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Une fois seul avec Kaherdin, Tristan parvint à se redresser et prit la parole en ces termes : « Frère,<br />
personne ici ne peut plus rien pour moi, et je mourrai si tu ne me rends le service que je vais te demander.<br />
Un seul être au monde peut me guérir, et c’est la reine Yseult : elle connaît tous les remèdes, et ni le<br />
pouvoir ni la volonté de me soigner ne lui manqueront si on l’informe de mon sort. Mais qui d’autre<br />
pourrait l’en informer sinon toi, Kaherdin, mon ami ? Je t’en prie, apprête un navire, remplis-le de<br />
marchandises diverses, et pars pour Tintagel où résident le roi Mark et la reine Yseult. Fais-toi passer<br />
pour un marchand et arrange-toi pour parler seul à seule avec celle-ci. Tu lui expliqueras de quoi je<br />
souffre et la supplieras de me venir rejoindre, car seule sa présence peut me sauver. Cher Kaherdin, estce<br />
là trop solliciter de ton amitié et de ton affection ? »<br />
À voir Tristan tout éploré, Kaherdin fut bouleversé. Aussi répondit-il avec une infinie tendresse :<br />
« Ami Tristan, ne pleure pas. Je suis prêt à satisfaire tous tes désirs au nom de la fidélité que je te dois.<br />
Je n’hésiterai ni à franchir la mer pour transmettre ton message à la reine Yseult ni à la ramener vers toi,<br />
quelques peines et difficultés qu’il puisse résulter de cette entreprise.<br />
— Frère, sois béni pour ta générosité ! s’écria Tristan qui reprit au bout d’un moment : Écoute. Une<br />
fois en présence de la reine Yseult, montre-lui l’anneau que je vais te remettre, il lui prouvera que tu<br />
viens de ma part, et dis-lui sans ménagements que c’en est fait de moi si elle ne m’apporte son réconfort.<br />
Dépeins-lui en détail ma douleur et mon désespoir. Qu’elle se rappelle le breuvage que nous bûmes tous<br />
deux sur la mer et qui nous a brûlés pour l’éternité d’une brûlure qui ne pourra s’éteindre. Rappelle-lui<br />
que rien n’a jamais pu briser notre amour et que, plus on s’y efforçait, plus se resserraient nos liens. On<br />
parvenait certes à séparer nos corps, mais sans en ôter l’amour. En me donnant cet anneau, Yseult me pria<br />
de ne jamais aimer nulle autre femme, quoi qu’il advînt, et j’ai tenu parole. Jamais je n’en ai aimé<br />
d’autre. Je n’ai pas même pu aimer ta sœur, toute belle qu’elle est, charmante et de bonne compagnie.<br />
J’aime si passionnément la reine Yseult que ta sœur en est restée vierge. Kaherdin, hâte-toi maintenant, et<br />
veille à ne laisser personne soupçonner notre secret. Dissimule tout à ta sœur. Si la reine consent à<br />
t’accompagner, tu la feras passer pour un habile médecin venu guérir ma plaie. Enfin, pour qu’à ton retour<br />
je sache à quoi m’en tenir sur mon sort <strong>du</strong> plus loin que je verrai ta nef, hisse une voile blanche si tu me<br />
ramènes Yseult, et une noire si elle a refusé de venir. Voilà, je ne saurais rien ajouter, sinon que je te<br />
recommande à Dieu tout-puissant. »<br />
Et, là-dessus, comme il se remettait à soupirer, à se lamenter et à pleurer, Kaherdin l’embrassa, prit<br />
congé et, après de rapides préparatifs, prit la mer au premier vent. Les marins levèrent l’ancre, hissèrent<br />
la voile et, grâce à une brise très légère, tracèrent à contre-courant leur sillage écumeux sur les hautes et<br />
profondes mers. Ils emportaient à bord, en guise de cargaison, des étoffes de soie, des tissus aux couleurs<br />
chatoyantes, de la vaisselle précieuse et des vins réputés, toutes denrées qui permettraient à Kaherdin de<br />
se faire passer pour un riche marchand.<br />
Entre-temps, Yseult aux Blanches Mains qui, depuis la chambre contiguë, avait tout enten<strong>du</strong>, souffrait<br />
mille <strong>mort</strong>s. Ne pouvant plus se faire la moindre illusion sur l’indifférence de Tristan, elle en conçut tant<br />
de chagrin que, bientôt éveillée, la jalousie lui dicta le désir implacable de se venger cruellement de<br />
l’homme qu’elle aimait pourtant le plus au monde. Elle dissimula néanmoins sa rancœur et sa peine. Sitôt<br />
Kaherdin parti, elle entra dans la chambre, s’approcha de Tristan et lui parla très tendrement, le couvrit<br />
de baisers, le serra contre elle comme afin de le réconforter. Elle lui demanda aussi combien de temps il<br />
faudrait à Kaherdin pour ramener ce médecin qui pourrait apporter la guérison. Mais plus elle parlait,<br />
plus elle entendait les réponses de Tristan, plus la colère et le désir de vengeance montaient en elle.<br />
Pendant ce temps, Kaherdin, qui voguait vers le nord, n’eut de cesse qu’il n’eût touché la côte de<br />
Cornouailles. Il pénétra bientôt dans le port de Tintagel {44} et y fit jeter l’ancre. Puis il déballa sur les<br />
quais ses marchandises, déplia et exposa ses riches étoffes et ses objets précieux. À l’annonce de<br />
l’arrivée des marchands, le roi Mark sortit de sa demeure et descendit sur le port où Kaherdin lui offrit