Adobe Acrobat PDF complet (18 MB) - La Scena Musicale
Adobe Acrobat PDF complet (18 MB) - La Scena Musicale
Adobe Acrobat PDF complet (18 MB) - La Scena Musicale
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
UNE DOUBLE CÉLÉBRATION de<br />
L’ÉTERNEL FÉMININ<br />
LA SYMPHONIE DES MILLE de MAHLER et LES VÊPRES de MONTEVERDI<br />
Guy Marchand<br />
Le 20 juin, pour célébrer le 10 e anniversaire<br />
de leur heureuse association,<br />
Yannick Nézet-Séguin et l’OMGM<br />
présenteront à Montréal la Huitième<br />
symphonie de Gustav Mahler, une<br />
œuvre « gigantissime » conçue pour huit<br />
solistes vocaux, chœur d’enfants, double<br />
chœur mixte et un orchestre de près de 200<br />
musiciens. Lors de sa création en 1910, il y a<br />
donc 100 ans cette année, le promoteur avait<br />
réuni sur scène plus de 1000 exécutants, d’où<br />
le surnom « symphonie des mille ».<br />
Cette œuvre représente l’aboutissement<br />
paroxystique d’un genre monumental issu du<br />
baroque, dont le premier chef-d’œuvre est<br />
sans aucun doute les Vêpres à la Vierge Marie<br />
de Claudio Monteverdi, publiée 300 ans plus<br />
tôt, en 1610. Or, le hasard faisant parfois<br />
bien les choses, les 24 et 28 juin, dans les<br />
jours suivant la Huitième symphonie,<br />
Christopher Jackson et son Studio de<br />
musique ancienne présenteront les Vêpres,<br />
dans le cadre de Montréal Baroque, pour en<br />
souligner le 400 e anniversaire.<br />
En cette semaine du solstice d’été, il sera<br />
certainement réjouissant d’entendre à<br />
quelques jours d’intervalle ces deux œuvres<br />
car, alors que l’essentiel du répertoire consiste<br />
en messes de requiem et solennelles,<br />
Passions sur la mort du Christ et drames<br />
bibliques aux sujets tout aussi sombres<br />
qu’austères, les Vêpres de Monteverdi et la<br />
Symphonie des mille de Mahler sont au<br />
contraire d’une luminosité transcendante et<br />
chacune d’elle, selon l’expression de Mahler<br />
lui-même à propos de sa Huitième, « est une<br />
immense ‘dispensatrice de joie’ 1 ».<br />
Ces deux œuvres, qui représentent en<br />
quelque sorte l’alpha et l’oméga de ce style<br />
monumental, ont aussi ceci de particulier en<br />
commun : elles célèbrent toutes deux la<br />
Mater Gloriosa, la Vierge Marie dans toute sa<br />
gloire, et, chacune à sa manière, transcendent<br />
la stricte représentation catholique romaine<br />
pour magnifier de manière plus universelle<br />
cet être solaire que voyait Goethe dans ce qu’il<br />
finit par appeler l’Éternel Féminin.<br />
En allemand, « soleil » est un mot féminin<br />
et « planète », un mot masculin. Et, pour<br />
Goethe, par l’attraction qu’elle exerce sur ses<br />
« frères-planètes », comme le chante un<br />
chœur d’archanges au tout début du Prologue<br />
au Ciel qui ouvre son Faust, par la façon dont<br />
elle maintient leur course autour d’elle, la<br />
Soleil incarnait à l’échelle cosmique le principe<br />
féminin de la vie, agissant à l’échelle<br />
humaine dans l’attraction qu’exerce la femme<br />
sur l’homme.<br />
Il faudrait donc traduire ce premier chœur<br />
au féminin comme suit :<br />
14 Juin 2010 June<br />
<strong>La</strong> Soleil résonne, selon le rite antique,<br />
Au milieu de ses frères-planètes<br />
Et son pas, grondant de tonnerre,<br />
Accomplit la destinée qui lui est depuis<br />
toujours prescrite.<br />
Elle donne aux anges leur vigueur<br />
Encore qu’à tous elle demeure insondable<br />
Et par elle, les œuvres inconcevables et<br />
sublimes<br />
Rayonnent comme au premier jour.<br />
Or, au premier jour du genre monumental,<br />
dans le premier chef-d’œuvre que sont les<br />
Vêpres de Monteverdi, curieusement intercalés<br />
entre les psaumes traditionnellement chantés<br />
pendant les vêpres mariales, on retrouve<br />
d’autres textes qui leurs sont étrangers, dont<br />
deux extraits du Cantique des cantiques qui<br />
encensent la noire (Nigra sum) et sensuelle<br />
beauté (Pulchra es) de la reine de Saba…<br />
Quant à Mahler, dans cette symphonie<br />
qui ne compte que deux mouvements, il a<br />
juxtaposé deux textes offrant des représentations<br />
contrastantes et complémentaires, l’une<br />
masculine et ancestrale, l’autre féminine et<br />
relativement nouvelle, du divin : le premier<br />
mouvement met en musique le Veni Creator<br />
Spiritus, hymne dédié à l’Esprit Créateur<br />
remontant au IX e siècle et considéré comme<br />
le plus ancien chant de la chrétienté ; le<br />
second, la scène finale du Faust de Goethe,<br />
écrite au début du XIX e siècle et dans laquelle<br />
l’auteur accordait le salut à son héros par<br />
l’intercession de la Mater Gloriosa.<br />
Autrement dit, 1000 ans séparent les deux<br />
textes que réunit cette œuvre, autre raison<br />
pour la qualifier de « symphonie des mille ».<br />
Mais, pour saisir toute la portée que cette<br />
juxtaposition, il vaut la peine de revenir aux<br />
origines du mythe de Faust qui, bien avant<br />
que Goethe s’y intéresse, avait déjà profondément<br />
imprégné la culture allemande. Dans la<br />
légende populaire, qui fit l’objet d’une première<br />
publication en 1587 sous la forme<br />
d’un récit anonyme 2 , Faust est présenté<br />
comme un savant aux dons exceptionnels<br />
qui, déçu du peu de connaissances acquises<br />
après une pieuse vie consacrée à l’étude, vend<br />
son âme à un suppôt du Diable appelé<br />
Méphistophélès, afin de pouvoir enfin accéder,<br />
demande Faust, aux « fondements derniers<br />
» des choses. Mais le malin génie a tôt<br />
fait de détourner le vieux savant de ce but<br />
premier en l’entraînant dans une vie futile,<br />
faite de luxure et de tours pendables réalisés<br />
grâce aux pouvoirs magiques qu’il lui procure.<br />
Au terme d’un pacte d’une durée de 24<br />
années (correspondant aux 24 heures du<br />
jour, microcosme des cycles naturels de la<br />
vie), Faust connaît une mort atroce avant<br />
d’être livré aux tourments sans fin de l’Enfer,<br />
comme le méritent, dit l’édifiant récit à la fin<br />
de la page-titre, «tous les impies que poussent<br />
la démesure et la curiosité blâmables ».<br />
Mais au Siècle des Lumières, le désir de<br />
dépasser ses limites, de tout connaître, était<br />
plutôt considéré comme louable, comme une<br />
qualité indispensable à tout homme de bien<br />
qui se voulait un esprit éclairé. C’est pourquoi<br />
Goethe fit de son Faust un homme qui,<br />
après chaque chute, se relève et poursuit avec<br />
obstination sa quête d’un monde meilleur.<br />
Les femmes qu’il croise en chemin,<br />
Marguerite, Hélène, Marie, figuraient les<br />
grandes étapes d’une histoire universelle<br />
conçue comme une spirale ascendante,<br />
« Progrès » auquel le sceptique qu’était<br />
Goethe s’obligeait à croire pour ne pas désespérer<br />
de la nature humaine.<br />
C’est aussi pourquoi Goethe décida d’accorder<br />
le salut à l’homme bien imparfait qu’il<br />
avait fait de son Faust: le Ciel intervient en<br />
un grandiose deus ex machina, dont la vision<br />
est digne du Jugement Dernier de Michel-<br />
Ange et dont le texte appelle une musique<br />
comparable aux plus grands oratorios<br />
baroques. Cependant, au milieu de la scène<br />
imaginée par Goethe, ce n’est ni le Père ni le<br />
Fils ni le Saint-Esprit qui se manifeste, mais<br />
bien la Mater Gloriosa, la Vierge Marie dans<br />
toute sa gloire, entourée d’une théorie d’anachorètes,<br />
d’anges, d’enfants bienheureux et de<br />
pénitentes. Pour l’auteur, après Marguerite à<br />
l’échelle d’une vie individuelle, après Hélène<br />
de Troie à l’échelle de l’histoire universelle, <strong>La</strong><br />
Vierge Marie n’était que la dernière, à l’échelle<br />
spirituelle, d’une série de représentations<br />
humaines de ce principe féminin de la vie,