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N. 46/47 Palomar : voyeur, voyant, visionnaire - ViceVersaMag

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Et quelques chapitres plus loin:<br />

Puis c'a été la criée, en haut, dam le palais<br />

desfaveurs, des yodels mêlés de «non, c'était mieux<br />

avant», de «oui, comme ça» et de «plus vite, phis<br />

fort!». Le plafond battait la mesure comme sous les<br />

coups de pattes d'un chien qui se gratte.<br />

À chaque concert de plaintes amoureuses,<br />

le personnage-narrateur, qui n'a pas<br />

connu l'intimité des femmes, est ému<br />

jusqu'au malaise, sans toutefois renoncer à<br />

prêter l'oreille, donc à assister à la scène par le<br />

sens auditif, à être présent par imagination, se<br />

figurant sans doute la vue, le sentir, le toucher.<br />

— Peut-il imaginer le goûter?<br />

Le personnage ne sait, dans ce qu'il<br />

entend, ce qui le perturbe. Mais peu importe,<br />

il ne perçoit pas les choses elles-mêmes,<br />

plutôt ses propres pensées et impressions. Le<br />

choc n'est pas dans l'entendu, mais dans le<br />

ressenti — les choses et les faits, les<br />

phénomènes étant inséparables de la sensation.<br />

Le monde se présente à lui comme une<br />

multiplicité de données sensibles, et les voix<br />

qu'il reçoit se lient à lui dans une imbrication<br />

d'être(s). Quoi qu'il en dise, s'il est un monde<br />

auquel il ne peut renoncer, c'est à celui, mouvant<br />

et stupéfiant, de ces émotions sensibles.<br />

Ce qu'il entend ne se réduit pas à des<br />

ondes portées et fluctuantes, ce n'est pas non<br />

plus qu'un assemblage de sources humaines<br />

et de pulsions sexuelles. Il y a là, il ne sait où<br />

— et son trouble témoigne du coût de cette<br />

ignorance — quelque chose d'absolument<br />

décisif qui le rassemble autour d'une douleur,<br />

perte ou exacerbation. L'observation est sans<br />

joie véritable, c'est une irritation sans<br />

attentes. Il est plus que l'être de ce vol de<br />

voix, il donne corps à l'émotion suffocante<br />

qui est là, en lui, née de lui, irréductible à<br />

toute paraphrase. Ce trouble qui le vivifie —<br />

car ce n'est pas une jouissance —, il a un<br />

passé dans la destinée personnelle de notre<br />

homme. (J'en parle, pour les besoins de la<br />

démonstration, comme s'il s'agissait d'une<br />

personne réelle.)<br />

De l'audible se met donc en scène dans<br />

l'espace inaudible, parmi d'autres scènes<br />

sonores: le chuchotement des voitures sous la<br />

pluie, les conversations privées qui tombent<br />

en poudre jusque sur les trottoirs, etc. mais<br />

comme s'en détachant sur un support qui lui<br />

fait cadre, le met en évidence. Il entend, donc<br />

il saisit quelque chose. Il trouve en lui-même<br />

un désarroi, même sans effort de pensée. Et<br />

s'il entend certains détails distinctement, un<br />

grincement de sommier, un geignement<br />

d'homme, une criaillerie, c'est que quelque<br />

chose d'aussi puissant que sa détresse veut se<br />

raccrocher au principe d'unité, qui permet<br />

d'observer, de comprendre, de mémoriser. Il<br />

perçoit comme en musique, en émotion. Le<br />

genre de cri. le timbre de voix, il ne saurait<br />

trop qu'en dire. La poussée d'adrénaline, ses<br />

froissements d'émotions, il ne saurait leur<br />

déterminer non plus un sens assignable par<br />

expérience.<br />

Imaginons ce qui n'est pas dans le<br />

roman. Au bout d'un temps, les vociférations<br />

diminuent, le moment est plus intime, ce qui<br />

brouille la réception. Le personnage monte<br />

sur une chaise pour mieux entendre. Il<br />

devient écouteur — ce mot employé pour<br />

rester dans le paradigme de <strong>voyeur</strong> — et s'enferme<br />

en solitaire dans sa fonction. La chaise<br />

se met soudain à craquer, il craint l'effondrement.<br />

déplace son poids en conséquence,<br />

perd l'équilibre et tombe à bas de la chaise<br />

dans un vacarme de casseroles. En haut, tout<br />

s'arrête. On l'a entendu, on a repéré une<br />

présence. Il est découvert sans l'être tout à<br />

fait. Il fuit vers la cuisine, sort même dans le<br />

jardin pour feindre de n'avoir pas été sous la<br />

scène en épieur. Il y a une tragédie dans l'impossibilité<br />

de s'expulser de ces moments,<br />

symétrique de l'ennui d'être soi irrémédiablement.<br />

Dans cette croisée de voix et de bruits.<br />

une violence est faite au personnage, qui tient<br />

dans l'entendu des autres, une âpreté qui l'expulse<br />

de son repli et lui signifie sa confusion,<br />

le rabat sur des motifs privés, un mésadvenu<br />

étriqué, un passé froissé, qu'en sait-on? Il est<br />

P a 1 o m a r<br />

intimé de surdité, de suspension d'imagination<br />

même. Il est contesté dans son droit<br />

d'etre ce que cette agitation, cette fièvre a tait<br />

de lui, et par rebond, d'être tout court. Et s'il<br />

croise les amoureux dans l'escalier, qu'un<br />

regard est porté sur lui — qu'il le retourne ou<br />

pas —, il n'est alors pas observé ou scruté; ce<br />

regard est une présence tout le contraire d'offerte.<br />

En temps ordinaires, l'interaction des<br />

regards constitue la réalité essentielle du voir<br />

— comme l'interaction verbale constitue la<br />

réalité fondamentale de la langue. La pensée,<br />

dans l'échange de regards, est habituellement<br />

un travail de recherche; ici, le personnage sort<br />

bredouille de cette fréquentation. Car il n'y a<br />

qu'un regard pour annuler un autre regard,<br />

surtout celui du <strong>voyeur</strong> — ou pour casser<br />

l'attention déshonnête de l'écouteur<br />

obscène, c'est pareil. La vue, et par extension<br />

l'ouïe, contre la proposition d'Heraclite, n'est<br />

pas toujours un mensonge, ici moins qu'ailleurs.<br />

B<br />

NUMÉRO 4A-<strong>47</strong> • VICE VERSA 39

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