Point de mire Désirs des émigrés: entre rêve et réalité 1 Lorsque les migrants quittent un monde, ils le font généralement pour des motifs valables. Et il n’est pas rare qu’ils tentent de réaliser un projet migratoire qui s’accompagne d’attentes correspondantes envers toutes les personnes impliquées et notamment leurs propres enfants. Jean-Claude Métraux, psychiatre et psychothérapeute de l’enfant et de l’adolescent, Lausanne 1 Les raisons qui incitent les gens à quitter leur monde sont multiples. Mais une chose les unit: le désir d’une vie meilleure. Photo: Adobe 28 6/21 vsao /<strong>asmac</strong> <strong>Journal</strong>
Point de mire Quitter un monde ne procède jamais d’un simple caprice. Son auteur, s’il s’agit d’un adulte, a toujours un projet migratoire. Le réfugié politique cherche à sauver sa vie ou son projet de société. Le migrant économique tente d’assurer la survie des siens ou d’améliorer leur niveau de vie. Le professeur d’université se rend à Berkeley pour rejoindre des collègues sources d’émulation ou espère décrocher la lune dans l’univers académique. L’aventurier part à la découverte de continents, parfois fuit un monde familial qui étranglait ses aspirations. (…). Tel parmi les réfugiés de la guerre, l’exil comporte presque toujours une part de choix: certains assiégés préfèrent attendre la mort dans leur cuisine plutôt que s’enfuir. (…). J’ajoute cependant un «presque»: dans quelques rares situations, l’option de la mort, le refus de la survie comme ultime pied de nez au destin, n’est même plus envisageable. Tels les migrants prisonniers qui à la fin de leur réclusion, peine assortie d’une expulsion du territoire, sont embarqués dans un avion menottes aux poignets. (…) Quitter un monde n’a donc pas toujours les mêmes implications. A mesure que s’élargit l’éventail des choix, s’accroît la tranquillité d’esprit requise pour l’élaboration d’un projet migratoire, s’allonge le temps pour imaginer le voyage. A l’inverse, lorsque le spectre se rétrécit, se réduit à la folle alternative entre l’exil et la mort, effaçant parfois même du catalogue le dernier soupir, le migrant se trouve dépossédé de son projet. (…) Le projet migratoire comme défi Le projet migratoire, déjà important en tant que tel, prend un rôle primordial lorsqu’il menace d’échouer. Sa déliquescence signifie perte et deuil de sens. Et le sort de ce deuil, la qualité de son élaboration, se répercutera à beaucoup de niveaux. Ainsi les douleurs chroniques du travailleur immigré, véritable défi pour notre médecine et plaie pour nos assurances, peuvent se comprendre en termes de deuil inachevé du projet migratoire, ouvrant bien des pistes thérapeutiques. La décision de migrer n’est que rarement prise seul. Parfois père, mère, fils et filles quittent ensemble un monde. A d’autres occasions, l’homme s’en va solitaire, mais espère obtenir le sésame qui ouvrira les portes du monde d’accueil à sa famille entière. Ou alors, tel le travailleur saisonnier d’antan, il conforte la survie ou le bien-être des siens au pays d’origine. Le migrant reçoit de ses proches un mandat, verbalisé ou tu, parfois simplement imaginé. Ce mandat migratoire peut être émis par la famille restreinte, la famille élargie ou même la communauté entière. «Sain et sauf», l’exilé de Bosnie ou du Rwanda contribuait à la survie physique et identitaire de sa communauté décimée par le génocide. Par ses versements mensuels aux siens, l’achat de briques et de tuiles, l’immigré des Pouilles ou de Galicie améliorait leur sort et dotait d’une maison le village. (…) Il ne s’agit jamais de pur altruisme: les proches ont toujours une attente. En cas d’échec du projet migratoire ou de reformulation égoïste, le migrant déchire son mandat et trahit ses mandataires: endetté à leur égard, il devra rendre des comptes, du moins le suppose. La seule perspective d’un échec grignote son estime sociale et perturbe les relations avec les siens demeurés dans l’ancien monde. Le requérant d’asile en attente déçue de survie tait à son père le rejet de ses recours, feint la proche obtention d’un permis de séjour. Le travailleur immigré passe sous silence son accident de travail ou sa mise au chômage. L’étudiant dissimule les examens loupés et scelle les volets de sa chambre pour étouffer sa honte. Certains préfèrent même rompre toute communication plutôt qu’avouer leur mensonge. Les pertes, maintenant relationnelles, ne cessent de s’amonceler. (…) Le sort des enfants Pendant longtemps, la vie des enfants ne comporte pas de projet migratoire à proprement parler. Lorsque leurs parents quittent un monde, ils ne font au départ que suivre. (…) La grande majorité des mineurs non accompagnés, eux aussi, telles ces jeunes filles éthiopiennes rencontrées dans ma pratique, mises sans avertissement dans un avion, ne participent guère à la décision de leur exil solitaire. Le sens de la migration, ce fil ténu qui d’ordinaire relie l’avant et l’après du voyage, ne peut donc amortir ruptures et turbulences. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, que leur soit délégué un mandat migratoire – souvent la réussite scolaire et professionnelle –, qu’ils participent ainsi à un projet collectif sur lequel ils n’ont toutefois aucune prise. Le sort du deuil collectif familial joue alors un rôle crucial. Sa congélation ou sa fossilisation contamine les enfants, les contraint à une solidarité sans faille avec l’entourage qui par ailleurs seul les aide à tenir debout. Le moindre écart risquerait de les mettre dans la position du mouton noir, insupportable solitude. Cette adhérence s’étend à la nécessité de souscrire au projet migratoire parental. En constituant eux-mêmes une face essentielle pour ne pas dire décisive – le vœu de survie identitaire implique la transmission de l’héritage aux fils et filles, la volonté d’améliorer l’économie familiale se couple du désir de leur assurer une formation –, leur position s’avère des plus malaisées. L’école les place devant un dilemme presque insoluble. Soit réussissent-ils et, s’abreuvant de la culture du pays d’accueil, froissent l’identité de la famille. Soit échouent-ils et brisent l’autre versant du projet migratoire familial. 1 Ce teste est tiré de mon livre La migration comme métaphore (Paris, La Dispute, 2011, 2013 et 2017), pp. 59–62. J’ai dû cependant procéder à quelques coupures, indiquées par (…). vsao /<strong>asmac</strong> <strong>Journal</strong> 6/21 29