Des concepts...16<strong>LUTTE</strong>R <strong>CONTRE</strong> <strong>LES</strong> DISCRIMATIONS :L’ARRIMAGE TERRITORIAL ?par Mylena DOYTCHEVA (*) (Sociologue, université de Lille 3, chercheuse au GRACC)Intervention à Miramasterritoire est aujourd’huiLe considéré en France commeun outil ingénieux de gestion del’ethnicité puisque, par le prismedes « banlieues défavorisées »,il permettrait à la fois d’agir en directiondes minorités et de conserverune axiologie républicaine de« neutralité » publique et de laïcité.Les politiques territoriales de« lutte contre l’exclusion » impulséespar l’Etat depuis les années1980 notamment, ont été icianalysées comme des « politiquesindirectes de gestion de l’ethnicité »(Schnapper, 2000), voire commedes exemples d’un « multiculturalismetempéré » (Roman, 1995 ;Wieviorka, 2001), d’une « actionpositive à la française » (Béhar,1998 ; De Rudder, Poiret, 2000).C’est cette équation entre territoireet ethnicité qui semble faireaujourd’hui l’unanimité que je mepropose d’interroger ici1 à partird’une enquête historique et empiriquesur les politiques de la ville àqui on doit en France la constructiondes « quartiers » en catégoriede l’action publique et, plusparticulièrement, sur les manièresdont les politiques de la ville etle territoire de façon plus généralesont mobilisés, ces dernièresannées, par les pouvoirs publics aunom des politiques d’intégrationpuis de lutte contre les discriminationset de « promotion de ladiversité ».L’inscription sur l’agenda politiquede la problématique anti-discriminatoireen France, en 19982,marque le point de départ d’une« requalification générale » (Lorcerie,2000) des enjeux sociaux etpolitiques de l’immigration, exprimésjusque-là dans le vocabulairehégémonique de l’intégration. Cechangement de perspective introduit,entre autres, de nouveaux besoinscatégoriels : les publics despolitiques d’intégration étaientdéfinis par rapport à une situationsociale – la migration –, les victimesd’actes discriminatoires le sont enraison de la couleur de leur peau,de leur « race » ou de leur appartenanceethnique ou religieuse.Or en france, en référence aumodèle républicain, les identitésparticulières notamment ethno-religieuseset ethno-raciales sont refoulées,niées dans l’espace public.D’où une tendance, opératoirede longue date, mais aujourd’huiexacerbée par la problématiqueanti-discriminatoire qui est celled’une recherche « d’équivalentsfonctionnels » (Sabbagh, 2002) quipermettent d’approcher ladimension ethnoraciale sans la faireintervenir explicitement.Ce rôle est aujourd’hui, de plus enplus, dévolu en France au territoire,au point où on pourrait évoquerun arrimage territorial de la luttecontre les discriminations raciales.Il prend globalement me semble-tildeux formes : la première consistedans l’idée qu’il faille territorialiserla lutte contre les discriminations,par son inscription dans les politiquesurbaines, par la promotionde « plan locaux de lutte contre lesdiscriminations », etc. ; un deuxièmeusage du territoire dans la luttecontre les discriminations est lerecours, de la part des opérateurséconomiques et sociaux engagésdans ces politiques, aux catégoriesterritoriales pour définir les bénéficiairesde leurs actions. L’initiativede Sciences po fait ici référence,mais aujourd’hui une multituded’actions qualifiées en termes de «lutte contre les discriminations » sesaisissent des catégories territorialespour agir en faveur d’une égalitéréelle.
Des concepts... 17On observe donc un phénomène de convergence àla fois sémantique, politique et institutionnelle entreterritoire et ethnicité, « exclusion » et immigration,politique de la ville et lutte contre les discriminations(Doytcheva, 2007). Il est en général justifié par deuxtypes d’arguments : le premier est factuel, en l’occurrencedémographique, il souligne l’importance de faitde « personnes issues de l’immigration » dans ces territoires3; le second est plus politique et fait valoir quel’usage du territoire permet de ne pas reprendre etdonc de ne pas entériner les catégories raciales quisont celles-là mêmes qu’utilisent les actes racistes.Mais un retour en arrière sur les politiques des « quartiers» semble montrer, c’est du moins l’hypothèseque je fais ici, que cette lecture de l’espace et des politiquesurbaines par le prisme privilégié de l’ethnicitéest (1.) un phénomène plutôt récent et (2.) jusqu’à uncertain point conjoncturel : à leurs origines, à la fin desannées 1970, les politiques urbaines étaient mues pardes préoccupations formulées d’abord en termes urbanistiques,leur cible privilégiée étant les ZUP, symboled’une « ségrégation sociale par l’habitat »4 ; toutau long des années 1980, sont venues s’adjoindre despréoccupations de nature plutôt sociale expriméesalors en termes de « problèmes sociaux » (santé, illettrisme,délinquance, échec scolaire, pauvreté)5 ; c’està partir des années 1990 que les questions urbainescommencent à être ramenées significativement aux caractéristiquesde leurs habitants ( jeunes, chômeurs,étrangers)6 ; et ce n’est que dans la période récenteque les questions de l’immigration et de l’ethnicité acquièrentla saillance que nous leur connaissons actuellementet que les politiques urbaines sont déclinéesde manière privilégiée sur les thèmes du « vivre-ensemble» et du « faire société ».On note cependant, quel que soit le mode de définitionprivilégié, une forte continuité dans la sélectiondes territoires bénéficiaires.Nous pouvons dès lors estimer être en présence de différentsmodes de lecture de l’espace ; et nous pouvonsnous poser la question du pourquoi aujourd’hui d’unelecture de l’urbain en termes d’ethnicité ?Nous pouvons nous demander, en d’autres termes, enquoi la mobilisation du territoire est stratégique ou fonctionnelleà la lutte contre les discriminations en France ?Et il me semble qu’elle l’est en deux points qui renvoientaux deux types d’usage évoqués plus haut. Le territoireremplit d’abord un rôle « d’équivalent fonctionnel »,c’est-à-dire de substitut ou d’euphémisme de l’ethnicité; il est ensuite un outil de mobilisation.Mais ces deux fonctions laissent aussi apparaître deslimites. Ce sont ces limites que j’aimerais exploreraujourd’hui en parlant du territoire comme écran etdu territoire comme faire-valoir d’une politique antidiscriminatoirequi peine à se construire en France. Ils’agit-là d’un parti pris dont le propos n’est pas bienévidemment de délégitimer des actions mais de faireapparaître plutôt leur nécessaire complémentarité àd’autres modes d’intervention publique.1. L’opacité des catégories territorialesLa France tout d’abord n’est pas le seul pays à faireusage du territoire pour combattre la discriminationraciale. Aux Etats-Unis également, les phénomènes deségrégation résidentielle ont été utilisés comme instrumentde lutte contre les discriminations : le redécoupagedes circonscriptions électorales pour « maximiser» les chances des candidats des minorités de sefaire élire ou, plus récemment, l’obligation faite auxuniversités publiques dans certains Etats d’admettreun pourcentage des élèves les mieux classés de chaquelycée (Sabbagh, 2002) en sont des exemples. Cesusages américains du territoire pour lutter contre lesdiscriminations ne sont pas toutefois équivalents, mesemble-t-il, à ceux qu’on observe en France : dans uncas, nous avons un usage qu’on pourrait qualifier d’exhaustif(puis qu’il concerne l’ensemble des territoires); dans l’autre, en France, nous avons un usage sélectif: les territoires qui bénéficient d’une attention etdes efforts particuliers de la part des pouvoirs publicssont seulement certaines aires urbaines dites « les pluséprouvées », ensuite « prioritaires », puis « sensibles »et aujourd’hui « vulnérables ». Dès lors, il faut poser laquestion de leur choix.Il est souvent souligné la difficulté à laquelle se heurtentles politiques antidiscriminatoires, notammentl’affirmative action américaine, de construire un référentielcatégoriel qui ne soit pas arbitraire et « bricolé», mettant ainsi dans l’incapacité les interventionsqui s’en saisissent de définir de manière non aléatoireleurs bénéficiaires. Le retour en arrière sur vingt ans depolitiques de la ville montre que ces critiques peuventêtre transposées aux catégories territoriales. En dépitde tout le processus de rationalisation qu’elle a subiou grâce à elle, la « géographie prioritaire » demeureun objet incertain.On peut distinguer dans le processus d’émergence etd’institutionnalisation de la catégorie des « quartierssensibles », en France, deux périodes différentes.