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MAGAZINE N 51, PAGE 70<br />
à la différence de l’artiste ou<br />
de l’écrivain, le designer se voit<br />
dénié le droit à la méchanceté.<br />
pour aller vite, sa posture doit<br />
nécessairement être généreuse.<br />
-Beau et bien ?<br />
-Ou affreux,<br />
sale et méchant.<br />
Réanimer le design, voilà l’affaire. Le cabinet de curiosités est-il l’horizon indépassable<br />
de l’avenir domestique ? Du plaidoyer pour un nouvel enchantement du monde (Andrea<br />
Branzi) à la transformation de l’exception en système (Li Edelkoort), quelques pistes<br />
d’actualité et autant d’interrogations sans fond – pas sans fondements.<br />
Andrea Branzi : « Le rapport entre l’homme et<br />
les objets est un rapport opaque, tout n’apparaît<br />
pas à la lumière du jour. Certains objets portent<br />
bonheur, d’autres non. La culture du projet a<br />
perdu cette capacité charismatique et, en présence<br />
d’un milieu de plus en plus aseptisé et anonyme,<br />
ce sont les objets qui se chargent de ce<br />
témoignage, grâce à leur fonction chamanique de<br />
connexion de la réalité quotidienne à une dimension<br />
plus profonde et inexplorée. » Cette proposition<br />
accompagne l’exposition (1) de quelques<br />
pièces, essentiellement en bois, recourant aux<br />
assemblages et recyclage de matériaux anciens,<br />
de grillage à poule et de divers autres signaux de<br />
nature moins physique. Mystère, magie, mystique<br />
et techno 3M associées : histoire, mythologie et<br />
animismes sont injectés par Branzi dans ses pièces<br />
comme le xylophène par le restaurateur dans<br />
sa lutte contre le termite. Il agit en technicien.<br />
Tandis que s’achève la décennie qui a vu le design<br />
entrer dans la galerie avec un lustre inédit, d’autres<br />
sorciers du design s’agitent dans leur laboratoire.<br />
La galerie Kréo fête en septembre l’anniversaire<br />
d’un phénomène qu’elle a mené tout ce temps ;<br />
Li Edelkoort sélectionne 149 pièces à l’occasion<br />
d’une vaste vente aux enchères (2), célébration<br />
hors normes du chaudron néerlandais remué sans<br />
retenue pendant ces mêmes dix années tandis<br />
qu’elle dirigeait la Design Academy d’Eindhoven.<br />
Et où sommes-nous parvenus ? On commence<br />
avec la dame (n’oubliez pas le guide). La transformation<br />
de l’exception en système, de l’anomalie<br />
en procédé, du bizarre en principe de clonage,<br />
génère un vertige. Un sentiment étrange d’étouffement<br />
face à ce qui se lit comme l’étalage des<br />
panoplies issues d’une lecture mécaniquement<br />
altérée des fiches de cuisine du design. Durcir le<br />
mou, ramollir le rigide, le petit démesuré, le grand<br />
microbe, le tank porcelaine : un bréviaire de postures<br />
surréalistes devenu exhausteur de goût.<br />
L’absurde posé en dogme n’est pas moins une<br />
plaie que le mobilier de bureau d’un open space<br />
de télémarketing. Répandu partout, il est aplatissement<br />
des excroissances de l’esprit. Dans cette<br />
nouvelle soupe ou bouillon d’inculture, où l’ignorance<br />
est posée en gage de liberté, les objets<br />
s’entre-dévorent d’autant plus férocement que<br />
la majorité sont des monstres. La lampe d’une<br />
demoiselle Karin Frankenstein entamant la sélec-<br />
tion de Li Edelkoort nous ravit forcément. C’est<br />
aussi l’effet catalogue, inévitable ; la succession<br />
folle devient orgie nauséeuse. Bref, on s’ennuie à<br />
nouveau là où l’excitation devait renaître. L’intrépide<br />
tentative de fuite du champ de ruines fonctionnalistes<br />
est devenue caricature, un slogan rebelle de<br />
Ben sur la couverture du cahier de textes.<br />
Essayer de comprendre les motifs de la grande<br />
fatigue : pourquoi si peu de productions du design<br />
susceptibles d’éveiller la curiosité ? de donner à<br />
nouveau l’envie de rencontrer celui ou celle qui se<br />
tient derrière ? de sauter avec lui sur des ressorts<br />
de création ? Trop de design redondant, anecdotique,<br />
maniéré. Chaises stériles, canapés mortels,<br />
électroménager ignoble. Les galeries de design<br />
se disputent encore une majorité d’artifices où<br />
le précieux le dispute à la prétention. Démagogie<br />
et vulgarité, entrechats de vénalité. Comme cela<br />
arrive parfois, une citation se pose alors, même<br />
pas convoquée, de celles qui s’attrapent comme<br />
l’organisme affaibli embrasse en octobre tous les<br />
virus à portée. Elle ouvre une nouvelle perspective,<br />
d’emblée splendide.<br />
Simone Weil : « Dans la vie, le bien est beau et<br />
toujours nouveau, le mal ennuyeux et toujours<br />
le même. Dans la littérature, au contraire, le<br />
bien est plat et fastidieux, le mal, intéressant et<br />
varié. La raison à cela est la présence dans la<br />
réalité d’une nécessité qui est absente dans la<br />
fiction. » (3) La simplicité de la proposition est<br />
troublante. Sa dernière partie exige un peu plus<br />
de concentration. Pour peu que l’on considère<br />
effectivement cette « nécessité », c’est bien<br />
d’elle dont le design se ferait l’écho, puisque<br />
c’est dans la vie qu’il envisage son ancrage et<br />
sa destination. On se dit, tiens, voilà une clé<br />
pour comprendre l’ennui. Le design, voué à ce<br />
service qu’est celui de l’accomplissement d’une<br />
fonction, se trouve évidemment préoccupé de<br />
bien. A la différence de l’artiste ou de l’écrivain,<br />
le designer se voit dénié le droit à la méchanceté.<br />
Pour aller vite, sa posture doit nécessairement<br />
être généreuse. Mais le design a su y être<br />
intéressant et varié, n’envisageant que cette fin.<br />
Jusqu’à ce qu’il se trouve un peu trop adapté<br />
aux grands bureaux et aux grandes prisons,<br />
motifs de la haine farouche que vouaient Debord<br />
et consorts au Corbusier, pour l’exemple, et à<br />
tous les bâtisseurs de cimetières verticaux et<br />
de garrots de chaise. Le designer contemporain,<br />
lorsqu’il s’enduit d’altruisme et de perspective<br />
sociale, ressemble à un adolescent plongeant<br />
sa main dans le gel capillaire « saut du lit ».<br />
Son discours d’autant moins inspiré qu’il n’est<br />
évidemment pas sincère, malheureux perroquet<br />
modèle Gropius. Son problème majeur : il ne sait<br />
plus comment rendre service, mais il n’a pas<br />
non plus le talent à la production de quoi que ce<br />
soit d’autre, parce qu’on ne lui a appris que ça.<br />
Ce qui lui manque, simplement, c’est le style,<br />
et ça ne s’est jamais vraiment appris dans les<br />
écoles. Le design, comme la littérature, ne peut<br />
s’en passer (en a-t-il jamais été autrement, au<br />
fond ?) – ce n’est pas une question de bien ou<br />
de mal, mais d’écriture. Où l’on retrouve assez<br />
fatalement Céline : « Je crois que le rôle documentaire<br />
et même psychologique du roman est<br />
terminé, voilà mon impression, eh bien, qu’est-ce<br />
qu’il lui reste ? eh bien, il ne lui reste pas grandchose<br />
: il lui reste le style. » (4)<br />
Avec Andrea Branzi et la possibilité d’un objet<br />
qui ne porte pas bonheur, ou Hella Jongerius et<br />
ses cauchemardesques pièces de mobilier aux<br />
accouplements animaux contre-nature (dernières<br />
importantes propositions chez Kréo), nous<br />
retrouvons quelque chose de « sale ». L’objet<br />
prend le risque littéraire, avec l’argument mystique/animiste<br />
(Branzi) ou décoratif/narratif (Jongerius).<br />
Il pourrait pénétrer aussi le territoire du<br />
mal, sans pour autant avoir vocation à étrangler<br />
son utilisateur ou castrer celui invité à s’y asseoir.<br />
Il faudra donc, décidément, apprendre à distinguer<br />
d’entre les foules (encore prospères) quels<br />
sont les avortons trop vite échappés des éprouvettes<br />
et où se dressent des chimères envoûtées.<br />
Quel est le mobilier du prince Malko et à partir de<br />
quel moment la décoration devient-elle légitime ?<br />
Il y a encore tant de possibilités. Et c’est toujours<br />
sur nous que ça retombe. Tant mieux.<br />
Pierre Doze<br />
(1) Grandi Legno, galerie Azzedine Alaïa, du<br />
10 décembre 2009 au 10 janvier 2010. Voir aussi<br />
l’exposition « Les années Staudenmeyer, 25 ans<br />
de design en France » au Passage de Retz, à<br />
partir du 3 décembre et à l’occasion de la parution<br />
d’un livre consacré à Pierre Staudenmeyer.<br />
(2) Pierre Bergé & associés, 13 septembre.<br />
(3) Morale et Littérature, 1944, publié sous le<br />
pseudonyme d’Emile Novis.<br />
(4) Cité dans Dieu, qu’ils étaient lourds !!!,<br />
monologue adapté et mis en scène par Ludovic<br />
Langelin (2009), fondé sur des entretiens<br />
radiophonique de Louis-Ferdinand Céline entre<br />
1955 et 1959.