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ÉDITO<br />
Climat :<br />
impossible<br />
sans nous !<br />
par Zyad Limam<br />
TERRES RARES<br />
L’OPPORTUNITÉ ET LE DANGER<br />
Johannesbourg.<br />
Afrique du Sud<br />
Le géant<br />
en panne<br />
CÔTE D’IVOIRE<br />
OPERATION<br />
GRAND NORD<br />
Face aux menaces sécuritaires à ses frontières septentrionales, le pays organise<br />
la réponse économique et sociale. Mais aussi militaire. Reportage sur le terrain.<br />
FOOT<br />
RIPOSTES<br />
Les meilleurs<br />
du monde !<br />
Karim Benzema<br />
et Sadio<br />
Mané<br />
DOCUMENT<br />
Idi Amin<br />
Dada<br />
UN NÉRON<br />
AFRICAIN<br />
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />
DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />
Un camp militaire,<br />
dans la région de Kafolo.<br />
+<br />
ET AUSSI<br />
Alice Diop,<br />
Tarik Saleh,<br />
Mariam Issoufou<br />
Kamara,<br />
Jennifer Richard<br />
N°<strong>434</strong> - NOVEMBRE 2022<br />
L 13888 - <strong>434</strong> S - F: 4,90 € - RD
©Photograph: Laurent Ballesta/Gombessa Project<br />
COLLECTION<br />
Fifty Fathoms
édito<br />
IMPOSSIBLE SANS NOUS<br />
Nous voilà tous au bord de la mer Rouge, à<br />
Charm el-Cheikh, pour la 27 e Conférence des parties<br />
sur les changements climatiques. La 27 e COP, déjà…<br />
(La première a eu lieu à Berlin en 1995.) Malgré les<br />
catastrophes qui se multiplient, malgré les incendies,<br />
les inondations, les sécheresses, les étés en hiver, la<br />
confusion des saisons humides et des saisons sèches,<br />
malgré les rapports qui s’empilent, nous restons comme<br />
paralysés, comme le lapin pris par les phares d’une<br />
voiture qui fonce à pleine vitesse sur lui.<br />
Les profonds dérèglements de notre écosphère,<br />
le réchauffement global de notre planète entamé<br />
avec l’ère industrielle, c’est pourtant le plus grand<br />
défi de l’humanité. Une question de survie collective.<br />
Une menace majeure à un horizon quantifiable, pas<br />
si lointain, la fin du siècle disons. Une infime seconde,<br />
au regard de l’histoire de la Terre, qui se compte en<br />
milliards d’années. Le chaos pour nos enfants et nos<br />
petits-enfants…<br />
L’objectif fixé au bout de la nuit de la COP21<br />
à Paris, en 2015, une maîtrise du réchauffement à<br />
moins de 1,5 °C d’ici la fin du siècle, est déjà largement<br />
dépassé. On évoque désormais 2 °C, probablement<br />
2,5 °C, peut-être pire encore. Les pays riches, la Chine,<br />
ne tiennent pas leurs engagements réitérés. Ils consomment<br />
et produisent toujours autant d’énergie carbonée.<br />
Tout en demandant aux pays en développement de ne<br />
pas exploiter leurs propres ressources (gaz, pétrole…). Et<br />
d’enclencher des efforts inimaginables d’ajustements<br />
en matière de coûts. Une « approche » particulièrement<br />
injuste au regard de l’histoire et face à l’urgence de sortir<br />
encore des milliards d’êtres humains de la précarité.<br />
Il n’y aura pas de transition climatique fondamentale<br />
sans le Sud, sans « les Suds ». Sans des<br />
transferts majeurs, quantifiables, réels (pas que des<br />
promesses…) de technologie et de financement, sans<br />
une prise de conscience « des Nords » qu’ils ne pourront<br />
pas s’en sortir seuls. Sur les 8 milliards d’habitants<br />
de notre planète, plus des deux tiers vivent dans les<br />
mondes émergents. Ils aspirent à plus de richesse, à<br />
plus de sécurité économique, de justice climatique.<br />
On ne pourra pas leur dire : restez dans votre pauvreté<br />
pendant que d’autres, repus, refusent de faire leur part.<br />
Il faudra sortir de cette impossibilité de faire humanité<br />
commune, de nous concevoir comme un tout, liés les<br />
PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
uns aux autres du nord au sud de la planète, de l’est à<br />
l’ouest, les pauvres, les riches, les Noirs, les Blancs, les<br />
Américains, les Européens, les Chinois, les Russes, les<br />
Indiens, les habitants des îles du Pacifique ou du Sahel…<br />
L’Afrique, sa démographie sont au centre des<br />
enjeux. Le continent reste pauvre, il ne pollue pas,<br />
ou si peu (4 % des émissions mondiales, pour un peu<br />
moins de 20 % de la population mondiale), et pourtant,<br />
il paie le tribut le plus lourd au changement climatique.<br />
Pour être clair, on se réchauffe plus vite que les autres…<br />
Parallèlement, nos besoins sont immenses. Si demain,<br />
l’Afrique devait atteindre un niveau de développement<br />
industriel comparable à celui de l’Inde ou du Vietnam,<br />
si elle devait tripler son niveau de vie, ce qui serait un<br />
minimum, si cet effort devait se faire sans transition technologique,<br />
sans transformation systémique des modes<br />
de production, le continent deviendrait alors lui-même<br />
l’une des principales causes du réchauffement global.<br />
Pour le 1,2 milliard d’Africains d’aujourd’hui, c’est<br />
déjà l’heure de la résilience et de l’adaptation. Nous<br />
avons besoin de comprendre et de définir nos propres<br />
modèles de lutte. À Djibouti, fin octobre, a été inauguré<br />
l’Observatoire régional de la recherche pour l’environnement<br />
et le climat (ORECC). Un outil particulièrement<br />
utile dans une corne de l’Afrique dévastée par les sécheresses.<br />
Nous avons besoin d’investir massivement dans<br />
notre sécurité alimentaire, et repenser notre agriculture<br />
pour qu’elle serve les besoins de notre immense marché<br />
intérieur. C’est le cas, par exemple, en Côte d’Ivoire,<br />
avec la mise en œuvre de l’initiative d’Abidjan.<br />
Nous avons besoin également de parier sur<br />
l’avenir, de mobiliser nos énergies pour créer de<br />
la valeur dans ce monde nouveau. Nous avons des<br />
terres arables immenses, et encore vierges, que nous<br />
pouvons valoriser. Il nous faut investir, et faire investir<br />
dans les énergies renouvelables : nous avons de<br />
l’eau, du soleil, des marées, du vent, des biomasses,<br />
des grands fleuves aussi. Il nous faut enfin protéger et<br />
développer nos forêts. Stopper l’arrachage, obtenir des<br />
fonds pour sécuriser, accroître les périmètres plantés.<br />
Nos forêts valent de l’or, leur capacité d’absorption du<br />
carbone vaut de l’or, notre terre vaut de l’or.<br />
Le changement du monde sera impossible<br />
sans nous. Pour notre continent, la bataille est loin<br />
d’être perdue. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 3
N°<strong>434</strong> NOVEMBRE 2022<br />
3 ÉDITO<br />
Impossible sans nous<br />
par Zyad Limam<br />
6 ON EN PARLE<br />
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />
DE LA MODE ET DU DESIGN<br />
Fela Kuti : Black president<br />
26 PARCOURS<br />
Rakidd<br />
par Astrid Krivian<br />
29 C’EST COMMENT ?<br />
Quand l’échec<br />
succède à l’échec…<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
74 LE DOCUMENT<br />
Idi Amin Dada,<br />
un Néron africain<br />
par Cédric Gouverneur<br />
88 VIVRE MIEUX<br />
Sommeil et santé,<br />
intimement liés !<br />
par Annick Beaucousin<br />
90 VINGT QUESTIONS À…<br />
Oumou Sangaré<br />
par Astrid Krivian<br />
P.06<br />
TEMPS FORTS<br />
30 Côte d’Ivoire :<br />
Opération grand Nord<br />
par Pierre Coudurier<br />
38 Une Afrique du Sud<br />
en panne<br />
par Cédric Gouverneur<br />
46 Karim Benzema<br />
et Sadio Mané :<br />
Les meilleurs du monde<br />
par Zyad Limam<br />
et Thibaut Cabrera<br />
52 Alice Diop :<br />
« Interroger notre<br />
part intime »<br />
par Astrid Krivian<br />
58 Jennifer Richard :<br />
« Une histoire qui<br />
n’est pas terminée »<br />
par Sophie Rosemont<br />
62 Tarik Saleh :<br />
« Dire la vérité<br />
est politique »<br />
par Astrid Krivian<br />
68 Mariam Issoufou Kamara :<br />
« Au service de quelque<br />
chose de plus grand que soi »<br />
par Catherine Faye<br />
P.30<br />
P.38<br />
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />
nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />
de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />
COLLECTION JACQUELINE GRANDCH<strong>AM</strong>P-THI<strong>AM</strong> - SIA K<strong>AM</strong>BOU/AFP - SHUTTERSTOCK<br />
4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
Johannesbourg.<br />
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />
DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />
Un camp militaire,<br />
dans la région de Kafolo.<br />
P.50<br />
FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />
31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />
Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />
redaction@afriquemagazine.com<br />
Zyad Limam<br />
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />
zlimam@afriquemagazine.com<br />
Assisté de Laurence Limousin<br />
llimousin@afriquemagazine.com<br />
RÉDACTION<br />
Emmanuelle Pontié<br />
DIRECTRICE ADJOINTE<br />
DE LA RÉDACTION<br />
epontie@afriquemagazine.com<br />
P.46<br />
BUSINESS<br />
78 Les terres rares,<br />
une opportunité ?<br />
82 Emmanuel Hache :<br />
« L’Afrique peut se<br />
positionner sur ce marché »<br />
84 Retour contesté<br />
des OGM au Kenya<br />
85 Bientôt des dirigeables<br />
pour accéder aux zones<br />
enclavées<br />
86 La Fondation OCP, l’UM6P<br />
et l’ASERGMV coopèrent<br />
à la Grande muraille verte<br />
87 Le Rwanda récompensé<br />
par le FMI<br />
par Cédric Gouverneur<br />
P.58<br />
P.62<br />
Isabella Meomartini<br />
DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />
imeomartini@afriquemagazine.com<br />
Jessica Binois<br />
PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />
DE RÉDACTION<br />
sr@afriquemagazine.com<br />
Amanda Rougier PHOTO<br />
arougier@afriquemagazine.com<br />
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />
Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau,<br />
Pierre Coudurier, Catherine Faye, Cédric<br />
Gouverneur, Dominique Jouenne,<br />
Astrid Krivian, Luisa Nannipieri,<br />
Sophie Rosemont.<br />
VIVRE MIEUX<br />
Danielle Ben Yahmed<br />
RÉDACTRICE EN CHEF<br />
avec Annick Beaucousin.<br />
VENTES<br />
EXPORT Laurent Boin<br />
TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />
FRANCE Destination Media<br />
66, rue des Cévennes - 75015 Paris<br />
TÉL. : (33) 1 56 82 12 00<br />
ABONNEMENTS<br />
TBS GROUP/Afrique Magazine<br />
235 avenue Le Jour Se Lève<br />
92100 Boulogne-Billancourt<br />
Tél. : (33) 1 40 94 22 22<br />
Fax : (33) 1 40 94 22 32<br />
afriquemagazine@cometcom.fr<br />
SHUTTERSTOCK (2) - DR - KIM SVENSSON<br />
ÉDITO<br />
Climat :<br />
impossible<br />
sans nous !<br />
par Zyad Limam<br />
CÔTE D’IVOIRE<br />
OPERATION<br />
GRAND NORD<br />
TERRES RARES<br />
L’OPPORTUNITÉ ET LE DANGER<br />
Afrique du Sud<br />
Le géant<br />
en panne<br />
RIPOSTES<br />
Face aux menaces sécuritaires à ses frontières septentrionales, le pays organise<br />
la réponse économique et sociale. Mais aussi militaire. Reportage sur le terrain.<br />
FOOT<br />
DOCUMENT + ET AUSSI<br />
Les meilleurs<br />
Alice Diop,<br />
Idi Amin Tarik Saleh,<br />
du monde ! Dada Mariam Issoufou<br />
Karim Benzema UN NÉRON Kamara,<br />
et Sadio<br />
Jennifer Richard<br />
AFRICAIN<br />
Mané<br />
N°<strong>434</strong> - NOVEMBRE 2022<br />
L 13888 - <strong>434</strong> S - F: 4,90 € - RD<br />
<strong>AM</strong> <strong>434</strong> COUV.indd 1 02/11/2022 21:22<br />
PHOTOS DE COUVERTURE :<br />
SHUTTERSTOCK (3) - SIA K<strong>AM</strong>BOU/AFP -<br />
OSCAR J. BARROSO/AFP7/PRESSE SPORTS -<br />
GAO JING/XINHUA/RÉA<br />
COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />
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<strong>AM</strong> International<br />
31, rue Poussin - 75016 Paris<br />
Tél. : (33) 1 53 84 41 81<br />
Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />
AFRIQUE MAGAZINE<br />
EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />
31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />
SAS au capital de 768 200 euros.<br />
PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />
Compogravure : Open Graphic<br />
Média, Bagnolet.<br />
Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />
Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />
Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />
Dépôt légal : novembre 2022.<br />
La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />
reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />
dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />
d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />
même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />
Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />
© Afrique Magazine 2022.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 5
ON EN PARLE<br />
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />
L'artiste porté<br />
par ses supporters<br />
lors du lancement<br />
de son parti,<br />
le Movement<br />
of People, en<br />
novembre 1978.<br />
6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
COLLECTION JACQUELINE GRANDCH<strong>AM</strong>P-THI<strong>AM</strong> - TOLA ODUKOYA - DR<br />
LÉGENDE<br />
FELA KUTI<br />
Black president<br />
Le talent allié à une conviction politique<br />
affirmée : c’était le COCKTAIL MAGIQUE<br />
du roi de l’afrobeat, aujourd’hui célébré<br />
à la Cité de la musique, à Paris.<br />
Avec sa trompette, en 1966.<br />
PAS MOINS d’une trentaine de costumes ô combien mémorables,<br />
et plusieurs dizaines de photographies et de savoureuses archives<br />
vidéo, comme le concert avec Africa 70 à Berlin, en 1978 : c’est<br />
une véritable immersion dans l’univers de Fela Anikulapo-Kuti<br />
(1938-1997) que nous propose la Philharmonie de Paris. Les enfants<br />
du célèbre musicien ont veillé à ce que l’entourage crucial figure<br />
entre ces murs, notamment ses épouses et sa mère, Funmilayo<br />
Ransome-Kuti. Autour de la notion clé d’afrobeat, musique prompte<br />
à la transe et au partage défendue dans son club Afrika Shrine, on<br />
raconte la vie bien remplie d’un personnage flamboyant, mais aussi<br />
l’énergie de la scène de Lagos. On constate les allers-retours entre<br />
Afrique et Amérique, jazz et high life… Et l’engagement d’un homme<br />
qui dénonçait, grâce à ses performances, les dysfonctionnements et les<br />
violences politiques. Comme l’écrit Yeni Anikulapo-Kuti, sa fille aînée :<br />
« Fela nous a emmenés à de nombreuses conférences universitaires,<br />
et cela a fait de moi ce que je suis aujourd’hui : une femme<br />
africaine fière et consciente, qui refuse de porter des perruques<br />
et qui s’identifie à sa culture, à son héritage. » ■ Sophie Rosemont<br />
« FELA ANIKULAPO-KUTI : RÉBELLION AFROBEAT », Cité de la<br />
musique, Paris (France), jusqu’au 11 juin 2023. philharmoniedeparis.fr<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 7
ON EN PARLE<br />
MÉMOIRE<br />
PÉRÉGRINATION<br />
ABYSSALE<br />
La puissance des sortilèges DÉFIE<br />
LE TEMPS dans le nouveau roman<br />
de Scholastique Mukasonga.<br />
SISTER DEBORAH : le titre du dernier roman de l’écrivaine et<br />
conteuse rwandaise est, en lui-même, tout un poème. Distinguée<br />
par le prix Renaudot 2012 pour Notre-Dame du Nil, le Grand Prix<br />
SGDL de la nouvelle 2015 pour Ce que murmurent les collines,<br />
et le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2021<br />
pour Un si beau diplôme !, celle qui a témoigné avec ferveur de<br />
la persécution vécue par ses proches jusqu’à leur extermination,<br />
lors du génocide des Tutsis, met habilement en scène une<br />
Sister Deborah missionnaire afro-américaine. Prophétesse et<br />
thaumaturge, elle prêche dans ses transes la parousie imminente<br />
de Jésus et annonce la venue d’une messie, qui sera donc femme<br />
et noire : « Mille ans de bonheur pour les femmes, après des milliers<br />
d’années de malheur ! » Mais elle disparaît, avant de réapparaître<br />
à Nairobi sous le nom de Mama Nganga, où elle est brûlée vive<br />
au cours d’émeutes anti-sorcellerie. Des années plus tard, Miss<br />
Jewels, une enfant qu’elle a autrefois guérie, devenue brillante<br />
universitaire aux États-Unis, nous conte son histoire, au fil d’une<br />
enquête sur les circonstances de sa mort. Dans une mise en abyme<br />
littéraire, le récit prend racine dans l’Afrique de l’Est coloniale<br />
des années 1930, où se répand le christianisme et où les structures<br />
traditionnelles laissées en place jouent un rôle de courroies de<br />
transmission. Sister Deborah, personnage central, y incarne à la<br />
fois la révolte anticoloniale, le militantisme féminin avant la lettre,<br />
qui s’exprime sur le terrain religieux parce que l’action politique<br />
lui est interdite, et un espoir, même utopique. « À toi de voir si c’est<br />
un rêve ou si c’est ce qui m’est réellement arrivé », murmure-t-elle<br />
à celle qui sonde sa légende. Tissant ainsi l’écheveau de ce<br />
roman, ni tout à fait inventé, ni tout à fait vrai. ■ Catherine Faye<br />
SCHOLASTIQUE MUKASONGA,<br />
Sister Deborah, Gallimard,<br />
160 pages, 16 €.<br />
❶<br />
SOUNDS<br />
À écouter maintenant !<br />
Beckah Amani<br />
April, The Orchard<br />
Née en Tanzanie, élevée<br />
en Australie, cette jeune<br />
chanteuse convoque<br />
sa double culture dans<br />
une musique aussi bien influencée par<br />
Nina Simone et le gospel que les sonorités<br />
traditionnelles ouest-africaines. À Londres<br />
où elle vit désormais, c’est la révélation<br />
soul du moment, ce que confirme son<br />
impeccable premier EP, fort de titres comme<br />
l’engagé « Standards » ou le romantique<br />
« Waiting On You ». On aime, et on suit !<br />
❷ Bamao Yendé<br />
RDV Discoteca,<br />
Boukan Records<br />
Fier de ses origines<br />
camerounaises, auxquelles<br />
son nom de scène rend<br />
hommage, Bamao Yendé est l’un des DJ<br />
et producteurs les plus actifs de la scène<br />
européenne. Il a cofondé le collectif YGRK<br />
Klub et même créé son propre label, Boukan<br />
Records. Proche du Diouck et de Lala &ce,<br />
il publie aujourd’hui un nouvel EP, RDV<br />
Discoteca, qui balance entre 2-step et baile<br />
pour, comme son nom l’indique, revendiquer<br />
son amour de la nuit qui se danse.<br />
❸<br />
Yoa<br />
Chansons tristes,<br />
Panenka<br />
Son nouvel EP s’appelle<br />
Chansons tristes, et<br />
pourtant, la jeune<br />
Yoa, 23 ans, réussit à nous remonter le moral<br />
grâce à son timbre suave et à ses ritournelles<br />
électro-pop, telles des bonbons acidulés façon<br />
Angèle. Les paroles, elles, sont sans filtre,<br />
nonchalantes, acides et poétiques à la fois.<br />
En écoutant « Bootycall » ou « Maddy » (du nom<br />
d’un personnage de la série Euphoria), on se<br />
dit que l’on tient peut-être bien la prochaine<br />
faiseuse de tubes francophones. ■ S.R.<br />
DR - FRANCESCA MANTOVANI/ÉDITIONS GALLIMARD - DR (3)<br />
8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
Roschdy Zem<br />
et Sami Bouajila<br />
interprètent deux<br />
frères qui vont<br />
devoir affronter<br />
une situation pour<br />
le moins cocasse.<br />
COMÉDIE<br />
UNE AFFAIRE DE F<strong>AM</strong>ILLE<br />
Roschdy Zem passe derrière la caméra, et c’est UN SANS-FAUTE.<br />
SHANNA BESSON - DR<br />
POUR SA PREMIÈRE RÉALISATION, Roschdy Zem ne s’est<br />
pas donné le beau rôle : il joue un grand frère antipathique,<br />
star d’une émission de télé sur le foot, imbu de lui-même et<br />
peu intéressé par ce qu’il se passe dans sa famille, où il est<br />
de toute façon adulé par tous… À commencer pas son cadet,<br />
qui n’ose jamais le déranger. Trop gentil, jusqu’au jour où<br />
cet homme réservé, accaparé par son travail de directeur<br />
financier dans lequel il excelle, va être victime d’un accident,<br />
le faisant tomber sur la tête… Son caractère change alors<br />
radicalement, et il va désormais parler sans filtre ! C’est Sami<br />
Bouajila qui joue brillamment ce double rôle, suivant un<br />
scénario coécrit par Roschdy Zem et Maïwenn, qui incarne<br />
sa belle épouse à l’écran, bien plus calme que dans ses rôles<br />
habituels ! Une comédie française fortement autobiographique,<br />
à la fois burlesque et douce-amère au cœur d’une famille<br />
arabe fusionnelle, composée aussi d’une sœur volubile<br />
et efficace (Meriem Serba, énergique mama protectrice)<br />
et d’un frère grincheux, incarné par le réalisateur Rachid<br />
Bouchareb, lequel avait fait tourner Roschdy Zem dès 1998<br />
dans… L’Honneur de ma famille. ■ Jean-Marie Chazeau<br />
LES MIENS<br />
(France),<br />
de Roschdy<br />
Zem. Avec<br />
lui-même,<br />
Maïwenn,<br />
Sami<br />
Bouajila.<br />
En salles.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 9
ON EN PARLE<br />
Le MACAAL accueille<br />
son premier solo show<br />
consacré à un artiste<br />
contemporain.<br />
EXPO<br />
POÈTE DE L’INVISIBLE<br />
Une ode de JOËL ANDRIANOMEARISOA<br />
aux savoir-faire traditionnels marocains.<br />
Ci-contre,<br />
l'artiste<br />
malgache.<br />
PREMIER PLASTICIEN à représenter Madagascar à la<br />
Biennale de Venise, en 2019, Joël Andrianomearisoa est bien<br />
plus qu’un tisseur de rêves. En combinant textiles, papiers,<br />
bois ou minéraux, dans un jeu subtil entre pleins et vides,<br />
clairs et obscurs, plis et replis, il défie l’imperceptible, les<br />
labyrinthes émotionnels. Son œuvre protéiforme (dessin,<br />
installation, performance, vidéo, photographie) confine<br />
à la poésie, à la transmission mémorielle. Passionné par les<br />
pratiques textiles ancestrales, il collabore avec des maîtres<br />
brodeurs de sa ville natale, Antananarivo, et plus récemment<br />
avec des tisserands d’Udaipur (Inde) et une lissière d’Aubusson<br />
(France). Dans cette exposition monographique proposée<br />
par le MACAAL, le plasticien dialogue entre diverses<br />
approches artistiques et une sélection d’œuvres. Une aventure<br />
esthétique et onirique, au fil d’une exploration des savoir-faire<br />
traditionnels marocains. Où « notre terre juste comme un<br />
songe » devient le fil rouge de ce voyage sans frontière. ■ C.F.<br />
« OUR LAND JUST LIKE A DRE<strong>AM</strong> », Musée d’art<br />
contemporain africain Al Maaden, Marrakech<br />
(Maroc), jusqu’au 16 juillet 2023. macaal.org<br />
C. AYOUB EL BARDI - STUDIO JOËL ANDRIANOMEARISOA<br />
10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
RÉCOMPENSE<br />
BAUDOIN MOUANDA<br />
SOUS LES CIELS DES SAISONS<br />
Il est le PREMIER PHOTOGRAPHE AFRICAIN à recevoir le prix Roger Pic.<br />
BAUDOIN BAUDOUIN MOUANDA MOUANDA<br />
NÉ EN 1981, le photographe congolais Baudoin<br />
Mouanda nous surprend constamment avec ses<br />
images du réel africain, de la vie au Congo et des<br />
ambiances de Brazzaville. Sa série sur la SAPE<br />
(Société des ambianceurs et des personnes élégantes),<br />
qui rend hommage à ces dandys s’habillant en<br />
costumes au luxe apparent et aux couleurs multiples,<br />
a connu un succès quasi planétaire. La série « Sur le<br />
trottoir de savoir » révèle des lycéens et étudiants qui<br />
viennent lire et travailler sous les réverbères publics,<br />
faute d’électricité chez eux. De l’émotion entre ombre<br />
et lumière. Dans son rapport à l’image, Baudoin<br />
Mouanda cherche à montrer les réalités, tout en<br />
s’appuyant sur la couleur vive, la mise en scène,<br />
le décor travaillé et un certain sens de l’humour.<br />
Le prix Roger Pic, qui fêtait cette année ses<br />
30 ans, a récompensé l’artiste pour « Ciel de<br />
saison », devenant ainsi le premier photographe<br />
africain à le recevoir. Créé en 1993 par le grand<br />
reporter Roger Pic, ce prix distingue l’auteur d’un<br />
portfolio photographique qui « documente le réel<br />
et interroge l’humain avec singularité ». Pour cette<br />
série primée, l’homme a travaillé sur le thème du<br />
changement climatique, la réalisant pendant le<br />
premier confinement, à la suite d’inondations qui<br />
frappent (régulièrement) la capitale congolaise.<br />
Des orages, des éboulements, mais aussi des<br />
changements du rythme des saisons, qui peuvent<br />
à chaque catastrophe bouleverser le quotidien de<br />
populations déjà pauvres. L’artiste a voulu témoigner<br />
de ces traumatismes : « J’ai pris mon appareil photo,<br />
me souvenant de chaque détail des lieux visités<br />
(écoles, hôpitaux, pharmacies, commerces, maisons),<br />
et j’ai sollicité des témoignages pour reconstituer<br />
le spectacle de désolation. » Le travail se fait dans<br />
le chantier inondé de sa future école de photographie<br />
à Brazzaville. Les gens viennent avec leur décor<br />
habituel. Ils posent. Ils reconstituent les pieds dans<br />
l’eau le réel de leur vie. Et de leur souffrance. Un<br />
projet qui n’aurait pu voir le jour sans l’implication<br />
de ces victimes du quotidien, à voir à la galerie de la<br />
Scam, à Paris, jusqu’au 17 mars 2023. ■ Zyad Limam<br />
baudouinmouanda.fr/ciel-de-saison<br />
Série « Ciel<br />
de saison »,<br />
2020.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 11
ON EN PARLE<br />
COLLECTIF<br />
Nyati Mayi & The Astral<br />
Synth Transmitters<br />
L’ESPRIT DES GRIOTS<br />
Une fusion afro-jazz-électro accompagnée<br />
de lulanga : c’est LE PARI RÉUSSI<br />
de ce premier album inclassable.<br />
NYATI MAYI a fait ses débuts dans les années 1980, dans le groupe de danse<br />
hip-hop congolais NPG avant de s’installer à Bruxelles, où il s’illustre depuis<br />
dans des projets éclectiques. Il manie aussi le lulanga avec dextérité, tout en<br />
cultivant un timbre vocal hypnotique, qui habite ce disque imaginé avec DJ soFa.<br />
Lequel officie également sur la scène électro belge en tant que producteur toutterrain.<br />
C’est durant le premier confinement qu’ils ont échangé des mélodies<br />
et des remixes, jusqu’à donner forme à ce superbe album, le bien nommé<br />
Lulanga Tales. Résolument hybride, il convoque l’esprit des griots et la musique<br />
gnawa comme le dub jamaïcain. On y entend même un instrument traditionnel<br />
japonais, le shamisen… Lorsque résonne la conclusion, « Heart & Beatroot »,<br />
l’auditeur a totalement déconnecté d’un monde cloisonné. ■ S.R.<br />
NYATI MAYI & THE ASTRAL SYNTH TRANSMITTERS,<br />
Lulanga Tales, Les Disques Bongo Joe/L'Autre Distribution.<br />
FESTIVAL<br />
AUX<br />
FRONTIÈRES<br />
DU FANTASTIQUE<br />
Pour sa 34 e édition,<br />
Africolor CASSE<br />
LES CODES et mise sur<br />
la singularité artistique.<br />
TERRIFIANTE ou fascinante, la<br />
singularité des monstres a le pouvoir<br />
de nous ébranler ou de nous émouvoir,<br />
comme ces monstres sacrés de la<br />
scène musicale africaine convoqués<br />
en cette 34 e édition du festival nomade<br />
francilien. Du néo-Ghanéen Stevie<br />
Wonder, revisité par le trompettiste<br />
Fabrice Martinez, au griot malien<br />
Moriba Koïta, joué par son fils, en<br />
passant par la résistante kabyle Lalla<br />
Fadhma N’Soumer, interprétée par<br />
la comédienne Evelyne El Garby Klaï,<br />
la fabrique fantastique sonore de<br />
cette nouvelle édition allie héritage<br />
et nouvelles tendances, virtuosité<br />
et sensibilité, avec des dizaines de<br />
concerts, de créations et de rencontres.<br />
Encore une fois, une sélection des<br />
meilleurs artistes venus d’Afrique<br />
et des Caraïbes fait résonner la<br />
richesse de la créativité du continent :<br />
après, entre autres, Samba Peuzzi,<br />
la pépite de la musique urbaine<br />
sénégalaise, Tamikrest, fer de lance<br />
de la nouvelle génération touareg,<br />
ou Fatoumata Diawara, au folk<br />
hypnotique et sensuel, c’est Maïmouna<br />
Soumbounou, surnommée l’« Oumou<br />
Sangaré junior », qui clôturera le<br />
festival de sa voix de virtuose. ■ C.F.<br />
FESTIVAL AFRICOLOR,<br />
Île-de-France, du 18 novembre<br />
au 24 décembre 2022. africolor.com<br />
DR<br />
12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
DIALOGUE<br />
L’homme<br />
sphinx<br />
Ci-contre, une<br />
sculpture d’Auguste<br />
Rodin, datant de<br />
1909, et une coupe en<br />
faïence égyptienne.<br />
Fantasmé, collectionné et inspirant,<br />
L’ART ÉGYPTIEN a marqué<br />
l’œuvre d'Auguste Rodin, à l’apogée<br />
de sa carrière.<br />
HERVÉ LEWANDOWSKI/MUSÉE RODIN - JÉRÔME MANOUKIAN/AGENCE PHOTOGRAPHIQUE DU MUSEE RODIN<br />
S’IL N’A J<strong>AM</strong>AIS voyagé au pays<br />
des pharaons ni regardé l'Égypte<br />
avec les yeux d'un érudit, comme<br />
le fit Sigmund Freud, celui que l’on<br />
considère comme l’un des pères<br />
de la sculpture moderne s'invente,<br />
dès 1893, une Antiquité rêvée, à<br />
sa mesure. Jusqu’à sa mort, en 1917,<br />
le créateur du Penseur rassemble<br />
ainsi, dans sa villa de Meudon,<br />
plus de 1 000 œuvres de l’époque<br />
pré-pharaonique à l’époque arabe, les<br />
mêlant aux sculptures de son atelier.<br />
Peu à peu, l’art égyptien influence<br />
ses créations. Notamment dans la<br />
représentation du corps humain, la<br />
simplification des lignes et des formes,<br />
le traitement de la monumentalité.<br />
Son Monument à Balzac, statue<br />
colossale, basculée en arrière, tête<br />
altière, dont la puissance du regard<br />
semble pénétrer les mystères du<br />
monde, parle d’elle-même, malgré<br />
les vives critiques qui l’ont accueillie<br />
en 1898. On y décèle la même attitude<br />
énigmatique que celle de la créature<br />
légendaire majestueuse, postée devant<br />
les pyramides : le sphinx de Gizeh.<br />
Près d’un siècle plus tard, 400 objets<br />
de la collection personnelle de l’artiste,<br />
tous restaurés, sont exposés au musée<br />
Rodin dans un dialogue sensible<br />
avec ses propres travaux. ■ C.F.<br />
« RÊVE D’ÉGYPTE »,<br />
musée Rodin,<br />
Paris (France),<br />
jusqu’au 5 mars 2023.<br />
musee-rodin.fr<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 13
ON EN PARLE<br />
JACKIE LEE YOUNG<br />
14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
MUSIQUE<br />
VIEUX FARKA TOURÉ<br />
& KHRUANGBIN<br />
LA FL<strong>AM</strong>ME DU BLUES MALIEN<br />
Avec Ali, le fils du grand Farka Touré lui REND HOMMAGE,<br />
accompagné du groupe américain texan.<br />
DR<br />
QUELQUES MOIS après la sortie du<br />
très beau Racines, dédié à ses racines<br />
sonores maliennes et à l’œuvre de<br />
son père, Vieux Farka Touré réitère<br />
son hommage à ce dernier avec un<br />
disque qui porte tout simplement<br />
le prénom de son regretté géniteur.<br />
Mais il ne le fait pas seul. Cette<br />
fois, il collabore avec Khruangbin.<br />
Constitué du guitariste Mark Speer,<br />
de la bassiste Laura Lee et du batteur<br />
Donald Johnson, ce trio texan cultive<br />
un folk-rock tantôt psyché, tantôt<br />
funky. De quoi sublimer ces huit<br />
chansons reprenant le corpus de l’un<br />
des plus grands apôtres du blues du<br />
désert, disparu en 2006… Interprétés<br />
en fulfulde, tamasheq, songhay et<br />
bambara, les morceaux hautement<br />
électriques d’Ali Farka Touré mettent<br />
en exergue une dextérité à la guitare<br />
qui lui valut trois Grammy Awards<br />
et une reconnaissance bien au-delà<br />
des frontières africaines. Pourquoi<br />
VIEUX FARKA<br />
TOURÉ & KHRUANGBIN,<br />
Ali, Dead Oceans.<br />
Khruangbin ? « Parce que j'adore leur<br />
musique, indique Vieux Farka Touré,<br />
et ils sont un parfait exemple de ces<br />
musiciens issus d'une génération et<br />
d’une partie du monde différente, qui<br />
ont également été inspirés et influencés<br />
par mon père. » Dès l’hypnotique<br />
« Savanne », le collectif réussit à<br />
transcender le format de la simple<br />
réinterprétation. Se manifestant dans<br />
des grands classiques ou des faces B<br />
méconnues, le blues est irrésistible,<br />
parcouru de vent chaud, de rêves<br />
dont on se souvient à peine mais dont<br />
on garde néanmoins une sensation<br />
bien réelle – sans doute grâce à la<br />
spontanéité de l’enregistrement, bouclé<br />
en une semaine dans un garage du<br />
Texas. Vieux Farka Touré explique<br />
qu’il s’agit avant tout d’amour dans<br />
ce projet. Lorsque l’on entend les<br />
nouvelles versions du célèbre « Diarabi »,<br />
de « Tongo Barra » ou de « Tamalla »,<br />
matinée de trip hop, on ne peut en<br />
douter : les mélodies et les rythmiques<br />
s’entrelacent, portées par une chaleur<br />
humaine contagieuse. Ainsi, Ali palpite<br />
d’émotion, mais aussi de la joie partagée<br />
de faire résonner des cordes électriques<br />
au cœur des paysages arides. ■ S.R.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 15
ON EN PARLE<br />
Guslagie<br />
Malanda,<br />
très convaincante.<br />
CINÉMA<br />
INFANTICIDE ET MARABOUTS<br />
Un bébé abandonné sur une plage par sa mère, universitaire sénégalaise<br />
en France… Alice Diop reconstitue le procès d’un crime qui remue<br />
des SENTIMENTS COMPLEXES. Un film puissant.<br />
UNE JEUNE SÉNÉGALAISE prend le train depuis la région<br />
parisienne pour une plage du nord de la France, après avoir<br />
consulté les horaires des marées. Et laisse sa fillette métisse de<br />
15 mois sur le sable, pour qu’elle soit emportée par la mer…<br />
Ce triste fait divers de novembre 2013 avait eu un grand<br />
retentissement. La réalisatrice Alice Diop [voir son interview<br />
pages 52-57] avait assisté au procès qui avait suivi : elle le<br />
restitue aujourd’hui dans un film d’une rigueur remarquable.<br />
On est d’abord fascinés par cette mère infanticide, jeune<br />
femme aux cheveux lisses attachés, dont le visage ne laisse<br />
transparaître aucune émotion. Et pourtant, la caméra la<br />
scrute longuement (rarement femme noire aura été aussi<br />
bien filmée dans un film français), comme pour tenter de<br />
saisir une émotion, peut-être un début d’explication à son<br />
geste. La comédienne qui l’incarne, Guslagie Malanda (déjà<br />
très convaincante en tête d’affiche de Mon amie Victoria,<br />
de Jean-Paul Civeyrac, en 2014), reprend le phrasé et la<br />
syntaxe soutenus de la jeune femme, dont on avait souligné<br />
à l’époque le quotient intellectuel élevé, oubliant un peu vite<br />
qu’elle était aussi universitaire. Sa condition, son origine,<br />
sans doute sa couleur de peau, l’avaient assignée à une autre<br />
place. À la barre, une collègue parle d’elle comme d’une<br />
« affabulatrice », qui a choisi d’étudier un philosophe allemand<br />
du début du XX e siècle, Ludwig Wittgenstein, « loin de sa<br />
culture africaine ». Il faut dire que sa défense est compliquée :<br />
elle n’avait pas déclaré la naissance de son enfant et avait<br />
utilisé l’argent donné par le père, un homme blanc de trente<br />
ans de plus qu’elle, pour rétribuer des marabouts au Sénégal…<br />
Le récit, construit à trois (la réalisatrice, la monteuse Amrita<br />
David et l’écrivaine Marie Ndiaye), ne se contente pas de<br />
reconstituer le procès, il nous le fait suivre à travers les yeux<br />
d’une autrice, elle-même enceinte et d’origine africaine,<br />
remuée par les échos évidents sur sa propre vie. Elle croise<br />
hors du prétoire la mère de l’accusée, venue de Dakar :<br />
« Tu as vu tous ces journaux qui parlent d’elle ? » lui dit-elle<br />
étrangement. Certaines références sont un peu trop appuyées<br />
(comme les extraits de Médée, avec Maria Callas), mais<br />
c’est un vrai geste de cinéma qui, loin de glorifier un crime,<br />
ne cesse de l’interroger. On est emportés par la sobriété et la<br />
puissance de l’interprétation et de la mise en scène. ■ J.-M.C.<br />
SAINT-OMER (France), d’Alice Diop. Avec Guslagie<br />
Malanda, Kayije Kagame, Valérie Dréville. En salles.<br />
LAURENT LE CRABE<br />
16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
DESIGN<br />
INSPIRATION GIZEH<br />
Le cabinet Studio Malka présente « Delta » : des MEUBLES UNIQUES<br />
qui dialoguent avec la pyramide de Khéops.<br />
DR<br />
APRÈS AVOIR IMAGINÉ DES MAISONS, il faut les remplir.<br />
Voici donc les architectes de Studio Malka devenus designers<br />
afin de livrer une série de meubles spécialement conçus pour<br />
s’intégrer au projet égyptien de l’Observatoire de Khéops<br />
[voir la rubrique Architecture de notre n° 427]. Nommée<br />
« Delta », la collection a été créée à partir d’éléments sourcés<br />
sur place, respectant les critères de l’économie circulaire.<br />
Un principe que le studio avait déjà rigoureusement<br />
appliqué en 2020 lors de la rénovation du bâtiment. Chaque<br />
pièce a été pensée pour être utilisée de manière flexible<br />
et modulable, à partir d’une simple forme triangulaire.<br />
Telle la quatrième lettre de l’alphabet grec, Delta (Δ),<br />
désignant dès l’Antiquité les régions à l’embouchure du Nil.<br />
Mais aussi en référence directe à la pyramide de Khéops et<br />
aux symboles alchimiques fondamentaux que l’on retrouve<br />
dans la nécropole de Gizeh – des glyphes triangulaires<br />
qui représentent le feu, l’eau, l’air et la terre. Les différents<br />
éléments s’entremêlent, tout comme les meubles se<br />
renversent et se combinent de façon tridimensionnelle, afin<br />
d’obtenir des tables de différentes longueurs et hauteurs,<br />
ainsi que des chaises, des étagères ou encore des sculptures<br />
polymorphes. stephanemalka.com ■ Luisa Nannipieri<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 17
ON EN PARLE<br />
Halle Bailey<br />
dans le prochain<br />
film de Disney,<br />
prévu pour<br />
mai 2023.<br />
DÉCRYPTAGE<br />
TÊTE À QUEUE…<br />
DE POISSON<br />
Une « PETITE SIRÈNE »<br />
NOIRE ! Aux premières<br />
réactions racistes ont vite<br />
répondu les sourires surpris<br />
des petites Afro-Américaines.<br />
IL Y A TRENTE-TROIS ANS, Disney adaptait le célèbre<br />
conte d’Andersen en dessinant une femme-poisson<br />
rousse, prénommée Ariel… En mai 2023, dans<br />
une version incarnée par de vrais comédiens,<br />
elle aura une peau d’ébène : celle de Halle Bailey,<br />
ex-youtubeuse d’Atlanta. Les premières images de<br />
La Petite Sirène diffusées en septembre ont provoqué<br />
les commentaires les plus racistes sur les réseaux<br />
sociaux (#NotMyAriel), mais aussi l’étonnement<br />
ravi d’une majorité d’autres, racontant ou filmant<br />
la surprise et le sourire de leurs filles découvrant que<br />
la nouvelle petite sirène avait la même pigmentation<br />
qu’elles. Un référent bienvenu, Disney ayant mis<br />
du temps avant de mettre un personnage noir<br />
en haut de l’affiche : en 2009, La Princesse et la<br />
Grenouille proposait une princesse noire… mais elle<br />
apparaissait en batracien vert la moitié du temps.<br />
Et dire que dans le port de Copenhague, la statue<br />
de la Petite Sirène, installée en 1913, est faite d’un<br />
bronze qui a noirci au fil des ans ! Quand elle n’est<br />
pas peinturlurée de rouge ou d’autres couleurs en<br />
fonction des revendications de ses contempteurs,<br />
jusqu’à l’inscription sous sa grande nageoire « racist<br />
fish » (poisson raciste) il y a deux ans, en pleine<br />
vague de déboulonnages des statues de « héros »<br />
des États coloniaux ! Quoi qu’il en soit, la polémique<br />
américaine doit tristement faire sourire sous l’eau<br />
la Mami Wata des contes africains… ■ J.-M.C.<br />
ESSAI<br />
AU NOM DE LA NATURE<br />
Une analyse coup de poing sur l’absurdité<br />
des politiques de conservation en Afrique.<br />
À TRAVERS L’HISTOIRE des parcs<br />
nationaux sur le continent de 1850<br />
à 2019, Guillaume Blanc, historien<br />
de l’environnement et spécialiste de<br />
l’Afrique contemporaine, dénonce la<br />
naturalisation forcée des espaces par les experts occidentaux,<br />
avec la complicité des ONG et des dirigeants du continent.<br />
Notamment, par la transformation d’espaces agropastoraux<br />
et l’expropriation illégitime et violente des populations<br />
autochtones. Un système symptomatique des contradictions<br />
et des visions fantasmées des pays développés. « La nostalgie<br />
d’une nature africaine intouchée est aussi vieille que l’idée de<br />
sociétés africaines hors du temps, incapables qu’elles seraient<br />
de s’arracher à l’ordre naturel du monde », s’indigne, dans<br />
la préface, François-Xavier Fauvelle, titulaire de la chaire<br />
d’histoire et archéologie des mondes africains au Collège<br />
de France. Si les mythes hérités de la période coloniale<br />
ont la peau dure, il est temps de les déconstruire. ■ C.F.<br />
GUILLAUME BLANC, L'Invention du colonialisme<br />
vert : Pour en finir avec le mythe de l'Éden africain,<br />
Flammarion (poche), 356 pages, 12 €.<br />
RÉCITS<br />
DE GÉNÉRATION<br />
EN GÉNÉRATION<br />
La poétesse et slameuse camerounaise<br />
Ernis livre un premier roman juste et fort.<br />
« IL FAUT PARTIR de bonne heure<br />
pour embrasser la terre des aïeux. »<br />
En ouvrant son récit avec cette phrase,<br />
que l’on voudrait scander à voix haute, la lauréate du prix<br />
Voix d’Afriques 2022 a-t-elle voulu faire écho à l’incipit<br />
proustien : « Longtemps, je me suis couché de bonne<br />
heure »? Une manière de marquer le déterminisme et la<br />
quête de son héroïne, à l’encontre de l’immobilisme. Car<br />
c’est à la fois un retour vers les femmes de son village natal<br />
et une exploration de l’héritage des traditions, des valeurs<br />
et de la liberté qu’elles lui ont légué, qui nous sont racontés,<br />
au fil d’une écriture vivante. Où les mots s’allient avec<br />
rythme. Presque un slam narratif, de plus de 300 pages.<br />
Par cette poésie de la vie et du vrai, l’écrivaine de 28 ans va<br />
et vient du passé au présent, du sacré au désir de s’affranchir,<br />
dans un texte porté par la force des femmes de son pays.<br />
Un destin commun. Avec ses aléas. Et ses ambiguïtés. ■ C.F.<br />
ERNIS, Comme une reine, JC Lattès, 240 pages, 19 €.<br />
COURTESY OF DISNEY - DR (2)<br />
18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
LITTÉRATURE<br />
Eugène Ébodé<br />
ÉCRIRE SA VIE<br />
Un retour dans les arcanes de l’enfance<br />
et de la figure maternelle, et peut-être<br />
LE ROMAN LE PLUS PERSONNEL<br />
du Camerounais.<br />
FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE.PHOTO - DR<br />
IL NOUS REVIENT, Eugène Ébodé. Il nous revient, avec sa<br />
langue colorée et dense. Une langue caracolante, qu’il manie<br />
avec dextérité et passion. À lui seul, le titre de son nouveau<br />
roman, Habiller le ciel, nous convie déjà à une rêverie,<br />
à une alliance entre l’au-delà et le monde vivant, le passé et<br />
le présent. Quant à la narration vivante et intimiste de l’auteur<br />
de Souveraine magnifique (Grand prix littéraire d’Afrique<br />
noire en 2015), elle nous ramène dans le dédale des souvenirs,<br />
de l’enfance, du lien filial, lorsque la mort de la mère vient<br />
bousculer l’existence. En ouvrant le livre, on pense à l’incipit<br />
de L'Étranger (1942), d'Albert Camus – « Aujourd'hui, maman<br />
est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » –, mais très vite,<br />
l’auteur-monde camerounais, inconditionnel du poignant<br />
Eugène Onéguine, de Pouchkine, brave l’absurde et redonne<br />
vie à l’ancienne danseuse doualaise qui ne savait ni lire ni<br />
écrire : « Il faut donc, me dis-je, que je me dépêche d’accoucher<br />
de ma mère avant l’envol complet des souvenirs, ces trésors<br />
dévalués ! » Après Rosa Parks, militante noire américaine,<br />
dans La Rose dans le bus jaune (2013), ou Mado, femme<br />
lumineuse, née en 1936 d’une union mixte, dans Brûlant<br />
était le regard de Picasso (2021), l’écrivain explore cette fois-ci<br />
la figure maternelle. Et le retour sur soi. C’est un plaisir de<br />
cheminer avec celui qui, après avoir passé deux tiers de sa vie<br />
en France, vient de poser ses valises à Rabat, au Maroc, où il<br />
a pris en charge la Chaire des littératures et des arts africains<br />
de l’Académie du royaume. Une conviction pour l'homme,<br />
qui rêve d’une littérature africaine, tous<br />
pays confondus, unie et reconnue, dont<br />
le poids serait comparable aux française<br />
et anglo-saxonne. Ce n’est peut-être pas<br />
un hasard si l’on découvre donc dans ce<br />
roman très personnel son attachement<br />
à la littérature marocaine, telles la<br />
poésie de Mohammed Khaïr-Eddine<br />
ou la voix de Mohamed Leftah.<br />
Comme le signe d’un trait d’union<br />
littéraire et d’un dialogue, à la fois<br />
intérieur et universel. ■ C.F.<br />
EUGÈNE EBODÉ,<br />
Habiller le ciel,<br />
Gallimard,<br />
288 pages, 20 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 19
ON EN PARLE<br />
FOLK<br />
STÉFI CELMA<br />
L’AUTHENTICITÉ SONORE<br />
Après le prometteur single « Maison de Terre »,<br />
l’actrice et musicienne présente SON PREMIER EP.<br />
STÉFI CELMA, En oblique,<br />
Moyo Productions/Yotanka Records.<br />
RÉVÉLÉE AU GRAND PUBLIC grâce à la série Dix pour cent,<br />
Stéfi Celma est néanmoins musicienne avant d’être actrice : elle<br />
joue du piano, de la guitare… et plus si affinités ! Ce n’est pas<br />
un hasard si elle a fait ses armes dans des comédies musicales<br />
comme Le Soldat rose… Désormais habituée des plateaux<br />
de cinéma, elle n’a pas oublié ses premières amours. Tant<br />
et si bien que non seulement elle fait ses propres morceaux,<br />
mais qu'elle a aussi monté le label Moyo Productions (dont<br />
le nom signifie « cœur » en swahili) avec son compagnon,<br />
le producteur belgo-congolais Imani Assumani. Lequel l’a<br />
accompagné dans la confection de cet EP, En oblique, entre<br />
Kinshasa, Montpellier et Bruxelles, nourri de folk acoustique<br />
ou de bossa-nova, et où l’on entend même des arrangements<br />
hip-hop. Sur « Tabou » ou « Qui », l’artiste se raconte comme<br />
jamais auparavant. Plus de secrets, et une authenticité<br />
sonore qui fait du bien en cet automne morose. ■ S.R.<br />
EYE SHOOT STUFF - DR<br />
20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
DR (2) - DANIEL OBASI<br />
DR<strong>AM</strong>E<br />
HARKA<br />
(France-Belgique-<br />
Tunisie), de Lotfy<br />
Nathan. Avec<br />
Adam Bessa, Salima<br />
Maatoug, Ikbal<br />
Harbi. En salles.<br />
LE PETIT MARCHAND<br />
DE PÉTROLE<br />
Le destin d’un jeune Tunisien poussé<br />
au trafic pour survivre. UN RÔLE<br />
FORT récompensé au dernier Festival<br />
de Cannes.<br />
C’EST LE PREMIER LONG-MÉTRAGE tourné à Sidi Bouzid, et<br />
ce n’est pas un hasard : c’est là que Mohamed Bouazizi, marchand<br />
de fruits et légumes, s’était immolé par le feu en 2010, déclenchant<br />
la révolution de Jasmin. Venu du documentaire, le cinéaste<br />
américain d’origine égyptienne Lotfy Nathan s’est inspiré de ce<br />
drame fondateur du Printemps arabe pour raconter l’histoire d’Ali,<br />
la vingtaine, qui revend de l’essence au coin des rues, menacé lui<br />
aussi de se faire arrêter ou confisquer sa marchandise s’il ne donne<br />
pas d’argent aux policiers… Or, le jeune homme doit subvenir<br />
aux besoins de sa famille tout en économisant pour espérer partir<br />
en Europe. Drôle de personnage, à la fois taiseux et bienveillant,<br />
loyal et droit, il va peu à peu se retrouver dans une impasse.<br />
Le comédien français Adam Bessa incarne avec une belle intensité<br />
cet enfermement qui conduit à la folie et lui a valu un prix de<br />
la meilleure performance mérité au dernier Festival de Cannes.<br />
La mise en scène, stylisée, nous plonge au cœur du quotidien<br />
de nombreux Tunisiens (un tiers de la population vit sous le<br />
seuil de pauvreté) et décrit parfaitement ce cercle vicieux qui,<br />
entre crise familiale et suspense autour de la contrebande de<br />
carburant, va s’avérer fatal, comme on le pressent dès le début.<br />
Le titre du film, « harka », signifie « brûler », mais désigne aussi,<br />
en argot tunisien, le migrant qui traverse la Méditerranée.<br />
« On est tous comme toi, on déteste ce pays, on apprend<br />
à vivre avec », dit l’un des personnages, fataliste… ■ J.-M.C.<br />
BEAU LIVRE<br />
Une magnifique<br />
résistance<br />
La capitale du Nigeria<br />
vue à travers les yeux<br />
d’un JEUNE TALENT<br />
de la photographie de mode.<br />
LE DERNIER VOLUME de la collection d’albums<br />
photographiques « Fashion Eye » de Louis Vuitton est<br />
entièrement dédié à Lagos. Avec une série d’images<br />
aussi militantes qu’oniriques, Daniel Obasi, qui avait<br />
collaboré avec Beyoncé sur l’album visuel Black Is<br />
King en 2020, nous emmène au cœur d’une capitale<br />
effervescente. Ses portraits cristallisent les questions<br />
politiques et sociales qui le préoccupent : la sexualité,<br />
la fluidité des genres, la non-conformité, la corruption<br />
politique ou encore la pression religieuse, le tout sous<br />
un vernis baroque d’euphorie et d’inquiétude. Comme<br />
dans la photo qui sert de sous-titre à ce magnifique<br />
livre d’art et de voyage : Beautiful Resistance.<br />
Les corps et la mode sont politiques. Les montrer<br />
permet de mélanger rêve et activisme, capturant<br />
d’autres vécus et présentant d’autres narrations,<br />
avec un regard disruptif propre à la nouvelle<br />
avant-garde noire, née dans le sillage du<br />
mouvement Black Lives Matter. ■ L.N.<br />
Beautiful Resistance,<br />
2020.<br />
DANIEL OBASI, Lagos,<br />
éditions Louis Vuitton, 112 pages, 50 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 21
ON EN PARLE<br />
FASHION<br />
Zenam<br />
TISSER LES IDENTITÉS<br />
CULTURELLES<br />
Les éléments visuels<br />
sont forts, donnant une<br />
profondeur à des habits<br />
chics et classiques.<br />
Le Camerounais Paul Roger Tanonkou<br />
travaille L’ICONOGRAPHIE DES TEXTILES,<br />
promouvant une mode afro-italienne<br />
qui ne craint pas les contaminations.<br />
Paul Roger<br />
Tanonkou.<br />
« ZEN<strong>AM</strong> » signifie « rayon de soleil » en bamiléké, parlée<br />
dans l’ouest du Cameroun. C’est aussi le nom du label de<br />
l’autodidacte Paul Roger Tanonkou, qui a présenté sa dernière<br />
collection, « L’Intrus », à l’Afro Fashion Week Milano. Celui<br />
qui compte parmi les organisateurs de l’événement a défilé<br />
pour la première fois, avec une ligne qui évoque son parcours<br />
dans l’univers de la haute couture. « Ça n’a pas été facile,<br />
je ne me suis jamais senti accueilli à bras ouverts », avoue<br />
le cinquantenaire. Fils d’un photographe et d’une couturière,<br />
le designer a toujours baigné dans l’art et la mode, mais<br />
ce n’est qu’une fois arrivé à Milan, il y a dix-neuf ans, qu’il<br />
s’est mis à dessiner lui-même des vêtements. Au milieu des<br />
années 2000, ses créations, réalisées avec des étoffes sourcées<br />
en Afrique, se vendent comme des petits pains. Sa recherche<br />
de textiles authentiques le pousse vers des communautés<br />
de tisserandes au Mali et au Burkina Faso, et son style inédit<br />
pique l’intérêt des blogueurs de mode et des investisseurs,<br />
qui lui ouvrent les portes du salon de Pitti Uomo. Moins présent<br />
sur le devant de la scène ces dernières années, il n’a cessé de<br />
travailler en coulisse pour promouvoir une mode qui met en<br />
avant l’identité culturelle des différentes régions du continent<br />
et ne craint pas les contaminations. Décidé à employer des<br />
tissus exclusifs pour ses collections, il développe à chaque<br />
fois une iconographie très personnelle. Dans « L’Intrus »,<br />
on retrouve des motifs inspirés de l’oiseau de paradis, une<br />
fleur typique de l’Afrique australe, mais aussi des formes<br />
géométriques tirées de l’art ndebele et le dessin d’un masque<br />
congolais. Des éléments visuels forts, qui donnent une autre<br />
profondeur à des habits chics et classiques. En revanche,<br />
point de motifs afro sur la veste croisée qu’il a réalisé pour<br />
le défilé en hommage à Giorgio Armani, organisé par Stella<br />
Jean et le collectif multiculturel We Are Made in Italy.<br />
Place ici au savoir-faire des artisans burkinabés, avec un faso<br />
dan fani étonnant, décliné en motif pied-de-poule. ■ L.N.<br />
JON BRONXL (3) - DR<br />
22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
PORTRAIT<br />
Thuso Mbedu<br />
DU KWAZULU À HOLLYWOOD<br />
En route pour LES OSCARS,<br />
l’actrice sud-africaine<br />
s’impose face à Viola Davis<br />
dans The Woman King,<br />
carton du box-office<br />
américain de la rentrée…<br />
KWAKU ALSTON/2021 CTMG, INC. ALL RIGHTS RESERVED.<br />
« TU RESSEMBLES À UNE FILLETTE »,<br />
lui dit le personnage de Viola Davis<br />
dans The Woman King, quand celui de<br />
Thuso Mbedu explique qu’elle a 19 ans…<br />
La jeune comédienne en a réalité 31, mais<br />
« peut facilement jouer tous les âges »,<br />
comme l’avait remarqué Barry Jenkins. Le<br />
réalisateur de Moonlight l’avait fait venir aux<br />
États-Unis de Johannesbourg, en 2020, après<br />
son International Emmy Award pour la série<br />
Is’thunzi, où elle jouait une ado. Et lui avait<br />
confié le rôle principal de The Underground<br />
Railroad, passionnante série pour Amazon<br />
Prime dans laquelle elle courait beaucoup<br />
pour fuir le Sud esclavagiste à travers un<br />
réseau de tunnels. Dans The Woman King,<br />
de Gina Prince-Bythewood, son rôle de<br />
guerrière dans la garde rapprochée du<br />
roi du Dahomey, au XIX e siècle, est encore<br />
plus physique. Un entraînement à la dure,<br />
avec traversée de buissons d’épines et<br />
combats contre les féroces soldats d’une<br />
tribu ennemie. Le tournage s’est déroulé<br />
non pas au Bénin mais en Afrique du Sud,<br />
où elle est retournée pour la promotion<br />
du film, jusque dans sa province natale du<br />
KwaZulu-Natal. Elle se promet de monter<br />
un jour un orphelinat ou une académie<br />
artistique. Mais Thuso Mbedu n’a pas encore<br />
l’âge de se reconvertir : elle travaille sur<br />
un projet de film de science-fiction et figure<br />
parmi les cinq favorites pour l’Oscar du<br />
meilleur second rôle féminin… ■ J.-M.C.<br />
Photographe : Kwaku Alston<br />
Coiffure : Sharif Poston<br />
Maquillage : Rebekah Aladdin<br />
Stylisme : Micah + Wayman<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 23
ON EN PARLE<br />
Ci-contre et<br />
ci-dessous, le L'mida<br />
propose des recettes<br />
traditionnelles<br />
marrakchies sur deux<br />
étages, dont une<br />
terrasse magnifique.<br />
SPOTS<br />
DE LA RUE<br />
AU ROOFTOP<br />
Street food égyptienne ou table<br />
chic marocaine en hauteur ?<br />
Voici deux ADRESSES<br />
NORD-AFRICAINES à tester.<br />
AVEC SES HUIT RESTAURANTS au Caire, à New York<br />
et à Riyad, Zooba est désormais l’une des plus célèbres<br />
enseignes de street food égyptiennes. Derrière la porte<br />
bleue qui caractérise chaque adresse depuis celle du<br />
quartier de Zamalek, inaugurée en 2012, on concocte des<br />
recettes classiques, comme les falafels avec un twist frais et<br />
contemporain : le ta’amiya est fait au Caire à base de fèves,<br />
et est donc plus léger et moins sec, mais Zooba y ajoute<br />
une touche secrète, ce qui rend ce best-seller de la cuisine<br />
de rue encore plus gourmand. Un autre plat traditionnel,<br />
le hawawshi, un délicieux sandwich de pain plat farci<br />
de viande hachée épicée, poivrons, oignons, piment et<br />
coriandre, est réinterprété en cheese hawawshi, avec roquette<br />
et mozzarella. À ne pas manquer ! zoobaeats.com<br />
De la street food à la « home food » : ouvert en 2019<br />
au cœur de la médina de Marrakech, le L’mida propose<br />
des recettes traditionnelles marrakchies, revisitées avec<br />
simplicité par la cheffe Nargisse Benkabbour à partir de<br />
Ci-dessous, le Zooba se situe<br />
au Caire, mais a ouvert sept<br />
autres restaurants dans la<br />
capitale, à New York et à Riyad.<br />
produits de saison. Le restaurant, qui se développe sur deux<br />
étages décorés dans un style à la fois classique et industriel,<br />
jouit d’un magnifique rooftop. Un véritable jardin suspendu<br />
parfumé de jasmin, pop et cozy, d’où regarder le coucher<br />
de soleil en sirotant un mocktail signature, tel le Chreb ou<br />
chouf (citron, fleur d’oranger, gingembre et eau gazeuse).<br />
La carte change tous les six mois, mais garde les plats<br />
plébiscités par les clients, comme les gnocchis berbères, à<br />
base de sauce tomate façon tajine et de jbén, un fromage<br />
à l’ail et aux fines herbes. lmidamarrakech.com ■ L.N.<br />
DR - ABDELAALI AIT KARROUM - DR<br />
24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
ARCHI<br />
LA MAISON<br />
PERCHÉE,<br />
L’ARTISANAT<br />
AU SERVICE<br />
DU MODERNISME<br />
Studio Bo livre un MAGNIFIQUE<br />
APPARTEMENT dans le centre-ville<br />
de Casablanca.<br />
OUVERTE EN 2017 par Omar Benmoussa, l’agence Studio<br />
Bo a rénové un magnifique appartement du centre-ville de<br />
Casablanca, mettant en valeur la vue imprenable de cette<br />
Maison Perchée. Le projet redistribue les espaces intérieurs<br />
en créant une grande suite parentale avec dressing et une<br />
salle de bains développée en biais, d’où l’absence de cloisons<br />
et la disposition des fenêtres permettent de voir l’église du<br />
Sacré-Cœur. Datant de 1930, celle-ci participe au charme<br />
d’un quartier où le style art-déco est très présent. C’est<br />
pour sauvegarder cette harmonie architecturale, et afin de<br />
cacher les retombées de poutres qui jonchaient le plancher,<br />
que les lignes verticales et horizontales de l’appartement<br />
ont été courbées, créant des espaces sinueux. Les arrondis<br />
ont été dédoublés au sol, en granito d’origine et béton ciré,<br />
et repris pour les cadres métalliques des portes, dessinées<br />
une par une et décorées avec des vitrages uniques. Pour<br />
le mobilier contemporain et le carrelage, en zellige beldi,<br />
l’architecte a choisi une palette que l’on retrouve<br />
dans les vieux riads : du vert, du noir et du<br />
bleu sur des tonalités vives, qui dynamisent<br />
les pièces. Le vert est également présent<br />
sur la terrasse de 100 m 2 , agrémentée<br />
d’un bar et de bancs en maçonnerie,<br />
qui évoque le pont d’un bateau et laisse<br />
flâner le regard sur l’horizon. ■ L.N.<br />
ALESSIO MEI<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 25
PARCOURS<br />
Rakidd<br />
LE DESSINATEUR POSE UN REGARD TENDRE,<br />
drôle et nostalgique sur ses étés d’enfance au Maroc dans son dernier<br />
ouvrage. Un carnet de voyage en hommage à la diaspora<br />
nord-africaine en France effectuant ce retour au pays. par Astrid Krivian<br />
vécurent enfants et firent beaucoup d’heureux. » Cette citation anonyme, Rachid<br />
Sguini, alias Rakidd, en a fait son mantra. Humour, poésie, liberté de ton et sens du<br />
détail caractérisent l’univers artistique du dessinateur. Son trait épuré croque le monde<br />
avec ses yeux d’enfant. « Je m’adresse à l’enfant en chacun de nous », présente-t-il.<br />
Son quatrième ouvrage, Souvenirs du bled, dépeint avec nostalgie ses étés de jeunesse<br />
au Maroc, pays d’origine de ses parents. Un carnet de voyage qui agit comme une madeleine<br />
de Proust pour toute une génération. « Depuis quarante ans, la diaspora nord-africaine<br />
effectue ce retour au pays. Cette histoire commune aux descendants d’immigrés compte. Il<br />
«Ils<br />
faut la raconter et la transmettre à la nouvelle génération. » À l’époque, Rakidd embarque avec<br />
les siens à bord d’une Renault 21 Nevada chargée à bloc : depuis leur domicile au cœur des volcans d’Auvergne,<br />
au Puy-en-Velay, ils mettent le cap vers Khénifra, dans le Moyen Atlas, traversant la France, l’Espagne, le détroit<br />
de Gibraltar… « La nostalgie adoucit la mémoire, mais trois jours de voiture, sans climatisation, c’était très long !»<br />
Dans ce livre coloré, chaque souvenir a sa page dédiée sous forme de carte<br />
postale détachable, accompagnée d’un texte : du hanout (petite épicerie et<br />
caverne d’Ali Baba où l’on trouve tout) au four à pain du quartier, en passant<br />
par le sfenj (beignet) et les au revoir déchirants avec les tantes. « Dans les<br />
années 1990, il fallait parfois attendre longtemps pour appeler la famille. Et<br />
on ne savait pas quand on se reverrait. » Dignes des aventures de Tom Sawyer,<br />
ces vacances l’ont construit : galopant à cheval ou à dos de mulet, il s’émerveille<br />
de la beauté des paysages, observe les singes en liberté, se baigne dans le ruisseau.<br />
« Connaître mes origines m’a forgé et donné une confiance. Je n’ai pas cette<br />
Souvenirs du bled, éditions<br />
Lapin, 60 pages, 17 €.<br />
bataille sur l’identité. Je suis français et marocain, je connais les deux réalités. »<br />
Né en 1988, biberonné aux dessins animés japonais de l’émission Club Dorothée, aux BD et aux jeux vidéo,<br />
Rakidd rêve d’être dessinateur et peintre dès 5 ans. En cours de catéchisme au collège catholique où il est scolarisé,<br />
il découvre les peintures romanes. D’abord restreinte, sa passion se densifie, et il apprend les divers courants<br />
artistiques de l’histoire. Après des études d’arts appliqués, il lance son blog, Les Gribouillages de Rakidd. Son travail<br />
est rapidement remarqué par des agences de communication. Illustrateur pour Gulli, Universal, Arte et Canal+<br />
entre autres, il gagne en visibilité, agrandit sa communauté, intéresse les éditeurs. En 2016, il publie Le Monde de<br />
Rakidd : De 2001 à nos jours, dans lequel il brosse 35 événements contemporains marquants, puis Gribouillages,<br />
ou comment je suis devenu (presque) moi. Son Petit Manuel antiraciste pour les enfants (mais pas que !) déconstruit<br />
avec pédagogie et humour les idées racistes : « Je suis obligé de traiter ces sujets, délaissés par les dessinateurs. »<br />
Le geste créateur est une façon de s’extraire du réel pour cet artiste bouillonnant d’idées, habité par l’inspiration<br />
jusqu’à se réveiller la nuit : « Je redessine le monde selon mes désirs. C’est une sensation étrange. Quand je crée,<br />
je suis dans ma bulle, je maîtrise mon univers. Et je le partage avec les autres, en vue de leur faire du bien. » ■<br />
DR<br />
26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022
DR<br />
« Connaître mes<br />
origines m’a forgé<br />
et donné une<br />
confiance. Je n’ai<br />
pas cette bataille<br />
sur l’identité. »
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C’EST COMMENT ?<br />
PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />
QUAND L’ÉCHEC SUCCÈDE À L’ÉCHEC…<br />
Entre août 2020 et septembre 2022, l’Afrique francophone a connu cinq coups d’État,<br />
dont deux en moins de huit mois au Burkina Faso. Retour à la junte militaire, aux scrutins sans cesse<br />
repoussés, aux sanctions économiques. On peut comprendre dans certains cas le ras-le-bol général<br />
face aux pouvoirs en place qui s’éternisent, faibles ou corrompus, qui n’arrivent pas à faire avancer<br />
leur pays, ni à relever le niveau de vie global, ni à lutter efficacement contre les offensives islamistes.<br />
On peut comprendre que les « nouveaux » soient un temps plébiscités par des hordes de jeunes,<br />
chauffés à blanc contre les impérialismes venus d’ailleurs, le néocolonialisme rendu coupable de<br />
tous les maux qui rongent leur société depuis des lustres. On entend de-ci de-là que l’Afrique doit<br />
aussi passer par ses révolutions, par des périodes de chaos pour reconstruire du neuf, du mieux.<br />
Pourtant, si l’on y regarde de plus près, chaque<br />
coup d’État est d’abord une catastrophe pour les<br />
peuples. Au Mali, le colonel Goïta a réussi à convaincre<br />
une bonne partie de l’opinion que la faute revenait aux<br />
Français, à l’opération Barkhane et ses dérives. Peut-être.<br />
Mais surfer sur le conflit russo-ukrainien en ouvrant grand<br />
la porte aux mercenaires Wagner pour résoudre les problèmes<br />
du pays est évidemment un leurre. Vu du Nord, et<br />
des sans-voix qui souffrent au quotidien sous le joug des<br />
exactions islamistes, la situation s’aggrave. Évidemment.<br />
Et les sanctions économiques, imposées, levées, puis<br />
réimposées souvent, saignent à blanc le commerce, le<br />
panier de la ménagère. Bref, c’est le peuple qui trinque.<br />
Au Burkina, déjà exsangue, avec l’une des économies<br />
les plus faibles du monde, sans cesse frappé<br />
par la même montée du terrorisme islamiste, un double<br />
coup d’État en une seule année est une terrible épreuve.<br />
Aides suspendues, coopération hypothéquée, etc. Idem<br />
en Guinée, déjà pas bien flambante, qui se retrouve<br />
avec un lieutenant-colonel Doumbouya en sursis à sa<br />
tête, sans soutien, sans vrai programme… Il prévoyait une<br />
élection présidentielle dans les six mois après son coup<br />
d’État, et se demande aujourd’hui s’il en organisera une<br />
en 2025… Et enfin le Tchad, où un fils décide unilatéralement<br />
de succéder à son père. Avec le népotisme culturellement chevillé au corps, oubliant qu’un<br />
processus démocratique, c’est peut-être mieux… Résultat, des émeutes réprimées dans le sang ont<br />
fait plus de 50 morts en septembre dernier. Dans un pays à genoux, dirigé depuis plus de vingt ans<br />
par la même famille, avec, là aussi, une transition dont le terme est sans cesse repoussé.<br />
Résultat des courses, et de toutes ces courses au pouvoir de militaires autoproclamés<br />
« chefs de transition », ces pays reculent et leurs populations souffrent encore davantage. Bien au-delà<br />
des raisonnements d’intellectuels africains installés à l’étranger qui ne voient dans ces coups d’État<br />
que des révolutions salvatrices. Nous sommes en 2022, et les processus démocratiques, même (et<br />
souvent) imparfaits, doivent demeurer la règle pour avancer un jour vers des lendemains meilleurs. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 29
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