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INTRODUCTION<br />
L’Épée et le Royaume<br />
Par essence, une épopée n’a ni commencement ni fin : elle n’incarne jamais, sous sa formulation<br />
rhétorique et ses aspects de récit structuré, qu’un moment dans l’histoire réelle ou imaginaire d’une<br />
humanité sans cesse en quête d’elle-même. Le récit s’intègre dans un contexte socioculturel qui le rend<br />
compréhensible et transmissible, ce contexte étant jalonné de repères qui constituent autant de<br />
témoignages d’une certaine forme de civilisation à une époque déterminée. D’où ce paradoxe qu’une<br />
épopée, intemporelle par nature, ne peut nous parvenir que revêtue de couleurs datées. Et pourtant, la<br />
structure qui la sous-tend est immuable : elle est l’effort perpétuel grâce auquel l’humanité, cristallisée<br />
dans des personnages de héros, tente de se dépasser et de parvenir à un état supérieur. Mais, comme dans<br />
le célèbre mythe de Sisyphe, le rocher qu’elle hisse péniblement au sommet de la montagne retombe<br />
invariablement dans l’abîme originel. Il faudra alors tout recommencer, et c’est pour cette raison que<br />
l’épopée ne s’achève jamais vraiment.<br />
Tel est le cas de l’épopée arthurienne, puisqu’il s’agit d’un cycle qui s’est développé autour <strong>du</strong><br />
personnage central d’un roi emblématique incarné dans une époque charnière où s’affrontaient – et<br />
s’interpénétraient – deux types de civilisation. Les récits dont nous disposons furent écrits, il faut le<br />
rappeler, dans et pour la société féodale courtoise des Capétiens et des Plantagenêts, société raffinée<br />
imprégnée de christianisme et où retentit d’ailleurs l’écho des plus récentes disputations théologiques.<br />
Mais les thèmes développés sont fort antérieurs, empruntés pour la plupart à la tradition celtique<br />
primitive. Or, cette tradition celtique, officiellement défunte, ou tout au moins refoulée, n’avait plus<br />
d’autre recours pour affirmer son existence que sa transcription courtoise et chrétienne. Elle fut une sorte<br />
de vague, très haute et très puissante, ravageant tout sur son passage et laissant derrière elle des flots<br />
d’écume persistants à travers l’Europe. À l’instar de Sisyphe, <strong>Arthu</strong>r a été décrit comme surgissant de<br />
l’abîme pour hisser son rocher au faîte de la montagne. Mais une fois parvenu là, il s’est arrêté pour<br />
reprendre sa respiration. Et le rocher a de nouveau dévalé la pente avant d’être englouti par l’ombre.<br />
Après la quête <strong>du</strong> Graal, qui marque l’apogée <strong>du</strong> règne d’<strong>Arthu</strong>r, la société qu’il a mise en place, grâce<br />
certes à son génie personnel mais surtout à celui d’un Merlin invisible et omniprésent, ne peut demeurer<br />
statique au sommet, puisque sa nature propre est action. Elle doit donc s’effondrer, et ce rapidement, puis<br />
tout devra recommencer.<br />
Cette conception cyclique <strong>du</strong> temps est bien évidemment liée à des hypothèses métaphysiques que<br />
concrétisent les exploits prêtés aux héros, lesquels appartiennent à une mythologie universelle : tout<br />
relève d’une sorte de réminiscence confuse mais contraignante d’un « Âge d’or » originel révolu et per<strong>du</strong><br />
qu’il convient de restituer dans sa plénitude. À cela vise tout récit épique ou dramatique dont les<br />
personnages incarnent d’anciens dieux dont, pour une raison ou pour une autre, on a abandonné le culte,<br />
officiellement <strong>du</strong> moins, puisque ces dieux, qui continuent à vivre leur vie souterraine inconsciente,<br />
surgissent fréquemment sous des aspects inatten<strong>du</strong>s au sein d’une société qui s’efforce pourtant de les<br />
rejeter. On peut ironiser sur certains cas, tel sur celui <strong>du</strong> dieu Priape christianisé en « saint » Foutin,<br />
parce que l’allusion est claire et directe. Mais qui reconnaîtrait le dieu forgeron celte Goibniu sous les<br />
traits <strong>du</strong> préten<strong>du</strong> Breton « saint » Gobrien, lequel guérit les clous, ou encore la déesse de la Poésie, de<br />
l’Art et des Techniques Brigit, la « Haute », la « Puissante », sous l’aspect rassurant de « sainte » Brigitte<br />
de Kildare, ou enfin le dieu préceltique de la Fécondité Kernunnos, le « dieu cornu » tant de fois<br />
représenté dans la statuaire gallo-romaine, dans l’image très pastorale de « saint » Kornély accompagné<br />
d’un bœuf, et considéré comme le protecteur des bêtes à cornes ?<br />
Ce n’est d’ailleurs pas seulement sur les autels des églises de campagne que se retrouvent les dieux de