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MAGAZINE N 51, PAGE 72<br />
Quant à savoir pourquoi<br />
l’électricité s’est arrêtée…<br />
On a beaucoup parlé, et puis on<br />
s’est tu, et il a fallu se résoudre<br />
à ne jamais savoir pourquoi.<br />
Les résilients<br />
Déchets et décomposition prolifèrent, accompagnant comme son ombre la fièvre<br />
consommatrice. Mais l’Histoire opère un renversement et transforme le rebut en signe<br />
d’une époque révolue.<br />
La lumière s’est éteinte progressivement, par<br />
plaques, comme dans un dernier et fantastique<br />
remake de Billie Jean. Ceux qui habitaient sur les<br />
hauteurs ont dû assister à un sacré spectacle. On<br />
dit que tout est parti de la côte est de l’Empire,<br />
mais comme personne ne peut rien affirmer…<br />
De toute façon, maintenant, c’est la nuit. Et en<br />
Occident comme dans toutes les grandes villes du<br />
monde, il n’y a plus de survivants. Il n’y aura plus<br />
jamais de clip vidéo, de G8, ni d’i-Phone. Plus<br />
jamais de Coupe du Monde, d’Audi A4, d’écran<br />
plat, ni de G20. C’est à cause de la lumière.<br />
Quand elle s’est éteinte, la moisissure noire s’est<br />
développée en quelques heures, anéantissant<br />
toute forme de vie humaine citadine. Il paraît que<br />
c’étaient des spores qui s’étaient accumulées là<br />
depuis des années, à l’insu de tous, parce que<br />
la lumière les empêchait d’éclore. C’étaient des<br />
spores qui aimaient le propre, le rangé. Des spores<br />
qui aimaient la vie confinée, les rituels de<br />
bureau, la consommation de masse. Des spores<br />
qui aimaient l’énergie nucléaire, l’industrie chimique<br />
et agro-alimentaire, les loisirs organisés et<br />
la substitution de la vie par sa représentation<br />
orchestrée selon les lois du désir organisé. Des<br />
spores qui s’accommodaient des relations sociales<br />
qui prévalaient en ce temps-là. Bref des spores<br />
qui proliféraient agréablement à l’ombre de ce<br />
qui avait été appelé alors un choix de société.<br />
Quant à savoir pourquoi l’électricité s’est arrêtée…<br />
On a parlé d’OVNI, de conspiration, de<br />
l’axe du mal, de barbus fanatiques, de hackers<br />
boutonneux. On a parlé de surcharge, de risque<br />
de système, de choc exogène, d’équilibre de<br />
Nash. On a parlé d’allocation sous-optimale au<br />
sens de Pareto, d’asymétrie informationnelle et<br />
de contrats de second rang. On a beaucoup parlé,<br />
et puis on s’est tu, et il a fallu se résoudre à<br />
ne jamais savoir pourquoi. Mais le mystère de<br />
la naissance, de l’étincelle première, de la cause<br />
dont elle est la conséquence n’est-il pas le lot de<br />
toute civilisation, même post-humaine ?<br />
C’est marrant de penser que ceux qui avaient<br />
tant voulu se protéger du risque de vivre avaient<br />
fini par en mourir. C’est un peu triste pour les<br />
médecins, les architectes, les psychanalystes et<br />
autres apôtres de la survie. Mais, après tout, ils<br />
connaissaient sans doute la formule selon laquelle<br />
« il n’est pas donné à tout le monde d’avoir une<br />
mort heureuse ». Ils avaient bien dû se rendre à<br />
l’évidence du désintérêt profond que leur accordait<br />
le pouvoir, et de la compromission fatale à<br />
laquelle ils avaient été contraints. Ils avaient bien<br />
dû imaginer que leurs stratégies de survie déguisées<br />
en espérance ne laissaient guère de place<br />
à l’idée de liberté. Et sinon, c’est qu’ils méritaient<br />
de crever. Et puis, ils nous ont tout de même<br />
laissé un nom, à nous, les Résilients. Et ce n’est<br />
pas si mal. C’est comme un lien ténu, un petit<br />
fil conceptuel qui nous rattache au passé et au<br />
prodigieux destin de l’espèce précédente.<br />
C’est marrant de penser que nous, qui avions été<br />
rejetés dans les décharges, qui avions été circonscrits,<br />
placés à la périphérie de la joie, sommes<br />
aujourd’hui les seuls héritiers du sommet de<br />
la création, ce que l’on appelait avant l’humanité.<br />
On nous avait baptisés les réprouvés, les clandestins,<br />
les pauvres. Mais, en fait de conditionnement,<br />
celui des ordures s’était avéré moins<br />
létal que celui des humains ! De l’autre côté de<br />
la consommation, la fange nous avait mis à distance,<br />
l’excrément nous avait accordé sa grâce, la<br />
souillure nous avait préservé des foudres de l’apocalypse.<br />
Nous sommes la Nouvelle Jérusalem.<br />
Bien au chaud dans les dédales d’immondices<br />
rejetées par le centre, dans ces cités cyclopéennes<br />
qui poussèrent aux bordures de l’Occident,<br />
nous avions regardé s’écrouler cet édifice qu’on<br />
disait là pour mille et mille ans. Aménagées au<br />
creux des tonnes de couches pour bébé, entre<br />
les ruisseaux de mercure, au pied des collines<br />
de sacs plastiques, en bordure des forêts de<br />
carcasses de voitures, à l’aplomb des falaises<br />
d’électroménager pourrissant, au bord des lacs<br />
d’acide de batterie, nos maisons s’organisaient<br />
autour d’un bonheur réel qui s’était frayé un chemin<br />
dans l’immondice. Contraints à la solidarité<br />
par la toxicité, nous avions survécu quand tout<br />
semblait devoir s’arrêter. Pasteur l’avait bien dit :<br />
le microbe n’est rien, le terrain est tout.<br />
Et nous étions là, hésitant entre science-fiction<br />
et préhistoire, sous le grand dôme des excréments<br />
du monde disparu ; sondant la matière<br />
molle et chaude, seul héritage de la civilisation<br />
précédente. Interrogeant l’ordure dans l’espoir de<br />
comprendre ce qui avait bien pu se passer. Cette<br />
question, on ne pouvait jamais l’occulter, à cause<br />
de l’odeur, la chaude puanteur de la décomposition.<br />
La décomposition, le dernier trésor du<br />
monde libre. Cette providentielle source d’énergie<br />
qui nous avait maintenus en vie quand le monde<br />
précédant s’était écroulé. Avant que finalement<br />
nous mutâmes. Elle était partout, elle était nous,<br />
on lui devait tout. Entièrement coupés de toute<br />
autre mémoire, la puanteur était devenue peu à<br />
peu le seul vrai lien qui nous unissait encore aux<br />
hommes et à leur souvenir. Un lien ténu mais réel,<br />
d’autant plus vivant et universel qu’il s’adressait<br />
à chacun, sans distinction de milieu, d’origine ou<br />
de capital culturel. Car tous les esprits et tous<br />
les cœurs s’animent au secret de l’arôme. Car<br />
toutes les mauvaises odeurs nous concernent et<br />
semblent nous révéler quelque chose sur nousmêmes.<br />
Car tous les parfums obligent à la vérité<br />
du souvenir. Et quand notre histoire devint finalement<br />
une archéologie du déchet, l’odeur prit la<br />
place centrale et délicate de la mémoire vivante.<br />
Les générations se succédant, il fallut transmettre<br />
ce pouvoir d’évocation mnésique. C’était un<br />
exercice quotidien pour les familles, comme une<br />
sorte de devoir de mémoire, d’éducation pratiquée<br />
sans y penser. Au gré des promenades<br />
dominicales sur les grands plateaux de fange, au<br />
détour des sentiers serpentant dans la vidange,<br />
quand un fumet caractéristique se détachait de<br />
la puanteur totale, le bon père de famille évoquait<br />
alors le souvenir du mot associé à l’odeur, comme<br />
autrefois on faisait réciter les départements. Bien<br />
sûr, la généalogie de la pourriture n’échappait pas<br />
aux approximations immanquables que le temps<br />
apporte, mais même lorsqu’un mot s’était peu à<br />
peu substitué à un autre, la force d’évocation de<br />
l’odeur faisait jaillir dans l’imagination des images<br />
semblables à aucune autre. Et c’est comme ça<br />
que, bien des années après l’an zéro, alors que<br />
l’enseigne à l’arche d’or n’était plus qu’un concept,<br />
celui qui n’avait rien connu de cet ancien monde<br />
était capable de parler d’un cheeseburger.<br />
Sylvain Ohrel