N. 46/47 Palomar : voyeur, voyant, visionnaire - ViceVersaMag
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ëcran-tele<br />
oeil_inverse<br />
d'un corps électrique<br />
Christian Roy<br />
À la mémoire de Jacques Ellul (1912-1994)<br />
Si les yeux sont le miroir de l'âme, il faut pour garder la nôtre oser affronter le regard de la<br />
Méduse qui dès le berceau nous la dérobe et nous transforme en pierres ne vivant que par<br />
lui. Ce regard aveugle d'une entité insaisissable et omniprésente a pour organe l'écran-télé<br />
au centre de nos foyers, remplaçant le chaud éclat du feu des origines humaines par la lueur<br />
glauque d'une réalité post-humaine.<br />
Hlors que le miroir est clarté, l'écran fait obstacle à la lumière —<br />
mais c'est lui qui désormais seul nous éclaire de la phosphorescence<br />
mortuaire des ténèbres, comme si un essaim planétaire<br />
de feux follets, cohérent et intelligent dans son grouillement vermiculaire,<br />
s'était substitué à la lumière solaire comme guide et source de<br />
la vie des hommes. Ces froids feux de folie sont autant de facettes d'un<br />
seul œil, d'organes du même corps électrique par où passent puissance<br />
et conscience au temps où l'homme n'est plus que « l'organe sexuelle<br />
de la machine », comme a pu dire Marshall McLuhan. C'est son intuition<br />
anthropologique que j'entends développer ici jusqu'à ses ultimes<br />
conséquences, dans une anatomie métaphorique et clinique de<br />
l'écran-télé comme œil de l'entité sans nom, à base technique, qui<br />
refaçonne à son image la réalité humaine déjà supplantée.<br />
Quand on ressasse le cliché du «village global», c'est généralement<br />
sans mesurer les implications anthropologiques d'un tel changement<br />
d'échelle, qui est en même temps une mutation qualitative. En effet,<br />
l'abolition des distances est fonction de l'émergence d'un prolongement<br />
électrique planétaire du système nerveux. La conscience<br />
mythique du village tribal en culture pré-alphabétisée était celle d'un<br />
corps collectif formé à même l'unité psychosomatique d'un commun<br />
rapport fonctionnel et rituel au monde dans des conditions de proximité<br />
physique qui en délimitaient l'extension. Si les institutions des<br />
civilisations de l'écrit ont rendu possibles les rapports éthiques entre<br />
individus indépendemment de la proximité, ce fut au péril de la<br />
cohérence spirituelle d'une communauté psychophysique. Mais voici<br />
que les médias électriques viennent bouleverser les données de ce<br />
processus de dissociation qui avait atteint son apogée à l'ère de l'imprimerie<br />
et de l'industrie. Cette civilisation moderne avait privilégié<br />
la vision, sens de la distance, et supplanté les cultures orales de la proximité.<br />
Or les médias électriques se rapprochent paradoxalement de ces<br />
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dernières en permettant un rapport immédiat et physique, ni institué<br />
ni symbolique, à ce qui est au loin, hors du champ de la présence.<br />
La télé-vision, vision à distance, est le heu par excellence de ce<br />
nouveau mode d'être abolissant l'espace et le temps. Pour McLuhan.<br />
en dépit des apparences, elle est avant tout un médium tactile. L'état<br />
social qu'elle fonde est caractérisé par l'immédiateté physique des perceptions<br />
du lointain, passant outre au cadre existentiel où peuvent se<br />
distinguer le proche et le lointain — où se pose la question de la<br />
présence et de l'absence. La conscience se structure dès lors en fonction<br />
de sa continuité proprement somatique avec un univers de perceptions<br />
médiatiques, indépendant de la condition humaine comme<br />
celle d'un être situé — fini et hanté par l'infini. Dans la civilisation tactile<br />
de l'image, l'espace qui permet le regard, et donc la rencontre, est<br />
aboli. Il est remplacé par les synapses du système nerveux planétaire en<br />
lequel celui de l'homme s'est non seulement prolongé selon<br />
McLuhan, mais bel et bien recentré dans sa périphérie, dans son<br />
extension indéfinie, orbitalisi (comme dit Baudrillard) autour d'un<br />
monde circonscrit par le regard des satellites. Ce sont eux qui fournissent<br />
l'armature de cette « nouvelle chair », c'est-à-dire du hideux<br />
l'iérôme d'une religion cathodique de l'impersonnalité, salué par<br />
David Cronenberg dans la conclusion apocalyptique de son film<br />
Vidéodrome, sous l'influence de son compatriote canadien McLuhan.<br />
Dans leur foulée, j'entends procéder à la dissection de l'organe<br />
physique où se reflète l'âme inhumaine/trop humaine de ce nouveau<br />
corps électrique. Si c'est bien comme son globe oculaire qu'il faut<br />
considérer l'écran-télé, une coupe latérale nous révèle des similitudes<br />
structurelles avec l'œil humain, qui ne font que rendre plus troublantes<br />
de profondes différences fonctionnelles. On y trouve ainsi une rétine<br />
qui transforme les électrons en photons pour les projeter vers l'extérieur,<br />
au lieu de capter la lumière de l'extérieur pour en transmettre