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MAGAZINE N 51, PAGE 20<br />
Les créateurs [de mode] ne<br />
peuvent pas tenir éternellement;<br />
ils disent ce qu’ils ont à dire,<br />
incarnent leur génération,<br />
illustrent leur époque,<br />
après, à d’autres de s’y coller !<br />
Vincent Darré<br />
Ancien élève du Studio Berçot, longtemps collaborateur de Karl Lagerfeld, puis styliste<br />
de Moschino et éphémère directeur artistique d’Ungaro, Vincent Darré a ouvert, depuis<br />
un an, rue du Mont-Thabor, à Paris, un espace entre galerie et cabinet de curiositéS<br />
dédié à son mobilier dadaïste. Touche-à-tout, ce dandy grand teint dessine également des<br />
costumes de spectacle, quand il ne réalise pas le stylisme d’images de mode.<br />
Décorateur, designer, costumier… comment<br />
définir votre job ?<br />
Déjà, je n’ai pas un métier. J’espère ne jamais<br />
avoir l’impression de travailler… Je réponds<br />
plutôt à des lubies. Rien dans mon parcours<br />
ne relève d’un plan de carrière ; je fonctionne<br />
davantage par étapes, au gré des expériences,<br />
des aventures, et des rencontres. Ma règle de<br />
conduite : faire ce à quoi l’on ne s’attend pas.<br />
La mode a longtemps été votre activité…<br />
J’ai toujours fait de la mode, et d’autres choses<br />
à côté, parce que j’ai toujours considéré<br />
la mode comme une forme de prison. Une prison<br />
dorée, certes, dans laquelle on s’amuse<br />
bien – et Dieu sait que je me suis beaucoup<br />
amusé –, mais également un milieu très<br />
fermé. Le job tourne vite en rond, avec ses<br />
collections tous les six mois, ses défilés…<br />
Tout au long de votre parcours, vous n’avez eu de<br />
cesse de vous réinventer.<br />
Ce qui me fait peur, ce n’est pas de vieillir, mais<br />
de devenir blasé ou aigri. Se réinventer évite de<br />
tourner en rond.<br />
La décennie écoulée, vous avez principalement<br />
travaillé pour Moschino, puis Ungaro.<br />
Moschino, cela me correspondait tout à fait.<br />
De son vivant, Franco Moschino se comportait<br />
comme un anarchiste, son travail tournait en<br />
dérision les codes de la mode. J’aime beaucoup<br />
l’humour sur la mode, et en aucun cas la mode<br />
se prenant au sérieux.<br />
Chez Ungaro, ce fut un peu moins l’osmose…<br />
Ungaro, le problème, c’est que ce n’était pas vraiment<br />
pour moi. Le style maison se résume à des<br />
couleurs flashy, des volants en veux-tu en voilà, et<br />
le mélange de 36 imprimés… Tout le contraire<br />
de ce que j’aime ! L’aventure aura duré un an, et<br />
quand elle s’est arrêtée : la déprime ! Je ne pouvais<br />
même plus ouvrir un canard de mode sans<br />
me mettre à pleurer… Après avoir beaucoup<br />
pleuré, j’ai bien dû me mettre à réfléchir. Comme<br />
j’avais de l’argent à la banque – ce qui n’avait pas<br />
toujours été le cas –, j’ai pris le temps, pendant<br />
deux ans, de développer le projet de la Maison<br />
Darré, que j’avais en tête depuis vingt ans.<br />
Quel fut le déclic ?<br />
Une exposition sur le dadaïsme à Beaubourg. Je<br />
venais de terminer mon passage chez Ungaro,<br />
donc assez déprimé, et tout à coup, en voyant les<br />
œuvres, j’ai compris que je me trompais sur ma vie.<br />
Au départ, j’aime les collages, les choses abruptes<br />
et énergiques. Je m’étais pourtant mis une pression<br />
de dingue pour devenir directeur artistique ;<br />
c’était la mode à l’époque, il fallait être directeur<br />
artistique d’une grande Maison. Mais ce n’était pas<br />
du tout un truc pour moi ! Répondre sagement à ce<br />
que l’on attend de moi, je ne sais pas faire.<br />
Ces deux ans de « vacances » vous furent donc<br />
profitables.<br />
Il faut du temps pour faire germer les choses en<br />
soi. Quand tu travailles dans la mode, on ne te<br />
laisse plus le temps de penser. C’est un cycle<br />
infernal imposé par les règles du prêt-à-porter.<br />
Il faut penser à la prochaine saison en dessinant<br />
la pré-collection tout en planchant sur les accessoires<br />
du défilé. Allez, il faut enchaîner ! Et ne<br />
surtout pas oublier de devenir célèbre. Pour cela,<br />
on doit te voir sur un maximum de photos. Tu<br />
dois donc sortir, répondre à des interviews. Mais<br />
quelle fatigue…<br />
A travers la Maison Darré, vous vous consacrez à<br />
présent à la décoration. La mode vous amuseraitelle<br />
moins ?<br />
Beaucoup moins. Au démarrage de la Maison<br />
Darré, je rêvais, comme du temps de la sécession<br />
viennoise, de décliner un univers global à travers du<br />
mobilier, avec une garde-robe adaptée. Je m’amusais<br />
à faire les meubles, les tapis, mais au moment<br />
de dessiner les vêtements, cela devenait rébarbatif.<br />
J’avais l’impression d’employer des recettes. Je me<br />
demandais si les pièces allaient se vendre… Des<br />
conditionnements inconscients, imposés par des<br />
années à travailler dans l’industrie, s’enclenchaient.<br />
Je n’arrivais plus à créer librement…<br />
Vous avez un problème avec ce qu’est devenue la<br />
mode aujourd’hui.<br />
La mode est un exercice qui a beaucoup changé<br />
ces quinze dernières années. A part quelques personnes<br />
qui pratiquent cette activité à leur guise,<br />
comme Azzedine Alaïa, la majorité des gens sont<br />
aujourd’hui là pour gagner beaucoup de fric et ne<br />
font donc que des concessions.<br />
Comment analysez-vous cette évolution ?<br />
J’ai vu le truc venir. A mes débuts, dans les<br />
années 80, je faisais du free-lance en Italie ; et<br />
l’Italie, ça a toujours été le business. La France a<br />
suivi le mouvement dans les années 90. Depuis,<br />
tout le monde ne pense qu’au fric. On connaît<br />
l’histoire : les griffes ont été rachetées par des<br />
grands groupes, tout s’est contracté, jusqu’à l’asphyxie<br />
que l’on constate aujourd’hui.<br />
Les affaires ne sont plus franchement florissantes,<br />
des Maisons comme Dior ferment des boutiques<br />
en douce, l’avenir de Christian Lacroix est<br />
incertain…<br />
Le Parti Socialiste disparaît aussi ; tout arrive en<br />
même temps. Les valeurs changent. J’espère que<br />
les gens vont enfin se détacher du pouvoir de<br />
l’argent. La mode, beaucoup ont cru que c’était la<br />
poule aux œufs d’or, un bon business avec lequel<br />
on allait indéfiniment pouvoir gagner beaucoup<br />
d’argent. C’était mal connaître cette activité…<br />
Il n’y a jamais de recette qui tienne. A reproduire<br />
sans cesse les mêmes schémas, on lasse…<br />
Vous voulez dire que les belles années du luxe<br />
sont derrière nous ?<br />
Le luxe, voilà un mot qui ne veut plus rien dire ;<br />
si le luxe c’est l’avenue Montaigne, merci bien !<br />
L’avenue Montaigne a le charme réfrigéré d’un<br />
« duty free ». Les soi-disant « grands groupes »<br />
ont réussi à transformer de vieilles Maisons en<br />
machines à produire des cochonneries. Et ils s’étonnent<br />
de ne plus vendre aucun vêtement. Rien de<br />
bien nouveau… En vérité, Pierre Cardin avait déjà<br />
fait le coup avec ses licences à tire-larigot dans<br />
les années 70, avec pour résultat de galvauder son<br />
nom. C’est ce qui arrive aujourd’hui à toutes ces<br />
griffes surexploitées : le rêve s’est envolé !<br />
Comment trouvez-vous la mode actuelle ?<br />
Nous sommes dans une époque de morts vivants.<br />
Il n’y a plus que des griffes avec des noms de<br />
morts, cercueils dans lesquels on case de pauvres<br />
gosses chargés de réanimer le cadavre. Avant,<br />
une Maison, ça durait dix ans ; Schiaparelli a tenu<br />
dix ans, Chanel, bon, deux fois dix ans – elle est<br />
partie, puis revenue. Les créateurs ne peuvent<br />
pas tenir éternellement ; ils disent ce qu’ils ont<br />
à dire, incarnent leur génération, illustrent leur<br />
époque, après, à d’autres de s’y coller ! Maintenant,<br />
on a des griffes zombies. Quelle ne fut<br />
pas ma surprise d’apprendre que des financiers<br />
italiens avaient l’intention de relancer Madeleine<br />
Vionnet. Madeleine Vionnet, c’était formidable<br />
– l’exposition aux Arts décoratifs le prouve<br />
assez –, mais elle est morte ! Et là, qu’est-ce que<br />
le petit monde de la mode attend fébrilement ?<br />
Le « come-back » de Céline en octobre… Mais<br />
Céline, c’est une mode pour petite-bourgeoise en<br />
bottes ! Ça ne fait vraiment pas rêver ! Aucune<br />
histoire, pas de patrimoine stylistique, juste une<br />
brave fille, super bien payée – Phoebe Philo –,<br />
qui se retrouve avec une patate chaude entre les<br />
mains. Tout cela parce que Céline c’est soi-disant<br />
un nom. Et ce n’est pas fini, on annonce aussi la<br />
relance de Carven ! Carven… On pourrait faire<br />
une liste de tout ce que l’histoire de la mode a<br />
connu de pire à l’attention des financiers en mal<br />
d’investissements.