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Numéro 65 - Le libraire

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Robert Lévesqueest journalisteculturel et essayiste.Ses ouvrages sontpubliés aux éditionsBoréal, Liber et Lux.E N ÉTAT DE ROMANLA CHRONIQUE DE ROBERT LÉVESQUElittérature étrangèrePatrick ModianoÀ la recherchede quelque chose de perduOn n’imagine pas Patrick Modiano en uniforme, encore moins déambulant dansun habit de cérémonie. <strong>Le</strong> grand garçon d’hier, né à la fin d’une guerre qui letaraude, est un sexagénaire secret, minutieux et hésitant, lui qui jamais n’a réussià terminer une phrase lorsqu’il tentait de répondre aux questions de Pivot (la find’Apostrophes en 1985 a été en quelque sorte son enterrement de viemédiatique); Modiano a échappé à tous les enrôlements, contourné les causes, iln’a tenu que trois mois sur sa chaise au comité de lecture Gallimard et ce n’est paslui qui irait cogner à la porte de l’Académie française, au 23 du quai Conti, mêmesi cette porte donnant sur « l’immortalité » (du moins des lettres) n’est qu’à troispas de la sienne, au numéro 15. <strong>Le</strong> romancier de Quartier perdu, allant du 15 au23, se perdrait en route dans le grand flou mémoriel et romanesque qui l’attire,qui égare ses trajets d’écrivain en maraude…Voilà un ouvrage portant sur lui, l’insaisissable, un travail patient qui n’est pas unebiographie ni vraiment une étude, mais plutôt une enquête, comme les vingtromans (ou les vains romans) de Modiano, d’ailleurs, dont j’aidéjà écrit que ce sont « des Simenon sans Maigret » puisquece sont des enquêtes roulant à vide comme des brisespassagères et des intrigues sans solutions, des filatures sansbut, des vérifications d’adresses anciennes, des madeleinescroquées sans que la cristallisation n’aboutisse à unévénement précis, crimes sans meurtriers, coupables sansmotifs, poursuivis dans des ressassements de dossiers aussiincomplets qu’incompré-hensibles… Bon courage à celui quicroit pouvoir le percer à jour.Il s’appelle Denis Cosnard (on espère pour lui que ça seprononce « cossenard »…), ce moine ambitieux qui s’estpenché longuement sur l’œuvre et l’univers du sujet« modianesque ». C’est un « Rouletabille chez Modiano »qui voulait bien comprendre la machine non pas àDANS LA PEAU DEPATRICK MODIANODenis CosnardFayard284 p. | 34,95$assassiner mais à écrire, c’est Tintin sans Milou se risquant dans la rue desboutiques obscures pour, peut-être, y trouver le trésor non pas de Rackham leRouge mais de la Petite Bijou… En vain, bien sûr, mon cher Cosnard, malgré leboulot largement abattu, le décorticage pour tous, et tous les livres et articles luset relus, comparés, débusqués, pour arriver à en dresser une Statistique desstatistiques, du moins en arriver à une première compréhension générale de cequi fait courir cet écrivain baladeur du vieux Paris, auteur de La ronde de nuit etde L’horizon…, né au sortir d’une guerre de laquelle il ne cherche justement pas àsortir, même s’il n’en était pas…Pour établir sa comprenette de ce qui se passe dans la peau de Patrick Modiano,Denis Cosnard a dû évidemment, comme des perles, enfiler les secrets que recèlecette œuvre proustienne sans baisers du soir ni phrases longues mais pleine depavés inégaux... Tout Modiano (l’homme et l’œuvre) est affaire de secrets, les siens,de famille, d’enfance, de jeunesse, ceux qu’il imagine aux autres, ce père louche,cette mère comédienne de second plan, ces ombres qui traversaient ces rues,avant sa naissance, et celles qui avaient habité sa chambre au quatrième étage du15, quai Conti, côté cour, ce jeune écrivain juif qui y sera arrêté par la Gestapo etqu’il nomme François Vernet dans Un cirque passe quand, merci M. Cosnard, onsait maintenant qu’il s’appelait Albert Sciaky, « Zébu » pour ses amis, oul’énigmatique Maurice Sachs, autre écrivain fantôme qui dormit dans cette mêmechambre, hasard qui hanta et hante Modiano, et évidemment, la plaie toujoursvive de tous ses secrets, peine profonde et longtemps cachée, tue, son seul frère,Rudy, qui y mourut de leucémie à 10 ans en 1957 quand lui en avait douze et qu’ilsvenaient de passer l’après-midi à ranger leur collection de timbres…Dans une confidence à Pierre Assouline (en mai 1990, révélée dans le magazineLire, reprise par Cosnard), Modiano a parlé pour une rare fois de son frère : « <strong>Le</strong>choc de sa mort a été déterminant. Ma recherche perpétuelle de quelque chosede perdu, la quête d’un passé brouillé qu’on ne peut élucider, l’enfancebrusquement cassée, tout cela participe d’une même névrose qui est devenuemon état d’esprit. » Une névrose assumée, revendiquée, c’est rare, qui devientune volonté d’attraper l’ « inattrapable » qui est certainement à la base de sesmises en état de roman, de tous ses romans, de La place de l’étoile au Café de lajeunesse perdue, qui sont autant de tours et détours autour de la place de l’étoile,de cette chute d’étoile qu’est la perte d’un semblable, d’un frère…Depuis la parution de Un pedigree en 2005, son « constat » (établi de sa naissanceà 21 ans) dans lequel il indiquait que, parmi tous ses souvenirs de jeunesse, seulela mort de son frère le concernait « en profondeur », on sait sur quelle perte cetécrivain exceptionnel (et « pléiadisable ») a construit son art littéraire, a composésa petite musique. Une petite musique de nuit, de brouillard, de rues en pente,de recherches à pied, d’errance mémorielle, de toponymie en sol urbain… Peutêtreaprès Proust et Céline, en parenté avec Simenon, Modiano est-il l’un des plusgrands écrivains français du XX e siècle (beau sujet de bac).Revenons à Cosnard. Il tente, dans son enquête du genre « Tout ce que l’on peutsavoir sur Modiano et qu’on n’a jamais osé demander », de débusquer etd’expliquer tous les secrets enfouis dans la vie et l’œuvre du romancier de Du plusloin de l’oubli. Tous? Mission impossible. Mais Cosnard persiste et saigne la bêteModiano. Du moins s’y essaie-t-il. Il s’en écoule des faits autant que des intrigues,du réel et de l’inexplicable, comme ces jeux de cache-cache au sujet des dates denaissance (il est né en 1945 et non en 1947, en 1947 c’est son frère qui naît!), desadresses diverses aux sonorités rêveuses qui parsèment comme des signes depiste ses romans, ce fameux numéro de téléphone (Auteuil 15-28) qui est celui decinq de ses personnages logeant à cinq adresses différentes, des restes de l’affaireProfumo glissés clandestinement dans au moins deux romans sans qu’il soitquestion de l’affaire Profumo, bref du jeu de pistes dans lequel même ce Cosnardse perd… Alors, pour nous, qui aimons Modiano vraiment beaucoup, il arrive quela coupe des cachotteries déborde…, mais il demeure que tout admirateur dugrand garçon qui n’entrera jamais à l’Académie toute proche de chez lui ne peutque s’intéresser à cette étrange tentative de vouloir se mettre dans la peau dePatrick Modiano. Au risque de flotter…LE LIBRAIRE • JUIN-JUILLET 2011 • 33

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