LE LIBRAIRE CRAQUE!bande dessinéeLES MUTANTS DE LA LUNE ROUGE.UNE AVENTURE D’EL SPECTRO (T. 1)<strong>Le</strong>s auteurs désiraient tout d’abord faireun film sur El Santo, célèbre catcheurmexicain, mais le projet est tombé à l’eau.Qu’à cela ne tienne, c’est El Spectro, copie presque conforme du premier qui s’estmanifesté à leur imagination, et leur a permis d’accoucher d’une excellente BDtout en style et en rebondissements. Véritable hommage àla bande dessinée franco-belge d’après-guerre par sa facture,les aventures d’El Spectro, sorte de James Bond masqué,nous amènent dans des lieux exotiques. Belles filles etvoitures performantes, espionnage et fantastique formentun amalgame au service d’un récit bien développé auxcouleurs accrocheuses. Tout ce qu’on peut souhaiter auxauteurs est de continuer à publier les aventures du fantômeécarlate et tiens, pourquoi pas, d’en faire un film!Harold Gilbert SélectYves Rodier et Frédéric Antoine, <strong>Le</strong> Lombard, 56 p., 19,95$FRED : L’HISTOIRE D’UNCONTEUR ÉCLECTIQUEC’est en fouillant dans les BD de mon père,vers 8 ans, que j’ai rencontré Fred. J’étais tropjeune pour décrypter les subtilités de sonhumour et pour me rendre compte du caractère spécial de son univers. Jepartageais sûrement avec lui cette vision éclectique du monde, souple commemon esprit pouvait l’être à cet âge. Me voilà maintenant,encore une fois avec Fred et Philémon, partageant un bonmoment de lecture avec cette biographie originale :Philémon posant des questions et Fred répondant enracontant sa vie avec toute l’imagination et le talent deconteur qui le caractérisent si bien, offrant même quelquesplanches de l’époque. Me voilà captivée par l’histoire de cethomme prêt à tout pour suivre ses rêves, ne sacrifiant rien,surtout pas son imagination et sa passion pour la bandedessinée. Anne Gosselin PantouteFred, Dargaud, 120 p., 51,95$LES CHOIX DE LA RÉDACTIONAvec Motel Galactic, les bédéistes Pierre Bouchard (L’Île-aux-Ours) et Francis Desharnais(Burquette) s’aventurent en territoire étranger : l’espace intersidéral. Dans ce récit descience-fiction du terroir, Pierre Bouchard 2.0, alter ego de l’illustrateur, parcourt l’universde planète en planète à la recherche d’informations concernant son « original », l’hommedont l’ADN a servi à son clonage. Une série d’aventures rocambolesque en résultent,donnant à voir un futur où la Terre n’est plus qu’un dépotoir et dans lequel la créationartistique, le cinéma ou le dessin par exemple, est désuète. Absurde au possible,accumulant les gags et se moquantouvertement de notre société (parMOTEL GALACTICFrancis Desharnais (texte)et Pierre Bouchard (ill.)Pow Pow112 p. | 22,99$exemple, on peut voir Régis Labeaumesouffler une neige synthétique dans unhiver artificiel!), Motel Galactic est unalbum réjouissant.Après avoir dormi quinze ans dans les archives de la revue Croc, Jérôme Bigras reprenddu service! C’est avec délectation qu’on renoue avec l’explosif banlieusard. Son créateur,Jean-Paul Eid, n’a pas perdu la main, à tel point que <strong>Le</strong> fond du trou représente son œuvrela plus aboutie. Traversée par une véritable cavité d’un pouce et quart de diamètre, labande dessinée donne dans la haute voltige narrative. <strong>Le</strong>spersonnages doivent regarder où ils mettent les pieds, car le trou dela page de droite permet d’accéder au passé,LE FOND DU TROUJean-Paul EidLa Pastèque56 p. | 19,95$tandis que celui de gauche projette tout droitdans le futur. <strong>Le</strong> bédéiste maîtrise à laperfection ces allées et venues temporelles, detelle sorte que l’histoire n’a pas d’issue. UneBD sans fond et un plaisir de lecture sans fin.bande dessinée<strong>Le</strong> duo qui nous avait offert India Dreams revient en force avec une nouvelle aventure,celle de deux solitaires en apparence banals, soit un camionneur et une femme décidéeà le suivre sur les routes nord-américaines. S’y dévoilent, grâce aux illustrations à lagouache d’un réalisme saisissant, les splendeurs de l’hiver, entre le froid mordant et laneige encombrante, la beauté des érables en couleurs en même temps que les somptueuxdéserts des États-Unis. De La Tuque aux chutes Niagara, en passantpar les verts pâturages du Wyoming et la chaleur de l’Arizona, lelecteur sera transporté, auFAR AWAYMaryse et Jean-François Charles(texte) et Gabriele Gamberini (ill.)Glénat142 p. | 39,95$Pour prendre du recul par rapport à sa vie, Harold visite son aïeule dans leur patelinnatal, en Bretagne. Ce qu’il y découvrira est cependant loin d’apaiser ses angoisses : undemi-frère inconnu, le retour de son père en région, des pulsions insoupçonnées… Ilrencontrera Mathilde, cette fille au carpe diem chantant qui possède un serpent, clind’œil à la symbolique de la virilité. Durant son séjour, Harold verrases mœurs, plus urbaines, heurtées par les mœurs rurales etcomprendra qu’à 19 ans, on en sait bien peu sur la vie et surl’amour. Notons que cette histoire, dont leMARCHE OU RÊVELaurel et ElricDargaud80 p. | 22,95$même titre que le seront lesdeux protagonistes, dans unroad novel où l’issue n’est pasla destination finale mais, bienentendu, le chemin lui-même.scénario et les dessins sont signés Laurel —à qui l’on doit les illustrations de Journal deCarmilla et Enquêtes surnaturelles de Mina —n’est pas sans rappeler Parfum de lilas(Mécanique générale, 2010).66 • LE LIBRAIRE • JUIN-JUILLET 2011Drôle et intelligent : voilà une BD qu’on lit autant un samedi après-midi pour rire aux éclatsqu’un lundi soir, pour oublier le métro-boulot-dodo. <strong>Le</strong>s tribulations des personnages, descacatoès et la famille à qui ils appartiennent, ne sont pas sans rappeler les thématiquesretrouvées dans les Mafalda. <strong>Le</strong> papa ovipare a une opinion sur tout, mais s’avère être unmilitant de salon. Son fil, quant à lui plus naïf et insouciant, posecandidement les questions qui font réellementréfléchir. Ainsi, les dérives environnementales,LA FIN DU MONDE.ASYMPTOTE (T. 1)Simon Banville<strong>Le</strong>s 400 coups48 p. | 17,95$sociales, financières et politiques de notremonde sont mises en scène avec une touchede cynisme et un regard engagé. <strong>Le</strong> contextesociopolitique du Québec n’aura jamais semblési risible… et si accessible!Après « <strong>Le</strong>s formidables aventures de Lapinot » et l’épopée des « Donjon », voilà que<strong>Le</strong>wis Trondheim s’engage dans une nouvelle série décapante pour le plus grand plaisirde ses lecteurs. Mi-fantastique mi-humoristique, « Ralph Azham » s’inscrit décidémentdans la lignée des créations précédentes du bédéiste. Ralph est-il un bon à rien ouseulement malchanceux? Chose certaine, il est devenu le paria du village, lui qui étaitpourtant destiné à devenir l’Élu. Arrivera-t-il à surmonter lesattaques quotidiennes de sesEST-CE QU’ON MENT AUXGENS QU’ON AIME?RALPH AZHAM (T. 1)<strong>Le</strong>wis TrondheimDupuis46 p. | 19,95$concitoyens (plus cons que citoyens,entre nous)? Et si le destin n’avait pasdit son dernier mot? L’aventure ne faitque commencer pour ce canard auxcheveux bleus, et on ne peut que s’enréjouir.
CES AUTEURS QUI TIENNENT LA ROUTER OBERTO~B OLANOLa littératureest dangereuseCe printemps, la parution du roman 2666 de l’écrivain chilien RobertoBolaño dans la collection Folio doit être considérée comme unévénement littéraire; celle-ci rend désormais accessible à un prixraisonnable l’un des premiers grands romans du XXI e siècle. Rien demoins. Parallèlement, Christian Bourgois éditeur poursuit la mise envaleur posthume de l’œuvre en éditant Entre parenthèses, unregroupement d’essais iconoclastes à l’image de l’auteur. Voici doncquelques mots subjectifs sur un écrivain qui conduit ma passionlittéraire à son paroxysme.ParIan Lauda, de la librairie <strong>Le</strong> FureteurAyant récemment accédé au Monde éternel — en succombant, en 2003, auxcaprices d’un foie rebelle —, Roberto Bolaño voit désormais son Œuvre(façon de parler...) susciter les éloges qui lui sont dus. Il est vrai qu’une œuvreachevée est plus facile à juger, mais nous connaissons également la grandetimidité de l’Histoire littéraire, dont les grands honneurs ne s’appliquentsouvent qu’aux morts…Celui qui attira d’abord l’attention en tant que membre fondateur de l’infraréalisme(un obscur mouvement littéraire des années 70, qu’il parodied’ailleurs dans son roman <strong>Le</strong>s détectives sauvages), s’est toujours considérécomme un poète, privilégiant cet angle d’approche avant de se convertirsérieusement au roman, au début des années 1990. C’est à cette époque,également, que la critique souligne enfin son œuvre; une reconnaissance quiculmine en 1999 avec le Prix Rómulo Gallegos (considéré comme la plushaute distinction littéraire de l’Amérique latine).Pour ma part, j’ai découvert l’écrivain grâce aux bons conseils d’un ami quia goûté aux éditions originales espagnoles. J’ai pourtant hésité à dépenserpresque 60$ pour ramener chez moi cette promesse d’insomnie en forme debrique qu’est 2666. Inutile de dire que ce doute fut vite oublié.Dans sa folie des grandeurs, le roman fait penser à Sous le volcan de MalcolmLowry. Plus de 1000 pages subdivisées en quatre sections (lesquellesauraient pu êtres éditées séparément, comme le laissaient entendre lesdernières volontés de l’auteur, qui souhaitait maximiser les revenus etassurer un héritage sérieux à ses enfants). L’unité du livre fut cependantconservée : heureusement, puisqu’elle ne fait aucun doute. Malgré lamultiplication des genres abordés, le style de Bolaño n’obéit qu’à ses propresnécessités et passe de l’intrigue amoureuse du roman psychologique au romanpolicier macabre, puis au récit de guerre — le tout ponctué d’une forte dose d’humournoir, qui uniformise le ton. Avec un peu de recul, on s’aperçoit que l’ampleur del’entreprise romanesque est si colossale qu’elle accentue ce vertige d’un mondelabyrinthique, mais complet.Malgré la multiplication des genres abordés, le style deBolaño n’obéit qu’à ses propres nécessités.Roman sur le cauchemar et l’horreur du Mal, comme son titre énigmatique l’indique,2666 a pour point central l’atroce série d’assassinats de femmes qui terrorise etmystifie depuis 1993 les habitants de la ville mexicaine de Ciudad Juarez, et qui fit àce jour plus de 1600 victimes, selon Amnistie internationale. Ces meurtres, dont laplupart n’ont jamais été résolus, passèrent rapidement de simples faits divers à uneforme de phénomène macabre, et hantèrent longuement l’écrivain à la fin de sa vie.C’est aussi de cet aspect inexplicable des évènements qu’a germé l’idée d’une forcemaléfique planant sur les évènements. Un mal invisible (ne l’est-il pas toujours?),dont l’absence de logique et de morale accentuent la véracité d’un récit basé sur desfaits. Roman sur l’invisibilité, donc, où l’excuse d’une intrigue (la recherche d’unécrivain mystérieux à l’image de Thomas Pynchon) est élaborée pour consolider lecanevas de l’histoire. <strong>Le</strong>s personnages de Bolaño ne sont que les acteursd’événements qui dépassent, en importance, les conséquences individuelles et dontl’ampleur est digne d’une saga où tout se croise et se déforme dans le kaléidoscopedes époques et des intrigues.2666, comme plusieurs livres de Roberto Bolaño, finit par faire partie de nous,tellement on y croit. Dans son discours d’acceptation du prix Rómulo Gallegos, quel’ont retrouve parmi les courts essais d’Entre parenthèses, l’écrivain évoque l’idée quela littérature, lorsqu’on s’y dédie corps et âme, est un métier dangereux.2666Folio1358 p. | 24,95$ENTRE PARENTHÈSES :ESSAIS, ARTICLESET DISCOURS(1998-2003)Christian Bourgois480 p. | 44,95$LE LIBRAIRE • JUIN-JUILLET 2011 • 67