N. 46/47 Palomar : voyeur, voyant, visionnaire - ViceVersaMag

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Les Barils
Propos recueillis par Fulvio Caccia et Giancarlo Calciolari
VICE VERSA : Y a-t-il une transformation dans le regard et en particulier
dans la lecture critique de l'image en temps réel?
PAUL VIRILIO : Je crois qu'on est dans une phase de dressage du regard.
La perception et le regard sont en train de passer d'un statut que j'appellerai
artisanal à un statut industriel. L'accélération des séquences,
l'accélération du rythme, aussi bien l'accélération de la perception tant
en voiture qu'à la télévision amène une mutation du regard: un dressage
oculaire qui mène peut-être à la cécité. Le regard artisanal, ordinaire,
habituel sera disqualifié, comme l'artisan est disqualifié par l'industrie.
Je crois que l'on est en phase d'un mouvement humain de
l'artisanat de la perception, de l'art du regard (il n'y a pas de perception
naturelle, il n'y a qu'un regard organisé par la culture) à l'industriel,
d'où mon livre qui s'intitule La machine de la vision. Or que ce
soit dans le montage des séquences au cinéma, que ce soit l'accélération
de la perception, il y a un effet d'automatisation de la perception,
d'industrialisation de la perception qui peut rendre le regard de
l'homme inutile au profit d'une machine à regarder: la machine à voir;
une vision sans regard; l'ordinateur couplé à la vidéo. Nous arrivons à
la dernière machine de vision. La première machine de vision à dresser
le regard a été la camera obscura, les perspectivistes. la chambre
noire; la deuxième c'est la lanterne magique de Atanasius Kircher et
ses projections d'ombres: la troisième c'est l'appareil photo de Nièpce
et de Daguerre; la quatrième c'est la caméra cinématographique; la
cinquième c'est la vidéo, la télévision; la sixième c'est le couplage de
l'ordinateur qui interprète l'image avec une caméra vidéo. Je rappelle
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que les missiles lancés sur Baghdad étaient équipés de machines à voir.
Au dressage du regard artisanal, à travers la perspective, la lecture,
se substitue une industrialisation, donc une systématisation du regard
par la rapidité de défilement des séquences, et a terme l'inutilité du
regard humain au profit d'une machine à voir qui verrait mieux, plus
vite que la vue. Donc un discrédit non seulement de la force de travail
de l'homme remplacé par les machines, mais un discrédit de
l'homme comme percepteur, autant que capable de perception oculaire.
Je rappelle qu'en justice il faut deux témoins oculaires pour qu'il
y ait témoignage, or on commence à se poser la question —j'en parle
dans La machine de la vision — de se servir des caméras vidéo pour
témoigner d'un crime. Voilà une première preuve.
N'est-ce pas ça la surveillance totale?
Ça ramène au satellite-espion qui survole le monde, et au Deus exmachina
qui est un oeil en orbite. L'oeil de Dieu!
On revient donc à des catégories théologiques mais de manière
matérialiste?
Je suis chrétien, c'est le moment de le dire. Je me suis converti
adulte, donc je suis un chrétien convaincu, pas un petit enfant...
Mon père n'était pas chrétien, ce n'est donc pas une question de
tradition familiale. Je trouve paradoxal que l'athéisme ramène à
un dieu-machine, après avoir éliminé le dieu de la métaphysique.