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PETIT JOURNAL DE PRINTEMPS KABYLE Mai 2006

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ERIC TARIK<br />

<strong>PETIT</strong> <strong>JOURNAL</strong> <strong>DE</strong> <strong>PRINTEMPS</strong> <strong>KABYLE</strong><br />

<strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

à Querida et Nicole, qui nous ont quittés ce printemps…


Mardi 2 mai<br />

Vol sans histoire. Escale de deux heures à Roissy. Parmi les passagers en salle d’attente,<br />

beaucoup d’étrangers, Français, Allemands, Canadiens, et très peu d’Algériens. Il est vrai qu’il s’agit<br />

d’un vol Air France, mais je note une nette évolution par rapport à mes deux voyages précédents,<br />

2005 mais surtout 2003, où les étrangers se comptaient sur les doigts de la main…<br />

Houari Boumedienne, destination finale, est atteint dans les temps, midi trente heure locale.<br />

Dehors, température étouffante, 32°, pour qui vient du Nord. L’aérogare grouille de monde, deux<br />

avions nous ont précédés, en provenance d’Arabie Saoudite, avec leur lot de pèlerins de retour de la<br />

« omra1 ». Que des petits vieux et des petites vieilles, dans des tenues immaculées, de la tête aux<br />

pieds, même les chaussures et les chaussettes sont blanches. Par contre, aux bagages, ça se<br />

complique. Un seul tapis roulant officie, qui fait un long serpent ondulant sous les pancartes de<br />

toutes les provenances, si bien qu’on pourrait voir une bonbonne d’eau sainte de Zem-Zem voisiner<br />

avec un carton de bouteilles de J&B….<strong>Mai</strong>s l’ambiance est bon enfant, on recherche son bagage sans<br />

impatience. Il paraît que le nouvel aérogare sera livré fin juillet, alors l’ancien finit ses jours<br />

paisiblement et ses installations laissent un peu à désirer.<br />

Enfin, nos trois valises et sac sont repérés. Les chariots ont tous été pris d’assaut, mais<br />

qu’importe, nous ne sommes pas si lourdement chargés. La douane est franchie sans douleur, le<br />

fonctionnaire me fait signe de passer avant que j’aie eu le temps de poser mes bagages sur le<br />

présentoir.<br />

Dehors, une foule immense nous attend, des youyous stridents vrillent nos oreilles, mais<br />

évidemment toutes ces manifestations ne nous sont pas destinées, elles s’adressent aux pèlerins. Les<br />

familles sont parquées de l’autre côté des barrières, et si on les rejoint, on se fond dans la masse. Il<br />

faut d’abord être repéré par les siens, quand on marche à découvert, pour pouvoir être happé par<br />

eux. Or je ne vois ni Boussad, remarquable par sa taille et sa grosse moustache2, ni Katalin, repérable<br />

par sa blondeur. Je sors mon portable, compose le numéro de Boussad, ça ne répond pas. J’appelle<br />

alors Souhila en Kabylie pour savoir s’il n’y a pas eu de contretemps et à l’instant précis où elle<br />

décroche, Fatiha me dit que Boussad lui fait des signes! Sauvés !!<br />

Ils étaient juste au deuxième rang et nous attendaient depuis un bon moment. Retrouvailles.<br />

Le départ pour Djemâa est repoussé au lendemain car la voiture a eu une fuite de freins suite à un<br />

réglage trop serré ; il ne serait pas prudent de prendre la route dès cet après-midi. Direction Baïnem,<br />

par la traversée d’Alger enveloppée d’une brume de chaleur. L’oued El Harrach sent toujours aussi<br />

bon. Bab El Oued, Bologhine, Pointe Pescade, Bains Romains, autant de noms familiers, la corniche<br />

ouest ne change pas autant que la partie est de la capitale. Nous passons devant le « château de la<br />

belle au bois dormant » accroché aux rochers, les piliers de soutènement battus par les flots, et j’ai<br />

une petite pensée pour Bastien qui rêve toujours de restaurer, pour en faire un lieu de vie, cette<br />

bâtisse coloniale qui ouvre ses grandes fenêtres vers nous tels des yeux d’aveugle béants, comme<br />

1 Le pèlerinage à la Mecque.<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

2 Vous souvenez-vous, les enfants, que vous l’aviez baptisé « Tonton Boustache » ?


pour nous prendre à témoin de toutes ses misères.<br />

Nous voici à Baïnem. La cité est envahie de végétation, particulièrement l’immeuble de<br />

Boussad, dont les murs sont recouverts, jusqu’à la terrasse, de plantes grimpantes. Il y a de la vigne<br />

au-dessus de la porte d’entrée. La salle à manger est devenue la chambre nuptiale pour le futur jeune<br />

couple, El Houcine et Tala, qui se marieront le 24 mai. Le lit est immense, eu égard aux dimensions<br />

d’El Houcine. Il manque le matelas qui doit arriver avec le trousseau de la mariée, le 12 mai.<br />

L’armoire qu’El Houcine a choisie est assortie au lit en termes de taille avec au moins trois miroirs.<br />

C’est l’ancienne chambre des enfants qui est devenu le séjour.<br />

Pendant que Boussad s’occupe de la réparation de son véhicule, nous allons visiter le magasin<br />

où Katalin travaille, à 150 mètres de chez eux. Il est ouvert depuis quatre mois et propose des<br />

colifichets importés. Pour préparer le mariage, elle a pris un mois de congé. Au retour, nous passons<br />

par le tir au pigeon de Baïnem, plus ou moins désaffecté, mais dont le site est très beau, large<br />

esplanade au bord de la falaise dominant la mer. Derrière, les maisons dégringolent en cascade des<br />

hauteurs abruptes et tout à fait en haut, tache verte sous un ciel sans nuage, la forêt de Baïnem. Un<br />

soleil éclatant sur une eau bleu foncé et un vent qui vous fouette le visage.<br />

De retour à l’appartement, Katalin prépare des « msemen3 », fourrés à la chukchuka (appelés<br />

« m’hadjeb » en arabe) tout en décrivant les préparatifs du mariage. Le 23 mai, une « délégation »<br />

partira à Akbou pour chercher la mariée. Je demande si le cortège sera imposant. « Non, me répond<br />

Katalin, parce que c’est dangereux. » Devant mon air interrogatif, elle me rassure : « pas ce que tu<br />

crois, c’est la route qui est dangereuse, les accidents de voiture, alors on limite le cortège à quelques<br />

véhicules ».<br />

L’auto est revenue, réparée, prête à nous conduire demain en Kabylie. El Houcine arrive vers<br />

21 heures de son chantier de Boudouaou, ressort pour me ramener un téléphone portable qui me<br />

servira ici et nous passons à table. On ne tardera pas à aller dormir, la journée a été bien remplie.<br />

Mercredi 3 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Nous prenons la route. A nouveau, traversée d’Alger, dans l’autre sens. La moutonnière est<br />

encombrée sur la voie opposée. Boussad me dit qu’on ne peut pas prévoir quand elle est<br />

embouteillée, cela peut survenir à tout moment. Pour aller sur la Kabylie, le trafic est fluide et on ne<br />

traverse plus aucune agglomération, même Tizi Ouzou est évitable à présent, c’est la première fois<br />

que j’emprunte la bretelle de contournement. C’est plus long en distance mais on ne s’énerve plus<br />

dans les embouteillages du centre ville. En fait, je me trompe, il y a une ville qu’on traverse encore,<br />

c’est Si Moussa. Ce nom me renvoie automatiquement à Moussa, l’un des « quatre » de la bande que<br />

formaient Fatiha, Sofiane, Abdallah et lui-même, au lycée puis à l’école de commerce. Moussa est<br />

mort en 1977 ou 78, dans un accident de voiture à Si Moussa, alors qu’il rentrait de Blida où il était<br />

appelé sous les drapeaux. C’est ce que j’avais appris à l’époque de la bouche de Sofiane. En 2004,<br />

sur les conseils de François, je suis allé manger un couscous kabyle dans un restaurant de son<br />

quartier, dans le XIe. A discuter avec le serveur, je me suis aperçu qu’il était de Tizi Rached, le<br />

3 Msemen : sorte de crêpe feuilletée cuite sur un plat en terre


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

village de Moussa. Quand je lui ai dit que j’avais connu un garçon de son village qui était mort il y a<br />

longtemps, il m’a demandé de qui il s’agissait et il a failli en lâcher son plat lorsque je prononçai le<br />

nom de Moussa. Il se trouve qu’ils étaient cousins et il y avait bien longtemps qu’il n’avait entendu<br />

ce nom. Je lui ai promis de lui envoyer toutes les photos que j’avais prises de lui à l’époque où il<br />

terminait l’école de commerce, ce que j’ai fait dans les semaines qui ont suivi et j’ai chargé François<br />

de les lui remettre. Il paraît qu’il a été réellement ému en les voyant et il s’est épanché auprès de<br />

François. Il faut dire qu’avec moi, il s’était plutôt montré réservé, mais j’avais attribué son attitude<br />

au fait qu’il ne me connaissait pas. En réalité, a-t-il confié à François, il avait pensé que j’étais un<br />

espion qui voulait lui tirer les vers du nez !! Les photos, et ma promesse tenue, lui ont fait réaliser sa<br />

méprise. Pourquoi cette méfiance ? « parce que Moussa n’est pas mort dans un accident à Si<br />

Moussa mais assassiné quand il était en service » (!!) C’est une version que je n’avais jamais<br />

entendue et je suis tombé des nues. Jusqu’à présent, je ne sais qu’en penser. Voilà donc tout ce que<br />

ce bourg de Si Moussa m’a remis en mémoire en le traversant.<br />

Après Tizi, on passe devant Tala N’Toulmout, « la fontaine interdite aux hommes blancs »<br />

(mais non aux femmes blanches). L’origine de cette interdiction provient du fait que les villages de la<br />

plaine étaient peuplés de « noirs », descendants d’anciens esclaves. De fait, on retrouve quelques<br />

traits dans les physionomies, des cheveux blonds mais très frisés, des nez parfois épatés. Ces<br />

villageois, mâles, n’avaient pas le droit d’épouser les filles des villages d’en haut, « vraies kabyles ».<br />

Par contre, il n’était pas rare qu’un vieux barbon d’en haut allât chercher jeune tendron en bas, afin<br />

de faire de jeunes et beaux enfants. De cette ségrégation est née une revanche, qui interdisait aux<br />

hommes d’en haut (les « blancs ») de venir s’abreuver à la fontaine du village, sous peine de mort. Je<br />

me souviens que dans ma jeunesse était encore écrite, d’une main malhabile et à la craie blanche, sur<br />

la pierre de la fontaine, la redoutable proscription.<br />

A présent nous sommes dans la montée après Chaïb, les derniers kilomètres avant Djémâa.<br />

Jusqu’à Mekla, la route a été refaite, le bitume est en bon état. <strong>Mai</strong>s après, le chemin ressemble à<br />

une fondrière. A Mekla, je demande si on peut passer dire bonjour à Farida sur son lieu de travail,<br />

pour lui faire la surprise. Nous saluons tous ses collègues, l’ambiance a l’air décontractée, ils ont<br />

tous entre vingt-cinq et quarante ans, deux hommes et une demi-douzaine de femmes. Lorsque nous<br />

reverrons Farida le soir, elle nous expliquera qu’il s’est produit un quiproquo lorsque je suis entré<br />

dans les bureaux. Je me suis adressé à un jeune homme pour demander Farida, qu’il est allé chercher<br />

sur-le-champ. <strong>Mai</strong>s quand elle l’a vu se diriger vers elle, elle s’est exclamée : « ah non ! y’en a marre,<br />

je vais te détester, si tu m’appelles toutes les cinq minutes ! » Il faut dire que le jeune est nouveau et<br />

qu’il doit la remplacer à la caisse. Comme il n’est pas sûr de lui, il fait appel très souvent à elle, un<br />

peu trop à son goût. Alors, il s’est empressé, tout confus, de lui dire : « Non, non ! tu n’y es pas du<br />

tout, c’est de la famille qui te demande ! »<br />

Derniers kilomètres, nous passons la mairie de Mekla, « Trois Poteaux », El Mahsar, la mosquée, et<br />

nous tournons à droite pour l’ultime montée. A « Issafsafen » (la place des peupliers), je regarde le<br />

bloc de maisons au-dessus du café et je cherche laquelle appartient à Rachid Arhab, le présentateur<br />

T.V. Je ne pense pas qu’il vienne souvent l’aérer.<br />

Nous nous garons devant chez « les pères4 » et la première personne que je vois est Zineb, la<br />

4 les Pères Blancs étaient installés à Djemâa où ils avaient créé un centre de formation professionnel pour les jeunes,<br />

qui existe toujours.


tante. Embrassades, je donne des nouvelles des enfants.<br />

A la maison, il y a un jeune, grimpé sur une échelle, et une réserve d’eau flambant neuf sur le<br />

toit, au-dessus des toilettes. Lyès, mon beau-frère, est là, près de l’échelle. Il a profité de son congé<br />

mensuel pour refaire la plomberie et de nouvelles toilettes. Nous aurons la chance de l’avoir avec<br />

nous pendant sa dernière semaine de permission. Après il repartira pour le Sahara et ne pourra<br />

assister au mariage d’El Houcine. Puis arrivent Nacera et Samira, ses filles. Nacera a 14 ans, elle est<br />

en 3 e année de collège et Samira, qui approche les 5 ans, entrera au préscolaire en septembre<br />

prochain. Nous embrassons Chebha, leur maman, puis Yemma Tassadit. Ma belle-mère m’a serré<br />

dans ses bras, bien regardé, bien examiné sous toutes les coutures et, rassurée, m’a félicité, parce que<br />

j’avais regrossi… Je ne suis plus le petit « akelouach » (bouc) dont elle a tiré la joue, épouvantée, en<br />

février 2005, pensant alors que j’étais venu les voir pour un dernier adieu. Vava Mohand, immuable,<br />

est sur son lit. Il a du mal à reconnaître qui entre dans sa chambre, il a dépassé les 95 ans. Je<br />

l’embrasse en lui demandant comment il va. Bien sûr il me rétorque : « ah ! ça va pas ! » Que lui<br />

répondre ?? Titem, la veuve de l’oncle Kader (athirahm rebi5) vient nous saluer, de sa voix haut<br />

perchée ; je trouve qu’elle n’a pas changé depuis trente ans, elle avait trente cinq printemps quand je<br />

l’ai connue, elle en a soixante cinq à présent. Quant à Nouara, la sœur aînée de Fatiha, elle approche<br />

les 59 ans, mais elle fait plus âgée.<br />

Katalin et Boussad profitent de leur passage à Djemâa pour faire la distribution des cartes<br />

d’invitation à la noce. Ils ont fait imprimer 130 cartons, avec enveloppe assortie, à 35 dinars pièce<br />

(environ 35 centimes d’euros). Comme ça, on dirait que c’est bon marché, mais il faut se replacer<br />

dans le niveau de vie moyen.<br />

Lounis, mon neveu, 10 ans, arrive sur ces entrefaites, toujours aussi timide. Impossible de lui<br />

arracher un mot. Lyès, son père était un peu comme ça au même âge, ce qui n’est pas le cas de ses<br />

filles, Nacera et surtout la petite Samira, qui n’a pas la langue dans sa poche. Dernière à nous voir,<br />

Souhila, qui rentre de son travail à Freha, comme chaque soir. La famille est au complet.<br />

Jeudi 4 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

L’orage a éclaté hier soir et la pluie a suivi toute la nuit, si bien qu’à une saison près, on<br />

pourrait reprendre les paroles d’Annkrist, dans les Prisons du monde : « Plein été en Kabylie, la<br />

pluie a transpercé mes paupières fragiles ».<br />

Aujourd’hui ça ne s’est pas arrangé, le thermomètre a baissé et une bise froide rabat les<br />

gouttes de pluie sur le visage. Comme je n’ai ramené que des vêtements d’été, j’ai l’air malin… J’ai<br />

déniché auprès de mon beau-frère un pull pas trop large et j’ai adopté la politique de la marmotte<br />

pour la journée, mis à part un petit tour au cyber des cousins Bouaziz pour consulter ma boîte et<br />

donner les nouvelles. Ça m’a donné l’occasion de traverser Djemâa, mais je ne me suis pas attardé<br />

car la route principale était transformée en ruisseau boueux. Je suis vite rentré et j’ai trompé mon<br />

ennui en dépouillant la presse locale et le Canard enchaîné que j’avais ramené.<br />

5 paix à son âme ! expression employée chaque fois qu’on parle d’une personne décédée.


Boussad et Katalin ont repris la route d’Alger dans la matinée. Quand il fait froid, on se serre<br />

dans la cuisine et les repas, petits et grands, se succèdent pour tuer le temps. J’ai sauté le<br />

goûter…Version télé française, le mauvais temps semble vouloir glisser vers le nord, vers la France,<br />

surtout le sud-ouest ; pour nous c’est tout bénéf : on retrouvera le soleil et la chaleur, et à RocAride6<br />

, la pluie palliera notre arrosage défaillant du fait de notre absence, pour toutes nos plantations de<br />

printemps. <strong>Mai</strong>s en matière de météo, il ne faut jurer de rien et ne pas chanter victoire trop tôt, car<br />

version locale, on pourrait garder ce temps de chien jusqu’à mardi prochain…<br />

Vendredi 5 mai <strong>2006</strong><br />

Week-end. Djemâa s’éveille un peu plus tard aujourd’hui. L’appel à la prière m’a tiré de mon<br />

sommeil ce matin, mais c’était tout doux, le muezzin avait mis une sourdine. Il est vrai qu’il se méfie,<br />

le cousin Merzouk a maintes fois menacé de lui rendre visite si le haut-parleur est trop fort !<br />

La pluie a cessé mais le ciel est quand même bien chargé et il y a des nuages blancs en<br />

contrebas, dans la plaine. Comme le chauffe-eau n’est pas encore installé, je vais prendre ma douche<br />

au village, dans un établissement privé. Au passage, je salue Khalti Ouassila qui rentre de la fontaine,<br />

puis j’entre dans la boutique du cousin Lounis, on échange les nouvelles, on promet de se revoir.<br />

Ici, on parle toujours en centimes. Dans ma poche, j’ai un billet de 1 000 Dinars, soit cent<br />

mille centimes. La douche coûte 16 000 ; j’ai fait quelques emplettes, 8 yaourts, du beurre, 250g de<br />

fraises, un camembert, cela m’est revenu à 36 000. J’ai donc dépensé près de la moitié de mon billet<br />

de 1 000. Ces chiffres me font rêver, moi qui garde du dinar le souvenir d’une monnaie plus forte que<br />

sa voisine marocaine, le dirham. A titre d’exemple, quand je travaillais à Alger comme VSN à l’Ecole<br />

de Commerce, dans les années 75, je touchais 1 600 dinars par mois, à peine plus que le billet qui<br />

vient d’être sérieusement entamé, et j’avais un mois pour vivre avec ! Un euro représente 100<br />

Dinars, 10 000 centimes… Autant dire que n’importe quel émigré fait figure de nabab dans ces<br />

conditions, car les salaires n’ont pas suivi au même rythme.<br />

J’ai une crampe tellement j’ai faim ! Tout le monde est absorbé par la préparation du repas<br />

dominical, le premier après notre arrivée, sauf Lyès qui a emprunté une perceuse électrique et fait<br />

des trous partout. Souhila a pétri six galettes de semoule avec des graines de nigelle, deux à frire et les<br />

quatre autres sur le feu de bois au jardin, sous l’appentis. On sent la fumée âcre, on se chauffe au<br />

coin du feu, le jardin est vert car le printemps a été pluvieux, les papillons butinent, un petit oiseau<br />

bleu volette et se pose sur un pied de blette monté en graines ; on entend le prêche, en kabyle, de la<br />

mosquée, après que les versets du Coran aient été chantés par le muezzin accompagné d’un enfant à<br />

la voix cristalline. Fatiha fait griller poivrons, piments et tomates sur le feu à présent disponible<br />

après cuisson du pain. Dans la cour, Yemma Tassadit découpe de la viande du mouton de l’Aïd,<br />

gardée au congélateur pour la circonstance, qui sera frite dans l’huile d’olive dont l’odeur pénétrante,<br />

montant de la poêle, accroît ma fringale. C’est un supplice !<br />

La grande surprise, agréable, c’est de constater que mon neveu communique avec moi, il a<br />

bien changé depuis l’an dernier, et la raison est qu’il a commencé le français à la rentrée 2005. Il a<br />

6 En Dordogne<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong>


9,25 sur 10 de moyenne. Il m’a demandé d’installer un jeu sur l’ordinateur et nous avons joué tout<br />

l’après-midi à « Monstres & Cie » de Walt Disney !<br />

Ce soir on vient d’apprendre qu’il y a eu deux suicides dans la journée à Djemâa, une femme<br />

de 34 ans et un garçon de 25. Il paraît que la mère du garçon l’a entendu, quand il a repoussé le<br />

tabouret pour se pendre, juste après sa prière du matin, celle qui m’avait réveillé… Il avait déjà<br />

perdu son frère aîné qui était militaire. Quant à la femme, qui est coiffeuse, elle s’est étranglée avec<br />

sa ceinture, elle avait des douleurs au ventre, peut-être un cancer qu’elle ne voulait pas soigner.<br />

Samedi 6 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Avec le décalage horaire (il n’y a pas « d’heure d’été » en Algérie), Christine Taubira m’a<br />

réveillé à 6 heures du matin, dans « Thé ou café ». Départ pour Tizi Ouzou à 7h30 avec Lyès, sa<br />

femme et ma nièce Samira, toute contente de « sortir comme une grande », malgré les affres du<br />

transport en car, invariablement au bout de quelques kilomètres de virages en lacet, on sort le sac en<br />

plastique et tout le petit déjeuner s’y engouffre. Ça me rappelle des souvenirs épiques de ma bellesœur<br />

Farida, toute gamine, qui se mettait à vomir dès qu’elle voyait l’estafette, elle n’avait même pas<br />

besoin de monter que l’effet était garanti ! La descente en bus est très lente à cause des ornières. Je<br />

quitte la famille à l’entrée de la ville car ils continuent vers la gare routière. Tizi est toujours très<br />

animé, mais je ne reconnais pas tous les quartiers qui ont poussé comme des champignons, autour<br />

des facultés du centre-ville, construites après l’université d’Oued Aïssi, qui existait déjà dans les<br />

années 80.<br />

Je prends contact avec Farouk, jeune frère de Sofiane, qui a un taxi. Il fait la navette Tizi<br />

Ouzou– Tizi Hibel, qui est le village de la famille, et également le lieu de naissance de Mouloud<br />

Feraoun7, enterré à quelques dizaines de mètres de la maison de Sofiane. Malheureusement Farouk<br />

est très occupé, il a un client qu’il promène dans la ville pour faire des emplettes et aussitôt après,<br />

un autre lui demande une course jusqu’à Alger. Ici, pas de règle stricte, un taxi peut aller dans la<br />

wilaya8 voisine, ça coûte cher seulement.<br />

Je fais du « lèche-vitrines », arpente le centre-ville en tous sens, me rend au centre d’artisanat<br />

et retrouve dans un café, Amine, jeune ingénieur électronicien qui n’a trouvé comme premier boulot<br />

que d’être prof d’informatique et répétiteur dans un collège privé. Une amie de collège l’a rejoint.<br />

Elle aussi est insatisfaite de son job, elle vient de démissionner et recherche autre chose. Elle me dit,<br />

tout à trac : « J’en ai marre de cette société, c’est bien simple, ici, je ne fréquente que des chrétiens. »<br />

Devant mon air ébahi, Amine s’empresse d’ajouter : « des chrétiens, mais pas des catholiques, des<br />

évangélistes ». Il paraît que le prosélytisme fonctionne à fond et recrute énormément de jeunes.<br />

J’avance l’argument qu’il faut se méfier de cette religion, qu’il s’agit carrément d’une secte, aussi<br />

extrémiste que d’autres qu’on côtoie tous les jours…Des Kabyles chrétiens, il y en eu du fait de la<br />

colonisation et beaucoup le sont restés, parmi ceux qui vivent en France, à tel point que quelqu’un<br />

de non averti ignore jusqu’à leur origine. <strong>Mai</strong>s la jeune femme a une moue de mépris pour ces<br />

7 Mouloud Feraoun, instituteur et écrivain kabyle, fut assassiné pendant la guerre de libération.<br />

8 Wilaya : préfecture. L’Algérie en compte 48 actuellement.


catholiques-là et soutient que les protestants sont tellement sincères, qu’on voit Dieu dans leurs<br />

yeux.<br />

Je reprends le chemin de la gare routière. Chaque destination est inscrite sur les minibus. Il y<br />

a un grand nombre de « TO-LNI », mais après réflexion, j’en conclus qu’il s’agit de « TIZI OUZOU<br />

– LAARBA NAÏT IRATHEN9 ». Arrivé dans la zone « MEKLA » je demande quel est le premier<br />

fourgon en partance. Le plein de voyageurs est vite fait. Dès qu’on a démarré, pour nous mettre dans<br />

l’ambiance, le chauffeur met une cassette de Takfarinas, plein gaz ! Je martèle les airs si souvent<br />

fredonnés. Le printemps est au rendez-vous aujourd’hui, le soleil illumine la vallée, très verte en<br />

raison des dernières pluies abondantes et me brûle la peau. A chaque poteau, un nid, et à chaque nid<br />

son couple de cigognes ; j’ai même vu un ménage à trois, crise du logement ou évolution des mœurs ?<br />

La Kabylie semble avoir recueilli toutes les cigognes qui ont fui l’Alsace. Je me sens bien, à la<br />

femêtre du minibus, bercé par la musique et les secousses de la route. <strong>Mai</strong>s mon voisin, un « barbu »<br />

au regard charbonneux dit d’une voix sépulcrale : « eh ! Jeune ! habess chouya la musique ! » et le<br />

chauffeur obtempère. Heureusement, l’allergique à la musique profane descend à Mekla, si bien que<br />

la sono reprend ses droits dans la dernière montée (3 kilomètres) jusqu’à Djemâa.<br />

Comme nous venons de rentrer au pays, il est de coutume de visiter les deux marabouts<br />

tutélaires qui nous « protègent », Sidi Marvous et Sidi el Makhfi. Nous voilà partis tous les cinq,<br />

Fatiha, Souhila, Farida, la petite Samira et moi. Ça grimpe dur vers « Ighil », première station, Sidi<br />

Mahvous, on fait le tour de l’intérieur, on partage un biscuit en guise d’offrande, on allume une<br />

bougie, on sort à reculons et on fait le même tour à l’extérieur cette fois-ci. Le rituel se répète à Sidi<br />

Mahfi. <strong>Mai</strong>s on profite aussi de la ballade, les fleurs de printemps embaument l’air, comme<br />

l’aubépine, le chèvrefeuille, ou éclaboussent la verdure, comme le coquelicot, la mauve et la<br />

bourrache. Sur le chemin, j’admire une coquette maison, à flanc de montagne avec une vue<br />

imprenable sur les arbres et les champs en contrebas. Près de Sidi Mahfi, nous croisons un tout petit<br />

bonhomme, malingre, rachitique, cassé avant l’âge. C’est le propriétaire de la jolie maison et je me<br />

fais expliquer son histoire. Sa mère, veuve très jeune, a du élever seule ses deux garçons et c’était la<br />

misère, « elle les a nourris de tisane et de pain », ce qui a causé leur déficience. <strong>Mai</strong>s alors, cette belle<br />

maison ? Un jour, les garçons ont trouvé une grande jarre romaine remplie de pièces d’or…Il<br />

convient de rappeler ici que Djemâa N’Saharidj s’est appelée à l’époque romaine Bida Municipium<br />

et que le tertre où sont bâties les diverses maisons de la famille était un oppidum…<br />

Dimanche 7 mai <strong>2006</strong><br />

Réveil à huit heures, objectif de la journée : un aller-retour avec Lyès, mon beau-frère, à<br />

Azazga où il n’est pas allé depuis longtemps. Moi, par contre, j’y ai passé une journée très agréable,<br />

en 2005, avec les cousins Merzouk et Chabane, qui m’avaient invité dans un restaurant convivial, où<br />

on pouvait savourer un bon petit vin rouge en accompagnement de grillades. Vais-je retrouver cette<br />

bonne ambiance ? Pour se rendre à Azazga, il faut changer de fourgon à Chaïb, en arrivant dans la<br />

plaine, mais les transports sont si abondants qu’on n’attend jamais plus de cinq minutes. Par contre,<br />

à partir de 18 heures, fini, plus de bus vers Tizi. De prime abord, Azazga n’a pas changé depuis l’an<br />

9 Ex Fort-National.<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong>


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

passé, le « darak al watani »10 est toujours calciné, sombre masse pathétique qui perdure comme le<br />

témoignage des heures dramatiques vécues à la suite des « événements ». <strong>Mai</strong>s tous les grands<br />

portraits des martyres de 2001, placardés au coin des rues, ont disparu. Après un rapide tour du<br />

centre, nous décidons de reprendre un fourgon et de poursuivre notre chemin jusqu’à Yakouren, dans<br />

la célèbre forêt de chênes, forêt en grande partie détruite pendant les « années de plomb », où<br />

sévissaient terrorisme et répression, entre 1994 et 96, par les incendies criminels. On en voit quand<br />

même beaucoup de chênes, lièges ou zéens et la route est redevenue touristique, avec des boutiques<br />

de souvenirs qui se succèdent sur ses bords, un artisanat de pacotille aux couleurs criardes. L’entrée<br />

de Yakouren est sévèrement gardée par l’armée, et l’hôtel touristique, le « Tamgout » ne paraît guère<br />

accueillant, situé juste au-dessus du camp. J’y ai passé la nuit, il y a trente ans et il n’était guère plus<br />

hospitalier, quoique bien construit et magnifiquement situé en pleine forêt. <strong>Mai</strong>s à l’époque, tous les<br />

complexes hôteliers étaient gérés par la « Sonatour », gigantesque société étatique où les employés,<br />

fonctionnaires, n’avaient qu’un souci très modéré de la satisfaction du client et du service bien fait.<br />

A Yakouren, Lyès se met en tête de retrouver un cousin, Adil, dit « Billy », possesseur d’un<br />

« kiosque multiservices », autrement dit un local pour cabines téléphoniques. On nous indique<br />

approximativement la direction. Lyès avise un local téléphonique, y entre résolument, voit un<br />

homme moustachu sensiblement de son âge, lui dit « je suis ton cousin » et lui applique deux baisers<br />

sur les joues. L’autre se laisse faire, puis, très poliment lui dit : « Je pense qu’il y a erreur, Billy,<br />

c’est la rue suivante. » Devenu méfiant, Lyès ne fait que serrer la main d’un autre moustachu, dans<br />

un autre local, mais cette fois-ci, il s’est avéré que c’était bien le cousin Billy et il y eut, les<br />

présentations faites, de franches embrassades. Je visite l’installation, bien coquette et décorée, mais<br />

ce qui attire l’œil, c’est un portrait de Matoub Lounes11 qui tapisse tout le fond du magasin, de deux<br />

mètres sur deux.<br />

Après la visite, je demande si on peut faire un petit tour dans la montagne, pour s’approcher<br />

un peu des chênes, mais Lyès m’oppose un refus catégorique, « trop dangereux, à cause des bandits<br />

et des drogués ». C’est vrai que la drogue semble faire des ravages car je viens de lire dans la presse<br />

que des échauffourées se sont produites tout récemment en plein Alger entre forces de l’ordre et des<br />

jeunes « sous l’emprise de psychotropes », qui multiplient les agressions, même en plein jour.<br />

Retour à Azazga et recherche de « mon » restaurant. Malheureusement, nous trouvons porte<br />

close et j’ai bien vite compris qu’il s’agissait là du dernier établissement où l’on pouvait manger<br />

confortablement dans un cadre agréable de la cuisine correcte accompagnée de vin. Ce qu’on nous<br />

indique n’est qu’un infâme boui-boui, où on vous sert du vin, sans aucun souci de la gastronomie.<br />

Alors nous nous sommes rabattus sur un resto à prétention gastronomique mais où la boisson reine<br />

est la limonade, tant pis pour le repas convivial avec mon cher Lyès. Quand il est écrit sur la<br />

devanture « restaurant familial », vous pouvez être sûrs que la morale y est préservée et qu’aucune<br />

goutte d’alcool ne sera versée, c’est bien triste pour des agapes familiales mais c’est comme ça.<br />

Pour terminer cette excursion, je vous soumets un extrait d’article paru le 3 mai dans le<br />

10 Gendarmerie nationale, incendiée et détruite de fond en comble par les émeutiers en riposte à l’assassinat d’un jeune<br />

de Beni Douala, prénommé Massinissa, en 2001, et qui a enflammé toute la région, chassant la gendarmerie jusqu’à<br />

présent.<br />

11 Matoub Lounes, chanteur kabyle, assassiné dans des circonstances jamais vraiment élucidées lors d’un vrai-faux-vrai<br />

(etc) barrage routier.


quotidien « Le Soir d’Algérie », qui illustre la liberté de ton prise par certains journalistes : Avant de<br />

vous donner « zoudj frenket », deux sous d’augmentation de salaire, ils en font tout un plat. Même<br />

ça, même une misérable augmentation de salaire, ils la gèrent comme la maladie du président, en<br />

l’entourant d’un épais halo de mystère. P… ! On a l’impression que ce n’est pas un, mais tout un<br />

ban d’oursins qu’ils ont dans les poches, ou plus exactement dans les caisses de la République… Et<br />

plus loin, un algérianisme délicieux : Aujourd’hui, on arrondit les ongles.<br />

Lundi 8 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Le 8 mai 1945, c’est une date qui marque, n’est-ce pas ?? Les défilés, la victoire, l’ennemi<br />

vaincu, l’Europe libérée… synonyme de réjouissances. Et pourtant… ici, c’est tout le contraire, jour<br />

de souvenirs tragiques, la terrible répression qui a suivi des manifestations populaires où le drapeau<br />

algérien avait été brandi en même temps que les drapeaux alliés, en cette matinée du 8 mai 45, pour<br />

demander un peu plus d’équité pour les combattants musulmans qui revenaient du front.<br />

Interdiction est aussitôt faite de défiler avec le drapeau, les manifestants refusent, le porte-drapeau,<br />

Bouzid est tué le premier. C’est alors l’affolement dans la foule et il y a débordement, 21 Européens<br />

sont tués. La répression qui s’ensuit fait 45 000 morts, à Sétif, Guelma, Sedrata, Kherrata, tout l’Est<br />

algérien.<br />

Ce matin, j’ai pris le chemin de Tizi Ouzou, pour me décrasser dans mon vieux hammam,<br />

près de la grande mosquée, que je fréquentais voici 30 ans. Le lieu n’a guère changé, ici règne le<br />

calme, beaucoup de retraités, d’âge canonique s’y rendent régulièrement, c’est une façon pour eux<br />

d’écouler sereinement le temps qui reste. <strong>Mai</strong>s il y a aussi des jeunes, des gens d’âge mûr, et tout ce<br />

monde se côtoie en bonne entente et respect mutuel, car l’âge n’est pas une tare en Algérie, c’est au<br />

contraire la preuve qu’on a franchi glorieusement un grand nombre d’épreuves et même si on n’a pas<br />

encore atteint la sagesse, le temps passé recouvre le vieillard d’une patine prestigieuse.<br />

Propre comme un sou neuf, je retrouve ma femme, ma belle-sœur Souhila et Samira, qui ne<br />

rate pas une occasion de sortir, malgré le handicap du mal des transports évoqué plus haut.<br />

L’objectif est de dénicher un cadeau pour le jeune couple qui se marie, mais la recherche est<br />

infructueuse, il faudra élargir le champ d’investigation.<br />

Je retrouve Amine, le prof d’informatique, et nous prenons un taxi collectif vers la nouvelle<br />

ville, nous traversons le quartier des « Corbeaux », dont je n’ai pu me faire expliquer le nom, puis<br />

celui des « Douze Salopards », qui lui, a pour origine l’association de douze « hommes d’affaires »<br />

qui l’ont édifié. Amine me mène en un lieu surprenant, dans le tohu-bohu environnant ; ça s’appelle<br />

« Le Jardin Secret » et c’est un self dernier cri, situé dans les environs des facs. Tout est clean,<br />

ripoliné, l’agencement est fonctionnel, les couleurs harmonieuses, les serveurs nickel, filles et garçons<br />

en strict costume noir et blanc et la clientèle jeune et très mixte, essentiellement composée<br />

d’étudiants. Le propriétaire n’est autre qu’un ancien bras droit du fameux Khalifa, de « Khalifa<br />

Airways », le grand ami de Gérard Depardieu, brusquement retiré des affaires et en villégiature à<br />

Londres. Ce dynamique patron a créé une école hôtelière à Tizi, deux salons de thé dans la même<br />

ville et un autre près de la fac centrale à Alger, place Audin. A première vue, les affaires sont<br />

florissantes. A propos, quand on commande une eau gazeuse, il faut demander « un vichy, s’il vous<br />

plaît », mais attention, ce n’est jamais du Vichy… La première fois que je suis entré au Jardin Secret,


j’y ai été ébloui par le décorum et c’est plus tard que je me suis rendu compte que l’immeuble qui<br />

l’abrite n’est absolument pas terminé, pas de peinture sur la façade, les portes et fenêtres ne sont<br />

même pas posées, il est inhabité. Comme très souvent, la construction inachevée est d’abord utilisée<br />

pour un commerce en rez-de-chaussée, la suite verra le jour …. un jour !<br />

Nous voilà de retour à Djemâa, et autour de la table du goûter (repas primordial en Algérie),<br />

on évoque la mémoire de l’aïeule, Yemma Amina, disparue en 1992, et qui est toujours le sujet<br />

d’anecdotes intarissables :<br />

« Yemma Amina revenait d’Alger avec son petit-fils Merzouk, et dans la montée après<br />

Chaïb, comme elle avait soif, elle fait stopper le véhicule pour demander de l’eau. Or il se trouve<br />

qu’ils se sont arrêtés devant l’Auberge de la Kahena. Sans être vraiment malfamé, cet établissement,<br />

aujourd’hui fermé, n’avait pas très bonne réputation, on y buvait de l’alcool, et beaucoup de bons<br />

pères de famille aimaient à s’y retrouver de manière conviviale, car de charmantes hôtesses<br />

savaient les accueillir. Merzouk conduit sa grand-mère au bar et on lui offre un verre d’eau. Ravie<br />

de l’hospitalité, elle lui demande comment s’appelle cet endroit sympathique. Merzouk lui répond<br />

« Tahanouts naït Iraten12 », car il ne veut pas lui dire que c’est l’auberge de la Kahena. Plus tard,<br />

Yemma Amina se retrouve un jour à remonter toute seule à pied depuis Chaïb jusqu’à Djemâa (6<br />

km), et naturellement, lorsqu’elle arrive à la hauteur de l’auberge dont elle a gardé un si bon<br />

souvenir, elle s’y engouffre pour boire un verre d’eau, qu’on lui sert, comme de bien entendu. Et<br />

partout elle dit qu’elle a bu un verre d’eau à « tahanout naït Iraten » et personne ne sait où ça se<br />

trouve, et l’honneur est sauf… ». Mes enfants, qui ont malheureusement peu connu Yemma Amina<br />

mais ils s’en souviennent, ont été bercés par les histoires de leur aïeule.<br />

Mardi 9 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Aujourd’hui programme « minimum », une petite descente à Mekla pour voir la boutique<br />

d’un bijoutier puis déjeuner avec Farida près de son lieu de travail, ce sera l’occasion de fêter<br />

l’anniversaire de ses six ans de boulot dans la même boîte, où elle est à présent chef de service. La<br />

traversée de la grand rue de Djemâa commence à devenir difficile : quatre stations obligatoires pour<br />

saluer des cousins, mais ce soir, au retour ce ne sera pas moins de dix arrêts.<br />

Le premier rencontré, en descendant « Tagmout13 » est « Voltaire », petit vieillard tout sec,<br />

qui fait de grands moulinets avec les bras. Son nom est-il kabyle ?? Non, bien sûr, c’est un surnom.<br />

Fatiha se souvient de lui quand elle était toute petite fille, lui devait alors avoir dix-huit ans et c’était<br />

déjà un conteur et un poète intarissable, qui récitait les poèmes de Cheikh Mohand Ould Houssine14<br />

, en accompagnant les enfants et les vieilles femmes dans les marabouts environnants. Le sobriquet<br />

de Voltaire lui est venu tout naturellement.<br />

12 Tahanouts naït Iraten, littéralement : c’est un magasin de Lâarba naït Iraten (ex Fort-National)<br />

13 Tagmout : la colline, nom d’un lieu-dit, autrefois excentré de Djemâa, à présent imbriqué dans le tissu urbain de ce<br />

très gros bourg de plus de dix mille âmes.<br />

14 Célèbre poète berbère dont le mausolée, très fréquenté, se situe dans les environs de Aïn El Hammam (ex Michelet),<br />

dont il était originaire.


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Le bijoutier est bien entendu originaire de Beni Yenni, groupe de villages kabyles perchés sur<br />

les crêtes, spécialisés dans la bijouterie berbère, argent, corail et émaux cloisonnés. <strong>Mai</strong>s pour<br />

satisfaire la clientèle, les artisans ont évolué, ils travaillent également l’or et chaque saison voit une<br />

nouvelle mode s’implanter. Cette année, on trouve quantité de bijoux ornés de cabochons de corail<br />

reconstitué, qui sont d’un effet assez heureux.<br />

A midi tapantes, nous retrouvons Farida devant ses bureaux ; elle nous mène dans un<br />

restaurant flambant neuf attenant à son administration. C’est un ancien débit de boissons clandestin<br />

qui s’est reconverti à temps. L’accueil est très aimable, Farida est connue comme le loup blanc à<br />

Mekla, tout le monde apprécie son éternel sourire et sa gentillesse et elle est très respectée. En outre,<br />

ce n’est pas « un petit bout de bonne femme » et sa stature en impose. La conversation tourne<br />

autour des conditions de travail, de l’incitation à la retraite anticipée, au non-remplacement des<br />

départs à la retraite. Souhila, qui a déjà vingt ans d’entreprise pourrait demander sa retraite dans 5<br />

ans, en ayant atteint 45 ans : cela fait de jeunes retraités à côté de la législation française, de quoi<br />

rêver. Et les départs à la retraite sont accompagnés de pactoles alléchants. Dire qu’ayant commencé<br />

à travailler à 22 ans, je dois essayer de continuer jusqu’à 62 ans ! Ici tout le monde me demande<br />

aimablement comment se passe ma retraite, à la vue de mes cheveux blancs. J’aimerais bien…<br />

Après le repas, nous raccompagnons Farida, toutes ses collègues féminines sont venues nous<br />

saluer et nous les laissons regagner leurs occupations pendant que nous prenons un fourgon pour<br />

Tizi, les bijoux n’étaient pas assez variés et nous désirons offrir une jolie parure à Farida, pour<br />

marquer l’événement. L’air de rien, Souhila demande à sa sœur si elle connaît une bonne adresse de<br />

bijoutier, et innocemment, la benjamine nous renseigne, sans se douter de la bonne farce que vont lui<br />

jouer ses sœurs.<br />

Sur le trajet Mekla – Tizi, à un endroit précis, du côté de Oued Aïssi, Souhila se croit obligée<br />

de me raconter que le coin est dangereux ; récemment, en plein jour, un policier tombe en panne avec<br />

femme et enfant à bord. Obligeamment, un groupe de jeunes se propose de le dépanner. L’homme<br />

met sa famille dans un fourgon à destination de son village. Puis, lorsqu’il se retrouve seul, il est<br />

froidement abattu avec sa propre arme. Une autre voiture arrive pour remorquer le véhicule en panne<br />

et la bande se volatilise en présence de témoins. Quelques jours plus tard, le meurtrier est arrêté chez<br />

lui, dans son village, il était vautré dans son salon, les pieds en éventail sur la table et l’arme du<br />

policier en exposition au-dessus du buffet.<br />

Tizi est truffé de bijoutiers de Beni Yenni et on n’a que l’embarras du choix. Finalement, les<br />

sœurs se décident pour une parure complète avec corail reconstitué, à 6 600 Dinars (environ 66<br />

Euros) et moi, je me fais offrir un exemplaire d’une pièce en vers, écrite en berbère et intitulée<br />

« imbus¸ay », qui pourrait se traduire par le mendiant, le bagnard, le sans-logis, etc, avec invitation à<br />

passer le week-end prochain dans le village de la famille de l’auteur, offre que je décline<br />

malheureusement car autre chose est prévue au programme15.<br />

En prévision du voyage de demain, je m’achète un sandwich à la carantica16, badigeonné<br />

15 Je vais avoir l’occasion d’accepter cette invitation dans quelques jours et ce sera ma première visite dans un village<br />

socialiste, vestige de la Révolution Agraire.<br />

16 Carantica : déformation d’une expression espagnole signifiant « chaud », recette pied noir d’Oran, toujours très<br />

populaire, à base de farine de pois chiche, de lait et d’huile, parfois un œuf, et cuite au four ; la carantica est vendue par<br />

des marchands ambulants ou dans les petites boutiques.


d’une bonne couche de harissa. Sur le trajet de retour, Souhila, décidément en verve, me raconte le<br />

dernier assassinat à Tigzirt-sur-mer : il s’agit de quelqu’un qui avait failli être exécuté par des<br />

terroristes et avait pu déjouer à temps la tentative, les coupables croupirent en prison jusqu’au jour<br />

où il y eut la réconciliation nationale et les « repentis » ont eu pour premier souci de liquider celui<br />

qu’ils avaient raté la première fois…<br />

Ce soir, l’ambiance est un peu triste : Lyès repart demain matin très tôt pour le Sud et ne<br />

reviendra que le mois prochain. Nacera, son aînée, a adopté sa tactique habituelle « Courage,<br />

fuyons ! », c’est-à-dire qu’elle est partie se réfugier chez sa grand-tante Titem pour cacher ses<br />

sanglots. Quant à Lounis, qui mangeait avec entrain une bonne assiette de couscous, j’ai eu l’imbécile<br />

réflexe de lui souhaiter bon appétit, ce qui a eu pour effet immédiat de lui faire prendre la poudre<br />

d’escampette, laissant en plan son assiette et partant se réfugier dans les bras de papa. Cependant,<br />

on avait essayé de donner le change pour ce dernier repas pris en commun, on avait préparé un<br />

couscous, fait inhabituel un jour de semaine, et de plus un couscous aux chardons, aux cardes et à la<br />

viande salée de l’aïd. <strong>Mai</strong>s le cœur n’y est pas vraiment. Et pourtant, on devrait être habitué, ça fait<br />

des années que Lyès a pris le rythme, avant même la naissance des enfants. Les familles ne peuvent<br />

accompagner le travailleur, sur la base-vie de la société pétrolière. En compensation, les salaires sont<br />

élevés.<br />

Mercredi 10 mai<br />

Je me demande comment je vais pouvoir résumer cette journée. Dix heures de voyage ! Vous<br />

allez me dire que nous devons être très loin de Djemâa, ce soir. Au moins à Ghardaïa ou El Oued …<br />

Eh bien, vous n’y êtes pas du tout ! Nous sommes à Hammam Guergour et nous avons parcouru<br />

117 + 114 + 60 = 291 Kms !! Belle moyenne horaire. <strong>Mai</strong>s il faut dire, à notre défense, que nous<br />

avons pris cinq cars à la suite, et pratiquement sans attente à chaque fois. Alors, cherchez l’erreur.<br />

Franchement, moi, je ne l’ai pas trouvée. Je ne me suis pas ennuyé, il n’y a pas eu d’incident<br />

mécanique, je n’ai pas trouvé la route longue, tout s’est bien déroulé.<br />

On a quitté Tagmout à sept heures ce matin. Première étape : Djemâa-Chaïb, 7 Kms, vous<br />

commencez à connaître, c’est toujours la même chose, descente prudente à la vitesse de l’escargot.<br />

Avec moi, Fatiha et Souhila. L’idée de Hammam Guergour est de Fatiha, qui avait envie d’une<br />

« mini-cure » thermale17. Ce premier trajet nous a été offert par un ancien collègue de Souhila.<br />

A Chaïb, sur le bord de la route, on attend « Le Petit Prince », qui fait la ligne T.O.-Bejaïa<br />

(T.O., vous vous souvenez, c’est Tizi Ouzou, en kabyle, le col des genêts). Le Petit Prince,<br />

ponctuel, passe à 7h30, mais … complet. Déception. On nous rassure, le prochain bus est à 7h40 ;<br />

en effet, dix minutes plus tard, c’est « Le Berbère » qui succède au Petit Prince et il offre des places<br />

disponibles à l’arrière. Je ne m’appesantis pas sur Azazga18, Yakouren19, vous y êtes déjà passés.<br />

Après Yakouren, la contrée devient de plus en plus accidentée, boisée, des roches abruptes<br />

17 Hammam signifie à la fois bains turcs (ou maures) et station thermale.<br />

18 En kabyle, Iazogen, les sourds<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

19 En kabyle, Iakoren, les obstacles (sous réserve), personne n’étant sûr de l’étymologie


surgissent de la brume matinale, tels des fantômes. Un grand dépôt d’écorces de liège m’indique que<br />

cette activité, naguère florissante pour la Kabylie, demeure.<br />

Les lacets se succèdent. Aux environs d’Adekar, je commence à sentir les effets du mal des<br />

transports, je me cramponne à mon siège, j’ai des hauts le cœur et je ferme les yeux pour tenter de<br />

rétablir mon équilibre interne. C’est bien dommage car le paysage est grandiose, Fatiha me jette des<br />

regards désespérés pour que je profite des précipices, des pythons et des villages juchés sur les<br />

crêtes. Pour me consoler, je me dis que j’ai déjà vu, il y a trente ans, au volant de ma petite R4, et<br />

que rien n’a changé depuis.<br />

Après Adekar, on descend doucement en direction d’El Kseur et on arrive dans la plaine de la<br />

Soumam20. Soudain apparaît V’Gueieth, alias Bejaïa, alias Bougie21, immaculée, petite réplique<br />

d’Alger dans un cirque de montagnes majestueux. Il est 10h40, nous avons parcouru 124 Kms. Le<br />

car pour Sétif va partir dans trois minutes. Je demande les toilettes d’un ton implorant, je me<br />

dépêche et quand je cours rejoindre le véhicule, il a disparu ! Fatiha, Souhila, les bagages,<br />

volatilisés !! Suis tout seul ! <strong>Mai</strong>s le contrôleur est venu me récupérer, on va rattraper le car au coin<br />

de la rue ; il est parti à l’heure pile, il ne souffre pas une minute de retard, mais comme il fait le tour<br />

de la place, on peut le prendre au vol.<br />

Nous abordons la zone la plus fréquentée de Kabylie l’été : la corniche de Bejaïa à Jijel. Caps,<br />

promontoires, petites criques, grottes et rochers rivalisent de pittoresque et les montagnes sont si<br />

près qu’elles donnent le sentiment de tomber dans la Méditerranée. Il n’y a pas qu’elles, d’ailleurs,<br />

qui y tombent … A Cap Aokas, une auto, débouchant en trombe du tunnel d’Aokas a loupé son<br />

virage et terminé sa course dans les flots bleus. Gros attroupement, des dizaines de voitures se sont<br />

garées sur le bord de la route et les badauds observent les deux plongeurs qui patrouillent à la<br />

recherche de l’épave et de ses occupants.<br />

A Kherrata, un grand panneau rappelle le 8 mai 45, qui justement vient d’être commémoré ;<br />

nous sommes ici dans l’une des villes martyres. A la sortie, commencent les gorges éponymes. Elles<br />

sont impressionnantes, je le dis, pour les avoir faites jadis, mais l’autocar emprunte le tunnel, qui me<br />

paraît interminable. J’ai appris par la suite que la route des gorges est en fort mauvais état et qu’elle<br />

fournit un cadre idéal aux faux barrages…<br />

Sétif, Sitifis à l’époque romaine, est atteinte à 13h45. Nous achetons à la gare routière des<br />

sandwichs aux brochettes, pour compléter la carantica de Tizi. Ils ont été radins sur l’huile, je la<br />

trouve moins bonne que celle que je servais à mes clients dans notre restaurant toulousain22 …<br />

Objectif suivant : Bougâa23, à une cinquantaine de Kms de Sétif, dans le massif du Guergour.<br />

<strong>Mai</strong>s là, il y a un os : la foule qui prend d’assaut le petit car ne nous laisse aucune chance<br />

20 Rivière qui a donné son nom au Congrès de la Soumam, qui a jeté les bases de l’action armée pour la guerre de<br />

libération.<br />

21 C’est ici que serait née la célèbre « chandelle de Bougie », en abrégé, la bougie… On peut encore donner un 4 e nom<br />

à la ville, c’est Saldae, du temps des Romains.<br />

22 Ephémère expérience : le salon de thé-restaurant Keur Pastel, cuisine du monde, ambiance dépaysante garantie, a<br />

vécu 18 mois…<br />

23 Ex Lafayette<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong>


d’approcher. Désabusés, nous observons. Un vieux Kabyle24 nous a flairés et nous invite à le suivre.<br />

Il a l’intention de nous faire prendre le car « en amont », mais bien sûr, c’est interdit. Voyant notre<br />

tête kabyle (surtout moi ! mais je peux dire que jamais personne, depuis le matin, n’a eu de doute sur<br />

l’algérianité de ma physionomie, et le fait de ne pas bien parler l’arabe n’est pas un handicap, il y a<br />

tant d’émigrés qui le parlent peu), le contrôleur nous laisse passer et nous désigne un car en<br />

partance, à moitié vide. J’essaie de glisser une pièce au vieux, mais il refuse en jurant ses grands<br />

dieux. Une remarque importante : si vous voulez absolument l’emporter sur l’autre, ici, il faut jurer<br />

le premier, le second ne peut plus rien faire, et moi je n’ai pas eu le réflexe assez prompt pour<br />

jurer25.<br />

A Bougâa, nous montons dans notre ultime car de la journée, qui parcourra les derniers<br />

kilomètres nous séparant de Hammam Guergour. Cette fois-ci, c’est Souhila qui a le cœur au bord<br />

des lèvres.<br />

Le complexe thermal, étatique, a été prévenu, par téléphone, d’une réservation à notre nom.<br />

Le réceptionniste fait très fonctionnaire sourcilleux, je ne parviens pas à savoir s’il a trace de la<br />

réservation, mais la place, pour les bungalows, ne semble pas manquer. Il demande nos pièces<br />

d’identité. Je tends le premier mon passeport, français, puis Souhila et Fatiha, leur C.N.I. algérienne.<br />

Il se tourne alors vers elles, qu’il n’avait jusqu’à présent pas daigné voir, pour leur demander « si<br />

l’homme est avec elles » ! Je lui fais aussitôt remarquer que le nom de l’époux26 est inscrit sur la<br />

carte d’identité de Fatiha, il ne dit plus rien. Par la suite, il s’amadouera complètement et ne<br />

s’adressera plus qu’à moi, me rendant mon statut d’être humain masculin à part entière.<br />

Pour profiter des installations, il faut se dépêcher, car l’établissement thermal, ouvert depuis<br />

6 heures du matin, ferme ses portes à 18 heures. Je vais dans le hammam commun, mais il y a aussi<br />

des baignoires individuelles, des pédiluves, des bains de siège, des bains segmentaires, que sais-je<br />

encore ? C’est immense. Dans le hammam, je fais figure de jouvenceau, au milieu d’une Algérie du 3 e<br />

âge. Deux jets orientables bouillants dispensent une eau légèrement salée. Les vertus des eaux du<br />

Guergour sont très variée mais, comme le précise judicieusement le dépliant : « Il faut souligner que<br />

la stricte spécialisation du thermalisme en Algérie réduit un tant soit peu les indications trop<br />

nombreuses des eaux de Hammam Guergour. »<br />

Nous nous retrouvons, « mes » femmes et moi, sur les terrasses dominant l’hôtel. Les<br />

curistes portent toutes le hidjeb ; plusieurs discutent, en arabe, avec Fatiha et Souhila. L’une<br />

demande « si elles ont un protecteur avec elles». Fatiha me désigne (je me suis mis un peu plus loin,<br />

pour ne pas troubler leur discussion), la dame rit ( ?). Dois-je me sentir flatté ou vexé ?? Pas grave.<br />

Elle est toute branlante sur ses jambes, n’y voit rien, mais joue à la grande dame ; Souhila se<br />

précipite pour l’aider à descendre les dernières marches, afin d’éviter le pire.<br />

La salle à manger est à l’image de l’établissement étatique, des dizaines de tables sont<br />

occupées par les curistes, pris en charge par les mutuelles ou organismes sociaux. Ils ont la priorité<br />

sur nous, inscrits au second service. Chorba « comme à la maison », steak, bon mais cuit façon<br />

24 à Sétif, on n’est plus en Kabylie.<br />

25 Ahaq rebi !<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

26 La conversion de l’époux à la confession musulmane a pour effet de reconnaître le mariage en Algérie.


« semelle de botte ». Parmi les distractions, le dépliant cite un cinéma, mais ce ne doit pas être la<br />

saison ; la soirée sera très calme, au creux de cet ample cirque montagneux, éclairé par la pleine lune.<br />

Nuit sereine, le sommeil vient vite, la literie est propre et confortable, seul élément vraiment positif<br />

dans un bungalow aux infrastructures très dégradées. La plomberie y est complètement défaillante,<br />

heureusement que nous sommes dans une ville d’eau où les occasions de se baigner ne manquent<br />

pas !<br />

Jeudi 11 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Réveil matinal, à 6h30, pour profiter de la piscine du centre, ouverte seulement le week-end<br />

et fort fréquentée après dix heures du matin. « Vous n’avez pas la place de poser la main sur la<br />

rampe ! » Nous retrouvons les deux employés du centre, l’un d’eux est kabyle et Fatiha se renseigne<br />

sur les possibilités de logement chez l’habitant. Ce n’est pas tant que le bungalow nous déplaît, mais<br />

nous avons envie de comparer. La piscine est très chaude, l’eau de couleur marron vert ; le premier<br />

choc, thermique, passé, on s’y trempe complètement avec délice. J’y reste deux bonnes heures, je<br />

fais connaissance avec un monsieur qui souffre de polyarthrite depuis fort longtemps et n’espère<br />

plus d’amélioration.<br />

Nous partons en quête d’un logement. Le Kabyle nous a indiqué une adresse, en nous<br />

recommandant de lui. Nous trouvons porte close et poursuivons jusqu’au cœur du village, là où, 28<br />

ans auparavant, un petit couple, tout juste marié, dans une fourgonnette Renault aménagée, bleu ciel,<br />

avait abouti (la route est une impasse) à la nuit tombée, venant des sommets de Kabylie, par Beni<br />

Ourtilène. A l’époque, un seul hammam, très ancien, en à-pic au-dessus de la rivière ; nous nous y<br />

étions baignés (chacun de son côté bien sûr) vers 9 heures du soir. Après, nous avions regagné notre<br />

fourgon et avions dormi au milieu du village, sous la protection des habitants… Nous sommes un<br />

peu émus de retrouver la grand rue unique, bordée de nouvelles boutiques, un autre hammam s’est<br />

édifié, en contre-haut, mais « notre » hammam est toujours là, fidèle.<br />

Pendant que les filles font des emplettes, henné, gants de crin27, frik28, …, je me renseigne<br />

auprès du cafetier pour un logement d’une nuit. Il me fait visiter deux chambres en dessous du café,<br />

avec un balcon qui domine la rivière. Ce serait charmant, mais l’odeur d’humidité et de moisi me<br />

retient d’accepter, je connais ma femme… Le prix est de 500 DA la nuitée, notre bungalow coûte<br />

2 900 DA. Finalement, c’est à l’adresse indiquée que nous trouvons notre bonheur : pour 2 000 DA,<br />

nous avons un appartement entièrement équipé, tout neuf, dans une superbe maison à étages. Fatiha<br />

remarque avec une certaine fierté : « Le propriétaire n’a utilisé que des matériaux locaux, rien<br />

d’importé ».<br />

Je laisse les filles se reposer et je grimpe au-dessus du centre thermal, car j’avais avisé, ce<br />

matin, une ruine romaine, dont la photo figure sur le dépliant touristique. Heureusement, car il n’y a<br />

aucune indication du passé romain de la bourgade. C’est de ce site que je vous écris ces quelques<br />

pages, à l’abri d’un frêne, entouré d’oliviers et de figuiers, au milieu d’un vaste champ de ruines<br />

27 Du crin qui n’en est plus, puisqu’il s’agit de gants en nylon … importés de Chine, bien entendu !<br />

28 Avoine verte concassée, bien meilleure que le vermicelle pour la chorba.


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

informes dont seule subsiste une sorte de tour carrée. De grosses fourmis noires me parcourent le<br />

corps en tous sens, à toute vitesse, en me chatouillant, mais je les laisse faire car elles ne piquent pas<br />

et je perdrai mon temps à les chasser. Un jeune est monté pour voir qui j’étais, une pièce mécanique<br />

entre les mains, qu’il devait être en train de réparer quand il m’a aperçu. Nous nous sommes salués,<br />

mais je n’ai pas insisté pour engager la conversation qui aurait été en arabe seulement, il n’y avait<br />

aucune chance d’y introduire un peu de français un peu de kabyle. Il s’est accroupi cinq minutes à<br />

côté de moi, puis est reparti en me souhaitant bon courage dans mon travail (Que Dieu t’aide dans<br />

ton labeur) : comme j’écris sur un petit cahier, je suis à coup sûr un enseignant.<br />

J’ai la dalle, je quitte mon perchoir pour aller aux provisions. Tous les trois, nantis d’une<br />

bouteille vide, nous faisons les boutiques pour constituer le repas que nous monterons à notre<br />

logement. La bouteille est remplie à la fontaine, le poulet est pris à la rôtissoire, accompagné de trois<br />

piments « harr » et de riz au gras. En guise de dessert, des fruits de saison, pêches, abricots, nèfles et<br />

cerises. Et pour couronner ce pantagruélique festin, un litre et demi de lait fermenté. « Ça sent la<br />

vache » remarque Fatiha. J’allais oublier : un pain rond, brioché, parsemé de graines de nigelle. Le<br />

« digestif » se prendra au village dans le café où une petite salle est réservée aux familles : thé à la<br />

menthe ou café.<br />

Pour finir de digérer, je fais le tour du village, jusqu’à sa limite extrême, face à une fantastique<br />

paroi rocheuse, rouge brique, parsemée de touffes vertes. Quelques beaux palmiers sont disséminés<br />

dans le paysage, bien que nous soyons au nord. Hammam Guergour est lové dans un creux très<br />

arrosé, tout y pousse. Je découvre une place ombragée, escarpée, qui borde un chaos de pierres<br />

romaines et un escalier tronqué, d’une dizaine de marches, taillé à même la roche rouge. Un petit âne<br />

chemine de la montagne, guidé par un jeune dont le petit frère est juché sur l’animal. J’observe<br />

l’alentour et la configuration du lieu me fait irrésistiblement penser à d’anciens thermes romains. Pas<br />

de doute, Hammam Guergour était apprécié en ces temps lointains pour la qualité de ses eaux29.<br />

D’ailleurs, « Guergour » ne proviendrait-il pas d’un bruit d’eau, d’un gargarisme dans les<br />

profondeurs de la terre, jaillissant sous les fondations de la mosquée du très saint Sidi Djoudi ? Je<br />

termine ma ballade par le lit de la rivière, que j’essaie de franchir en amont du pont, mais je me méfie<br />

des pierres, très lisses, polies par les flots tumultueux. Les lauriers roses envahissent l’oued mais ne<br />

sont pas encore éclos à cette altitude, contrairement à ceux du littoral, autour de Tichi, qui font des<br />

innombrables petites embouchures de torrents dévalant la montagne des gerbes roses jaillies de la<br />

roche.<br />

Nous avons fort bien connu Abderrahmane à Dakar, où il occupait le poste de chef du<br />

département d’arabe à la faculté de lettres. Il a vécu trente ans au Sénégal, s’y est marié et écoule à<br />

présent sa retraite dans la région parisienne. <strong>Mai</strong>s Abderrahmane est originaire de Hammam<br />

Guergour, dont il aimait évoquer le souvenir nostalgique avec moi, qui connaissais son village natal.<br />

Alors, nous nous sommes enquis de sa famille ; on nous a désigné, le geste large, la colline en face,<br />

toute parsemée de maisons, le quartier porte le nom de famille d’Abderrahmane… Nous avons<br />

trouvé le plus jeune frère d’Abderrahmane, tout à fait en haut de la colline ; nous nous sommes<br />

présentés puis avons parlé de l’absent, de son épouse regrettée, de leurs enfants, du vieux papa, le<br />

patriarche décédé à plus de cent ans. C’est Abderrahmane qui va être étonné de recevoir ma lettre !<br />

Le monde est si petit, quand on veut s’en donner la peine…<br />

29 Les Romains avaient découvert les eaux de Assava (ad Sava Municipium) au pied de la montagne, dans la vallée au<br />

bord de l’oued Bousselem, et bâti d’importants thermes à la sortie des gorges impressionnantes qui enserrent la rivière.


Fatiha n’entendait pas mettre le nez dans le vieux hammam avant la nuit noire, histoire de<br />

recommencer l’histoire… Il faut dire que les thermes publics sont ouverts de 5 heures du matin<br />

jusqu’à minuit ! Le vieux bain est maintenant exclusivement réservé aux femmes. Moi, je vais dans le<br />

« nouveau », qui doit avoir quelques années, construit pour les hommes. Celui qui n’a fréquenté que<br />

les bains du centre thermal étatique n’a rien vu, car les thermes publics sont autrement marquants, de<br />

par la foule qui s’y presse, de par ses dix bassins qui se vident puis se remplissent alternativement,<br />

de par l’animation qui règne. Le centre thermal est « guindé » à côté. Ici, c’est vraiment le bain du<br />

peuple, mais toutes les classes sociales s’y retrouvent, tous âges confondus, du bambin jusqu’au<br />

septuagénaire (pas au-delà, car la température de l’eau y est vraiment trop élevée pour de grands<br />

vieillards), dans un joyeux mélange de bras, de jambes, les masseurs étirent les membres, les petits<br />

glissent sur le carrelage comme sur un toboggan, les hommes se frottent au gant de crin dans les<br />

couloirs. Toute la journée, on entend une voix rauque lancer un bref appel, avec un haut-parleur, à<br />

intervalle régulier, trop court pour émaner de la mosquée. En voici l’explication : quand le père de<br />

famille sort des thermes, il part chercher sa femme, ses filles, devant l’entrée de l’autre bain ; le crieur<br />

lance alors le nom de la famille afin que ces dames se préparent. Ingénieux ?<br />

Vendredi 12 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Décidément, nous n’avons peur de rien : pour rallier Bejaïa, où nous avons l’intention de<br />

passer la prochaine nuit, nous projetons d’emprunter un chemin plus court évitant Sétif, mais<br />

infiniment plus compliqué. Jugez plutôt :<br />

- 1 er car : Hammam Guergour –Bougâa 10 DA<br />

- 2 e car : Bougâa – Aïn Roua 15 DA<br />

- 3 e car : Aïn Roua – Dradra 20 DA<br />

- 4 e car : Dradra – Kherrata 20 DA<br />

- 5 e car : Kherrata – Bejaïa 45 DA<br />

Soit un total de 110 Dinars par personne, sur un parcours qui nous fait découvrir des<br />

paysages grandioses et sauvages, des contrées presque vides d’habitants, du côté de Dradra. Une<br />

anecdote pour le trajet à partir de Dradra. Nous montons dans le fourgon et Souhila remarque :<br />

« c’est un 8-places spacieux, nous allons voyager confortablement ». Chauffeur compris, 9<br />

personnes, maximum autorisé. Les huit passagers sont installés et pourtant le fourgon ne démarre<br />

pas. Arrive un 9 e voyageur, puis une vieille femme et son petit-fils. Ça y est, on est chargé à bloc.<br />

C’est compter sans la soute arrière, qui accueille l’ultime passager. « Finalement, ajoute Souhila,<br />

désabusée, 13 personnes, c’est presque le double de ce que j’avais compté ».<br />

Je suis curieux de voir la frontière linguistique entre pays arabophone et kabylophone. A<br />

Dradra, il y a bien une inscription en berbère sur un garage, mais elle est effacée. En fait, il faut<br />

arriver sur les berges du barrage de Kherrata pour constater le changement : musique kabyle, villes et<br />

villages très peuplés et animés, référence omniprésente à la culture berbère.


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

A Aokas, nous retrouvons la mer et … les badauds qui observent toujours les plongeurs à la<br />

recherche de l’épave automobile. En face se dresse la majestueuse masse de la montagne de Bougie,<br />

surmontée du marabout de Yemma Gouraya, qui veille sur la cité.<br />

Pour s’enquérir d’un hôtel, nous ne nous sommes pas compliqué la vie : nous sommes allés<br />

directement sur la merveilleuse place Gueydon30 (tout le monde l’appelle encore ainsi) et sommes<br />

descendus à l’hôtel de l’Etoile, où tout est garanti d’époque, meubles, carrelages, stucs, décorations,<br />

photographies et même la plomberie, ce qui n’est pas forcément un avantage. Les façades<br />

d’immeubles de la ville « européenne » sont presque toutes de blanc et bleu, donnant une<br />

atmosphère rappelant Lisbonne. Coïncidence, notre hôtel a abrité, les dix dernières années de sa vie<br />

l’ex-Président du Portugal, Manuel Teixeira Gomes (1862-1941), qui fut de plus un écrivain. Une<br />

plaque dorée évoque son passage à l’hôtel et un buste vient d’être inauguré sur la grand place face à<br />

la mosquée. Bejaïa est la ville des escaliers, entrecoupant les rues qui la parcourent en zigzag.<br />

Pour le choix de l’hébergement, j’aurais pu avoir de l’appréhension, en souvenir de la<br />

mésaventure qui m’était arrivée dans cette même ville, 29 ans plus tôt… A cette époque, je faisais<br />

un tour du nord de l’Algérie avec un copain d’école de commerce (en France), Hassane, de nationalité<br />

algérienne et sa « copine », qui elle, était norvégienne. Je tenais, en quelque sorte la chandelle…<br />

Arrivés en début de soirée à Bougie, nous voilà tous les trois à la recherche d’un hôtel en centre-ville.<br />

<strong>Mai</strong>s peine perdue, chaque fois, nous nous faisions refouler de la réception avec la même réponse<br />

immuable : « c’est complet ». Nous avions, de surcroît, la désagréable sensation d’être suivis par une<br />

caricature d’inspecteur Colombo en imperméable, vous savez, comme on les imagine. Au bout de<br />

quatre ou cinq tentatives infructueuses, le passe-muraille nous invite fermement à le suivre au<br />

commissariat. La Norvégienne et moi, on nous intime l’ordre d’attendre dehors, tandis que Hassane<br />

est bien « cuisiné » pendant une bonne heure à l’intérieur : « Qu’est-ce que tu fais avec des<br />

étrangers ? etc ». Heureusement, Hassane avait du répondant, une famille et une bonne raison de<br />

fréquenter des étrangers, puisqu’il vivait en France pour ses études. Il est enfin relâché et le même<br />

imperméable nous raccompagne au premier hôtel visité ; il intime l’ordre au réceptionniste : « Tu<br />

donneras une chambre pour les deux garçons, et une autre pour la fille ». La morale était sauve, si<br />

on peut dire… Inutile de préciser que Hassane a tôt fait de décamper de « notre » chambre pour<br />

rejoindre une autre… Le lendemain matin, aux aurores, l’imperméable, tout mielleux, est allé les<br />

réveiller en leur demandant si la nuit avait été bonne. Voilà pourquoi j’aurais pu être traumatisé par<br />

une nuit d’hôtel bougiotte, mais les temps ont changé, mon aspect physique aussi, j’ai l’air plus<br />

respectable, et surtout, je suis dans une situation matrimoniale on ne peut plus légale.<br />

C’est vendredi, et à l’heure de la grande prière, de midi à 14 heures, les restaurants sont<br />

fermés. Nous excursionnons à Yemma Gouraya en attente d’un repas ce soir. Un fourgon pour<br />

atteindre la plate forme bitumée, au-delà, un chemin aménagé, assez raide, se terminant en escalier,<br />

mène au sommet. La vue est à 360°, par temps clair, on aperçoit les montagnes jusqu’en direction de<br />

Sétif ; de l’autre côté, la corniche kabyle, extrêmement accidentée : Cap Sigli, Azzefoun (ex Port<br />

Gueydon). Beaucoup de femmes se recueillent dans le mausolée de Yemma Gouraya et y laissent<br />

une offrande.<br />

Le centre-ville est assez animé tard le soir, et Bejaïa est connue pour son atmosphère plutôt<br />

30 Entre-temps, j’ai appris par les journaux que la place Gueydon est un des hauts lieux du suicide en Algérie, de par<br />

son emplacement romantique portant à la mélancolie, on s’y jette du haut du parapet qui domine le port, tout comme<br />

on se précipite, à Constantine, du pont de Sidi M’Sid dans les eaux tumultueuses du Rhummel, 90 mètres plus bas.


décontractée. Nous avons pris des pizzas dans un « MacDelux » de la rue Trezel et une glace sur<br />

une place avoisinante, de nombreux promeneurs prenaient le frais sur la place Gueydon, belle<br />

esplanade qui domine le port, les bateaux illuminés, et en face les monts de petite Kabylie avec<br />

quelques scintillements révélant la présence de villages haut perchés.<br />

Samedi 13 mai<br />

Le matin très tôt, j’ai arpenté le quartier et retrouvé la rue représentée dans le hall de l’hôtel<br />

sur une reproduction de carte postale ancienne : la rue des Vieillards, grouillante d’une population<br />

européenne assez basanée car composée en grande partie d’Espagnols, d’Italiens et de Maltais. Je<br />

n’ai pas trouvé d’indication de rue mais des enseignes de boulanger et de parfumeur mentionnaient la<br />

rue des Vieillards et je l’ai reconnue, inchangée et vide à cette heure matinale : on se couche et se lève<br />

tard à Bejaïa.<br />

Le beau visage de Louisa Hanoune tapisse les murs de la cité : elle est le secrétaire général du<br />

Parti des Travailleurs depuis… je n’oserai pas le dire, mais c’est un peu l’Arlette Laguillier<br />

nationale, à la longévité extraordinaire, avec une différence notable : elle a un visage magnifique,<br />

sévère et d’une grande régularité, telle qu’on imagine Kahina, la berbère guerrière.<br />

Il est temps de quitter Bejaïa pour retrouver Djemâa. Cette fois-ci, pas de mal au cœur et je<br />

bois littéralement le paysage entre El Kseur et Yakouren, tandis que le car nous offre un concert de<br />

chansons très égalitairement réparti : un tiers en français (Aznavour, Céline Dion, Christophe, …),<br />

un tiers en arabe et un tiers en kabyle.<br />

Dimanche 14 mai<br />

On fait un peu relâche à Djemâa avant de rejoindre Alger où la corvée des gâteaux attend<br />

toutes les filles et femmes de la famille, en prévision de la noce. Relevé dans un numéro de février du<br />

« Soir d’Algérie » : La France et L’Egypte touchées par la grippe aviaire, L’ALGERIE<br />

ENCERCLEE. Tout de même, je croyais que c’était le Maroc et la Tunisie qui entouraient<br />

l’Algérie…<br />

Pour les 24 heures à venir, l’équipe entourant Katalin est composée de Nana31 Koula, de la<br />

cousine Maryam, de Fatiha et de Souhila. Au cours de cette première soirée pâtisserie, elles<br />

évoquent les « années de plomb ». Maryam est prof d’anglais dans une banlieue « chaude » et quand<br />

ça craignait, elle avait de lourds handicaps : kabyle, laïque, sans foulard et enseignant une matière<br />

diabolique. A titre d’exemple, la notion d’anniversaire était « péché », et quand on connaît la valeur<br />

de « birthday » dans la société anglo-saxonne, comment expliquer cette notion sans choquer ? Un<br />

matin, sur le trottoir, elle voit s’avancer vers elle un « frérot » muni d’un objet qu’elle identifie<br />

comme une arme. Que faire ? Rebrousser chemin ? Elle a eu la sensation de marcher comme dans un<br />

rêve, d’aller tranquillement vers la mort, impossible de s’arrêter, elle avançait inexorablement.<br />

Arrivée à hauteur de l’homme, elle s’est aperçue qu’il s’agissait d’une clé à molette. Pour dire<br />

31 Nana Koula: tante Koula<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong>


onjour, il ne fallait plus dire « Sbah al kheir », jugé trop profane, mais « salam aleikum ». De même,<br />

le fait de jurer ses grands dieux, expression très fréquente en Algérie, devait être rectifié : ce n’est<br />

plus « Ouallah ! » qu’il convient de proférer mais « Ouqsimoubillah ! » qui donne une intensité<br />

beaucoup plus forte, quasiment dramatique au serment, même si on ment comme un arracheur de<br />

dents… Quant à ses collègues barbus, bizarrement, ils lui ont toujours dit en français « bonjour,<br />

Madame ». A une époque, dans tout l’établissement, il n’y avait plus que trois enseignantes non<br />

voilées et l’écrasante majorité des élèves portait le hidjeb. A un an de la retraite, la directrice a reçu<br />

un mini linceul, elle n’a plus jamais remis les pieds au lycée. <strong>Mai</strong>ntenant, tout est mélangé, de la mini<br />

jupe au hidjeb. Maryam a reçu une stagiaire portant le « sita », qui couvre entièrement le visage,<br />

comme en Arabie Saoudite. Ce masque déformait sa prononciation : « elle ne pouvait pas dire les<br />

« ch » et les « tch », c’était « s » et « ts » qui sortaient… » Un jour, l’inspectrice d’anglais, femme<br />

très stricte sur les questions de pédagogie, fait irruption dans la classe et voyant la stagiaire :<br />

« Maryam, what’s that ???? » Le directeur a exigé qu’elle quitte le sita et a demandé à Maryam<br />

pourquoi elle ne lui en avait pas intimé l’ordre d’elle-même. « Monsieur le Directeur, vous me l’avez<br />

remise cachetée, je ne vais pas la décacheter ». Le mari de la stagiaire, tout jeune, grande barbe et<br />

pantalon afghan, est venu pour savoir s’il était vraiment obligatoire que sa femme découvre son<br />

visage. Il lui est rétorqué que pour le bon enseignement de la matière, il est nécessaire que les élèves<br />

(des deux sexes) puissent voir les expressions du visage de l’enseignant, qui ne se découvrira qu’en<br />

classe et en cachant ses cheveux. Aucun risque qu’un collègue l’aperçoive. Or il est advenu qu’une<br />

fois, un collègue de Maryam passant la tête par la porte ait fait un joyeux « hello », pendant que la<br />

stagiaire officiait à l’estrade. Consternation de cette dernière. Maryam va voir son collègue : « tu as<br />

vu ma stagiaire ? »<br />

-« Ta stagiaire ?? c’est qui ?? j’ai même pas vu si c’était un garçon ou une fille». Et lorsque<br />

la stagiaire s’est exécutée, la première fois, pour se dévoiler, les élèves déçus : « Tout ça pour ça ? »<br />

Katalin ne fait pas vraiment algérienne et sa blondeur, authentique, la démasque. Elle raconte :<br />

« ces années-là, les gens du quartier, les chauffeurs de taxi, les commerçants avaient peur de me<br />

regarder ; c’est la peur des autres qui vous fait peur ».<br />

Lundi 14 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Aujourd’hui je m’aventure tout seul dans Alger pour la première fois depuis 1990. je prends<br />

le bus pour « place Chouhada32 », où se trouve la Chambre de Commerce. Je voudrais savoir s’il y a<br />

un écho à ma demande pour un poste à Alger. Il semble que l’institut visé n’ait pas encore démarré,<br />

il faut patienter. J’en profite pour lier connaissance avec l’un des employés, originaire de Freha, où<br />

Souhila travaille.<br />

L’un des côtés de « Chouhada » est bordé par le quartier de Bab Azoun, très commerçant,<br />

détaillants et grossistes attirent tout au long du jour une foule pressée ou désœuvrée. J’y connais<br />

Slimane qui travaille chez un grossiste en colifichets. Il me fait visiter les lieux. Rien n’indique les<br />

quatre boutiques, situées à l’étage d’un immeuble, au pied duquel une source jaillit, en pleine rue et à<br />

gros débit. Slimane m’a juré qu’il ne s’agit pas d’une canalisation cassée !<br />

32 place des Martyrs, rebaptisée récemment place du 8 mai 1945 (cf plus haut l’explication)


J’arpente le boulevard du front de mer, qui porte le nom du Che. Je fais une pause au centre<br />

culturel français pour m’enquérir de mon ancienne directrice des études à l’école de commerce<br />

d’Alger ; elle a été nommée directrice lors de la réouverture du centre, en 2000 et je l’ai appris par la<br />

télé française, lorsque j’étais à N’Djaména ! Un papillon agite ses ailes à Pékin et le courant d’air se<br />

fait sentir à San Francisco ! On m’ouvre les portes du centre avec d’infinies précautions, les portes<br />

sont hyper blindées. Mon ancienne directrice n’est plus en poste, elle a créé un centre de formation<br />

supérieure, j’en obtiens des nouvelles par son fils au téléphone.<br />

Rampe Chassériau, quartier de l’Agha. Après la Sûreté, il y a un petit troquet qui fait l’angle.<br />

Sofiane m’y a offert un café il y a trente ans, pendant qu’il prenait « un petit blanc » (attention, il<br />

s’agit d’un lait, pas autre chose) et depuis, il ne s’est jamais passé de semaine sans que nous<br />

prenions de nouvelles l’un de l’autre et chaque grande occasion de la vie nous a vus réunis. Je lui<br />

réserve d’ailleurs une petite surprise dans quelques jours. Je descends la rampe et me trouve devant<br />

le vieux bâtiment de l’école de commerce, construit vers 1900. La bibliothèque dans le hall est<br />

toujours là et je me revois me dirigeant vers la salle des profs, entre 1975 et 79. Je demande à saluer<br />

le directeur, que je ne connais pas, mais je suis introduit très rapidement et je me présente. Mots de<br />

bienvenue, questions, petit descriptif des perspectives de l’école, accueil très cordial. Je termine ma<br />

visite par un tour dans la salle des profs où je rencontre la nouvelle génération d’enseignants, un peu<br />

étonnés de ma démarche.<br />

Je rêve de manger une soupe de pois chiches dans une gargote « de luxe » que je fréquentais<br />

autrefois, « Brik et bourek », à la rue de Tanger. <strong>Mai</strong>s peine perdue, l’échoppe a disparu ; je me<br />

rabats sur « le Roi de la loubia et le Roi de la sardine », à quelques mètres de là. On attend qu’une<br />

place se libère, c’est un bistrot pour travailleurs et on fait table commune, serrés comme des sardines<br />

qu’on croque arrosées d’un filet de vinaigre, tandis que le gargotier vous demande, pour « mouiller »<br />

la loubia : « double zit oula simple zit33 ? ». 150 DA les deux plats.<br />

A présent j’arpente Didouche34. Prendre un café à « La Brass’35 ». Malheureusement La<br />

Brass’ semble s’être métamorphosée en restaurant de luxe, vitres teintées, climatisation, tarifs en<br />

conséquence. Poursuis ton chemin ! Place Audin36, les Quat’Zarts sont fermés ; j’avise une terrasse<br />

un peu plus loin pour siroter mon expresso et reposer mes pieds un peu fatigués.<br />

Connaissez-vous Bécassine ??? Il est un album particulier, qui s’intitule « Bécassine<br />

voyage », singulier, unique en son genre, parce que le scénario en est baroque, beaucoup moins sage<br />

que les autres albums. Je vous le résume : Bécassine fait connaissance de Pierre Quiroule, jeune<br />

homme argenté qui s’ennuie. Sa seule marotte dans la vie est de voyager. Voyager pour voyager. A<br />

cette époque, Bécassine, qui vient de connaître moult aventures, a un trop plein d’énergie qu’il<br />

faudrait évacuer. Alors ils vont partir ensemble en voyage. <strong>Mai</strong>s où, dans quel but ? Bécassine<br />

apporte à Pierre Quiroule une lettre décachetée, dont le destinataire n’est pas mentionné. Dans cette<br />

33 « une ou deux cuillères d’huile d’olive ?? »<br />

34 rue Didouche Mourad, la rue centrale, du nom d’un des premiers maquisards tombés, autrefois rue Michelet.<br />

35 La Brasserie des Facultés, lieu mythique<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

36 Maurice Audin, jeune prof d’histoire, arrêté par les autorités françaises en même temps qu’Henri Alleg (La<br />

Question) et qui n’est jamais ressorti vivant.


lettre il est demandé à celui qui la lira de contacter, à New York un certain Mr Smith qui a un objet<br />

appartenant à l’expéditeur de la lettre. Le but du voyage est trouvé ! Ils iront à New York chercher<br />

l’objet. Absurde, n’est-ce pas ?<br />

Vous allez penser que je suis aussi fou que Pierre Quiroule ? Qui sait ?<br />

Voici le petit mot que mon voisin toulousain m’a apporté, les yeux brillants, la veille de mon<br />

départ pour Alger, le 1 er mai <strong>2006</strong> :<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Monsieur Eric Tarik,<br />

S’il existe une carte postale de « la Mort d’Eros » ou de « Vénus<br />

pleurant la mort d’Adonis » (XVIe siècle), attribué à l’école de<br />

Fontainebleau, pourriez-vous me la rapporter ?<br />

Musée des Beaux Arts/Alger<br />

Avec plus que mes remerciements<br />

Y.B<br />

Commencez-vous à comprendre le but de mon voyage ?<br />

Bêtement, je confonds musée et école des Beaux Arts et me voilà, par le bus 15 sur les<br />

hauteurs d’Alger. Bien vite le gardien me fait réaliser mon erreur. Le bus 12 m’amène à « Champs<br />

Manœuvre ». <strong>Mai</strong>s cette erreur de parcours va me procurer une sensation délicieuse, enfouie dans<br />

ma mémoire et ressentie la première fois que j’ai emprunté, en voiture, la grande rampe qui mène à la<br />

place du 1 er <strong>Mai</strong> (ou « Champs Manœuvre). Cette rampe est comme un toboggan si peu qu’on roule<br />

un peu vite, vous voyez Alger défiler sous vos yeux, « cul par dessus tête » (excusez l’expression,<br />

mais c’est la seule qui me vienne spontanément à l’esprit pour donner l’impression du vertige qu’on<br />

éprouve au creux de l’estomac). Et le bus roule vite, il est quasiment vide, le chauffeur doit être un<br />

casse-cou. Au moment de descendre je jette un coup d’œil de gratitude au volant : c’est une femme<br />

tout de noir vêtue et portant le hidjeb.<br />

Pas de bus pour « Ruisseau », cet après-midi, il y a match et ils sont tous réquisitionnés pour<br />

le stade. Reste les taxis collectifs. Musée des Beaux Arts, personne ne connaît. Je fais un saut dans<br />

un cyber pour vérifier par google, c’est bien quartier du Hamma, face le Jardin d’Essai. Du coup on<br />

me met dans un taxi collectif en recommandant au chauffeur de bien s’occuper de moi.<br />

A l’accueil, je laisse mon petit mot pour que le personnel fasse des recherches sur les deux<br />

tableaux, pendant que je me lance dans la visite du musée. En face d’une toile d’André Derain, je me<br />

dis avec admiration que ce musée a des stocks intéressants. La toile suivante est … un Matisse, suivi<br />

d’un second Matisse. Alors je commence à noter, seulement les noms des peintres ou sculpteurs que<br />

je connais : Derain, Matisse, Paul Belmondo (l’un des instigateurs du musée), Félix Vallotton,<br />

Vlaminck, Pompon et son célèbre ours polaire, <strong>Mai</strong>llol, Puvis de Chavannes, Degas, Théodore<br />

Rousseau, Corot, Millet, Carpeaux, Girodet, Marie Bashkirtseff (très connue pour Le Journal, morte<br />

à 24 ans de la tuberculose), Courbet, Hyacinthe Rigaud, Nattier, Fantin Latour, Dinet, Eugène<br />

Fromentin, Chassériau, Vernet, Gauguin, Sisley, Pissaro, Rodin (un buste de J.P.Laurens), Monet,<br />

Renoir, Dunoyer de Segonzac, François Rude, Berthe Morizot, Utrillo, André Lhote, Suzanne


Valadon, Dufy, …<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Une grande salle rend un hommage très émouvant à Mohamed Khadda (1930-1991) assassiné<br />

parmi les premiers intellectuels.<br />

Ai longuement médité sur les paroles d’Issiakhem37, écrites de sa main sur un coin de toile :<br />

…. Nous qui vivons au passé<br />

Nous la plus forte des multitudes<br />

Notre nombre s’accroît sans cesse<br />

Et nous attendons du renfort ….<br />

La pergola du musée, agrémentée de salons en rotin, plonge sur le Jardin d’Essai, l’un des<br />

plus beaux du monde, de par la diversité de ses espèces rares. C’est une masse d’un vert intense qui<br />

se déploie sous les yeux, de trois taches décorée : un bougainvillée violet entourés de deux jacarandas<br />

bleu ; la mer, au-delà, est bleu foncé, elle se fond, dans l’horizon brumeux d’un ciel bleu pastel. Une<br />

légère brise marine, des filets d’eau coulent des vasques…<br />

Ramdane, artiste vacataire au musée, employé à la restauration des œuvres, sorti de l’école<br />

des Beaux Arts d’Alger, puis d’un institut soviétique, m’apporte un catalogue complet des œuvres<br />

du musée ; parmi les reproductions, « Vénus pleurant la mort d’Adonis ». De « La Mort d’Eros »<br />

point de trace38, il faudrait faire des recherches approfondies car les réserves du musée sont<br />

énormes. Le livre m’est vendu à un prix symbolique, j’espère avoir rempli mon contrat…<br />

La vie de Ramdane ressemble à un cauchemar, il a obtenu, voici 25 ans un logement de<br />

fonction dans la zone du « triangle des Bermudes », là où le terrorisme a été particulièrement<br />

sanglant, Lâarba, Meftah, Bougara. Ses enfants ont vu un homme transformé en torche vive, leur<br />

voisin ; on trouvait des cadavres le matin en sortant de chez soi. La jeunesse n’a plus de repère, les<br />

vies sont brisées, les hommes cassés, vieillis prématurément. Ses garçons ne veulent plus habiter<br />

dans ces régions maudites, ils aspirent à vivre, trouver l’insouciance, la légèreté de l’être, mais leur<br />

avenir n’est-il pas déjà hypothéqué ?<br />

Retour sur Bab el Oued, où Slimane m’avait donné rendez-vous. Ballade jusqu’à la nuit noire<br />

dans les rues à la population débordante de jeunesse, les camionnettes bondées sillonnent le quartier<br />

avec des banderoles vert, blanc, rouge et des cris de joie pour célébrer la victoire après le match.<br />

Nous restons assis, face à la mer, sur l’esplanade, le soleil a décliné lentement. En contrebas, dans les<br />

rochers, des jeunes discutent ; soudain, deux hommes surgissent parmi eux, inspecteurs en civil, ils<br />

fouillent les cabas, interrogent, à la recherche de drogue.<br />

37 Artiste d’origine kabyle, trop tôt disparu, peintre de l’abstrait aux toiles énigmatiques, tourmentées, ensorcelantes<br />

38 après remise du catalogue à son destinataire, il est vérifié que « La Mort d’Eros » et « Vénus pleurant la Mort<br />

d’Adonis » ne sont qu’une seule et même toile, connue sous deux vocables différents. Quant à l’école de Fontainebleau,<br />

il semblerait plutôt qu’il s’agisse d’une école flamande…


Mardi 15 mai<br />

Je me suis rendu à Aïn Benian (ex Guyotville) revoir Hakim. Hakim, c’est le premier copain<br />

que je me suis fait en débarquant à Alger en septembre 1975. Il avait 19 ans, j’en avais 22. Comment<br />

l’ai-je rencontré ? Il faut resituer le contexte de l’époque.<br />

1974 – visite « historique » (elles sont toujours historiques, mais le résultat ne change pas) de<br />

Giscard en Algérie, qui promet monts et merveilles et en particulier, de nombreux coopérants. En<br />

septembre 75, nous sommes envoyés en escouade, des bateaux entiers, pour la rentrée universitaire.<br />

Le problème, c’est que l’Algérie ne s’attendait pas à un tel afflux, pas suffisamment de logements<br />

pour satisfaire la demande. Les autorités ont voulu nous installer, nous les jeunes VSNA39, dans une<br />

cité étudiante dont on avait, au préalable, vidé les occupants légitimes, à Revoil. Nous n’étions pas<br />

d’accord. Comment faire pression sur les instances administratives ? Le seul recours qui s’offrait à<br />

nous était d’occuper l’ambassade de France… Un beau matin, nous avons investi les locaux de la<br />

Paierie de France40, sur la colline d’Hydra, VSNA et civils mélangés, et nous avons tenu presque<br />

trois semaines ! Les autorités, autant françaises qu’algériennes, étaient embêtées : côté français, ça<br />

ternissait « l’image de marque » et côté algérien, ça faisait désordre et pouvait donner de mauvaises<br />

idées. Au bout de vingt jours, un compromis s’est dégagé : on serait logé par paire de deux<br />

coopérants dans deux cités qui venaient de voir le jour et dont on se souvenait miraculeusement : à<br />

Bouzareah, cité Chevalley, sur les hauteurs d’Alger, et à Meftah (ex Rivet) au pied de l’atlas blidéen,<br />

à trente kilomètres de la capitale.<br />

Moi, je m’étais trouvé une petite combine. Par un pied-noir qui avait gardé le contact avec<br />

son copain d’enfance musulman, je fus recommandé auprès de M…, éminent prof d’université, qui<br />

s’était offert de m’aider en cas de difficulté. Le problème était tout simple : un logement !! Comme il<br />

était locataire d’un bien vacant, un rez-de-chaussée de villa à El Djamila41, il m’a proposé de le souslouer<br />

pour la somme de 900 Dinars. J’en gagnais 1 600. J’avais trouvé un co-locataire, François, de<br />

même statut que moi, cela divisait le loyer qui se trouvait ramené à 450 DA. Officiellement, nous<br />

venions, François et moi, de nous voir attribuer un logement à Meftah (loyer 200 DA). Nous avions<br />

fait la connaissance de coopérants civils, célibataires et plus âgés que nous, que la perspective de<br />

vivre « en couple » dans la cité Chevalley n’enchantait guère et j’ai donc proposé le marché suivant :<br />

Paul ira loger tout seul dans notre appart’ de Meftah, tandis que Jean gardera Chevalley pour lui. En<br />

échange, et pour participer à nos frais, nous pauvres militaires, ils nous verseront chacun 100 DA<br />

mensuels, qui complèteront notre loyer.<br />

Et voilà comment, pendant un an, j’ai vécu à 20 mètres de la mer, dans une villa, en très<br />

mauvais état mais merveilleusement située, tout près du célébrissime port de la Madrague, pour 350<br />

DA par mois. Le soir était très animé, les Algérois venaient manger des crevettes et des rougets<br />

grillés chez Sauveur. Par contre, l’eau du robinet était complètement salée, imbuvable, il n’y avait<br />

39 Volontaire du Service National Actif<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

40 Opération commando à présent tout à fait irréalisable, je préviens ceux qui seraient tentés de le faire !<br />

41 ex La Madrague, à 16 Kms d’Alger sur la côte ouest, haut lieu de fréquentation de la bonne société algéroise<br />

coloniale, fief, les derniers mois, de l’OAS, qui avait placardé, à l’entrée de la plage : « Interdit aux arabes et aux<br />

chiens ».


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

pas de douche dans la villa, j’ai fait installer un pommeau dans l’évier de la cuisine, sur lequel je<br />

grimpais pour me laver ! Pour me décrasser plus à fond, j’avais déniché le hammam de Aïn Benian, la<br />

localité voisine, distante d’un kilomètre à peine. C’est là que j’ai fait connaissance avec Hakim et son<br />

cousin Nassim et nous avons souvent passé des soirées ensemble au cours de cette première année.<br />

C’est Hakim qui m’a fait découvrir la musique kabyle.<br />

Au bout d’un an, nous avons été contraints de déménager et j’ai quelque peu perdu le contact<br />

avec Guyotville. En 1990, je me décide à rechercher Hakim. 1990, ce sont les élections municipales,<br />

remportées par le F.I.S42., et la montée en puissance de ce parti. Je retrouve Hakim, marié, père de<br />

famille, notable installé, vêtu d’une gandoura et portant barbe. Il me revoit cependant sans trop de<br />

gêne ; nous évoquons, un peu, les bons moments du passé. L’ambiance est lourde. Vient à passer le<br />

cousin Nassim et j’ai eu l’une des plus désagréables impressions de ma vie : celle d’être transparent,<br />

inexistant, un non-être, face à un regard absolument vide d’expression, une bouche fermée, ne<br />

laissant échapper que quelques mots en arabe pour dire à Hakim : « Je n’ai jamais rencontré cet<br />

homme ». Depuis seize ans, ce regard mort reste gravé dans ma mémoire.<br />

J’ai revu Hakim l’an passé et les retrouvailles furent vraiment cordiales, il m’a présenté toute<br />

sa famille, sa vieille maman. Pas revu Nassim et pas posé de question.<br />

Cette année, je retourne donc voir mon copain avec grand plaisir et sans appréhension. Je<br />

prends le bus à Baïnem et les arrêts se succèdent : « Falaise », « Saint Cloud ». Je descends à l’arrêt<br />

du centre d’Aïn Benian et me dirige à l’instinct vers la demeure de Hakim. Arrivé à la boutique, je<br />

passe la tête et je demande : « Mon frère, tu as des pièces pour réparer un frigidaire ? » Surprise de<br />

sa part, il me savait de retour au pays mais ignorait le moment exact de ma venue. Et quelques<br />

instants plus tard, je vois déboucher quelqu’un qu’il me présente comme son cousin Nassim : « Tu te<br />

souviens d’Eric ? » Et …. le visage de Nassim s’épanouit en un large sourire, on tombe dans les bras<br />

l’un de l’autre. Alors ?? Mystère. Qui était le Nassim de 1990 ? Le Nassim de <strong>2006</strong> se rappelle<br />

l’Eric de 1975, pas celui de 1990… Je serais prêt à mettre ma main au feu qu’il s’agit de la même<br />

personne. Le principal est que tout nuage est à présent dissipé.<br />

Après son départ, Hakim me confirme que son cousin était très proche du FIS à l’époque. Il<br />

me dit même : « En 1990, franchement, quand je t’ai vu arriver, j’ai trouvé que c’était courageux »<br />

Aujourd’hui, décidément, est un jour faste : Bilal, le cadet de Hakim est triomphant, il vient<br />

de passer brillamment son permis de conduire, du premier coup. Heureusement qu’il en est ainsi, j’ai<br />

l’impression que ma venue a porté chance, j’aurais été désolé du contraire. Quant à Mohamed, l’aîné,<br />

24 ans, il me propose un tour de scooter, jusqu’à El Djemila, histoire de revoir ma première demeure.<br />

Elle a bien triste mine, c’est la seule à ne pas avoir été restaurée, tandis que le petit port a fait peau<br />

neuve, considérablement agrandi, enjolivé, avec une jetée plus longue et de nouveaux restaurants qui<br />

concurrencent Sauveur, où, le temps du week-end, afflue la même foule d’Algérois qu’antan. En<br />

quittant Aïn Benian, je promets de nous revoir la semaine prochaine43 ; cette fois-ci ce sera pour un<br />

repas organisé entre vieux copains, avec Nassim retrouvé.<br />

Ce soir nous dînons dans une villa sur les hauteurs d’Alger, chemin des Glycines. C’est le<br />

quartier des ambassades, celle des U.S.A est un véritable camp retranché. Il n’existe pas de trottoir<br />

42 Front Islamique du Salut<br />

43 promesse non tenue, pour cause de timing extrêmement serré…


chemin des Glycines, qui n’en finit pas de tourner ; les autos le dévalent à toute vitesse et gare au<br />

piéton imprudent, ce n’est pas un quartier où l’on circule à pied. Pour renter la voiture au garage, il<br />

faut placer quelqu’un en sentinelle afin de stopper la circulation et permettre la manœuvre.<br />

Derrière les lourdes grilles, les portails blindés et les murs hauts de trois mètres, les villas,<br />

d’époque coloniale, sont noyées dans la verdure et les jardins croulent sous les bougainvillées. Les<br />

terrasses dominent la baie d’Alger. Pour les Algériens propriétaires de ces bijoux, pas question de les<br />

louer à d’autres Algériens. Ces demeures sont exclusivement à l’usage des étrangers, diplomates ou<br />

privés, les loyers atteignent des sommes faramineuses. Souvent, le propriétaire se réserve une<br />

modeste partie de l’habitation, un sous-sol, deux ou trois pièces. C’est un cas rarissime où le<br />

possédant dort sous son capital et non dessus… Le locataire occupe les deux étages supérieurs. J’ai<br />

eu l’impression d’être sur une autre planète.<br />

Mercredi 16 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Est-ce le pur hasard si mes pas m’ont conduit, à 15h30, devant l’Algéria, le cinéma sur<br />

Didouche, au cœur d’Alger ? C’est l’heure précise où commence la projection de « Beur, Blanc,<br />

Rouge », dont c’est aujourd’hui la sortie, simultanément avec Paris. Je prends ma place. Je dois bien<br />

être le seul Français « pur beurre » à y assister dans la capitale algérienne, au milieu d’un public<br />

hyper jeune, fréquentation mixte, salle plutôt bruyante, disons, vivante. Le sujet du film ? Le match<br />

amical France-Algérie qui s’est terminé par l’invasion du stade de France, déclenchant une polémique<br />

et des réactions amères de part et d’autre de la Méditerranée. C’est traité sur le mode burlesque, je<br />

n’ai pas trouvé hilarant, j’ai plutôt grimacé, face à l’accumulation des malentendus, la montagne<br />

d’incompréhension, le fossé qui sépare de l’autre si proche. Mon problème ? je ne sais pas me<br />

situer, j’ai mal aux deux pays en même temps.<br />

Une scène du film m’a amusé et renvoyé à une histoire similaire qui montre combien la<br />

religion influe sur les goûts, y compris culinaires : le héros se trouve dans une salle de resto avec la<br />

fille qu’il drague, une beurette « intello » ; celle-ci commande un steak tartare. Lui, sans se démonter,<br />

commande la même chose, mais précise au serveur : « bien cuit, mon steak ! ». Le serveur et la fille<br />

se regardent d’un air entendu et celle-ci entreprend d’expliquer au « beau gosse » qu’un steak tartare,<br />

c’est cru… Stupéfaction du garçon qui se ravise aussitôt et demande un hamburger. Eh bien cette<br />

histoire m’a ramené en 1976, au restaurant « Le Cyrnos », établissement chic de la rue Didouche<br />

Mourad, situé au premier étage, à l’abri des regards indiscrets et plutôt destiné à une clientèle<br />

d’expatriés ou de cadres algériens. François nous avaient invités, Jean-Louis, Daniel ainsi que Fatma,<br />

tous collègues de François, sauf moi, dans une Société Nationale. Chacun examine la carte et Fatma,<br />

issue d’une bonne famille bourgeoise de Miliana et qui affectait un air « très grande dame » (en fait<br />

pour cacher sa timidité ou sa gêne), d’un air dégagé, commande un steak tartare. Comme c’est une<br />

personne habituée aux mondanités, son choix pouvait paraître tout à fait normal et nul ne se risque à<br />

lui expliquer la nature du met. Voilà que le serveur revient avec un plateau sur lequel trône un steak<br />

haché, cru, du plus bel effet, accompagné d’un jaune d’œuf et des épices habituelles. <strong>Mai</strong>s à la<br />

différence du beau gosse de <strong>2006</strong> qui avait eu droit à une explication, la pauvre Fatma de 1976 s’est<br />

trouvée confrontée à une situation dramatique et les contorsions qu’elle a faites pour tenter d’avaler<br />

une première bouchée ont eu raison de sa fierté, elle déclara forfait. Par la suite, elle est devenue


ésolument végétarienne44.<br />

Dans la salle, sifflets, quolibets, plaisanteries devant les déhanchements et trémoussements<br />

des jolies beurettes à l’écran, ricanements à l’égard des quelques « Français de souche » (dans le film,<br />

pratiquement tout le monde est français), montrés sous un jour ridicule. Sur les sièges devant moi,<br />

les jeunes grillent une clope et appuient de temps à autre sur un aérosol qui diffuse une brise<br />

« fraîcheur marine ».<br />

Le hammam de Baïnem a fermé une semaine pour travaux de peinture. Ce soir il est à<br />

nouveau ouvert au public. Il est récent mais son agencement est traditionnel, plutôt réussi : de<br />

petites salles voûtées, une grande pièce commune et une autre très chaude où un canoun45 répand<br />

une fumée odorante, provenant d’un bouquet d’herbes où je distingue le parfum du romarin et de<br />

l’eucalyptus, fraîchement cueilli, au-dessus, dans la forêt de Baïnem, toute proche. Les carreaux de<br />

faïence sont décorés de dessins andalous et chacun porte un prénom différent : ce sont les enfants du<br />

propriétaire, mais en plus il y a un carreau « Nawel », c’est le prénom de l’aînée de Boussad et de<br />

Katalin, qui y a travaillé à l’ouverture, en tant que responsable du salon de coiffure féminin.<br />

Jeudi 17 mai<br />

Amine m’a donné rendez-vous après son travail, à 13 heures, en ce début de week end, à la<br />

gare des fourgons à Tizi. Je l’ai donc rejoint en quittant Baïnem très tôt ce matin, « trolley » jusqu’à<br />

Tafoura, la gare en face de l’école de commerce, puis un bus jusqu’à la grande gare routière sur la<br />

moutonnière. Le hall de la grande gare ressemble à celui d’un aéroport, toutes les directions de<br />

l’Algérie sont inscrites, Ghardaïa, Mecheria, Constantine, Oran ; Tizi Ouzou c’est tout au bout. Je<br />

fais « la chaîne »46 au guichet, je paye 10 Dinars mais c’est seulement pour avoir le droit d’accéder<br />

au quai « d’embarquement », après, on paye son billet « à bord ».<br />

Amine est originaire d’Ighil Boumès, un village très haut perché, face au Djurdjura. Autrefois,<br />

quand je venais sur cette commune, la mairie était à Tassaft Ouguemoune, à présent c’est Ibudrarène<br />

qui est devenu chef lieu. Je suis un peu étonné de ce changement mais, sur place, personne n’est en<br />

mesure de m’en donner la raison, qui me fut avancée quelques jours plus tard, par un homme<br />

originaire de la commune « déchue » : elle semblerait d’origine politico historique ; Tassaft<br />

Ouguemoune était le fief, le pays natal du célèbre colonel Amirouche, héros de la Résistance,<br />

tellement populaire en Kabylie qu’il portait ombre aux résistants encore en vie et passés du côté du<br />

pouvoir. « Ah ! Si Amirouche était là ! » Ce genre de réflexion agace prodigieusement les tenants d’un<br />

pouvoir. On aurait voulu tourner la page Amirouche et enlever à son village natal le statut de chef<br />

lieu de la commune pour le transférer à Ibudrarène, d’où nulle célébrité défunte ne risquait d’entacher<br />

la magnificence des autorités en place. Je laisse à l’auteur de cette version l’entière responsabilité<br />

44 pour la suite des aventures de Fatma, se reporter au roman remarquable de Federico Pescanese, La Recomposition,<br />

éd. L’Ecume et les Jours, 2005, que l’on peut se procurer à un prix modique sur le site : www.l-ecume-et-les-jours.com<br />

(pages 102 et suivantes)<br />

45 brasero<br />

46 Je fais la queue<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong>


d’opinion.<br />

Pour se rendre à Ighil Boumès, on passe par les Aït Yenni et la route grimpe en longeant le<br />

nouveau barrage de Taksebt. La route que j’empruntais autrefois est au fond de l’eau, la vallée a été<br />

inondée par l’ouvrage de retenue et seuls quelques arbres immergés témoignent en de rares endroits<br />

des traces de vie antérieure. Amine me montre le lieu où Matoub Lounes fut pris dans un faux<br />

barrage et exécuté. Au croisement d’Aït Ali Ouarzoune et d’Ibudrarène, il faut descendre et<br />

continuer à pied vers Ighil Boumès, qu’on aperçoit sur la crête suivante, à deux kilomètres. Plus loin<br />

Aïn el Hammam. Les crêtes se succèdent et chacune d’entre elles porte un village : Derna, Bou<br />

Adnane, Ighil Sedda... Il fait chaud, on transpire, on prend des raidillons de traverse pour raccourcir<br />

le trajet, c’est le chemin emprunté par les enfants pour se rendre à l’école.<br />

Ighil Boumès est le village natal du chanteur Aït Menguelat, figure symbolique et intouchable de la<br />

culture kabyle. Il partage son temps entre le village, où il a fait bâtir une grande maison sans<br />

prétention, et Tizi Ouzou. Aujourd’hui les volets sont clos. Ce qui frappe ici, c’est l’image d’un lieu<br />

dépeuplé, chaque recensement montre le signe inexorable que le village se meurt. L’été, seulement,<br />

voit un peu d’animation avec le retour des familles pour quelques jours ou quelques semaines.<br />

Beaucoup de maisons sont abandonnées ou délabrées et contrairement à Djemâa, qui est un vaste<br />

chantier, ici pas de nouvelles constructions. Amine retrouve ses cousins, son oncle à la « djemâa » ;<br />

lui et sa famille n’ont pas déserté totalement le pays, les membres de la famille, père, frère, se<br />

relaient pour entretenir la demeure familiale.<br />

<strong>Mai</strong>s il n’y a pas de travail à Ighil Boumès. Les champs sont délaissés, Amine m’entraîne<br />

vers les leurs, à flanc de montagne, plantés de vieux oliviers centenaires, aux formes tourmentées ;<br />

nous nous gavons de cerises, de mûres47 . A la sortie du village, les enfants jouent au ballon à côté de<br />

la fontaine, dont l’eau descend directement du Djurdjura ; elle est glacée et l’air est chaud.<br />

Vendredi 19 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Pour le petit déjeuner, nous avons eu droit à un litre de lait de chèvre, apporté par un petit<br />

cousin, bambin blond et bouclé ; je l’ai bu sans café, sans sucre, pour l’apprécier doublement.<br />

Il fait encore une relative fraîcheur matinale, nous rendossons nos sacs et reprenons, en sens<br />

inverse, le chemin d’Aït Ali Ouharzoune. Je voudrais y retrouver la trace d’une famille que j’ai<br />

connue il y a fort longtemps, retrouvée en 1990 et à nouveau perdue de vue. Le seul indice qu’il me<br />

reste est le berceau familial aux Aït Ali, mais y habitent-ils encore ? Déjà, il y a trente ans, le village<br />

se dépeuplait et les hommes allaient chercher du travail au sud ou à la ville. Les traditions<br />

d’émigration sont anciennes : Ighil Boumès prend la direction d’Oran, Aït Ali celle de Constantine,<br />

un premier cousin s’y est installé, un autre a suivi…<br />

A l’épicerie d’Ibudrarène, nous demandons après la famille d’Abdesslem. Leur maison est<br />

vide, ils sont installés à Tizi Ouzou. Un parent se propose de nous indiquer leurs coordonnées.<br />

Nous cheminons à pied vers le village des Aït Ali, distant d’un kilomètre, ce qui me donne le temps<br />

47 Les mûres de l’arbre et non du buisson, arbre dont les feuilles nourrissent les vers à soie.


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

de me présenter, pour bien montrer que je suis un ami de la famille. Deuxième station, à l’épicerie<br />

des Aït Ali, possédée par un beau-frère. Cette fois-ci, l’accueil est glacial. Personne ne sait leur<br />

numéro de téléphone, c’est tout juste s’ils les connaissent… du coup, le parent aimable commence à<br />

se rétracter. Il nous demande d’attendre en bas de chez lui, il va appeler Tizi. Nous poirotons une<br />

bonne demi-heure et nous apprêtons à prendre la poudre d’escampette, mais un scrupule me retient,<br />

nous envoyons un jeune en éclaireur ; le parent revient, non, il n’a eu personne au téléphone, il est<br />

désolé. Comble de vexation, il ne nous donne même pas le numéro pour que nous puissions faire une<br />

tentative à notre tour. Amine est ulcéré, mais moi, je comprends un peu : deux étrangers, à pied, sac<br />

au dos, qui débarquent comme ça, la méfiance est naturelle. Nous attendons un hypothétique<br />

fourgon de retour pour Tizi, c’est vendredi, l’heure de la prière, nos chances sont très minces. Et le<br />

miracle se produit ! un fourgon vide apparaît dans le virage, stoppe à notre niveau, nous embarque ;<br />

Amine raconte notre mésaventure et le second miracle se produit : le chauffeur se tourne vers moi,<br />

me donne un numéro de portable, avec le nom du neveu d’Abdesslem, à la condition suivante : « tu<br />

ne dis pas que je te l’ai donné ». J’appelle, j’entends une voix juvénile au bout du fil, je me présente<br />

et, exclamation : « Monsieur Eric !! On parlait de vous il y a deux jours ! » Du coup, le chauffeur se<br />

retourne vers moi et me lance : « tu dis que c’est Malik qui t’a donné le numéro ».<br />

Tout le reste du trajet jusqu’à Tizi, le haut-parleur du fourgon déverse à tue-tête une scie<br />

« J.S.K, J.S.K. », chanson à la gloire de la célèbre équipe de foot. Cela me remet en mémoire une<br />

polémique datant de 1978 ou 79 : pour faire disparaître toute trace ethnique dans les sigles des<br />

équipes, on les avait toutes rebaptisées. En réalité, seule la J.S.K., Jeunesse Sportive Kabyle, était<br />

visée, mais pour donner le change, on a affublé les équipes de noms grotesques, ayant un rapport<br />

avec une grosse entreprise nationale de chaque wilaya : M.C.A. et M.C.O. sont devenus<br />

respectivement M.P.A. et M.P.O., Mouloudia des Pétroliers d’Alger et d’Oran, tandis que la J.S.K.<br />

s’est métamorphosée en … J.E.T., Jeunesse Electronique de Tizi Ouzou ! <strong>Mai</strong>s cette lubie n’a pas<br />

duré longtemps et tout est bien vite rentré dans l’ordre (ou le désordre ?).<br />

Au cours de ce vendredi après-midi, de la soirée et de la matinée qui ont suivi, je vais<br />

retrouver la famille au grand complet, même le frère d’Abdesslem, appelé au Sud par téléphone. Je<br />

ne les ai pas revus depuis 1990. Abdesslem me présente ses amis et associés et commence alors, de<br />

17 à 21 heures, un mini tour de Kabylie : une petite bière sur les hauteurs de Bouhinoun,<br />

surplombant magnifiquement Tizi, chez un clandestin nommé Mohamed qui ne sert de limonade<br />

qu’à titre très exceptionnel et sur avis médical, puis Beni Douala, les Ouadhias, les Ouacifs et retour<br />

par le barrage de Taksebt, pour se regrouper autour du couscous familial. La soirée sera longue à<br />

évoquer tant de souvenirs et surtout, le plus émouvant d’entre eux, qui me saisit quand je revois<br />

« ma » fille, Amber, bientôt 30 ans. Voici l’histoire de sa naissance : j’étais invité aux Aït Ali, en<br />

1977 et la belle sœur d’Abdesslem, Fouzia, attendait son premier enfant. Son mari, Kacem,<br />

travaillait déjà au Sud et n’était pas présent. Au petit jour, elle est prise de douleurs, le terme semble<br />

imminent. La maternité est à Souk el Had, vingt kilomètres de lacets en épingles à cheveux plus bas.<br />

Pour tout transport, ma petite R4. On égorge un poulet avant de se lancer. Et j’ai fait le trajet, la<br />

peur au ventre, avec Fouzia qui gémissait derrière et que je m’attendais à voir accoucher à tout<br />

instant. Heureusement, sa belle-sœur nous accompagnait, au cas où… Ce fut le parcours le plus long<br />

de ma vie. Enfin nous atteignons la maternité, la délivrance pour moi et pour Fouzia, … le lendemain<br />

seulement ! Vous comprenez pourquoi je considère Amber un peu comme ma fille. <strong>Mai</strong>ntenant,<br />

c’est une charmante jeune femme, ingénieur agronome, avec une bonne situation, pour une fois en<br />

rapport avec les études accomplies, ce qui est presque un exploit au jour d’aujourd’hui. D’ailleurs, le


este de la famille est à son image, et les retrouver si unis me réchauffe le cœur.<br />

Samedi 20 mai<br />

Abdesslem et son associé ont absolument tenu à me raccompagner jusqu’à Djemâa et cela<br />

m’a fourni l’occasion d’observer une scène savoureuse. L’associé a pris rendez-vous avec des<br />

hommes d’affaires dans un café, sur la route, à Oued Aïssi. Ce premier rendez-vous a échoué, les<br />

hommes d’affaires avaient été bloqués par un barrage routier. Second rendez-vous, sur le bord du<br />

chemin, un peu plus loin, du côté de Tala N’Toulmoute (cf l’histoire de cette fontaine plus haut).<br />

Nous nous garons. Une grosse Mercedes se place devant nous. En sortent deux très jeunes gens, fils<br />

d’un riche affairiste tizi-ouzien. Pendant que l’un d’eux va passer le temps de l’entrevue pendu à son<br />

portable, l’affaire se traitera avec l’autre, appuyé sur le capot du véhicule. Abdesslem et moi<br />

croquons la scène depuis notre auto.<br />

A Djemâa, le couscous, prévu pour le vendredi, a été reporté à ce midi pour moi, qui ne suis<br />

pas rentré à la maison hier soir. Je l’avale en vitesse et repars pour Tizi car j’ai rendez-vous avec<br />

Salem à 16 heures, à la sortie de son travail, pour me rendre à Tikobaïne, sur la commune de<br />

Ouaguenoune, à environ 25 Kms de Tizi. Arrivés à Tikobaïne, nous empruntons un second fourgon,<br />

qui longe le barrage du même nom, pour atteindre Mahbouba, village agricole socialiste des années<br />

80. La vie socialiste de ce site fut de courte durée, puisque l’expérience de la révolution agraire, après<br />

avoir décliné lentement, s’acheva brutalement en 1989. Les habitations furent alors revendues, la<br />

terre rendue aux anciens latifundiaires ou distribuée à ceux qui voulaient la cultiver. La particularité<br />

de Mahbouba est que le village a été investi par les villageois des communes voisines, en particulier<br />

la commune d’Abizar48 ; par conséquent, la population y est homogène, à la différence d’autres<br />

anciens villages socialistes, à la composition hétéroclite. Cela lui confère un aspect convivial assez<br />

proche du village kabyle traditionnel, la djemâa49 en moins, remplacée par un comité social élu, aux<br />

membres plutôt jeunes.<br />

Ici, les gens parlent facilement et parfois les sujets abordés sont très graves, touchent à<br />

l’essence même de l’individu : comment réagit-on quand on est un djoundi50 de 22 ans dans les<br />

années 96-97 et que l’on « nettoie » les poches de terrorisme ? On se couche à plat ventre, et on tire<br />

avec son arme, surtout sans se demander si ses propres balles atteignent un adversaire du même âge,<br />

tapi à quelques centaines de mètres de là. Et comment accuse-t-on le coup quand on s’aperçoit, une<br />

fois le contrat de mariage signé, que sa femme, choisie par la famille, est « entachée » d’un handicap<br />

rédhibitoire qui l’empêchera à coup sûr d’enfanter ? On divorce alors, sans que le mariage ait été<br />

consommé, et on devient méfiant à l’égard de tout. La religion peut aider à retrouver un équilibre<br />

48 Connue pour « le cavalier d’Abizar » mais sa localisation n’est pas claire. Le Cavalier d’Abizar (« Amenay U<br />

bizar ») est une stèle libyque, exposée au Musée d’Alger (III-II e siècle av. J.C.), représentant un cavalier barbu armé<br />

d’un petit bouclier rond. On dit que le Capitaine Abizar fit quatre stèles identiques pour délimiter son territoire. Avec<br />

l’occupation française on n’en découvrit que deux. Abizar serait le second village d’Algérie par sa population (18 000<br />

habitants en 2000)<br />

49 Lieu de rassemblement des sages du village, où se traitent les problèmes.<br />

50 Appelé du contingent<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong>


précaire mais on ne s’y réfugie pas systématiquement, d’autres optent pour une laïcité à tout crin<br />

afin de protester contre une société qu’ils jugent bloquée.<br />

Faire des études de berbère pour l’enseigner à son tour ne donne pas l’assurance d’un poste<br />

et être affecté loin de chez soi a tout du cadeau empoisonné : pas de logement, pas de repas, des frais<br />

de transport, tout grève si lourdement le budget que l’on est dissuadé d’accepter une affectation.<br />

Une de mes rencontres fut un retraité, père tranquille à l’allure débonnaire, ayant vécu une<br />

mésaventure peu commune, qui vous fera réfléchir avant de choisir un associé : notre homme s’était<br />

porté acquéreur dans le Nord (de la France), en association avec un autre, pourtant kabyle lui aussi,<br />

comme quoi…, d’un petit hôtel restaurant ; cet établissement a bien marché, un certain temps,<br />

jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que son compère, indélicat, faisait des détournements et compromettait<br />

l’avenir de l’entreprise. Voulant se désengager, il demande sa part, mais en pure perte. Il porte<br />

plainte, va en justice, se heurte à un mur. En désespoir de cause, il menace l’escroc de l’ultime<br />

sanction, espérant l’impressionner, mais face à son refus, il se voit contraint de passer à l’acte, sous<br />

peine de perdre la face, et lui tire un certain nombre de balles dans le corps, sans espoir de rémission,<br />

ni de remboursement, d’ailleurs… Condamné à cinq ans de prison, il n’en fait que trois à condition<br />

de ne plus remettre les pieds sur le sol français. Depuis il a refait sa vie et tenté d’oublier ce mauvais<br />

rêve. Il me fait admirer paisiblement le coucher de soleil sur le barrage de Tikobaïne.<br />

Toutes ces confidences, je les ai recueillies en une soirée, auprès d’inconnus, et sans les<br />

solliciter…<br />

Dimanche 21 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Le matin, entre 7h30 et 8h30, la route de Tikobaïne à Tizi Ouzou, qui croise celle de Tigzirtsur-mer<br />

au niveau du pont sur le Sebaou, est complètement embouteillée ; des milliers de véhicules,<br />

particuliers et fourgons, affluent vers la capitale de la Grande Kabylie pour acheminer leurs<br />

passagers vers leur lieu de travail. Si Tizi est surpeuplée et présente les caractéristiques d’une ville<br />

champignon, toutes les communes avoisinantes sont également en plein essor et voient leur<br />

population croître, contrairement aux villages qui ceignent le Djurdjura et dépendent des communes<br />

d’Ibudraren, Ouacifs, Maatkas, Mechtras, Boghni. Il y a deux rythmes de développement en<br />

Kabylie.<br />

Après un petit décrassage à mon hammam, je retrouve Farouk, le frère de Sofiane, devant la<br />

gare des fourgons. C’est le moment de mettre à exécution ma surprise : aller accueillir, à l’aéroport,<br />

Sofiane, « un ami de trente ans », mais un vrai, qui vient de Paris pour passer une semaine au village<br />

avec sa femme, Ourida, afin de meubler la maison qu’il vient d’achever de faire bâtir. Farouk conduit<br />

le véhicule que Sofiane a rapporté récemment, et son immatriculation remonte à la veille. Malgré<br />

qu’il soit très spacieux, il sera bondé tout à l’heure, car nous sommes cinq adultes et l’aînée de<br />

Farouk, 5 ans, en plus d’une montagne de bagages. Sofiane, toujours serviable (trop ?) s’est proposé<br />

de déposer à Tizi Ouzou une femme originaire de son village, venue voir ses enfants. Nous sommes<br />

tout heureux de nous retrouver et je réussis même à citer, à une exception près, dans l’ordre, les<br />

douze frères et sœurs de Sofiane, que je connais tous.<br />

Nous entamons la longue succession des villages des Beni Douala perchés sur les crêtes, l’une


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

des plus impressionnantes de Kabylie : Aït Bouyahia, Taguemount Azouz, Taourirt Moussa,<br />

berceau et tombeau de Matoub Lounes, Agouni Arous, Tagragra et enfin Tizi Hibel, le village de<br />

Sofiane, mais aussi de Mouloud Feraoun51, dont la tombe, toujours fleurie, est visible de la route, et<br />

également de Fadhma Aït Mansour52.<br />

Dès l’entrée de Tizi Hibel, Sofiane et Ourida sont apostrophés de toutes parts. Un jeune dit<br />

à Sofiane, en me voyant, moi qui suis présenté comme son ami : « Alors, ton ami est venu au village<br />

pour se marier ? » A la maison familiale, nous retrouvons le reste de la famille, celle qui n’a pas<br />

émigré, Driss, le frère qui, en âge, vient immédiatement après Sofiane, les belles-sœurs, les neveux.<br />

Driss travaille à Bougara53 (ex Rovigo) depuis 28 ans et fait la navette chaque quinzaine. Les<br />

témoignages de scènes d’horreur sont les mêmes que ce que j’ai entendu de son homonyme qui<br />

travaille au musée des Beaux-Arts. Je reconnais la femme de Driss, rencontrée en 1989, juste après<br />

son mariage, grâce à un signe particulier : elle possède d’extraordinaires yeux gris, ce qui m’avait<br />

permis, à l’époque, d’apprendre comment on dit cette couleur en kabyle : « sifa g’ired »,<br />

littéralement couleur de cendre.<br />

Sofiane et Ourida me font les honneurs de leur nouveau domaine. Ils ont acheté, en deux<br />

reprises, deux vieilles masures contiguës, au cœur du village, opération toujours délicate, car, même<br />

si les propriétaires délaissent souvent la bicoque ancestrale pour une cage à lapins à Tizi Ouzou ou<br />

Alger, ils répugnent à se séparer du bout de terrain de leurs racines. Les masures ont été rasées et à la<br />

place a jailli, à pic sur le versant, une magnifique demeure à trois étages ; sincèrement, je laisse<br />

échapper un cri d’admiration : rien à voir avec « les maisons à la crème chantilly » que l’on voit<br />

envahir le paysage, construites par les émigrés ou les nouveaux riches, tarabiscotées, avec des<br />

matériaux clinquants, des mélanges de briques et de tuiles de couleur, ce qui leur donne l’aspect de<br />

pâtisseries avec beaucoup de crème. Non, la maison de Sofiane a été mûrement pensée, elle n’a rien<br />

d’ostentatoire, des balcons et une grande terrasse l’ouvrent sur le panorama du Djurdjura. Même<br />

vide, elle donne l’envie d’y habiter et Sofiane me lance, avec son regard taquin : « alors ? maintenant<br />

tu viendras chez moi ? Il y a suffisamment de confort ? » Comme si j’attendais cela pour le<br />

retrouver !<br />

Driss aussi me fait visiter sa maison, plus traditionnelle, située quelques ruelles plus loin. Au<br />

retour, nous sommes arrêtés à la djemâa par un groupe de vieux ; au cours de la discussion,<br />

j’apprends, non sans étonnement, que « Sèvres-Babylone est le premier préfet berbère qui a régné<br />

sur Rome en 60 avant Jésus-Christ ». Faudra que je vérifie…<br />

Pour l’étymologie de Tizi Hibel, les avis sont partagés. Pour certains, cela signifierait le col<br />

du fou, « hibel » aurait une origine arabe. Pour d’autres, partisans d’une explication plus orthodoxe<br />

et surtout plus berbère, « ibel », sans h, serait un mot touareg voulant dire le chameau, d’où le col<br />

du chameau, ce qui a meilleure allure que le col du fou. Si quelqu’un peut donner son avis….<br />

51 Mouloud Feraoun (1913-1962), écrivain d’expression française, instituteur, humaniste, assassiné par l’OAS, a décrit<br />

par ses romans la société kabyle : Le Fils du Pauvre, La Terre et le Sang, Les Chemins qui montent.<br />

52 Fadhma Aït Mansour, (1882-1967), mère de Marguerite-Taos Amrouche, poétesse, chanteuse berbère, a écrit<br />

Histoire de ma Vie, où elle retrace le parcours d’une famille kabyle chrétienne. Fadhma Aït Mansour fréquenta, vers<br />

1895, l’une des premières écoles de filles, à Fort National en même temps que la trisaïeule de Fatiha, Fatma, qui<br />

deviendra institutrice, et elle en parle dans son livre, sous le nom de Valentine (page 86)<br />

53 J’ai déjà parlé de cette localité située près d’Alger, dans le « triangle de la mort », au pied de l’atlas blidéen.


Lundi 22 mai<br />

Vous devez vous dire que je ne suis pas sérieux, à vadrouiller comme ça, pendant que Fatiha<br />

est enrôlée depuis douze jours à la confection des gâteaux de mariage. Justement, aujourd’hui, j’ai<br />

reçu un appel téléphonique pour me rappeler mes obligations. Les vacances sont terminées, il me<br />

faut rentrer sur Alger. Je suis invité à dénicher un cuiseur de riz électrique pour compléter le<br />

trousseau du jeune ménage.<br />

Sofiane et Ourida vont écumer les magasins de meubles de Tizi Ouzou pour équiper leur<br />

maison. Ils prennent les mesures, tiennent conseil, demandent mon avis. Nous faisons un détour par<br />

Taourirt Moussa, pour me montrer la maison et la tombe de Matoub Lounes. Au sous-sol, un<br />

garage, protégé par une lourde grille, à l’intérieur, telle une relique, la voiture de Matoub, criblée de<br />

balles. Partout des portraits du chanteur, dans les villages des Beni Douala, des inscriptions à la<br />

peinture : « 1983 – 1990 – 1997 – Le Vote Oulashe 54».<br />

Farouk, Sofiane et Ourida me laissent à la grande gare routière de Tizi. J’aimerais bien me<br />

retrouver en juillet pour voir leur maison meublée…<br />

A Baïnem, l’effervescence est à son comble. On a carburé pendant mon absence. Les gâteaux<br />

sont incroyables de fantaisie, de couleur, de forme. Plus de dix variétés, et en des quantités<br />

faramineuses ! Défense d’y goûter ! Seuls les « éclopés » peuvent être testés.<br />

Pour me mettre en quête d’un cuiseur de riz, je passe prendre Slimane à la sortie de sa<br />

boutique, à 16h30, près de la grande mosquée Katchaoua, au pied de la Casbah. Nous faisons les<br />

vitrines et les étals de la rue Bab Azoun, la rue Ben Mehidi, jusqu’à la Grande Poste, la rue Hocine<br />

Asselah et revenons par la Casbah, le Marché de la Lyre, la Place des Martyrs, les rues<br />

commerçantes de Bab El Oued. Bredouilles ! Tant pis pour le cuiseur de riz ! On en ramènera de<br />

France la prochaine fois.<br />

Mardi 23 mai<br />

Ça y est ! on est dans le feu de l’action ! Aujourd’hui, quatre voitures partent sur Akbou<br />

(200 Kms) en Petite Kabylie, pour ramener la mariée. El Houcine, lui, doit rester et l’attendre<br />

sagement. Pour tromper l’attente, il va aller chez le coiffeur, se faire beau, revêtir un habit ; nous le<br />

retrouverons ce soir pour nous accueillir. Les véhicules partent presque à vide, pour transporter les<br />

proches qui accompagneront Tala55. Font partie du cortège, Boussad, père du marié et Nawel, sœur<br />

aînée. Fatiha, Souhila et moi sommes du voyage. Je me vois confier la responsabilité de cameraman,<br />

lourde tâche puisqu’il faut que je fournisse un travail digne de laisser un souvenir impérissable.<br />

Le trajet emprunte la route de Constantine, laissant Tizi Ouzou sur la gauche. On longe la<br />

chaîne des montagnes kabyles par le sud. Juste après l’embranchement de Tizi Ouzou, commencent<br />

les gorges de Lakhdaria (ex Palestro), connues pour leur beauté mais aussi en raison de leur insécurité<br />

54 Pas de vote.<br />

55 Signifie fontaine en kabyle.<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong>


en temps de trouble, aussi bien à l’époque de la guerre de libération que plus récemment, avec le<br />

terrorisme. La route est quadrillée de casernes, de bastions fortifiés, de tourelles et de barrages<br />

filtrants. Elle va se transformer bientôt en une « deux fois deux voies », pour relier de manière rapide<br />

le Maroc à la Tunisie ; des tronçons sont achevés, d’autres sont en cours de raccordement. Le plus<br />

long viaduc d’Algérie se dresse au-dessus de nos têtes, à la hauteur de Bouira, qui permettra une<br />

économie appréciable de temps. Des entreprises étrangères ont proposé leurs services pour édifier<br />

cette autoroute, à condition d’en exploiter la concession, mais le gouvernement a refusé, préférant la<br />

solution de la gratuité pour les usagers.<br />

A l’entrée d’Akbou le cortège se reforme et on y met la touche finale : la couronne de fleurs<br />

est posée sur le capot de la voiture de tête, celle qui accueillera Tala. Concert de klaxons dans<br />

Akbou, que je ne reconnais pas, comme toutes les villes que je n’ai pas revues depuis trente ans, en<br />

raison des constructions nouvelles, souvent inachevées, qui ont poussé un peu partout. On monte<br />

vers la partie haute de la ville, qui fait face à la montagne. Des youyous nous accueillent, les femmes<br />

sont au balcon, les hommes en bas de l’immeuble. Congratulations, embrassades, les deux pères se<br />

donnent l’accolade et toute notre petite troupe s’engouffre dans les escaliers. Je fais mon boulot de<br />

cameraman du mieux que je peux, multipliant les zooms et les contre plongées. Nous, les hommes,<br />

sommes installés dans le salon pendant que tout ce qui est féminin disparaît comme par<br />

enchantement. On nous sert des « gazouz56 » avec des petites corbeilles individuelles de pâtisseries<br />

et des sachets de dragées. Il a été convenu de ne pas faire de repas, pour ne pas fatiguer la maman de<br />

Tala, qui sera du voyage. Le papa, par contre, ne l’accompagnera pas, ainsi le veut la tradition.<br />

J’ai entendu s’égrener beaucoup de souvenirs des années 96-97. Avoir 17 ans en 1996 en<br />

Algérie ; « quand on partait en boîte, on y passait la nuit, à cause du couvre-feu, tout était barricadé<br />

et on nous relâchait au petit jour, vers 5 heures du matin. Alors, quand je suis arrivé en vacances<br />

avec ma famille, à Palma de Majorque, je n’en croyais pas mes yeux, et pourtant, j’étais averti,<br />

j’avais l’habitude de regarder les T.V. occidentales. Cet été-là, je n’étais absolument pas bronzé,<br />

blanc comme un cachet d’aspirine, je ne voulais vivre que la nuit, profiter de la liberté, de la danse,<br />

de la jeunesse, de ma jeunesse ; je m’endormais au petit matin pour me réveiller à la nuit et<br />

recommencer. J’y suis retourné chaque fois que le visa m’était accordé (une fois sur deux…). A<br />

présent j’y ai trouvé d’autres plaisirs, je ne vais presque plus en boîte, j’ai découvert la plongée,<br />

mais ce bain d’oxygène m’a sauvé de la déprime totale. »<br />

« En 96, je me souviens, on devait acheter un cadeau pour un mariage, tous les magasins<br />

étaient fermés à cause de la peur. Il n’y en avait qu’un seul à avoir ouvert ; mon mari me dit « vite,<br />

vite ! achète ça, on s’en va ! » mais moi je voulais choisir. Et ma fille qui s’habillait en minijupe,<br />

avec des bottes hautes ! C’était terrible, la peur au ventre. »<br />

Mercredi 24 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Baïnem, tôt le matin ; comme je me sens inutile au milieu de cette équipe bien organisée et<br />

tellement rodée (hier soir, j’ai quand même épluché 10 kg d’oignons, et presque sans larmes), je vais<br />

56 Limonades de diverses couleurs, parmi lesquelles il faut noter le Sélecto, à l’aspect du Coca mais au goût de bubble<br />

gum….


prendre le frais et me doucher dehors.<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Pour ce qui est de prendre le frais, j’ai été servi : le petit chemin qui descend vers la plage de<br />

Baïnem57 m’a mené à un paysage glaçant : des constructions délabrées, à plusieurs étages, cernent la<br />

plage, des squats sont visibles, avec des couvertures abandonnées ; par un escalier branlant, on<br />

accède à une terrasse dominant la mer houleuse, sans garde-fou, hérissée de fer à béton et jonchée de<br />

détritus, un vent de tempête s’engouffre dans ces couloirs et ces fenêtres béantes et le tout donne<br />

une impression de désolation préfigurant l’apocalypse.<br />

Plusieurs constatations et hypothèses s’imposent : l’Algérie se réveille plus tard qu’autrefois<br />

(on m’a dit que les années de terrorisme n’étaient pas étrangères à ce changement d’habitude, les<br />

petits matins blêmes étant parfois fatals….) ; les hammams sont fermés dans la tranche horaire<br />

matinale réservée d’ordinaire aux hommes, sans doute par souci de rentabilité, une fréquentation<br />

inférieure à cent personnes est jugée insuffisante et aller au hammam est devenu un luxe pour<br />

beaucoup. Et à huit heures du matin, les douches n’étaient toujours pas ouvertes…<br />

Par contre, les cyber cafés font le plein et jusqu’à tard dans la nuit, ils sont ouverts presque<br />

« H24 ». Le tchat sur internet connaît un engouement prodigieux, s’y frottent toutes les<br />

composantes de la société algérienne, plutôt la jeunesse, mais également des quinquagénaires, des<br />

hidjebs comme des barbus, des chevelus comme des minets. Plusieurs niveaux de discussion, mais de<br />

toutes manières, une grande soif de communiquer. On drague beaucoup sur internet : vers l’étranger,<br />

avec l’espoir que les rencontres pourront se concrétiser un jour, mais aussi localement, avec un<br />

objectif très précis : rencontrer l’interlocuteur au plus vite et conclure avec lui rapidement, en<br />

particulier pour les gays, qui ont trouvé là un moyen relativement sûr d’affirmer leur orientation<br />

sexuelle. Il y a même un cyber à Alger, où il n’est nul besoin de tchater, il suffit d’observer et la<br />

rencontre se fait sur le vif. Le film « Viva l’Algeria » est significatif de cette évolution ultra rapide et<br />

déconcertante des mœurs, quoique certains lui reprochent de ne décrire qu’une société privilégiée (les<br />

« chichis » algérois). La police fait parfois des descentes dans les lieux de drague, où les couples<br />

(hétéro) sont tranquillement dans les voitures, le plus souvent à deviser tendrement, car il est<br />

impossible pour eux de trouver un refuge pour abriter leurs amours. On m’a dit que 80% des jeunes<br />

femmes traînées au commissariat avec leur compagnon portent le hidjeb. Ne pas porter le hidjeb,<br />

c’est s’exposer à la vue de tous. Si le hidjeb est un paramètre nouveau, le problème du couple qui ne<br />

sait où se fréquenter, ne serait-ce que pour apprendre à se connaître, n’est pas nouveau. Sans livret<br />

de famille, point de salut…<br />

La grande réception de mariage va se dérouler dans l’après-midi, suivie d’un dîner où tous<br />

sont conviés, dans une salle de fêtes à une quarantaine de Kms d’Alger, en bordure de mer. Pour<br />

l’instant, la principale activité des hommes de la famille est de récupérer la parentèle venue de<br />

Kabylie par le car. Je fais partie de ce comité d’accueil, ce qui me permet de sillonner Alger en tous<br />

sens, à la recherche des uns et des autres, et nous traversons des lieux au nom évocateur du passé :<br />

de Bab El Oued à El Biar, il nous faut passer par « Trois Horloges », « Triolet », « Fontaine<br />

Fraîche », « Les Tagarins ». En réalité, tous les lieux ont été rebaptisés, mais on continue à les<br />

appeler de leur ancien nom : Clos Salembier, l’Aérohabitat, édifié par le Corbusier. Près de la Grande<br />

Poste, un petit vendeur doit être en train de faire fortune : d’après de vieilles cartes postales, il a fait<br />

des facs similés, assez grossiers d’ailleurs, représentant l’Algérie coloniale, les personnages de la<br />

57 Il faut dire qu’un écriteau avertit : « Attention plage polluée, défense de se baigner ».


lutte pour l’indépendance et les Algérois se les arrachent, on les voit assoiffés d’images de leur<br />

passé.<br />

Voici enfin venue l’heure de nous rendre à la réception. Nous nous y rendons en cortège. Les<br />

femmes de la famille sont depuis le matin à pied d’œuvre dans les cuisines de la salle des fêtes, pour<br />

préparer le repas du soir. Appel de Nawel pour leur apporter des sachets de levure chimique, notre<br />

voiture s’abstrait du cortège et bifurque vers le Domaine Bouchaoui (ex Domaine Borgeau, du nom<br />

d’un des plus gros colons d’Algérie), à la recherche d’une épicerie, que nous trouvons face à la vieille<br />

demeure coloniale, au centre des terres, peu après le domaine de la Trappe. Seul changement au<br />

décor, un Fast Food Pizza avoisine la boutique.<br />

Que dire de la réception ? Le marié, son père, les parents les plus proches, accueillent les<br />

invitées sur le parvis de la salle. Elles sont ensuite dirigées vers le grand salon, où officie un DJ<br />

faisant alterner musique arabe et kabyle, chacune y va de son petit tour de danse pour manifester sa<br />

joie, les petits fours et les pâtisseries circulent, la « gazouz » également. Les hommes sont dans un<br />

salon contigu, plus petit. Plusieurs cameramen, professionnels ceux-là, sont chargés de confectionner<br />

la cassette du mariage, genre assez monotone et répétitif auquel on n’échappe pas. La mariée change<br />

de tenue à de nombreuses reprises et c’est l’occasion, chaque fois de faire un tour de salle, au bras<br />

d’une belle-sœur, d’une sœur, ou même du marié…Le nombre de tenues présentées est<br />

proportionnel à la réussite de la cérémonie, la robe blanche avec tulle et couronne occidentale, la<br />

tenue kabyle, la tenue turque, la tenue hongroise, etc. Echange des alliances, découpe du gâteau, toast<br />

(avec « gazouz »), et pendant ce temps, les cadeaux s’amoncellent sur plusieurs tables, ils<br />

meubleront un fourgon entier, ce soir, quand nous quitterons les lieux.<br />

Les cuisines bourdonnent d’activité, le repas, pour trois cents convives est intégralement<br />

préparé par la famille et certaines femmes sortiront de cette épreuve épuisées. Quand le mariage est<br />

organisé au sein de la famille, le manque de place occasionne plusieurs services pour nourrir tout le<br />

monde, et chacun d’entre eux est expédié promptement pour laisser place au suivant. Ici, rien de tel,<br />

la salle est immense et le service est unique, mais l’habitude est gardée de manger ce repas à toute<br />

vitesse, ce qui déconcerte par rapport aux festins de noces français qui s’étirent en longueur. Vers 21<br />

heures, tout est terminé, il ne reste plus qu’à ranger et débarrasser les lieux, pour un repos bien<br />

mérité, mais très court car demain, on reçoit la belle-famille, chez Nawel et Titou, qui possèdent une<br />

grande maison, édifiée petit à petit car la construction coûte cher. On prévoit un repas de 80<br />

couverts, en plusieurs services.<br />

Jeudi 25 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

La nuit fut brève à Baba Hacen, banlieue d’Alger, à une quinzaine de kilomètres du centreville.<br />

La maison est effectivement très spacieuse, dans une zone totalement rurale il y a encore<br />

quelques années, sur les terres d’un ancien domaine colonial. Pour y accéder, une rue en pente<br />

vertigineuse, on a l’impression de descendre au fond de l’oued, j’espère que celui-ci a oublié son lit…<br />

Le garage est gigantesque, occupant tout le rez-de-chaussée, il contiendrait facilement six ou sept<br />

véhicules, mais pour l’instant, il est encombré d’un amoncellement d’objets hétéroclites, dont<br />

l’épave de la voiture d’un copain du jeune couple, en attente de la visite d’un expert aux assurances.<br />

Au premier étage, la construction est (presque) terminée, l’agencement est original et le living room


convivial. Le second est en projet, quand les fonds arriveront. La façade extérieure n’est pas du tout<br />

finie, si bien que la belle-famille de El Houcine a eu une petite sueur froide en voyant le chantier. Elle<br />

a été rassurée en parvenant au premier palier et la belle-mère s’est exclamée : « C’est comme en<br />

France ! ».<br />

Faire la cuisine pour tant d’invités relève de la haute voltige, car les installations n’ont pas la<br />

fonctionnalité de la veille. En outre, il est impensable de servir les mêmes mets, il faut donc tout<br />

reprendre à zéro : poivrons grillés à la tomate, piments frits arrosés d’huile d’olive. Des monceaux de<br />

galette ont, heureusement, été préparés par la voisine. Chorba au mouton. Boulettes de bœuf et osso<br />

bucco d’agneau. « L’ham lahlou58 ». Il est de tradition de servir beaucoup de viande dans les fêtes.<br />

Salade verte. Fruits (en quantité insuffisante par ma faute, car je n’arrive pas à me faire aux normes<br />

en vigueur dans ce genre de festin où tout doit déborder d’abondance). Pâtisseries et café.<br />

Très tôt ce matin, nous sommes partis faire le marché de la viande à Chéraga. Au retour, au<br />

niveau d’un dos d’âne, un de ces innombrables ralentisseurs qui rendent la conduite encore plus<br />

dangereuse et soumettent les suspensions des véhicules, déjà épuisées, à rude épreuve, j’observe une<br />

curieuse scène : les autos roulent au pas, du côté gauche une jeune femme profite du ralentissement<br />

pour faire la manche tandis que sur le côté droit, un fauteuil roulant sur lequel gît un corps prostré et<br />

sans âge finit d’encadrer étroitement la voie pour mieux attirer la compassion. L’Algérien a le cœur<br />

sur la main et on est déconcerté de voir à quel point il est facile de déclencher chez lui un geste de<br />

générosité, alors que tout est fait pour l’arnaquer. Voyant la scène, mon compagnon de route s’est<br />

contenté de hocher la tête : « Elles sont connues, ces deux-là et elles voyagent beaucoup, la semaine<br />

dernière, elles opéraient à Sétif. ». Quelques jours auparavant, j’avais été choqué par une photo dans<br />

un quotidien, montrant une fillette d’une douzaine d’années, à demi nue et handicapée, qui<br />

accompagnait un texte implorant une aide pour pouvoir l’opérer.<br />

Le repas du soir est restreint à la famille proche, nous étions quand même une bonne<br />

trentaine, ce qui a donné l’occasion d’une photo de famille mémorable, dont j’avais lancé l’idée. Pour<br />

que tout le monde y figure, nous étions concentrés dans un espace étroit, les petits accroupis devant,<br />

puis un rang assis, d’autres debout derrière et enfin, les plus intrépides grimpés sur le canapé. <strong>Mai</strong>s<br />

voilà que débouche d’un salon voisin, au dernier moment, juste avant le déclic fatidique, un membre,<br />

éminent, de la famille, qui s’assoit, tout naturel, à l’extrémité hors champ de la photo. Pas question<br />

de le déplacer, ni de le faire asseoir en tailleur…Deux clichés deviennent nécessaires. Je prends le<br />

premier sur la gauche, avec le dernier venu dans le champ de mire et, … catastrophe, j’entends le<br />

bruit du rembobinement automatique de la pellicule. J’ai zappé une bonne moitié de la famille, dont<br />

Fatiha !! Consternation de ma part, éclat de rire de l’assemblée. Heureusement, le numérique est<br />

venu à mon secours et d’autres clichés ont été pris de cette pose historique.<br />

Vendredi 26 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Une dernière nuit à Baïnem. Cette fois-ci, je sens bien que notre séjour se termine, le compte<br />

à rebours a commencé ; la photo d’hier a été le déclenchement du processus de séparation et je me<br />

58 Viande sucrée : du mouton caramélisé dans le jus des pruneaux, des abricots, décoré d’amandes et aromatisé à l’eau<br />

de fleur d’oranger.


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

prépare à quitter une fois de plus ce pays que j’aime tant (malgré le ton acerbe de mes critiques).<br />

Comme j’y ai débuté ma carrière professionnelle, c’est ici que je souhaiterais la terminer et y couler<br />

des jours paisibles de retraite, quand l’âge ne me permettra plus de vagabonder. Me fondre dans<br />

cette société, est-ce vraiment irréaliste ?<br />

Avant de regagner une ultime fois la Kabylie pour faire nos adieux aux parents de Fatiha,<br />

nous avons voulu saluer une Sœur Blanche, venue se retirer à Alger. Nous l’avons rencontrée en<br />

Mauritanie, mais elle-même avait connu, jeunes filles, les tantes de Fatiha, quand elles fréquentaient<br />

la « Ruche » d’Azazga et les Sœurs de Djemâa, au début des années 60. Toutes les filles en ont gardé<br />

une marque profonde, dans leur éducation et leur façon de voir la vie, même si cela n’a pas influencé<br />

leur foi, car les Sœurs se défendaient de faire du prosélytisme. Jusqu’à présent, Fatiha est capable de<br />

me ressortir une vieille ritournelle apprise dans son enfance et je suis chaque fois surpris de<br />

l’étendue de son répertoire… et la devise « Sans B.A., pas de joie » a encore de beaux jours devant<br />

elle.<br />

Les Sœurs Blanches disposaient à Saint Charles, à Alger, de grandes possessions, maisons,<br />

chapelle, écoles, jardins. L’Etat les a reprises mais leur a fourni, en échange, une jolie villa à Hydra,<br />

ancienne maternité à l’usage des femmes de militaires, que les Sœurs ont transformée en une agréable<br />

habitation. C’est là que nous retrouvons Sœur Pierrette, après de nombreuses années de séparation<br />

(1993, nous quittons la Mauritanie). Dans le minuscule jardinet,dernier vestige de la grandeur passée,<br />

une monumentale statue de la Vierge, en bronze, trop à l’étroit dans son nouvel environnement.<br />

« Les déménageurs nous ont prévenues que cette fois, c’est son dernier voyage, elle est trop lourde à<br />

déplacer ».<br />

A Djemâa, j’ai voulu vérifier si je pouvais m’orienter aussi bien que mon fils. Aurélien est<br />

revenu voir ses grands-parents en Kabylie en 2005, après une absence de 15 années. En 1990, il avait<br />

huit ans. Quinze ans après, au petit matin, il décide d’aller se baigner à la cascade. Il prend une<br />

serviette, son maillot et file vers la montagne. A travers les petits sentiers escarpés, il a retrouvé tout<br />

seul son chemin et a piqué une tête, avec délice, dans « tamda », le bassin de déversoir de la cascade.<br />

Quant à moi, je me munis d’une bidonnette, accessoire qui a remplacé l’antique cruche en<br />

terre cuite, et me voilà à la recherche de mes souvenirs pour retrouver l’ « anasser », grande source<br />

qui jaillit du flanc de la montagne, au-dessus de tamda. Les explications sont simples : on prend le<br />

chemin de sidi el Makhfi, on dépasse le sentier de sidi Marvous, on commence à descendre, on passe<br />

devant Ghar bou M’Chiche (la grotte du chat, sorte de conduite romaine qui émerge de la montagne),<br />

on se retrouve à un croisement : à l’extrême gauche, le sentier qui suit le torrent, là où mon beau-père<br />

allait se laver, en face, un raidillon qui mène à Djemâa Fiouane, sur la droite du torrent, on peut<br />

poursuivre vers tamda, et à droite en remontant, on se dirige vers l’annasser. Et j’ai retrouvé tous<br />

mes repères ! Quel bonheur de pouvoir tremper ses pieds dans le torrent glacé ! la source est<br />

toujours abondante et limpide, elle bouillonne car l’eau sourd par en dessous. J’y remplis mon<br />

jerricane. A tamda, une bande d’ados vient se rafraîchir, avec force galipettes et plongeons. <strong>Mai</strong>s j’ai<br />

moins de mérite qu’Aurélien, j’y suis allé de nombreuses fois, tout seul ou en groupe, il y a plus<br />

longtemps, c’est vrai.


Samedi 27 mai<br />

Sur l’invitation de Nacer, jeune éducateur, je visite une de ces écoles à programme français qui<br />

ont proliféré à Tizi Ouzou et sont dans le collimateur du ministère de l’enseignement pour cause de<br />

non-conformité et non-orthodoxie. Je désirais me rendre compte de visu. Ces écoles sont pour la<br />

plupart situées en nouvelle ville, dans de grandes villas aménagées à cet effet. Les effectifs sont<br />

réduits, les frais de scolarité sont élevés et visent une clientèle argentée ; les installations sont plutôt<br />

fonctionnelles, même si les normes de sécurité ne sont pas toujours respectées, le cadre est agréable<br />

et les enfants sont des privilégiés de la société. <strong>Mai</strong>s ce sont aussi des déracinés : pour des petits de<br />

C.P. ou de C.E.1, les références sont … l’euro, la Marseillaise, de quoi devenir schizophrène, dès<br />

qu’on franchit les grilles vers l’extérieur. A la question posée par le maître à une jolie petite tête<br />

brune aux yeux verts : « De quelle nationalité es-tu ? » J’ai vu une lueur d’angoisse et une réponse<br />

bouleversée : « Je parle français donc je suis Français ». On comprend qu’une telle situation ne<br />

peut perdurer mais à qui la faute ? Le sort de ces établissements sera scellé à la rentrée prochaine, ils<br />

ont obtenu un sursis jusqu’en juin. Tous les manuels scolaires proviennent de France. Il faudrait que<br />

les organismes qui les patronnent, le CNED en particulier, panachent leur programme pour respecter<br />

la spécificité de cette enclave de la francophonie, accrochée à ses rêves. Le problème porte plus sur<br />

le respect de l’algérianité des enfants, par des notions d’histoire nationale et non française, par des<br />

mathématiques en langue arabe (mais là, les enseignants sont dubitatifs), que sur l’usage de l’idiome<br />

qui n’est qu’un véhicule de la pensée.<br />

Pour déjeuner, Abdesslem et Nacer m’emmènent au « Restaurant de l’Université », rien à<br />

voir avec le « Resto U », c’est un établissement discret, logé au rez-de-chaussée d’un immeuble, dont<br />

les fenêtres donnent directement sur l’Université de Tizi Ouzou. Particularité : la salle n’y est pas<br />

« familiale », mais à présent, vous savez ce que cela signifie… Je fais mes adieux à mes amis de Tizi,<br />

Abdesslem, Nacer, Nabil, Amine, que je quitte à regret. A quand le retour à Tizi, ville un peu folle,<br />

non-conformiste, au développement anarchique ?<br />

Dimanche 28 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Humour : un homme est arrêté à un barrage. Est-ce un vrai, est-ce un faux barrage ? Il est<br />

incapable de distinguer, mais toujours est-il qu’il n’en mène pas large. Les hommes l’interrogent :<br />

« Qu’est-ce que tu penses des terroristes ? » Notre homme : « Ah ! Les terroristes ?? Très bien, des<br />

gens sérieux, intelligents ».<br />

• « Et les policiers ? Qu’est-ce que tu peux dire sur eux ? »<br />

• « Les policiers ? Très bien, les policiers, des gens sensés, qui font leur travail, très<br />

bien, les policiers ! »<br />

• « <strong>Mai</strong>s alors ? Tu te fous de nous ? Tout le monde est très bien, selon toi ? »<br />

• « Ah non !! Moi, je ne suis pas bien, qui ai été assez bête pour me trouver à cet<br />

endroit à cet instant… »


Autrefois, la Sécurité Militaire, de sinistre réputation, provoquait tant de frayeur qu’on ne<br />

l’appelait jamais par son nom, c’était poétiquement « Sport et Musique ». Je m’aperçois qu’à<br />

présent, elle a pour sobriquet « Sardine et Méchoui », comment doit-on analyser ce glissement<br />

sémantique ?<br />

Une soirée à Staoueli : sur la côte ouest d’Alger : ici la merguez et la brochette sont reines et<br />

font les beaux jours des restaurateurs installés les uns à côté des autres, dès que la chaleur est de<br />

retour, ce qui est le cas en cette soirée de la fin mai. Nous sommes au premier étage d’une salle<br />

familiale, le restaurant est de standing, la viande succulente, le foie enrubanné de crépine est fondant,<br />

bientôt l’été sera là avec l’insouciance de la foule algéroise.<br />

Je suis revenu sur Alger un jour plus tôt pour juger des opportunités à trouver un travail ici,<br />

dans la formation professionnelle ou dans la gestion, puisque pour la énième fois, on reparle d’une<br />

relance possible des relations entre nos deux pays. En fait le baromètre est de nouveau en baisse<br />

depuis quelques jours, mais qu’est-ce qu’un grain à côté d’un océan de plénitude, « quand nos deux<br />

peuples auront trouvé le chemin de la paix » ? Nos deux gouvernements surtout, car pour ce qui est<br />

du peuple algérien, je n’ai pas l’impression qu’il soit si fâché que ça. Et pourtant, il aurait mille<br />

raisons valables d’être plus rancunier que son frère du Nord, qui oublie difficilement une guerre,<br />

surtout quand il la perd.<br />

Lundi 29 mai<br />

Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

Comme entraînement à une reprise de la vie active, j’accompagne ce matin Djawad à son<br />

travail, à Hydra, histoire de me retremper dans la société laborieuse. Cette dernière journée algéroise<br />

sera extrêmement instructive pour moi et me remet un peu les pendules à l’heure, car j’ai tendance,<br />

parfois à être euphorique, idéaliste et voir le monde meilleur qu’il n’est.<br />

La circulation n’a rien à envier à toute capitale européenne, un retard de cinq minutes dans le<br />

timing a des conséquences fatales pour la ponctualité au bureau, il faut jongler entre les heures de<br />

pointe et le réseau urbain autoroutier est saturé. Conduire à Alger relève de l’exploit, c’est la loi de la<br />

jungle, un mélange d’agressivité mesquine de l’oiseau prédateur et de l’esprit grand seigneur du<br />

fauve. Je ne me sens pas encore prêt pour reprendre le volant ici, surtout dans Alger la biscornue,<br />

ses ruelles en pente, ses rampes, ses ponts et ses tunnels.<br />

Hydra respire un petit air bourgeois préservé, les villas ont gardé autour d’elles de grands<br />

espaces verts, la vie y est plus douce qu’ailleurs, les cybers très chics, les pâtisseries plus<br />

succulentes, les cadres plus motivés. Tout cela a un prix et je n’ose me renseigner sur le prix des<br />

loyers. Rien ne se loue aux particuliers, seules les entreprises et les ambassades peuvent se<br />

permettre de jouer dans cette cour. Quant aux Algérois, ils y sont installés depuis des décennies et<br />

essaient, tant bien que mal, de préserver leur niveau de vie, mais je crois bien que la classe<br />

bourgeoise, comme partout ailleurs, grâce à la « mondialisation », est en train de disparaître.<br />

Mes rendez-vous se déroulent à la Foire d’Alger, dans de nouveaux établissements de<br />

formation, entre centre international des affaires et business school. Accueil aimable, mais je me<br />

demande si j’y ai bien ma place. Il faudrait viser moins haut. Proposer ses services de formateur aux<br />

multiples établissements privés qui font florès sur la place d’Alger. Avec quel salaire ? S’il est


Petit Journal de printemps kabyle – <strong>Mai</strong> <strong>2006</strong><br />

algérien, aucun espoir de survivre. Et pour qu’il soit français, il faut se faire embaucher de là-bas, de<br />

l’autre côté de la mer.<br />

En partant, en quittant Alger, je médite l’avertissement de Nana Koula : « ne pas s’installer<br />

ici à n’importe quel prix ». Constatant mon enthousiasme, elle avait préféré discrètement me mettre<br />

en garde.<br />

Un autre coup de massue va m’atteindre, au cours de cette ultime soirée algéroise : Nana<br />

Koula et son mari sont retraités, fonctionnaires de bon niveau, ayant eu des responsabilités. Ils<br />

touchent, à eux deux, trois cents euros de retraite par mois…après toute une vie de labeur. Ils sont<br />

en train d’achever de construire, et c’est leur ruine, une villa dans un lotissement d’une ville de l’est<br />

algérois, toutes leurs économies y passent et la construction a démarré il y a vingt ans. D’autre part,<br />

ils n’arrivent pas à finir d’acheter l’appartement de fonction qui avait été mis en vente à une certaine<br />

époque, non par faute d’argent mais parce qu’il y a mésentente entre les organismes vendeurs, les<br />

domaines et la commune. Et comble de désespoir, le tremblement de terre de Boumerdès a<br />

sérieusement endommagé les deux constructions, appartement et villa, dont il a fallu refaire onze<br />

piliers sur douze. Quant à l’immeuble abritant l’appartement, la secousse l’a rendu tout de guingois<br />

et ce sont des piliers de fortune qui le soutiennent à présent. Si je trouvais un travail ici, je pourrais<br />

leur louer cet appart’ pendant qu’ils s’installeraient dans leur villa enfin terminée… <strong>Mai</strong>s en arrivant<br />

dans la cour de l’immeuble, je me suis dit que je rêvais, il est impossible de vivre comme ça sans<br />

protection, je serai repéré dans les dix jours suivant mon installation. Et les frérots pullulent dans le<br />

secteur. Par exemple, le menuisier, l’âge de mon fils Aurélien, qui bricole dans leur villa, c’est un<br />

ancien élève de Nana Koula, fils d’enseignant ; il est devenu barbu et tient un discours péremptoire<br />

qui me donne l’impression d’être un tout petit garçon qui ne connaît rien à la vie.<br />

Puisque c’est l’heure des confidences, on m’a révélé qu’une cousine s’était exclamée, en<br />

apprenant toutes mes incursions à Tizi et en Kabylie : « <strong>Mai</strong>s il est complètement inconscient !<br />

même s’il parle kabyle, on voit vite qu’il n’est pas d’ici ! Et il n’y a pas plus dangereux qu’un barbu<br />

rasé… » Il paraît aussi que ma visite aux Aït Ali était à haut risque, l’endroit étant encore truffé de<br />

terroristes…<br />

Alors, conscience, inconscience, je continue à croire en ma bonne étoile et au dialogue.<br />

Pour finir par une petite note d’optimisme, rajoutons que notre dernière nuit s’est déroulée à<br />

Bachdjarah, banlieue à fort mauvaise réputation il y a quelques années. Je me souviens d’y être<br />

passé en 1990, j’avais été très défavorablement impressionné par les immeubles nus, déjà sales<br />

quoique tout neufs, le béton partout, pas d’arbres, l’esprit de délation, la méfiance entre voisins, et<br />

surtout, les portes en fer blindé à chaque appartement. Et bien, là, le climat semble s’être<br />

considérablement amélioré. Les portes sont toujours en fer, mais des arbres ont poussé, des plantes<br />

grimpantes ont envahi les façades, il existe des structures sociales, clubs sportifs, culturels et on y<br />

trouve l’habituel melting pot algérois. C’est donc sur cette touche pleine d’espoir que nous avons<br />

quitté l’Algérie, en cette fin de mai, après un mois d’intense activité, de retrouvailles émouvantes, de<br />

connaissances nouvelles et jamais décevantes, de découvertes surprenantes, de joies familiales et<br />

amicales qui me font dire qu’il doit bien y avoir là-bas une petite place pour moi.<br />

Je n’aime pas parler des adieux, j’adopte l’attitude de ma nièce Nacera « Courage, fuyons ».<br />

Eric-Tarik, juin <strong>2006</strong>

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