N. 46/47 Palomar : voyeur, voyant, visionnaire - ViceVersaMag
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guerre. Il la bat. Il n'a pas de mains, ses bras s'arrêtent aux coudes.<br />
Mais il la bat. Il la frappe avec ses moignons.<br />
— Amputé, mais pas manchot, en somme.<br />
— Un jour, je l'ai vu de mes yeux sortir tout seul une cigarette de<br />
son paquet souple, la prendre entre ses lèvres et l'allumer avec une<br />
dextérité inouïe. Il est très habile des moignons, si j'ose dire.<br />
Sa remarque fit jaillir dans mon esprit une<br />
vision d'un érotisme pervers. Je me retins<br />
de sourire.<br />
Le jardin embaumait. C'était une extravagance<br />
de roses. Blanche Moreau, Cécile<br />
Brunner, Snow Queen, Gloria Dei, et sur<br />
un mur à l'abri du soleil, un massif grimpant<br />
de coupes minuscules et gris-bleu<br />
appelées Veilchenblau. Entre les gardénias et<br />
les citronniers en pots disposés çà et là le<br />
long des allées sinueuses, on avait ménagé<br />
des placettes, des éclaircies où se cabraient<br />
quatre chevaux grandeur nature qui paraissaient<br />
taillés dans le marbre.<br />
— Papier mâché, dit-elle. Des accessoires<br />
d'une production théâtrale de YOrliiiido<br />
Jurioso. Certains hommes viennent dîner les<br />
bras chargés de fleurs ou de bonbons.<br />
Celui-là est arrivé avec tout un attelage.<br />
La présence de l'homme à l'attelage devait<br />
avoir été de conséquence dans la vie<br />
d'Anna, car elle mettait presque de l'obsession<br />
à peindre sur des ivoires ovales, en<br />
très petit format, les scènes compliquées<br />
du poème de l'Arioste : la fuite<br />
d'Angelica; Ruggero et l'Hippogriffe;<br />
Orlando et le dragon; la délivrance<br />
d'Olympia. Elle consacrait des heures sans<br />
fin à ces œuvres d'une minutie byzantine,<br />
penchée sur un verre grossissant, appliquant<br />
les couleurs au pinceau, grattant les<br />
reliefs à l'aiguille selon des techniques<br />
acquises aux Beaux-Arts, perfectionnées<br />
ensuite dans les musées du Vatican où elle<br />
reproduisait les Maîtres sur des broches et<br />
des pendentifs destinés aux touristes.<br />
Maintenant, ses miniatures terminées, elle<br />
les enveloppait d'un papier de soie bleu puis les rangeait dans un<br />
coffret.<br />
— Je ne les vendrais pas, même pour cent mille lires, disait-elle.<br />
A une époque où la succession des gestes sur la toile était déjà rapide,<br />
fulgurante tel un vent d'hiver ou un feu de brousse, comme<br />
répondant à l'urgence d'un sentiment toujours hors de portée, elle<br />
se donnait sans se démener, avec ténuité (un chat qui marche sur des<br />
œufs), à un art désuet. J'aurais eu des leçons à tirer d'un pareil<br />
dévouement, de la répétitive gravité d'un acte qui tenait du sacré.<br />
Mais il m'agaçait avec son air de vouloir pétrifier le temps, ce temps<br />
dont j'éprouvais l'arrêt comme une béance, trop jeune ou trop bête<br />
pour y voir le désir non pas d'enfermer, mais bien de libérer sur un<br />
micropoint ce que l'âme possède de plus généreux.<br />
Ce premier jour, en me faisant visiter le jardin qu'elle soignait<br />
farouchement elle-même et dont, avec raison, elle était fière. elle<br />
nomma les fleurs, détailla ses explorations, ses greffes, ses réussites et<br />
ses échecs, me fit faire la connaissance, l'un après l'autre, des quatre<br />
chevaux de papier qu'elle avait baptisés du nom des quatre vertus<br />
fondamentales de la nature humaine : Courage; Endurance;<br />
Générosité; Fidélité. Elle avait fait, du coup, de ces chevaux factices<br />
les porte-paroles des souterraines transformations sans lesquelles ni<br />
l'homme ni l'art n'accèdent à leur dépassement. Bombant le torse, je<br />
me pensais doté de toutes ces dispositions morales, sauf la dernière.<br />
Mais je sais à présent (le vent, la nuit me le redisent assez) que je<br />
n'en ai sans doute jamais possédé aucune.<br />
Nous approchions du muret qui séparait le jardin des champs. Elle<br />
12 VICE VERSA • NUMÉRO <strong>46</strong>-<strong>47</strong><br />
Cette étendue dallée,<br />
en surplomb d'un des<br />
plus onduleux paysages<br />
du monde, nous Y avons<br />
dégradée en cessant de<br />
nous y reposer dans les<br />
ombres mauves du soir.<br />
s'aperçut que j'observais sa démarche inégale.<br />
— Séquelle d'un accident de voiture qui a tué mon mari. Il m'a<br />
cueillie dans un musée de Rome, il m'a épousée, mais il est mort<br />
presque tout de suite. J'étais jeune. Amoureuse aussi, peut-être. Je<br />
n'en suis plus très sûre.Tout ceci lui appartenait. Ses oliviers produisaient<br />
l'huile la plus pure de toute la Toscane, «une huile de lumière<br />
et de prospérité», comme il se plaisait à dire.<br />
Elle fit un geste pour embrasser l'oliveraie qui<br />
caressait les collines et qui semblait changer de<br />
forme à chaque instant sous le miroitement du<br />
soleil.<br />
— 11 n'avait pas tort. Je m'efforce depuis, non<br />
sans effort, de ne pas faire mentir sa mémoire.<br />
Pour le reste...<br />
Un long silence. Puis Anna dit ce que je<br />
pressentais déjà du fait de ma présence chez<br />
elle, moi, un parfait inconnu, et de l'invitation<br />
qu'elle m'avait faite de rester.<br />
— Après l'homme aux chevaux, mes désirs<br />
ont en quelque sorte perdu leur droit fil.<br />
J'attends. Combien de temps resterez-vous?<br />
Sa question me prit au dépourvu. Je ne savais<br />
pas très bien quel nom donner au type de rencontre<br />
que nous venions de faire, je n'étais<br />
secoué par aucun sentiment identifiable.Tout<br />
flottait depuis le midi dans un éclairage<br />
changeant qui zébrait l'avenir immédiat de<br />
lueurs fugaces. Je lui fis ma réponse favorite,<br />
celle qui permet tout et n'engage à rien.<br />
— On verra.<br />
Je l'ai ditj'avais du temps une notion sans<br />
gravité. Je le voyais comme une succession de<br />
petites pièces, aboutées les unes aux autres<br />
sans loi ni symétrie où, parce que tout peut<br />
arriver, rien n'arrive qui ne soit remplaçable.<br />
J'étais fait pour passer dans chacune sans trop<br />
m'y attarder, intempérant collectionneur<br />
d'aérogares qui parcourt l'existence en<br />
touriste, laissant à d'autres le soin de pénétrer<br />
la vérité des choses vues. Mes pensées, tout<br />
autant que mes actes, portaient sur des formules,<br />
sur des acquis sans conséquence jetés<br />
pêle-mêle dans un cerveau rétréci qu'on eût<br />
dit peint en trompe-l'œil. J'exagère à peine : si j'ai fini au bout des<br />
ans par acquérir le courage du dialogue avec moi-même, à l'époque<br />
dont je parle, très peu de ce que je ne pouvais circonscrire avec mes<br />
sens ne m'intéressait. Le temps, cette manifestation immatérielle de<br />
notre séjour terrestre, n'était donc pas encore pour moi le grotesque<br />
adversaire qu'il est devenu faute d'avoir su l'affronter en artiste,<br />
attentif à doser ce qui était futile et ce qui était sérieux. Il en allait<br />
ainsi de tout. Que le moment ou l'objet du moment concernât mon<br />
esprit, mes sentiments ou ma chair, il participait de ce fondu<br />
enchaîné dont j'avais fait ma signature, glissant d'une séquence à une<br />
autre en passe-muraille, par des transitions floues.<br />
Pendant les semaines qui suivirent ma rencontre avec Anna, ma vie à<br />
la villa obéit à un rythme ternaire : dormir, manger, flâner. Quand je<br />
me levais, la matinée était déjà bien entamée, le soleil haut, la chaleur<br />
cuisante. L'été trop sec dégageait une odeur de roussi. J'avalais un<br />
café noir et une biscotte avant de retrouver Anna, assise sur un<br />
tabouret, penchée sur ses ivoires. Elle me faisait songer aux moines<br />
copistes du moyen âge qui passaient de longues heures les yeux fixés<br />
sur un travail laborieux et «rêvaient de la dernière ligne».<br />
Mais Anna ne rêvait pas de la dernière ligne. Elle ne rêvait ni du<br />
dernier contour ni de la dernière couleur. Elle succombait à une<br />
sorte de chimie de la patience qui semblait lui dissoudre l'âme pour<br />
mieux la concentrer au bout de ses doigts. Le pinceau, ensuite,<br />
coulait peu à peu cette âme sur le support incorruptible des ivoires,<br />
y traçait la tragédie amoureuse de l'artiste et, loin d'y mettre fin, lui<br />
assurait un caractère éternel. On eût dit qu'Anna enfermait dans