N. 46/47 Palomar : voyeur, voyant, visionnaire - ViceVersaMag
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l'infini des ellipses une passion sans conclusion possible, dont la<br />
répétition rituelle du dessin entérinait l'inimuabilité.<br />
Son attitude monacale attisait et à la fois rebutait mes sens. Je me suis<br />
souvent tenu derrière elle, observant en silence la ligne incurvée de<br />
son dos tandis que s'opposaient en moi la réserve et l'audace.<br />
Longtemps je n'ai franchi qu'en imagination l'écart entre elle et moi<br />
pour presser sur ses reins mon sexe raidi. En dépit de l'aisance avec<br />
laquelle elle semblait s'être offerte, quand elle peignait, aussi indifférente<br />
à ma présence qu'au reste du monde, émanait d'elle un puissant<br />
interdit.<br />
Un jour, n'y tenant plus, j'ai eu un geste que je regrette aujourd'hui.<br />
Les femmes, toutes les femmes, même les plus délurées, recèlent des<br />
territoires qu'on ne saurait usurper sans saccage. Il leur est donné là<br />
de se forger comme une épée qu'on trempe, de se comprendre, de se<br />
parler à l'abri des secousses et des distractions. Lorsqu'Anna y pénétrait<br />
par la voie de ses miniatures, elle s'immergeait en quelque sorte<br />
dans sa dissolution pour ressortir de fois en fois plus reconstituée,<br />
plus forte, sans pour autant perdre la mémoire de sa fragilité. Et moi,<br />
que mon désir coriace savait si bien rendre vulgaire en me privant<br />
de toute noblesse morale, je me suis approché d'elle, j'ai enfoui mes<br />
mains sous le corsage, j'ai profité de l'étonnement qui la figeait pour<br />
palper ses seins sans vergogne.<br />
Le souvenir de ce forfait réveille des détails dont, sur le coup, je n'ai<br />
pas eu conscience ou que j'ai relégués d'instinct dans mon dépotoir<br />
personnel, là où s'entassent par récidive nos résistances passives, ce<br />
refus chronique de voir les choses telles qu'elles sont.<br />
Anna laissa tomber son pinceau, désemparée soudain d'avoir été tirée<br />
de sa contemplation, attendit que j'en eus terminé avec ma première<br />
caresse. Je la crus consentante et voulus dégrafer sa robe. Elle se leva,<br />
porta une main protectrice à l'endroit de son cou où lui battait le<br />
cœur, eut un regard qui voyait au-delà de mon outrecuidance.<br />
— Ce n'est qu'un jeu pour vous.<br />
Elle était d'un autre côté de la vie que moi, là où dans le combat<br />
entre désinvolture et absolu il arrive que l'absolu l'emporte. Mais<br />
dans ma surdité haïssable d'homme en rut, sa remarque traversa mon<br />
cerveau comme un bourdonnement dépourvu de sens. Elle m'avait<br />
ouvert la porte sur sa solitude, n'allait-il pas de soi qu'elle m'ouvrit<br />
ses cuisses par surcroit?<br />
J'insistai, tisonné par son recul et me faisant encore plus mâle, bien<br />
décidé à vaincre l'opposition de son corps pétrifié d'absence et qui,<br />
demandant trop, refusait tout. Elle se défit de moi. Je la repris. Un<br />
désir fluctuant la gagna peu à peu, peu à peu s'installa, et j'en fis<br />
mon affaire sans rien savoir des forces qui s'opposaient en elle. Ses<br />
jambes mollirent, ses hanches glissèrent dans la docilité, ses bras dans<br />
le désespoir. Elle m'abandonna enfin sa bouche que je bâillonnai de<br />
ma langue saliveuse.<br />
Je l'écrasai de tout mon poids de bête.<br />
Notre étreinte fut brève. Fulgurante aussi. Pour moi.<br />
J'ai été un homme en fuite qui se dérobe à lui-même. J'ai fait de<br />
mon destin le drame qu'il est devenu. Si j'avais eu la prescience de<br />
cette chose lourde qui rugit et me broie, aurais-je été capable de<br />
bouger sans me soucier de rien? On nous apprend à trop craindre la<br />
mort et pas assez la vie. Pourtant, c'est bien elle qui me tue, qui mêle<br />
goutte à goutte à mon sang le poison du regret.<br />
J'ai remis à plus tard. J'ai nourri une fiction : ailleurs était plus<br />
important qu'ici, demain que maintenant. Aspirant à écrire, j'ai griffonné<br />
des articles, dupe des causes idéales et des colosses creux dont<br />
les journaux sont friands. Dans mon bureau encombré de fatras, je<br />
me suis occupé à quantité de choses négligeables. L'écriture vraie,<br />
fatal miroir où les intempéries de l'être se réfléchissent, je l'ai<br />
poussée devant, toujours et encore devant, dans un sillon qui creusait<br />
à mesure un peu plus de distance entre nous. Elle a fini par disparaître<br />
sans que, velléitaire à bout de souffle, je ne prévienne son<br />
effacement. Contrairement à l'amour qui donne tout quand même<br />
on ne rend rien. «L'art est un dieu redoutable» : il ne nous rend que<br />
ce qu'on lui a donné. B