MANUEL GENERAL - INRP
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562 <strong>MANUEL</strong> GÉNÉRAL DE L'INSTRUCTION PRIMAIRE<br />
perdu dans l'ampleur d'une veste dont la couleur<br />
n'avait plus de nom en aucune langue, el,<br />
d'un pantalon soutenu par une licelle, chaussé<br />
de souliers qui, pour boire la rosée et la pluie,<br />
ouvraient des bouches de grenouille, ajouta<br />
gaiement :<br />
— Quand je serai soldat on me donnera<br />
« des » beaux habits.<br />
— Mais pourquoi seras-tu soldat?<br />
— Quand on est soldat, c'est pour se battre.<br />
— Se battre, pourquoi? contre qui?<br />
— C'est pour se battre.<br />
J'essayai de lui faire dire qu'il serait soldat<br />
pour détendre la France; mais « France » était<br />
un mot qu'il ne comprenait pas. Est-ce que,<br />
par hasard, il ignorait qu'il existe sur la terre<br />
différents pays dont chacun porte son nom propre?<br />
Pour voir, je lui parlai de la Belgique,<br />
• notre voisine. Il connaissait le nom en effet;<br />
mais qu'est-ce que ce nom lui représentait?<br />
—• La Belgique, dit-il, c'est quand on va chercher<br />
du tabac.<br />
Je le laissai ensuite bavarder. J'appris que, de<br />
temps à autre, il aimait à faire une fugue. Il<br />
choisissait le moment où la forêt pouvait le<br />
nourrir'de fraises, de framboises ou de noisettes.<br />
Il vivait à la sauvage deux ou trois jours. L'an<br />
dernier, il regrettait que la récolte de noisettes<br />
eût été médiocre. Le petit bonhomme disait<br />
tout cela de l'air d'un être content de la vie.<br />
Et qui sait? Qui sait? Peut-être bien quelquesuns<br />
de ceux qui m'écoutent envient-ils, dans le<br />
secret de leur âme, cette existence d'école buissonnière<br />
: vivre dans le plein air et non pas enfermé<br />
entre des briques; laisser flâner son regard<br />
et son esprit, et non les fixer sur un papier<br />
ou sur un tableau; écouter, au lieu des règles<br />
du calcul, la clochette des vaches, et au lieu<br />
des préceptes de la grammaire, le bruit du vent<br />
dans les arbres et le chant des oiseaux; laisser<br />
couler les heures, au lieu d'obéir automatiquement<br />
à l'horaire arrêté par les autorités académiques,<br />
— il n'est pas étonnant que cette existence<br />
semble belle à des enfants comme vous.<br />
Mais moi, qui suis un vieux, je pensais, en<br />
écoutant le petit homme : « Que deviendra-t-il<br />
dans la vie ? » Quand je suis arrivé ici pour les<br />
présentes vacances, je me suis inquiété de lui.<br />
J'ai su que, depuis notre rencontre, il a disparu,<br />
qu'il est revenu, qu'il est reparti un jour qu'on<br />
lui avait donné des souliers neufs ; peut-être, il<br />
reviendra, mais après?... Sur les chemins de la<br />
forêt, on rencontre aussi de vieux vachers. Ils<br />
vont, par tous les temps, couvrant leurs épaules<br />
d'un sac les jours de pluie fine ou ruisselante,<br />
s'appuyant à un bâton coupé dans la forêt, seuls<br />
toujours. Ceux-là n'ont plus l'insouciance des<br />
jeunes années ; ils ne sifflent ni ne chantent. Ils<br />
demandent l'heure à voix basse, sur le ton d'un<br />
mendiant quêtant l'aumône. Ils mâchonnent un<br />
vieux tuyau de pipe, et leur regard est lamentablement<br />
triste.<br />
Mes enfants, entre ces pauvres êtres qui souffrent<br />
d'une double misère, misère physique et<br />
misère morale — car c'est être moralement misérable<br />
que tout ignorer de la vie, comme l'ignorent<br />
les bêtes et les arbres — entre ces pauvres<br />
êtres et vous, savez-vous ce qui fait la différence<br />
? C'est l'école.<br />
J'ai peur que vous ne sachiez pas bien tout ce<br />
qu'est l'école. C'est le lieu où vous vous préparez<br />
à gagner votre vie en acquérant des connaissances<br />
indispensables à toutes les professions;<br />
cela, vous le savez, et vos parents aussi. Mais<br />
ces connaissances, d'où viennent-elles?<br />
Peut-être vous croyez que ce que vous lisez<br />
dans vos livres, ce que vous entendez de la bouche<br />
de vos maîtres, les yeux des enfants l'ont toujours<br />
lu et les oreilles des enfants toujours<br />
entendu. Mais vous vous trompez. Les règles de<br />
grammaire et de style, ce sont nos écrivains<br />
qui les ont révélées, par un travail qui a commencé<br />
le jour où nos pères commencèrent à<br />
balbutier le « parler » de la France. Pour que<br />
vous paissiez apprendre un peu d'histoire, il a<br />
fallu que des générations d'érudits étudiassent<br />
les monuments du passé, monuments- écrits,<br />
monuments de pierre, de marbre, de bronze ou<br />
d'or, avec le patient effort pour comprendre ces<br />
témoignages et remettre en vie les vivants d'autrefois.<br />
Pour que l'on puisse vous donner quelques<br />
notions de sciences, combien de savanis<br />
travaillèrent dans leurs cabinets, leurs laboratoires,<br />
leurs observatoires ! Et tenez, voici quelques<br />
mots pris dans votre programme de morale<br />
: tolérance, respect de la croyance d'autrui.<br />
Cela fait trente-cinq lettres en tout. Pour qu'on<br />
ait pu les écrire, ces lettres-là, il a fallu que des<br />
martyrs mourussent par milliers dans des supplices<br />
et que le sang coulât en fleuves sur des<br />
champs|de bataille, jusqu'au jour où la raison humaine<br />
s'aperçut — elle s'enestaperçue en France<br />
d'abord — que la conscience a droit à la liberté<br />
et que cette liberté, la plusjjrécieuse de toutes,<br />
est une des conditions nécessaires de la paix<br />
entre les hommes.<br />
Comprenez-moi bien : les choses que vous<br />
apprenez en quelques minutes, que vous récitez<br />
souvent sans y faire grande attention, il a fallu<br />
des siècles et des siècles pour les établir.<br />
Comprenez-moi bien : l'écolp doit au long<br />
travail d'ancêtres de tous les temps et de tous<br />
les pays les connaissances, les sentiments et les<br />
idées qu'elle vous enseigne sous la forme la plus<br />
simple.<br />
Et maintenant, comparez-vous aux pauvres<br />
êtres de tout à l'heure. Ceux-là sont des survivants<br />
de l'humanité primitive, qui vivait en<br />
effet, à peu près comme eux, errante, conduisant<br />
ou poussant les bonnes bêtes nourricières.<br />
Ils se sont arrêtés voici plusieurs milliers de<br />
siècles. Mais vous, l'école vous met dans les<br />
rangs de l'humanité en marche, de l'humanité<br />
active et puissante, riches de si longs souvenirs<br />
et de si longs espoirs.<br />
Mes enfants, à cause de cette haute fonction,<br />
l'école est honorée dans tous les pays civilisés.<br />
Les gouvernements lui demandent de mettre<br />
leurs peuples en valeur; ils savent que tant<br />
vaudra l'écolier, tant vaudra l'homme, et que<br />
tant vaudront les individus humains, tant vaudra<br />
la nation.<br />
Hélas! dans cette concurrence entre les peuples<br />
pour obtenir une plus-value d'eux-mêmes,<br />
il faut que je vous le dise, car il importe que<br />
vous le sachiez : la France est en retard sur<br />
plusieurs nations. La République a été. admirablement<br />
généreuse pour l'école; mais il s'en<br />
faut de beaucoup que l'œuvre scolaire entreprise<br />
par elle soit achevée.