livret jarry a5 v2 - Théâtre de l'Echappée
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Carnet <strong>de</strong> création “ Monsieuye Jarry “<br />
LE PIETON SANS LENDEMAIN<br />
François Béchu<br />
« Alfred Jarry est mort ». Les passants ne pouvaient pas manquer ce tag, le premier<br />
dans le genre à défigurer la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Hôtel <strong>de</strong> Ville. Un tag impeccablement tracé cepen-<br />
dant, tiré à <strong>de</strong>ux couleurs (la noire et la rouge) et faisant malgré tout figure d’annonce muni-<br />
cipale exceptionnelle, un peu sèche certes mais il en est parfois. Jamais les regards ne furent<br />
tant attirés vers la Mairie que lors <strong>de</strong> la découverte <strong>de</strong> ces dix huit lettres.<br />
Au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux jours seulement se dissipèrent aussi sûrement que l’o<strong>de</strong>ur<br />
<strong>de</strong>s tilleuls <strong>de</strong> la Place, mille « éclaircissements », mille racontars argumentés diffusant chacun<br />
<strong>de</strong>s explications différentes sur le pourquoi et le comment d’une telle inscription. Les énumé-<br />
rer serait trop fastidieux, mais je peux tout <strong>de</strong> même fixer ici les premiers potins vite arrivés à<br />
mes oreilles : « Jarry ? C’est pas d’la famille au boulanger d’Forcé ? », « Il y avait un René Jarry<br />
dans ma classe, c’est p’têt son frère !… », « Jarry, le type qui a écrit Ubu ? Mais il est mort il y<br />
a cent ans ! »… mais la date du tag ne correspondait absolument pas avec celle <strong>de</strong> la dispari-<br />
tion du célèbre auteur puisque nous étions début avril et non le premier novembre.<br />
Les quatre vingt trois familles mayennaises portant le nom furent convoquées ou<br />
visitées par la police. Les plus fins inspecteurs furent même lancés sur le coup, car il fallait à la<br />
fois punir les décorateurs qui avaient choisi un si mauvais emplacement et s’inquiéter <strong>de</strong> ce<br />
nom : Jarry ? Certains penchèrent pour un assassinat révélé anonymement et envisagèrent<br />
<strong>de</strong>s filatures hors du département.<br />
Le gommage <strong>de</strong> la peinture, très vite ordonné, étant loin d’être parfait la rumeur<br />
enflait et il était sûr qu’une promena<strong>de</strong> dans le vieux Laval ne pouvait se faire sans qu’on<br />
enten<strong>de</strong> un ou plusieurs « Jarry est mort » suivis d’un « Alors ? » souvent exaspéré. Personne<br />
ne voulait croire à une plaisanterie. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ceux qui savent toujours tout, la perplexité<br />
régnait sur la ville et l’on eut dit que le « Tag <strong>de</strong> la Mairie », comme il se disait aussi, renvoyait<br />
autant <strong>de</strong> désarroi et d’interrogation qu’une œuvre « par trop contemporaine ». La presse<br />
locale, qui fait toujours semblant <strong>de</strong> ne pas avoir d’opinion et <strong>de</strong> laisser parler les gens, ouvrit<br />
une boite aux lettres électronique… mais les commentaires se ressemblaient et n’apportaient<br />
rien. Les jours et les nuits passaient. Nous étions déjà à la fin d’avril, et rien ne venait à bout<br />
<strong>de</strong> ces quelques mots, ni le vent, ni la pluie, ni les karchers <strong>de</strong>s employés municipaux, ni le<br />
soleil. Le mur <strong>de</strong> l’Hôtel <strong>de</strong> Ville (à droite en regardant la porte) retenait cette proie qu’on lui<br />
avait livrée, incapable <strong>de</strong> la digérer, incapable <strong>de</strong> la cracher.<br />
«Alfred Jarry est mort » !…<br />
Le premier mai il y eut comme un accord spontané pour bou<strong>de</strong>r « Le Tag » et se déli-<br />
vrer d’un mois d’empoisonnement. Ce fut un peu le contraire <strong>de</strong> la Toussaint : on ignora qu’un<br />
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