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LE MATIN<br />
Lundi 11 juin 2012<br />
Opinions & débat<br />
www.lematin.ma sur notre site vous trouverez<br />
d’autres informations et toutes nos rubriques pratiques : TV, jeux, météo… 17<br />
Mise en perspective historique<br />
<strong>Le</strong> dilemme de l’intervention<br />
Par Joseph S. Nye<br />
Professeur à l’Université Harvard<br />
et auteur de The Future of Power<br />
(L’avenir du pouvoir, ndt).<br />
À<br />
quel moment les États devraient-ils intervenir militairement<br />
pour mettre fin aux atrocités survenant dans<br />
d’autres pays ? Cette question s’est déjà posée en bien<br />
des points de la planète. Elle se pose aujourd’hui en Syrie.<br />
En 1904, le président américain Theodore Roosevelt déclarait<br />
que «des crimes sont occasionnellement commis à<br />
une telle échelle et d’une telle horreur» que nous devrions<br />
intervenir par la force des armes. Un siècle plus tôt, en<br />
1821, alors que les Européens et les Américains débattaient<br />
de l’opportunité d’intervenir dans la lutte de la Grèce pour<br />
son indépendance, le président John Quincy Adams mettait<br />
en garde ses concitoyens sur le fait «d’aller à l’étranger à la<br />
recherche de monstres à détruire.»<br />
Plus récemment, après un génocide qui coutât la vie à près<br />
de 800 000 personnes au Rwanda en 1994, et le massacre<br />
d’hommes et de jeunes garçons bosniaques à Srebrenica en<br />
1995, beaucoup ont émis le vœu que de telles atrocités ne<br />
devraient plus jamais être permises. Alors que Slobodan<br />
Milosevic entamait un nettoyage ethnique à grande échelle<br />
au Kosovo en 1999, le Conseil de sécurité de l’ONU adoptait<br />
une résolution reconnaissant la catastrophe humanitaire,<br />
sans pour autant s’accorder sur une seconde résolution en<br />
vue d’une intervention, du fait de la menace d’un véto russe.<br />
En conséquence de quoi l’OTAN a procédé à des bombardements<br />
en Serbie dans un effort reconnu par de nombreux<br />
observateurs comme légitime, mais illégal.<br />
À la suite de ces évènements, le Secrétaire général de l’ONU<br />
de l’époque Kofi Annan créait une commission internationale<br />
pour proposer des recommandations sur les moyens<br />
de réconcilier le principe d’une intervention humanitaire<br />
avec l’Article 2.7 de la Charte de l’ONU, qui garantit la<br />
compétence nationale des états membres. Cette commission<br />
De nombreux observateurs soulignent les importantes différences physiques et militaires entre la Libye et<br />
la Syrie qui rendraient problématiques des zones de non-vol ou de non-circulation en Syrie.<br />
a conclu que les États ont la responsabilité de protéger leurs<br />
citoyens, et devraient être aidés en cela par des moyens<br />
pacifiques, mais que si un État devait ignorer cette respon-<br />
sabilité en s’attaquant à ses propres citoyens, la communauté<br />
internationale pouvait envisager une intervention armée.<br />
L’idée d’une «responsabilité de protéger» (R2P) a été adoptée<br />
à l’unanimité au sommet mondial de l’ONU en 2005,<br />
mais certains évènements survenus depuis démontrent que<br />
tous les États membres n’interprètent pas cette résolution<br />
de manière identique. La Russie n’a eu de cesse de soutenir<br />
que seules les résolutions du Conseil de sécurité, et non<br />
celles de l’Assemblée générale, relèvent du droit international<br />
contraignant – tout en opposant son véto à la résolution<br />
concernant la Syrie ; et de manière quelque peu ironique,<br />
Kofi Annan a été rappelé aux affaires dans un effort, jusqu’à<br />
présent vain, d’arrêter le carnage. Jusqu’à l’année dernière,<br />
de nombreux observateurs voyaient au mieux dans la R2P<br />
un vœu pieux ou un noble échec. Mais en 2011, alors que<br />
le Colonel Mouammar Kadhafi se préparait à exterminer<br />
ses opposants à Benghazi, le Conseil de sécurité a invoqué<br />
la R2P comme fondement pour une résolution autorisant<br />
l’OTAN à utiliser la force armée en Libye. Aux États-Unis,<br />
le président Barack Obama a pris soin d’attendre les résolutions<br />
de la Ligue arabe et du Conseil de sécurité afin d’éviter<br />
toute incidence négative sur la puissance douce américaine,<br />
qui avait tant pesé sur l’administration de George W. Bush<br />
lorsqu’elle était intervenue en Irak en 2003. Mais la Russie,<br />
la Chine et certains autres pays ont estimé que l’OTAN<br />
avait exploité cette résolution pour mettre en place un<br />
changement de régime, plutôt que de se limiter à protéger les<br />
populations libyennes. En fait, la R2P est plus une question<br />
de luttes pour la légitimité politique et la puissance douce<br />
qu’une question de stricte loi internationale. Certains juristes<br />
occidentaux prétendent qu’elle implique la responsabilité de<br />
combattre le génocide, les crimes contre l’humanité et les<br />
crimes de guerre selon les différentes conventions des lois<br />
humanitaires internationales. Mais la Russie, la Chine et<br />
d’autres pays hésitent à apporter une base légale ou politique<br />
à des actions telles que celles qui ont eu lieu en Libye. Il<br />
y a d’autres raisons pour lesquelles la R2P n’a pas été un<br />
succès dans le cas syrien. Tirée de la théorie traditionnelle<br />
de «la guerre juste», la R2P ne repose pas uniquement sur de<br />
bonnes intentions, mais aussi sur l’existence d’une perspective<br />
raisonnable de succès.<br />
De nombreux observateurs soulignent les importantes<br />
différences physiques et militaires entre la Libye et la Syrie<br />
qui rendraient problématiques des zones de non-vol ou de<br />
non-circulation en Syrie. Certains Syriens opposants au<br />
régime du président Bachar el-Assad et faisant référence à<br />
Bagdad en 2005, déclarent que la seule chose pire qu’un<br />
dictateur cruel est une guerre civile confessionnelle.<br />
De tels facteurs sont symptomatiques de problèmes plus<br />
importants liés aux interventions humanitaires. Pour commencer,<br />
les motivations sont souvent mixtes (Roosevelt,<br />
après tout, faisait référence à Cuba). En outre, nous vivons<br />
dans un monde de cultures différentes, et nous connaissons<br />
peu de choses sur l’ingénierie sociale et comment bâtir une<br />
nation. Lorsque nous ne sommes pas certains d’améliorer le<br />
monde, la prudence devient une vertu importante, et l’arrogance<br />
de certaines visions peut poser un grave problème. La<br />
politique étrangère, comme la médecine, doit être guidée par<br />
ce principe : «En premier lieu, ne causer aucun préjudice.»<br />
Prudence ne veut pas dire que rien ne peut être fait en<br />
Syrie. Certains gouvernements peuvent continuer de tenter<br />
de convaincre la Russie que ses intérêts sont mieux servis<br />
en se débarrassant du régime actuel plutôt que de laisser<br />
ses opposants s’enliser dans la radicalisation. Des sanctions<br />
plus dures peuvent permettre d’enlever toute légitimité à ce<br />
régime, et la Turquie pourrait être persuadée de prendre des<br />
mesures plus fortes contre son voisin.<br />
En outre, la prudence ne signifie pas que les interventions<br />
humanitaires seront toujours un échec. Dans certains cas,<br />
même si les motivations sont multiples, les perspectives de<br />
succès sont raisonnables et la misère des populations peut être<br />
allégée à moindre coût. <strong>Le</strong>s interventions en Sierra <strong>Le</strong>one, au<br />
Libéria, au Timor Oriental et en Bosnie n’ont pas résolu tous<br />
les problèmes, mais elles ont permis d’améliorer la vie des<br />
populations. D’autres interventions, comme par exemple en<br />
Somalie, n’y sont pas parvenues. L’opinion publique a perdu<br />
confiance dans les actions militaires à la suite des récentes<br />
interventions à grande échelle en Irak et en Afghanistan,<br />
dénuées de caractère humanitaire. Mais nous devrions nous<br />
rappeler l’histoire de Mark Twain au sujet de son chat. Après<br />
s’être posé sur un poêle chaud, il ne poserait plus jamais sur<br />
un poêle chaud, ni non plus sur un poêle froid, d’ailleurs.<br />
Il y aura d’autres interventions, mais elles seront désormais<br />
probablement plus courtes, seront de moindre envergure et<br />
se reposeront sur des technologies permettant d’intervenir<br />
de plus loin. Dans cette ère de cyberguerre et de drones, la<br />
fin de la R2P ou des interventions humanitaires est difficilement<br />
prévisible. n<br />
Copyright: Project Syndicate, 2012.<br />
www.project-syndicate.org