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ICI COMME AILLEURS<br />
Écrivain, animateur<br />
d’émissions de jazz à<br />
Espace musique, rédacteur<br />
en chef de la revue<br />
le <strong>libraire</strong>, Stanley Péan a<br />
publié une vingtaine de<br />
livres destinés au lectorat<br />
adulte et jeunesse.<br />
On peut concevoir l’existence comme un numéro de funambule, sur fil de fer tendu,<br />
sans filet, avec aucune garantie de pouvoir échapper à la gravité. C’est la réflexion<br />
que je me suis faite en lisant les œuvres retenues pour cette chronique.<br />
L’amour fou comme une drogue dure<br />
C’est un regard troublant sur notre époque que pose Sophie<br />
Bienvenu, chroniqueuse/blogueuse et auteure d’un feuilleton pour<br />
ados (« K »), dans cette première œuvre destinée à un public<br />
adulte, Et au pire, on se mariera, qui donne le coup d’envoi à La<br />
mèche, le nouveau label parrainé par La courte échelle et placé<br />
sous la direction de Geneviève Thibault (autrefois collaboratrice<br />
occasionnelle au <strong>libraire</strong>)... et quel coup d’envoi!<br />
Dans ce soliloque adressé soit à une travailleuse sociale, soit à<br />
un policier (on ne sait trop et on s’en fout), Aïcha raconte<br />
d’abord sa relation avec Hakim, son beau-père, un homme<br />
deux fois plus âgé qu’elle avec qui elle a entretenu un rapport<br />
ambigu dès l’âge de 9 ans et jusqu’à ce que sa mère y mette<br />
un terme. Elle poursuivra sa confession ensuite avec les liens<br />
qui l’ont unie à Baz, un autre homme d’âge mûr dont elle s’est éprise et qui est lié à<br />
sa présence dans ce bureau où elle se met littéralement à nu. Orienté par les questions<br />
implicites de son interlocutrice, le témoignage d’Aïcha sur un événement dont la<br />
nature ne nous est pas immédiatement révélée prendra des allures de psychanalyse<br />
d’une ado en proie à des pulsions et des sentiments toujours violents, souvent déçus,<br />
une paumée systématiquement engagée dans des amours en forme d’impasse.<br />
Ce n’est pas le moindre mérite de Sophie Bienvenu que de rendre attachante cette<br />
écorchée vive, lointaine cousine d’Holden Caulfield (L’attrape-coeurs), de Bérénice<br />
Einberg (L’avalée des avalés) ou de Momo (La vie devant soi). Confronté à ses codes<br />
moraux, le lecteur ne cesse jamais d’osciller entre l’envie de la réconforter et celle de<br />
l’inviter à se reprendre en main. Disons-le d’emblée : c’est un tour de force que<br />
d’aborder un sujet aussi délicat, sans mettre de gants blancs et en évitant le double<br />
écueil du sensationnalisme et de la posture moralisatrice. Dans un style délibérément<br />
heurté, haletant, plein de hargne et de fureur, la romancière parvient à nous restituer<br />
avec une criante vérité le désarroi d’une certaine jeunesse abandonnée à elle-même<br />
et aux lois arbitraires du relativisme à tout crin.<br />
Chutes et disparitions<br />
Quel beau retour à la fiction que ce Hollandia que nous offre Carole<br />
David, dont nous avions toujours apprécié autant les romans<br />
(Impala) que la poésie (Manuel de poétique à l’intention des jeunes<br />
filles)! Johanne, l’héroïne de cette novella aussi intense que dense,<br />
vit dans la maison familiale dont elle a hérité avec son fils Maxime,<br />
né de sa liaison avec un Américain qui fuyait la guerre du<br />
Vietnam. Avec son abri antinucléaire au sous-sol construit au<br />
temps de la guerre froide, cette demeure est restée hantée.<br />
Victime d’un cambriolage dont l’auteur pourrait bien être son<br />
garçon, qui manque à l’appel depuis, Johanne est obsédée<br />
ET AU PIRE,<br />
ON SE MARIERA<br />
Sophie Bienvenu<br />
La mèche<br />
152 p. | 15,95$<br />
HOLLANDIA<br />
Carole David<br />
Héliotrope<br />
90 p. | 14,95$<br />
LA CHRONIQUE DE STANLEY PÉAN<br />
par la mort de Mononcle Phil, cet oncle aviateur dont l’appareil a explosé aux Pays-<br />
Bas en 1943. Passionné de modèles réduits à coller et de jeux informatiques guerriers,<br />
« porteur d’une nuit interminable », Maxime se serait vraisemblablement lancé sur<br />
les traces du grand-oncle disparu au-dessus de la ville d’Utrecht<br />
C’est à une sorte de valse narrative ponctuée de disparitions que nous convie<br />
l’écrivaine, dont les œuvres précédentes témoignaient de la fascination pour le thème<br />
des secrets de famille. Forte de son écriture à la fois grave et aérienne (cohérence des<br />
métaphores oblige), avec une remarquable économie de moyens, Carole David<br />
esquisse le portrait des générations successives de ce clan dont l’histoire intime, fertile<br />
en violences, en terreurs, en chagrins et en deuils, est inextricablement mêlée aux<br />
grands conflits du siècle dernier. Cette manière et cette thématique ne sont pas sans<br />
évoquer deux récents romans dont il a été question en ces pages, <strong>Le</strong>s derniers jours<br />
de Smokey Nelson de Catherine Mavrikakis et Guyana d’Élise Turcotte. Nonobstant<br />
ces correspondances qui ne sont sans doute dues qu’à l’air du temps, Carole David<br />
signe ici un texte d’une finesse et d’une complexité qui n’ont d’égales que l’élégance<br />
de sa plume.<br />
Ce qui restera…<br />
Il en aura connu, des incarnations, le work in progress que Jean Pierre<br />
Girard publie cet automne aux Écrits des Forges sous le titre de Notre<br />
disparition. Il y a cinq ans, des extraits de ce monologue poétique avaient<br />
été jumelés à une douzaine de photographies d’Ève Cadieux, dans le<br />
cadre de l’exposition « Côte à Côte » au Musée d’art de Joliette. Cet<br />
événement proposait la cohabitation d’une œuvre littéraire et d’une<br />
œuvre visuelle dont aucune n’avait pour fonction de traduire ou<br />
d’illustrer l’autre. Repris en partie dans l’exposition « Œil pour<br />
dent », présentée en 2008 en Haute-Corrèze en France, le texte<br />
dialoguait cette fois-là avec les dessins du peintre Benjamin<br />
Bozonnet. La même année, Notre disparition avait aussi fait<br />
l’objet d’une lecture publique par la troupe À Voix Haute, au<br />
Musée d’art de Joliette.<br />
littérature québécoise<br />
Tomber de haut<br />
NOTRE DISPARITION<br />
Jean Pierre Girard<br />
Écrits des Forges<br />
76 p. | 12$<br />
« Tout est éphémère », chantait autrefois avec juste ce qu’il faut de gravité mélancolique<br />
Jean-Louis Murat, à qui semble faire écho la femme que fait ici parler l’auteur de Léchées,<br />
timbrées. C’est à l’oreille de son mari, que l’on devine agonisant, que donne l’impression<br />
de chuchoter la narratrice de Girard, solennelle comme une héroïne de tragédie antique :<br />
« Je ne comprends pas très bien ce que tu regardes quand tu me regardes, tes yeux qui<br />
vieillissent avec moi, et cette étrange sollicitude, ton amour je crois, que je reçois comme<br />
une onction sur un cadavre tiède, chaque jour j’ignore exactement, et je ne sais pas non<br />
plus ce que tu vois de moi, ton opacité étrangère, ma clarté, l’échange de nos vœux, je ne<br />
saurai jamais, et je t’aime. »<br />
À ce requiem pour un amour qui s’éteint, pareil à une bougie dont la flamme vacille dans<br />
le souffle d’un vent crépusculaire, l’auteur a ajouté un chapitre inédit, intitulé « Elle,<br />
même », qui creuse le sillon par le biais d’autres voix et aborde la question de l’espérance<br />
et de la foi. L’idée prend tout son sens, quand nous comprenons que l’espoir est sans doute<br />
tout ce qui restera de nous, quand nous disparaîtrons.<br />
LE LIBRAIRE • FÉVRIER | MARS 2012 • 15