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ENTREVUES - Le libraire

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LA CHRONIQUE DE STANLEY PÉAN<br />

Écrivain, animateur d’émissions<br />

de jazz à Espace musique,<br />

rédacteur en chef de la revue<br />

le <strong>libraire</strong>, Stanley Péan a publié<br />

une vingtaine de livres destinés<br />

au lectorat adulte et jeunesse.<br />

I C I C O M M E A I L L E U R S<br />

La figure du rebelle, qui brille autant par son indépendance que par son irrévérence<br />

et son insubordination, n’a jamais la cote à des époques aussi conservatrices que la<br />

nôtre. Et on arrive difficilement à lui accorder de la crédibilité, à l’admirer, quand on<br />

voit les révoltés d’un jour se laisser un matin séduire par le statu quo qu’ils décriaient<br />

la vieille et en devenir les instruments. Il est passablement question de l’esprit de<br />

révolte dans les nouvelles de Sergio Kokis comme dans le nouveau roman de Grégory<br />

<strong>Le</strong>may.<br />

Irrévérent mais ultra-lucide<br />

Je garde le souvenir d’un incident assez cocasse survenu un dimanche soir il y a une<br />

quinzaine d’années au Salon du livre de Montréal et mettant en scène l’écrivain Sergio<br />

Kokis, en séance de signature. Avec, en mains, un exemplaire de sa nouveauté de<br />

cette saison-là, <strong>Le</strong> Maître de jeu, une dame d’un certain âge s’était placée dans la file<br />

pour arriver jusqu’à la table où Kokis dédicaçait son livre. Et aussitôt qu’elle eut accès<br />

à lui, la dame le prit à partie pour les mots qu’il avait mis dans la bouche de l’un des<br />

protagonistes du bouquin, un Dieu le Père plutôt paillard, qui se félicitait d’avoir su<br />

abuser de la candeur d’une certaine Vierge Marie.<br />

– Vous avez vraiment écrit ça? s’était indignée la lectrice, empourprée.<br />

– Oui, madame, avait acquiescé Kokis, fier comme le serait un cancre d’avoir joué un<br />

nouveau tour pendable.<br />

– Et vous n’avez pas honte?<br />

– Pas du tout, madame.<br />

– Mais… mais vous êtes l’ennemi de l’Église catholique! de se scandaliser la dame.<br />

– Mais oui, madame! Vous avez compris mon livre mieux que la plupart des critiques!<br />

avait alors triomphé le Brésilien d’origine, se retenant quasiment pour ne pas enlacer<br />

son interlocutrice. Vous avez tout à fait raison : je SUIS l’ennemi de l’Église catholique!<br />

Non, il ne fait pas dans la dentelle, le Sergio! Et à n’en pas douter, l’irrévérence et<br />

l’humour grinçant sont demeurés les marques de commerce de ce peintre et écrivain<br />

qui, depuis son émergence sur la scène littéraire au début des années 90, nous a offert<br />

un nouveau bouquin quasiment tous les ans. Cette discipline, cette constance, cet<br />

acharnement ont de quoi forcer l’admiration; et personnellement, je soupçonne<br />

même ses détracteurs de jalouser un peu son aisance à rêver et à mettre en forme<br />

les personnages, les histoires et les univers qu’il porte en lui.<br />

Deuxième recueil de nouvelles de l’auteur, qui s’est davantage illustré dans le champ<br />

du roman, Culs-de-sac réunit quinze histoires dont on attribuerait la paternité à Kokis<br />

sans hésiter, même à l’aveugle, tant elles lui ressemblent. Qu’il raconte justement une<br />

savoureuse prise de tête entre croyants et agnostiques (« Une soirée théologique »),<br />

le calvaire d’un mineur qui cherche à s’extraire de la mine qui s’est effondrée sur lui et<br />

les séquelles de cet ensevelissement (« Lazare »), les réflexions que susciteront chez<br />

un illustrateur le suicide d’un veuf éploré (« Stabat Mater ») ou les déboires de<br />

personnages écrivains (« <strong>Le</strong> double », « La page blanche »), Sergio Kokis fait montre<br />

dans ces fictions du même don pour l’analyse des sentiments et des mouvements<br />

imperceptibles de l’âme humaine qui se manifestent plus spontanément lorsqu’on<br />

est acculé au pied du mur.<br />

Par souci de donner à la composition du livre une certaine symétrie, Kokis y met fin<br />

comme il l’avait amorcé, avec de fines méditations sur l’absurdité et l’horreur du<br />

meurtre et de la guerre, de sorte que certains aspects de la lettre du sergent Panfílio<br />

Figueiredo, injustement condamné pour l’assassinat de sa maîtresse (« La confession<br />

d’un sous-officier »), trouvent des échos dans le récit des heures crépusculaires que<br />

Irrévérence et insubordination<br />

doivent passer ensemble dans une tranchée deux soldats blessés (« Dans un trou<br />

d’obus »).<br />

Engagez-vous, qu’ils disaient!<br />

Il est également question de la vie militaire dans C’était moins drôle à Valcartier, le<br />

cinquième roman de Grégory <strong>Le</strong>may, encore que le propos, le point de vue et le style<br />

soient passablement différents de ceux de Sergio Kokis. <strong>Le</strong> livre met en scène deux<br />

adolescents fraîchement sortis de la polyvalente, qui décident, un peu par<br />

désœuvrement mais surtout par désir de se moquer, de s’enrôler dans les Forces armées<br />

canadiennes.<br />

« Nous pensions assez peu aux conséquences. Nous nous concentrions surtout sur le<br />

plaisir d’être fou dans la vie. Nous voulions aller contre nos valeurs néo-hippies, nous<br />

voulions nous contredire pour les besoins de notre cause, pour nous introduire dans les<br />

Forces canadiennes comme des reporters undercover et mieux nous en moquer, depuis<br />

l’intérieur, mieux les vaincre, et en sortir, en sortir avec un droit d’opinion, un droit de<br />

regard, de jugement inégalé, avec une réelle connaissance, preuves à l'appui, de notre<br />

mépris de l’armée. »<br />

L’ennui, c’est que Benoît se laissera assez vite endoctriner et prendra progressivement<br />

goût aux exigences du service : cirage compulsif des bottines, redressements assis et<br />

discipline de fer. Au contraire de son copain, le narrateur du roman préférera cultiver en<br />

secret sa haine tenace de l’institution et de ses petits caporaux caricaturaux qui<br />

conçoivent l’humiliation systématique des recrues comme la meilleure méthode de<br />

formation.<br />

On se souviendra à quel point Grégory <strong>Le</strong>may avait étonné (et troublé) son lectorat avec<br />

son précédent roman, <strong>Le</strong>s modèles de l’amour, dont les deux héros, Christèle et Geoffroy,<br />

gagnaient leur vie à donner leur intimité sexuelle en spectacle dans le salon de leur client<br />

obèse et oisif qui cherchait une alternative à la porno. Dans C’était moins drôle à<br />

Valcartier, le protagoniste principal se blinde dans un refus obstiné de se soumettre à<br />

un système qui a pourtant obtenu la sujétion de son corps en quelque sorte. Encore<br />

heureux qu’il puisse s’accrocher à l’image persistante de la belle Julie-Nathalie, comme<br />

il le ferait à une bouée, et que les week-ends de permission à Boucherville fassent pour<br />

lui office d’épisodes de liberté.<br />

Comme toujours chez <strong>Le</strong>may, le propos est subtilement exposé, l’ensemble finement<br />

conçu, les personnages crédibles et attachants… si bien qu’on se désole à l’idée que<br />

cette voix indispensable de la scène littéraire contemporaine d’ici ne soit pas aussi<br />

entendue qu’elle le mérite.<br />

CULS-DE-SAC<br />

Sergio Kokis<br />

Lévesque éditeur<br />

249 p. | 27$<br />

C’ÉTAIT MOINS DRÔLE<br />

À VALCARTIER<br />

Grégory <strong>Le</strong>may<br />

Héliotrope<br />

160 p. | 19,95$<br />

L I T T É R A T U R E Q U É B É C O I S EQ<br />

LE LIBRAIRE • AVRIL | MAI 2013 • 23

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