les théories fondées sur <strong>de</strong>s « considérations anthropologiques et axiologiques<br />

contribuant à pré-structurer le regard sociologique » 598 à travers <strong>de</strong>s grands systèmes formels<br />

<strong>de</strong> représentations du mon<strong>de</strong>.<br />

Pour cela, l’humanisme doit être compris dès le départ comme fiction issue d’une construction<br />

d’un certain idéal social et moral conditionné par un chemin <strong>de</strong> l’histoire perdu parmi d’autres<br />

chemins. Et en ce sens, l’inhumanité est aussi fictionnelle, ce ne sont d’ailleurs que les images<br />

renversées et par là-même semblables d’une unique réalité multiforme. Comprendre cela<br />

nécessite néanmoins <strong>de</strong> « tuer » une certaine image dominante <strong>de</strong> l’homme au sein <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnité : « Ce qui meurt aujourd'hui, ce n'est pas la notion d'homme, mais une notion<br />

insulaire <strong>de</strong> l'homme, retranché <strong>de</strong> la nature et <strong>de</strong> sa propre nature; ce qui doit mourir, c'est<br />

l'auto-idolâtrie <strong>de</strong> l'homme, s'admirant dans l'image pompière <strong>de</strong> sa propre rationalité » 599 .<br />

Ainsi, à partir <strong>de</strong> là, apparaît une condition humaine sans ordre ultime, sans naïveté possible.<br />

Les manières d’appréhen<strong>de</strong>r intellectuellement <strong>de</strong>s concepts tels que «le capitalisme » ou<br />

« l’individualisme » illustrent d’ailleurs parfaitement bien les illusions d’une dichotomie<br />

anthropologique « humain/inhumain » et l’absence <strong>de</strong> partage entre l’empirique et le<br />

transcendantal dans ces mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissance <strong>de</strong> l’humain: individualistes passionnés,<br />

libéraux ou anti-individualistes réactifs ne sont qu’un résumé <strong>de</strong>s champs d’interprétations<br />

possibles <strong>de</strong>sdits concepts mais ils reflètent effectivement à eux seuls, <strong>de</strong> part leurs propres<br />

ambivalences, celles <strong>de</strong> la production <strong>de</strong> connaissance et <strong>de</strong>s jugements moraux liés à<br />

598 5<br />

Philippe Corcuff, <strong>La</strong> question individualiste, Le Bord <strong>de</strong> l'eau, <strong>La</strong>tresne, 2003, p. 48. Lire également,<br />

un article très intéressant <strong>de</strong> Stéphane Beaud, « Philippe Corcuff et la question individualiste » [en<br />

ligne], [Disponible sur internet : http:// perso.orange.fr/legrognard/corcuff.htm], 2005<br />

599 Edgar Morin, Le paradigme perdu: la nature humaine, Paris, Seuil, 1973, p. 213<br />

- 244 -


l’humain : ce que d’aucuns vénèrent comme les promesses d’un humanisme glorieux, fondé<br />

sur un individu libéré et détaché <strong>de</strong> tout carcan social dans un paradis terrestre en <strong>de</strong>venir,<br />

constitue pour les autres une source <strong>de</strong> richesse matérielle fondamentale. L’homo<br />

oeconomicus, rejeton <strong>de</strong> l’humanisme, est effectivement à la base du capitalisme : l’individu<br />

mo<strong>de</strong>rne, indépendant et autonome, rationnel et expressif, homme sacré en l’occurrence,<br />

seigneur et maître <strong>de</strong> son univers personnel, valeur suprême et fin en soi nourrit et justifie la<br />

matrice dudit système économique. Dimension qui en pousse certains autres, chercheurs ou<br />

non, à dénoncer au nom <strong>de</strong> la « morale » cette « idéologie inhumaine »: « […] ce n'est pas<br />

bien d'être individualiste car il faut penser aux autres, les vraies valeurs sont l'altruisme, la<br />

solidarité, la fraternité, le lien social, la famille, l'Etat, le groupe, les institutions […]» 600 .<br />

Les frontières entre ces trois orientations <strong>de</strong> pensée étant du reste extrêmement floues : les<br />

thèses et les antithèses se confondant allègrement dans un malstrom <strong>de</strong> professions <strong>de</strong> foi<br />

contradictoires puisque intimement liées : l’altruisme, la solidarité mo<strong>de</strong>rne, la fraternité, etc.<br />

entretiennent et sont entretenus par le « procès individualiste » et inversement, la famille,<br />

l’Etat, le groupe, les institutions sont les supports qui produisent l’individu sacré, égoïste et<br />

rationnel, autant d’ailleurs qu’ils en sont les produits. Ce qui est ainsi déploré au niveau<br />

collectif est célébré au niveau individuel sans que cette contradiction, ni la dimension fictive<br />

<strong>de</strong> ces niveaux, ne soient jamais relevées ou du moins réinscrites dans les cadres d’analyses. 601<br />

Sans aucune provocation dès lors, il apparaît à partir <strong>de</strong> cette optique que l’inhumanité est<br />

potentiellement un humanisme. En étant effectivement constitué <strong>de</strong> pensées impensées si<br />

élastiques, si variées et si inconsistantes autour <strong>de</strong> la notion d’homme, ce <strong>de</strong>rnier partage alors<br />

avec « l’inhumanité » une histoire commune. Et plus que les <strong>de</strong>ux facettes d’une pièce, ils ne<br />

composent en réalité qu’une seule et unique entité. Ils partagent ici la condition du Même : les<br />

contours <strong>de</strong> l’homme, aussi flous soient-ils, que l’humanisme défend, sont par conséquent<br />

semblables à ceux que l’on condamne d’inhumanité. Les orientations désireuses, au sein <strong>de</strong><br />

l’action sociale et médico-sociale, <strong>de</strong> redonner aux assistés leurs statuts d’individu sacré<br />

partagent ainsi le même atavisme avec les orientations les plus « dures » au sein du système<br />

économique. « Les salauds » et les « tueurs » d’un certain « capitalisme » agissent et justifient<br />

effectivement leurs actions au nom <strong>de</strong> « l’homme sacré ». Les séparations, les hiérarchies et<br />

les classifications liées à la morale s’effondrent désormais face à leur propre irréalité.<br />

600 Stéphane Beaud, op. cit., 2005<br />

601 François <strong>de</strong> Singly, op. cit., 2003<br />

- 245 -


Seul le « sommeil anthropologique » propre à « l’épistémè mo<strong>de</strong>rne », pour reprendre les<br />

termes <strong>de</strong> Michel Foucault 602 , empêche <strong>de</strong> se rendre compte <strong>de</strong> cet état <strong>de</strong> fait : l’homme, une<br />

fois <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong> son pié<strong>de</strong>stal quasi divin, apparaît dans toutes ses ambivalences et tout son<br />

caractère purement artificiel et éphémère car socialement et historiquement déterminé. Les<br />

conditions <strong>de</strong>s discours sur l’homme, que ces <strong>de</strong>rniers soient profanes ou scientifiques, sont en<br />

effet soumises aux évolutions du cours du temps et à <strong>de</strong> faibles ou brutales césures 603 .<br />

Cela témoigne donc que l’histoire n’est faite, en gran<strong>de</strong> partie, que <strong>de</strong> brèches, <strong>de</strong> ruptures et<br />

<strong>de</strong> cassures. L’archaïque, le traditionnel et le mo<strong>de</strong>rne sont en d’autres termes que <strong>de</strong>s fictions,<br />

<strong>de</strong>s modèles d’analyses épurés <strong>de</strong> toutes leurs complexités relationnelles pour ne laisser<br />

apparaître au final qu’une ou <strong>de</strong>ux dimensions fondamentales mais au combien limitées et<br />

simplistes. <strong>La</strong> mo<strong>de</strong>rnité est bien synonyme <strong>de</strong> différenciations exponentielles <strong>de</strong>s domaines<br />

sociaux, cela ne fait aucun doute ; mais d’autres mouvements, <strong>de</strong> multiples dynamiques s’y<br />

sont opposées ou mélangées au gré <strong>de</strong>s époques et du ciel où ces divorces ou mariages avaient<br />

lieu. En somme, notre société n’a jamais fonctionné conformément au grand partage qui fon<strong>de</strong><br />

son système <strong>de</strong> représentation du mon<strong>de</strong> : dans la pratique, les mo<strong>de</strong>rnes n’ont cessé <strong>de</strong> créer<br />

<strong>de</strong>s objets hybri<strong>de</strong>s :<br />

« Nous n’entrons pas dans une nouvelle ère ; nous ne continuons plus la fuite éperdue <strong>de</strong>s<br />

post-post-post-mo<strong>de</strong>rnistes ; […] Non, nous nous apercevons que nous n’avons jamais<br />

commencé d’entrer dans l’ère mo<strong>de</strong>rne. Cette attitu<strong>de</strong> rétrospective qui déploie au lieu <strong>de</strong><br />

dévoiler, qui ajoute au lieu <strong>de</strong> trancher, qui fraternise au lieu <strong>de</strong> dénoncer, qui trie au lieu <strong>de</strong><br />

s’indigner […] » constitue l’approche indispensable pour comprendre le mon<strong>de</strong>. 604 Alors, tel<br />

que le propose Bruno <strong>La</strong>tour, « passons à autre chose. Ou plutôt, revenons sur nos pas.<br />

Cessons <strong>de</strong> passer. » 605<br />

Il n’y a ainsi aucun intérêt à saisir ces processus et ces projets à partir <strong>de</strong> logiques purement<br />

émotionnelles et réactives 606 ; qu’on les juge humain ou non, positif ou négatif, bon ou mal,<br />

cela n’a, en première analyse, aucune espèce d’importance, ils sont et cela est bien suffisant.<br />

602 Michel Foucault, op. cit. 1966<br />

603 Ibid.<br />

604 Bruno <strong>La</strong>tour, op. cit., p. 69<br />

605 Ibid., p. 84<br />

606 Stéphane Beaud, op. cit.<br />

- 246 -


C’est donc <strong>de</strong> leurs diversités qu’il faut témoigner, dans toutes leurs contradictions, leurs<br />

complexités et leurs banalités : « pour les forfaits comme pour la domination, pour les<br />

capitalismes comme pour les sciences, c’est l’ordinaire qu’il faut comprendre, les petites<br />

causes et leurs grands effets » 607 . Il s’agit en conséquence d’avouer « ses faiblesses,<br />

d’apprendre à trouver <strong>de</strong> la force morale dans <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s habituellement jugées comme<br />

indignes, à reconnaître alors, un mon<strong>de</strong> sans ordre ultime » 608 .<br />

Une sociologie <strong>de</strong>s orientations <strong>de</strong>s individuations, séparant l’empirique du transcendantal et<br />

témoignant <strong>de</strong>s ambivalences au sein <strong>de</strong>s combinaisons produisant l’humain et <strong>de</strong>s rapports<br />

intimes entre enjeux et épreuves, entre biographie et histoire est <strong>de</strong> fait indispensable, mais<br />

pour cela, il faudra bien faire accepter une fois pour toutes que fondamentalement, « boiter<br />

n’est pas pêcher » 609 .<br />

607 Bruno <strong>La</strong>tour, op. cit., p. 171.<br />

608 Danilo Martuccelli, op. cit., p. 136<br />

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Annexes<br />

______________<br />

- In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s notions<br />

- In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s auteurs<br />

- Les différents terrains d’enquête<br />

- Mise en place <strong>de</strong> l’enquête statistique sur les maisons relais<br />

- Cadre politique <strong>de</strong> l’enquête statistique sur les maisons relais<br />

- Questionnaire (pour les assistés) <strong>de</strong> l’enquête statistique sur les maisons relais<br />

- Questionnaire (pour les encadrants) <strong>de</strong> l’enquête statistique sur les maisons relais<br />

- Sommaire détaillé<br />

- Résumé<br />

In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s notions<br />

A<br />

Activité d’encadrement, 99, 100, 106, 111-113,<br />

185, 241, 242<br />

Contradiction, 15, 17, 20, 24, 43, 46, 48, 75,<br />

93, 95, 102, 104, 111, 113, 130, 133, 142,162,<br />

171, 172, 181, 185, 189, 194, 229, 253, 255<br />

Assisté : 11, 14, 20, 41, 42 Contractualisation : 141, 142, 144-146, 148,<br />

Assisté vali<strong>de</strong> / non vali<strong>de</strong> : 10, 14, 43, 47, 73,<br />

74, 79, 82, 117, 119, 198<br />

172, 174, 205<br />

Corps (travail sur.), 13, 14, 16, 31, 49, 90, 92,<br />

96, 97, 99, 101-103, 105, 116, 118, 119, 124,<br />

- 265 -


Autonomie, 16, 39, 47, 51, 59, 85, 89, 91,<br />

96-99, 101, 102, 115, 146, 152, 165, 204, 210,<br />

220<br />

(l’) Autre, 13, 14, 16, 31, 49, 90, 92, 96, 97, 99,<br />

101-103, 105, 116, 118, 119, 124, 160, 163, 164,<br />

166, 170, 171, 247, 249<br />

B<br />

Biosubjectivité, 171<br />

C<br />

Capitalisme, 26, 133, 137, 189, 196, 217, 219,<br />

224, 225, 228, 233, 234, 238, 242, 244, 252, 253,<br />

255<br />

160, 163, 164, 166, 170, 171, 247, 249<br />

Crise, 21, 23-26, 29, 186-188, 197, 199, 206,<br />

208, 214-219, 250, 251<br />

Croissance économique, 184, 186, 187, 196,<br />

198, 206, 219, 250, 251<br />

Culpabilisation au travail, 94, 162<br />

Culpabilisation (assistés) 71, 116, 119, 124,166,190<br />

D<br />

Désaffiliation, 11, 26, 215<br />

Démocratie, 137, 144, 191, 224, 225, 227, 228,<br />

243, 244<br />

Changement technique : 189, 210, 237 Déqualification, 20, 23, 24, 33, 68, 125, 142,<br />

Chômage, 74, 77, 78, 198, 199, 213, 216, 217,<br />

221<br />

Chosification / Déshumanisation : 14, 93, 99,<br />

164, 170-172, 174, 211, 250<br />

Différenciation sociale, 22, 23, 25, 29, 125, 127,<br />

131-137, 149, 157, 160, 161, 164, 172, 180-186,<br />

189, 196, 206, 208, 209, 211-213, 220-225, 227,<br />

232-234, 237, 239, 242, 244, 249, 250<br />

102, 104, 115, 119, 124, 125, 165-167<br />

Communication : 32, 66, 91, 96-99, 147, 149<br />

Dirty work, 101-106, 116-118 Institution totale, 16, 145, 164, 165<br />

Distanciation, 111 Intérêt (au travail), 149, 150, 156<br />

Droit (dimension juridique <strong>de</strong> l’individu<br />

mo<strong>de</strong>rne ), 9, 15, 16, 20, 37, 40, 73, 119, 144,<br />

152, 194, 198, 200, 201, 203, 228, 230, 236<br />

M<br />

E<br />

Marges d’action, 125, 167, 243<br />

Exclusion, 29, 37, 38 Mondialisation, 8, 221<br />

Etat, 156, 175, 224-226, 228, 235, 236 Mo<strong>de</strong>rnité, 9, 21-33, 127-137<br />

Etat social, 73, 171, 191, 194, 202, 204, 216, Morale : 8, 19-21, 27, 34, 67, 71, 74, 122, 132,<br />

234<br />

Etat-Nation, 179, 180, 182, 183, 185, 217, 243<br />

139, 165, 166, 180, 190-192, 214, 236, 239,<br />

240, 242, 253<br />

Etat libéral, 73-76, 78, 224 O<br />

Erreur au travail, 94, 95, 109, 115 Orientation, 15, 17-20, 23, 24, 28, 33, 74, 106,<br />

111, 114, 120, 124, 150, 169, 174, 208, 236,<br />

- 266 -


F<br />

Flexibilité, 195, 213, 216<br />

237, 239, 241-243, 248, 249, 253, 255<br />

Origine sociale, 56<br />

H P<br />

Histoire et mémoire, 13, 61, 62, 127, 174, 205 Parentalité, 47<br />

Humanisme, 8, 9, 13, 15, 17, 26, 28, 34, 46, Parole au travail, 15, 18, 32, 33, 92, 95, 109,<br />

142, 152, 156, 234, 242, 244, 245, 249-253 112, 114, 122, 125, 163, 166-169, 247<br />

Pauvreté, 36-40<br />

I<br />

Peur au travail, 148<br />

Immigration : 12 Précarité : 40,<br />

Individuation, 24, 134, 163, 171, 248, 255 Productivité, 183, 184, 219<br />

Individu mo<strong>de</strong>rne, 18, 22, 23, 28, 47, 125, 136,<br />

174, 226, 227, 253, 254<br />

Q T<br />

Qualification, Travail sur autrui, 13, 14, 16, 31, 49, 90, 92,<br />

R<br />

Rapports sociaux, 23, 24, 33, 38, 76, 108, 135,<br />

194, 211, 250<br />

Rapports sociaux <strong>de</strong> sexe, 88, 108, 109<br />

Rationalisation, 127-130, 133, 134, 165, 195<br />

Relation avec l’encadrement, 99, 100, 106,<br />

111-113<br />

Relation <strong>de</strong> service, 139-156<br />

Réunion (analyse <strong>de</strong>), 72, 95, 99, 112, 116<br />

Rôle professionnel, 14, 15, 18, 61, 71, 77, 102,<br />

109, 124, 166, 167<br />

Routine & urgence au travail, 93, 102, 110,<br />

116, 157-159<br />

Rumeur au travail, 106<br />

S<br />

Sacralisation/désacralisation, 14, 15, 17, 18, 22,<br />

23, 33, 43, 46, 53, 73, 82, 86, 94, 97, 100, 114,<br />

122-124, 160, 161, 163, 168, 170, 174, 176, 212<br />

Socialisation, 21, 96-99, 132, 133, 163, 168,<br />

96, 97, 99, 101-103, 105, 116, 118, 119, 124,<br />

160, 163, 164, 166, 170, 171, 247, 249<br />

- 267 -


210<br />

Solidarité, 12, 22, 39, 41, 46, 131, 156, 176,<br />

195, 197, 198, 202, 209-211, 226, 233, 253<br />

Subjectivité, 14, 17, 28, 31, 112, 129, 162, 167,<br />

171, 242<br />

Système <strong>de</strong> redistribution, 197, 235<br />

In<strong>de</strong>x <strong>de</strong>s auteurs<br />

A<br />

CAMPENHOUDT Luc Van, 32<br />

ALFANDERI Elie, 198 CARADEC Vincent, 54, 124, 136, 255<br />

AMOUROUS Charles, CASANOVA Jean-Clau<strong>de</strong>, 221<br />

ANDRIEU Bernard, 171 CASTEL Robert, (dir.) 17, 24, 27, 59, 66, 77,<br />

78, 82, 122, 136, 139, 172, 176, 180, 183, 185,<br />

190, 192, 194, 195, 197, 199, 203, 204, 215, 218<br />

ARENDT Hannah, 23, 77, 211 CELERIER Sylvie, 36, 54, 63, 68, 137<br />

ASSELAIN Jean-Charles, 178, 180, 186, 188,<br />

197, 219<br />

CHARLE Christophe, 189, 190<br />

AUSTIN John <strong>La</strong>ngshaw, 18 CHAUVIERE Michel, 139, 141<br />

CHAVAROCHE Pierre, 103, 107, 115, 164, 232<br />

B<br />

CHESNAIS François, 220, 224<br />

BACHET Daniel, 212, 213 CHIAPELLO Eve, 219<br />

BAECHLER Jean, 8, 175, 188, 206, 210, 212,<br />

224-226, 244, 250<br />

CLAVEL Gilbert, 204<br />

BAUBY. Pierre, 75, 77 CONTAMINE Philippe, 177<br />

BAUDURET Jean-François, 141, 146, 152,<br />

203, 205<br />

BEAUD Stéphane, 31, 109, 111, 166, 252,<br />

253, 255<br />

CYRULNIK Boris, 98<br />

BECKER Howard, 37, 71 D<br />

BERTAUX Roger, 200 DECLERCK Patrick, 10, 67<br />

BILLIARD Isabelle, 62 DEJOURS Christophe, 30, 47, 111, 114<br />

BOLTANSKI Luc, 219 DELMAS-MARTY Mireille, 20,<br />

BORZEIX Anni, 18, 30, 33, 47, 49, 82, 113, DONZELOT Jacques, 137, 192-195, 215, 223,<br />

114, 141-144, 168<br />

233<br />

BOURDIEU Pierre, 42, 77, 132, 142 DOUGLAS Mary, 170, 249<br />

BOURIN-DERRUAU Monique, 179 DUBECHOT Patrick, 31<br />

BOUSSARD Valérie, 28, 79, 243, DUBET François, 17, 30, 161, 176, 214<br />

BOUTET Josiane, 30, 47, 114, 235 DUCALET Philippe, 157,<br />

BOYER Robert, 210, 212, 221 DUMONT Louis, 125, 169, 239, 240<br />

BRETON (Le) David, 20, 92, 93, 156, 161,<br />

163, 166, 168, 170, 249<br />

DUPUY Jean-Pierre, 205<br />

BRUZULIER Jean-louis, 20, 45, 67 DURAND Jean-Pierre, 152, 159, 210, 212<br />

DURKHEIM Emile, 9, 21, 134, 210, 247<br />

- 268 -


C<br />

E<br />

EBERSOLD Serge, 16, 64, 74<br />

ENGELS, 75<br />

ESPING-ANDERSON Gosta, 17, 141, 195,<br />

203, 206, 218, 228, 234, 235<br />

EWALD François, 193<br />

F<br />

FARGE, 36, 124,<br />

FAVIER Jean, 182, 184, 185<br />

FAVOREAU Louis,<br />

FITOUSSI Jean-Pierre, 199<br />

FOUCART Jean, 14, 155, 160, 164, 170<br />

FOUCAULT Michel, 45, 47, 67, 129, 134,<br />

137, 254<br />

FOURNIER Jacques, 194,<br />

FREUD Sigmund, 28, 125<br />

FRIEDMANN Georges, 225<br />

FUENTES Carlos , 31<br />

FURET François, 9, 192<br />

G<br />

GABORIAU Patrick, 12<br />

GADREY Jean, 143<br />

GALBRAITH John Kenneth, 71, 223<br />

GAUCHET Marcel,<br />

GAZIER Bernard,<br />

GEREMEK Bronislaw, 19, 46, 70, 71, 123,<br />

186<br />

GODBOUT Jacques T., 130, 141, 146<br />

GODBOUT Jacques,<br />

GOFF (Le) Jacques, 174,<br />

GOFFMAN Erving, 27, 30, 33, 37, 47, 66,<br />

68, 72, 79, 102, 160, 162, 164, 165, 168<br />

GRAFMEYER Yves,<br />

GROSJEAN Michèle,<br />

GUERIN-PLANTIN Chantal, 204<br />

GUESLIN André, 38, 66, 177, 191-193, 195,<br />

197, 199, 200, 230<br />

GUYADER (le) Alain, 100, 124<br />

H<br />

HABERMAS Jürgen, 129, 172, 214<br />

HARDY Jean-Pierre,<br />

HATZFELD Henri, 196<br />

HENOCHSBERG Michel, 238, 239, 242<br />

HOGGART Richard,<br />

I<br />

ION Jacques, 200<br />

MILANO Serge, 200<br />

MISPELBLOM BEYER Fre<strong>de</strong>rik, 11, 15, 18,<br />

25, 27, 29-31, 70, 101, 113, 114, 120, 125, 127,<br />

135, 136, 139, 143, 149, 150, 156, 158, 159,<br />

168, 169, 206, 238, 242, 243, 249, 255<br />

MOLLAT Michel, 176, 179, 182, 184, 186<br />

MONTESQUIEU Charles-Louis <strong>de</strong> Secondat,<br />

225, 226<br />

MONTLIBERT (De) Christian,<br />

MOUTET Aimée, 59, 159<br />

MURAD Numa, 26<br />

J<br />

JAEGER Marcel, 141, 146, 152, 203<br />

JOIN-LAMBERT Marie-Thérèse, 192, 194, 198,<br />

209, 213, 241<br />

JOSEPH Isaac,<br />

K<br />

KAHN Axel, 150, 169, 171, 212, 229, 230<br />

KARSZ Saül (dir.),<br />

KENDE Pierre, 182<br />

KERGOAT Danièle, 108<br />

L<br />

LABROUSSE Ernest, 197<br />

LACOSTE Michèle,<br />

LAFORE Robert, 202<br />

LANDES David,<br />

LATOUCHE Robert,<br />

LATOUR Bruno, 127, 206, 218, 220, 254, 255<br />

LE GOFF Jacques, 127, 128,174,<br />

LENOIR René, 36<br />

LEVESQUE,<br />

LÉVI-STRAUSS Clau<strong>de</strong>, 8, 27, 31, 241<br />

LEVY Catherine, 204, 236<br />

LEVY-LEBOYER Maurice, 221<br />

LINHART Danièle, 59, 159<br />

LINHART Robert, 170, 249<br />

LOCKE John, 77, 225<br />

LOUBAT Jean-René, 145, 148<br />

LUKAS Georg,<br />

- 269 -


HUBAULT François (coord.), 31, 32, 82, 113,<br />

139, 141-144, 147, 156, 161, 163, 168<br />

HUGHES Everett, 48, 80, 87, 88, 93, 109, 159,231<br />

MARCHAND Olivier, 192<br />

MARCZEWSKI, 186<br />

MARKOVITCH, 186<br />

MARTUCCELLI Danilo, 8, 9, 11, 12, 15, 18,<br />

19, 21-23, 25, 28-31, 37, 42, 46, 54, 61, 62,<br />

91, 102, 104, 124, 125, 127-132, 134-137,<br />

149, 163, 167, 169, 170, 212, 217, 218, 227,<br />

236, 242, 247-249, 255<br />

MARX Karl, 26, 75, 185<br />

MAUGERI Salvatore, 28, 79, 243<br />

MECHIN, Isabelle, 93<br />

MEMME Albert, 10<br />

MERLEAU-PONTY Maurice, 147<br />

N<br />

NORBERG-HODGE Helena,<br />

NORBERT Elias, 210, 228<br />

O<br />

OGIEN Ruwen, 71, 191<br />

P<br />

PAPAIOANNOU Kostas,<br />

PAUGAM Serge, 11, 40, 197, 215<br />

PENEF Jean, 13, 102<br />

PIALOUX Michel, 31, 109, 111, 166<br />

PIRENNE Henri, 177, 223, 224<br />

POLANYI Karl, 176, 190, 208, 220, 227,<br />

235, 238, 242, 250<br />

Q<br />

QUESTIAUX Nicole, 197<br />

QUIVY Raymond, 32<br />

R<br />

RAWLS John, 205<br />

RIPERT Georges, 189<br />

ROBERTS Robert, 49<br />

ROSANVALLON Pierre, 124, 149, 173, 182,<br />

185, 199, 210, 214, 221, 224, 226, 228, 236,<br />

239<br />

S<br />

SARTRE Jean-Paul, 147, 148, 245<br />

SAUQUET Michel, 33, 48, 58, 61, 205<br />

SAYAD Ab<strong>de</strong>lmalek, 12<br />

M<br />

MACLOUF Pierre, 200<br />

SIMMEL Georg, 8, 22, 130, 194, 233<br />

SINGLY (DE) François, 22, 148, 253<br />

SMITH Adam, 23, 136, 137, 150, 210, 226, 240<br />

SPURK Jan, 31, 123<br />

STETTING Vanessa, 12, 54,<br />

STIGLITZ Joseph, 216<br />

STIKER Henri Jacques,<br />

T<br />

TOCQUEVILLE Alexis <strong>de</strong>., 208 225, 230<br />

TOURAINE Alain, 131<br />

TREMBLAY Michèle,<br />

TRICART Jean-Paul, 200<br />

V<br />

VALAT Bruno, 196<br />

VALETTE Annick, 146<br />

VASSEUR Paul, 180<br />

VELTZ Pierre,<br />

VERDES-LEROUX Jeannine, 71, 194<br />

VERLEY Patrick, 177, 189, 190<br />

VERNANT Jean-Pierre, 188<br />

W<br />

WEBER Max, 77, 128, 232<br />

X<br />

XIBERRAS Martine, 38<br />

- 270 -


SCHNAPPER Dominique, 78, 79, 123, 229<br />

SENNETT Richard, 58, 59, 61, 74, 229, 232,<br />

239<br />

- Terrain n°1.<br />

Les différents terrains d’enquête<br />

Lieux : Ministère du Travail et <strong>de</strong> la Solidarité, Direction Générale <strong>de</strong> l’Action Sociale<br />

(DGAS)<br />

Durée : Un an<br />

Métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> recherche : observation participante au niveau <strong>de</strong> la DGAS, <strong>de</strong>s cabinets<br />

ministériels en liaison avec cette <strong>de</strong>rnière et <strong>de</strong> la Commission Nationale <strong>de</strong> Lutte contre les<br />

Exclusion (CNLE). Enquête exhaustive par questionnaire sur les maisons relais (1 000 pour les<br />

rési<strong>de</strong>nts et 33 pour les hôtes) -Taux <strong>de</strong> réponse : 70 % - Une observation non participante au<br />

sein <strong>de</strong> 3 maisons relais a du reste complété les résultats <strong>de</strong> l’enquête statistique.<br />

- Terrain n°2.<br />

Lieux : Maison d’Accueil spécialisée pour polyhandicapés<br />

Durée : Deux ans<br />

Métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> recherche : observation participante (1 an) et non participante (1 an)<br />

- Terrain n°3.<br />

Lieux : Association Nationale <strong>de</strong> soutien aux personnes handicapées psychiques donnant<br />

accès aux réseaux départementaux sociaux et médico-sociaux, aux maisons départementales<br />

<strong>de</strong>s personnes handicapées et aux groupes <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> la DGAS.<br />

Durée : 3 ans<br />

Métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> recherche : observation participante<br />

- Terrain n° 4.<br />

Lieux : Foyer <strong>de</strong> nuit pour personnes SDF<br />

- 271 -


Durée : 6 mois<br />

Métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> recherche : observation participante (en raison d’une soirée par semaine)<br />

MINISTERE DE L’EMPLOI, DU TRAVAIL<br />

ET DE LA COHESION SOCIALE<br />

DIRECTION GENERALE DE L’ACTION SOCIALE<br />

Sous-direction <strong>de</strong>s politiques d’insertion<br />

et <strong>de</strong> lutte contre les exclusions<br />

Bureau <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> prévention,<br />

d’insertion et <strong>de</strong> l’accès aux droits (1B)<br />

Affaire suivie par :<br />

MINISTERE DE LA SANTE ET<br />

DE LA PROTECTION SOCIALE<br />

Paris, le<br />

NOTE<br />

à l’attention <strong>de</strong> Monsieur Alain REGNIER<br />

Directeur du cabinet<br />

<strong>de</strong> Madame Nelly OLIN<br />

Ministre déléguée à la Lutte contre la précarité et l’exclusion<br />

auprès du Ministre <strong>de</strong> l’Emploi, du Travail et <strong>de</strong> la Cohésion sociale<br />

Objet : Suivi et évaluation du dispositif « maisons relais ».<br />

MINISTERE DE LA FAMILLE<br />

ET DE L’ENFANCE<br />

Ainsi que vous l’aviez souhaité, au terme <strong>de</strong> la première année <strong>de</strong> mise en œuvre du<br />

programme maisons relais initié en 2003, la DGAS a lancé au mois <strong>de</strong> janvier 2004 une<br />

enquête qualitative et quantitative, <strong>de</strong>stinée à recueillir un ensemble <strong>de</strong> données relatives aux<br />

publics, aux hôtes et aux structures elles-mêmes.<br />

Ainsi, à partir <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux questionnaires envoyés à l’ensemble <strong>de</strong>s associations gestionnaires,<br />

soit 53 structures, il a été possible <strong>de</strong> cerner, d’une part, les profils <strong>de</strong>s publics accueillis, tout<br />

en esquissant une approche qualitative <strong>de</strong> leur adaptation à ce type <strong>de</strong> logement, et d’autre<br />

part, d’analyser le fonctionnement <strong>de</strong>s maisons relais.<br />

Le fil conducteur <strong>de</strong>s questionnaires a consisté à appréhen<strong>de</strong>r l’adaptation <strong>de</strong> cette offre<br />

nouvelle <strong>de</strong> logements aux besoins <strong>de</strong>s publics cibles définis par la circulaire du 10 décembre<br />

2002. Les résultats <strong>de</strong> l’enquête, au taux <strong>de</strong> réponse (72 %) particulièrement élevé, semblent<br />

apporter une première réponse positive et encourageante pour un dispositif qui est suivi avec<br />

une attention particulière par les services déconcentrés.<br />

- 272 -


MINISTERE DES AFFAIRES SOCIALES,<br />

DU TRAVAIL ET DE LA SOLIDARITE<br />

MINISTERE DE LA SANTE, DE LA FAMILLE<br />

ET DES PERSONNES HANDICAPEES<br />

DIRECTION GENERALE DE L’ACTION SOCIALE Paris, le 20/12/2003<br />

Sous-direction <strong>de</strong>s politiques d’insertion<br />

et <strong>de</strong> lutte contre les exclusions<br />

Bureau <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> prévention, d’insertion et<br />

<strong>de</strong> l’accès aux droits (1B)<br />

Affaire suivie par :---------------------------------<br />

Tél. : --------------------- Fax : -------------------<br />

Courriel : --------------------@sante.gouv.fr<br />

Objet : Enquête <strong>de</strong> suivi du dispositif « maisons-relais »<br />

P.J. : <strong>de</strong>ux questionnaires, courrier au gestionnaires<br />

Le Ministre <strong>de</strong>s Affaires Sociales, du Travail et <strong>de</strong> la Solidarité<br />

à<br />

Madame et Messieurs les Préfets <strong>de</strong> région<br />

Directions régionales <strong>de</strong>s affaires sanitaires et sociales<br />

Mesdames et Messieurs les Préfets <strong>de</strong> département<br />

Directions Départementales <strong>de</strong>s Affaires Sanitaires et Sociales<br />

A la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> Madame Dominique Versini, Secrétaire d’Etat à la lutte contre la précarité et<br />

l’exclusion, un dispositif d’évaluation est mis en place au travers <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux questionnaires que vous<br />

trouverez ci-joints.<br />

Ce recueil <strong>de</strong> données a pour objectifs <strong>de</strong> cerner les profils <strong>de</strong>s publics accueillis et d’apprécier le<br />

fonctionnement <strong>de</strong>s structures, notamment en analysant les missions <strong>de</strong>s hôtes.<br />

Les questionnaires ont été soumis à l’avis <strong>de</strong>s principaux réseaux associatifs (UNIOPSS, FAPIL,<br />

FNARS, FAP), lors d’une réunion qui s’est tenue le 2 décembre <strong>de</strong>rnier, et sont <strong>de</strong>stinés aux<br />

gestionnaires qui s’attacheront la collaboration <strong>de</strong>s hôtes pour les renseigner dans un délais <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

mois.<br />

Les DRASS sont chargées d’adresser les documents aux gestionnaires <strong>de</strong>s maisons relais labellisées<br />

en 2003 et relevant <strong>de</strong> leur ressort territorial.<br />

Puis les questionnaires seront retournés directement à la DGAS par les gestionnaires, pour être<br />

exploités sous forme <strong>de</strong> tableaux <strong>de</strong> bord qui serviront ensuite <strong>de</strong> base au suivi annuel <strong>de</strong> l’activité<br />

<strong>de</strong>s maisons relais.<br />

Pour tout renseignement complémentaire, vous pouvez joindre, à la DGAS, Monsieur Lionel Boutet-<br />

Civalleri (--------------), chargé du suivi <strong>de</strong> cette enquête.<br />

Je ne manquerais pas <strong>de</strong> vous tenir informé <strong>de</strong>s résultats qui peuvent être attendus pour le second<br />

trimestre 2004.<br />

- 273 -


- Ce questionnaire ne doit pas avoir <strong>de</strong> caractère contraignant pour le rési<strong>de</strong>nt. S’il le souhaite certaines<br />

rubriques ne seront pas renseignées 610 .<br />

- A remplir par l’hôte avec chaque rési<strong>de</strong>nt.<br />

- En cas <strong>de</strong> refus du rési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> participer au questionnaire celui-ci est rempli par l’hôte qui portera la mention du<br />

refus.<br />

__________________________________________________________________________________________<br />

Département <strong>de</strong> la maison relais (exemple 91 pour l’Essonne) : ((<br />

Nom <strong>de</strong> la maison relais :<br />

1. Informations générales.<br />

1.1. Le sexe. M. (1 F. (2<br />

1.2. L’âge. ((<br />

1.3. Date d’entrée. (( / (( / ((<br />

1.4. Date <strong>de</strong> départ. (( / (( / ((<br />

1.5. Motif(s) du départ.<br />

2. Situation familiale actuelle au sein <strong>de</strong> la maison relais.<br />

2.1. Seul(e)<br />

(3<br />

2.2. Seul(e) au moment <strong>de</strong> l’entrée, en couple désormais (partenaire résidant dans la maison relais).<br />

(4<br />

2.3. Seul(e) au moment <strong>de</strong> l’entrée, en couple désormais (partenaire à l’extérieur <strong>de</strong> la maison relais).<br />

(5<br />

2.4. Autre<br />

(6<br />

610 A retourner avant le 1 er mars 2004 à :<br />

la DIRECTION GENERALE DE L’ACTION SOCIALE (DGAS), 75696 Paris ce<strong>de</strong>x 14.<br />

Bureau <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> prévention, d’insertion et <strong>de</strong> l’accès aux droits (1B)<br />

A l’attention <strong>de</strong> Monsieur Lionel Boutet Civalleri 283<br />

18


2.5. Remarques supplémentaires<br />

3. Etat matrimonial.<br />

3.1. Célibataire. (7<br />

3.2. Veuf(ve) (8<br />

3.3. Marié.<br />

3.4. Concubinage (9<br />

3.5. Pacsé (10<br />

3.6. Divorcé. (11<br />

3.7. Séparé (12<br />

3.8. A-t-il gardé <strong>de</strong>s contacts avec sa famille Oui (13 non (14<br />

3.9. A-t-il repris <strong>de</strong>s contacts avec sa famille Oui (15 non (16<br />

Si le rési<strong>de</strong>nt souhaite donner <strong>de</strong>s précisions, les questions peuvent lui être suggérées.<br />

3.10.A-t-il (elle) gardé <strong>de</strong>s contacts (téléphoniques, etc.) avec son (ex) conjoint. Oui (17 non (18<br />

3.11.A eu <strong>de</strong>s enfants ? Oui (19 non (20<br />

3.11.1. Si oui, a-t-il(elle) gardé <strong>de</strong>s contacts avec ? Oui (21 non (22<br />

3.12.A <strong>de</strong>s parents encore en vie ? Oui (23 non (24<br />

3.12.1. Si oui, a-t-il(elle) gardé <strong>de</strong>s contacts avec ? Oui (25 non (26<br />

3.13. Dans tous les cas quelles sont (étaient) leurs professions (Cf. nomenclature 5.1) ?<br />

3.14. A <strong>de</strong>s frères / sœurs ? Oui (27 non (28<br />

3.14.1. Si oui, a-t-il(elle) gardé <strong>de</strong>s contacts avec ? Oui (29 non (30<br />

3.15. A <strong>de</strong>s grands-parents encore en vie ? Oui (31 non (32<br />

3.15.1. Si oui, a-t-il(elle) gardé <strong>de</strong>s contacts avec ? Oui (33 non (34<br />

3.16. Remarques supplémentaires<br />

4. Quel est le niveau scolaire du rési<strong>de</strong>nt ?<br />

19<br />

284


4.1. Niveau VI : abandon sans diplôme après la scolarité obligatoire (35<br />

4.2. Niveau VI bis : Poursuite d'étu<strong>de</strong>s pendant au moins 1 an vers un diplôme <strong>de</strong> niveau V (36<br />

4.3. Niveau V : CAP (certificat d'aptitu<strong>de</strong> professionnelle), ou BEP (brevet d'étu<strong>de</strong>s professionnelles) (37<br />

4.4. Niveau IV : Baccalauréat général, technologique ou professionnel (38<br />

4.5. Niveau III BTS (brevet <strong>de</strong> technicien supérieur), DUT (diplôme universitaire <strong>de</strong> technologie) (39<br />

DEUG (diplôme d'étu<strong>de</strong>s universitaires générales)<br />

4.6. Niveau II et Niveau I : Niveau égal ou supérieur à la licence (40<br />

4.7. Remarques supplémentaires<br />

4.8. Permis <strong>de</strong> conduire (41<br />

5. Situation professionnelle.<br />

5.1. Montrez dans un ordre croissant (du plus ancien = a au plus récent = z) les PCS dans lesquelles le rési<strong>de</strong>nt a<br />

déjà travaillé. Et précisez la durée durant laquelle il a exercé la profession ainsi que le laps <strong>de</strong> temps écoulé entre<br />

l’exercice <strong>de</strong> cette activité et l’entrée au sein <strong>de</strong> la maison relais.<br />

Groupe 1. Agriculteurs exploitants<br />

11. Agriculteur sur petite exploitation (42<br />

12. Agriculteur sur moyenne exploitation (43<br />

13. Agriculteur sur gran<strong>de</strong> exploitation (44<br />

14. Durée d’exercice<br />

15. <strong>La</strong>ps <strong>de</strong> temps écoulé<br />

Groupe 2. Artisans, commerçant, chef d’entreprise<br />

21. Artisans (45<br />

22. Commerçant (46<br />

23. Chef d’entreprise <strong>de</strong> 10 salariés et plus (47<br />

24. Durée d’exercice<br />

25. <strong>La</strong>ps <strong>de</strong> temps écoulé<br />

Groupe 3. Cadres, professions intellectuelles supérieures<br />

31. Professions libérales (48<br />

32. Cadres <strong>de</strong> la fonction publique (49<br />

34. Professeur, professions scientifiques (50<br />

35. Professions information, arts et spectacles (51<br />

37. Cadres administratifs et commerciaux d’entreprise (52<br />

38. Ingénieurs, cadres techniques d’entreprise (53<br />

285<br />

39. Durée d’exercice<br />

40. <strong>La</strong>ps <strong>de</strong> temps écoulé<br />

20


Groupe 4. Professions intermédiaires<br />

42. Instituteurs (54<br />

43. Prof. Inter. De la santé et du travail social (55<br />

44. Clergé, religieux (56<br />

45. Prof. Inter. Administratives <strong>de</strong> la fonction publique (57<br />

46. Prof. Inter administratives et commerciales <strong>de</strong>s entreprises (58<br />

47. Techniciens (59<br />

48. Contremaîtres, agents <strong>de</strong> maîtrise (60<br />

49. Durée d’exercice<br />

50. <strong>La</strong>ps <strong>de</strong> temps écoulé<br />

Groupe 5. Employés<br />

52. Empl. Civils, agents <strong>de</strong> service <strong>de</strong> la fonction publique (61<br />

53. Policiers, militaires (62<br />

54. Employés administratifs d’entreprise (63<br />

55. Employés <strong>de</strong> commerce (64<br />

56. Personnels <strong>de</strong> services directs aux particuliers. (65<br />

57. Durée d’exercice<br />

58. <strong>La</strong>ps <strong>de</strong> temps écoulé<br />

Groupe 6. Ouvriers<br />

62. Ouvriers qualifiés <strong>de</strong> type industriel (66<br />

63. Ouvriers qualifiés <strong>de</strong> type artisanal (67<br />

64. Chauffeurs, livreur, ven<strong>de</strong>ur (68<br />

65. Ouvriers manutention, magasinage, transports (69<br />

67. Ouvriers non qualifiés <strong>de</strong> type industriel (70<br />

68. Ouvriers non qualifiés <strong>de</strong> type artisanal (71<br />

69. Ouvriers agricoles (72<br />

70. Durée d’exercice<br />

71. <strong>La</strong>ps <strong>de</strong> temps écoulé<br />

5.2. Autre(s). Précisez.<br />

5.3. Remarques supplémentaires<br />

5.4. Situation actuelle liée à l’emploi.<br />

5.4.1. CDD\CDI (73<br />

5.4.2. Travail à temps partiel<br />

5.4.3. Chômeur inscrit au chômage<br />

(74<br />

(75<br />

286<br />

5.4.4. Chômeur non inscrit au chômage (76<br />

5.4.5. Stagiaire non rémunéré (78<br />

21


5.4.6. En formation qualifiante (contrat <strong>de</strong> qualif., contrat aidé, etc.) (79<br />

5.4.7. Retraité, bénéficiaire d’une préretraite, faillite (80<br />

5.4.8. Sans activité (81<br />

5.5. Autre(s) activité(s)<br />

5.5.1. Activités liées à la vie <strong>de</strong> la maison. Oui (82 non (83<br />

5.5.2. Si oui lesquelles ?<br />

5.5.2.1. ménage Oui (84 non (85<br />

5.5.2.2. course Oui (86 non (87<br />

5.5.2.3. cuisine Oui (88 non (89<br />

5.5.2.4. jardinage/bricolage Oui (90 non (91<br />

5.5.3. autre(s) Oui (92 non (93<br />

5.5.4. Activité informelle (94<br />

5.5.5. Activité <strong>de</strong> loisir (95<br />

5.5.6. Précisez lesquelles<br />

5.5.7. Bénévolat (96<br />

5.5.8. Adaptation à la vie active « EMMAÜS… » (97<br />

5.5.9. Autres activités (précisez)<br />

5.5.10. Remarques supplémentaires<br />

5.6. Dans quel établissement, entreprise, association, IAE le rési<strong>de</strong>nt travaille-t-il aujourd’hui ?<br />

6. Nature du revenu.<br />

6.1. Salaire (98<br />

6.2. RMI (99<br />

6.3. AAH (100<br />

6.4. Pension d’invalidité (101<br />

6.5. Ai<strong>de</strong> sociale, pécule EMAUS (102<br />

6.6. Autre (précisez) (103<br />

7. Niveau <strong>de</strong> revenu mensuel individuel actuel (toute nature <strong>de</strong> ressources confondue)<br />

7.1. De O à 80 euros (<strong>de</strong> 0 à 530 fr.) (104<br />

7.2. De 80 à 160 euros (<strong>de</strong> 530 à 1050 fr.) (105<br />

287<br />

7.3. De 160 à 450 euros (<strong>de</strong> 1050 à 3000 fr.) (106<br />

7.4. De 450 à 800 euros (<strong>de</strong> 3000 à 5000fr.) (107<br />

22


7.5. + <strong>de</strong> 800 euros. (108<br />

8. Lesquelles <strong>de</strong> ces dimensions entrent dans la problématique personnelle du rési<strong>de</strong>nt ?<br />

8.1. Licenciement (109<br />

8.1.2. Licenciement économique (110<br />

8<br />

8.2. Suren<strong>de</strong>ttement (111<br />

8.3. Rupture familiale (112<br />

8.4. Acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> travail, handicap. (113<br />

8.5. Problèmes <strong>de</strong> santé (114<br />

8.6. Expulsion (115<br />

8.7. Situation <strong>de</strong> grand isolement, errance… (116<br />

8.9. Commentaire<br />

9. Parcours rési<strong>de</strong>ntiel. Notez avec précision et dans un ordre chronologique (du plus ancien = a au plus<br />

récent = z ) les différents lieux fréquentés par le rési<strong>de</strong>nt (ex : logement normal a ; CHRS b ; etc.)<br />

9.1. Logement au sein du parc privé ou public (117<br />

9.2. Foyer d’urgence (118<br />

9.3. CHRS (119<br />

9.4. Hôpital (120<br />

9.5. Hôpital psychiatrique (121<br />

9.6. CHU (122<br />

9.7. Rue (123<br />

9.8. Maison relais, pensions <strong>de</strong> famille (124<br />

9.9. Hébergement (par un ami) (125<br />

9.10 Hôtels meublés (126<br />

9.11. Hôtels sociaux (127<br />

9.12. Rési<strong>de</strong>nce sociale (128<br />

9.13. Squat et habitat <strong>de</strong> fortune (129<br />

9.14. Autre(s)<br />

9.15. Remarques 288<br />

10. Par quel biais, le rési<strong>de</strong>nt a-t-il été orienté vers la maison relais<br />

23<br />

287


10.1.Par un service <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> sociale (130<br />

10.2.Par une mairie (131<br />

10.3.Par un(e) ami(e) (132<br />

10.4.Par une association sociale, culturelle, religieuse (133<br />

10.5.Par la presse (134<br />

10.6.Par une institution spécialisée (CHRS, HP, etc.) (135<br />

10.7. Accueil <strong>de</strong> jour (136<br />

10.8. Bailleur social (137<br />

10.9.Autre, précisez.<br />

10.10.Commentaire.<br />

11. Situation et évolution <strong>de</strong> l’accès aux droits du rési<strong>de</strong>nt.<br />

11.1. A l’entrée dans la maison relais.<br />

11.1.1. Accès aux droits civiques Oui (138 non (139<br />

11.1.2. Accès aux droits sociaux (RMI…) Oui (140 non (141<br />

11.1.3. Accès à la santé (CMU..) Oui (142 non (143<br />

11.1.4. Accès à l’emploi Oui (144 non (145<br />

11.1.5. Accès à la formation professionnelle Oui (146 non (147<br />

11.1.6. Accès à la culture Oui (148 non (149<br />

11.2. A l’heure actuelle.<br />

11.2.1. Accès aux droits civiques Oui (150 non (151<br />

11.2.2. Accès aux droits sociaux (RMI…) Oui (152 non (153<br />

11.2.3. Accès à la santé (CMU..) Oui (154 non (155<br />

11.2.4. Accès à l’emploi Oui (156 non (157<br />

11.2.5. Accès à la formation professionnelle Oui (158 non (159<br />

11.2.6. Accès à la culture Oui (160 non (161<br />

11.3. Remarque : Y a t il un référent social attaché à la personne du rési<strong>de</strong>nt Oui (162 non (163<br />

(accompagnement social, curatelle) ?<br />

11.4. Remarque(s) supplémentaire(s).<br />

24<br />

289


12. Satisfaction du rési<strong>de</strong>nt vis à vis <strong>de</strong> la maison relais.<br />

12.1. Très bonne (164<br />

12.2. Bonne (165<br />

12.3. Assez bonne (166<br />

12.4. Mitigée (167<br />

12.5.Assez mauvaise (168<br />

12.6. Mauvaise (169<br />

12.7. Très mauvaise (170<br />

13. Quelle est la source principale <strong>de</strong> satisfaction du rési<strong>de</strong>nt ?<br />

13.1. Présence <strong>de</strong> l’hôte (171<br />

13.2. Autonomie (172<br />

13.3. Avoir un logement équipé (toilettes, douche, cuisine) (173<br />

13.4. Avoir un logement autonome et partager <strong>de</strong>s activités communes (174<br />

13.5. Le sentiment d’appartenir à une communauté (175<br />

13.6. Autre(s), préciser.<br />

14. Quelle est la source principale d’ insatisfaction du rési<strong>de</strong>nt ?<br />

15. Remarques supplémentaires générales<br />

25<br />

A retourner à la DGAS pour le 1er<br />

mars 2004<br />

290


- A remplir par le gestionnaire. 611<br />

- Ce questionnaire comprend une partie relative à la maison relais stricto sensu, et une partie concernant l’hôte.<br />

__________________________________________________________________________________________<br />

Département <strong>de</strong> la maison relais (exemple 91 pour l’Essonne) : ((<br />

Nom <strong>de</strong> la maison relais :<br />

I. <strong>La</strong> maison relais.<br />

1. Le gestionnaire<br />

1.1. Nom<br />

1.2. Statut<br />

2. Origine <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> la maison relais.<br />

2.1. Initiative individuelle (1<br />

2.2. Initiative d’une association (2<br />

2.3. Initiative d’une collectivité locale (3<br />

2.4. Initiative administrative (4<br />

2.5. Autre(s), précisez.<br />

2.6. Date <strong>de</strong> création <strong>de</strong> la maison relais ((/((/((((<br />

3. Le statut du bâti<br />

3.1. Propriété privée (5<br />

3.2. Propriété d’un bailleur social (6<br />

3.3. Rési<strong>de</strong>nce sociale (7<br />

3.4. Autre (8<br />

4. financement <strong>de</strong> l’investissement.<br />

Avant<br />

Après labéllisation<br />

4.1. Financements Etat : PLA, PLA-I, ( 9 (10<br />

PALULOS…<br />

4.2. Financements privés : ANAH, 1 % logement, (11 (12<br />

611 A retourner avant le 1 er mars 2004 à :<br />

<strong>La</strong> DIRECTION GENERALE DE L’ACTION SOCIALE (DGAS), 75696 Paris ce<strong>de</strong>x 14.<br />

Bureau <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> prévention, d’insertion et <strong>de</strong> l’accès aux droits (1B)<br />

A l’attention <strong>de</strong> Monsieur Lionel Boutet Civalleri 291<br />

26


collectivité locales<br />

4.3. Fondations (13 (14<br />

4.4. Fonds propres (15 (16<br />

4.5. Autres<br />

4. Financement du fonctionnement<br />

Avant<br />

après labéllisation<br />

4.1. Participation Etat (17 (18<br />

4.2. Collectivités locales (19 (20<br />

4.3. CAF… (21 (22<br />

4.4. Subventions privées (23 (24<br />

4.5. Participation <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts (re<strong>de</strong>vance) (25 (26<br />

5. Caractéristiques <strong>de</strong> la maison relais.<br />

5.1. Nombre <strong>de</strong> places. ((<br />

5.2. Y a t-il <strong>de</strong>s places vacantes ? Oui (27 Non (28<br />

5.3. Y a-t-il une liste d’attente Oui (29 Non (30<br />

5.4. Si oui, combien <strong>de</strong> personnes contient-elle ?<br />

5.5. Localisation <strong>de</strong> la maison relais.<br />

5.5.1. A la périphérie d’une ville Oui (31 Non (32<br />

5.5.2. Au centre ville Oui (33 Non (34<br />

5.5.3. A la campagne Oui (35 Non (36<br />

5.5.4. A coté d’équipements publics Oui (37 Non (38<br />

5.6. Les logements sont-ils équipés <strong>de</strong> douches ? Oui (39 Non (40<br />

5.7. Les logements sont-ils équipés <strong>de</strong> kitchenettes ? Oui (41 Non (42<br />

5.8. Les logements sont-ils équipés <strong>de</strong> toilettes ? Oui (43 Non (44<br />

5.9. Y a t-il <strong>de</strong>s espaces collectifs au sein <strong>de</strong> la maison relais ? Oui (45 Non (46<br />

5.10.Y a t-il <strong>de</strong>s espaces collectifs à l’extérieur (jardin, cour…) ? Oui (47 Non (48<br />

5.11.Existe-t-il un comité d’attribution <strong>de</strong>s logements ? Oui (49 Non (50<br />

5.12.Existe-t-il un règlement intérieur ? Oui (51 Non (52<br />

5.13.le projet social a t-il subi <strong>de</strong>s modifications? Oui (53 Non (54<br />

Y a-t-il une organisation particulière <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts Oui (55 Non (56<br />

(participation à la vie collective…)<br />

5.14.Les différences <strong>de</strong> parcours <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts entraînent-elles <strong>de</strong>s<br />

difficultés d’organisation et <strong>de</strong> participation à la vie collective ? Oui (57 Non (58<br />

27


5.15. un gardien a t-il été recruté (présence <strong>de</strong> nuit…)? Oui (59 Non (60<br />

5.17. Remarques supplémentaires.<br />

6. A propos <strong>de</strong>s financements.<br />

6.1. Quels types <strong>de</strong> financements doivent être améliorés :<br />

6.1.1. Achat <strong>de</strong> biens d’équipement (pour les logements, les parties communes) Oui (61 Non (62<br />

6.1.2. Salaire d’un gardien Oui (63 Non (64<br />

6.1.3. Animations, activités diverses Oui (65 Non (66<br />

6.1.4. Autre(s) (67<br />

__________________________________________________________________________________________<br />

II. L’hôte.<br />

- S’ il y a <strong>de</strong>ux hôtes, <strong>de</strong>ux questionnaires doivent être remplis<br />

_______________________<br />

7. Informations générales sur l’hôte.<br />

7.1. Le sexe. M. (68 F. (69<br />

7.2. L’âge. ((<br />

7.3. Travaille-t-il en binôme Oui (70 Non (71<br />

7.4. Etait-il présent <strong>de</strong>puis l’origine <strong>de</strong> la maison relais Oui (72 Non (73<br />

7.5. Travaille-t-il :<br />

7.5.1. A plein temps (74<br />

7.5.2. A mi-temps (75<br />

7.5.3. A trois quart <strong>de</strong> temps (76<br />

7.5.4. Présent la nuit (77<br />

7.5.5. Habite-t-il à moins <strong>de</strong> 5 Km <strong>de</strong> la maison relais (78<br />

8. Qualification professionnelle <strong>de</strong> l’hôte.<br />

28<br />

293


8.1. AMP (ai<strong>de</strong>-médico-psychologique) (79<br />

8.2. Conseiller(ère) en économie sociale et familiale (CECF) (80<br />

8.3. Travailleur social (81<br />

8.4. Autre, précisez (82<br />

9. Parcours professionnel antérieur et compétences acquises (préciser)<br />

10. Les fonctions <strong>de</strong> l’hôte<br />

10.1. Indiquer dans un ordre croissant (du moins important «<br />

part du temps qu’il leur est accordé.<br />

a » au plus important « b ») les fonctions selon la<br />

Fonctions <strong>de</strong> gestion (83<br />

10.1.2. Fonctions d’animation et <strong>de</strong> médiation (84<br />

10.1.3. Liens avec l’environnement (85<br />

10.2. Partenariats<br />

: L’hôte travaille-t-il avec :<br />

10.2.1. Association caritative (86<br />

10.2.2. Association gestionnaire d’établissements sociaux (87<br />

10.2.3. Association(s) (sportive, culturelle, etc.) (88<br />

10.2.4. Voisinage (89<br />

10.2.5. Entreprise(s) privée(s) (90<br />

10.2.6. Administrations ou collectivités locales (91<br />

10.2.7. Bailleurs sociaux (92<br />

10.2.8. CCAS, CAF… (93<br />

10.2.9. Etablissements <strong>de</strong> santé ou médico-sociaux (94<br />

10.2.10. Autre(s), préciser. (95<br />

10.3. Existe-t-il un partenariat formalisé entre la maison relais et d’autres structures (ex. Convention avec un<br />

CHRS ; avec une association sur l’accompagnement social…) Oui (96 Non (97<br />

29<br />

Sommaire détaillé<br />

294


Introduction : <strong>La</strong> <strong>controverse</strong> <strong>de</strong> <strong>Janus</strong><br />

Notre société, tout en voulant imposer historiquement la vision universelle d’un homme sacré,<br />

semble incapable <strong>de</strong> l’appliquer aux personnes en très gran<strong>de</strong> difficulté. Prise en charge<br />

institutionnelle d’assistés : sacralisation / déqualification. Dynamique individuation / souhait<br />

<strong>de</strong> l’individualité pour comprendre cette impossibilité. De l’utilité <strong>de</strong> la pauvreté dans la<br />

société.<br />

Cadre d’interprétation : « Quand boiter n’est pas pécher »<br />

Définition <strong>de</strong> l’individu « sacré » : sujet autonome, capable <strong>de</strong> fixer les orientations <strong>de</strong> son<br />

action, individu indépendant, sorti <strong>de</strong> la communauté pour intégrer la société, sujet rationnel,<br />

ayant une forte capacité d’autocontrôle, individu expressif, valorisant sa propre subjectivité. -<br />

Fantasme <strong>de</strong> « l’individu sacré ». – Conception <strong>de</strong> l’histoire : brèches, processus, rencontres<br />

simultanées contradictoires et conflictuelles, rarement harmonieuses, souvent mouvantes entre<br />

différentes dynamiques instables « traditionnel, archaïque, mo<strong>de</strong>rne » qui se côtoient, qui<br />

cohabitent, qui se renforcent, qui se combattent sans jamais disparaître, puisque leurs<br />

existences ne tient au final qu’à leurs interpellations entre et à l’intérieur <strong>de</strong> chaque individu.<br />

PREMIERE PARTIE<br />

De la gestion <strong>de</strong>s assistés<br />

Définitions critiques : exclusion, pauvreté, précarité, assisté<br />

Chapitre I : <strong>La</strong> gestion institutionnelle <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> pauvreté : le cas <strong>de</strong>s maisons relais<br />

L’institutionnalisation civilisatrice<br />

Les maisons relais comme revendication politique d’un nouveau mo<strong>de</strong> d’hébergement<br />

répondant aux exigences humanistes – Hétérogénéité <strong>de</strong>s rési<strong>de</strong>nts – Similitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s prises<br />

en charge<br />

Les politiques <strong>de</strong> « décharges humaines »<br />

Responsabilisation et accusation <strong>de</strong>s assistés – interrogation sur les déshumanisations<br />

institutionnelles - Fon<strong>de</strong>ment idéologique <strong>de</strong>s politiques sociales : moyen global <strong>de</strong><br />

résoudre le problème <strong>de</strong> la pauvreté dont l’origine se situe au niveau <strong>de</strong> l’individu ?–<br />

Tentatives d’explications : théorie marxiste <strong>de</strong> l’Etat, théorie « éthos travail » ?<br />

Chapitre II : <strong>La</strong> gestion institutionnelle <strong>de</strong>s assistés « innocents » : le cas d’une M.A.S<br />

Réflexion sur le lien entre l’absence <strong>de</strong> travail et l’impossibilité d’humanisation<br />

Projet institutionnel et volonté <strong>de</strong> sacralisation humaine 295<br />

Omniprésence d’exigences humanistes dans les institutions : lois, décrets d’application,<br />

30


circulaires, projets d’établissement, notes <strong>de</strong> service, etc.<br />

L’impossible sacralisation dans les relations <strong>de</strong> service<br />

Description <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> services : impossibilité <strong>de</strong> sacraliser les handicapés :<br />

chosification ? déshumanisation ?<br />

Culpabilisation et responsabilisation<br />

Régularités et similitu<strong>de</strong>s au sein <strong>de</strong>s institutionnalisations <strong>de</strong>s « pauvres » et <strong>de</strong>s<br />

« handicapés ».<br />

Conclusion : Entre déshumanisation et sacralisation, quelle réalité ?<br />

Statut <strong>de</strong> « non producteur » non pertinent pour expliquer l’impossibilité <strong>de</strong> sacraliser les<br />

« pauvres » puisque les assistés « innocents » sont également concernés par cette dynamique.<br />

Hypothèse : c’est le rapport entre certaines dimensions <strong>de</strong> la division sociale du travail et les<br />

orientations humanistes qui rapprochent ces différents procès malgré l’hétérogénéité <strong>de</strong>s<br />

populations qu’elles prennent en charge. Ces procès semblent effectivement traversés par cette<br />

tension historique qui, en séquencant chaque action en actes travaillés par un nombre<br />

exponentiel <strong>de</strong> personnes, rend impossible toute sacralisation<br />

DEUXIEME PARTIE<br />

L’assisté déchu,<br />

source <strong>de</strong> richesse <strong>de</strong> l’homme sacré<br />

Définitions critiques <strong>de</strong>s théories <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité : rationalisation et différenciation sociale.<br />

Conception <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité en tant que « processus » : idée <strong>de</strong> dynamiques, <strong>de</strong> mouvements<br />

liés à une certaine temporalité, sachant que cette <strong>de</strong>rnière n’a rien <strong>de</strong> temporel : « c’est un<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> rangement pour lier <strong>de</strong>s éléments. Si nous changeons le principe <strong>de</strong> classement, nous<br />

obtenons une autre temporalité à partir <strong>de</strong>s mêmes événements » (<strong>La</strong>tour, 1997).<br />

Chapitre III : Humanisme et déqualification dans les relations <strong>de</strong> service<br />

Les relations <strong>de</strong> services : la mo<strong>de</strong>rnité utopique<br />

Fictions et fantasmes autour <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> service, l’être désincarné, le mythe <strong>de</strong> l’individu<br />

mo<strong>de</strong>rne.<br />

Les relations <strong>de</strong> services au sein <strong>de</strong> la réalité institutionnelle<br />

Des orientations <strong>de</strong> travail, issues du régime politique démocratique d’interaction et <strong>de</strong> la<br />

dynamique <strong>de</strong> la différenciation sociale s’inscrivent et traversent tous les procès <strong>de</strong> prises en<br />

charge, faisant qu’il est tout à la fois impossible <strong>de</strong> sacraliser et <strong>de</strong> déshumaniser l’assisté.<br />

L’articulation <strong>de</strong> ces orientations faisant qu’au final, ce <strong>de</strong>rnier est déqualifié en tant<br />

qu’humain.<br />

31


Chapitre IV : L’action sociale dans l’histoire <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />

<strong>La</strong> déqualification démontre que les nouvelles politiques sociales placées sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’humanisme ne solutionnent aucunement le problème <strong>de</strong> la pauvreté. Cela questionne dès lors<br />

l’utilité <strong>de</strong> telles politiques <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong>s investissements extrêmement lourds pour <strong>de</strong>s<br />

résultats sociaux plus que mitigés. Nécessité <strong>de</strong> réinscription <strong>de</strong> cette problématique dans son<br />

développement historique.<br />

L’action sociale dans l’histoire : au chemin du politique et <strong>de</strong> l’économie<br />

L’impulsion <strong>de</strong> la différenciation économique est venue du politique et non du marché - Une<br />

analyse en terme <strong>de</strong> croissance et non <strong>de</strong> répartition démontre que les crises sociales<br />

habituellement décrites par les historiens ne supposent absolument pas l’existence <strong>de</strong> crises<br />

économiques<br />

L’action sociale contemporaine : universalisme, individualisation et autres faux débats<br />

Les politiques sociales rentrent en totale cohérence avec le système économique. Ces <strong>de</strong>rnières,<br />

autrement dit, ne rompent absolument pas avec le fonctionnement général <strong>de</strong> la société : elles<br />

ne sont pas les conséquences d’effets pervers <strong>de</strong> l’économie.<br />

Chapitre V : <strong>La</strong> pauvreté, richesse <strong>de</strong>s nations ?<br />

Richesses et paupérisme : <strong>de</strong>ux facettes d’une même pièce ?<br />

Les politiques sociales <strong>de</strong> lutte contre la pauvreté ont été <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong> richesses pour la<br />

mo<strong>de</strong>rnité. Loin <strong>de</strong>s analyses en terme <strong>de</strong> « crise », l’institutionnalisation <strong>de</strong>sdites politiques<br />

témoigne d’un développement exponentiel, bien que dynamique, <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> croissance<br />

économique. L’action sociale et médico-sociale est le déversoir <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, véritable<br />

centre <strong>de</strong> recyclage du surplus humain.<br />

L’Etat, le marché et le social dans la mo<strong>de</strong>rnité<br />

Le capitalisme n’est pas le responsable à proprement parlé <strong>de</strong> la « pauvreté », C’est le<br />

formatage politique « l’avancement du capitalisme au niveau étatique » <strong>de</strong> son fonctionnement<br />

tendant à l’autonomiser exponentiellement qui est porteur <strong>de</strong> paupérisation.<br />

CONCLUSION GENERALE<br />

L’inhumanité est un humanisme<br />

Nécessité d’une sociologie <strong>de</strong>s orientations <strong>de</strong>s individuations témoignant <strong>de</strong>s ambivalences au<br />

sein <strong>de</strong>s combinaisons produisant l’humain et <strong>de</strong>s rapports intimes entre enjeux et épreuves,<br />

entre biographie et histoire.<br />

32


Synthèse détaillée<br />

L’observation participante et prolongée au niveau <strong>de</strong> la gestion institutionnelle « d’assistés »<br />

dans <strong>de</strong>s centres pour anciens SDF ou au sein <strong>de</strong> maisons d’accueil pour polyhandicapés<br />

permet <strong>de</strong> témoigner <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> très fortes contradictions entre <strong>de</strong>s orientations<br />

humanistes et <strong>de</strong>s processus désacralisant les individus pris en charge (culpabilisation,<br />

responsabilisation, travail à la chaîne, absence d’individualisation, etc.), que ces <strong>de</strong>rniers<br />

soient d’ailleurs uniquement pauvres ou reconnus administrativement comme handicapés. Tout<br />

en voulant imposer historiquement la vision universelle d’un homme sacré, la « société » 612<br />

semble effectivement incapable <strong>de</strong> l’appliquer aux personnes en très gran<strong>de</strong> difficulté. Cette<br />

opposition et ce mélange entre les orientations humanistes et celles qui désacralisent les<br />

hommes débouchent alors sur une véritable déqualification <strong>de</strong> l’être humain. Ni déshumanisé,<br />

ni sanctifié, il reste un «échantillon indivisible <strong>de</strong> l'espèce humaine» réduit, la plupart du temps,<br />

à sa corporéité, sans trace <strong>de</strong> moralité ni <strong>de</strong> divinité. Cette déqualification sous entend alors que<br />

l'assisté cesse ou ne <strong>de</strong>vient pas sacré, « il n'est plus envisagé comme sujet, c'est-à-dire en tant<br />

qu'il recèle quelque chose <strong>de</strong> plus, ce quelque chose et ce presque rien » 613 .<br />

Même en admettant que la contradiction est inhérente à toute organisation sociale, il peut<br />

sembler toutefois étrange que la « société » continue malgré tout à construire une vision <strong>de</strong><br />

l’homme qu’elle ne peut apposer, créant alors dans le même temps, sa propre crise <strong>de</strong> légitimité<br />

en <strong>de</strong>venant une sorte <strong>de</strong> <strong>Janus</strong> confronté à sa propre <strong>controverse</strong> <strong>de</strong> Valladolid. D’où la<br />

possibilité d’interpréter cela en terme <strong>de</strong> crise <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité : face à la production du<br />

processus <strong>de</strong> déqualification au sein <strong>de</strong>s prises en charge <strong>de</strong> toute personne ne pouvant répondre<br />

au principe d’individu autonome, ladite mo<strong>de</strong>rnité pourrait effectivement se trouver face à une<br />

incapacité à gérer l’écart entre ces processus et l’orientation humaniste précitée. Il n’y aurait du<br />

coup qu’un très petit pas à faire pour avancer l’idée que la mo<strong>de</strong>rnité contiendrait en son sein<br />

l’existence <strong>de</strong> son propre fossoyeur puisque placée <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s contradictions insolubles. Il<br />

apparaît toutefois que ce qui se laisse voir, ne reflète pas forcément la réalité, ou peut-être<br />

seulement celle que l’on souhaiterait ou abhorrerait. L’explication <strong>de</strong> ces gestions<br />

institutionnelles déqualifiantes, et <strong>de</strong> l’inefficacité <strong>de</strong>s politiques sociales que cela sous-entend,<br />

et qui persistent à exister malgré toutes les nouvelles législations mises en place, peuvent-elles<br />

être alors autre chose que les résultats d’un effet pervers structurel ou d’une difficulté au niveau<br />

<strong>de</strong>s personnalités individuelles, débouchant donc dans les <strong>de</strong>ux cas sur une interprétation en<br />

terme <strong>de</strong> « crise »?<br />

Derrière cette interrogation, se cache en réalité tout un questionnement tournant autour <strong>de</strong> la<br />

dynamique qui s’inscrit, au sein <strong>de</strong> la condition mo<strong>de</strong>rne, entre l’individuation, comme<br />

conséquence du processus <strong>de</strong> différenciation sociale « donnant lieu à différentes formes et<br />

processus <strong>de</strong> constitution <strong>de</strong>s individus », et le désir d’individualité, comme « préservation <strong>de</strong><br />

l’unicité <strong>de</strong>s expressions <strong>de</strong> l’acteur, en tant que possibilité paradoxalement imposée par la vie<br />

sociale » 614 .<br />

<strong>La</strong> compréhension <strong>de</strong>s effets et <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> la différenciation sociale, à la fois au<br />

612 Le concept <strong>de</strong> « société » doit être ici entendu comme « un processus sans frontières préassignées<br />

dont l’unité n’est nullement donnée d’avance mais est problématique et doit être théoriquement<br />

construite » en prenant en compte les institutions existantes et les individus qui la composent mais qui<br />

ne se confon<strong>de</strong>nt pas avec elles.<br />

613 David Le Breton, Anthropologie du corps et <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, PUF, Paris, 2005, p.142<br />

614 Danilo Martuccelli, op.cit., 2002, p. 37<br />

33


niveau <strong>de</strong> la production et <strong>de</strong> la reproduction d’individus institutionnalisés non sacralisables et<br />

<strong>de</strong>s différents procès <strong>de</strong> travail s’y rattachant, ne peut par conséquent se faire sans réinscrire ces<br />

données dans la dynamique générale du processus <strong>de</strong> différenciation, tant dans les domaines<br />

sociaux (différenciation sociétale), économiques (division du travail) et politiques (constitution<br />

<strong>de</strong> l’Etat mo<strong>de</strong>rne) qu’historiques. Cette approche, reliant à la fois un axe biographique<br />

témoignant du vécu <strong>de</strong>s « encadrants » et <strong>de</strong>s « assistés » dans diverses structures sociales et<br />

médico-sociales, un axe synchronique analysant les prises en charge <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers d’un point<br />

<strong>de</strong> vue institutionnel et enfin un axe diachronique considérant l’action sociale au regard du<br />

développement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, permet, il est vrai, <strong>de</strong> témoigner sous un angle tout à fait<br />

nouveau <strong>de</strong> l’impossibilité <strong>de</strong> considérer les assistés comme <strong>de</strong>s êtres sociaux à part entière, et<br />

donc au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’inefficacité <strong>de</strong>s politiques qui portent cet objectif.<br />

Cette analyse montre effectivement que les politiques sociales rentrent en totale cohérence avec<br />

le système économique, à tel point d'ailleurs qu’il est possible d’affirmer qu'elles font partie<br />

intégrante <strong>de</strong> la «matrice <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité», loin alors <strong>de</strong> la conception <strong>de</strong> «pièce rapportée pour<br />

mécanisme défaillant», ou <strong>de</strong> «politiques inefficaces» que l’on se fait habituellement à leur<br />

sujet.<br />

Le problème <strong>de</strong> la pauvreté –qui n’en est en réalité pas un, du moins pas pour tout le mon<strong>de</strong>- ne<br />

doit donc pas se poser en terme <strong>de</strong> conséquence <strong>de</strong> crise mais <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> gestion du<br />

« surplus humain ». On a par exemple constaté ces <strong>de</strong>rnières décennies la mise en place <strong>de</strong><br />

politiques <strong>de</strong> déréglementation et <strong>de</strong> décloisonnement <strong>de</strong>s marchés financiers, ce qui a alors<br />

provoqué une accélération du mouvement <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité en « séparant » l'activité <strong>de</strong><br />

production <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> richesse. Situation qui a alors entraîné à la fois une très forte<br />

augmentation <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière et <strong>de</strong>s « dégâts sociaux » extrêmement importants. Dans une<br />

telle situation, l'action sociale/médico-sociale permet à la mo<strong>de</strong>rnité, c'est-à-dire aux hommes<br />

en chair et en os qui la soutiennent et qui l’incarnent, <strong>de</strong> continuer d'éduquer, <strong>de</strong> produire et <strong>de</strong><br />

reproduire, par le biais <strong>de</strong> la sélection économique, les individus dont elle a besoin, reléguant<br />

ainsi les différents surplus dans les mécanismes <strong>de</strong> l'action sociale/médico-sociale, sorte <strong>de</strong><br />

marché artificiel, <strong>de</strong> centre <strong>de</strong> recyclage, du surplus humain pacifiant et dynamisant tout<br />

l’édifice social.<br />

L’exclusion économique, la paupérisation, la désaffiliation, la précarisation sociale ou bien<br />

encore la nouvelle pauvreté ne relèvent alors ni d’un « sous-produit <strong>de</strong> la déstructuration <strong>de</strong> la<br />

société salariale » 615 , ni d’un effet pervers du système économique et encore moins d’une crise<br />

du capitalisme ou <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. <strong>La</strong> production et la reproduction <strong>de</strong> la pauvreté et la gestion<br />

sociale qui se situe en arrière plan <strong>de</strong> ces différentes désignations, sont en réalité <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong><br />

développement pour la mo<strong>de</strong>rnité, <strong>de</strong>s dimensions extrêmement structurantes <strong>de</strong> l’organisation<br />

économique et financière, intégrant parfaitement les rouages <strong>de</strong> la « machine », et sont <strong>de</strong> cette<br />

façon à l’origine plus ou moins indirecte d’une amélioration d’existence d’une partie<br />

relativement conséquente <strong>de</strong> la population dans notre système démocratique. <strong>La</strong> pauvreté et sa<br />

gestion sont, <strong>de</strong> cette manière, les moyens même du progrès <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, ses conditions, ses<br />

vecteurs pourrait-on dire. Les inutiles au mon<strong>de</strong> sont dès lors très utiles et l’humanisme censé<br />

les défendre un parfait générateur <strong>de</strong> continuité puisque parasitant toute la « réalité sociale ».<br />

____________________________________<br />

RESUME<br />

Des orientations <strong>de</strong> travail, issues du régime politique démocratique d’interaction et <strong>de</strong> la dynamique<br />

<strong>de</strong> la différenciation sociale s’inscrivent et traversent tous les procès <strong>de</strong> prises en charge <strong>de</strong>s assistés,<br />

faisant qu’il est tout à la fois impossible <strong>de</strong> les sacraliser et <strong>de</strong> les déshumaniser. L’articulation <strong>de</strong> ces<br />

orientations faisant que ces <strong>de</strong>rniers sont déqualifiés en tant qu’humain. Cette déqualification<br />

615 Numa Murad, <strong>La</strong> morale <strong>de</strong> la question sociale, <strong>La</strong> Dispute, Paris, 2003, p 133<br />

34


démontre que les politiques sociales individualisantes placées sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’humanisme ne<br />

solutionnent aucunement le problème <strong>de</strong> la pauvreté. Cela questionne dès lors l’utilité <strong>de</strong> telles<br />

politiques <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> lourds investissements pour <strong>de</strong>s résultats sociaux mitigés. <strong>La</strong> réinscription <strong>de</strong><br />

cette problématique dans son développement historique permet d’éclairer ce paradoxe : les politiques<br />

sociales <strong>de</strong> lutte contre la pauvreté ont été <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong> richesses pour la mo<strong>de</strong>rnité. Loin <strong>de</strong>s<br />

analyses en terme <strong>de</strong> « crise », l’institutionnalisation <strong>de</strong>sdites politiques témoigne d’un développement<br />

exponentiel, bien que dynamique, <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> croissance économique. L’action sociale et<br />

médico-sociale est en quelque sorte le déversoir <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, véritable marché artificiel, pour ne<br />

pas dire centre <strong>de</strong> recyclage, du surplus humain.<br />

___________________________________________________________________________<br />

TITRE en anglais : <strong>Janus</strong>’s controversy - Social and médico-social welfare, center of recycling of the<br />

mo<strong>de</strong>rnity<br />

____________________________________________________<br />

ABSTRACT<br />

Working orientations, resulting from the <strong>de</strong>mocratic political system of interaction and dynamics of the social<br />

differentiation are registered and cross all the institutionalization of assisted, making that it is all at the same time<br />

impossible to sacrilize them and to <strong>de</strong>humanize them.<br />

The joint of these orientations making that these last ones are <strong>de</strong>qualified as human being. This <strong>de</strong>skilling<br />

<strong>de</strong>monstrates that the new individualisantes social policies placed un<strong>de</strong>r the aegis of the humanism resolve not at<br />

all the problem of the poverty. It questions from then on the utility of such policies asking for heavy investments<br />

for reserved social results.<br />

The re-registration of this problem in its historic <strong>de</strong>velopment allows to light this paradox: the social policies of<br />

struggle against poverty were factors of wealth for the mo<strong>de</strong>rnity. Far from analyses in term of "crisis", the<br />

institutionalization the aforementioned policies testifies of an exponential <strong>de</strong>velopment, although dynamics,<br />

possibilities of economic growth.<br />

The social and medical social action is in a sense the overflow of the mo<strong>de</strong>rnity, the real artificial market of the<br />

human surplus.<br />

__________________________________________________________________________<br />

DISCIPLINE<br />

SOCIOLOGIE<br />

___________________________________________________________________________<br />

MOTS-CLES<br />

Pauvreté, exclusion, handicap, politiques sociales, médico-social, institution, déshumanisation,<br />

chosification, déqualification, sacralisation, humanisme, éthos travail, individu mo<strong>de</strong>rne mo<strong>de</strong>rnité,<br />

différenciation sociale, division du travail, démocratie, capitalisme.<br />

_______________________________________________________________<br />

INTITULE ET ADRESSE DE L'U.F.R. OU DU LABORATOIRE :<br />

35<br />

Centre Pierre Naville (CPN)<br />

UFR <strong>de</strong> sciences sociales et gestion - 2 rue du facteur cheval<br />

91000 Evry - Tél. : 01.69.47.73.92 - fax : 01.69.91.14.23<br />

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