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N. 46/47 Palomar : voyeur, voyant, visionnaire - ViceVersaMag

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['information au cerveau en signaux électriques<br />

via le nerf optique. À celui-ci correspond<br />

le canon électronique de l"écran-télé,<br />

mais c'est ici du nerf lui-même que provient<br />

l'information; c'est sur le système nerveux<br />

qu'ouvre la pupille de la télé, d'où se projette<br />

sur l'intérieur de cet œil, plaqué sur l'ouverture<br />

du monde, l'imaginaire délocalisé d'un<br />

réseau électronique global. L'œil de la télé ne<br />

s'ouvre pas sur le monde, mais sur le pouvoir<br />

de représentation du corps électrique, sur le<br />

fait brut de la communication, qui se<br />

représente à lui-même par cet organe en un<br />

flot d'images de contenus indifférents; le<br />

médium lui-même n'est-il pas le seul message,<br />

celui de la modernité, tel que traduit par<br />

Heidegger : la conquête du monde comme<br />

image? Car l'image-télé ne révèle pas le<br />

monde, mais l'enfouit dans sa représentation<br />

en occultant notre présence à lui. La télé se<br />

représente à elle-même la représentation. Son<br />

écran est un œil aveugle qui ne veut pas voir,<br />

conçu pour tirer d'une déjection inépuisable<br />

d'énergie nerveuse la stimulation tactile continuelle<br />

des phosphènes qui lui tiennent lieu<br />

de vision et d'imaginaire.<br />

Cet auto-érotisme du regard-télé procure<br />

un plaisir morne mais fiable, qui dispense<br />

à bon marché de l'angoisse d'affronter<br />

l'espace, le silence, l'Autre. C'est à lui que<br />

nous convie le picotement épidermique<br />

d'une chair lumineuse et bienheureuse, celle<br />

du corps électrique sans organes auquel<br />

l'écran-télé nous agrège dès qu'il entre dans<br />

notre champ visuel, allant au-devant de nos<br />

nostalgies fœtales dans les zones les plus<br />

primitives de notre système nerveux, et passant<br />

outre à tout ce qui dépasse de nous dans<br />

l'espace du réel, soit à l'esprit. Tuer le temps<br />

et abolir l'espace sans avoir recours à lui. c'est<br />

une aubaine dont l'habitude contractée dès<br />

l'enfance refaçonne toute la conscience. Plus<br />

exactement, cette seconde nature est désormais<br />

la première, ayant pour elle l'évidence<br />

autogénérée du désir pris pour la réalité; une<br />

fois qu'on y a goûté, quel crédit apporter à<br />

une humaine nature instantanément soluble<br />

au contact d'une fiction bien plus convaincante,<br />

car ne demandant d'autre preuve que<br />

sa répétition à l'infini, elle-même le fait le<br />

plus inéluctable? De quel poids peut être la<br />

présence en face de la représentation, qui n'a<br />

besoin d'aucune consistance pour s'imposer à<br />

la conscience, car forte de la viscosité<br />

virtuelle de son flux? Qui des générations de<br />

la télévision n'a pas eu l'occasion de constater,<br />

que ce soit en se promenant par les<br />

rues d'une grande ville ou bien dans une<br />

bourgade perdue dans la nature, comment il<br />

suffit qu'un écran-télé surgisse dans notre<br />

champ de vision, ne fût-il qu'entrevu par la<br />

fenêtre d'un café ou d'une maison, pour que<br />

son éclat livide capte aussitôt toute notre<br />

attention, repliée soudain sur ce seul point,<br />

tandis qu'est oblitérée en son entier comme<br />

un cadre indiffèrent la réalité environnante.<br />

juste auparavant si spacieuse et vibrante :<br />

C'est en de tels moments que peut se<br />

laisser deviner ce qu'est au fond la réalité<br />

quotidienne et première dans le foyer normal<br />

centré sur la télé. Il ne peut plus y avoir d'espace<br />

autour du téléspectateur, car il disparaît<br />

dans l'interface directe de son œil et de<br />

l'écran qui voit tactilement pour lui les phantasmes<br />

collectifs issus du système nerveux<br />

électronique, au circuit duquel le nôtre s'intègre.<br />

Le tube cathodique est dans l'appareil<br />

télé comme un globe oculaire dans son<br />

orbite, et le nôtre y tombe et s'y insère parfaitement<br />

dès qu'on ouvre cet œil extérieur,<br />

que plus rien alors ne distingue du nôtre.<br />

L'espace soudain aboli débordant l'orbite de<br />

ce globe oculaire est l'insensible matière grise<br />

d'une tête extérieure aux dimensions nulles<br />

de l'univers objectif. L'œil-télé de cette tête<br />

inexistante est branché, par la «pupille» qu'est<br />

son «nerf optique» (le canon électronique<br />

faisant face à la «rétine» de cet œil inverse), au<br />

système nerveux extérieur enserrant la<br />

planète.<br />

Ce n'est que projeté dans l'extériorité<br />

«objective» de ce corps électronique global<br />

— fluide ectoplasme informatique où la circulation<br />

des images et des signes par le réseau<br />

nerveux équivaut à celle du sang dans un<br />

organisme vivant — que l'être post-humain.<br />

résumé par la figure du téléspectateur, a le<br />

sentiment d'exister dans la seule réalité qui<br />

compte : celle de la représentation autonome<br />

en circuit fermé. Un tel être est exorbité de<br />

son existence dans l'extériorité des signes,<br />

son regard énucléé par une vision qui<br />

s'objective dans l'appareil collectif d'un<br />

<strong>voyeur</strong>isme onanique. C'est comme si,<br />

entrant par son œil, un bras avait pénétré<br />

jusqu'au tréfonds de l'être humain et, le saisissant<br />

d'une poigne de fer, l'avait retourné<br />

comme un gant en tirant ses entrailles par son<br />

orbite pour les déployer en un réseau palpi­<br />

LE TUBE CATHODIQUE EST<br />

DANS L'APPAREIL TÉLÉ<br />

COMME UN GLOBE OCULAIRE<br />

DANS SON ORBITE, ET LE<br />

NÔTRE Y TOMBE ET S'Y<br />

INSÈRE PARFAITEMENT<br />

P a 1 o m a r<br />

tant dans l'immensité des ténèbres extérieures<br />

(un peu comme le malheureux singe<br />

retourné sens dessus dessous dans l'expérience<br />

de téléportation dans The [ : ly de<br />

Cronenberg, cet autre film clé).<br />

Il serait tentant de poursuivre sur la<br />

lancée d'une telle imagerie en ayant recours à<br />

celle de l'Apocalypse, qui est certes appropriée<br />

à l'ampleur de la mutation que j'essaie<br />

d'évoquer, avec l'idée d'une Bête élémentaire<br />

prenant le contrôle de l'être humain à même<br />

la civilisation la plus avancée — ce qui n'a<br />

bien sûr pas échappé au regretté Jacques EUul<br />

dans son exégèse du texte sacré. Mais je<br />

voudrais plutôt conclure en revisitant un<br />

autre mythe fondateur de l'Occident, celui de<br />

la caverne de Platon, à l'origine des conceptions<br />

classiques de la vision. Quand l'espace<br />

céleste et sa lumière solaire sont abolis dans<br />

l'interface directe de l'œil et de l'écran, ils ne<br />

sont plus la source — fût-elle cachée — de<br />

l'illusion qui nous captive. Plus besoin de<br />

chaînes : la grotte est désormais hermétiquement<br />

scellée comme F œil-télé, et nous<br />

sommes englués à l'écran par son chatoiement<br />

coloré, qui n'a pas d'origine autre<br />

que l'obscurité. Il n'est que la phosphorescence<br />

des formes organiques en décomposition,<br />

des entités larvaires qui grouillent dans<br />

l'inconscient, et des courants telluriques les<br />

charriant.<br />

Nous reconnaissant plongés dans ces<br />

ténèbres cimmériennes, nous pourrions<br />

néanmoins aussi nous aviser que, tels les habitants<br />

de l'homérique Cité des Brumes perpétuelles,<br />

nous sommes dérobés aux rayons<br />

du soleil non par des parois solides, mais par<br />

les nuées qui voilent notre ciel. Et qui sait si<br />

un regard dessillé ne saurait les percer? B

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