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N. 46/47 Palomar : voyeur, voyant, visionnaire - ViceVersaMag

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inquiète et active, l'aube se lève sur un triste<br />

océan. l'Ange est seul à sa fenêtre qui la<br />

contemple d'un air boudeur, il est à la fois<br />

désamparé et tort, la lucidité de son flamboyant<br />

regard semble passer au-dessus de<br />

nous, loin de ces mornes cruautés de nos<br />

vies, ou bien est-il las de tout comprendre<br />

de ce destin des hommes qui lui paraît si<br />

obscur et sans but? Son regard qui nous<br />

écarte de ses pensées est peut-être le regard<br />

du créateur, du savant percevant que le<br />

monde sera toujours pour lui un faux<br />

refuge, une feinte patrie, un lieu hostile au<br />

silence et à l'élévation de la pensée, mais cet<br />

Ange qui est énergique calmera bientôt son<br />

esprit agité en reprenant ses outils de travail.<br />

de découverte, la règle, le compas, il 11.1 dans<br />

les profondeurs du savoir humain.Tel est son<br />

devoir.<br />

L'Ange de Diirer partage les réflexions<br />

et le regard sombre de Rembrandt se<br />

peignant lui-même, dans la solitude d'un<br />

atelier, combien elles sont émouvantes ces<br />

tumultueuses tètes de Rembrandt dont les<br />

yeux nous observent avec une grave mélancolie.<br />

comme si l'artiste était soudain là près<br />

de nous, dessinant ou écrivant à sa table, son<br />

chapeau rabattu sur un front ridé, prématurément<br />

vieilli, accablé, un pudique<br />

sourire apparaît au bas du visage, que<br />

voile une moustache. Quelle vigueur,<br />

dans ces regards qu'ont peints les peintres,<br />

sculptés les sculpteurs, la généreuse<br />

démence de ces regards, comme dans les<br />

tableaux de Goya, sous le trait noir de<br />

ses dessins, devient la vision de toute une<br />

époque de barbarie que l'artiste eut le<br />

courage de nous livrer. Car sous ce trait<br />

noir des dessins de Goya, ce ne sont plus<br />

les anges qui nous regardent mais les tortureurs<br />

de l'innocence, le regard d'un<br />

assassin se cache sous le capuchon d'un<br />

moine dissimulé et sournois. La redoutable<br />

ombre des guerres, des massacres<br />

s'étend sur la campagne tranquille pendant<br />

que dansent les villageois.<br />

Cette réflexion amère de l'artiste, dans le<br />

tourment de son regard, sur lui-même<br />

comme sur le monde, est aussi saisissante<br />

dans les autoportraits de Van Gogh,<br />

devant un miroir de Berthe Morissot,<br />

cernant de nuit son regard, dans les tragiques<br />

autoportraits de Kàthe Koldwitz,<br />

femme témoin, dans son art, des plus<br />

sanglants combats de notre temps. Aussi<br />

dans les tableaux de Rousseau où se<br />

promène dans la jungle endormie une<br />

lune qui incendie les bêtes et les<br />

hommes, les personnages qui nous regardent,<br />

singulièrement fascinés, ont le<br />

regard suspendu de l'effroi, c'est un<br />

garçon peint en 1895, il est assis sur des<br />

pointes de rochers, contre un ciel d'un bleu<br />

clair aux nuages immobiles, le garçon est<br />

démuni dans l'immensité de la nature où il<br />

n'est qu'une figure simple et figée dans son<br />

costume à rayures noires tel le costume d'un<br />

prisonnier, n'est-il pas le captif de cette<br />

immensité féroce et animale qui l'enveloppe<br />

de toutes parts, ou même révolté, doit-il se<br />

soumettre comme ce tigre dont les dents<br />

blanches éclairent la nuit. là aussi, autour du<br />

garçon, du tigre, rôdent la maladie. la guerre,<br />

la mort: le tigre à la haute crinière comme<br />

le garçon dans son costume à rayures sont<br />

tous les deux des êtres fragiles que menacent<br />

les prédateurs, ils seront arrachés des beautés<br />

de leur jungle ou de leur paradis, car se rapproche<br />

d'eux, de leurs silhouettes contre le<br />

ciel bleu, la clarté incendiaire de la lune.<br />

le regard du peintre voit sous les arbres<br />

roses de la végétation africaine, dans le<br />

roucoulement de l'abondante végétation<br />

toujours ces présages de malheurs qui pourraient<br />

nous anéantir. Mais parfois, le peintre,<br />

comme l'anonyme sculpteur de l'Ange au<br />

Sourire, pose sur nous un regard plus doux,<br />

ce regard, sensuel et souriant, est celui qui<br />

nous invite dans les champs de Berthe<br />

Morissot, les jardins de Bonnard, dans la<br />

chaleur tropicale des crépuscules de<br />

Rousseau où vivent en harmonie les<br />

tigres et les singes bleus, sous le regard<br />

aimant de Léonard de Vinci peignant la<br />

Vierge aux rochers, au milieu des cascades,<br />

parmi les iris; avec douceur ou la<br />

fulgurance de son intuition et de ses<br />

douloureux pressentiments, le regard du<br />

peintre entre dans nos vies, se fixe sur<br />

nous plein d'interrogations et de pitié, le<br />

regard bleu ou noir, colérique ou tendre,<br />

sous le front anxieux de l'ange terrestre,<br />

nous observant de loin, ne sachant s'il<br />

doit rire ou pleurer, si loin là-bas et<br />

pourtant si près de nous, de l'austère<br />

solitude de son atelier. T<br />

•<br />

fr^fr^<br />

P a 1 o m a r<br />

NUMÉRO <strong>46</strong>-<strong>47</strong> • VICE VERSA 7

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